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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Title
A name given to the resource
Chemin faisant : notes et réflexions sur l'éducation, l'enseignement et la morale de ce temps
Subject
The topic of the resource
Education morale
Pédagogie
Education
Creator
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Vessiot, Alexandre
Publisher
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E. Dentu
Date
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1891
Date Available
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2017-07-18
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Language
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Français
Type
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MAG D 37 840
Provenance
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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����Chemin Faisant
�OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
L'Education à l'Ecole, 8° édition . L' Enseignement à l'Ecole, 7e édition.
Ces ouvrages ont obtenu le prix
HALPHE>i,
3 fr. 50 3
décerné par l'Acad.é-
mie des Sciences ;\forales et Politiques .
La Question du Lati11, de ;vr. Frary, 3° éd. Pour nos Enfants, livre de lecture, 5° édit. La R écitation
et la lecture
r fr. oo
30
eJ.pliquée, 6° édit.
50
Lecène, O udin et O c éditeurs.
W.f.11. Nord · Pas de calM
.......
,
Médm-thè1l,l.le
S~Ade Douai 161 rue d'E-3qUerchln •
8.P. 827 58508DOUAI Têt. 03 27 93 51 78
Impri merie de
Saint-Amand (Cher). -
DESTENAY.
�A. VESSIOT
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Chemin F.ai
NOTES ET RÉFLEXIONS SUR
L'Ed11cation, l'Enseignement et la 111ora7e
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BIBLIOTHEQUE
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Tous Droits réservés.
��CHEMIN FAISANT
PREMIÈRE PARTIE
EDUCATION
I
ATHÉISME ÉDUCATIF
On travaille à mettre Dieu hors de nos affaires; nous ne pensons pas que la divinité ait beaucoup à y perdre; la question est de savoir si l'humanité doit y gagner.
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Enfin Dieu est mis à la retraite et avantageusement remplacé ; son successeur est en fonction, c'est le suffrage universel; celui-là au moins est juste et bon ; il ne connaît ni la faveur ni le caprice; il est impeccable, infaillible et surtout il est incorruptible.
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I
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CH EMIN FAI SANT
Il y a eu dans tous les temps des cas d'athéisme, mais cet athéisme n'était que· spor.a.dique: aujourd'hui il est endémique. L'athéisme est le dieu du jour, il a ses fidèles, ses prêtres, ses apôtres, ses prophètes ; il a son tribunal de l'index, sa police et ses délateurs. * "" On a dit longtemps : les Dieux s'en vont; il faut corriger la formule et dire maintenant: Dieu s'en va. * "" Il y a deux manières de faire des athées; la première, c'est de parler contre Dieu, la seconde, c'est de n'en point parler du tout. Le silence est plus redoutable encore que la propagande; les croyances spiritualistes en meurent, comme les êtres animés quand l'air respirable vient à leur manquer. L'athéisme de nos jours a plus d'une forme et d'un nom ; il s'appelle pessimisme, positivisme, matérialisme. Le premier a de la distinction, un certain cachet philosophiqu e, un vernis littéraire, un e attitude quasi noble, un air maladif, le regard morne et profond. Le second a fait son deuil
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�CHEMIN FAISANT
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des croyances perdues, il a pris son parti, il est tout consolé; actif, pratique, content de la vie terrestre, il ne perd pas son temps à regarder le ciel; l'au-delà le laisse indifférent, son ambition ne dépasse pas la tombe; il fait des affaires, et travaille résolument à ce qu'il appelle le progrès. Le troisième et dernier est vulgaire et grossier; il n'a même plus la bonne gaîté épicurienne d'autrefois; _ il est brutal, abrutissant et abruti. *" . Il y a encore des gens · et beaucoup qui croient à l'existence de Dieu; mais on n'en trvuve plus guère qui aient le courage de le dire; on cache sa croyance comme une infirmité.
.
Chez les grands esprits du jour, cette croyance inoffensive et vénérable a le don d'exciter tantôtla raillerie, tantôt la pitié, parfois même une douce hilarité; elle est l'indice certain d'un ramollissement du cerveau. * "" Ils sont rares les endroits où l'on enseigne encore les doctrines spiritualistes, tandis que partout et par toutes les voies, par la parole et par la plume, par le livre et par le journal, par le théâtre et par le roman, le matérialisme se propage, descend dans les masses populaires et en prend possession. *
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CHEMIN FAISANT
La politique elle-même est devenue un véhicule de l'athéisme. Dans certains milieux, on ne demande plus seulement aux candidats une profession de foi démocratique, on leur demande aussi une profession de foi matérialiste. L'athéisme est la condition d'une candidature et la garantie d'une élection. Avec quelle facile rapidité se répand l'athéisme; on dirait vraiment qu'il y a nombre de gens intéressés à ce qu'il n'y ait point de Dieu; on dirait que cette doctrine secourable arrive à point, à souhait, et qu'elle répond à l'état général des esprits, aux secrets désirs des cœurs. Elle est la bienvenue, elle met les gens à l'aise, elle rassure et tranquillise les consciences, d'autant mieux accÙeillie qu'elle se présen't e sous le patronage de savants authentiques et honorables, et qu'au plaisir d'être délivré d'une vérité gênante, se mêle la satisfaction de prendre rang parmi les esprits supérieurs, affranchis des vains préjugés. Du haut de cet athéisme bréveté et garanti par la science, on ne peut se défendre d'une certaine pitié pour les pauvres d'esprit qui s'attardent encore dans les croyances spiritualistes, et suivantla disposition etl'humeur du moment, on est porté soit à en rire doucement, soit à en triompher bruyamment. C'est ainsi; et à l'heure qu'il est, il faut quelque courage pour penser aveç Platon et Descartes, Voltaire et V. Hugo.
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Nous avons aujourd'hui presque toutes les variétés imaginables d'athéisme: l'athéisme philosophique, souriant et bonhomme, qui se complaît dans le sentiment de sa supériorité, et raille doucement les croyances enfantines dont il s'est affranchi; l'athéisme poétique, farouche et sombre, qui du haut de son roc solitaire, jette au ciel, comme l'aigle blessé, son cri rauque et sauvage ; l'athéisme scientifique, calme et froid, qui dissèque et dissout, qui invente et découvre, et dans les lois qu'il trouve ne voit plus de législateur; l'athéisme naturaliste, ordurier et cuEide, qui ravale si bas la pauvre humanité, q~ Dieu lui devient inutile; l'athéisme bohême, épileptique et cynique, qui insulte Dieu pour lui prouver qu'il n'existe pas; l'athéisme ouvrier, grondant et menaçant, qui s'avance, agitant sa loque rouge, et hurlant son 11 i Dieu ni maître.
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Une des variétés les plus .redoutables de l'athéisme contemporain, c'est l'athéisme éducatif; avoir l'homme, c'est bien; prendre l'enfant, c'est mieux, car l'enfant, c'est l'avenir. A peine l'enseignement religieux était-il sorti de l'école, au nom de la loi, qu'on a vu arriver bannière déployée, l'athéisme éducatif, escorté par le conseil municipal de Paris. On s'est rangé sur son passage ; la porte était entr'ouverte, il a poussé la porte, et il est entré.
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CHEMIN FAISANT
L'athéisme municipal est riche, généreux, tout-puissant; l'argent ne lui coûte rien, c'est celui des contribuables ; aussi le répand-il à profusion. Il a un peu partout des compères, des agents, des protecteurs avoués ou cachés; suivant les temps et les lieux, il s'insinue,. ou il intimide et s'impose; il se fait donner des auxiliaires par ceux-là même qui devraient le combattre. Parmi les fonctionnaires publics, il a ses clients, qu'il patronne, qu'il fait avancer sur place et groupe autour de lui. Il a sa publicité, sa presse; il a ses bibliothèques, ses cours publics, ses livres de classe et ses livres de prix. C'est un at~isme entreprenant, persévérant, quia son plan bien arrêté, et qui en poursuit l'exécution avec une ténacité rare. Il a entrepris de façonner les générations nouvelles à son image; les pouvoirs publics assistent avec un sourire bienveillant à cette œuvre de régénération sociale et nationale; nous pouvons donc être tranquilles; l'avenir est assuré et rassurant.
""
Pour préserver l'esprit de l'enfance de toute contamination religieuse ou spiritualiste, un des premiers moyens employés par l'athéisme éducatif, ç'a été l'expurgation des livres ·scolaires. Le procédé n'était pas nouveau, mais on l'a renouvelé. Autrefois aussi, on expurgeaitles livres ad usum juventutis : ce travail consistait à retrancher des textes tout ce qui paraissait
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contraire aux bonnes mœurs; aujourd'hui l'on expurge encore,' mais dans un autre but et d'une autre manière; l'opération consiste à rayer le nom de Dieu, partout où il se rencontre. Ce dangereux monosyllabe est coti.sidéré comme une tach~ qui gàte les meilleurs ouvrages, et comme une sorte de virus, propre à corrompre le sens moral de l'enfance. Dieu, voilà l'ennemi; il ne faut pas que les enfants soient exposés à en voir même le nom; car du nom ils pourraient conclure à l'existence de l'être. Mais c'était peu d;effacer le nom de Dieu dans les Üvres qui en étaient infectés; le biffage est inefficace; car, le nom biffé, l'idée reste, et l'idée est insaisissable. C'est aux livres eux-mêmes qu'il fallait s'attaquer, ce sont ces livres eux-mêmes qu'il fallait faire disparaître. Pour y réussir, le moyen le plus sûr et le plus doux était de les remplacer l'un après l'autre par des livres nouveaux, composés tout exprès, par des écrivains spéciaux, purs de · toute souillure spiritualiste, matérialistes de profession ou de circonstance. En mettant ces livres au concours, en y attachant certains avantages matériels, on était bien sûr de créer une émulation féconde. Mais par où fallait-il commencer? Ici encore la sagesse du conseil ne se démentit pas. Il fallait commencer par le commencement,
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par l'A B C, par la grammaire enfin; car la grammaire est le premier des livres qu'on met entre les mains de l'enfance; elle succède immédiatement à la nourrice; et non seulement elle est la première à s'offrir aux enfants, mais elle est la dernière à les quitter; elle est leur compagne de tous les jours, de presque toutes les heures, pendant tout le temps de la scolarité; aussi son influence est-elle considérable sur la formation et le développement des intelligences. Après la grammaire, viendraient peu à peu en bon ordre les autres livres scolaires, composés dans le même esprit, marqués au même coin et qu'on n'aurait plus besoin de soumettre au fastidieux travail de l'expurgation, expurgés qu'ils seraientàpriori; une histoire purement humaine où il ne serait question ni du Christ, ni du Christianisme, ni de l'Islamisme, ni du protestantisme, ni de quoi que ce soit pouvant faire supposer qu'à aucune époque un peuple quelconque; même barbare, aitjamais eu l'idée d'un Etre qui n'est pas. Puis arriveraient les livres de lecture d'où seraient naturellement exclus tous nos plus grands poètes, de Corneille à V. Hugo, mais où l'on ferait large place à Baudelaire et Richepin ; ôù l'on ne trouverait ni Descartes, ni Bossuet, ni Fénelon, ni Rousseau même, mais où ces écrivains tous plus ·ou moins déistes, seraient remplacés par les grands prosateurs et les grands orateurs du conseil municipal et de sa clientèle.
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Enfin, quand les esprits auraient été ainsi lentement et savamment préparés, paraîtrait, comme le couronnement de l'éducation populaire, le livre des livres, le manuel de morale pratique et scientifique, le catéchisme de l'athéisme ; ainsi se réaliserait l'idéal rêvé, l'École et l'enfant sans Dieu. Grâce à une faiblesse qui touche à la connivence, ce qui ne pouvait, ce semble, n'être qu'un rêve, a commencé à prendre corps. Le premier livre de la série a paru; un concours a eu lieu, et de ce concours une grammaire est sortie triomphante. A peine née, passant à côté des commissions cantonales instituées par la loi, de par la volonté du Conseil, elle est entrée dans les Écoles, elle en a pris possession, sans bruit, sans viole'nces, par la seule vertu de la gratuité. Le Conseil a trouvé un moyen bien simple de l'imposer sans en avoir l'air: il la donne, et n'en donne pas d'autre. Or, à Paris comme ailleurs on aime mieux recevoir que payer ; les grammaires payantes ont donc cédé le pas à la grammaire gratuite, la grammaire municipale est restée maîtresse de la place. Le tour était joué. On tlit qu'enhardi par ce premier succès, l'athéisme grammatical est en train de rôder en province et de tâter nos pauvres écoles; il n'est malheureusement pas impossible que, suivant l'exemple de la capitale, certains Conseils provinciaux ne fassent à leurs écoles ce présent dangereux.
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Il faudrait plus que de la bonne volonté pour voir dans l'introduction et la propagande de tels livres une application du principe de la neutralité religieuse; ce n'est point là de la neutralité, c'est la guerre sous sa forme la plus perfide, la guerre jésuitique, la guerre en dessous. En faisant le silence sur le principe commun de toutes les religions, on n'est point neutre, on se conduit en en- · nemi, car en fait de croyances, le silence n'est pas inoffensif, il est mortel; le silence n'est pas de l'abstention, c'est la négation sous sa forme la plus redoutable. Mais si, dans cette volumineuse grammaire, le nom de Dieu n'est pas une seule fois prononcé, si l'on n'y trouve plus dans les exemples ou les dictées, ces beaux vers, ces belles pensées qui s'imprimaient avec les règles -grammaticales .dans la mémoire des enfants et s'y convertissaient en règles de conduite et en sentiments généreux, par contre, on y puise de grandes et précieuses leçons. On y apprend entre autres choses qu'il ne faut pas s e moucher bruyamment, ni tousser dans la figure des gens; qu'on ne doit pas fourrer ses doigts dans la salière, qu 'i l est bon de màcher avant d'avaler, que les noyaux sont une nourriture indigeste, que le bœuf se mange saignant, et le porc, cuit; on y trouve dans des dictées choisies avec un goût délicat et un tact exquis, des notions abondantes et précises sur le foie, sur le pancréas, l'intestin
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grêle et le duodenum. Tel est le caractère à la fois noble et pratique de cet enseignement grammatical; on comprend que formés pendant six ou huit années consécutives par des leçons de ce genre, les enfants sortent de l'École avec une éducation achevée et une connaissance approfondie de leurs matières. Mais quelque place qu'occupent dans ce remarquable ouvrage les conseils du savoirvivre et les mystères de la digestion, ils n'y tiennent pourtant qu'une place secondaire; en réalité l'ouvrage est un monument élevé en l'honneur de la capitale; nosJ petits provinciaux y trouveront les renseignements les plus complets et les détails les plus circonstanciés sur le Paris des premiers siècles, sur l'histoire de Paris, sur les hommes célèbres de Paris, sur les monuments de Paris, les places de Paris, les fontaines de Paris, les jardins de Paris, et même sur l'entrée des vivres à Paris, décrite par un écrivain classique bien connu sous le nom d'E. Zola . . Cette grammaire monumentale est tellement pleine de la gloire de Paris, que des esprits malveillants pourraient soupçonner l'auteur d'avoir voulu se· préparer le succès en chatouillant l'amour-propre des "représentants les plus autorisés de la Capitale. Quoi qu'il en soit, grâce à cet heureux choix de dictées parisiennes, quand les petits provinciaux viendront à Paris, ce qu'ils ne sauraient manquer de faire nprès une pareille prépara-
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tion, ils ne s'y trouveront pas en pays inconnu, ils n'y seront point dépaysés, ils y seront comme chez eux; et, après tout, c'est là un résultat appréciable, pour un enseîgnement grammatical. Il n'entre pas dans notre plan d'énumérer ici tous les mérites de la grammaire municipale; la place et le temps nous manqueraient; il en est un pourtant que nous ne saurions passer sous silence parce quïl explique et justifie à merveille la préférence du jury. Cette œuvre éminemment pédagogique rend aux maîtres un service immense, qui est de les rendre inutiles. En effet, elle abonde et surabonde tellement en exercices de tout genre, exercices au tableau, exercices individuels, exercices écrits, exercices oraux, exercices d'invention, exercices d'application, exercices de récapitulation, exercices de rédaction, exercices d'associations d'idées, exercices sur les homonymes, exercices sur les synonymes, exercices d'interrogations, sans compter les indications pédagogiques, les exemples à foison, les dictées, les commentaires . sur les dictées, que sais-je? et tout cela en double, pour la première et pour la seconde année de chacun des trois cours,que le maître n'a proprement plus rien à chercher,plus rien à trouver, plus rien à faire: il est anéanti.Avoir composé un livre qui supprime le maître est un service si éclatant rendu à la pédagogie que tous les avantages du monopole, toutes
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les faveurs, tous les honneurs, ne sont pl.us qu'une récompense insuffisante, insignifiante, et que, seule, la reconnaissance des maîtres peut égaler le bienfait.
A l'autre bout des études, le plan du Conseil reparaît dans la création des cours d'enseignement populaire. Ces cours doivent être le complément et comme le couronnement de l'enseignement primaire à Paris; ils attendent l'enfant à la sortie de l'école, pour lui dégager l'esprit des quelques superstitions qui pourraient l'embarrasser encore. Transformation des croyances, le Bouddhisme en Orient, le Christianisme en Occident, sources multiples du dogme chrétien etc., tels sont quelquesuns des sujets qui doivent être traités dans ces cours dits populaires, et qui semblent empruntés aux programmes du Collège de France. On voit que la sollicitude ambitieuse du Conseil s'étend de l'enfance à la jeunesse, et de l'enseignement grammatical à l'enseignement philosophique. Il y a maintenant une orthodoxie à rebours, et nos édiles veillent aveè un soin jaloux à la pureté de la doctrine nouvelle. · L'administration préfectorale, après quelques réserves de pure forme, n'a pu qu'approuver ce judicieux emploi de :l'argent des contribuables.
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."*"
Ceux qui parcourent les listes triennales des auteurs à expliquer aux épreuves orales du Brevet supérieur et du Certificat d'aptitude au professorat des Écoles normales primaires, · ont dû s'étonner pl us d'une fois de voir apparaître sur ces listes officielles certains noms d'auteurs contemporains, dont la lecture ne devrait pas être conseillée et à plus forte raison imposée à des jeunes gens et surtout à des jeunes filles. Dans la part qu'il a faite aux auteurs modernes, l'Enseignement secondaire n'a pas toujours montré cette sûreté de goût, ce tact, qu'on est en droit d'attendre de lui; mais l'Enseignement primaire, qui est atteint de la manie de l'imitation, et qui ne cesse de se guinder jusqu'au secondaire, a fini par dépasser son modèle ,et provoquer les plaiµtes de ses amis les plus fidèles 1 • En rapprochant les unes des autres les listes triennales, on voit croître par degrés sa hardiesse et son imprudence. Il y a quelques années, on avait trouvé déjà assez risquée l'introduction d'Alfred de Vigny parmi les auteurs du programme; beaucoup jugeaient inutile sinon dangereux d'inoculer le virus du pessimisme à des jeunes gens qui, pour la plupart venus des campagnes, apportent à
1 Voir les articles du Temps et du P a1·ti nntioual des 30 et 31 octobre 1890.
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l'enseignement primaire un esprit encore sain et tranquille ; la demi ère liste va pl us avant dans la même voie ; elle force les aspirants et aspirantes au professorat de goûter à la philosophie décevante et dissolvante de M. Renan ;, elle ~es oblige à s'initier aux finesses, aux curiosités, aux petitesses, aux malices de la critique essentiellement négative de Saint-Beuve. Rien de tout cela n'est bon, n'est fait pour l'Enseignement primaire; de telles lectures veulent une préparation générale qui lui manque et lui manquera toujours. Ce n'était pas assez de jeter prématurément des esprits simples et droits, dans des milieux difficiles et inquiétants 1 on n'a pas craint d'acheminer des jeunes filles vers l'étude d'un poète comme A. de Musset, au risque de troubler à la fois leur esprit et leur cœur. C'eût été déjà beaucoup, c'eût été trop que de les attirer par un choix de morceaux irréprochables à la lecture du reste de l'ouvrage; on a cependant fait plus et pis; on a été jusqu'à offrir aux aspirantes un recueil oü se rencontrent des passages d'une explication plus qu'embarrassante, et des vers scabreux 1 •
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*
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Devant l es r éclamations de l'opinion publique, on s'est décidé
à rayer Alfred de t,'fusset de la liste triennale du brevet supérieur.
(Arrêté du 31 octobre_r890.)
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Comme les hommes, les croyances meurent d'inanition.
* ....
Si la partie du programme des écoles primaires, qui contient la do~trine spiritualiste; reste lettre morte; si les livres d'enseignement moral, qui se répandent dans les classes, restent muets sur les devoirs de l'homme envers Dieu ; si des fonctionnaires, qui se sont engagés librement à appliquer ciu faire appliquer les programmes du 27 juillet 1882, se croient le droit de propager par le journal ou le livre des croyances contraires ; qu'on y prenne garde : l'enseignement laïque aura simplement fait le lit du matérialisme.
* ....
Le manuel général de l'instruction publique contient dans ses numéros de décembre 1889 une étude sur l'enseignement moral tel qu'il se donne dans les Ecoles normales et les Ecoles primaires de filles. L'auteur de cette étude passe en revue les cahiers d'élèves envoyés à !'Exposition universelle; il cherche à découvrir dans le choix ·des modèles de calligraphie,dans les sujets de dictées et de compositions françaises, en un mot, dans tous les exercices scolaires, les méthodes employées par les maîtresses pour enseigner à leurs élèves les préceptes de la morale. Parmi tous les exemples cités par l'auteur, et ces exemples
�CHEMIN FAISANT
sont nombreux, on chercherait vainement le nom de Dieu ; il n'y est pas écrit une seule fois. Nous voulons bien croire qu'il n'en est pas· de même pour tous les cahiers sans exception; mais c'est déjà un fait grave que dans un ensemble d'exercices choisis entre mille pour nous éclairer sur le caractère de l'enseignement moral élémentaire, une telle lacune puisse être constatée.
""
Jusqu'à ce qu'on ait démontré que Dieu n'existe pas, et il se pourrait que la démonstration se fît attendre, peut-être serait-il sage de ne pas pousser au Ministère de l'instruc. tion publique des hommes qui font profession d'athéisme. Car enfin nombre de pères de famille ont encore la faiblesse de croire à l'existence de cet être qui s'obstine à rester invisible; nous ne serions même pas étonnés que ces faibles d'esprit fussent en majorité; par ces temps de suffrage, la ·majorité, c'est bien quelque chose, si même ce· n'est tout. Enfin l'on n'a pas encore voté sùr l'existence de Dieu, et, en attendant ce vote inévitable, ·qui doit dissiper tous les doutes et trancher la question, Dieu peut encore exister, provisoirement. Le choix d'un athée pour grand maître de l'université n'est donc pas fait pour réjouir et rassurer les familles, qui, à tort ou à raison, à raison selon nous, considèrent
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l'athéisme comme un incomparable agent de démoralisation publique.
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C'est très flatteur pour nous de penser qu'il n'y a pas dans l'univers de plus haute intelligence que la nôtre ; mais, qu'elle doit être bornée, l'intelligence qui peut concevoir d'elle-même une idée si ridicule! C'est pourtant là que mène l'athéisme; il aboutit à diviniser l'homme. Plus de Dieu, reste l'homme, et c'est cet être inexplicable à lui-même qui maintenant va tout expliquer!
""
Depuis que nos modernes moralistes ont mis Dieu hors la loi, ils ressemblent à des gens qui ont éteint leur lanterne et qui ne peuvent plus trouver le moyen de la rallumer.
* 'f"
*
Ce germe de la plante, qui dans son développement s'arrête to 1Jjours au même point sans le dépasser jamais, ce germe, ne contient-il pas une volonté ? Est-ce la nôtre? Est-ce celle de la plante?
* "'f
Les découvertes de l'astronomie en ouvrant à nos yeux éperdus une perspective infinie de mondes dans le monde et de ciels dans le ciel,auraient dû agrandir dans les mêmes proportions l'idée que l'homme se faisait de la
�CHEMIN FAISANT
Divinité ; il semble au contraire qu'un Dieu lui paraisse insuffisant pour une immensité si prodigieusement accrue, et que cette conception attachée à l'ancien monde de la création ne pouvant pas s'élargir et s'étendre assez pour embrasser le nouvel univers, se soit comme fondue et perdue dans l'espace infini; comme si de la grandeur de l'œuvre on pouvait ·conclure à la non existence de l'ouvrier! Comme si l'agrandissement de l'univers détruisait la nécessité d'une cause universelle !
'f 'f
*
Cette extension de l'univers aurait dû réduire l'orgueil de l'homme: elle n'a fait que l'accroître. Dieu disparaissant, en l'absence d'une intelligence suprême, l'intelligence humaine montait au premier rang, et l'homme était divinisé.
)(.,,.
*
On n'empêchera jamais l'esprit humain de voir dans l'ensemble du monde un effet, et d'attribuer à cet ensemble une cause, et une cause infiniment supérieure en intell/gence aux êtres qui le c.omposent. , Résoudre une cause première en une multitude de causes secondaires; morceler la puissance créatrice en une myriade de petits pouvoirs, en une poussière de propriétés, ce n'est pas une solution, c'est une défaite. La divinité n'est pas
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CHEMIN FAISANT
une pièce qu'on puisse convertir en menue monnaie. Ce n'est pas avec les m enues règles de la syntaxe qu'on explique Polyeucte ou Athalie. Non, l'on ne réussira pas à emprisonner dans l'inextricable filet des phénomènes contingents l'ardente et puissante aspiration de l'âme vers la raison suprême; l'âme se dégagera toujours de ces réseaux mobiles et changeants, elle s'élèvera toujours assez haut, pour embrasser d'une vue la création entière, pour en réclamer et proclamer l'auteur. Elle ne se paiera point de mots ni d'apparences trompeuses; on aura beau changer de systèmes et substituer l'évolution à la création ; elle ne prendra pas le change. L'évolution suppose un principe, un germe qui contient tout le développement qui en doit sortir. Ce principe, ce germe, il faut l'expliquer. Reculer le point" d'interrogation, le reporter à l'origine de l'évolution, ce n'est pas le détruire. La question reste entière, si question il y a.
'f. 'f.
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On réduit l'homme à un composé d'éléments étrangers à lui-même, on l'émiette, on le dissout, et montrant je ne sais quel résidu, on dit : voilà tout l'homme. Mais si tout l'homme est là, s'il consiste dans ce qui n'est pas lui, dans ce qui lui arrive par transmission. héréditaire, dans ce que lui apportent les influences exJ:érieures, d'où sort donc sa personnalité? D'où vient cette puissance inté-
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rieure qui dit: moi, et qui dure? Comment, de ces éléments hétérogènes et changeants, tirer cette force une et simple qui sent, pense et veut? Qu'était donc le premier homme? Car il y a eu un premier homme; et l'on ne saurait revendiquer pour la race humaine le privilège de l'éternité ; puisque la terre a commencé, la race humaine, elle aussi) a eu son commencement. Qu'était-il donc ce premier homme ? Etait-il donc vide de toute volonté ? et s'il n'avait rien en lui, rien à lui, rien en propre, comment a-t-il pu transmettre ce qu'il n'avait pas ? Ainsi le système même de la transmission héréditaire implique un premier germe de personnalité qui n'avait pu être transmis et qui ne pouvait naître de lui-même. Le milieu a influé sur le développement de ce germe, il ne l'a pas créé.
Il est facile de dire : Il n'y a pas de Dieu; s'il y en a un, qu'il se montre; il n'y a pas d'àme; s'il y en a une, montrez-la. Ce grossier matérialisme est à la portée des derniers individus de l'espèce. C'est pourtant celui qui règne et qui prend en pitié les plus grands génies de tous les temps. Gugusse crie: « De Dieu, n'en faut plus - l'âme? qu'est-ce que c'est qu'çà? »
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Le beau coup de maître, et que nous voilà bien avancés ! on supprime la cause, c'est parfait, mais ce n'est pas assez, il faudrait aller plus loin, il faudrait supprimer l'effet; malheureusement, l'univers résiste, et le pourquoi subsiste; on peut supprimer la réponse, mais non pas la question.
Il y a un genre de folie qu'on appelle la folie des grandeurs, et qui a pour cause une ambition désordonnée. Ceux qui en sont atteints se croient princes, rois, empereurs ; ces malheureux, on les met à Bicêtre. Où pourrait-on bien mettre ceux qui se croient Dieu ?
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Docteurs en athéisme et en matérialisme, ne parlez pas de justice, vous n'en avez pas le droit; vous qui bornez la vie à cette vie; car vous condamnez l'homme à la plus horrible des injustices, à l'injustice sans remède et sans espoir.Ce n'est pas vous gui rendrez l'enfant à sa mère, ni sa mère à l'enfant orphelin; vous ne rendrez pas la santé à qui naît malade et ne doit vivre que pour souffrir; vous ne rendrez pas ses membres au soldat glorieusement mutilé; vous ne pouvez rien pour les disgraciés de la nature, pour les déshérités du sort, pour les victimes de la fatalité , pour tout ce qui souffre d'une souffrance imméritée et incurable; rien pour les blessés du
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combat dela vie,ceux qui cachent dans l'ombre et le silence leurs déceptions amères et leurs douleurs inconsolées et inconsolables. Vos bienfaiteurs eux-mêmes,que pouvez-vous pour eux ? Boite use est votre justice; rarement elle arrive avant la mort ; et si pour quelques-uns, elle arrive après, qu'importent à qui doit les ignorer ces honneurs posthumes, qu'engendre la vanité bien plus que la reconnaissance? Et combien de fois cette justice tardive et intéressée n'est-elle pas elle-même injuste, oublieuse des vérïtables services et partiale, jusque après la mort.? Et tous ces malheureux pour lesquels vous ne faites ou ne pouvez rien, leur seule et unique consolation, l'espérance, vous la leur ôtez. Vrais fléaux de l'âme humaine, doctrinaires du désespoir, vous menez au suicide.Mais quand vous touchez à l'enfant, quand vous lui soufflez votre froide haleine, vous êtes doublement coupables; car l'homme au moins peut se défendre et l'enfant ne le peut pas.
11 faudrait trouver un moyert de faire entendre clairement que l'Ecole est élevée non pas contre l'Eglise niais à côté, et que la religion et l'instruction sont des forces qui concourent au même but, l'éducation du peuple, et qui doivent s'entr'aider au lieu de se combattre. A laisser s'accréditer l'opinion contraire, l'enseignement public perd plus qu'il ne gagne, et il
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y perdra chaque jour davantage. L'irréligion
populaire a fait ses preuves, et il faut se fermt>r volontairement les yeux pour ne pas voir où elle nous mène.
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Le voltairianisme a fait ·son temps ; la science des religions l'a tué. Sous la diversité infinie des croyances, elle a trouvé un fond commun et indestructible, elle a constaté l'existence d'un besoin de l' âme humafne: et l'on ne peut ni méconnaître ni tromper longtemps impunément un semblable besoin.
�ÉD U CATIO N PUBLIQUE
Le développement des facultés intellectuelles se concilie pj rfaitement avec le développement de l'égoïsme; car non seulement il procure à l'égoïsme des jouissances délicates et d'ordre supérieur, mais il lui fournit des ressources variées et des moyens puissants pour s'assurer la victoire dans sa lutte contre les intérêts et les passions contraires. Si donc l' éducation ne domine et ne dirige l'enseignement, elle trouve en lui non pas un auxili aire, mais bien le plus redoutable des adversaires. L'enseignement n'est pas un but, c'est un moyen.
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L'instruction qui ne rend pas l'enfant meilleur n'est qu 'un aliment malsain.
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Etant donné le penchant de l'homme à l'imitation, penchant qui de tous est le plus général, on peut, sans exagération, dire que la société actuelle avec ses habitudes et ses mœurs est une grande et redoutable école de démoralisation. Car partout et sous toutes les formes, le mal et le vice ·s'y montrent à nu et en pleine liberté. Cette école-là tue les autres.
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Dans notre pays, la ql,lestion d'éducation publique a toujours été sous-entendue; on a cru ou feint de croire que l'é~ucation est une sorte de résultante des études; on s'est plu à exagérer l'efficacité morale de l'enseignement et cela malgré des preuves aussi nombreuses qu'évidentes de sa parfaite insuffisance. On a déployé un zèle excessif et bruyant pour le r progrès des études, laissant dormir d'un long et paisible sommeil la question vitale de l'éducation. Pendant qu'on travaillait ainsi à côté, le mal s'aggravait sans cesse, et le niveau moral baissait à vue d'œil, sans qu'on réussît même à maintenir le niveau intellectuel.
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Tous les torts ne sont pas d'un côté; pendant que l'Etat semblait s'en remettre aux familles du soin de l'éducation, de leur côté les familles semblaient s'en remettre à l'Etat. Grâce à cet accord tacite et à cette confiance mutuelle, la jeunesse suivait sans être inquié-
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tée ni gênée la pente de l'instinct; elle passait tranquillement entre la famillè qui se désintéressait, et l'Etat qui restait indifférent. On fait une ligue pour la régénération phy~ique du pays, c'est bien ; à quand la ligue pour la régénération morale ? s'imagine-t-on que l'une soit possible sans l'autre? Est-ce que les mauvaises mœurs ne sont pas la véritable cause de la dégénérescence? C'est là qu'il faut porter le remède; sans le relèvement de la moralité, toutes les forces physiques acquises et accrues iront se perdre dans le vice et la débauche ; c'est l'immoralité qui en profitera.
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C'est une chose admirable que la liberté; disons mieux, il n'en est pas de plus belle, puisqu'elle est la condition même de la moralité ; car le seul bien méritoire est celui qu'on fait librement. Il est vrai aussi que l'apprentissage de la liberté en suppose l'exercice; mais cet exercice ne peut être salutaire qu'autant que les épreuves auxquelles on soumet un _i-eune homme, les tentations auxquelles on l'expose, sont en rapport avec les lumières de sa raison et l'énergie de sa volonté ;. on doit donc lui mesurer progressivem en t la liberté, on doit la 1ui départir dans .la mesure que comporte l'état de ses forces mora-
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les; il faut bien qu'il coure quelques dangers, mais il faut aussi qu'il soit capable de les éviter. Lui donner trop tôt la liberté, ce n'est pas lui en apprendre l'usage, c'est lui en enseigner l'abus; ce n'est pas le former à la victoire, c'est l'envoyer à la défaite.
Il y a aujourd'hui nombre d'honnêtes gens chargés d'instruire et d'élever · 1a jeunesse, qui, par respect pour le principe de la liberté, livrent les jeunes gens à eux-mêmes, au mo. ment où ceux-ci ont le plus besoin de direction et de conseils. Cet abandon prématuré d'une autorité nécessaire est l'une des causes du désarroi moral des générations nouvelles. Dans-cette abstention Je jeune homme ne voit guère qu'un aveu d'impuissance ou une preuve d'indifférence.Il sent bien qu'il a besoin d'être soutenu contre lui-même; il s'étonne qu'on lui retire cet appui et qu'on lui témoigne une confiance qui lui paraît à bon droit moins flatteuse qu'imprudente. Que les partisans de ce dangereuxsystème en soient bien convaincus: si dans l'entraînement de la passion, le jeune homme vient à compromettre sa santé, son à.venir, à commettre quelqu'une de ces fautes qui pèsent lourdement sur la vie entière, ce n'est pas à lui-même qu'il s'en prend, ce n'est pas sa propre faiblesse qu'il accuse, mais bien l'imprévoyance et l'aveuglement de ceux qui lui ont accordé trop tôt une liberté
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sa ns bornes, et qui se sont volontairement réduits au rôle de spectateurs dans une épreuve où ils auraient dû être des auxiliaires et des con seillers; c'est sur eux qu'ils rejettent le poids d'une responsabilit~ doi:it on s'est dé. chargé sur lui avant l'heure.
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Cette épreuve d'une liberté sans limite et sa ns contrôle est particulièrement dangereuse aux tout jeùnes gens qui passent brusquement des petites villes dans les grandes et surtout de la campagne à la ville. Ils vivaient jusq u'alors sous les regards de leurs parents, da ns des milieux relativement sains où ils étaient connus de tous ; et voilà que soudain ils sont jetés dans des centres populeux, perdus dans une foule où ils ne coudoient que des inconnus, livrés à leur inexpérience,attirés par des plaisirs nouveaux, exposés à des entraî nements presque inévitables ,assiégé$ par les tentations, les sollicitations, les provocations du vice, qui dans les grandes villes, jouit d' une entière impunité; car, il faut bien le dire, par ce temps de liberté absolue, il s'est formé une tyrannie d'un nouveau genre ; les vi lles ne s'appartiennent plus; la prostitutio n sous toutes ses formes, depuis les plu;:, discrètes jusqu'aux plus brutales, depuis . les plus éléga ntes jusqu'aux plus immondes, la prostitution y règne en maîtresse, elle y a conquis la rue et les places, elle y passe et re-
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passe, elle s'y étale et s'y carre avec l'assurance insolente que donne seul le long exercice d'un droit incontesté; il n'y a plus de gêne que pour les honnêtes gens; c'est à eux à se détourner, à céder le pas, ou à rester chez eux.
Dans mainte école primaire, on a, par une sage prévoyance, pendu au mur la déclaration des droits de l'homme; gràce à cette mesure, l'enfant se pénètre de bonne heure du sentiment de ses droits; il traite ses maîtres sur le pied de l'égalité; il prend avec eux toutes les libertés; il est en mesure de les rappeler à toute heure au respect de sa dignité. Peut-être eût-il été sage de mettre à la place ou au moins à côté le tableau de ses devoirs ; l'enfant a du temps devant lui pour apprendre à connaître les droits dont il n'usera que plus tard, tandis qu'on ne saurait s'y pren·dre trop tôt pour lui enseigner des devoirs qu'il doit pratiquer dès l'école; c'est pour cela surtout qu'on l'y envoie. Mais quoi! par une faiblesse qui est devenu chronique, on a laissé la politique entrer à l'école et s'y installer comme chez elle. En ces temps de sottise triomphante, le courage le plus rare est celui du bon sens.
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Il manque à l'Université une sollicitude plus affectueuse, un souci plus tendre pour la destinée de l'enfant pris individuellement; une participation plus active à sa vie personnelle et intérieure, quelque chose de plus maternel enfin. Elle traite les enfants collectivement, par groupes, par masses, à peu près comme on traite les hommes au régiment. Elle est toujours en chaire, elle est toute en classes; elle enseigne de haut, de loin, ne s'app rochant jamais de l'enfant avec intérêt et douceur. C'est la règle ; à peine y a-t-il que lques exceptions pour les bons élèves pris en affection par leurs maîtres.
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En général, dans les lycées et collèges, l'enfan t perd ses croyances religieuses bien avant d'avoir pu se faire des croyances philosophiques . A ce moment psychologique où le caractère se forme, où les passions s'éveillent, à cet âge de transition où les impressions sont si vives et laissent des traces si durables, en pleine crise de puberté, il reste seul, sans directio n, sans conseils, al:)andonné à luimême, exposé aux influences les plus pernicieuses, travaillé par les curiosités malsaines, livré à l'initiation précoce du mal, à l'enseigne ment mutuel du vice, à la contagion de l'exemple. Pour sortir, sinon sans tache, du moins à peu près sain, de cette longue et redoutable épreuve, il faut qu'il soit doué d'une
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singulière force de volonté, d'une rare délicatesse de cœur et d'esprit: il faut qu'il ait su braver les moqueries, les railleries, fouler aux pieds le respect humain; en un mot il faut l'impossible.
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Dans l'éducation publique à tous les degrés, il y a un énorme sous-entendu, qui à lui seul compromet toute l'œuvre de l'éducation; ce sous-entendu, c'est la question des mœurs. On enseigne la morale, tant bien que mal ; mais des mœurs, on n'en parle pas; on n'ose ; il semble que personne ne se sente qualité pour aborder ce sujet délicat; cette lacune est un abîme.
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Que peut ·penser l'enfant de ce silence prolongé et en quelque sorte systématique sur une chose qui, pendant des années entières, est pour lui une cause de trouble, d'étonnement et d'inquiétude continuelle? que peut-il penser, sinon qu'on n'a rien à lui dire et qu'on renonce à le conduire? Sans doute, pour être utilement abordé, un tel sujet veut plus de confiance et d'intimité qu'il n'en existe entre l'élève et ses maîtres; cependant, tant qu'on n'aura pas trouvé 1~ moyen de rapprocher les distances et de rendre p_ ossible une direction nécessaire, l'œuvre de l'éduca-
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tion restera, sinon stérile, au moins bien inco mplète et bien superficielle.
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On s'est enfermé obstinément dans laquestion des programmes; on s'est ingénié à de stériles et perpétuels remaniements; on s'est livré à un minutieux et incessant travail de dosage et de mesurage, comme si l'avenir intellectuel du pays dépendait uniquement d'une sorte de combinaison chimique et de la proportion relative des matières enseignées; on n'oubliait qu'une chose, qui à elle seule vau t toutes les autres, l'àme de l'enseignement. Puis, la fatigue venue, et la pauvreté des résultats bien constatée, on se rabattait sur le surmena:ge, comme si les élèves ne réussissaient pas à s'affranchir des exigences d'un programme encyclopédique, comme si l'élasticité nouvelle de la discipline scolaire et la mansuétude administrative ne leur permettaient pas d'en prendre et d'en laisser ; comme s'il n'y avait pas une cause bien autrement active et inquiétante de l'énervement intellectuel et de l'anémie morale des générations nouvelles, à savoir le surmenage, bien réel celui-là et parfaitement volontaire, le surmenage des plaisirs anticipés, auxquels se livre une jeunesse sans guide, sans contrôle et sans soutien.
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A cette question: - Comment se donne l'éducation dans les lycées et les collèges ? On peut répondre tout uniment: - El,le ne s'y donne point. Les seuls fonctionnaires de ces établissements qu'on puisse appeler des éducateurs sont les Proviseurs et les Censeurs ; car les maîtres répétiteurs n'ont aucune prétention à ce beau rôle; on ne leur a guère demandé jusqu'à ce jour, que de savoir maintenir un semblant d'ordre, une apparence de discipline. Quant aux professeurs, chacun sait qu'ils ne sont que professeurs ; on n'exige pas d'eux autre chose, et eux-mêmes ne paraissent pas désirer outre mesure d'étendre leurs fonctions ni d'en changer le caractère ; ils arrivent à l'heure voulue, font leur classe et s'en vont; à bien peu d'exceptions, dans les lycéens ils ne voient que des élèves, ils ignorent les jeunes gens. Le censeur, luL est le règlement fait homme; toujours en mouvement, il arpente le lycée dans tous les sens, il monte, il descend, il paraît au dortoir, au réfectoire, il se montre dans les études, il assiste aux récréations, il surveille les entrées, les sorties; il est partout et nulle part; c'est l'homme le plus occupé du lycée. Sévère par état, il fait faire les punitions et au besoin il en donne; son action est purement disciplinaire. Reste le proviseur. Le proviseur reçoit les familles, il leur prodigue les renseignements,
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écoute leurs désirs, leurs doléances, leurs demandes indiscrètes; il rédige des rapports, il annote les bulletins trimestriels,il fait et reçoit des visites officielles ; une fois par semaine ou par quinzaine il apparaît dans les classes, escorté du censeur, il assiste à la lecture des places, des notes; il donne des conseils et distribue des punitions et des récompenses. De loin en loin; dans les cas exceptionnels, quand une faute grave a été commise, il mande le coupable et lui administre une réprimande ; là en général se borne son action ; peut-on lui demander davantage? Perdu dans la foule des élèves, (il.Y a des lycées qui comptent sept à huit cents internes et plus), on ne peut raisonnablement exiger qu'il en sache tous les noms; comment connaîtrait-il leurs caractères? li connaît les bons élèves, parce qu'il a de temps à autre l'occasion de les récompenser; il connaît les mauvais, parce qu'il· est fréquemment obligé de les punir ; les autres, c'est-à-dire le plus grand nombre, il les ignore ou peu s'en faut. C'est ainsi que l'interne passe sa vie entre des maîtres répétiteurs qui le surveillent, des professeurs qui lui font des cours, le censeur qui ne lui dit rien, et le proviseur qui lui parle à tout le plus une fois l'an.
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On n'enseigne pas le pessimisme dans les lycées, et le corps enseignant n'en paraît pas atteint; et cependant les écrivains pessimistes n'ont pas été élevés aux champs ni à l'atelier. L'enseignement n'est-il pas devenu trop exclusivement critique, trop indifférent, trop négatif? N'a-t-il pas perdu avec la chaleur et l'accent de la con victiori la prise qu'il avait autrefois sur les âmes? Beaucoup de ceux qui enseignent n'ont-ils pas craint de passer pour des _ sprits attardés, arriérés, s'ils parlaient e encore avec autorité des croyances régulatrices de la vie ? N'y a-t-il pas eu comme un refroidissement progressif de i.'enseignement ? N'a-t-on pas laissé ainsi glisser et s'échapper vers les eaux malsaines bien des âmes qui ne demandaient qu'à boire aux sources vives et pures? N'a-t-on pas laissé agir, sans les combattre assez résolument, _les influences funestes qui du dehors pénétraient par toutes les issues dans l'enceinte des lycées et des collèges ? Et dans ce pays habitué à recevoir l'impulsion, à écouter la parole qui vient d'en haut, l'impulsion s'est-elle assez fait sentir, les voix autorisées se sont-elles assez fait entendre? N'y a-t-il pas eu comme une sorte d'arrêt, qui trahissait l'hésitation, le trouble, et qui devait engendrer le doute et le malaise .? Ne s'est-il pas fait comme un long et inquiétant silence qui prenait le caractère d'un abandon ?
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11 nous a été donné d'entendre un homme chargé de veiller aux grands intérêts moraux de l'éducation nationale, -un Ministre de l'instruction publique, faire publiquement, à la tribune, l'éloge d'un écrivain qui semble avoir pris à tâche de démoraliser le peuple et de déconsidérer les lettres françaises. Partie d·e si haut, cette profession de foi littéraire ne pouvait manquer d'avoir un retentissement imme nse; elle devait aider le roman naturaliste à forcer l'entrée des lycées et des collèges où jusqu'alors, il avait eu, comme on sait, tant de peine à se glisser. Désormais la vigilance et les sévérités administratives étaient désarmées; surpris Genninal ou l'Assommoir en main, le lycéen n'avait plus qu'à prononcer le nom du Ministre admirateur de Zola, et grâce à ce nom tutélaire il pouvait poursuivre paisiblement sa bienfaisante lecture. Désormais la distance qui séparait le chaste romancier des écrivains classiques, cette distance était franchie, et sa pl.a ce était déjà marquée entre Corneille et Lamartine dans les bibliothèques de quartier et sur la liste des ouvrages à décerner en prix.
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L'enseignement religieux a disparu de l'école primaire, on l'y a remplacé pàr l'enseignement moral. Dans les lycées et collèges on est plus tolérant, et l'enseignement religieux s'y donne encore à ceux qui le
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demandent c'est que la politique, aujourd'hui maîtresse absolue de l'Enseignement primaire, n'a pas encore réussi à s'emparer compl_ tement de l'Enseignement secondaire; è elle y travaille e't il est aisé de prévoir qu'elle pourrait bien y parvenir. Les discours que dans ces dernières années certains ministres ont prononcés à la distribution des prix du concours général ont laissé clairement entrevoir l'avenir qu'on réserve à l'Université. En attendant le triomphe annoncé des doctrines positivistes et en prévision même de ce triomphe, comme déjà l'enseignement religieux est considérablement réduit dans les lycées, et que ce qui en reste encore est d'une insuffisance et d'une inefficacité notoires, il serait bon, ce nous semble, d'y organiser un enseignement moral. Cet enseignement n'est pas moins nécessaire aux enfants de la bourgeoisie qu'aux enfants du peuple ; en l'état de nos mœurs et surtout dans les villes, il l'est peut-être davantage. Sans méconnaître la vertu moralisatrice inhérente à l'enseignement littéraire, cette influence, si bienfaisante qu'on la suppose, ne saurait remplacer un enseignement proprement dit. Elle peut créer certaines dispositions d'esprit, elle ne suffit pas à régler la vie ; elle est un auxiliaire et rien de plus. C'est compromettre l'efficacité de la morale que d'en ajourner l'enseignement à la fin des études ; lorsqu'un élève arrive en philosophie, son caractère est formé et l'en-
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seignement moral qu'il reçoit alors est plus propre à mettre de l'ordre dans ses idées et à éclairer son esprit qu'à lui faire contracter des habitudes et à diriger sa conduite.Avec le régime de discipline libérale qu'on essaie d'introduire dans les lycées et les collèges, l'utilité de l'enseignement moral paraît plus grande encore; outre le profit qu'en doivent retirer les élèves, cet enseignement donné par les professeurs eux-mêmes n'est-il pas de nature à les rapprocher de leurs élèves, à leur donner sur eux plus de prise .et d'action, à accroître leur influence, et à rendre plus facile leur tâche d'éducateurs?
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La démocratie contemporaine est indifférente à la valeur morale des hommes; elle ne tient compte que des services qu'on lui a rendus, elle élève des statues à des hommes dont la vie a été désordonnée, dont la plume a été licencieuse ou même ordurière; ce n'est pqint la vertu qu'elle honore, c'est le talent, c'est le génie. Ce culte indiscret ne peut qu'accroître les difficultés de l'éducation; la contra-diction qu'il met en lumière ne saurait échapper à l'esprit de la jeunesse. Ces mêmes écrivains contre lesquels on la met en garde, dont on lui déconseille ou lui interdit la lecture, elle les voit coulés en bronze ou taillés en marbre, deboi.it au milieu des villes ; leur Conduite n'est donc pas si blàmabfo, leurs
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écrits, si coupables; ce qu'ils se sont permis, pourquoi ne pourrait-on se le permettre ? Ce qu'on pardonne aux grands esprits, ne doiton pas à plus forte raison le pardonner aux autres? Si eux, les forts, ils ont eu des faiblesses, comment les faibles n'en auraient-ils pas? - Et c'est ainsi que la rue détruit l'école, et que la jeunesse apprend qu'on peut beaucoup se permettre non seulement sans encourir le blâme, mais sans perdre ses droits aux plus grands des hommages.
Le vrai patriotisme est large et compréhen- · sif; il n'a rien de commun avec cet esprit de parti qui rejette du passé tout ce qui ne répond pas à son idéal politique et social, tout ce qui n'a pas contribué directementau triomphe de ses théories. Cet exclusivisme est ingrat et impie; il rétrécit, il altère l'image de la patrie. A la place de cette grande figure, sereine et majestueuse, qui impose le respect et inspire l'amour, il nous met sous les yeux une figure tourmentée, grimaçante, qu'enlaidissent la colère et la haine. · L'image de la patrie doit être celle d'une mère qui aime tous ses enfants, qui est prête à les défendre tous; son regard ·d oit respirer à la fois la tendresse et le courage, mais la tendresse sans partialité, le courage sans défaillance; la patrie est douce à tout ce qui est français, menaçante pour l'étranger seul.·
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N' imitons pas ces sectaires qui dans l'histoire nationale se livrent à une sorte de mutilation coupable, retranchant , flétrissant tout ce qüi ne rentre pas dans le cadre étroit de le urs systèmes, tout ce qui ne flatte pas leurs passions présentes. Recueillons au contraire avec un soin jaloux tout ce qui,dans n'importe quel temps, à n'importe quel titre, faH honn eur à la race et au pays.
C'est une chose mauvaise de mêler l'e nfance aux manifestations politiques. On p rend de toutes jeunes filles, on les habille de blanc, on leur met un bouquet à la main, un compliment sur les lèvres, et on les amène souriantes à quelque personnage en tournée qui peut n'être qu'un roué, un charlatan, ou même un factieux, bien indi gne de recevoir ces hommages candides ; n'est-ce pas abuser de l'ignorance et de l'innocence? Et n 'y a-t-il pas là quelque chose comme un détournement moral ?
La justice est le meilleur instrument de gouve rnem ent; c'est aussi le meilleur instrument d' éducation. Que penserait un maître de l'élève qui viendrait à tout propos, à toute heure, solliciter des exemptions, des faveurs? Et si le maître avait la faiblesse de les lui accor-
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der, que penserait la classe d'un tel maître? Et si, entre autres choses, cet élève demandait à obtenir dans les compositions, dans les listes de classement, un rang qu'il n'aurait pas mérité; à recevoir des prix dus à ses camarades, quelle idée le maître se ferait-il d'un tel élève? ne se sentirait-il pas blessé qu'on eût pu le croire capable de commettre une injustice? Et si, non content de demander lui-même ces récompenses imméritées, l'élève les faisait demander par ses parents, par les amis de sa famille, l'étonnement, le mécontentement du maître ne seraient-ils pas portés à leur comble? Eh bien, que les maîtres s'appliquent à euxmêmes la règle ,q u'ils trouvent bonne pour leurs élèves, et tellement nécessaire, que sans elle l'enseignement commun serait impossible. Quand les maîtres demandent ou font demander pour eux une place, un avancement, auquel ni leurs titres, ni leurs années de services ne leur donnent des droits, ils se conduisent comme cet élève dont nous venons de parler. Et que peuvent penser d'eux leurs chefs hiérarchiques? qu'en penseraient leurs collègues, s'ils connaissaient leurs demandes indiscrètes, si non qu'ils n'ont pas ou qu'ils n'ont plus le sentiment de la justice ?.Et comment pourraient-ils être de bons ~ducateurs, puisqu'il ne saurait y avoir d'éducation qui ne s'appuie sur ce sentiment?
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Certaines gens réussissent à descendre en montant: cesontles solliciteurs. Il y aura toujours des hommes qui aimeront mieux se faire porter que marcher euxmêmes,prendreles raccourcis et les chemins de traverse que le grand et droit chemin, tenir leurs places des autres que les devoir à euxmêmes. D'un autre côté il se trouvera toujours des gens pour rendre des services intéressés, pour vendre leur .a ppui à la flatterie, à la servilité, à la bassesse; mes amis, ne soyez ni des uns ni des autres. Recherchez avant tout votre propre estime; celle des. autres viendra par surcroît.
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L'éducateur est comme le jardinier : il sarcle et il sème, il taille et il arrose, et surtout il greffe. L'éducation doit tenir un juste milieu entre l'indulgence qui encourage au mal et la sévérité qui décourage du bien. Pour bien conduire un cheval il faut la bride et l'éperon; de même pour l'homme, il faut tour à tour retenir et pousser en avant.
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Ce serait le triomphe de l'éducation de nous habituer non pas tant à voir toujç)Urs le bon côté des choses, ce qui certes n'est pas à dédaigner, qu'à chercher et à voir le bon · côté des personnes; ce serait le moyen d'assurer à la fois notre bonheur et celui de nos semblables; la rage de la critique empoisonne la vie. L'éducatrice par excellence, c'est la bonté; un bon cœur est un foyer de chaleur morale qui rayonne en tous sens, et qui pénètre toutce qui l'entoure. De même qu'on ne peut se tenir près du feu sans se réchauffer, ainsi l'on ne peut vivre près de la bonté sans devenir meilleur.
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La première éducation est donnée par l'homme à l'enfant; la seconde, par l'enfant à l'homme.
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Les terres les plus riches sont aussi celles qui jettent le plus de ronces et de mauvaises herbes, quand on les laisse sans culture; il faut que la sève dont elles regorgent se répande en productions bonnes ou mauvaises.
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Il faut traiter les enfants en hommes et souvent les hommes en enfants.
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L'homme dans son enfance se façonne comme le plâtre humide, mais la statue une fois sèche, impossible de la retoucher, on ne peut que la briser.
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L'estime et le respect forment autour du vérita ble maître une sorte d'atmosphère saine et douce dans laquelle il fait bon vivre et respire r.
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L'ÉDUCATION AU LYCÉE ET A L'ÉCOLE NORMALE
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Pour plaire aux familles et complaire aux députés,ona créé nombre de lycées qui n'étaient nullement nécessaires; car les chemins de fer ont tellement rapproché les distances qu'il ne faut pas plus de temps aujourd'hui pour se rendre à une ville, même éloignée, qu\l n'en fallait autrefois pour gagner la ville voisine. On a ainsi accru la faiblesse des études, que déjà bien d'autres causes tendaient à affaiblir, car en général la force des études est en proportion du nombre des élèves. Dans le même but et pour donner ~atisfaction à de prétendus besoins, on a dédoublé nombre de classes et par suite doublé dans ces classes le nombre des professeurs. Des villes se sont endettées, l'Etat s'est obéré, et le budget de l'Instruction publique s'est vu grevé de c_ arges excessives. h Avec l'argent employé à ces dépenses au moins · inutiles, on aurait pu faire sa part à l'éducation; car la question d'éducation est aussi une question d'argent. *
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Ce qui manque à la jeunesse des lycées, ce sont des hommes qui s'intéressent à autre chose qu'au progrès intellectuel et aux succès scolaires; des hommes qui vivent avec les jeunes gens et les enfants et non simplement à côté d'eux; qui sachent gagner leur confiance et ne soient pas uniquement pour eux des objets de crainte ;des hommes qui aient Je souci du développement moral, qui sachent observer, devi ner etcomprendre;qui aientassez d'autorité, de mérite et de bonté pour inspirer le respect, l'estime et l'affection ; enfin de véritables ~ducateurs. Ces hommes-là sont-ils donc impossibles à trouver? En choisissant pour la surveillance intérieure des lycées des jeunes gens qui viennent d'en sortir et n'y rentrent qu'à regret; qui sont à bon droit préoccupés de leur avenir et par là même médiocrement disposés à s'occuper des autres; qui ont des examens à préparer, des épreuves à subir et qui par suite ne voient dans les enfants confiés à leur garde qu'une gêne, un souci continuel, un sujet de distraction, de dérangements et d'inquiétude ; qui sont dans l'effervescence des passions et souffrent de la contrainte que leurs fonctions leur imposent, du régime auquel ils sont astreints, de l'internement qui n'est plus de leur âge; on peut dire que l'Université a choisi les hommes que leur inexpérience, leur situation précaire et
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leur âge rendaient le moins aptes à remplir le rôle qui leur était dévolu; elle a choisi à contre sens. Maigrement rétribués,mécontents du présent, incertains de l'avenir, travaillés par les passions, assujettis à une règle sévère, ne pouvant inspirer ni respect, ni confiance, forcés de se faire craindre, ils ont été ce qu'ils pouvaient être; l'Université a fait des pions, il lui fallait des éducateurs. Cette erreur a eu des conséquences déplorables; elle a donné à la discipline intérieure des lycées cette sécheresse, cette rudesse, qui répondent si mal aux besoins de l'enfance, et qui faussent ou suppriment l'éducation ; elle a dénaturé les rapports qui doivent unir les élèves à leurs maîtres. Elle les a refoulés sur eux-mêmes ou rejetés les uns sur les autres, elle les a constitués en un état permanent de défiance et.d'hostilité visà-vis des influences bienfaisantes auxquelles ils devaient s'ouvrjr,et surtout elle a frappé de discrédit et d'infériorité les fonctions les plus élevées et les plus délicates, celles qui demandent, pour être bien et dignement remplies, les meilleures qualités de l'esprit et du cœu'r. Faut-il donc moi ris d'intelligence pour comprendre la nature humaine que pour comprendre l'arithmétique, la grammaire ou l'histoire ? Est-il plus facile de lire dans les àmes, et d'en découvrir le fond que de lire dans un texte et d'en expliquer le sens? Faut-il moins de tact et de jugement pour te~ir à un jeune
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homme le langage que demande son humeur, son caractère, son état d'es'p rit, ses dispositions présentes que pour développer ·un lieu commun ou traiter une question des programmes? . Lequel est le plus aisé de corriger les fautes d'une copie ou les défauts d'une nature? Et quant au caractère des fonctions, nous ne voyons pas bieh en quoi il serait moins noble de s'entretenir avec un élève pendant les récréations que de lui parler du haut d'une chaire pendant les cours ; il ne nous paraît pas plus humiliant de veiller à la discipline d'une. étude que de maintenir la discipline dans une classe; d'apprendre aux élèves à bien faire leurs devoirs que de leur en sorriger ; il y faut au moins autant d'art, et peut-être plus de dévouement. Du reste la plupart des professeurs ne se font-ils pas eux-mêmes répétiteurs? Sans parler des leçons particulières, que bien peu dédaignent de donner, et qui prennent forcément le caractère de la répétition, est-ce que · les professeurs qui sont pères de famiUe ne sont pas aussi, dans le sens le plus large du mot, les répétiteurs de leurs enfants ? Est-ce que leurs conseils n'ont trait qu'aux devoirs de la classe? n'embrassent-ils pas tous les devoirs, toute la conduite, toute la vie morale de leurs enfants? Mais quoi, demanderez-vous aux profes-
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seurs de faire pour leurs élèves ce qu'ils font pour leurs propres enfants? - Justement. Si l'éducation n'a pas moins de prix que l'instruction, ce qui ne nous parait point contestable, comment se refuserait-on à faire pour l'une les sacrifices que l'on fait pour l'autre? Dans certaines classes les professeurs sont tenus à donner des heures supplémentaires qui leur valent un supplément de traitement; ne pourrait-on leur demander de passer dans les récréations et les études quelques heures qui seraient rétribuées comme les autres? Et si l'on craint de leur imposer un surcroît d.e peine, y aurait-il un si grand inconvénient à raccourcir la durée des classes pour étendre celle des études et des récréations ? Est-il bien nécessaire que toutes les classes durent deux heures, et celles du soir en particulier ne gagneraient-elles pas à être abrégées d'un bon quart ou d'un tiers? Mais, nous dira-t-on,les professeurs accueilleraient assez mal des chan gements decegenre; ils allègueraient qu'ils ne se sentent ni goût, ni aptitude pour les fonctions qu'on leur propose; ils objecteraient qu'ils sont entrés· dans le corps enseignant pour y enseigner et non pour autre chose, et ils demanderaient à rester ce qu'ils sont, c't..:st-à-dire professeurs purement et simplem~nt. Nous ne contestons point la valeur de l'objection, et nous reconnaissons sans peine
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que l'habitude et une tradition déjà longue ont créé aux professeurs une apparence de droit. Cependant, il nous paraît difficile d'admettre que l'Etat n'ait pas lui aussi le droit d'introduire dans les lycées et collèges une réforme jugée nécessaire, s'il le fait sans nuire aux intérêts des fonctionnaires, et en leur ass urant des compensations nouvelles pour des services nouveaux. S'il en était autrement, tout prop;rès deviendrait impossible, car le progrès implique un certain changement. Nous reconnaissons aussi que s'il est une tâche qui veuille qu'on s'y porte de bon cœur et de plein gré, c'est la tâche de l'éducateur; on ne peut pas être éducateur malgré soi. Mais en même temps nous nous demandons si parmi nos professeurs il n'en est pas un bon nombre, qui, sentant la nécessité d'une réforme, ne soient par là même disposés à s'y associer. Peut-être pousse-t-on sous ce rapport la défiance un peu trop loin. Sans doute il faudrait s'attendre à bien des objections, à bien des critiques, et même à des refus; mais dans une innovation de ce genre, il ne nous paraîtrait pas nécessaire de procéder par autorité et de tout faire à la fois et d'un seul coup; le mieux serait d'ouvrir le champ aux bonnes volontés.
Il y a dans l'université un assez grand nombre de maîtres dont la santé s'altère rapide-
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ment dans les fonctions du professorat; ils y restent pourtant, parce que lorsqu'on s'est une fois engagé · dans une carrière, il est difficile et souvent impossible d'en sortir; ils y restent donc, au . détriment de leur santé, et aussi, il faut bien le dire, au détriment des études. Peut-être dans le nombre . en trouverait-on, et plus d'un, qui seraient disposés à échanger des fonctions trop laborieuses, qui exigent une trop grande dépense de forces vives, pour des fonctions plus douces et moins épuisantes. Au lieu de passer au lycée quatre heures par jour à enseigner, ils y passeraient volontiers cinq ou six heures à surveiller les élèves, à_travailler, à s'entretenir avec eux; ils deviendraient pour les enfants, pour les jeunes gens, des auxiliaires obligeants, des conseillers affectueux; par leur influence bienfaisante, la discipline intérieure perdrait enfin ce caractère de sècheresse et de ra.ideur qu'on ne cesse de luireprocher ·et qu'on cherchera vainement à faire disparaître, tant que l'organisation actuelle sera maintenue. Il y a encore d'autres professeurs qui pourraient se prêter à cette transformation de leurs fonctions; ce sont ceux qui après · de longues années d'enseignement commencent à ressentir la fatigue et dont le zèle se refroidit à mesure que leurs forces décroissent; seule, la nécessité lss retient dans leur chaire. Plusieurs, ce nous semble, accepteraient un
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changement qui serait pour eux un allègement sensible, et qui leur permettrait d'arriver à la retraite avant d'avoir perdu la santé; car il faut bien· le reconnaître, l'enseignement secondaire fart à ses professeurs des conditions rigoureuses·; soixante ans d'âge et quarante ans de services sont des limites difficiles à atteindre. Cet échange de fonctions ne serait pas moins profitable à l'enseignement et à l'éducation qu'utile aux professeurs. Deux raisons pourraient les retenir ; la crainte de perdre de leurs avantages, et celle de perdre de leur considération. Si l'on voulait assurer le succès de là réforme, il faudrait élever le traitement des proff>sseurs qui accepteraient ces fonctions nouvelles;· mais pour ne pas le compromettre, il faudrait au moins le maintenir; car en France comme ailleurs, on n'est que trop enclin à prendre les traitements assignés aux fonctions diverses comme le critérium de leur importance relative; et d'un autre côté, les fonctions universitaires ne sont pas si largement rétribuées que les professeurs puissent aisément consentir à perdre au change. Quant à la considération, elle tient à l'homme, elle le suit et ne diminue que si l'homme diminue lui-même. Pour descendre de sa chaire, .Je maitre ne descendrait pas d;un degré dans l'opinion des élèves et des maîtres; on lui saurait gré d'avoir ·eu le courage de rompre avec une tradition tyrannique et
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de s'être mis au-dessus d'un préjugé nu1s1ble; sa résolution lui vaudrait un surcroît d'estime, et la reconnaissance des parents ne tarderait guère à s'y ajouter. Lorsqu'on verrait dans les études,dans les cours,des hommes égaux en titres et en valeur aux professeurs des classes, ce ne sont point ces hommes d'expérience et de cœur qui perdraient de leur prestige, ce sont les fonctions éducatives qui en gagnei;aient; elles reprendraient le rang et Je crédit qu'une fausse attribution leur a enlevés; et la réflexion aidant, on les verrait bien vite remonter dans l'opinion. L'éducation cesserait enfin d'être cette chose que tout le monde proclam~ nécessaire, dont tout le monde déplore l'insuffisance ou !'.absence, mais dont personne au monde ne veut ou ne peut s'occuper.
La commission des réformes nommée l'année dernière, propose, par l'organe de son rapporteur, de donner aux proviseurs un rôle plus actif et plus important, d'accroître leur autorité, d'en faire de véritables é~ucateurs; et, afin de rendre leur action plus efficace, de limiter à trois cents le nombre des élèves internes. Même réduit à trois cents, le n'ombre des internes serait encore dix fois trop grand pour une action vraiment éducatrice; du reste, pour qu'une telle réduction fût possible, il faudrait presque doubler le nombre des ly-
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cées; la solution que nous avons indiquée serait assurément moins coûteuse et probabl ement meilleure. Au milieu de trois cents élèves le proviseur sera toujours un étranger ou peu s'e n faut; il faut à l'éducation plus de temps, plus d'occasions, plus d'intimité ; ce n'est pas avec quelques apparitions ni avec quelques mots, qu'on peut suivre et diriger le développement moral d'un jeune homme ou d'un enfa nt.
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Qui croirait que dans le premier des établissements universitaires, dans celui-là même où se forment les maîtres chargés d'instru ire et d'élever la jeunesse il n'y a pas une chaire, pas une seule chaire d'éducation ? Les futurs professeurs s'y élèvent entre eux, comme ils peuvent, comme ils veulent, par l'action qu'ils exercent les uns sur les autres. Peut-être la question d'éducation est-elle touchée ou même traitée, comme les autres, à son tour, quand elle se présente dans la suite du programme, encore ne pourrions-nous l'affirmer; mais elle n'y fait pas l'objet d'une étude spéciale, approfondie, d'une préoccupation dominante et constante, comme l'exigerait, ce semble, le caractère même et le rôle d'une institution de ce genre. L'école normale supérieure n'est guère qu'un lycée, d'un ordre plus élevé, où l 'on con-
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tinue à s'instruire pour se mettre en état d'enseigner. L'instruction y est l'unique souci des futurs maîtres; on ne les entretient pas dans l'idée qu'ils auront un jour à former non seulement des élèves, mais des hommes; on s'en remet à eux du soin de leur développement moral; · on estime sans doute qu'ils peuvent se passer de conseils et qu'ils doivent apprendre à se diriger eux-mêmes pou.r se mettre en état de diriger les autres.
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Peut-être aussi croit-on qu'ils seraient peu disposés à se laisser conduire. - C'est leur faire à la fois trop et trop peu d'honneur. On n'arrive pas mûr à l'Ecole, on vient s'y mûrir; et si parmi les jeunes gens qui y entrent, il en est qui ne veulent relever que d'eux-mêmes, il en est aussi qui se prête. raient volontiers à une direction morale, qui s'attendent à l'y recevoir et qui s'étonnent de ne pas l'y trouver. Qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée; nous ne demandons pas qu'on traite des jeunes gens en enfants et qu'on les mène à la lisière; entre une direction qui se fait trop sentir, et une direction qui s'efface, entre la défi ance et l'excès de confiance, entre l'action abusive et l'abstention, il y a un milieu à tenir; les élèves ne sont plus des enfants, mais ce ne sont pas des hommes ; et à un âge où l'on est encore
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docile aux conseils de l'autorité paternelle et où celle-ci ne pense pas encore pouvoir abdiquer, on ne saurait se croire en droit de refuser les conseils d'une autorité sous laquelle on vient se placer pour le reste de sa vie. Il ne faut donc pas s'étonner que les professeurs se bornent pour la plupart à l'ensei-: gnement proprement dit et se croient dispensés de prendre une part directe à l'éducation de leurs élèves, puisqu'à l'Ecole où on les forme, on ne leur met point sous les yeux ce côté _ leur profession et qu'on se désintéresse de de leur propre éducation. Nous voudrions nous tromper ; mais il nous semble que si l'administration ne s'était pas tenue dans une réserve, qui sans doute n'est pas l'indifférence, mais qui y ressemble, on n'eût pas eu plus d'une fois à constater parmi les élèves sortis de l'Ecole de si brusques changements de direction et d'aussi surprenantes déviations. Il s'est fait dans · ses derniers temps quelques réputations bruyan ... tes dont on est stupéfait de trouver l'origine à l'Ecole et dont le caractère est si antiuniversitaire, qu'on y chercherait vainement la trace d'une influence morale et d'un long séjour dans un milieu normal.
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DE LA DISCIPLINE -
ESSAI DE REFORME
DISCIPLINAIRE
Une mère est un berceau vivant. Le père et son enfant font deux; la mère et son enfant ne font qu'un.
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Les enfants sont comme les mouches: on en prend plus avec de l'huile qu'aveè du vinaigre . .
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Le moyen le plus sûr de corriger les enfants de leurs défauts, c'est pour un père et pour un maître de se corriger des leurs.
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Les enfants sont de vrais magiciens; ils métamorphosent. Dans une seule récréation Paul a été tour à tour ch€val, voiturn, arbre,
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juge, que
maison, gendarme, marchand, sais-je?
Le propre de la maturité de l'esprit est de fa ire entrer dans la pensée du présent le souvenir du passé et le souci de l'avenir. L'enfa nt cesse de l'être quand le passé et l'avenir fo nt leur apparition dans son esprit.
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Les enfants sont ce qu'il y a de meilleur ou de pire; ils sont le charme ou le fléau de la maison, l'espoir ou la crainte des parents, l' honneur ou la honte des familles; plus que la nature, c'est l'éducation qui en décide.
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Les enfants prennent d'abord toute la liberté qu'on leur Ïaisse, et ensuite ils essaient d'en prendre davantage ; c'est bien d'eux qu'on peut dire:
Laissez-leur prendre un pied chez vous, Ils en auront bientôt pris quatre. ·
* Sans fermeté dans le maître, sans respect dans les enfants, il n'y a pas d'école possi-· ble.
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Le maître qui n'est pas maître dans sa classe n'est qu'un souffre-douleurs.
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La discipline est la condition de l'enseignement ; sans discipline, le maître perd sa peine, les élèves perdent leur temps; de plus ils contractent des habitudes mauvaises qui les suivent dans la vie. La règle est pour l'écolier te que la loi est pour 1~ citoyen; et le respect du maître, c'est le respect de l'autorité. Si l'enfant n'apprend de bonne heure le respect et l'obéissance, il est à craindre qu'il ne l'apprenne jamais. ,Il en est de l'autorité comme de l'estime, on la perd sans retour.
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Par ces temps d'anémie morale et d'affaissement intellectuel, les parents n'ont plus la foi;-ce de commander; les maîtres, de punir; les .écrivains, de penser ; les jurys, de con. daniner ; et les gouvernements, de se faire respecter; tout es~ à plat. Une discipline nouvelle s'établit dans les lycées et collèges ; d'aucuns l'appellent une discipline libérale, mais son véritable nom pourrait bien être l'indiscipline difficile, l'éducation l'est' plus ènles conditions créées par l'interest si difficile qu'on semble avoir
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rec ulé jusqu'ici même devant un simple essai ; car en l'état actuel, le régime des lycées n'est pas une forme de l'éducation, c'en est l'absence ou la négation. Dans ces de rniers temps, sous la pression de l'opinion pu blique, on s'est décidé à nommer une « Commission pour l'étude des améliorations à introduire dans le · régime des établisseme nts d'enseignement secondaire. » ·Cette commission a rédigé plusieurs rapports qui ont été suumis au Conseil supérieur. Sur la lecture et après la discussion de ces rapports, le Conseil supérieur a adopté certaines propositions qui ont pour but de rendre la discipline des lycées plus libérale, plus souple et plus vraiment éducative. Ces propositions ont été aussitôt transformées en mesures, et ces mesures sont, croyons-nous, dès maintenant appliquées. Da ns le nombre, il en est qu'on ne peut qu'ap· pro uver; mais il en est aussi dont l'efficacité peut paraître douteuse et dont les effets pourraient être fâcheux. Il n'y a qu'avantage, ce semble, à adoucir les exigences d'une discipline qui n'est point et ne peut pas être une discipline militaire, encore qu'elle doive préparer les jeunes gens au service qui les attend à la sortie du lycée. Le régime du lycée doit, autant que possible, se rapprocher du régime de la fam_lle. Il n'y a donc pas grand inconvénient à i laisser les élèves causer dans les mouvements
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èt au réfectoire; on aura du bruit sans doute, mais le bruit n'est pas le désordre et on peut empêcher qu'il ne tourne en vacarme; vraisemblablement les élèves apprendront à user de cette liberté pour ne pas s'exposer à la perdre. Quant aux exercices gymnastiques, ils ne nous semblent pas comporter la même liberté; il y a des exercices d'ensemble qui veulent le silence; il y en a même d'individuels que le grand bruit trouble ou gêne ; c'est au maître à ·voir ce qu'il peut permettre et ce qu'il doit interdire. Supprimer les punitions qui condamnent l'élève à l'immobilité ou le privent de l'exercice nécessaire à sa santé, nous paraît aussi une bonne mesure ; il en est de même de la supp·ression du pensum en tant que punition pu rem en t ina térielle. Ce n'est point par ces suppressions que ce premier essai de réforme disciplinaire se recommande à l'attention; c'est plutôt, c'est surtout par IE's restrictions qu'il apporte au droit de punir, tel que professeurs et maîtres répétiteurs l'ont exercé jusqu'ici. Il y a là quelque chose d'assez grave et d'un peu inquiétant : c'est d'une part un accroissement considérable de l'autorité administrative et de l'autre une diminution sensible de l'autorité du personnel enseignant et surveillant. Désormais les maîtres répétiteurs ne doivent punir que par des notes qui sont ensuite soumises au surveillant général, nu censeur
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ou au proviseur. Des notes, c'est quelque chose sans doute, mais cela peut n'être que peu de chose et même rien du tout. Si la note a une valeur purement morale, son efficacité dépend uniquement du caractère et de l'ascendant de celui qui la donne; comme elle n'est qu'une marque de désapprobation, elle ne produit d'effet qu'autant qu'elle vient d'un homme dont on craint le jugement, ce qui n'est pas le cas. Si la note au contraire a une valeur matérielle, si elle doit se transformer en punition, alors elle est en réalité une punition, et le maître punit. Mais il n'en sera probablement pas ainsi ; l'échelle des mauvaises . notes ne répondra pas exactement à une échelle de nitions, et ce sont les surveillants généraux, censeurs et proviseurs qui seront juges et décideront. Nous ne savons si à l'aide de simples notes les maîtres répétiteurs parviendront à maintenir l'ordre dans les études ; ce qui paraît certain, c'est que leur part d'autorité reste très amoindrie, et que leur tâche qui n'était pas facile devient plus difficile encore. Réduits à la mauvaise note, comme seul moyen disciplinaire, il est à craindre qu'ils n'en abusent et si, soumises à l'appréciation des survJillants gé néraux et des censeurs, ces notes sont adoucies, ou si elles demeurent sans effet, que deviendra le peu d'autorité qui reste · aux maîtres? Ce caractère en quelque sorte provisoire
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et incertain des punitions données par eux laissera toujours dans l'esprit des élèves • un espoir d'adoucissement ou d'annulation qui n'est pas de nature à les rendre plus dociles. Il est à croire aussi qu'ils n'en deviendront pas plus respectueux ; car dans ce système de discipline à deux degrés, dans ce partage inégal du pouvoir disciplinaire, ils verront, non sans quelque raison, une marque de défiance à l'égard des maîtres. Que ceux-ci aient parfois usé indiscrétement 011 abusé du droit de punir, cela n'est pas douteux: la question est de savoir si en voulant régler l'usage d'une autorité nécessaire, on ne l'aura pas trop affaiblie, et si le remède n'aura pas été pire que le mal. ~es mesures prises à l'égard des professeurs sont de nature à causer les mêmes craintes. Désormais les diverses peines encourues pendant la classe ne doivent plus être prononcées qu'à la fin de la classe. Nous croyons comprendre les raisons qui ont suggéré cette suspension ; mais elle ne nous paraît pas sans inconvénients.L'on a voulu sans doute mettre en garde les professeurs contre leurs propres entraînements et leur laisser le temps de réfléchir et de se calmer avant de punir ; peut-être aussi a-t-on voulu éviter le trouble que jettent dans la classe les punitions qui l'interrompent et lui donnent quelque chose de désagréable. Outre que l'immense majorité des professeurs pouvait se passer .de ces précautions,
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nous ne voyons pas comment, dans bien des cas, le professeur pourrait attendre et s'abstenir. S'il s'agit d'une leçon mal sue ou d'un devoir mal fait, passe encore: mais si un élève se dissipe ou fait du bruit, il faut bien le rappeler à l'ordre; et s'il se per1net une impertinence, une insolence, il nous parait bien difficile de se borner à lui répondre: « Monsieur, nous réglerons votre compte à la fi n de la classe. » Ce renvoi de la punition la rendra-t-il plus éq uitable et plus efficace? Il y a entre la faute et la peine un lien étroit, comme celui qui unit l'effet à la cause; une suspension n'est-elle pas de nature à change r le rapport ? la punition ne sera-t-elle pas tantôt trop _légère et tantôt trop rigoureuse, suivant les caractères? Le professeur fera connaître la note qu'il donne, mais non la punition; l'élève restera donc pendant une ou deux heures dans l'ince rtitude et dans la crainte ; cette préoccupation ne ·sera-t-elle pas une distraction? et sous le coup de la punition qui le menace, l'élève sera-t-il plus attentif? Quand on Il!; punit pas sur l'heure, il semble que par là même on renonce à punir. Si l'élève ne perd rien pour attendre, ce qui arrivera plus d'une fois, son mécontentement n'en sera que plus vif. Il quittera la classe avec un sentiment de colère et de rancune qui s'exhalera dans la liberté des récréations.
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Et si, après s'être bercé de l'espoir qu'il en · était quitte pour une simple note, il voit arriver la punition différée, cette désagréab.l e surprise ne lui sera-t-elle pas plus pénible encore? Lorsque la punition tombe sur la faute, l'élève, qui sè sent coupable, se résigne; mais quand elle vient en retard et à froid, la résignation lui est moins facile. Cette petite innovation d'une couleur philosophique et d'une valeur problématique en amène une autre d'un caractère plus net et d'un effet plus certain. Le proviseur pourra, dans tous les cas, lever ou réduire une punition, après en avoir conféré avec le professeur. Celui-ci devra désormais consigner sur un registre spécial, visé chaque semaine par le proviseur, toutes les punitions données en classe, de quelque nature qu'elles soient. C'est là, croyons-nous, une grave atteinte portée à l'autorité nécessaire aux professeurs. Le vrai juge d'une faute est le professeur devant qui et contre qui la faute a été commise; lui seul en peut bien apprécier le caractère et la portée-. Il y a mille circonstances qui accompagnent la faute et qui en augmentent ou en atténuent la gravité, comme le moment, le lieu, le ton, l'attitude, le geste etc. De ces circonstances, on juge mal de loin et ailleurs. Pour punir comme il convient, il faut avoir vu et entendu. De plus l'autorité du professeur risque d'être ébran lée, si les élèves ne sont et ne de-
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meurent convaincus qu'il est leur maître, et que ce qu'il a fait est fait et bien fait. Donner aux élèves une sorte de droit d'appel, c'est leur offrir un appui contre le professeur, c'est les pousser à l'indocilité; astreindre le professeur à consigner sur un registre toutes les punitions qu'il donne, même les plus légères, les plus insignifiantes, c'est lui témoigner de la défiance, c'est le mettre dans une sorte de tutelle, c'est l'amoindrir dans l'opinion des élèves, c'est le blesser dans sa dignité. Il faut prendre garde .q·ue des mesures, prises dans l'intérêt des élèves, ne paraissent prises contre les professeurs; il y a là beaucoup plus à perdre qu'à gagner. Autant l'intervention du proviseur dans les cas graves, et par suite exceptionne1s, paraît utile et légitime, autant ce contrôle permanent, incessant, minutieux paparaîtra, excessif, inutile et peut-être dangereux. Cette concentration de l'autorité disciplinaire pourrait bien être préjudiciable à la discipline elle-même et par suite aux études. Elle peut enhardir les élèves, accroître les exigences des parents, et surtout elle doit avoir pour effet de désarmer, d'inquiéter, de désorienter les professeurs. L'ennui de voir leurs moindres actes épluchés, la crainte de voir leurs punitions levées ou réduites, les détournera de punir; le travail des élèves, qui dans l'incertitude de toutes les choses scolaires, · a déjà diminué, diminuera encore, et le respect des maîtres et des professeurs, ce senti-
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ment qui est à la fois le principe et le fruit de l'éducation, n'en sera pas accru. Il ne faut pas oublier que dans le système actuel, le professeur est tout pour l'élève, le proviseur n'est rien ou . peu s'en faut. L'élève voit le proviseur de loin en loin, il l'entend parler une ou deux minutes par semaine ou par quinzaine, tandis qu'il passe quatre ou cinq heures en classe tous les jours'. Le professeur est sinon la seule, au moins îa plus grande influence morale du lycée; cette influence, on doit craindre de l'affaiblir. On s'est mal · trouvé d'avoiraccompli les réformes scolaires sinon contre, du moins sans l'avis du corps enseignant; si l'on en use de même en fait d'éducation, il est à présumer qu'on ne s'en trouvera pas mieux. Le contrôle des punitions données à des centaines d'élèves, s'il pouvait être réel et sérieux, serait absorbant; un proviseur a mieux à faire. Qu'il laisse au professeur la part de responsabilité qui lui revient; qu'il s'occupe un peu moins du menu détail de la classe et un peu plus de la conduite des élèves hors des classes. On a de la peine à concevoir ce professeur qui m'ose plus punir, qui garde ses punitions comme une chose qu'on ne doit pas faire voir, qui se demande sans cesse s'il sera approuvé ou désavoué. En vérité, dans un tel ordre de choses, c'est le professeur qui prend la place de l'élève; c'est lui qu'on corrige et qu'on punit. On ne veut pas que les élèves
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soient réprimandés devant leurs camarades, et l'on punit moralement le professeur au vu et su de ses élèves. Comment le Conseil supérieure a-t-il pu adopter des mesures de ce genre? Vont-elles au but qu'on se propose? Rendront-elles la discipline des lycées plus libéraleet plus vraiment éducative? Une discipline libérale, est, pensons-nous, celle qui laisse à l'élève une large part de liberté, celle qui lui permet de commettre certaines fautes sans encourir de punitions, celle qui à la sanction · pénale substitue le plus souvent une sanction purement morale, comme le jugement des maîtres et le témoignage de la conscience. Cette discipline libérale est certainement éducative, puisqu'elle pèrmet à l'élève de se conduire I ui-même, par des motifs étrangers à la crainte; mais le succès en est-il certain ? estil seulement probable dans un établissement d'instruction publique ? Si l'on accorde à l'élève plus de liberté, si on lui lédsse le soin de se conduire, si l'on accroît sa responsabilité, c'est à ses risques et périls; car cette liberté, il faut s'attendre à l'en voir abuser. Quelques-uns sans doute en feront un bon usage, mais les autres, mais le plus grand nombre, en useront à leurs dépens plus qu'à leur avantage.Un père de famille peut accorder à son fils plus ou moins de liberté, il est responsable à ses propres yeux, et s'il a été imprudent ou aveugle, il ne saurait s'en pren-
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dre qu'à lui-même. Mais dans un internat, sur qui pèse la responsabilité? Si un élève travaille mal, si, le moment venu, il échoue à ses examens, si par suite son avenir est compromis, à qui s'en prendra le père de famille? assurément ce n'es.t .pas à lui-même. Il fera des reproches à son fils, mais au fond, c'est le lycée qu'il accusera. Et son fils lui-même regrettera la liberté qu'on lui aura laissée; lui aussi il accusera ses maîtres, « Si l'on . m'avait fait travailler, dira-t-il, je n'aurais pas manqué mes études.» Un enfant n'est pas un homme; l'on ne peut le traiter en homme, ni le ren.d re arbitre de son sort. Son âge, son inexpérience, son imprévoyance, ne permettent pas de lui laisser la responsabilité de sa destinée; il a le droit d'être soutenu contre lui-même. A la sortie du lycée, les jeune~ gens deviennent libres et l'on sait si cette liberté tourne toujours au profit des études et des mœurs. On ne doit donc dispenser la liberté à des enfants, à de jeunes garçons, à des adolescents, que dans la mesure où cette liberté ne saurait leur causer des dommages irréparables. Le dosage de la liberté est le grand art de l'éducation, mais les conditions de l'internat, les exigences des études, le rendent singulièrement difficile, sinon tout à fait impossible. D'une manière générale, la liberté doit suivre le progrès de l'âge et par conséquent de la raison; encore ne faut-il pas oublier que les passions se dé-
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veloppent en même temps que la ;aison, et qu'il devient moins facile au jeune homme qu'à l'enfant de se bien conduire. Cependant la discipline doit se détendre. à mesure que l'enfant grandit et sa part de responsabilité dans sa propre éducation doit aller grandissant. On pourrait donc, dès la division moyenne, et surtout dans la division supérieure, laisser s'accroître le nombre d.es fautes dont la punition serait purement morale, des leçons mal sues, des devoirs négligés; mais il faut que les élèv·es sachent bien dans quel but on leur accorde une liberté croissante, qui pour eux est à la fois une condition de progrès moral et un danger; il faut qu'ils voient là un système d'éducation et non une preuve de · faiblesse ou d'indifférence; il faut .surtout que les parents soient bien avertis, qu'ils sachent quelles peuvent être les conséquences d'une liberté accrue et qu'on leur ôte ainsi le . droit de se plaindre par la suite et de récriminer. Pour l'application de ce système, il n'est nullement besoin de retirer aux maîtres le droit de punir, ou d'en soumettre l'exercice à des conditions presque humiliantes ; il suffit de décider quelles sont les fautes qui resteront impunies ou dont la punition sera une simple note ou un mot de blâme. Si les professeurs se montrent sévères, ce n'est point par plaisir, c'est par devoir, c'est qu'ils se sentent responsables; si l'on veut diminuer leur responsabilité en augmentant celle des
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élèves, or. ne rencontrera pas plus de résistance d'un côté que de l'autre.
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On garde dans les lycées des élèves qui en sont le fléau et la honte; exemples d'indiscipline constante, de paresse incurabl_ de core, ruption précoce et contagieuse. Si quelque administrateur veut fair·e son devoir et rendre à leurs familles ces hôtes dangereux, alors paraît quelque personnage influent, il parle, l'élève reste, et c'est la discipline qui s'en va avec la dignité des maîtres. La commission des réformes demande qu'on élimine résolument les enfants qui se montreront réfractaires à la discipline nouvelle; il faut se réjouir de ce symptôme de fermeté. Mais est-ce surtout dans les petites classes qu'il faut prodiguer les éliminations? Nous ne le pensons pas ; on doit laisser à l'enfant le temps de montrer ce qu'il est et ce qu'il peut être. C'est quand l'épreuve a duré, qu'il faut se montrer sévère ; et c'est surtout quand l'enfant, arrivé à la crise de la p·uberté et devenu vicieux, peut gâter les autres. Chez les jeunes enfants, l'indiscipline n'est souvent que légèreté. Combien d'entre eux, qu'on tenait pour indisciplinables, sont devenus plus tard des élèves modèles ! qu'on élimine donc résolument, mais non prématurément.
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Le jour où l'on aura décidé que :- lorsque les professeurs réunis en conseil ont déclaré un élève incapable ou indi gne, cet élève doit être rendu à sa famille , ce jour-là, la discipline des lycées et collèges sera fondée; l'on a ura relevé l'autorité des professeurs et rendu service aux études. Mais, nous dira-t-on, les élèves renvoyés iront dans les établissements r ivaux. Ce n'est point là une objection, ce serait plutôt une raison. La réputation des établissements de l'Etat ne peut que gagner à ces éli minations nécessaires; le renvoi des mauvais élèves aurait pour effet certain d'attirer les bons. Quand on saura, à n'en pouvoir douter, qu'on ne tolère plus ni l'incapacité ni l'inconduite, la confiance des .familles renaîtra; la qualité des élèves, et vraisemblablement, le nombre iront en augmentant. Mais par ces temps d'utopies disciplinaires et <l 'anémie administrative, on ne peut guère espérer une mesure aussi ferme et au~si sensée.
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La consputation est définitivement entrée dans les mœurs de la jeunesse studieuse ; parti des rangs les plus élevés, l'exemple est rapidement descendu jusqu'aux derniers degrés de l'échelle scolaire ; les étudiants en pharmacie ay ant conspué jusqu'à extinction de voi x et non sans succès un directeur qui n'était plus de leur goût, les petits lycéens 5
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se sont piqués d'honneur,et se sont mis à conspuer. Un beau jour on a vu un long monôme de lycéens en herbe se diriger vers la rue de Grenelle St-Germain, et saluer l'avènement d'un nouveau ministre par une consputation des mieux nourries. Il faut reconnaître que ce ministre novice avait été bien mal inspiré; ne s'était-il pas permis, sans avoir au préalable obtenu l'agrémentdes intéressés, de raccourcir d'un ou deux jours un congé traditionnel? Du reste ce malencontreux Ministre a racheté son imprudence par une douceur exemplaire; il a laissé les conspueurs s'égosiller tout à leur aise, et les plus enragés en ont été quittes pour un simple enrouement. C'est par le pardon des injures qu'on prévient de nouvelles offenses. Aussi, tout récemment, vienton de voir un second monôme reprendre pour une cause semblable le chemin de la rue de Grenelle, et porter à un autre ministre aussi mal inspiré des hommages aussi flatteurs.
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Déjà la consputation ne suffit plus à la jeunesse ; ce procédé un peu enfantin est abandonné à l'enfance ; les hautes études commerciales ont trouvé plus et mieux. Les . monômes autrefois gais et inoffensifs sont devenus agressifs et sauvages; on casse les vitres, on rosse les cocheJ"S, et quand l'autorité se montre dans la personne d'un agent de la paix, on la roue de coups, on la roule
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par terre, et si, ce qui arrive, l'agent porte la médaille militaire, on lui arrache sa médaille et on la foule aux pieds. Voilà où mènent les hautes études commerciales! L'exemple est donné; après les sergents de ville, viendra le tour des maîtres; c'est un progrès tout indiqué.
Rien n'est plus attristant dans la jeunesse que la précocité du scepticisme, le mépris de l'autorité et une indifférence railleuse pour tout ce qui est noble et grand.
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Ceux qui ont observé de quels yeux les ouvriers et les femmes du peuple regardent passer les étudiants avec leurs étudiantes au bras, ceux-là comprendront quelle peut être la part des mœurs dans la question sociale; il n'y a pas d'exagération à dire que ces regards sont chargés de mépris. Les étudiants, c'est la bourgeoisie qui les donne; mais les étudiantes, c'est le peuple qui les fournit.
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��DEUXIÈME PARTIE
ENSEIGNEMENT
I
MENUES PENSÉES
L'enseignement n'éclaire que s'il échauffe; sans chaleur il ne produit pas de lumière.
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Il faut que l'enfant sente un homme dans le professeur: le véritable maîtr.e n'est pas un esprit, c'est une âme.
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La meilleure école est celle où le maître s'instruit encore plus qu'il n'enseigne.
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Le meilleur maître est celui qui enseigne le moins. Il faudrait que l'on quittât la table avec la faim, et l.'école avec l'appétit du savoir. Tout ce qu'on fait de bien porte en soi sa récompense ; celui qui enseigne bien a du plaisir à enseigner et à se voir compris et goûté; celui qui enseigne mal souffre à la fois et de son insuffisance et de l'indifférence des enfants. L'enseignement perd en profondeur ce qu'il gagne en étendue. Pas plus en enseignant qu'en marchant on ne peut faire deux pas à la fois.
Regratteurs de manuscrits, rapetasseurs de textes, rebouteurs de phrases, éplucheurs de mots : fléaux de l'enseignement.
Quand le vrai maître parle aux enfants, c'est comme quand la ménagère jette du grain; tous d'accourir et de becqueter.
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Un maitre doit se faire une idée aussi exacte que possible de la valeur de ses élèves, et chaque fois qu'il interroge l'un d'eux, mesurer ses exigences au degré d'intelligence qu 'il lui a reconnu ; c'est pour lui le plus sûr moyen d'être juste et de rester calme.
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On ne doit pas pour quelques traînards suspendre ou ralentir la marche du corps de l'armée ; il en est de même d'une classe.
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On se donne beaucoup de mal pour enseigner prématurément aux petits enfants ce qu'ils apprendraient mieux et sans peine une fois l'heure venue.
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Les deux écueils de l'enseignement sont la substitution du maître à l'élève et la substitution de l'élève au maître; ou le maître seul parle, ou l'élève parle seul. Une classe doit se faire à deux ; l'art consiste à réserver à chacun la part qui lui revient ; or cette part varie suivant la nature des sujets; tantôt celle de l'élève augmente et tantôt celle du maître. Le difficile est de trouver la juste mesure.
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Il ne faut pas rompre prématurément les intelligences au mécanisme des démonstrations géométriques ou algébriques; cette gymnas-
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tique automatique et rude les dessèche plus qu'elle ne les fortifie. Les études sont comme les voyages en diligence ; chaque classe est un relais: arrivé au bout du relais, le postillon dételle et revient prendre une autre voiture et d'autres voyageurs; ainsi, au bout de l'année , le professeur passe ses élèves au professeur qui les attend et revient en chercher d'autres pour les conduire au même point. Il s'est'. fait dans ces derniers temps un vigoureux effort pour ralentir et régler le mouvement instinctif qui emporte l'esprit français vers l~s généralisations précipitées, . et pour l'assujettir à l'étude méthodique et patiente des faits et des phénomènes. Mais cet effort à son tour doit être modéré, car il conduirait vite au dédain des idées abstraites et à la matérialisation de l'enseignement. L'enseignement moral demande plus de moralité que de savoir. La vertu est une flamme, et celui qui ne brûle pas, aura beau disserter sur les propriétés du feu, sur les manières de l'allumer, sur les aliments dont on doit le nourrir; il aura enseigné doctement à faire le feu, il ne l'allumera pas.
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On introduit prématurément les filles dans un monde d'idées où elles ont plus à perdre qu'à gagner. Ce n'est pas sans répugnance et sans crainte qu'on voit le squelette ou l'image du squelette exposé dans une école de filles ; ce n'est point là un objet à tenir sous leurs yeux. On leur fait compter et nommer les os des pieds à la tête et de la tête aux pieds; arrivé à un certain point, le professeur fait un crochet ; mais ni les yeux ni l'imagination ne le suivent; l'esprit scientifique développe une curiosité qui s'accommode mal des lacunes et des réticences ; elle veut connaître ce qu'on montre et surtout ce qu'on ne montre pas.
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L'enseignement dit spécial n'a rien de spécial; c'est un enseignement secondaire de seconde qualité. L'enseignement secondaire, c'est l'enseignement cellulaire; chaque professeur reste confiné dans sa classe ; s'il a une bonne méthode, elle est pour lui seul ; il ne tire rien de ses collègues, il ne leur prête rien.
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Dans un temps où l'Europe se partage le monde, et où l'avenir des Etats semble lié à la grandeur et à la prospérité de leurs colonies, nous· n'avons rien dans notre enseignement qui soit de nature àdévelopper 1 à seconder le
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mouvement colonisateur; rien qui tourne l'esprit vers ces perspectives lointaines ; rien qui stimule l'esprit de curiosité et d'initiative ; rien ,qui puisse susciter des vocations, créer ces courants nécessaires qui emportent la jeunesse vers les long~ voyages et les explorations fécondes, d'où elle revient un jour riche d'informations et mûre pour les entreprises difficiles et les établissements durables.
Est-ce que tous ces riens philologiques dont on fait tant d'état valent une belle pensée, un beau sentiment? La menue critique à la mode, celle qui pique les points et les virgules, qui épluche les textes, qui dissèque les mots, qui met à nu leurs racines, qui les suit dans leurs métamorphoses, a fait aux textes consacrés mille petites incisions par où s'écoulent la vie et l'âme de l'enseignement littéraire. On tra- · vaille sur les chefs-d'œuvre comme sur des cadavres. Grâce à la philologie, à la linguistique, à la phonétique, à la grammaire historique, l'enseignement littéraire a pris dans lès lycées et dans les écoles une couleur, un vernis scientifique; mais les lettres en souffrent, et la grammaire elle-même, et l'orthographe aussi ; on apprend l'histoire des mots, leur origine, leur formation, leurs transformations, leurs déformations, que sais-je ?tout ce qui est secondaire, accessoire, mais c'est au-
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tant de pen;lu, ou peu s'en faut, pour le principal, Et puis toute cette menue science de lettres, de syllabes, de racines, de préfixes, de suffixes, est en somme une maigre nourriture pour l'esprit de la jeunesse. Le grand mal de cet enseignement' sec et curieux, c'est qu'il sacrifie le fond à la forme, la pensée au mot, la proie à l'ombre. Pendant qu'on tourne et retourne les mots, qu'on les décompose et recompose, qu'on les coupe ~t les découpe, le sentiment se glace, la vie, l'âme, la pensée s'échappe et s'évanouit. Tous ces procédés analytiques, prématurément et immodérément appliqués, dessèchent l'admiration et a troph ien t le sens esthétique ; et d'un enseignement autrefois élevé, vivifiant, fortifiant, il ne reste que rognures, détritus et poussière. Ajoutons que ces études stériles, portant presque exclusivement sur des formes concrètes, n'exigent aucun de ces efforts qui fécondent l'intelligence, et qu'elles sont le triomphe des esprits les plus· froids et les plus bornés.
La psychologie, psychologie; elle, Jamais on n'a tant temps où l'on ne l'âme!
la psychologie et encore la toujours elle, elle partout. étudié l'âme que dans un croit plus à l'existence de
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Psychologie de l'enfant, psychologie de l'adulte, psychologie de la femme·,psychologie des bêtes, 1 sychologie des plantes; eh ! mon 1 Dieu, pourquoi pas? parmi les plantes il y a bien des sensitives.
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Les fils et filles de paysans font de la psychologie dans les Ecoles normales primaires; les filles des bourgeois en font dans les lycées ; les artistes dans Jeurs ateliers, les savants dans leurs laboratoires, les philosophes dans leur cabinet ; mais ils sont bien distancés, les philosophes! l!= psychologue par excellence; c'est le héros du roman contemporain, c'est le Disciple de P. Bourget, c'est f. Bise de J. Loucey; celui-là passe sa vie en dedans de lui-même, penché sur son moi, à observer, à analyser ses sentiments, ses sensations. S'il sort de son moi, c'est pour étudier le m·oi des autres; il n'y épargne rien, il veut voir et sa voir à tout prix. Autrefois les héros dt: roman séduisaient les femmes pour leur plaisir; fi donc! aujourd'hui, ils séduisent pour là psychologie; la séduction, s'appelle une expérience psychologique. De quoi les femmes pourraient-elles se plaindre?
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DE LA PART FAITE A L'CN U.ê _,_ Ifi DANS LES RÉFORMES UNIVERSITAIRES
L'universit~ est un grand corps bien discipliné; l'autori _é n'y rencontre guère qe résist tance; mais s'il n'en est pas où l'on parle plus discrètement tout haut, il n'en est pas non plus où l'on parle plus hardiment tout bas. On s'y dédommage à petit bruit, par une entière liberté d'appréciation et par une certaine sévérité de jugement, des réformes qu'on désapprouve et des ministères qu'on subit. L'Université, qu'on disait autrefois fermée à toutes les influences extérieures, est aujourd'hui ouverte à tous les vents; elle, qu'on disait sourde ou qui faisait la sourde, maintenant elle a l'oreille au guet. Au moindre bruit venu du dehors, au moindre tressaillement, au moindre mouvement de l'opinion, la voilà qui s'émeut, elle ou pll).tôt ses chefs. Un ou deux journaux ont-ils parlé de surmenage,
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vite une commission, deux commissions, trois commissions ; on siège, on discute, on, pérore; on rédige et l'on vote des conclusions, des vœux, des résolutions. La panique de l'enseignement seeondaire gagne le primaire; là aussi on se remue, on s'assemble, on commissionne à outrance ; alors commence un nouveau surmenage, incontestable, celui-là, le surmenage des commissions. Quant à l'autre, celuj des élèves, après de longs et fastidieux débats, on commence à entrevoir qu'il pourrait bien n'être qu'imaginaire, et que la presse a fait, ce qui n'est pas rare, beaucoup de bruit pour peu de chose.
L'Université est restée jusqu'à ce jour à peu près étrangère aux réformes de l'Enseignement secondaire; non qu'elle ne s'y fût de bon cœur associée, mais parce elle n'a pas été appdée directement à y prendre part. Sans doute ces réformes ont été soumises à l'approbation du Conseil supérieur ; mais elles n'ont pas été élaborées par l'Université. Le Conseil supérieur est un corps savamment et symétriquement constitué ; on y trouve des représentants de toutes les formes de l'enseignement à tous ses degrés; mais la représentation de l'Enseignement secondaire .Y est d'une pauvreté extrême, un prof~sseur
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pour chaque matière d'enseignement plus pauvre encore est la représentation de l'Enseignement primaire 1 qui ne compte que cinq m embres. Du reste, le conseil eût-il été plus riche en représentants élus, que, limitée et réglementée comme elle l'a été et comme elle l'est encore, son action fût restée insigni.,. fiante. D'abord le Conseil est saisi brusquement de questions qui n'on t pas été préalablement soµmises à l'étude du corps enseignant ; en second lieu la durée des sessions est strictement fixée à J'avance et quelle que soit l'importance des questions à l'étude, cette durée ne dépasse guère la huitaine réglementaire; enfin et surtout le Conseil n'est pas appelé à délibérer sur le fond même des réformes, mais simplement sur les détails ; son initiative est réduite au droit à peu près illus,)ire d'émettre des vœux; ajoutons qu'il délibère à huis clos, que le procès-verbal de ses séances ne reçoit aucune publicité. Par la valeur et l'éclat des membres qui le composent, c'est un corps imposant et de belle apparence ; mais il est surtout décoratif; son rôle est plus que secondaire ; aussi recherche-t-on une place au Conseil supérieur plutôt comme un honneur que comme un moyen d'action. L'Université, ou si ' l'on veut, l'immense majorité des fonctionnaires qui composent ce grand corps, n'a donc pris qu'une part indirecte et insuffisante au travail de sa propre réorgan.isatioI).. Cependant aucune institution
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ne méritait mieux cette confiance et cet.honneur. Sans doute l'Université a ses traditions, son esprit, ses méthodes; elle y tient et non sans quelque raison; car il ne paraît pas qu'elle ait laissé descendre le niveau intellectuel de la nation ; par la forte et saine éducation littéraire qu'elle a donnée jusqu'à ces derniers temps, elle a maintenu aux lettres françaises leur ancienne supériorité; c'est avec les premières atteintes portées à cette éducation éprouvée qu.e coïncident les premiers symptômes de décadence. Bien qu'attachée à ses traditions, l'Université n'est pourtant ni entêtée ni routinière ; elle n'est point fermée aux influences extérieures; elle ne reste ni indifférente, ni étrangère aux questions qui s'agitent autour d'elle; chaque année des recrues nouvelles lui apportent quelque chose de l'esprit nouveau ; seulement elle ne changé pas à vue d'œil, elle se modifie lentement. Quelle raison aurait-elle de repousser des améliorations reconnues nécessaires? Elle n'est point liée par un Credo, elle n'est pas vouée à l'immobilité. Libre de tout engagement, son seul intérêt est l'intérêt du pays. Aussi, comme son œuvre est une œuvre de l'esprit, comme l'enseignement n'est point une affaire de pure discipline, comme il demande plus et mieux que la simple obéissance, il eût été bon et sage de faire appel à sa bonne volonté, à ses lumières, de la faire juge dans une question
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si grande, de la gagner, de la convaincre. Sorties d'une discussion libre et étendue, des réformes, même moins radicales, eussent été bien autrement fécond.e s; car en matière d'enseignement on n'applique bien que des réform_ s comprises et consenties. e Quelle force et quelle garantie de succès, si au lieu d'être imposées, ces réformes eussent été librement débattues et pleinement acceptées; si au lieu d'être dues à ,l 'initiative de qµelques esprits hardis, on eû1. pu les présenter comme le fruit d'un effort commun, comme une image de l'opinion dominante, comme le résultat d'une grande et sincè·re consultation! En tenant l'Université à l'écart, en ne lui réservant que l'application des innovations projetées, on allait manifestement contre l'esprit du temps et contre le caractère des institutions que le pays s'est données. Alors que partout ailleurs et dans toutes les questions on jugeait bon de dégager l'opinion cÎe~ majorités, de s'assurer l'adhésion et le concours du plus grand nombre, pour l'Université seule, on agissait au rebours, et c'était précisément au corps le plus compétent, le plus éclairé, qu'on refusait l'exercice d'un droit devenu presque le droit commun. Il y allait de l'avenir de l'Université, et l'Université n'était pas consultée. L'Enseignement primaire avait ses comices, ses conférences, ses congrès; on l'appelait à discuter ses propres affai".'
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res, on l'intéressait à ses destinées; seul l'Enseignement secondaire, tenu pour suspect, attendait en silence qu'd!n lui promulgàt sa charte nouvelle. C'était plus qu'une imprudence. Cependant l'organisation de l'Université se fût aisément prêtée à cette consultation désirable. Récemment instituées, les assemblées de professeurs pouvaient être saisies de la question des réformes. C'eût été une occasion unique de donner à ces assemblées la vie qui leur manque et qui leur manquera longtemps encore. Car les menues questions d'administration locale et les détails de réglementation les laissent en général assez indifférentes et n'offrent à leurs discussions que des aliments et un attrait par trop insuffisants. Au contraire une question comme celle des programmes les eût vraisemblablement arrachées à leqr indifférence; se sentant prises au sérieux, elles se fussent mises,sérieusementà l'œuvre. Leurs délibérations, conservées à titre de documents, eussent abouti à des conclusions, que des professeurs choisis par leurs collègues auraient reçu mission de défendre en un congrès: chaque lycée, chaque collège aurait eu ainsi sa voix à l'assemblée plénière. Si l'on répugnait à l'idée d'un congrès, dont les délibérations trop solennelles et les résolutions trop importantes auraient pu faire obstacle aux réformes, on pouvait par excep-
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tion confier aux Conseils académiques le soin de dépouiller les cahiers des assemblées de professeurs et d'en tirer sur chaque question, dans chaque académie, l'opinion de la majorité. Mais: nous dira-t-on, si l'on n'a point consulté l'Université, c'est que l'on préjugeait sa réponse, et que bien décidés à passer outre, les réformnteurs ont mieux aimé rencontrer une opposition inévitable mais tacite, que de provoquer une désapprobation formelle. Dans ce cas nous croyons qu'ils se sont trop défiés des professeurs et d'eux-mêmes. L'Université n'avait point de parti pris à l'endroit des réformes. En contact continuel avec les élèves, en relations fréquentes avec les familles, elle sentait bien qu'il y avait quelque chose à faire. Un débat public eût dissipé bien des doutes, affaibli des résistances; d'ailleurs une réforme sûre d'elle-même ne doit pas craindre la contradiction, elle a tout intérêt à en mesurer la valeur; elle puise dans cette épreuve nécessaire ou un surcroît de force et d'auto,rité, qui 1;n assure le succès, ou une défiance salutaire qui la préserve des erreurs irréparables.
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PREMIÈRE FORME DE LA RÉFORME. L'ENSEIGNEMENT SPÉCIAL
Qu'une réforme ou que des réformes fussent devenues nécessaires, la chose n'est ni contestée ni contestable ; mais en quoi devaient consister ces réformes? là est la question. La science était en progrès; l'importance de son rôle allait croissant: il fallait donc fortifier les études scientifiques. Stimulée, menacée par une concurrence ch-aque jour plus ardente et plus étendue, l 'industrie demandait . qu'on lui vînt en aide; il fallait lui préparer des auxiliaires plus instruits, mieux armés pour la lutte, mieux renseignés sur les conditions .nouvelles de la vie économique. Il en était de même pour le commerce que l'agrandissement des marchés, l'ouverture fréquente de d~bouchés nouveaux, la mobilité et la diversité des stipulations internationales, inquiétaient, troublaient, déconcertaient dans ses transactions ; de même aussi pour l'agri-
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culture, travaillée par des fléaux renaissants, appauvrie par le manque de bras, découragée par la concurrence étrangère. Voilà les besoins profonds, pressants, auxquels on avait à répondre; c'est l'enseignement scientifique, industriel, commercial, agricole qu'il fallait réorganiser, étendre, perfectionner. Quand parut l'Enseignement spécial, on put croire qu'il arrivait à point, comme le remède nécessaire, attendu. Son nom même semblait en indiquer le but, en marquer le caractère ; mais ce n'était qu'un nom sans la chose. Le créateur de cet Enseignement avait-il réellement voulu donner à la nation l'enseignement technique qui lui manquait, ou n'y avait-il là qu'une - erreur de dénomination, nous ne saurions le dire. Toujours est-il, qu'après quelques tâtonnements, quelques oscillations, l'Enseignement dit spécial s'orientait vers l'Enseignement secondaire, où il s'est définitivement établi à côté de l'Enseignement classique. Ce fut une déception doublement fâcheuse; d'abord parce que le service qu'on attendait du nouvel enseignement se trouvait indéfiniment ajourné ; en second lieu, parce que l'Enseignement dit spécial attaché aux flancs de l'Enseignement classique, allait commencer à exercer sur I ui une déplorable influence; il allait en fausser la notion, en altérer le caractère, en rabaisser le niveau. Èn attendant, le vide qu'on avait peut-être songé à combler, restait grand ouvert; et ni
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l'Enseignement primaire supérieur qui montait par en bas, et qui peut-être a fait remonter le spécial vers le secondaire, ni l'extension donnée dans quelques grandes ·villes à certaines écoles commerciales ou industrielles véritablement spéciales, n'ont rempli et ne pourront remplir la place considérable que la situation économique du pays assignait d'avance à l'Enseignemènt annoncé. Car l'Enseignement primaire supérieur, en prenant, comme il le fait chaque jour davantage, un caractère professionnel, fournira à la nation de bons ouvriers et de bons contre-maîtres, mais il ne lui donnera ni des industriels, ni des négociants, ni des agriculteurs. Quant à l'Enseignement spécial, après avoir trompé l'attente qu'il avait fait naître, a-t-il au moins rendu quelque signalé service, a-t-il rempli quelque grande mission ? Nous voudrions le croire, mais nous en doutons.Quelle est donc la pensée qwi l'a fait dévier dès sa naissance, et qui lui a fait prendre une direction inattendue? A lire le rapport présenté au Conseil supérieur de l'instruction publique au nom de la comrµissron de l'Enseignement spécial (Juillet 1881), il semble, au premier abord, que cet Enseignement n'ait pas encore changé de caractère, et qu'il veuille prendre sa véritable voie. En effet, « La réorganisation de l'Enseignement spécial, dit le rapporteur, intéresse une partie considérable de notre population
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scolaire, celle qui n'aspire point aux professions dites libérales, mais qui peut à sa manière,dans les carrières que lui ouvrent l'agriculture, l'industrie et le commerce, servir et honorer le pays. » Ces prémisses semblent devoir aboutir comme conclusion à la constitution d'un enseignement agricole, industriel et commercial. Il n'en est rien, et la pensée de la commission ne tarde pas à se dégager des mesures qu'elle propose. L'Enseignement spécial devra comprendre trois divisions ou trois cours ; comme le cours élémentaire est le même que celui de l'Enseignement classique, c'est dans les cours moyen et supérieur qu'il faut chercher le but et l'esprit du nouvel enseignement. Remarquons tout d'ab9rd que le cours moyen est de trois années, et Je supérieur de deux seulement. Cinq années · d'études suffisent donc à conduire au baccalauréat de l'Enseignement spécial; encore le baccalauréat n'est-il proposé qu'à l'élite des élèves, et la commission prévoit que le plus grand nombre se contentera du certificat d'études, qui se délivre à la fin du cours moyen. « D'une part, conserver à l'Enseignement spécial son caractère propre et sa direction normale ... de l'autre combler, dans la mesure du possible, la distance qui le sépare à présent de l'Enseignement classique, telle est, dit le rapporteur, la pensée à laquelle ont obéi et ceux qui ont proposé et ceux qui ont revu les
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programmes de l'Enseignement spécial ; tel estle problème dont ils ont cherché la solution. » Ainsi qu'on le voit, la première .pensée s'est accrue d'une seconde ; il y a maintenant deux pensées, il y a double but; l'enseignement. nouveau doit conserver son caractère propre, c'est-à-dire rester spécial, et il doit en même temps devenir secondaire, du moins, autant qu'il sera possible. Spécial, le nouvel enseignement avait vraisemblablement voulu l'être, mais il ne l'avait pas été et il ne faisait rien pour le devenir; les quelques notions de comptabilité et de législation commerciale portées aux premiers programmes et conservées dans les seconds n'avaient pu et ne pouvaient évidemment suffire à lui imprimer ce caractère ; secondaire, il cherchait à l'êtr!'; et on l'y aidait, avec plus de bonne volonté peutêtre et de complaisance que d'habileté. Toutes les marques d'intérêt qu'on lui prodiguait à l'envi avaient pour effet ina'ttendu de le déprécier; en s'efforçant de le servir, on ne réussissait qu'à lui nuire, et ceux-là même qui . voulaient en faire l'éloge en faisaient involontairement la critique. Les avocats de ce malencontreux enseignement semblent toujours plaider _les circonstances atténuantes. Le rapport même, auq~1el nous venons de faire des emprunts, est à ce point de vue d'une lecture bien instructive et quelque peu récréative.
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« Les élèves de l'Enseignement spécial n'ont, dit-il, ni l'ambition, ni le loisir de suivre jusqu'au bout les études patientes et délicates d'où sortent les lettrés et les érudits ... » .:__ « Le moment est venu de le relever, de le ranimer, de réviser ses programmes, de le recruter dans des cqnditions plus favorables, de l'établir enfin à c6té de l'enseignement classique, dans le rang auquel il a droit. » On adopte un plan nouveau, celui des trois cours, « pour empêcher les désertions fâcheuses que l'ancien système·(celui des cercles concentriques) facilitait et semblait encourager.» - « Le premier cours peut suffire aux élèves qui veulent entrer le plus t6t possible dans les carrières auxquelles conduit naturellement l'enseignement spécial. » - Il ne s'agit pas seulement « de munir les élèves de notions pratiques et immédiate.ment utiles, mais aussi de leur donner un peu de cette culture désinté'ressée et supérieure qui est le but et 'l'honneur de l'Enseignement secondaire. » - Le seul moyen de relever un enseignement si digne d'intérêt (le spécial), c'était de placer au somtnet de -ses études un diplôme considéré ... Que si la séduction de ce titre est telle qu'il attire vers l'Enseignement spécial une bonne part du contingent classique, les humanités seront ainsi allégées de tous ceux qui actuellement sy attardent et sy traînent sans résultats. » « Souvenons-nous d'ailleurs que l'ensei6
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gnement spécial prépare, par définition en quelque sorte, à des professions qui n'ont point d'attache officielle .... ». - etc. etc. Il n'y a rien dans tout cela qui soit précisément flatteur pour l'Enseignement spécial; ses clients sont pressés ; ils veulent arriver vite aux carrières qui les attendent; beaucoup s'en vont chemin faisant, ils désertent; ils ne sont point faits pour les études patientes et délicates, pour cette culture désintéressée et supérieure dont on voudrait pourtant leur donner quelque chose. L'Enseignement spécial débarrassera le classique des médiocrités qui l'encombrent et l'alourdissent. Né d'hier, déjà il a besoin d'être relevé, ranimé, recruté dans des conditions meilleures. Qu'est-ce à dire en somme, et quelle est la vérité qui apparaît clairement sous ces témoignages un peu accablants d'intérêt et de sympathie? Cette vérité c'est que l'enseignement spécial est un enfant d'une santé chétive, un enfant mal baptisé, qu'on destinaH d'abord à une carrière modeste, et qu'on achemine ensuite, qu'on pousse bon gré mal gré vers une carrière pl us haute et de pl us glorieuses destinées. On a pour cet enseignement plus d'ambition que n'en comporte sa nature et qu'il n'en montrait lui-même. Les élèves lui manquent : on s'ingénie à lui en procurer, on détourne vers lui une partie du courant classique; ses élèves le quittent en route, ils s'arrêtent à toutes les stations: pour les retenir
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on leur offre l'appàt d'un baccalauréat plus accessible et plus voisin. Bien plus, on QUblie que « l'enseigneme1ü spécial prépare par définition à des professions qui n'ont point d'attache officielle, » et le nouveau baccalauréat créé, on s'empresse de lui ouvrir l'accès du plus grand nombre possible de fonction$ publiques. Enfin, comme pour forcer l'opinion, qui se montre rebelle, au mépris de toute justice, on décrète l'égalité des traitements dans les Enseignements classique et spécial, malgré l'incontestable inégalité des ép reuves professionnelles. On a donc tout fait, le possible et l'impossible, pour mettre sur le même pied deux enseignements dont l'un est si évidemment inférieur à l'autre ; on a blessé au vit le sentiJnent de la justice et mécontenté profondément le corps entier des professeurs de l'Enseignement classique. Il était difficile d'aller plus loin, à moins de décréter la supériorité de l'Enseignement spécial,c'est un dernier pas qui restait à faire. Le rapport présenté au Conseil supérieur à la fin de l'année 1889 par la Commission pour « l'étude des améliorations à introduire dans « le régime des établissements d'enseignement « secondaire » nous montre qu'on n'a guère changé d'opinion sur la valeur de l'enseignement spécial, mais qu'on n'en persistera pas moins à le maintenir en le développant. Le rapport fait la critique du nom, « nom fà.
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cheux, qui donnait à cet enseignement je ne sais quel air professionnel ; » mais il nous paraît attribuer à ce nom plus d'importance qu'un nom n'en saurait avoir: «delà en partie la situation inférieure, de cet enseignement dans les lycées, où beaucoup _ le trouvaient ne pas à sa ·place. » Mais sa critique s'arrête au nom, et il passe à l'éloge de la chose. « Les conditions budgétaires, dans lesquelles on opérait, ne permettent d'appeler faute rien de ·ce qu'on fit alors pour réorganiser, en le dédoublant, l'enseignement secondaire. » Ainsi la création de renseignement spécial aurait été une réorganisarion et un dédoublement de l'enseignement secondaire ; deux mots nous sembleraient plusjustes, doublure et désorganisation. ~ On fit ce qu'on put, ajoute le rapport, on ji.t m ême l'impossible ; et plus on relèvera d'imperfections dans la création nouvelle, plus il faudra convenir qu'elle avaiti donc bien sa raison d'être ; car, au bout de trois ans, elle vi'1ait si bien que ni la chute du m:nistre, ni les désastres publics, ni la tiédeur et parfois l'hostilité du pouvoir ne l'empêchèrent de subsister intacte ... » On ne voit pas bien comment ni pourquoi les désastres publics auraient ruiné l'enseignement spécial;· en 1870 et dans les années qui suivirent, on ne songeait guère à cet enseignement; et plus tard, nous avons vu par quels moyens et à quel prix on a réussi à le faire subsister et à 1ui donner une sorte de
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vie artificielle. Le rapport les mentionne en ces termes:
« L'assimilation complète de ses professeurs agrégés à ceux de l'enseignement classique
avait été dès lors accordée, non sans quelque i'ésistance. Ce qu'on y ajoutait maintenant, c'étaient les sanctions extérieures nécessaires à son crédit auprès des familles. On accordait d'emblée à son baccalauréat l'équivalence avec le baccalauréat-ès-sciences, si bien qu'il ouvre aujourd'hui l'accès de toutes les mêmes carrières ... » On remarquera en effet qu'on a reculé devant l'assimilation du baccalauréat spécial au baccalauréat-ès-lettres. Le ton des deux rapports, celui de r88r et celui de 1889,ne diffère pas très sensiblement. L'un et l'autre rapport donnent à entendre qu'on s'est montré plus que large envers le nouvel enseignement. Lette assimilation des professeurs à ceux de l'enseignement classique, cette équival~nce du baccalauréat spécial avec le baccalauréatès-sciences accordée d'emblée ne paraissent pas citées comme des mesures absolument irréprochables. Le sentiment qu'elles inspirent perce enco'r e pl us clairement dans les lignes suivantes:
<i Tant que le r'ecrutement des maîtres ne sera pas identique dans les deux enseignements secondaires, tant que les professeurs ne formeront pas un même corps ayant une G'
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même origine, l'égalité de prestige sera mal assurée.» C'est un aveu. Pour que les professeurs eussent une mème origine, il faudrait, ce semble, réunir en une seule les deux Ecoles Normales des deux enseignements, ou au moins les rapprocher, en transportant celle de Cluny dans la capitale ; c'est la mesure qu'indique le rapport. Les fondre en une seule paraît difficile ; cette réunion ne serait pas l'union; elle ne ferait qu'accuser les diffé.rences. L'effet qu'a produit dans les lycées la juxtaposition des enseignements se ferait aussi bien sentir à l'Ecole. Du reste, au moment même où l'on conseille de séparer les enseignementsetdeles installer dans des lycées distincts,il serait singulier de mêler leurs écoles normales. Ce qui fait l'unité d'un corps, ce n'est pas seulement la communauté d'origine; les professeurs de l'enseignement classique ne sortent pas tous à beaucoup près de l'Ecole Normale supérieure; mais ils ont tous subi les mêmes épreuves, et tous ils ont des titres semblables.Lorsque l'agrégation de l'Enseignement spécial sera aussi difficile à atteindre que celle de l'Enseignement classique, un grand pas sera fait vers l'unité morale du corps enseignants ; et cependant l'on n'aura pas pour cela mis sur le même rang les deux enseignement. La condition de l'égalité du prestige entre eux, c'est que dans l'un comme dans l'autre la culture intellectuelle soit portée au même degré. On peut comprendre l'égalité
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entre deux enseignements de nature pourtant différente, comme l'enseignement scientifique et l'enseignement littéraire, si dans l'un et l'autre on pousse le développement de l'esprit jusqu'au point où il acquiert une certaine supériorité. Or, en dehors des sciences et des lettres, il n'y a pas un troisième ordre de connaissances; tout ce qui est matière à enseignement est scientifique ou littéraire. Le seul fait de réunir dans un même enseignement les lettres et les sciences et de leur y faire une part égale (r2 heures pour les trois dernières années) ce seul fait constitue pour cet enseignement une infériorité de nature, dont on ne le relèvera pas, même dans l'opinion. Les élèves de cet enseignement sauront peut-être plus de choses, mais leur valeur intellectuelle sera moindre, parce que dans leurs études ils auront plus embrassé et moins approfondi. Vouloir à tout prix assimiler des enseignements de valeur différente, ce n'est pas de l'égalité, • c'est du nivellement; on n'élève l'un qu'en rabaissant l'autre. Cet esprit égalitaire , fléau de la démocratie, ne devait pas entrer dans l'Université.
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MOUVEMENT ET PRESSION DE L'OPINION. LE PUBLIC, LA PRESSE
· Il est clair qu'un enseignement public ne saurait demeurer le même quand la société ·change. Or la société française allait changeant de jour en jour; l'esprit pratique, uti- · litaire, y faisait de rapides progrès; l'opinion publique n'y était plus faite ni dirigée par quelques hommes d'élite ; une multitude d'esprits d'une valeur médiocre, d'une culture superficielle concouraient à la former. Initiés par le suffrage universel à la discussion des a·ffaires politiques, les citoyens s'habi. tuaient peu à peu à discuter les questions de tout genre, et l'enseignement est chose d'un intérêt trop général et trop considérable pour que le public n'en vînt pas bien vite à s'en préoccuper. Cette question, il devait naturellement la résoudre dans le sens de ses aspirations et de ses préférences. Tant d'hommes arrivés sans le secours des études classiques à l'aisance ou à la richesse ne pouvaient
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avoir une grande prédilection pour ces études ; elles devaient leur paraître inutiles, puisqu'ils avaient pu s'en passer. Ce qu 'ils voulaient pour leurs enfants, c'étaient les connaissances dont ils avaient senti le besoin et qui auraient pu les mener eux-mêmes plus vite à la fortune ; qu'avait-on besoin pour s'enrichir de grec et de latin? Ces adversaires nés des lettres anciennes trouvèrent des auxiliaires ardents en ceux-là même qui les avaient cultivées sans fruit ou sans succès et qu'une sorte de rancune animait contre elles. De ce nombre beaucoup s'étaient jetés dans le journalisme; plusieurs y avaient réussi; ils pouvaient donc agir et ils agissaient en effet sur l'opinion. De cette alliance entre les illettrés et les lettrés mécontents est sortie contre les langues anciennes cette campagne furieuse qui leur a été si tuneste. Au gros des assaillants se sont joints quelques volontaires de talent et d'esprit, que l'amour du paradoxe ou le goût du scandale a poussés aux premiers rangs, et qui ont tourné contre les lettres anciennes toutes les forces et les ressources qu'ils avaient puisées dans leur commerce. Considérable est la part qui revient au journalisme dans cette question des réformes, et c'était chose inévitable. De notre temps l'influence du journalisme a démesurément grandi, et par contre, celle du livre n'a cessé de décroître: c'est que tout le monde .
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lit les journaux ou un journal, tandis que peu de lecteurs ont le temps ou le goût de lire des ouvrages. Le journal n'a pas seulement sur le livre !;avantage d'être plus tôt lu, il paraît tous les jours, il revient sans cesse a la charge, il frappe sans relâche, coup sur coup, et finit par forcer les esprits les plus indifférents et les plus rebelles. De plus, tandis que le livre est ordinairement froid ou calme, le journal est ardent, violent; l'un est une rivière paisible, l'autre un torrent fougueux; il répond donc mieux au tempérament du lecteur français, qui est tout passion. Enfin, comme en général il s'adresse non à une élite mais au grand, au gros public, il est naturellement porté à en prendre l'esprit, à en défendre les idées, à en embrasser les erreurs; il suit l'impulsion plutôt qu'il ne la donne, il pousse du côté où l'opinion penche, il grossit le courant, il le précipite. Dans cette question des réformes, ou plutôt dans cet assaut livré aux langues anciennes, la plupart des journaux ont donné avec tant de force et d'ensemble, ils ont parlé pour ne pas dire crié si fort et si longtemps, que les autorités universitaires, d'ordinaire assez calmes, ont fini par s'émouvoir. Elles ont commencé à se défier de la bonté de leur cause, et à croire, elles aussi, que l'enseignement classique tel qu'il se donnait depuis un siècle, pourrait bien n'être plus de son temps. Insensiblement elles en vinrent à penser que
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le latin et le grec devaient être enseignés d'une autre manière et daps un autre esprit; qu'ils pouvaient cesser d'être l'instrument même des études, sans cesser d'être encore un objet d'études. De ce moment les adversaires des langues anciennes avaient cause gagnée ou peu s'en faut ; car c'est précisément dans la conception du rôle attribué aux langues anciennes dans l'éducation intellectuelle de la jeunesse française qu'est le nœud de la question. Du moment qu'on ne voit plus dans l'étude des langues mortes qu'un moyen d'arriver à la connaissance de leurs littératures, tout l'ancien système s'écroule. Mais ce n'est pas sur les seules autorités universitaires que cette campagne du journalisme produisit son effet; elle exerça sur la population scolaire et par suite sur le personnel enseignant,sur les études elles-mêmes, la plus fâcheuse influence. Au lycée, en dépit des règlements et défenses, on lit le journal; on le lit en cachette, rien n'est moins difficile, et les jours de sortie, on le lit à son aise. La gent écolière suivait donc avec un intérêt passionné le débat qui venait de s'ouvrir et dont elle était l'objet; comme on devait s'y attendre, elle accueillait avec faveur les attaques les pl us viol en tes contre le système en vigueur. On ne pouvait raisonnablement s'attendre à ce qu'elle fît dans les critiques de la presse la part de l'exagération; ce
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n'était _;_:>oint son affaire. Comme conséquence probable de la lutte engagée elle voyait venir un changement, qui, à ses yeux, ne pouvait être qu'une amélioration. En attendant, elle se refroidissait de plus en plus pour des études si rabaissées, si malmenées, si cruellement raillées ; les élèves médiocres, (et au lycée comme partout la médiocrité c'est la majorité) travaillaient de moins en moins et les raisons ne leur manquaient plus pour justifier leur paresse ou leur indifférence. Comme il arri.ve toujours, les bons, les meilleurs, se laissaient gagner par le refroidissement des autres ; leur zèle s'attiédissait, leur foi chancelait. A leur tour, les professeurs voyaient décroître leur prestige et leur autorité ; ils sentaient dans leurs classes comme un fond d'hostilité contre leur enseignement; ils rencontraient la plus invincible des résistances, celle de l'inertie; leur .voix n'avait plus d'écbo, elle tombait dans le vide. Tout ce qui dans leur enseignement sortait du cadre étroit de la préparation directe aux examens inévitables, tout cela ne portait plus; leur auditoire semblait ne plus les comprendre. Alors c'était ou un redoublement de punitions qui restaient sans effet, ou un redoublement d'efforts tau t · aussi superflus. Il arriva alors ce qui arrive (l'ordinaire, lorsque dal\s une malaise général on croit en avoir trouvé la cause ou l'auteur. Ce coupable, vrai ou supposé, devient un bouc émis-
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saire. Dans le malaise des études, le latin fut le bouc. On lui attribua, ou peu s'en faut, tous les maux dont on se plaignait. C'est ainsi que le baccalauréat, ce fléau dont les études littéraires souffraient plus que toutes les autres et depuis longtemps, le baccalauréat, dont on n'avait pas su les affranchir, retomba sur les langues mortes de tout le poids de son incomparable impopularité ; comme si le grec et le latin l'avaient engendré! On a pu voir depuis qu'il n'est besoin de latin ni de grec pour donner le jour à un baccalauréat, car l'enseignement spécial avait à peine quelques années d'existence, que déjà il avait procréé le sien. Il n'est pas jusqu'à l'internat, objet de tant de critiques, les unes malheureusement fondées, les autres singulièrement exag·érées, dont l'existence et le maintien ne parussent en quelque manière liés au système de l'enseignement en vigueur. Enfin la nécessité qu'on jugeait inévitable de faire une part de plus en plus large aux langues vivantes et aux sciences dans le cadre de l'enseignement classique ajoutait encore au discrédit des langues mortes qui semblaient faire obstacle à ·tous les changements réclamés par l'esprit et les besoins dt1 temps. Il n'est pas jusqu'à la philologie, que des travaux et des progrès récents avaient mise en honneur, qui ne parùt impatiente de réduire à
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son profit le rôle prédominant de l'enseignement littéraire en France. Toutes ces causes réunies amenèrent la réforme de 1880.
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DES BESOINS INTELLECTUELS D'UNE DÉMOCRATIE, RÉFORME DE
1880-84. -
DE
QUELLES
ERREURS PÉDAGOGIQUES PROGRAMME MOSAÏQUE.
ELLE EST SORTIE. -
Sous des apparences assez bénignes, la réforme atteignait l'enseignement classique dans son principe de vie, elle lui portait un coup presque mortel. Depuis lors, cet enseignement végète, il ne vît plus. Les rapports complaisants, les assurances officielles ne peuvent plus tromper personne; le niveau des études va baissant et ne cessera de baisser, tant qu'on persistera d&ns la voie où 1' o_ n s'est engagé. Quatre ans à peine après la mise en vigueur des nouveaux programmes, on commençait à les retoucher; on les retouchera bien des fois encore, sans pour cela po rter remède au mal. Ce ne sont pas des retouches que la situation . demande, c'est la suppression. Ces programmes sont sortis d'une fausse conception de l'enseignement secondaire, et chaqûe jour en fait mieux
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sentir la fausseté. Le surmenage, dont personne ne parlait il y a dix ans, a été une des premières conséquences de l'erreur "et de la faute commises; cette fois, il était difficile de s'en prendre au grec et au latin, qui ont fait les frais de la réforme. Toutefois il ne serait pas impossible que les réformateurs, trompés dans leun espérances, s'en prîssent encore à ces pauvres lan·gues et en vînssent à proposer, comme unique et dernier moyen de salut, l'achèvement des coupables. Née du surmenage et de la nouvelle législation militaire, la question de l'éducation physique est venue faire une utile diversion; si l'on réussit. à la résoudre, ce sera le seul bien qui soit sorti du mal fait à l'Enseignement classique. Quand les corps seront mieux trempés, les esprits y gagneront forcément quelque chose. A la suite de l'éducation physique, on a vu paraître enfin la question longtemps et vainement attendue de l'éducation morale, que l'éternel remaniement des programmes semblait devoir ajourner · indéfiniment. Elle aurait dû venir en première ligne, mais . ·mieux vaut tard que jamais. Quand on aura fait quelque chose pour la santé physique et morale des jeunes générations, il faudra revenir à la réforme scolaire, qui pendant ce temps aura développé ses dernières conséquences et porté tous ses fruits. Alors peutêtre on se décidera à reconnaître deux vérités bien simples et maintenant méconnues: la
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première, c'est que ~'esprit est un organisme et non un sac; la seconde c'est que nous sommes français et que notre premier devoir est d'apprendre à bien parler notre lan~ue et à la bien écrire.
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Tous les changements opérés dans les études ont été faits dans le même but et dans le même sens: on a voulu répondre aux besoins du pays et du temps. Parmi les besoins d'une démocratie, il en est un pourtant et non le moindre, auquel on n'a peut-être pas assez songé: ce besoin, c'est celui de donner à la démocratie un contre-poids nécessaire. Plus l'esprit démocratique se développe dans un pays, plus il importe qu'il y rencontre une force contraire, qui puisse le tempérer et l'ennoblir. Toute démocratie est utilitaire, elle réclame des études dont le profit soit clair et prochain; l'intérêt est son premier, son unique souci ; désireuse avant tout d'améliorations matérielles, elle est assez indifférente à cette supériorité intellectuelle et morale qui fait la grandeur d'un peuple. A une société démocratisée il faut donc un nombre de plus en plus considérable d'esprits à la fois élevés · et solides, plus touchés du bien et du beau que de l'utile, gardiens des bonnes· traditions, jaloux de conserver aux lettres leur dignité, à la langue ses qualités premières, à la discussion la
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mesure, aux relations sociales leur agrément et leur douceur. Que les études classiques, les humanités proprement dites, soient éminemment propres à former ces esprits, c'est ce qui ne saurait être mis en doute. Au lieu donc de les restreindre, de les réserver pour quelques privilégiés, pour une élite, ce qui est la part et le rôle qu'on leur attribue dans l'avenir, il eût fallu au contraire les étendre et les répandre; il eût fallu y convier le plus grand nombre possible de ces enfants que le flot montant de la démocratie apporte à l'Enseignement secondaire, et auxquels leurs parents arrivés à l'aisance veulent assurer l'instruction dont ils ont été privés eux-mêmes. Et, pour cela, il n'y avait pas grand effort à faire; car, en dépit de toutes les critiques et des attaques dont il était l'objet, l'Enseignement classique était si bien établi dans l'opinion des familles, qu'on n'a pas réussi sans peine à les détournef vers l'Enseignement dit spécial. Allant aux études classiques, elles avaient conscience qu'elles s'élevaient; en les menant à l'autre on semblait les empêcher de monter. Mais quoi, dira-t-on, si l'on eût favorisé l'expansion de l'enseignement classique, n'aurait-on pas encore ac'cru le nombre des déclassés? Les déclassés, c'est là un mot dont on a singulièrement abusé, et grande est chez nous la puissance des mots. Il y a des déclassés partout, à tous les degrés de l'échelle
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sQciale, et ce ne sont point les langues mortes qui ont le privilège d'en faire. L'agriculture, l'industrie, le commerce ont les leurs.Sont déclassés tous ceux qui se montrent-impropres à pratiquer un métier,à exercer une profession, à suivre une carrière, et qui ne peuvent trouver l'emploi régulier de leurs aptitudes et de leurs connaissances. Mais neuf fois sur dix, ce déclassement n'est pas imputable à l'enseignement, c'est à eux-mêmes que les déclassés doivent s'en prendre; c'est la volonté, c'est le courage, c'est l'esprit de suite, c'est la conduite qui leur ont manqué. Avec plus d'initiative ou de persévérance, ils seraient parvenus à se faire dans la société une place convenable, tout comme bien d'autres qui n'étaient ni mieux doués ni plus instrqits. Toujours il y a eu des déclassés et il y en al}ra toujours; l'enseignement nouveau aura les siens, parce que le lycée n'est pas et ne peut être un bureau de placement et qu'il ne suffit pas de placer les gens pour qu'ils restent en place. Le moyen de diminuer le nombre des déclassés, ce n'était pas de restreindre un enseignement devenu plus que jamais nécessaire, c'était plutôt, ce nous semble, d'arrêter chemin faisant et d'écarter résolûinent les élèves reconnus incapables, au lieu d'en laisser continuellement grossir le nombre par des simulacres d'examens de passage. Une sélection véritable aurait suffi amplement à préserver la
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société du mal que peuvent lui faire des bacheliers de fabrique ou des bacheliers manqués ; elle eût aussi préservé les études classiques d'un abaissement inévitable et d'un discrédit imrµérité. En élevant graduellement le niveau des études, en ne laissant arriver à l'examen de sortie que ceux pour qui cet examen n'eût été qu'une formalité et non une épreuve, on sauvait du même coup tous les intérêts. Et l'on n'avait pas à craindre d'appauvrir le recrutement de l'Enseignement classique; avec plus de prestige il eût eu plus d'attrait; le flot toujours croissant d'élève<; qui se pressent aux portes des lycées eût rendu le choix plus facile; on aurait eu des élèves et plus nombreux·· et meilleurs. Cette sévérité salutaire, l'Etat pouvait la montrer, il le devait. Comme l'enseignement secondaire n'est pas un enseignementobligatoire,l'Etata le droit et le devoir d'en régler les con di tians, de manière à lui conserver son caractère, à lui maintenir son rang, à lui assurer le succès de sa mission. On a pris une autre voie ; pour remédier aux fâcheux effets du baccalauréat, on a créé un baccalauréat nouveau, de qualité inférieure; quant à l'ancien, loin de le rend·re moins accessible, on en a facilité l'accès, par l'abaissement des études classiques: car il n'y a pas d'autre nom à donner à la prétendue réforme de r $80-1 884. Cette réforme, avons-nous dit, procède
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d'une doublé erreur pédagogique, l'une, sur la nature même de l'esprit humain, l'autre sur le rôle des langues anciennes .et particulièrement du latin dans l'enseignement classique. Les sciences s'accroissent tous les jours, elles sont destinées à s'accroître sans cesse, et non seulement les sciences physiques et naturelles, dont les progrès sont si rapides, mais les sciences philologique, historique, géographique et autres, dont le progrès pour être plus lent, n'en n'est pas moins continu. Mais si toutes les sciences vont se développant, il n'est pas de même de l'esprit, qui reste ce qu'il était, de la durée des études, qui a sa limite naturelle, et de la durée des jours qui ne saurait changer. Vouloir que les programmes aillent toujours en s'élargissant, vouloir qu'ils soient une image complète quoique réduite du savoir humain, c'est vouloir l'impossible. Aussi depuis longtemps déjà, le partage des études en études scientifiques et en études littéraires s'est-il imposé; seulement, si dans les programmes de l'enseignement scientifique on a considérablement réduit la. part des lettres, dans les programmes de l'enseignement littéraire on ç1 considérablement accru la part des sciences. A tous les degrés les progr_ mmes sont fora cés et faussés. Dans la division élémentaire, on apprend tout, jusqu'à la géométrie inclusivement; on apprend tout, et même un peu le
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français. Dans la division de grammaire, le programme est une petite encyclopédie ; la zoologie, la botanique, la géologie s'y succèdent en bon ordre; la grammaire proprement dite ne suffisant plus à des enfants si savants, on y a joint la grammaire historique et la philologie; il y a là tant et tant de connaissances à acquérir, qu'il reste à peine assez de loisir pour apprendre un peu l'orthographe. Quatre langues, tant mortes que vivantes, six sciences, l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, la physique, la cosmographie, la chimie, sans compter la géographie et l'histoire politique, sans parler des trois histoires littéraires, grecque, latine et française, non compris le dessin, composent le programme substantiel de la division supérieure. Nous nous sommes demandé quelquefois comment l'on avait dû s'y prendre pour l'élaboration de ces admirables programmes ; voici, croyons-nous, comment la chose s'est passée. On a mandé et réuni dans une même enceinte les représentants les plus autorisés des sciences, des lettres et des arts ; on les a enfermés, comme on enferme les membres d'un jury qui va rendre un verdict, et on les a laissés ensemble en leur disant: vous ne sortirez qu'avec un programme. - Les auteurs, ou les inspirateurs, ou les initiateurs de la réforme se sont discrètement retirés, pour ne pas gêner les élaborateurs, et pour que les
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changements qui allaient sortir de ces discussions mémorables parussent moins l'œuvre d'un seul, que l'œuvre de tous. Alors commença une lutte homérique. Pénétré de l'importance et de l.a dignité de sa missi.on, chacun des combattants· voulait d'abord pour la science qu'il représentait toute la place enlevée au latin et .au grec refoulés et réduits. Mais ces ambitions contraires furent obligées de composer; et après un débat opiniâtre, de concessions en concessions, on en vint à constituer ce programme composite. toutes les matières juxtaposées occupent un.e place proportionnée à leur importance relative. Il rappelle les traités ;i.-ssus des congrès diplomatiques; les vaincus y sont naturellement mai partagés, mais aucun des vainqueurs n',e st con~nt de sa part, et chacun espère un dédommagement, chacun rêve un agrandissement. Quand on embrasse du regard l'ensemble du programme, on croit vo:ir une grande mosaïque; le nombre et la diversité des couleurs, la variété ingénieuse des combinaisons dans les trois parties qui la composent, sont d'un effet agréable; mais on y cherche en vain la pensée qui lui donnerait l'unité et l'harmonie. Chaque couleur a sa part, aucune n'y domine. Il semble donc qu'aux yeux des auteurs tous les éléments qui sont entr_s dans leurs comé binaisons aient une valeur à peu près égale et puissent concollrir dans 13 même mesure au
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développement de l'esprit. Dans l'ensemble des études, l'histoire et la géo.graphie ont 26 heures; les sciences, 24; le français, 26; les langues vivantes, 17 ; le grec, 20; le latin, 37. C'est donc le latin, en somme, qui en apparence a la plus large part; et,à ne considérer queleschiffres,on pourrait croire qu'il reste la cheville ouvrière des études; ce serait une erreur. La distribution de ces heures dans les divers cours affaiblit singulièrement l'efficacité de cet enseignement. Absent dans la division élémentaire, il se trouve concentré dans les classes de sixième et de cinquième, où il occupe JO et 8 heures par semaine ; puis, à partir-de la quatrième où il n'a déjà plus que 6 heures, il va se réduisant jusqu'à la seconde et à la Rhétorique où on ne lui donne plus que 4 heures ; encore sur ces 4 heures faut-il prendr·e le temps consacré à l'histoire de la littérature latine. Cette répartition malheureuse j oin teà la suppression presque totale des exercices de composition latine dans les humanités, a été funeste à l'enseignement du latin et par suite préjudiciable à l'enseignement du français. L'étude du français et celle du latin étant une seule et même étude, on ne saurait commencer trop tô_ à les unir; et puisque dès la t neuvième les enfants paraissent en état d'aborder l'étude d'une langue vivante, à plus forte raison sont-ils capables de commencer Je latin, qui ressemble infiniment plus à leur lan~
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gue maternelle qu'aucune des langues vivantes qu'on leur enseigne, et qui les aide à apprendre leur propre langue, avantage énorme que n'offrent ni l'anglais ni l'allemand. Si l'on eût maintenu ce principe, qui n'est pas contestable, la langue latine n'avait plus besoin de la part léonine qu'on lui a faite en sixième et en cinquième, et l'on pouvait se montrer plus généreux dans ces classes pour la langue maternelle, qui s'y trouve réduite à la portion congrue, 3 heures par semaine. C'est une erreur de croire que des enfants de dix à douze ans puissent apprendre à fond, même grammaticalement, une langue quelconque, fût-ce leur langue maternelle; et ce brusque renversement qui substitue une langue à une autre comme objet spécial ou au moins principal d'étude, implique une maturité d'esprit que ne comporte pas l'àge des élèves de la division de grammaire. Ce qui est possible et ce qui peut être utile à 18 ou 20 ans, ne l'est pas à 10; cet effet de bascule trouble le développement de l'étude du français qui doit être soutenu et continu. Sur les dix heures consacrées au latin en sixième et en cinquième deux ou trois pourraient faire retour au français, ce qui rétablirait l'équilibre entre les deux langues. Quant à la division élémentaire, il faudrait se· hâter d'y faire une place à l'étude du latin; rien ne serait plus facile et rien n'est plus désirable. Il n'y aurait qu'à reeuler ou mieux
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encore, à supprimer l'enseignement soi-disant scientifique qui s'y donne. Dans cet enseignement prématuré, les enfants ne puisent qu'un certain nombre de notions vagues, flottantes, incohérentes; une telle étude, forcément superficielle, peut bien éveiller la curiosité, mais elle ne peut la satisfaire; elle est moins utile aux sciences, qu'elle déflore et altère, que nuisible aux lettres et au développement général de l'esprit. Non moins stérile est l'enseignement des langues vivantes dans la division élémentaire; les professeurs spéciaux en conviennent euxmêmes. Sans parler des difficultés très réelles qu'il .crée à la marche générale des études, parce que nombre d'élèves n'entrent au lycée qu'en sixième, et qu'ils y arrivent pour la plupart sans aucune connaissance d'aucune langue étrangère, on peut dire qu'il est comme l'autre, prématuré. L'étude d'une langue vivante, telle que la comporte l'enseignement public, n'est et ne doit être qu'une comparaison .continuelle entre cette langue et celle que l'on parle ; en d'autres termes, on doit s'appuyer sur ce qu'on sait pour apprendre ce qu'on ignore. Or, au moment où ils abordent une langue vivante, les enfants ne possèdent pas encore assez leur propre langue pour y greffer celle d'une langue étrangère. Il en est tout autrement de la langue latine où ils se trouvent en pays de connaissance et de reconnaissance.
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Tout l'enseignement de la division élémentaire, par l'excessive variété des matières qui le composent, tend à disséminer les forces intellectuelles des enfants et à accroître la légèreté naturelle à cet âge.
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On peut dire des programmes d'enseignement ce qu'un poète a dit du dictionnaire de l'Académie :
On fait, défait, refait ce beau dictionnaire Q,ti, toujours si bien fait, sera toujours à faire
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CARACTÈRES BLES. MENT POUR UN
ESSENTIELS
DE
L'ENSEIGNEMENT SE-
CONDAIRE. -
ÉCONOMIES DE TEMPS RÉALISANÉC.ESSITÉ DU LATIN QUEL-
UNE FORME NOUVELLE DE L'ENSEIGNECLASSIQUE. ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
CONQUE.
Les professeurs de grammaire et de lettres sont presque tous d'accord sur ce point qu'on donne trop à l'élève et qu 'on ne lui demande pas assez. Le nombre des devoirs qui dans la division de grammaire exigent de l'attention, du jugement, des efforts, est insuffisant; les exercices qui ont pour but et pour effet d'habituer l'enfant à chercher par lui-même, à se rendre peu à peu maître de son esprit et capable de le diriger, sont noyés dans le nombre des exercices mnémoniques; c'est la mémoire qui joue le rôle principal. A lire les instructions du Comité consultatif, il semble quel' on craigne toujours de faire appel à la réflexion, et cette préoccupation se révèle jusque dans les conseils donnés pour
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l'enseignement des mathématiques, d'où l'on exclut tout raisonnement jusqu'à la quatrième. Cependant, c'est la surcharge des matières, c'est le trop plein des connaissances qui alourdit l'esprit et lui ôte tout ressort; tandis que la fatigue momentanée que cause l'effort de l'attention et de la recherche est une fatigue fortifiante, une gymnastique dont l'esprit sort plus souple, plus vigoureux, plus apte à de nouveaux efforts. Dans les classes de lettres, le caractère de l'enseignement est le même ; là cependant l'âge et la maturité des élèves devrait permettre de faire à l'effort de l'invention des appels plus fréquents. Il n'en est rien. Même en rhétorique, c'est à peine . si une fois par semaine les jeunes gens ont à faire un devoir de ce genre. Par contre les exercices qu'on pourrait appeler exercices de surface, par opposition aux exercices de fond, ceux qui répandent l'esprit au lieu de le concentrer, les explications volantes, les analyses littéraires rapides et superficielles, les rédactions faites au courant de la plume, les leçons d'histoire littéraire cousues de menus faits et d'e jugements empruntés, tous ces exercices ont pris la pl;:tce ôtée à la comp9sition. La narration, le discours surtout, ces excellents exercices, sont tombés en défaveur. On a beaucoup déclamé contre le discours français, quand depuis longtemps il avait cessé ·de déclamer lui-même, et qu'il avait pris de sages habi-
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tudes d'exactitude historique et de simplicité oratoire; nous doutons fort qu'on puisse trouver pour l'esprit une discipline plus salutaire et un meilleur instrument de progrès. Dans l'ensemble le système inauguré par les programmes a pour effet de meubler l'espr:t plutôt que de le former, de l'approvisionner de connaissances utiles et variées, plutôt que de lui donner de la trempe, du ressort et de la solidité. Avec ce système on aura des hommes un peu plus instruits, mais de moindre valeur.
Le but de l'enseignement littéraire doit être d'apprendre à écrire, c'est-à-dire à penser: de développer toutes les forces de l'esprit, et non de lui faire parcourir toutçs les voies tracées par Ja science pendant une longue suite de siècles. La société en général et les professions libérales en particulier n'ont pas de besoin plus grand ni plus pressant que d'avoir de bons et solides esprits. Quelle que soit la direction qu'ils prennent, ils y apportent les qualités acquises, et grâce à ces qualités, ils acquièrent sans peine les connaissances spéciales qui peuvent leur devenir nécessaires. Il faudrait donc revenir résolument et autant que possible à la simplicité, à la mesure; . il faudrait concentrer l'esprit au lieu de l'éparpiller dans tous les sens. L'assiette nécessaire
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d'un bon enseignement classique, c'est un solide enseignement grammatical ; il serait grand temps de le reconstituer. L'instrument par excellence des humanités, c'est la composition, sous toutes ses formes, avec cet ensemble d'exercices en langue latine, dont le temps avait assez prouvé la valeur, et qu'on a si imprudemment abandonnés; aura-t-on le courage d'y revenir? Nous avons montré comment on pourrait alléger le programme de la division élémentaire, nous croyons qu'il est possible de réduire de même le programme des deux autres. Sans parler des sciences, dont la part est trop considérable, on pourrait faire sur l'enseignement historique des économies de temps notables. Dans cPt enseignement, on use et on abuse de la leçon orale; le professeur parle des heures entières; on l'écoute ou on ne l'écoute pas; les plus laborieux Je suivent la plume à la main et remplissent de notes souvent illisibles des cahiers volumineux. Nous n'avons qu'une médiocre confiance dans l'efficacité d'une semblable méthode. On ne peut parler avec animation, avec entrain qu'à des yeux qui vous regardent; sur ces têtes penchées_la parole du maître tombe comme la pl vie, froide et monotone. Distrait par l'effort matériel qu'exige la plume, préoccupé du soin de résumer en écrivant et de ne pas perdre le fil du récit, l'élève se fatigue plus qu'il ne s'intéresse
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et ne s'instruit; il comprend ·à moitié, il comprend mal. De son côté le maître, qui suit des yeux le mouvement des plumes, est amené par une sorte de pitié à modérer sa propre allure, à ralentir son débit; sa parole devient languissante, somnolente, les pauses se multiplient; il ne parle plus, il dicte ou peu s'en faut. On pourrait user du livre beaucoup plus qu'on ne le fait; on y gag,nerait de .toute manière; .les élèves griffonneraient moins, ils apprendraient mieux et davantage; aujourd'hui rares et courtes, les interrogations pourraient devenir plus étendues et plus fréquentes; le professeur parlerait moins longtemps, mais sa parole serait plus vivante et plus intéressante. Les bons livres d'histoire ne font pas défaut, le nombre s'en a·c croît tous les jours; sans faire tort aux professeurs, on peut dire qu'en · moyenne, une leçon orale n'est pa-s supérieure à un bon chapitre d'ouvrage; elle n'en est le plus souvent et ne peut en être que la reproduction plus ou moins fidèle. Ce chapitre, les élèves pourraient le lire à l'avance; puis en classe le professeur donnerait les éclaircissements et les dévelop·pements nécessaires; éclairci et complété, au besoin résumé, ce chapitre serait appris à l'étude, et récité à la classe suivante. Ce que nous disons de l'histoire politique, nous le dirons à plus forte raison de l'histoire littéraire. C'est dans les facultés qu'est sa
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place véritable; au lycée, dans la mesure où il ·se donne, on peut avantage1:1sement le remplacer par le livre. Une lecture à l'étude et des interrogations en classe prendront moins de temps et porteront plus de fruits. Il n'est donc pas impossible d'éclaircir les programmes et de les ramener sans dommage à cette simplicité qui est la condition des fortes études. C'est un recul, nous dira-t-on ; ce ne peut être un recul, car la réforme n'a pas été un progrès; c'est un simple retour. Mais les besoins du temps? mais l'esprit du temps? nombre de gens ne veulent plus entendre parler ni de latin, ni de grec; ne fautil pas leur donner satisfaction? ne peut-on sans ces langues, qui après tout, sont bien mortes, èonstituer un enseignement véritablement secondaire?
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Que ces langues soient mortes, c'est là une pure apparence; elles sont vivantes et bien vivantes; tant qu'on 1?arlera français, le latin vivra, et le grec aussi; à elle seule la science se chargerait de faire vivre le grec, dont elle ne peut se passer. A nos yeux il n'y a pas et il ne peut y avoir de véritable enseignement secondaire français sans le secours du latin; il lui est si indispensable, qu'on l'avait introduit dans l'enseignement secondaire des filles; et il est à ce point nécessaire à quiconque veut connaître sa propre langue, que
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l'enseignement primaire lui-même le réclame, et qu'ici ou là, dans les écoles normales surtout, sous une forme ou sous une autre, grammaire historique ou études étymologiques, on en fait peu ou prou. Sans la connaissance du latin, on ne peut arriver à la pleine connaissance de la langue française, on ne peut l'écrire avec sûreté,avec propriété; quelques exceptions ne prouvent rien contre la règle ; et maintenant que tant de causes concourent à corrompre notre langue, affaiblir et. restreindre l'étude du latin, c'est la vouer à une irrémédiable décadence. Quant à la constitution d'une seconde forme d'enseignement secondaire, qui ne fût pas trop inférieure à l'ancienne, nous ne la croyons pas impossible, et l'essai pourrait en être tenté.Nous comprenons qu'afin de répondre au besoin chaque jour plus pressant pour nous de connaître à fond les langues étrangères, on essaie de faire jouer à l'anglais et à l'allemand par exemple une partie du rôle que remplit le latin dans)'enseignement classique, c'est-à-dire, de donner à l'enseignement de ces langues un caractère vraiment littéraire, d'apprendre aux élèves non pas seulement à jargonner et à déchiffrer un peu ces langues, mais à les bien parler et surtout à les bien écrire. Ce qui fait le caractère propre de l'enseignement secondaire, ce n'est ni la variété ni même l'étendue des connaissances qu'on y
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peut acquérir,c'est le développement des qualités littéraires, du goût, du jugement, de l'imagination; ce n'est pas le savoir,c'est l'art; et c'est précisément pour cette raison quel'enseignement spécial n'est pas réellement secondaire. On appliquerait donc à l'étude de l'anglais ou de l'allemand le système si longtemps suivi dans l'étude du latin et qui nous a donné tant et de si bons écrivains; on transporterait dans cette étude cet ensemble d'exercices, savamment combinés et gradués,qui apprennent lentement mais sûrement à connaître et à manier tous les éléments du langage; qui arrêtent longtemps l'attention sur le sens et sur le choix des mots, qui donnent aux idées de la netteté, de la précision, qui habituent l'esprit à un contrôle sévère, qui le rendent scrupuleux, difficile, qui le font pénétrer peu à peu dans les secrets du style et çle la composition. On ne se contenterait pas de faire, comme aujourd'hui, des thèmes utilitaires, avec le dictionnaire de poche, on ferait des thèmes li ttéraires. On s'exercerait à traduire non plus seulement à livre ouvert et par à peu près,mais à loisir et avec exactitude; enfin l'on passerait par tous les exercices et par toutes les formes de la composition pour arriver à une pleine et entière possession de la langue. Mais même dans cet enseignement, nous maintiendrions l'étude du latin, commencée dès la neuvième et poursuivie quoique dans de moindres proportions jusqu'au terme des
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études. La différence essentielle consisterait dans la substitution d'une langue vivante au latin pour les exercices de composition. Le français conserverait sa place et sa part, seulement dès la troisième la part du latin serait réduite à l'explication des auteurs. Entre l'enseignementprimaireet l'enseignement secondaire, on peut certainement organiser et étager d'autres formes d'enseignement; mais si ces formes sont a"u-dessus du primaire, elles resteront au-dessous du secondaire ; un enseignement français sans le latin sera toujours inférieur à un enseignement français par le latin.
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AMBITION, CONFUSION.
Dans notre société égalitaire, tout citoyen veut s'élever au- dessus de ses concitoyens; de par la loi les citoyens sont égaux, mais par nature les hommes sont vaniteux . Sous ce rapport, les sociétés, les associations, les corps de l'Etat, ressemblent aux particuliers ; c'est à qui passera avant l'autre. Et dans un même corps, l'Université par exemple, l'ambition des divers ordres tend sans cesse à confondre les · limites et les programm·e s. L'ense.ignement primaire veut devenir secondaire; la langue française, les langues étrangères ne lui suffisent plus; il lui faut du latin. On latinise donc à l'école primaire ; on s'y livre à l'étude des étymologies latines,· grecques même; on s'yplonge da.ns la grammaire historique, c'est-à-dire dans le latin; on y enseigne couramment ce qu'on ne peut savoir. De même 1pour les autres branches de l'enseignement: les curiosités de l'histoire littéraire, les raffinements de la criti8
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que savante, les hautes questions d'esthétique, les fines analyses psychologiques, toute la culture supérieure des lycées, tout cela est en pleine floraison dans les écoles normales primaires. Au lycée, l'enseignement 'dit spécial, dont la spécialité consiste surtout à abaisser le niveau des études classiques pour les mettre à la portée de sa clientèle, l'enseignement spécial ne se. contente plus de l'égalité si aisément conquise en matière de traitements; il a une ambition plus haute qui est d'absorber, de supplanter l'enseignement secondaire. A son tour le classique est poussé hors de ses limites naturelles, il empiète sur le supérieur; il lui prend des méthodes d'enseignement qui sont déplacées dans des lycées; il lui emprunte des études qui dépassent la portée et les forces des lycéens. Dans les hautes classes beaucoup de professèurs ne font plus de classes, ils font des cours; les élèves ne sont plus des élèves, mais des étudiants ; l'enseignement n'est plus, comme il devrait l'être, un dialogue, mais un long monologue. On a l'ambition d'y expliquer couramment les auteurs anciens et non pas des extraits (les extraits sont bons tout au plus pour les classes inférieures) mais des ouvrages entiers, de l'un à l'autre bout. Pour qui sait ce qu'est un texte grec ou latin, et ce que la préparation sérieuse d'un simple morceau demande aux professeurs eux-mèmes de temps, de peine et
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de soin, la prétention à l'explication courante paraîtra quelque peu ambitieuse ; surtout si l'on songe que la suppression presque totale des exercices de composition latine n'a pu avoir pour effet de rendre l'explication plus facile. C'est là un empiètement sur l'enseignement supérieur; c'est aux candidats à la licence et à l'agrégation qu'il faut demander des explications courantes, et encore doutons-nous qu'elles puissent être demandées à personne; à très peu d'exceptions près,les auteurs grecs et latins ne s'expliquent point à livre ouvert; pour les expliquer ainsi, il faut les savoir presque par cœur. Les épreuves pourtant assez bénignes du baccalauréat nous montrent où conduit l'explication courante ; bien loin de courir, les pauvres candidats ont grand peine à marcher. On veut, nous dit-on, que nos élèves cônnaissent non le~ langues, mais les littératures anciennes ; on veut qu'ils soient en état de juger les auteurs et leurs œuvres ; or, pour juger un ouvrage, pour en apprécier la valeur, pour le mettre à son rang, il faut pouvoir en saisir le plan, il faut l'avoir lu en entier. - C'est là, croyons-nous, une ambition trop haute; les jugements d'ensemble sont du domaine de l'Enseignement supérieur. Que si l'on doit initier les élèves de nos lycées à ces travaux .de critique littéraire, c'est plutôt sur les auteurs français que sur les auteurs
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anciens qu'on peut exercer leur jugement ; car un ouvrage français se lit en quelques· heures, tandis qu'un livre grec ou latin veut pour être lu des semaines entières, sinon des mois entiers; et dans cette lecture nécessairement fracti-onnée, il est dif~cile de bien saisir l'ensemble et de bien juger tout l'ouvrage. Mais le propre de .l'Enseignement secondaire est de faire comprendre et goûter les auteurs, d'en faire sentir les beautés, d'enseigner par. eux à bien penser, à bien écrire ; la grande critique viendra plus tard. Une réforme n'est pas toujours un progrès; la dernière a fait descendre à ce point le niveau des études, que les candidats à la licence en sont réduits pour la plupart à refaire en partie leurs études secondaires; ils ne savent .Plus ni latin ni grec. ·A-t-on gagné au moins sous le rapport de la composition fra_ çaise ce qu'on n perdait d'un autre côté? On l'espérait sans doute, mais cet espoir a été déçu .. Les élèves n'écrivent plus en latin, mais ils n'écrivent pas mieux en français, au contraire. Dans les grands lycées de Paris qui écrèment la province, on peut encore se faire illusion ; ailleurs, le doute n'est plus possible. Les élèves emportent peut-être du lycée un bagage plus lourd de connaissances plus variées, mais ils en sortent avec un esprit moins solide, un goût moins sûr ; le but de l'éducation littéraire est manqué. Pour mieux faire perdre à l'Enseignement
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secondaire son caractère véritable, voilà qu'il est question de changer aussi le caractère de l'agrégation des lettres ; cette agrégation deviendrait une manière de doctorat. Chaque candidat devrait préparer deux ou trois petites thèses, et prouver qu'il est doué de l'esprit scientifique; il devrait apporter quelques pierres, ou au moins quelques cailloux à la construction du grand édifice. Dans ces travaux les futurs professeurs puiseraient le goût des recherches personnelles, et tout porte à croire qu'une fois en fonctions ils tiendraient à honneur de poursuivre ces recherches. A notre avis, une telle exigence pousserait_l'Enseignement secondaire hors de sa voie et au-delà de ses limites ; c'est déjà beaucoup pour un professeur de bien savoir ce qu'il doit enseigner; s'il a le goût des re. cherches, rien ne l'empêc_ de s'y livrer, et he Je doctorat lui ouvre l'Enseignement supérieur. Mais soumettre à ces épreuves le personnel des lycées, pour faire éclore des vocations scientifiques, serait une imprudence et une imprudence dangereuse. L'Enseignement secondaire n'est pas fait pour contribuer à l'avancement de la science ; tout autre est sa mission. Il n'est dù reste que trop solli cité en ce sens; ce n'est pas tout à fait sans raison que l'Ecole normale passe pour four-· nir trop de recrues aux Facùltés et trop peu aux lycées, et cela au grand détriment des études secondain~s et des véritables intérêts
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du pays. Qu'on éclaircisse un peu moins ou un peu plus de points obscurs dans l'histoire littéraire, la chose est de peu d'importance; ce qui importe, c'est que les générations nouvelles soient formées au culte du vrai, du bien et du beau.
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LE PETIT BACCALAURÉAT PRIMAIRE
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Au temps jadis il n'y avait qu'un baccalauréat; c'était déjà bien quelque chose et d'aucuns trouvaient que c'était frop: ils en demandaient la suppression. On leur répondit par la création de trois baccalauréats nouveaux. Maintenant toutes les issues de l'Enseignement secondaire sont fermées par des baccalauréats. Devant toutes les portes, se dresse le bureau où siège la commission souveraine, qui arrête les lycéens et les jauge au passage. De quel poids cet inévitable examen pèse sur les études, il serait superflu de le répéter après tant d'autres: Tout le monde en convient et nul n'y contredit, cbmme dirait Alceste. Jusqu'à ces derniers temps le mal ne sévissait que sur l'Enseignement secondaire, et l'on pouvait raisonnablement espérer qu'il bornerait là ses ravages. Vain espoir! Il y avait des esprits que les baies du laurier empêehaient de dormir. Frappés des écla-
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tants services que ce merveilleux instrument de progrès avait rendus aux études secondaires, ils se sont avisés d'en pourvoir l'Enseignement primaire; on ·y sommeillait, paraîtil, un peu; il fallait à tout prix secouer du même coup élèves et maîtres dans leur indifférence et leur apathie.
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Ainsi est né le baccalauréat des champs, et pour l'appeler par son nom, le Certificat d' études primaires . Un beau jour nos pauvres petits paysans, qui' travaillaient paisiblement, honnêtement, dans leurs villages, ont vu tout à coup se _ dresser devant eux le fatal bureau; ils ont vu arriver l'imposante commission, etils ont tremblé dans leurs blouses et.leurs sabots. Adieu le travail tranquille et désintéressé! l'inquiétude, l'ambition étaient entrées dans l'école. Désormais ce ne serait plus seu- , lement pour contenter leurs maîtres et leurs parents qu 'ils s'efforceraient de bien faire, les petits écoliers ; eux aussi ils auraient un diplôme à conquérir, ils auraient à donner publiquement des preuves de leur savoir, ils auraient à paraître, à briller. On leur avait inoculé le virus . On leur avait donné la fièvre de l'examen. Maintenant chaque jour, à toute heure, ils allaient entendre résonner à leurs oreilles le mot sacramentel, menaçant et fascinateur: « Songez au Certificat; vous n'aurez pas votre Certificat; que pensera-t-'on de
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vous si vous n'obtenez pas votre Certificat?» Ce mot inévitable, ils allaient le voir paraître et reparaître partout, sur les murs de leurs classes, sur leurs livres, sur leu.rs cahiers; il bourdonnerait à leurs oreilles, il obséderait leurs yeux, il hanterait leur esprit, il remplirait leur vie. C ertificat! ·certificat! Dès leur septième ou huitième année; il allait se présenter à eux sous toutes les formes, s'attacher à eux; mais aussi dès la onzième, ils pourraient en finir, et leur diplôme en -main, sortir triomphalement de l'école. Quel stimulant! quel appât! Ç'a été un des premiers effets de cette ·heureuse innovation, de rapprocher la sortie de l'entrée de l'école et d'ouvrir aux écoliers une perspective souriante d'émancipation prématurée; si bien que destiné à élever le niveau des études, il a commencé par en raccourcir la durée. Le ·certificat a encore ceci de particulièrement bienfaisant, c'est q_ 'il n'agit que sur les u bons écoliers, sur ceux qui sorit studieux, qui ont de l'amour-propre et tiennent à faire honneur à Jeurs màîtres et plaisir à leurs pa-' rents. Quant aux indifférents, aux paresseux, le certificat ne les trouble guère; ils ne travaillent pas plus pour lui qu'ils n'auraient travaillé sans lui; ils s'habituent sans peine à l'idée de ne point l'obtenir, et du reste ils n'en ont pas besoin.A ce·ux-là le Certificat ne fait aucun bien, tandis qu'aux autres il fait
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du mal; il les inquiète, il les tourmente, il les poursuit comme une idée fixe, il les préoccupe, les absorbe, gêne le développement de leur esprit et rétrécit leur horizon. Ce n'est pas tout: il a arrêté net l'essor que la loi du 28 mars r 882 avait voulu donner à l'Enseignement primaire. Cette loi, en effet, avait doublé le nombre des matières de cet enseignement, etles programmes du 27 juillet 1882 avaient réglé conformément à la loi l'organisation pédagogique des écoles et le nouveau plan des études. Mais cette même loi avait du même coup institué ou mieux, maintenu le certificat d'études (article 6) dont le programme, fixé par l'arrêté du 16 juin 1880, était strictement limité au minimum de l'ancien enseignement primaire. Ainsi cette loi ingénieuse d'un côté portait l'enseignement bien au-delà de ses anciennes limites et de l'autre elle l'y enfermait; l'article 6 paraly'sait l'article 1. L'Instituteur se trouvait placé entre deux programmes, l'un celui du 27 juillet, qui embrassait toutes les matières inscrites dans la loi, et l'autre, celui du 16 juin, qui n'en contenait qu'une faible partie; l'un qui le poussait en avant, l'autre qui le retenait en arrière. Entre ces deux exigences, tiraillé en sens contraire par · le grand programme et par Je petit, il hésitait, oscillait, et finalement, prenant conseil de son intérêt, . presque toujours il s·' en tenait au petit. Le nombre des certificats allait devenir
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bon gré mal gré le critérium ordinaire et commode de la valeur des écoles et aussi des maîtres; désormais la première question, la question inévitable d'un Inspecteur entrant dans une classe allait être: « Combien avez-vous eu de certificats l'ann~e dernière ? » ou: « Combien aurez-vous de certificats cette année?» Désormais les maîtres allaient se mettre à supputer leurs chances, à trier leurs candidats, à les pousser, à les stimuler, à les chauffer, non sans dommage pour le reste de leurs classes ; l'enseignement allait perdre son véritable caractère, et la préparation, disons le mot, la fabrication allait commencer. Sans doute il s'est trouvé des maîtres, et en assez grand nombre, qui, s'inspirant de l'esprit de la loi, ont voulu suivre l'impulsion donnée à l'enseignement primaire, et sans souci du certificat, élargir, étendre leur enseignement jusqu'aux limites mêmes des nou~ veaux programmes. Mais ils ne l'ont pas fait sans inquiétude, ni peut-être sans regrets; il faut une grande hauteur d'esprit et une grande force d'âme pour résister à un entraînement général et s'exposer à paraître inférieur aux autres tout en faisant plus et mieux qu'ils ne font. Cette coexistence de deux programm-es que la loi met aux prises ; cet antagonisme que l'imprévoyance a fait naître, et · que la faiblesse a laissé subsister, a donc eu pour effet
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de créer deux catégoi-ies de maîtres, les préparateurs et les vrais instituteurs. Il excite le mécontentement, les jalou$ies; il provoque à des comparaisons qui ne tournent pas toujours à l'avantage des maîtres les plus intelligents et les plus consciencieux; il abrège la durée de l'année scolaire, car il faut s'y prendre de bonne heure pour expédier ces examens innombrables et interminables ; il vide les écoles, car une fois nanti du précieux Certificat, l'élève se garde bien de reparaître: il en traîne des déplacements coûteux et des absences préjudiciables aux études; il réduit encore le peu de temps qui restait aux Inspecteurs primaires pour le service de l'inspection; il abaisse et rabaisse l'enseignement primaire; au développement normal des facultés il substitue un progrès factice et hàtif; à l'emploi des bonnes méthodes il fait préférer l'usage des procédés artificiels; et enfin, , et surtout, il suggère le recours à tous les moyens plus ou moins scrupuleux qui servent à conjurer la mauvaise chance et à se ménager le succès. Faut-il parler du cortège de misères qui aécompagnent et suiventles commissions d'examen, des difficultés de tout genre auxquelles donne lieu le choix des membres; des recommandations, des sollicitations dont ces membres sont assiégés; des critiques inévitables que soulève le choix des sujets; des plaintes encore plus nombreuses que provoque la
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correction des épreuves écrites, la nature des questions orales et les procédés d'interrogation; des récriminations qu'excitent les résultats de l'examen; des soupçons, des insinuations détournées, des accusations ouvertes, des réclamations écrites que font naître les échecs inattendus; des rancunes que laissent les sessions, des jalousies qu'elles engendrent et du ferment malsain qu'elles déposent dans le corps enseignant? N'était-ce donc pas assez des examens professionnels qui sont nécessaires, et qu'on a du reste multipliés outre mesure, et fallait-il encore déchaîner dans nos tranquilles écoles ce fléau d'un certificat nuisible aux bons élèves 4 inutile aux mauvais, nuisible aux bons instituteurs, utile aux moins bons, nuisible aux inspecteurs dont il gaspille le temps et peut tromper le jugement, enfin préjudiciable aux véritables intérêts de l'enseignement primaire?
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rrsPECTION, . INSPECTEURS
Autrefois, sous l'Empire, un rectorat étant vacant, on y nommait un magistrat; c'est ainsi que M. D. fut nommé recteur de l'Académie d'Aix. Aujourd'hui, les rectorats sont, comme il est juste, donnés à des universitaires. Il n'y .a plus guère que l'inspection générale de l'enseignement primaire où l'on arrive par des chemins de traverse, ou par des raccourcis, ou même d'emblée, par la députation. Les fonctionnaires méritants, qui ont fait leur carrière de l'enseignement, qui ont passé par tous les degrés de la hiérarchie, et qui aspirent à l'Inspection générale, comme au digne couronnement de leur vie universitaire, sont exposés à de pénibles déceptions; leurs titres, leurs longs services, ne peuvent à l'occasion balancer le mérite de la députation perdue.
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Dans l'Enseignement secondaire, les Inspecteurs généraux forment un comité, et pour les nominations, les déplacements, les avancements, la direction prend d'ordinaire l'avis de ce comité. Il n'en est point ainsi dans l'Enseignement primaire ; étrangers au mouvement du personnel, les Inspecteurs généraux n'y sont consultés qPe pour les promotions· de classe des Inspecteurs primaires et des professeurs des Ecoles Normales. C'est donc à tort qu'on les rendrait responsables de certains actes qu'il ne peuvent ni empêcher ni même déconseiller.
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L'inspection est par excellence une fonction d'Etat; c'est de l'Etat seul que doivent relever les Inspecteurs de tout rang et de tout ordre. Permettre à des corps élus, conseils municipaux ou conseils généraux, de rémunérer ces fonctions, sous une forme ou sous une autre, allocations ou indemnités, c'est en altérer le caractère, c'est en affaiblir l'autorité, c'est la rendre suspecte. Sous ce rapportla situation actuelle de l'Inspection primaire est fausse et dangereuse ; elle crée à l'administration supérieure des difficultés nombreuses et sans cesse renaissantes; elle place les Inspecteurs eux-mêmes dans une sorte de dépendance nuisible à leur dignité, contraire à la hiérarchie. · La plupart des conseils généraux votent
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annuellement des allocations aux Inspecteurs primaires de leur département. Ces allocations sont fort inégales; elles varient avec les ressources des: budgets départementaux et avec les dispositions plus ou moJns bienveillantes des Conseils généraux ; il en est de trois ou quatre cents francs, mais d'autres s'élèvent jusqu'à I 500, 2000 francs et même au-dessus. De telles inégalités mettent entre les postes d'inspection des différences considérables et compliquent singulièrement les questions d'avancement. Quand on déplace un Inspecteur primaire, on n'a pas à ·se préoccuper seulement de trouver un poste qui réponde à ses aptitudes, à ses services, à ses désirs; il faut trouver un poste qui lui conserve au moins ses avantages, et la chose est loin d'être toujours facile. Si l'on n'y prend garde, on risque de changer un avancement en disgrâce, ou une disgrâce en avancement. Voilà un premier inconvénient ; en voici un second. 11 arrive que faute de ressources budgétaires et même pour d'autres raisons, les Conseils généraux suppriment brusquement les allocations dont jouissaient les Inspecteurs. Du jour au lendemain, ces fonctionnaires se voient enlever d'un seul coup le cinquième, le quart, le tiers même de leurs appointements ; pour ceux qui sont pères de famille, ces réductions énormes et inattendues sont un véritable désastre. Et ce n'est pas seulement dans Je présent qu'ils ont à en souffrir: comme
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ils subissent d'ordinaire la retenue sur ces allocations départementales, leur retraite peuten être diminuée. Dans un département qu'il est inutile de nommer, le Conseil général s'avisa de supprimer l'allocation de tous les Inspecteurs; cette allocation se montait à 17oofrancs. Emu de leurs plaintes, l'Etat prit d'abord à sa charge l'allocation supprimée; mais bientôt la commission du budget la supprima à son tour, et les Inspecteurs restèrent sans allocation. Ce n'est pas tout. A quelque temps de là, revenant sur sa décision, le Conseil général rétablit l'allocation, mais avec cette condition expresse que, seuls, les anciens Inspecteurs qui avaient joui de l'allocation en jouiraient désormais. Arrive un nouvel Inspecteur qui ignorait la clause ; en l'apprenant, il se récrie et ses plaintes étaient fort naturelles, car, il avait cru gagner au change, et l'amélioration sur laquelle il comptait s'était convertie en une diminution de traitement considérable. Revenu de son désappointement, il se mit à faire des démarches; il s'adressa aux conseillers les plus influents, et finit, non sans peine, par obtenir en sa faveur le rétablissement de l'allocation votée à ses collègues . La chose finissait bien; mais croit-on que cet Inspecteur fût désormais en bonne position pour refuser aux conseillers qui lui avaient rendu ce service ce que ces conseillers pouvaient avoir à lui demander? Et quel est le conseiller général
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qui n'a rien à demander? L'honorable Inspecteur avait sans ·doute la fermeté nécessaire pour repousser une demande indiscrète ; mais · il était l'obligé des conseillers qui l'avaient servi, et aux yeux du personnel son indépendance pouvait ne plus paraître entière. Enfin voici qui est plus grave. L'année suivante, à la session d'août, sur la demande d'un conseiller influent, le Conseil vota la suppression pure et simple de l'allocation accordée jusqu'alors à l'un des Inspecteurs du département. Cet Inspecteur qui était des plus anciens et des plus méritants, avait eu le malheur de déplaire à l'exigeant conseiller. Ainsi, le Conseil s'érigeait en juge de la valeur professionnelle des fonctionnaires, il se substituait à l'autorité administrative, et contre tout droit, sans motif plausibl'e, il frappait un honorable Inspecteur dans sa dignité et dans ses intérêts. Ce sont là de détestables abus, et de véritables usurpations; il serait temps d'aviser. Si l'Etat veùt assurer l'indépendance des Inspecteurs, leur conserver le prestige et l'autorité nécessaires, il doit les soustraire à des tenta tians dangereuses, à des h umi_ tians lia imméritées, à des mesures vexatoires et préjudiciables ; il doit mettre un terme à cette ingérence abusive et arbitraire des Conseils généraux dans les affaires de l'administration . Si les départements doivent contribuer aux traitements des Inspecteurs, il faut que
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cette part contributive soit fixée par une loi, qu'elle cesse de dépendre des dispositions souvent changeantes d'un Conseil et de·varier d'année en année au gré de ses caprices. C'est aussi le moyen de régulariser d'une manière équitable l'avancement des inspecteurs.
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L'Enseignement primaire est en proie à la politique ; les personnages de petite ou de grande envergure s'y sont taillé selon leurs dents et leur appétit, qui un fief, qui une province. En maint endroit le personnel a été soustrait à ses chefs naturels, et s'est formé en clientèles autour de ces grands patrons; ce sont eux qui demandent pour leurs clients des places, des avancements, des promotions, des distinctions honorifiques ; c'est de leur côté qu'on regarde, c'est à eux qu'on s'adresse, c'est d'eux qu'on attend tout et surtout les faveurs. En certains pays, ce déplacement de l'autorité est si bien un fait accompli, la recherche du patronage est si bien entrée dans les habitt:1des et les mœurs, qu'au saut de l'Etole Normale des élèves-maîtres s'en vont d'abord et tout droit se placer sous les ailes de quelque haut personnage, qui puisse les couvrir de sa protection, et les défendre contre les sévérités àdministratives qu'ils pourraient par la suite encoùrir. Entre lePréfet qui i ~ e et le député qui dispose, la pauvre autorité académique est trop souvent
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sans force, sans prestige et sans crédit. Si l'Inspecteur d'académie n'est pas indépendant par fortune ou par caractère, s'il n'est fermement résolu à être tout ce qu'il doit être, il est bientôt réduit à rien. Aussi de tous les corps administratifs, celui des Inspecteurs d'Académie est-il le plus difficile à recruter; l'offre y dépasse de beaucoup la demande.
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Un simple vœu. Avant d'envoyer les inspecteurs généraux aux quatre coins du pays, serait-il donc impossible de les réunir et de les mettre d'accord? !'Inspecteur y gagnerait en prestige et l'enseignement en unité. Quelle peut bien être l'autorité des Inspecteurs, s'ils se contredisent les uns les autres, si l'un déconseille ce que l'autre a conseillé? la chose pourtant n'est pas rare. Un professeur novice et scrupuleux s'applique à suivre les indications qu'il a reçues dans une première inspection; survient un autre inspecteur qui le désapprouve et lui donne des indications contraires. Le professeur s'étonne; comme il est bien élevé, il ne veut pas opposer autorité à autorité; il garde le silence; mais intérieurement il pense: « Dorénavant, je suivrai mes propres inspirations, » et qui pourrait l'en blàmer? Les habiles, eux, se disent: « C'est bien ; désormais je tâcherai de savoir à l'avance à qui je dois avoir affaire, et je servirai mon homme suivant ses goùts. » De la
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sorte, au lieu d'être utile et obéie, l'inspection n'est souvent qu'une visite désagréable et inévitable, et le mieux pour le professeur est de s'y résigner sans trop s'en préoccuper.
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ADMINISTRATEURS,
ADMINISTRÉS. RETRAITÉS
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RETRAITE,
Dans la république, comme chacun sait, les citoyens sont égaux; dans une administration, comme beaucoup l'ignorent, les fonctionnaires sont inégaux en titres, inégaux en capacité, inégaux en services, et par suite inégaux par le rang et par les traitements ; c'est proprement le règne de l'inégalité. Cette monstruosit~ explique la haine que les politiciens ont vouée aux administrations de tout genre. Les hiérarchies administratives sont à ·1eurs yeux des anomalies révoltantes dans un pays foncièrement démocratique ; elles co nsti tuent une violation flagrante etpermanentedu principe des principes, de l'égalité absolue. Aussi depuis quelque vingt ans les personnages politiques de tout ordre d de tout rang travaillent-ils avec un ensemble admirable et une louable persévérance, à détruire ces hiérarchies anti- égalitaires, à en confondre les degrés, à y rapprocher les extrêmes, à les ani-
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mer enfin d'un souffle et d'un esprit nouveaux. Pour y réussir ils ont créé un nouveau genre de mérite et de services, le mérite et les services politiques, qui, tenant lieu de la valeur professionnelle et des années d'exercice, permet d'élever aux premiers rangs des fonctionnaires que leur paresse, leur incapacité,ou leur rtiàuVaise conduite aurait autrefois retenus darts les rangs et les emplois inférieurs.
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Les mœurs politiques ont envahi les administrations. Les subordonnés parlent de leurs chefs; comme l€s électeurs parlent de leurs élus ; ce sont les mêmes familiarités de langage et de ton, Il semble que l'administrateur dépende non du gouvernement, mais de ses administrés; le moment approche où il devra comparaître devant eux pour rendre compte de sa conduite, et où il sera traité avec le sans-gêne dont usent envers leurs députés des électeurs mécontents.
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Appuyé sur un personnage politique, le dernier des administrés tient en échec le premier des administrateurs.
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Il nous a été donné de voir,dans l'Enseignement primaire,des fonctionnaires sans scrupules, le prendre à l'aise avec Jeurs fonctions, se dispenser de leurs devoirs, . s'affranchir
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délibérément du respect hiérarchique, et narguer leurs supérieurs qui les re~ardaient faire ou feignaient de ne rien voir. Où donc avaientils puisé tant de hardiesse? vous le demandez? Ils étaient protégés. Des députés les avaient pris à leur service, ils les couvraient de leur patronage et leur assuraient l'impunité. C:, n'étaientplus des fonctionnaires,c'étaient des clients; mais s'ils ne remplissaient plus leurs fonctions, ils touchaient encore leurs appoin tements et recevaient de l'avancement.
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Nous en sommes arrïvés à ce point qu'u:1 fonctionnaire, quel qu'il soit, ne croit plu:.; pouvoir adresser une demande, si juste, si fondée qu'elle puisse être,sans la faire appuyer par une demi-douzaine de recommandationi,. Il est et demeure convaincu,que son mérite et ses services ne sont plus que des titres insu!fisants, et que s'il ne trouve des protecteurs influents, sa demande sera considérée comme: nulle et non avenue. Cela est triste, mais cela est. Combien a-t-il fallu de faveurs immé-ritées, de passe-droits, d'injustices, pour engendrer une conviction si profonde et si gt-· nérale ! ·
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On s'étonne de voir certains administrateurs rester indéfiniment en place; autour d'eux tout change, tout passe, ils restent; le
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secret de leur force est dans leurs faiblesses. Beaucoup de gens savent monter, très peu savent descendre. . Se résigner à ne plus rien être après avoir été quelque chose, si peu que ce fût, est un genre de résignation presque introuvable.
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Plus encore que les disgrâces imméritées, les avancements scandaleux contribuent à démoraliser un personnel. _ Quand un fonctionnaire connu pour indigne est élevé à un poste important, tout le personnel placé sous ses ordres commence par s'étonner; il a peine à croire que l'administration seule ignore ce que tout le monde sait; il a peine à comprendre qu'elle conserve une confiance que personne n'a plus. · Mais lorsqu'après avoir été dans son nouveau poste un sujet de scandale, ce même fonctionnaire est appelé à de plus hautes fonctions, alors ce n'est plus de l'étonnement q uele personnel éprouve, c'est de l'indignation. Chacun se dit: « Si j'en avais fait le quart, le dixième, le vingtième, j'aurais été impitoyablement sacrifié! l'administration a deux poids et deux mesures; et ce qui attire au modeste fonctionnaire une disgrâce ou la révo-
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cation vaut à d'autres avancement et faveurs. » Et quand une idée de ce genre s'est répandue dans un personnel, il peut encore faire son devoir, mais on a perdu )e droit de le lui imposer. -- Maintenir en place un fonctionnaire indigne, le reprendre après l'avoir écarté, sont pour une administration des fautes graves; mais l'.é lever,mais le récompenser, c'est plus qu'une faute, plus qu'une injustice, c'est un défi à la cdhscience publique. Il artive qu'on laisse entrer dans les cadres des fonctionnaires suspects; bn les connaît, on sait à quoi s'en tenir sur lellt compte; mais ces fonctionnaires ont des patrons auxquels on craindrait de déplaire. Ce ne sont point là des actes d'imprudence, ce sont des actes de faiblesse.A peine ces ·intrus sbntils en fonctions, que les plaintes arrivent; oh fait la sourde oreille; les rappbrts inquiétants se succèdent; on les jetteau panier. Enfirt un scandale éclate: alors il faut révoquer. Le malheur est que la révocation n'atteint pas seulement ceux qu'elle frappe,e1le rejaillit sUr·ceux qui la prononcent; on les rend résponsables du mal qu'ils poùvaient prévenir et ne peu~ vent réparer ; car si la révdcation est une peine, e1le n'est pas un remède.
Il n'y a pas que les députés qui travaillent
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à pousser leurs parents, leurs amis, leurs clients, leurs courtiers électoraux; il y a te1 administrateur dont le cabinet est un vrai bureau de placement pour ses amis, ses créatures èt sès coréligionnaires.
Pour les vieux fonctionnaires l'heure de la retraite est un moment èritique. Les plus à plairtdre sont ceux qui, arrivés à la limite ordinaire, ont encore besoin de leurs fonctions; et polir qui la retraite est le commence1ne11 t de la gêne et des privatiotis de tout genre. Ils st5nt à plaindre aussi ceux qui s'étaient si exclusivement voués à leurs fonctions qu'elles rem.plissaient toute leur existence, et que l'avenir leur apparaît comme un vide immense où l'ennui les attend. Pour ceux-là l'épreuve est redoutable ; elle est parfois mortelle. Passant brusquement de l'activité au repos, du bruit dans le silence et la solitude, on les voit errer tristement, puis bientôt lartguir èt succomber. D'autres aussi sont digt1es de compassion; ce sont ceux qui, malgré leur âge, se sentant forts et vigoureux, se flattaient de conserver longtemps encore des fonctions qu'ils croyaient bien remplir. Ceux-là, laretraite les frappe à l'improviste, les atteint à la fois dans leurs intérêts et dans leur arrtotupropre, et leur fait une blessure incurable; le reste de leur vie en est empoisonnée; l'exls-
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tence n'est plus pour eux qu'un long supplice; une idée fixe les obsède; ils ne peuvent plus penser qu'à l'injustice dont ils sont ou se croient les victimes, ils ne peuvent plus parler d'autre chose : aigris, irrités, ils vont de l'un à l'autre et se soulagent en contant leurs peines, ou bien ils s'enfoncent dans la solitude et passent la fin de leur vie à souffrir en silence. Le mieux pour un fonctionnaire est de prévoir longtemps à l'avance le moment du repos, d'arranger sa vie en conséquence, et de se ménager des occupations nécessaires pour des loisirs inévitables; le mieux surtout est de prendre sa retraite au lieu d'attendre qu'on la lui donne; en pareille matière, demander vaut mieux que recevoir; il est toujours plus agréable de se retirer que de se faire congédier.
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Si nous plaignons les fonctionnaires qui souffrent de mesures prématurées, inattendues et quelquefois cruelles, nous plaignons aussi les administrateurs qui ont à assumer la responsabilité de ces mesures; il nous semble qüe plus d'une fois la main doit leur trembler, quand vient le moment de proposer ou de signer ces arrêtés qui peuvent devenir des arrêts ; aussi ne devrait-on jamais, ce nous semble, se départir de certains principes fon1
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dés en justice et consacrés par le temps, qui règlent l'ordre des mises à la retraite. Quand par exemple, une mise à la retraite est devenue nécessaire par suppression d'emploi, c'est le plus âgé des fonctionnaires que la mesure doit atteindre, à moins que quelque autre ne soit notoirement hors d'état de conserver ses fonctions. Pour s'écarter d'une règle aussi sage, on risque d'encourir une responsabilité singulièrement pesante. Que, Je fonctionnaire indûment frappé vienne à succomber peu après, (et le fait s'est déjà produit) certes, on ne sera pas en droit d'en conclure que sa retraite est la cause de sa mort; mais qui pourra répondre qu'elle y est totalement étrangère? Quand elle n'a pas été désirée comme l'allègement d'un fardeau devenu. trop lourd et l'affranchissement d'obligations trop assujétissantes, la retraite a par elle-même quelque chose de pénible; d'abord parce qu'elle semble vous reléguer parmi les êtres inutiles, ensuite parce qu'elle est le prélude d'une autre retraite, celle-là bien définitive et prononcée par ~a véritable administration supérieure.
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�TROISIÈME PARTIE
MORALE
I
TROP DE MORALES, PAS DE MORALE
Il y a dans l'homme deux instincts, l'instinct égoïste et l'instinct social; le triomphe de l'instinct social, c'est le bien; sa défaite, c'est le remords; la prévision de sa victoire, c·' est le devoir. Voilà la morale danvinique; quelle morale! De ces deux instincts, l'un est donc supé~ rieur à l'autre? D'où le savez-vous? Pourquoi ne seraient-ils pas d'une égale valeur? De quel droit attaèhez-vous l'idée du bien au triomphe de l'un plutôt qu'à la victoire de l'autre? Comment une prévision serait-elle une obligation? Comment un instinct serait-il obligatoire? l'instinct pousse et n'oblige pas.
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Le savant qui s'ingénie à créer une morale sans Dieu ressemble au jardinier qui voudrait faire pousser une plante après en avoir coupé la racine. Les lois qu'on peut tirer des faits ne sont elles-mêmes que des faits généralisés, et ne sauraient par suite avoir un caractère obligatoire. Lorsqu'on aura réussi à établir qu'ici ou là, ou même partout, les hommes agissent de telle ou telle manière, s'ensuivra-t-il qu'on soit moralement tenu d'imiter leur exemple, et prétendra-t-on convertir en devoir une manière d'agir, parce qu'elle est plus ou moins générale? A ce compte, il suffirait de prendre telle ou telle société, au moment où la corruption y est répandue, pour se croire autorisé à ériger le vice en loi.• Tous les faits du monde ne peuvent nous apprendre que ce qui est, et non ce qui doit être; autrement dit, les lois qu'on dégage de l'expérience ne sont que de pures constatations, dépourvues de toute valeur et de toute autorité morale. Le malheur, c'est qu'il y a une tendance de plus en plus marquée à s'appuyer sur ces prétendues lois pour rejeter ou ébranler la loi morale véritable, et conclure de la généralité des actes à leur légitimité.
Solidarité par ci, solidarité par là : on n'en-
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tend parler que de solidarité. Nous doutons fort que le monde en devienne meilleur; la solidarité est plus propre à nous montrer le mal que les autres peuvent nous faire, qu'à nous détourner du mal que nous pouvons faire aux autres; elle est une simple constatation de la communauté des intérêts; mais elle est impuissante à créer l'obligation morale; tout au plus peut-elle fournir un motif, et combien faible encore, à la volonté. Toutes les solidarités du monde ne feront pas germer l'idée du devoir; c'est une étrange naïveté d'y chercher la racine d'une morale efficace.
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L'expérience peut donner des conseils, mais ne peut donner des ordres; elle peut faire des hommes prudents, elle ne fait pas d'honnêtes gens. ,,.*,,. Dans l'ordre physique les faits expliquent la loi ; dans l'ordre moral la loi explique les faits. ,,. *,,. Presque tout l'effort de la science m.o derne tend à l'assimilation des lois morales aux lois physiques; c'est une redoutable entreprise de · démoralisation universelle.
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La loi morale commande sans contrain-
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dre; la loi physique contraint sans comman-dèr. ·,,_*,,_ Par ce temps de transformation économique et industrielle, de découvertes et d'inventions, jl y a des gens qui travaillent consciencieusement à l'élaboration d'une morale nouvelle, d'une morale à la mode et au goût du jour, d'une morale à base scientifique. Hé! braves gens, vous vous donnez une peine bien inutile; nous n'avons que faire d'une morale nouvelle; l'ancienne nous suffit et au-delà. Ce qui nous manque, ce n'est point la morale, c'est la pratique de la morale. C'est de ce côté qu'il faut tourner vos efforts; quand vous aurez trouvé des devoirs nouveaux, trouverezvous des gens plus disposés à les remplir? croyez-vous sérieusement que les hommés vont devenir plus désintéressés, plus dévoués, parce qu'on leur demandera le désintéressement et le dévouement au nom de la science ? Comment la science s'y prendra-t-elle pour rendre son code obligatoire ? Il faudra bien recourir à la conscience; mais la conscience, ce n'est point la science qui l'a faite; tout au plus pourrait-elle la défaire.
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Quand le peuple s'affranchit de la religion, il est rare qu'il n'aille pas jusqu'à s'affranchir de la morale. ,,_*,,_
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On oppose sans cesse le matérialisme au spiritualisme comme ayant une base plus solide; mais si nous ne savons ce que c'est que l'esprit, savons-nous mieux ce que c'est que la matière? -En aucune façon. De la matière nous ne connaissons que les propriétés ou plutàt certaines propriétés, certaines lois. Quant à l'essence de la matière, à la matière de la matière, nous l'ignorons absolument, que peut-on donc asseoir de solide sur cette ignorance ab3olue?
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Il s'est fait pendant une ·longue suite de siècles un laborieux et noble effort pour élever l'humanité au dessus de la matière; il se fait aujourd'hui un effort en sens contraire pour l'y replonger. A ce dernier effort il ne faudra pas longtemps pour aboutir; car de tous les systèmes philosophiques, le matérialjsme est celui qui plaît le plus aux masses populaires, moins portées à monter qu'à des• cendre.
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Le matérialisme est le bienvenu chez les natures grossières qui ne demandent qu'à vivre d'tme vie purement animale, et chez les · gens de moralité brartlante qui ne demandent qu'à être rassurés sur les conséquences de leurs actions.
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Autrefois c'était en philosophie une grande et difficile question que celle des rapports de l'âme avec le corps; aujourd' hui cette question est singulièrement simplifiée; l'àme ayant délogé, le corps n'a plus de rapport qu'avec lui-même. Ces rapports en sont-ils meilleurs, c'est là une autre question. Que dirait-on d'un homme qui voudrait nous forcer .à regarder toujours à nos pieds sans nous permettre de jamais lever les yeux vers le ciel? C'est pourtant ce que les matérialistes entreprennent de faire. Les gens de mauvaise vie accueillent le matérialisme comme les prévenus reçoivent leur avocat. Il y a encore ·plus de bêtise que d'orgueil à s'imaginer que tout ce qu'il peut y avoir d'intelligence dans l'univers se trouve logé dans la cervelle humaine. Un savant matérialiste et athée me fait l'effet d'un aveugle qui voudrait -conduire les gens qui voient. Le signe caractéristique du temps, c'est
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non pas l'affaiblissement, mais l'oblitération du sens moral. Nombre de gens n'ont même plus conscience de leur immoralité; ils ne l'étalent pas, ce serait du cynisme; ils ne la cachent pas, ce serait de la pudeur; ils la laissent voir, tout bonnement, tout simplement, sans honte, ni bravade, comme la chose la plus naturelle du monde. Il ne leur vient pas à l'esprit que personne puisse s'en plaindre ou les en blâmer; c'est l'innocence de la dépravation. ,,.*,,. Le nombre des choses excusées quoique inexcusables s'accroît avec une rapidité alarmante. Que restera-t-il bientôt qu'on ne puisse faire impunément, sans avoir à craindre non seulement les rigueurs de la justice, mais les simples sévérités de l'opinion? Et cette déplorable indulgence n'a pas pourprincipe une bienveillance mutuelle, elle ne procède ni de la bonté, ni même de la débonnaireté; c'est une indulgence avisée, prudente, égoïste, qui trahit à la fois et la défiance de soi-même et !'émoussement du sens moral, et l'affaiblissement de la raison. On n'est plus bien sûr que tel acte soit mauvais, on n'est plus capable de réprobation, de mépris, d'indignation; on se demande si un jour ou l'autre on n'en fera pas autant; c'est la déliquescence morale,
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Les frontières des empires du Bien etdu Mal sont aujourd'hui tellement brouillées, que les gens ne savent plus au juste en quel pays ils sont.
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Un acte moral étant donné, nos modernes philosophes le décomposent ainsi : hérédité, 3/ rn; milieu, 2/ ro; circonstances, r/ ro; passion, 4/ rn; volonté, o. La volonté représente la moralité.
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Encore quelques pas, et la morale ne· sera plus qu'une branche de la physiologie.
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Dans ce siècle de prodiges on arrive à tout refaire; on refait les nez, les paupières, que sais-je? par la vertu de la greffe animale. Il n'y a que les consciences qu'on ne .refait pas; la science ne travaille que pour le corps.
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Si la découverte d'une de ces lois qu'on tire de l'expérience devait avoir pour effet de détruire ou s·e ulement d'affaiblir la morale humaine, mon choix est fait, je reste dans l'erreur, je m'attache à l'erreur, qui maintient _ quelque différence entre le vice et la vertu. La 'valeur et la vérité d'une loi morale se mesurent au bien qu'elle fait. Le meilleur système, comme le meilleur arbre, est celui qui donne les meilleurs fruits.
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Dans son Examen de eonscience phîlosophique, M. Renan a écrit : « Si l'erreur était la condition de la moralité huma_i ne, il n~v aurait aucune raison poitr s'intéresser à un globe voué à l'ignorance» . Jamais l'amour et l'orgueil de la science n'ont rien dicté d'aussi cruel. Ainsi, toutes les générations humaines qui se sont succédé depuis l'origine sur la surface de la terre et qui, elles aussi, étaient vouées à l'ignorance, car la vérité telle que M. Renan la professe est de date " bien récente, toutes ces générations étaient indignes d'intérêt! Mais l'erreur n'est poirit, l'erreur ne peut être la condition de la moralité, parce que la moralité est elle-même la vérité par excelknce. Il n'y a point dé science véritable en dehors de la moralité, et s'il pouvait y l:lvoir un globe auquel on n'eût aucune raison de s'intéresser, ce serait celui qui serait voué à la science sans moralité.
L'athéisme Ii'est qu'une négation sans preuves: De ce que« dans l'univers accessible à notre ~xpérience, on n'observe et on n'a jamais observé aucun fait passager provenant d'une volonté ni de volontés supérieures à celle de l'homme>>, il ne s'en suit point que cette volonté supérieure ne se manifeste pas dans l'ensemble de l'univers connu; la néga-
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tion, même fondée, des miracles particuliers, n'autorise pas la négation de ce miracle universel et permanent qui est la création.
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C'est un trait caractéristique de l'époque actuelle qu'on y tient plus à savoir ce qui est que ce qui doit être. Quand on a trouvé les causes d'un fait, il semble que tout soit dit et qu'il ne reste plus qu'à s'incliner. Une fois expliqués, on dirait vraiment que les actes sont justifiés par là même.
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On se demande de quel droit tel écrivain, philosophe par nature, historien par volonté, peut approuver ou blâmer, élever ou rabaisser des personnages qu'il a dépouillés de leur libre arbitre et par sui te affranchis de toute responsabilité? N'y a-t-il pas une contradiction manifeste à juger les hommes comme des êtres iibres, après avoir déclaré qu'ils ne le sont pas ? Que signifient ces mépris ou cette admiration, ces colères ou cet enthousiasme pour des êtres qu'on déclare irresponsables? ·
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Les gpnds philosophes qui prétendent expliquer l'infinie corn plexi té des phénomènes psychologiques et le jeu si prodigieusement compliqué des facultés humaines par un petit mécanisme à la Condillac, me sem-
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blent réduire l'homme à la simplicité d'un pantin, pour avoir l'honneur d'expliquer les mouvements du pantin par la simple ficelle.
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Il se fait actuellement un double travail également profitable à l'humanité ; les uns travaillent à élever l'animal au niveau de l'homme, et les autres à rabaisser l'homme au niveau de l'animal. C'est la revanche et le triomphe de l'animalité ; c'est une conquête nouvelle de l'esprit nouveau ; après avoir établi l'égalité entre les ·hommes, on établit l'égalité entre l'homme et la bête. Si encore la bête y gagnait quelque chose!
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Ce siècle est en contre-bas, il a reçu toute la lavure, toutes les eaux sales, toutes les immondices des siècles précédents ; il tourne à l'égoût.
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C'est au vice et au crime que profite surtout la liberté sans frein. Elle fait monter à la lumière tous les être~ ignobles ou malfaisants que la èrainte tenait tapis dans l'ombre; elle fait fuir et rentrer dans leurs demeures tous les honnêtes gens que ce spectacle dégoûte ou effraie. C'est ainsi qu'une pluie excessive fait sortir de toutes parts vers, limaces, crapauds, tous les excréments de la terre.
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· - Ceux qui plaident l'innocuité des doctrines fatalistes pourraient mieux employer leur talent; c'est vraiment trop compter sur la crédulité publique que de soutenir que le semeur n'est pour rien dans l'éclosion du germe. *
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Ah ! ce sont des penseurs profonds, des génies bienfaisants, bien dignes de la reconnaissance et de l'admiration des siècles, ceux qui ont imaginé de murer la vie humaine, de lui boucher la perspective d'un avenir réparateur, et d'enlever du même coup la crainte au vice et au crime, l'espérance au malheur et à la vertu. Un jour viendra, qui n'est peut-être pas loin, où voyant toutes les passions déchaînées, entendant les cris forcenés de la convoitise exaspérée, les cris désespérés de la souffrance inconsolée, l'humanité saisie d'épouvante devant l'abîme que l'imprévoyance orgueilleuse · et la concupiscence efrénée ont creusé sous s~s pas, se rejettera en arrière, et reviertdra aux doctrines consolatrices qui ont soutenu son enfance et sa maturité, et dont l'abandoh désole sa vieillesse et la déshonore.
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SCEPTICISME ET SCEPTIQUES
C'est entendu, il n'y a pas de vérité abso- . lue, puisque la vérité n'est qu'une conception de l'esprit, et que l'esprit ne peut être juge dans sa propre cause et prononcer sur sa propre valeur. Laissons donc l'absolu qui est hors de notre atteinte et dont nous n'avons que faire.Que l'absolu soit ou non conforme à nos conceptions; qu'importe, puisque nous sommes enfermés dans notre nature et que nous n'en pouvons sortir. En admettant que l'f'sprit soit sans valeur eu égard à l't:hivers, il n'en conserve pas moins toute sa valeur eu ·égard à lui-même,à l'homme, à l'humanité. Cet esprit a ses lois, il a sa nature, il a ce qu'il lui faut pour se diriger dans le cercle où il se meut. Ce qu'il conçoit comme vrai est vérité pour lui : qu'absolument deux et deux fassent cinq, que la partie soit plus g rande que le tout, que la liberté morale soit une· illusion, il n'en reste pas moins que pour nous deux et deux font quatre ,que la partie est plus petite
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que le tout, et que l'homme est moralement libre; il n'en reste pas _ moins vrai que, quoi qu'il fasse, l'homme est obligé d'agir conformément à ces vérités, qu'elles soient ou non absolues. Le scepticisme ne peut ·atteindre aucune des vérités nécessaires à la vie humaine; l'homme a sa valeur, puisqu'il existe et par cela seul qu'il existe; et quant à l'absolu, le scepticisme lui-même n'en peut rien dire; et il est condamné à vivre d'après les vérités qu'il tient pour relatives, comme si elles étaient absolues.
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Il y a un scepticisme théorique qui habite les sommets de la pensée, d'où il regarde à ses pieds les pauvres humains, noyés dans la brume, errant dans tous les sens, égarés par des lueurs incertaines. Fait d'orgueil et de pitié,ce scepticisme transcendant a cela de bon qu'il se tient à distance ; c'est un solitaire qui rarement descend de ses hauteurs ; mais combien plus insupportable est ce scepticisme soi-disant pratique, né d'une précoce expérience, bruyant, bavard, qui va répétant à tout propos qu'il ne reste plus ni probité chez les hommes, ni vertu chez les femmes. C(?s gens méritent qu'on les prenne au mot et qu'on les enveloppe dans leurs propres jugements; pourquoi donc feraient-ils exception à la règle commune ? Pourq ùoi donc leur
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accorderait-on plus de confiance qu'ils n'en témoign·ent à leurs semblables? Pourquoi leur ferait-on plus d'honneur? Ce mépris affecté n'est pas un titre à l'estime; il doit être suspect; car on peut se croire dispensé de rester honnête, quand personne ne l'est plus.
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Le scepticisme est un moyen, ce n'est pas une fin. Un sceptique sincère est en quête de la vérité; il ne peut dire qu'il est au bout de ses recherches, il ne peut prétendre qu'il sait le tout des choses.
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Dans l'évolution morale de l'esprit, passer par le scepticisme est chose naturelle, sinon inévitable; s'y arrêter dès l'entrée et s'y fixer pour toujours, c'est une preuve de paresse intellectuelle et d'indifférence. C'est ce scepticisme superficiel surtout dont on peut dire qu'il est un oreiller commode; l'autre est amer, douloureux, modeste, car il n'y a aucun plaisir à sentir son impuissance, et il n'y a aucune raison d'en être fier et d'en preudre avantage.
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Le scepticisme à la mode n'estsouventqu'une simple précaution contre la raillerie; beaucoup font les sceptiques qui au fond sont
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croyants. Ce n'est pas la foi qui leur manque, c'est le courage. On éprouve un sentiment pénible à voir des hommes d'esprit employer tout ce qu'ils en ont à démontrer que cet esprit n'est rien; il y a là comme une sorte d'ingratitude. Le scepticisme passe assez communément pour une preuve de supériorité intellectuelle; il serait au moins aussi juste d'y voir une preuve de faiblesse; on peut tout aussi bien douter que croire sans raison suffisante. La vanité fait plus de sceptiques que la réflexion. * La blague, qui n'est qu'un scepticisme de pose et de · parade, conduit insensiblement au scepticisme de fond. Après avoir fait le sceptique pour la galerie, on le devient pour son propre compte. Ces douteurs sont comme les menteurs, qui, à force de mentir, finissent par croire à leurs mensonges. Le scepticisme est impertinent; la supériorité qu'il s'arroge n'est au fond qu'impuissance et il ferait mieux de garder pour lui-
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mê·me la pitié dédaigneuse qu'il ptodigue aux autres.
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Il ne faut pas que ce que nous ignorons et ne pouvons savoir nous fasse douter de ce que nous savons; il faut porter la lumière dans l'ombre, et non laisser l'ombre rentrer dans la 1umière. Devant la tombe d'une personne aimée le douteur le plus obstiné commence à douter de lui-même; ses raisonnements chancellent; ses plus forts arguments se fondent da.ns les larmes ; la mort et la douleur ont guéri bien des sceptiques.
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On ne vît pas de négations.
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PESSIMISME
Le pessimisme est la dernière forme et le dernier fruit du scepticisme; c'est aussi le dernier terme de l'évolution matérialiste. On le voit bvenir comme une conclusion inévitable au bout! de presque toutes les études de ce temps qui ont l'homme . pour objet. Presque tous les écrivains du jour y aboutissent l'un après l'autre. L'un redescend assombri des hauteurs de la métaphysique; l'autre remonte désillusionné de ses fouilles historiques; celui-ci revient avec un sourire douteux et un air de résignation railleuse de son voyage aux sources du christianisme; celui-là sort dégoûté des bas fonds sociaux qu'il a voulu explorer; cet autre, au spectacle des turpitudes politiques contemporaines, entonne d'une vo~x lugubre le de profundis des principes de 1889; toute cette littérature de désappoïntés, de désenchantés, de désespérés, est bonne à porter en terre; elle .est en décomposition.
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Les souffrances du pessimisme sont l'expiation inconsciente d'un égoïsme raffiné. La bonté n'est pas pessimiste; elle soulage les autres au lieu de s'apitoyer sur elle-même, et des maux inévitables elle sait encore tirer quelque bien.
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Si les écrivains pessimistes étaient bien sincères, s'ils croyaient la vie aussi foncièrement mauvaise qu'ils se plaisent à le dire, ils en finiraient avec elle, ils rejetteraient loin d'eux ce calice amer. Pourquoi s'imposeraient-ils le supplice de vivre? pour eux, la vie n'est pas un devoir, le suicide n'est pas lin crime. Mais ils vivent, ils s'accommodent · de .la vie; on ne voit pas qu'ils · en dédaignent les d0uceurs; comme les autres mortels, ils ont le souci de leur bien-être, de leur fortune; ils arrivent paisiblement à la maturité, voire .à la vieillesse, et plus d'un s'enrichit bourgeoisement de ses éloquentes jérémiades. lls ne se tuent point, ils se con tentent de répandre des germes de mort.
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Si le pessimisme contemporain était un arrière-goût de la vie, un fruit de la vieillesse, il s'expliquerait encore. Mais non, c'est d'ordi~ naire un avant-goût de la vie, un fruit précoce, ou plutôt une fleur vénéneuse. C'est à l'entrée de la carrière que les jeunes gens
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sont saisis de ce mal étrange. Serait-ce donc qu'ils n'ont pas reçu une nourriture assez forte, assez saine, et qu'une direction ferme et vigilance leur a manqué?
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Il serait difficile d'imaginer un homme plus complètement affranchi que M. Bourget de toute tradition morale. De la conscience humaine, tel que le christianisme et le spiritualisme l'avaient faite, il ne reste rien en lui, rien. A ses yeux tous les états de l'âme se valent; ils ne provoquent de sa part ni sympathie ni antipathie, mais simplement une sorte de curiosité neutre. Ainsi simplifié, l'homme n'est plus qu'un animal bien autrement à plaindre que les autres animaux; car en eux du moins, il y a une certaine proportion entre les désirs et les jouissances, tandis que dans l'homme, l'homme civilisé surtout, la disproportion est infinie; la vie humaine n'est qu'une excitation et une surexcitation croissante de désirs inassouvis; une telle vie devrait finir par un accès de rage. Pour des êtres ainsi destitués d'e tout frein moral et de toute force modératrice, la civilisation est un fléau; car par son progrès même elle crée sans cesse de nouveaux besoins qu'elle ne peut satisfaire, elle allume de nouveaux désirs qu'elle ne peut éteindre. Par haine de la)ociété, Rousseau nous ramenait à l'état sauvage; avec
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M. P. Bourget il faut retourner droit au néant.
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Les essais de psychologie contemporaine sont une spirituelle et ingénieuse réhabilitation de la décadence et une apologie, presque un panégyrique de la décomposition morale.
Nous avons une littérature à contre-sens et à contre-temps; elle fait juste le contraire de ce que demandent les circonstances et le devoir. Pendant que l'armée travaille au relèvement du pays, la littérature travaille à son abaissement.
•• L'Allemagne a fait moins de mal à la France que le pessimisme et le naturalisme ne lui en font; l'Allemagne rious a pris deux provinces que nous pouvons reprendre, le p~ssimisme et le naturalisme lui prennent son âme et sa conscience : qui les lui rendra?
Le patriotisme devrait guérir du pessimisme.
•*• Chaque siècle, chaque génération a pour ainsi dire sa maladie morale; les hommes qui n'en sont pas atteints ne sont pas pour cela
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bien portants: ils ressentent plus ou moins l'influence de la maladie régnante.
* •• Les gens qui se plaignent le plus de l'existence ne sont pas ceux qui ont eu le plus à souffrir, mais ceux qui n'ont pas su bien user de la vie.
Un écrivain pessimiste peu t-il croire de bonne foi qu'il rend service à ses semblables? Alors pourquoi écrit-il? De ce qu'on a eu le malheur de s'empoisonner, est-ce une raison pour essayer d'empoisonner les autres? Par une spirituelle vengeance de la nature, son tempérament le condamne à la reproduction de l'espèce, ce philosophe amer, ce Schopenhauer, qui consacre toute sa vie, qui emploie toutes les ressources de sa logique et de son éloquence à convertir les hommes au :système de l'extinction de l'humanité par la non reproduction. Piquante ironie de voir ce pessimiste forcené qui prêche la mort universelle, travailler.de son mieux à la propagation <le la vie et à sa propre survivance!
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Que des malheureux à qui le sort a tout ;refusé, richesse et santé, fassent entendre des .;plaintes, rien de plus naturel et de plus légi-
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time; mais que des gens à qui la fortune a tout prodigué, passent leur vie à geindre et à s'apitoyer sur la destinée humaine, rien de plus ridicule et de plus irritant. Tous ces gens-là ne mériteraient-ils pas d'être enrégimentés et conduits au feu? cela leur rendrait peut-être le goût de la vie.
* •• Ne vaut-il pas mieux prendre une bonne fois son parti des misères de la vie que d'en gémir éternellement en vers ou en prose? Tous ces écrivains pleurnicheurs, ·qui nous inondent de leurs larmes, ne se plaindraient pas tant s'ils ne trouvaient du plaisir à se plaind·re; ils ne sont donc pas si malheureux puisqu'ils passent leur vie à goûter ce plaisir.
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Nos modernes romanciers se montrent bien fiers de la découverte de ce dualisme psychologique qui reparaît sans cesse dans leurs œuvres; ils pourraient tout aussi justement se vanter d'avoir découvert l'Amérique; car, ce fameux dualisme, qu'est-ce donc au fond, sinon la coexistence des forces contraires, qui, depuis que le monde est monde, se disputent la direction de la volonté? Qu'est-ce que l'histoire de M0 de Tillières (Un cœur de femme), sinon l'histoire de la lutte éternelle de l'âme et des sens? M0 de Tillières aimait par l'esprit, par le cœur, par tout ce qu'il y a
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de noble et d'élevé dans la nature humaine; · ses sens s'éveillent, la lutte éclate, et l'amour sensuel triomphe; est-ce là une chose nouvelle? le nom même est-il nouveau?
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Admirable doctrine, que celle qui donnerait à l'enfant le droit de maudire ses parents et de leur reprocher sa naissance comme un crime!
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BONNES MŒURS
Il faut que les passions trouvent un frein; si la force qui les contenait s'affaibliUl faut qu'une autre la remplace. La société contemporaine est ivre de matérialisme; l'immoralité consciente descend d'en haut, la démoralisation aveugle monte d'en bas; la couche intermédiaire, relativement morale, va s'amincissant. Il semble que l'incontestable progrès de la raison générale n'ait été qu'un mouvemerit de surface, et qu'en dessous, la masse et la poussée des passions n'ait fait que trouver sous une enveloppe plus brillante, mais plus molle et plus souple, .une plus large et plus libre expansion. La morale ressemble à un fleuve qui coulait autrefois clair et Ümpide, et auquel des affluents nouveaux viennent apporter des eaux boueuses,. jaunâtres, infectes.
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Le prêtre n'est plus rien; le philosophe, peu de chose; le médecin est tout; il faut donc que la société soit bien malade.
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Sans le progrès moral, tous les autres progrès ne sont que des instruments de démoralisation.
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Au commencement de ce siècle Lamennais écrivait un livre sur l'indiffér ence en matière de religion; nous n'en sommes plus là; nous en sommes à l'indifférence en matière de morale.
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Un grand changement s'opère dans nos mœurs : la vie de cercle et de café remplace la vie de famille ; la vie nomade succède à la vie sédentaire: on ne demeure plus, on réside, on séjourne, on loge, on passe; dans un pays, les gens du pays se font rares; les foyers s'.éteignent et disparaissent; il n'y aura bientôt plus que des garnis, des chambres d'hôtel et d'auberge. Les arbres se changent en piquets qu'on place et déplace, qu'on plante et replante à volonté; ils n'ont plus de racines.
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Depuis le jour où d'honnêtes savants (béni . soit leur nom!) ont rattaché l'homme au singe, dqns l'espèce humaine, c'est à qui se montrera
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le plus digne d'une si belle origine et justifiera le mieux cette flatteuse théorie.
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Jamais on ne parle tant de progrès qu'en pleine décadence. Il y a progrès et progrès ; le progrès matériel n'implique pas le progrès moral; les scienses avancent et l'homme recule. Le mot progrès est fort en honneur, et c'est justice, car il se fait des progrès de tout genre. Il y a progrès dans la fabrication des fusils, des cartouches et des bombes; il y a progrès aussi dans le nombre des attentats à la pudeur, progrès aussi dans le nombre des suicides 'et des infanticides, progrès dans le nombre des prostituées et de Jeurs protecteurs; progrès dans la pratique de l'assassinat, dans l'art de découper et de dépecer ses semblables; progrès ... où n'y a-t-il pas progrès ? Au train dont nous allons, nous risquons fort de ne pouvoir bientôt plus avancer. · Les pl us rares esprits d·e ce temps s'ingénient à prouver qu'il n'y a pas de vérité; la presse politique s'acharne à montrer qu'il n'y a pas d'honnêteté; le théâtre et le roman n'étalent et ne dépeignent que le vice et le crime; que
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peut devenir un peuple soumis à ce triple enseignement r '1- *'1M. Z. mériterait d'être condamné à vivre parmi les brutes qu'il aime et qu'il excelle à peindre; il est vrai que pour lui ce serait peut-être un plaisir et non un chàtiment.
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Aujourd'hui on tire un coup de revolver, comme autrefois on envoyait un coup de poing. Le port d'armes est défendu, tout le monde porte des armes ; on est condamné pour en avoir porté, on est acquitté pour s'en être servi ; les jurys conspirent avec les meurtriers. '1- *'1Avec la ruine des croyances religieuses et l'ébranlement des croyances morales il n'est plus de passions ni d'entreprises mauvaises ou même criminelles qui ne trouvent dans les théories naissantes, dans les systèmes à l'essai, ou dans l'interprétation arbitraire des pri nci pes du. droit politique, un e apparence de justification, une ombre de légitimité, un semblant de consécration. Ainsi c'est au nom de l'égalité que l'on réclame la spoliation, prélude obligé du partage; c'est du nom de liberté qu'on décore la plus abominable licence et les plus honteux désordres ; des crimes avérés sont donnés pour actions d'éclat,
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poµr traits cle dévouement, et de vulgaires assass.ins. sont transformés en apôtres et en martyrs . .. Les moralistes sont comme des saules pleureurs plantés sur le bord d'un torrent; ils ont beau pleurer dans l'eau; le torrent passe en emportant leurs larmes et continue à rnuler ses eaux fangeuses. Les lecteurs vont au naturalisme comme les mouches à la viande gâtée .
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EQ l'<lbsence de toute direction morale active et suivie, on se derpande avec inquiétude sur quoi l'on peut biep. compter poµr enrayer la démoralisation que tous les progrès d\2 la, science, de l'industrie, de la richesse contrib4ènt à accélérer. Il y aurait plus que de la naïveté à croire à l'efficacité de l'instruction; où et quand l'instruction a-t-elle été plus. répandue? et voit-on que les mœurs de çette jeunesse pourtant si instruite en deviennent meilleures? D'où est· sortie cette littérature immonde, qui aujourd'hui, par le théâtre, par la presse et par le roman, propage la démoralisation jusque dans les dernières couches sociales, et semble avoir pris à tâche d'achever la corruption du pays?
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Jusqu'à ce jour on ne connaissait guère que des crimes intéressés; on tuait par vengeance, par cupidité: c'étaient là des crimes vulgaires. Notre temps aura vu des crimes plus nobles, des crimes désintéressés. On fait aujourd'hui dérailler et sauter un train, pour le seul plaisir de voir écraser des hommes: il y a progrès.
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En certains temps, dans certains milieux, les bonnes actions sont parfois un sujet de scandale. La cour d'assises est devenue un théâtre; on s'y presse, on s'y empile, on s'y étouffe; \es grands criminels attirent comme les grands comédiens; la barre est leur rampe. La vue d'un homme capable d'égorger tranquillement trois femmes de suite sans fatigue et sans trouble est pour les femmelettes du grand monde d'un attrait irrésistible; la curiosité tue l'horreur, et le criminel grandit avec l'énormité du crime.
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Grâce au naturalisme, matérialisme, athéisme, socialisme, et à tous les autres ismes, nous voyons s'accroître à vue d'œil le nombre des màles et des femelles et décroître celui des hommes et des femmes.
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Dans nos villes la rue au moins devrait être propre de toutes manières; car on ne peut passer à côté de la rue, et l'on ne peut non plus séquestrer les femmes et les enfants. Cependant l'on se borne à faire balayer la la chaussée, et l'on n'ose entreprendre le nettoyage du trottoir.
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Certains romanciers contemporains se sont faits les pourvoyeurs de la prostitution.
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Une loi de Solon exigeait que tout citoyen justifiât de ses moyens d'existence; il ne faudrait rien moins que la mise en vigueur de cette loi salutaire pour délivrer la société moderne des parasites immondes qui y pullulent et qui la rongent.
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Comme le moyen-âge, notre siècle a sachevalerie, mais autres temps, autres mœurs. L'ancienne chevalerie corn battait pour l'honneur des dames ; la nouvelle ne combat que pour le déshonneur.
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Le corps social a la gangrène; si l'on ne se hâte d'y mettre le fer rouge, la prostitution le rongera jusqu'à la moëlle.
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Notre brillante civilisation a engendré une race immonde qui la déshonore et la brave, · qui infeste et remplit les grandes villes, ql!i croît à vue d'œil, qui monte, monte sans cesse comme une marée menaçante et hideuse. Nos assemplées siègent tranquillement au milieu de cette fange humaine. elles feignent de ne ps.s voir; elles n'ont pas le courage d'entreprendre pour l'assainissement moral du pays ce q\.le font les édilités pour l'assainissement des villes. Les. civilisations ancienne~, qu'on affecte de rabaisser aujourd'hui, n'ont pàs connu cette honte; elles n'auraient pas toléré les soutenel!rs. Le célibat nourrit la prostitution, qm a son tour étend le célibat; tous les deux vont se développant ensemble, et l'un par l'autre. Pour le malheur du pays, ce n'est plus seulement l'épicurisme et la richesse, c'est la gêne et la misère qui font des célibataires, et par milliers, par centaines de mille. Sans cesse à la merci du chômage, l'ouvrier des villes vit au j9ur le jour : il ne se marie plus ;de sorte que la prostitution s"étend par en bas avec une rapidité que rien n'arrête; elle se propage librement, légalement. Souteneurs et prostituées forment aujourd'hui une véritable classe ; c'est le cinquième état qui s'organise et s'avance à la conquête du pays.
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L'hom.me ne peut pas vivre dans le mépris de lui-même ; c'est comme un air vicié dans lequel il est mal à l'aise; il y souffre,il y étouffe. Aussi lorsque par la répétition trop fréquente de certains actes dégradants, il est tombé sous le joug de l'habitude, lorsqu'il a perdu toute confiance en lui-même, tout espoir de se relever dans sa propre estime, alors non seulement il s'abandonne, mais il hâte volontairement sa ruine morale, afin de perdre par l'abrutissement jusqu'à la conscience de sa dégradation. J\Iais il ne peut si bien faire, que de temps à autre un reste, une lueur de nüsan ne vienne lµi éclairer son état II\isérable, et le remplir de honte et de dégoût. La licence de la rue, de la presse, du théàtre, des romans a dépassé· toutes. les bornes. Les honnêtes gens qui, grâce à Dieu, sont epçore en nombre, restent comme étourdis, déconcertés, effarés, aq milieu de ce débordement inattendu. On dirait que les libertés publiques ont profité d'abord et su tout à l'irµmoralité ; soit qu'elle fût plus prête à en user, soit que par nature elle _prenne toµte la, place qu'op lui aha.ndonne et a.me flUssi loin qu'on la, laisse aqer. Le mom~pt serait venu pour les honnêtes gens de se remettre de leur surprise, de se ravoir, de s'entendre, et, en dehors de toute secte et de tout parti, d'opposer à cette espèce de conjuration du mal une grande et forte conspiration du bien.
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LA VIE, LE BONHEUR, LA VIEILLESSE
Struggle for life ! Enfin nous avons une idée juste · de la vie, nous en connaissons le sens, nous en tenons la formule ! Nous voilà hors d'incertitude,et chacun de nous sait maintenant pourquoi il a été créé et mis au monde, comme dit le catéchisme. Ce mot de société nous abusait; nous nous obstinions à y voir une association des hommes entre eux pour 1u tter erisem ble contre les misères de la vie et les rigueurs de la destinée ; ô naïveté des naïvetés! Ce n'est point pour combattre ensemble que les hommes sont réunis en société, c'est pour combattre les uns contre les autres ; struggle for life ! Ce n'est point pour s'entr'aider, c'est pour s'entr'égorger.« Aimezvous les uns les autres, » disait le doux Evangile; « assommez-vous les uns les autres», dit la fatale Evolution. Le fort tue le faible, le gros dévore le petit, c'~st la loi; dura lex, sed lex. 0 puissance des mots! Depuis que cethorri-
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ble adage a été làché sür le monde, il semble qu'il ait été pris au pied de la lettre, il semble que la mêlée soit devenue plus furieuse et que les hommes se ruent les uns sur les autres avec plus de haine et de rage. Empruntée au règne animal, transportée dans la société humaine, cette conception brutale ya été reçue comme une excuse de toutes les violences ; elle est devenue un stimulant de la brutalité et une apologie - u crime. d Vivre ce n'est pas respirer, c'est aspirer.
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La vie présente sans l'autre vie, c'est un tunnel au bout duquel on ne voit pas poindre le jour.
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En regardant une colline maigre, rocheuse, couverte de pins rabougris, les uns courbés, tordus, les autres, couchés, brisés par le vent; . ceux-ci à demi-enfoncés dans les crevasses qui · les protègent, ceux-là adossés, cramponnés aux rochers qui les soutiennent, ou appuyés les uns. contre les autres, il me semblait voir une image de l'humanité telle que la font les épreuves, les crises, les tourmentes de la vie. A partir d'un certain âge, combien peu d'hommes restent debout, droits, verts, et portent sans fléchir le poids des années ? Les uns sont penchés, voûtés ; les autres, déjetés,
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cassés, déformés de mille manières. Le temps, les maladies, les passions ont amaigri, creusé, altéré la noble figure humaine, et tourmenté misérablement le pauvre corps.
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Si le corps humain s'enlaidit avec l'àge, l'âme peut toujours embellir.
•• Il y a dans la vie deux espèces de ma.u x, ceux qu'on subit, et ceux qu'on se forge; les derniers sont les plus nombreux. Presque tous les hommes ont l'imprudence de placer leur bonheur dans des changements de situation qui ne dépendent point d'eux; et l'attente prolongée, souvent trompée de ces changements attendus, fait de leur vie un véritable supplice.
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Nous avons chacun une ·maison pour nous tout seuls, mais nous n'en sommes que locataires; un beau jour, à l'improviste, le grand propriétaire nous signifie notre congé, et il faut déménager sur l'heure et sans réplique, comme dit le bonhomme.
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Le bonheur est un composé où le présent, l'avenir et le passé apportent chacun leur part; quand le présent est supportable et que du passé viennent de doux souvenirs, que l'ave.,..
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nir donne des espérances, c'est tout ce que l'homme peut souhaiter de meilleur.
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Il faut sans cesse se rappeler les biens qu'on possède pour se consoler des biens qu'on n'a pas ou qu'on n'a plus.
.. Telles nuits, tels jours. ..
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Ne demandons pas à la vie plus qu'elle ne peut donner; c'est le seul moyen de n'être point malheureux.
•• Il n'y a pas de bonheur, mais des instants de bonheur; ces instants ont beau se suivre de près, ils ne peuvent se joindre et se fondre en durée.
Croire que les autres puissent faire notre bonheur, c'est illusion pure; ils peuvent y contribuer sans doute,mais la vraie source de notre bonheur est en nous-mêmes, dans notre conscience.
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Il ne faut pas souhaiter d'être heureux,mais de n'être pas malheureux; c'est tout ce que comporte la destinée humaine.
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C'est le caractère bien plus que le sort qui nous fait heureux ou malheureux. Il y' a des hommes qui ont perdu femme, enfants, fortune, et qui cependant sont plus heureux que bien d'autres encore en possession de tous ces biens.
* •• Le bonheur ne refleurit pas deux fois au même endroit.
Comrrie le bonheur tient surtout à la perspective, si tout finissait avec la vie terrestre, s'il n'y avait pas un au-delà, nous .serions de plus en plus à plaindre; car à mesure que nous avançons dans la vie, la perspective va se raccourcissant et s'assombrissant.
Nous en usons tous avec la vie comme les enfants avec leurs tartines: nous commençons par les confitures.
* ...
La vie ressemble assez à un voyàge en voiture; pendant la première partie du voyage nous sommes assis dans le_ s~ns ~e la voiture, 1I · i./;-- ""et o.ous regardons le chemrn a faire; pendant le secopd nous sommes assis à rebours et nous 1 ": · 1 .,; regardons le chemin parcouru .
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Ori s'étonne qu'un soldat revienne d'une campagne sans blessure; il est bien plus étonnant de voir un homme arriver sain et sauf à la vieillesse.
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Tant que nous sommes enfants, nous voulons devenir hommes, et quand nous sommes devenus hommes, nous voudrions redevenir enfants.
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Le temps de la vie, c'est le vin du tonneau ; chaque jour on en tire un peu et le niveau va baissant'; puis on arrive à la lie, et enfin tombe la dernière goutte; c'est le dernier soupir. A peu d'exceptions près, la vie n'est par elle-même ni bonne ni mauvaise ; elle est surtout ce qu'on la fait. Le vieux satirique a raison :
Nous sommes du bonheur de nous- même artisans, Et fabriquons nos jours ou fâcheux ou plaisans. (RÉGNIER) .
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La vie ressemble au jeu plutôt qu'à une loterie; dans une loterie le hasard règne sans partage; au jeu, grand_ il est vrai est la part e de la chance, mais grande aussi la part du calcul. De même, dans la vie la mauvaise
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chance peut être corrigée par la sagesse, et la bonne, perdue par la folie; et le plus souvent c'est la volonté qui a raison du sort.
* •• Notre vie n'est qu'une suite d'actîons; toute action, relevant de la loi morale, notre vie n'est donc qu'une suite de devoirs à remplir ; or, comme tout devoir implique un effort, et que tout effort est pénible, nous ne pouvons pas être pleinement heureux ici-bas; mais d'un côté nous pouvons adoucir l'effort par l'habitude, et de l'autre multiplier les satisfactions du devoir accompli, jusqu'à en faire comme l'état ordinaire de l'âme.
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La conception de la vie a changé; le monde moderne n'y veut plus voir une épreuve à supporter, mais une condition à rendre supportable. De ces conceptions, la première était plus facile à réaliser.
* •• Nous ressemblons dans cette vie à des fiévreux dans leur lit, nous nous tournons et retournons sans cesse pour trouver une position plus supportable; mais il n'y a que la fin de la maladie qui nous la donne .
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La vie marche à la façon des trains de
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chemins de fer ; avec lenteur au départ, puis avec une vitesse croissante .
•• La vie humaine, c'est la lutte de la liberté contre la fatalité. Un homme qui meurt, c'est une force libre, c'est une volonté qui disparaît ; mais d'autres renaiss-ent pour reprendre et soutenir la grande lutte éternelle.
*
Les plus heureux des hommes sont encore ceux qui vivent sans songer à la vie .
..
Le vieillard ressemble à une place assiégée, mais qui n'a aucun espoir de faire lever le siège; tout ce qu'il peut faire, c'est prolonger la défense.
...
Les ennùis et les maux de la vieillesse semblent faits pour dégoûter peu à peu les hommes de la vie et pour leur faire envisager et accepter la mort comme une délivrance ; et cependant pour le vieillard, la mort reste encore le plus grand des maux ; et, comme dit La Fontaine :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
..
De tous les arts, le plus difficile c'est encore l'art de vieillir; il n'est possible qu'à ceux qui
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CHEMIN FAISANT
ont su vivre et qui se sont ménagé quelques compensations aux pertes quotidiennes que la vieillesse nous fait subir. Cet art est fait de bon sens et de douceur ; il suppose la pleine intelligence de la destinée humaine et du rôle dévolu à chacun des âges de la vie, une résignation sans tristesse et sans amertume, un sage emploi des forces décroissantes et des jours précaires. La plupart des hommes se débattent contre la vieillesse ; il faut au coptraire consentir à vieillir. Il vaut bien mieux descendre tranquillement le cours de la vie que de s'épuiser en vains efforts pour le remonter.
..
* ••
Quand on a su s'habituer à restreindre graduellement ses désirs, à se contenter d'un peu moins chaque jour, on est étonné du pell qui suffit à rendre un homme encore heureux'.
La vie est un voyage. On se met en route par petites troupes, qui s'appellènt familles. Chemin faisant, quelques-uns tombent, on s'arrête un moment pour les ensevelir, puis on reprend sa marche en ve_rsant des larmes et se retournant de temps à autre vers ceux qu'on a perdus. Puis enfin on les perd de vue à cause de la distance; à mesure qu'on avance, on a plus de peine à marcher ; enfin l'on tombe à son tour. Qu'il serait triste,
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le voyage, si l'OJ?. tombait pour ne plus se relever, si l'on se séparait pour ne plus se revoir!
..
L'opinion qu'on a dela vie dépend surtout de l'usage qu'on en fait. Les vieillards se plaignent de vieillir; mais personne ne les plaint,parce que vieillir c'est la loi commune, parce qu'on vieillit à tout âge, à toute heure et que les vieillards sont encore les privilégiés de la vie .
•• La sagesse est si peu le propre de la jeunesse, que bien peu de jeunes gens veulent passer pour sages. Celui qui passe pour tel n'est pas loin d'être ridicule; on incline à croire qu'il n'a point de passions, plutôt que d'admettre qu'il les a déjà vaincues .
••
Il en est des âges de la vie comme des saisons ; l'hiver va rejoindre le printemps et la _ vieillesse se rapproche de 1'enfance.
..
*
Pour nos modernes philosophes, il y a en- core une immortalité : _ mais ce n'est pas la _ survivance des êtres, c'est la survivance des . idées fondu~s en bronze, sculptées en marbre,.
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CHEMIN FAISANT
fixées sur la toile, attachées à des sons, enfermées dans des signes graphiques ou phonétiques : l'immortalité c'est le souvenir. L'ouvrier meurt, l'œuvre reste; et si l'ouvrier a été stérile, il meurt tout entier. Cette immortalité là est le privilège du génie; ce n'est point celle que réclament la justice et l'égalité. On ne saurait trop remarquer à quel point la philosqphie de ce siècle èst, comme sa littérature, en désaccord avec les grands . principes qui ont présidé à sa transformation politique.
�VI
LA PASSION, L'HUMEUR
Les hommes sans principes sont dans la vie comme des ballons dans .l'air: le premi.e r . courant les emporte.
..
*
L'idée et le désir de la perfection survivent en nous à toutes nos défaillances, à toutes nos fautes; n'est-ce pas la révélation de notre destinée?
*
Les passions sont comme les eaux courantes : on les dirige, on ne les supprime pas. Abandonnées à elles-mêmes, elles débordent, inondent, ravagent; dirig.é es, endiguées, canalisées, elles deviennent bienfaisantes et portent partout la fécondité. Si la volonté la plus ferme est parfois vaincue dans sa lutte contre les passions, c'est que la passion est une force qui agit d'une ma-
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nière continue, sans effort et, par conséquent, sans fatigue, tandis que la volonté est, de sa nature, intermittente, qu'elle ne saurait être toujours tendue et que la passion, son ennemie, met à profit ses moindres moments de relàche.
.. ..
La passion profite de toutes 1-es occasions qui se présentent pour établir ou ressaisir sur nous son empire. Elle est toujours là qui guette le moment favorable. Tu t'ennuies? Joue. - Tu souffres de la goutte? - Joue. Tu as perdu une personne aimée? - Joue, joue, te dis-je, ou bois, ou ... - C'est ainsi que s'offrant en amie, en consolatric.::e, si on l'accueille, elle devient un tyran.
* ....
Le plus souvent, l'esprit se met complaisamment au service de la passion : il lui prépare ses discours, il lui fournit des excuses, il lui suggère des moyens de défense, il lui bâtit des raisonnements spécieux, il lui arrange de beaux sophismes pour la couvrir ou la parer.
La passion part la première, et la raison court après pour la ramener en arrière; mais, le plus so'Uvent, elle se laisse traîner à la remorque et suit tout en maugréant .
.. ..
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La passion, quand elle entre en ébullition, · fait tant de bruit au-dedans de nous, qu'à peine distinguons-nous encore la voix de la raison.
"* La lutte de l'homme contre ses passions, c'est l'histoire de Sisyphe; un moment de relâche ou d'arrêt, et voilà le rocher qui redescend.
""
Les passions ont le sommeil des bêtes sauvages : repues, elles s'endorment, mais au réveil, elles recommencent à gronder.
"
*
.
Certaines passions sont des ennemies qu'on ne peut vaincre qu'en fuyant.
" Les passions humaines coulent en bouillonnant entre la loi morale, d'un côté, et la loi civile, de l'autre, comme un torrent entre ses rives. Parfois, le torrent déborde, mais, le plus souvent, il bat alternativement ses deux rives sans les surmonter.
""
* *
.
Sur la route de la vie et en travers, on ren. contre le bourbier du vice. Quelques-uns font le tour en se tenant sur les bords et se salissent à peine; beaucoup le traversent et se lavent en sortant, .beaucoup y restent.
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CHEMIN FAISANT
Chez la plupart des hommès, à peine dégagée de l'instinct, la volonté tombe SOl/S l'empire pe l'habitude, elJe ne fait que chang!;r d'esclavage. La volonté dans l'homme, c'est le gouvernail dans la barque : il ne faut pas làcher la barre si l'on ne veut être entraîné. Il est plus facqf de refu~er toqt ce qu'on doit refuser qtie q'accorder quelque chose et de retenir le reste. La volonté ressemble au poing fermé : si l'on parvient à nous forcer un doigt et à le faire lever, les autres ne peuvent plus tenir.
•*• Nous sommes aussi fiers d'une bonne résolution que d'une bonne action, et cependant, quelle distance de l'une à l'autre!
..
*
On peut avoir une très bonne vue et de mauvaises jambes, on peut distinguer nette- • ment le but et n'avoir pas la force de l'atteindre. Ainsi, il ne sert de rien d'avoir une raison éclairée, si l'on n'y joint une volonté forte et toute au service de la raison. C'est ce qui explique la médiocrité morale de tant d'hommes intelligents.
*
�CHEMIN FAISANT
2 II
Nous sommes tous campés sur un animal plus ou moins sauvage, qu'il s'agit de soumettre au frein. S'il n'obéit, il commande, s'il ne nous porte, il nous emporte. Nous sommes vraiment des dompteurs, ou plutôt nous devrions l'être, car la plupart se lajssent mener par leur bête.
*
La raison est en nous comme une lumière qµe le moindre spµ,ffle fait vaciller~ qui s'l:l]Jat et se relève, qui ne jette parfois qUP. des lueurs douteuses, inégales, intermittentes, et qu'un coup de vent peut éteindre. Le plus sage est celui qui la tient à l'abri, afin que dans le calme, elle conserve et donne tout ce qu'elle a de lumière.
,,_*,,_
Chez les natures droites, et dans certaines circonstances critiques, l'instinct est encore un guide plus sûr que la raison : c'est ainsi que dans les ténèbres, les aveugles trouvent mieux leur chemin que ceux qui voient.
••
La raison revient qµand la passion s'en va.
• *
*
*
Les objets de nos désirs sont comme ces cailloux polis que la mer roule sur ses bords : tant qu'ils sont dans l'eau, leurs couleurs
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CHEMIN FAISANT
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sont vives et brillantes ; une fois le caillou dans la main, elles se ternissent et s'effacent. •
..
••
La voix de l'espérance est comme celle des flatteurs, toujours suspecte et toujours écoutée .
..
Les hommes qui changent continuellement de projets ne sont point malheureux : ils res. semblent à ces enfants auxquels on donne un nouveau jouet tous les jours .
•• Beaucoup d'hommes supportent mieux les malheurs que les contrariétés.
..
*
Tous les hommes ont le pouvoir de détruire, bien peu sont capables de fonder.
•• Dans l.a cruauté~ l'homme va plus loin que les bêtes : c'est que les bêtes sont cruelles par instinct et que l'homme est cruel avec intelligence.
Qu'y a-t-il de plus différent de l'homme que l'homme lui-même? Sans cesse il change, et cependant c'est toujours le même homme .
..
..
Il nous est aussi impossible de rester long-
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temps dans la même disposition d'humeur et d'esprit que de nous tenir longtemps en équilibre sur la pointe du pied .
•• L'humeur change sans qu'on s'explique ses changements; elle est sujette elle aussi à ce que les marins appellent une saute de vent .
..
Il est presque aussi difficile de réprimer la mauvaise humeur une fois échappée que de faire rentrer la fumée dans le tison d'où elle est sortie.
•• L'humeur est comme le vase des Mille et une Nuits; il est petit, ce vase, mais à peine ouvert, une fumée s'en échappe qui remplit l'air et assombrit le ciel. •• Telle est la mobilité de nos sentiments que l'objet de la plus ardente convoitise peut devenir presque instantanément un objet dê dégoùt. •
.
Nous ne sommes jamais si contents que lorsque nous avons réussi à donner aux autres une opinion exagérée de notre propre mérite; nous cherchons à f~ire croire que nous sommes ce que nous voudrions être . • ••
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Quelle q'ue soit notre infériorité vis-à-vis des. autres hommes, il reste toujours un point par lequel nous nous croyons supérieurs à eux, et où notre amour-propre se réfugie et se retranche.
* •• Souvent, pour nous con$oler des ennuis, 'aes déboires, des humiliations de la vie, nous imaginons des aventures, des scènes, des situations, où toujours nous nous donnons le beau rôle. Là nous sommes grands, généreux, éloquents; nous avons des inspirations, des élans sublimes; nous avons des répliques victorieuses, écrasantes pour nos adversaires; et nous laissons les spectateurs ou les auditeurs remplis d'admiration et d'enthousiasme pour notre héroïsme ou notre génie. Innocente revanche de l'imagination sur la réalité!
*
Il y a des gens qui avoueraient un crime plutôt qu'un tort.
..
Chaque pas que l'homme fait en avant, il veut le faire non pas à côté des autres, mais sur les autres.
.•"
Dans ce monde chacun veut s'élever, s'exhausser et se grandir; l'u.n monte sur des échasses, l'autre sur une borne·, sur une table
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d'où il pérore; celui-ci sur une haute voiture d'où il débite des boniments et des-drogues; ceux-là sur des trapèzes, des échelles, d'aucuns grimpent sur le dos des autres; beaucoup montent sur des estrades, à la tribune, dans des chaires~ sur la scène; quelques-uns sur des trônes; ceux-là même qui montent sur des échafauds, profitent parfois de leur dernière minute pour haranguer la foule; tous veulent se faire voir, entendre, admirer.
* ....
Il arrive aux ambitieux ce qui arrive à ceux qui gravissent les montagnes : les cîmes qu'ils croyaient atteindre se montrent tout à coup séparées d'eux par des ravins profonds; et celles qui leur semblaient les plus hautes, se trouvent, lorsqu'ils y touchent, surmontées et dominées par d'autres sommets.
+ ..
*
Les grands efforts de volonté sont parfois siûvis de défaillances et de chutes morales; l'intensité de l'effort ou sa durée produisent une fatigue et un épuisement que la passion met à profit. A parler de ses maux parfois on les soulage, dit le poète; oui, mais plus souvent on les irrite; la souffrance est un feu que Ja parole
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attise et que le silence éteint insensiblement. •
..
*
Il faut faire non ce qu'on a du plaisir à faire, mais ce qu'on sera content d'avoir fait.
..
Dans le commencement même des jouissances coupables perce déjà la pointe du remords.
..
*
A peine le remords commence-t-il à s'émousser, que l'aiguillon du désir recommence à se faire sen tir.
..
Une faute a deux visages; celui de devant est agréable et souriant, celui de derrière est triste et laid.
..
Un misanthrope disait : - Je comprends qu'on aime les bêtes, puisqu'on aime les hommes. •*• Il y a une chose qui réconcilie les hommes à la minute, c'est la communauté des intérêts, surtout quand ces intérêts sont menacés,. Ces gens qÙi passaient leur vie à s'entredéchirer, les voilà maintenant bras-dessus, bras-
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dessous; attendez un moment, ils vont s'embrasser.
•• L'amitié vulgaire n'est qu'une société de crédit mutuel, où l'on inscrit exactement les dettes et les créances, les prêts et les remboursements. Il en est tout autrement de la véritable amitié; elle n'a point de registres, elle ne tient pas de comptes courants.
Il faut, même en amitié, donner toujours · et n'exiger jamais; se conduire en débiteur et non en créancier.
* ••
La jalousie s'étend à l'amitié . .
*
La véritable amitié est plus rare que l'a'mour, parce qu'elle exige de la vertu, tandis que l'amour n'a besoin que de passion .
..
La raison agit comme la lumière, elle éclaire; la passion agit comme le vent, comme l'eau,elle ent,.aîne; la lumière n'arrête, hélas! ni le torrent ni la tempête.
* •• Toutes les tristesses ont un fond de douceur, excepté celles qui viennent du remords.
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Nous sommes comme une place perpétuellement assiégée, il nous faut sans cesse être sur la brèche; sans quoi, l'ennemi entre, et nous sommes prisonniers .
..
Nos idées sortent de nos sentiments éomme la vapèuf sor1 de l'eau qui bout.
•• Il est peut-être plus facile de se priver d'un plaisir que d'en user modérément, plus facile de s'abstenir que de se retenir.
..
*
Notre cœur est comme un champ; nous ne pouvons empêcher qu'il y pousse de mauvaises herbes, mais nous pouvons les en arracher et à leur place jeter la bonne semence.
�VII
CONDUITÈ
Que ceux qui ont encore des croyances spiritualistes les gardent précieusement, comme on conserve le feu sous la cendre au foyer domestique dans les nuits d'hiver; car c'est chose infiniment triste de sentir le froid et le vide au-dedans de soi.
* •• L'homme est seul véritablement juge de luimême; seul il sait ce qu'il entre de vertu dans ses bonnes actions, et ce qu'il y a de faiblesse dans ses fautes; seul il est dans le secret; les autres jugent sur les apparences.
* •• On'ne se sauve d'une passion mauvaise que par une passion noble. * ..
L'homme que nous avons le plus de peine à satisfaire, c'est nous; la preuve, c'est qu'à très peu d'exceptions près, nous sommes tou-
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jours mécontents de nous-mêmes. Nous prendrions encore assez facilement notre parti du mécontentement des autres; mais notre im- . puissance à nous satisfaire nous rend malheureux.
* ...
Celui qui veut rester maître de lui-même doit de temps à autre se priver volontairement , même des plaisirs les plus légitimes, de peur qu'ils ne tournent en habitude et par suite en tyrannie.
. *.
Le temps n'est qu'un cadre que Dieu nou5; donne : à nous de le bien remplir.
Pour supporter le présent nous avons besoin d'avoir les yeux sur l'avenir.
...
La vraie charité est celle qui coûte un dérangement, un effort, une privation, un sacrifice; celle qui fait sortir quelques sous d'une poche ~leine est utile sans doute, mais peu méritoire. Quant à celle qui court au théâtre,. au bal pour se divertir au profit des malheureux, elle est presque une offense pour ceux qu'elle veut secourir.
...
*
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Moins on pense à soi, plus on est heureux.
L'erreur de La Rochefoucauld n'est pas de voir de l'égoïsme en tout et partout, mais de n'y voir que de l'égoïsme.
..
*
La marque de l'affection véritable est d'aller toujours croissant.
L'homme est une horloge qui se regarde aller; quel supplice et quelle absurdité, s'il ne pouvait ni régler, ni remonter, ni réparer la machine!
..
*
Nous ne pouvons rien faire de bien sans concevoir l'idée du mieux, ni arriver au mieux, sans concevoir quelque chose de mieux encore. Ainsi toujours une conception nouvelle et supérieure stimule notre énergie morale; le but monte à mesure que nous nous élevons; quelle meilleure preuve du libre arbitre?
* '
On peut être à la fois au premier et au dernier rang.
..
*
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Funeste ou salutaire, l'habitude est gardienne du vice comme de la vertu.
)f •
*
Chacun se compare à ceux gui sont au-dessous de lui et prend bonne opinion de luimème; mais les autres no.u s comparent à ceux qui sont au-dessus de. nous et nous rabaissent.
* •.•
L'homme est toujours en guerre avec luimême, comment serait-il en paix avec ses semblables?
•• Chaque homme offre en luil'imaged'un petit Etat, muni de tous ses pouvoirs : Je pouvoir législatif, c'est la raison, elle dicte la loi; le pouvoir judiciaire, c'est la conscience, elle rend des arrêts, punit et récompense; l'exécutif, c'est la volonté, qui doit être au service de la conscience et de la raison; les particuliers, ce sont -nos instincts, nos inclinations, nos passions, qu'il faut soumettre à la loi, nos facultés dont il faut discipliner l'emploi.
..
Chaque oiseau a son vol, il ne peut dépasser une certaine hauteur. De ce qu'on ne peut voler au plus haut des airs, est-ce une raison pour replier ses ailes et ne plus voler?
'I.
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Dans les engagements contractés vis-à-vis des autres, on est S•.rntenu par le soin de sa propre réputation et par la crainte des lois; ce sont les appuis extérieurs de la volonté. Bien plus difficiles à tenir sont les engagements contractés vis-à-vis de nous-mêmes : ~'ab.ord, le moment venu de les remplir, on se trouve rarement dans la disposition d'esprit où l'on était quand on les a formés; de plus, on les prend souvent à la légère, dans un élan d'enthousiasme ou un accès de repentir. Cependant l'homm€ jaloux de sa propre estime ne doit pas être moins fidèle à lui-même qu'aux autres hommes; il doit se faire autaat d'honneur. S'il se délie trop vite et trop souvent, il finit par perdre confiance en lui-même, il s'amoindrit à ses propres yeux; sa volonté se décourage et à force d'être vaincue, elle finit par renoncer à la lotte.
..
*
La moq.ération est moins une vertu que 11:! cQnJijiqp mêm~ de la yertu, parce qu'en éc_ ra tant de la raison tout ce qui pourrait la trogbler et l'obscurcir, elle lui assure le calme nécessaire au maintien de son empire.
..
*
Ce n'est rien de p~n~re festime ges autres ile malheur est de perdre sa propre estime, parce qu'une simple erreur d,e jugement peut nous
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CHEMIN FAISANT
faire perdre la première, tandis que nous ne perdons l'autre que par nos fautes.
..
*
L'ennui ne fait guère moins commettre de fautes que la passion. Le malaise de l'ennui est si insupportable que, pour y échapper, beaucoup se jettent dans l'état violent du remords.
..
*
Il y a une bonté d'ordre inférieur qui consiste à étendre aux autres l'indulgence qu'on a pour ses propres faiblesses. La meilleure critique que nous puissions faire des autres c'est encore de nous mieux conduire qu'eux.
* ..
Si vous mettez le droit dans l'un des plateaux de la balance, jetez vite le devoir dans l'autre, ou c'en est fait de l'équilibre moral.
•• Grande preuve de force, savoir contenir sa joie pour ne pas blesser les malheureux; plus grande encore, savoir cacher sa douleur pour ne pas attrister les heureux.
* ••
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La beauté devient odieuse quand elle cache la méchanceté : c'est une perfidie. Quand nous nous sommes bien conduits pendant quelque temps, il semble que nous ayons acquis le droit de commettre une faute, et nous y manquons rarement; ainsi le mal sort du bien. Quand nous avons commis une faute, nous sentons le besoin de faire quelque chose de bien comme compensation pour rétablir l'équilibre et nous relever dans notre propre estime; ainsi le bien sort du mal. La faute commise à deux est doublement grave; ou l'on entraîne et l'on·accroît sa propre responsabilité; ou l'on se laisse entraîner et l'on aggrave celle d'autrui.
..
*
Quand une mauvaise pensée nous traverse . l'àme, il nous semble que nous devenons transparents. Il faut relever tous les plaisirs des sens en y mêlant quelque chose de l'esprit ou du cœur.
*
Il y a vaut mieux que les opinions_; pour le plus I .3*
. "" quelques homme? dont la conduite
�CHEMIN FAISàNT
grand nombre~ c'est le contraire; leurs opinions valent beaucoup mieux que leur conduite. * Il est imPfudent de laisser l'esprit vide; il faut toujours ayoir l'idèe de quelque chose de bon ou d~ bien à faire.
..
La douceur et la force de l'habitude nous font éviter ou refuser des distractions qui nous dérangent; cependant ces dérangements produisent presque toujours un heureux effet sur l'humeur et sur l'esprit; c'est comme un renouvellement d'air dans un appartement trop longtemps fermé. * Il faut vivre comme si l'on devait mourir chaq 11e soir et comme si l'on ne devait mourir jamais.
..
Nous devriops sans cesse rqviver en nous le souvenir de nos fautes même les pl4s éloignées; ce serait le plus sûr moyen de n'y point retomber. Toutes les lois morales, civiles et politiques se ressemblent en un point: c'est qu'elles exigent de nous le sacrifice d'un certain bien en vue d'un bien plus grand .
..
�CHEMIN FAISANT
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C'est aux autres que nous faisons expier nos torts .et nos fautes. Le mécontentement de nous-mêmes se traduit en mauvaise pumeur, ep impatiences, ei:i duretés, en injustiGes, en violences. Nous voulons à tout prix tfouver quelque chose à leur reprocher, pour nous paraître plus excusables.
t *•
Ce que nous oublions le plus volontieFs et que pourtant nous nous rappelons le mieux, ce sont nos fautes.
*
Notre rn.eill.eur alli&, c'est nnus-rn.âmes i quand on .est avtsc sai, on est invincible; quand on agit contre soi-même, en est perdu.
IJ y f1 qe1, gerv~ EJ_µ.e la gr;rnqeuf JTI.Pfaie gêne, jmpqrtmrn, .et qui se sopt çiol}n~ poqr mi~sion çle ram.eq13F l.eii actfss de vertµ, 4'!:lbnégr1fü:n11 q.~ çiéypu~Jrl~nt f! §.e qµ'jls appelleµt 1~4f§ v/¼rit~~l~~ pf. l'}§ftΧfl~, q'?§t-=~=&Ure ~ à rien.
L'pqnime optit-H à fhqm~e? l'f~l}~rp.ent; il n'qJ:>~H qu'~ ?.a. prPpre raïsop; s'il se soumet à autrui, c'est q-µe sa raispn le Jqi commande; ce n'est donc pas à autrui qu'il cède, c'est à lui-même. Mais cette raison, de qui la
�CHEMIN FAISANT
tien t-il ? Se l'est-il donnée ? Peu t-il se l'ôter? non; cette raison est en lui,elle n'est pas de 1ui; . c'est l'expression d'une volonté suprême et constante; de sorte qu'obéissant à sa raison, l'homme obéit à Dieu. Une bonne règle de conduite consiste à ne rien faire qu'on ne puisse avouer sans peine avoir fait.
..
*
L'homme peut, à la suite d'une faute, devenir·meilleur qu'il n'était avant. Le besoin de l'expiation et le sentiment de la honte contribuent à le relever et à le préserver des rechutes.
* •• Tel qui s'endort sur une bonne résolution n'est passûrdela retrouver au réveil; il s'opère en nous pendant le sommeil un sourd travail -de désagrégation; le nœud serré la veille se desserre et la volonté se détend. C'est le matin, c'est-à-dire -à l'approche de l'action, qu'il faut se ressaisir vigoureusement.
..
*
Si les hommes faisaient autant pour s'attacher à leur état qu'ils font pour s'en dégoûter, il y aurait peu de malheureux.
�CHEMIN FAISAN.Y
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De même qu'en architecture les pièces principales de l'édifice doivent tourner en ornements, ainsi dahs la vie les occupations quotidiennes doivent tourner en plaisir.
Il y a un égoïsme naïf et inconscient; celui-là peut faire rire; l'autre, celui qui est réfléchi et calculé, est toujours odieux.
..
*
A l'entrée de la vie, nous recevons chacun une robe neuve et blanche ; faisons en sorte qu'elle ne perde pas sa blancheur. Prenons garde aux taches : elles se lavent sans doute, mais à force d'être lavée, l'étoffe passe et s'use ; et puis il y a des taches qui ne s'en vont pas et que toute l'eau du monde ne saurait effacer. Veillons donc sur nous de peur qu'à la fin notre belle robe ne soit pl us qu'un torchon.
..
Il est peu de folies qui ne fassent ricochet.
..
*
Pour l'oisif, le temps n'est qu'un trou à boucher ; pour l'homme laborieux c'est uri terrain à bàtir.
�CHEMIN FA I SANT
..
On passe beaucoup rien à i'homme fait.
~
un Jeupe homme et
• 'f-
Si seulement chacun de nos jours avait sa bonne action, quelle riche et douce moisson de souvenirs à la fin de l'année!
..
Il faut éveiller et réveiller dans son cœur r faire passer et repass.er. S.~ns çess~ lts granpes pensées,pot}f y rpajntenir µpe iltm.osph~re &/il. iB,e, pl/rt 1 vivifiante.
ks s.en..tim~~ts génfheq.x, U fout
Bar les lois physiques Dieu accomplit luimême sa volonté; par la loi morale, il nous Pindique et nous engage à I1accomplir. Gest la part qu'il nous laisse dans son œuvre ; c'est notre destinée; pe, t- il y en avoir de plus u belle?
* ••
L'habitude d'aller vite se décharger de ses fautes et d'en recevoir aussitôt le pardon peut amener le prompt oubli et par suite les rechutes. Porter longtemps sa faute en soi-même et en souffrir longtemps est une épreuve plus salutaire .
�CHEMIN FAISANT
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Il est plus facile de se res1gner et de s'habituer à souffrir que d'éviter la souffrance; mieux vaut se durcir la peau que de vouloir évit~r les piqf!res, !es égratignure_s et les écorchures.
..
.
Pour mal faire ou l'on reste seul et l'on se cache, ou l'on se rassemble et l'on brnve le grand jour. •• Imaginons-nous que notre conscience est cl~ verre et que les autr~s y yoient comme p.ousintrne~.
* ••
On ne fait rien de bpp et de grand sans lJne çertf1ine estime de &of et !le~ aµtre_s; ceux q1.1i foµt M~t cle m~p.flq~r ie~r~ sernptftples spnt rarement esti111able& : its jl.l&erit d~p ~nftres par eux-mêmes.
* ••
Petit~Jwrrw Jüep cii}tivé rend phis que grand do1miine en frichP..
Le statu quo intellectuel et moral est impossible; qui n'avance, recule; qui ne gagne,
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CHEMIN FAISANT
perd. Onnepeutpas vivre de la vertu acquise comme on vit de ses rentes; si on n ·accroît le capital, on l'entame. La seule intention de bien faire répand déjà dans l'âme une exquise douceur.
..
*
11 n'y a de bonheur que dans la possession de soi-même.
..
Le souvenir de nos maux, cie nos souffrances, de nos malheurs, passe : celui de nos fautes, de nos remords, dure ; la faute est donc bien le plr;s grand mal, le véritable mal.
..
*
Si chacun de nous employait à se corriger le temps qu'il met à vouloir corriger les autres, le monde aurait bientôt changé de face.
..•.
N'oublions jamais que celui à qui nous nous flattons d'apprendre quelque chose se croit intérieurement en mesure de nous en remontrer.
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La morale sans Dieu, c'est la loi sans législateur; car l'homme ne peut ni créer ni dé..: truire l'obligation morale; et la nature, soumise elle-même à la fatalité, ne saurait engendrer la liberté. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme, c'est de douter de son libre arbitre; se croire absous de toutes ses fautes,quelle ~n~tion! ·
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*
L'acquiescement mêrr:ie tacite à une mauvaise pensée est un acheminement sûr à une mauvaise action.
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Quand la conscience est ce qu'elle doit être, la seule apparition, le seul passage d'une mauvaise pensée lui cause du malaise et J'affecte péniblement. Il faut se craindre soi-même; c'est la seule crainte qui soit digne d'un homme. Entre l'inquiétude irritable et maussade, et laplacidité indifférente et satisfaite, quel plai-: sir de rencontrer l'activité bienveillante et souriante!
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Il y a une certaine pitié qui vient de la faiblesse et non de la bonté. Celle-là évite la vue des malheur.eux comme les gens qui ont la gorge délicate évitent Le brouillard. La sensiblerie est à la sensibilité ce que la débonnaireté est à la bonté .
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La plupart de nos générosités ne sont que des tributs levés sur nous par la vanité et le respect humain. Les moralistes se trompent en nous donnant les avares pour malheureux; la pensée de leur or est une jouissance continuelle, et chaque accroissement .de leur trésor est une jouissance nouvelle. Quand un homme tombe dans le malheur, nous écoutons volontiers tout ce qui peut nous dispens~r de iui venir en aide.
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t
• i
A mesure qu'un homme grandit, les autres se ha4sseqt jl.lsqu'à lui, ou 1€ rabç.issent jus-. qi.i'à eux.
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Quand on mesure l'homme à l'infini, on l'écrase, on l'anéantit; ii faut le mesurer aux
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autres hommes; il faut l'aider à vivre et non l'en dégoûter. Ce qui n'est rien pour l'univers est beaucoup pour lui ; après tout, il ne yitpas dans l'immensité ni pour elle, il vit sur la terre et dans la société. L'enseignement de la morale n'est pas moins utile à celui qui le donne qu'à ceux qui le reçoivent; car, poi:ir peu qu'on soit honnête, on r,qugit d'un trop gran-d désaccord entre sa conduite et son langage . •
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Nous sommes deux en un, car nous avons avec nous eten nous un juge incorruptible,qui juge à tout~ I1eure, et prononce sans appel, Slff cl1acun~ de nos qctions, ses inévitables arrêts.
•• Tous les on dit lancés par la malveillaace ou la haine, colportés par la crédulité) sont acceptés par la sottise. On dit et tout est dit; on dit, qu'est-il besoin de preuves? Ah, si un tel avait dit, ce serait une autre affaire; on demanderait quand, où, pourquoi etc. ; mais on est impersonnel et infaillible. Le connaissez-vous ? Non ? Je vais vous le faire cpnnaître : c'est tout bonnement celµi-là même qui parle et qui trouve commode de se mettre à l'abri.
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Nous n'avons pas besoin de demander aux autres ce qu'ils pens"entde nous; nous n'avons qu'à regarder dans leurs yeux, à observer leur contenance, à écouter le ton qu'ils prennent quand ils nous parlent, nous serons renseignés ; toute la personne parle clairement et plus sincèrement que la bouche.
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Avant de porter sur les autres un jugement sévère, commençons par faire un retour _ ur s nous-mêmes; cela mettra de l'huile dans notre vinaigre. Les hommes puisent dans le règne animal mille comparaisons obligeantes pour peindre leurs semblables : c'est un perroquet, c'est un singe, c'est un renard, c'est un âne etc.; ils ,ne dédaignent même pas d'emprunter au règne végétal : c'est un navet, c'est un melon, etc. Il est juste de remarquer qu'on dit aussi parfois : c'est un ange, c'est un demi-dieu etc.; ces comparaisons sont plus rares; mais aussi connaissons-nous mieux les espèces inférieures que les autres. ,
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Nous acceptons de confiance les critiques qu'on nous fait des autres, et les éloges, sous · bénéfice d'inventaire.
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Si nous pouvions nous voir un moment avec les yeux des autres,quelle surprise,quel désenchantement!
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On pardonne tout à l'obligeance et à la bonne humeur.
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* *
Nous nous consolons intérieurement des malheurs d'autrui en songeant que noug sommes', nous aussi, exposés à ces mêmes malheurs.
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Les hommes qui ont le plus à se reprocher sont aussi les moins enclins à l'indulgence et au pardon. Ils sont ardents à rechercher, à signaler, à exagérer les torts et les fautes d'autrui; c'est qu'ils ont intérêt à trouver des gens plus blâmables, plus coupables qu'eux. Ils regagnent dans leur propre estime tout ce que les autres y perdent; tant il est vrai que l'homme ne peut vivre dans le mépris de luimême !
Si nous prenions l'habitude de juger les hommes sur leur vie et non sur leurs opinions, au lieu de ce classement politique qui nous divise à l'infini, nous n'aurions plus que deux partis, celui des honnêtes gens, qui
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serait, gràce à Dieu! de beaucoup le plus nombreux et celui des gredins.
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*
Nous sommes naturellement portés à croire que les autres nous ressemblent; voilà comment les fripons s'imaginent toujours avoir affaire à des fripons, et les honnêtes gens à d'honnêtes gens. Le temps grôssit à nos yeux les défauts de nos semblab1es et diminue les nôtres .
•• De nos jugements nous faisons deux parts; les éloges .font pour nous, les critiques pour les autres. •• Nous ne pouvons nous conduire d'après les idées des âutres, ni nous juger d'après leur eonsciencê; G'€st pourtant ce que les autres voudraient.
...
Le passé est du charbon mal éteint; il ne faut pas souffler sur les cendres, si l'on ne veut rallumer le feu.
..
L'estime vient aux hommes en proportion de l'empire qu'ils exercent sur eux-mêmes et
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sur leurs passions ; c'est la seule chose qui ne puisse leur être' refusée. Le mépris n'est pas permis à tout le monde; il faut être resté estimable pour avoir le droit de mépriser; un homme méprisable ne peut plus mépriser.
��QUATRIÈME PARTIE
DIVERS .
I
LE SUFFRAGE UNIVERSEL 1870 -
LA
RÉPUBLIQUE
DE
ÉGALITÉ, LIBERTÉ, FRATERNITÉ
La démagogie ne veut être ni éclairée, ni conduite; elle veut être obéie; cela explique ses choix.
. ..
*
Le suffrage uni.verse! est aujourd'hui notre maître; si l'on n'y prend garde, il sera demain notre tyran.
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La démagogie est comme le poisson; c'est sa queue qui lui sert de gouvernail.
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Le suffrage universel ressemble à ce serpent symbolique, qu'on représente ramené en cercle sur lui-même, et dont la tête mord la queue; seulement il y a une différence : dans le suffrage universel, c'est la queue qui mord la tête.
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Le propre domaine du suffrage universel c'est la politique; mais la politique envahit tout, et le suffrage avec elle. On met tout aux voix ; le procédé est commode et sommaire, il peut mener loin. Il faut nous attendre à voir quelque jour voter à main levée que 2 et 2 font 3, et que les honnêtes gens sont des fripons. Le suffrage universel tend à faire descendre l'élu au-dessous de l'électeur .
..
Ceux qui orit établi le suffrage universel ont cru par là même fonder la république pour toujours. L'erreur était naïve; car si le suffrage universel vient à se prononcer contre la république, au nom de quel droit pou·rraiton la maintenir?
* ••
En maint endroit, le suffrage universel fait comme le pêcheur à la trouble; il remue la vase et fait monter le fond à la surface.
* ••
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Le suffrage universel a ses bouderies, ses capr:ices, ses rancunes, ses gamineries, ses bévues, ses aveuglements, ses entêtements, ses vengeances, ses bravades; il joue des tours et donne des leçons; son plus grand plaisir est de ramasser un p.ersonnage de moralité douteuse, tombé de quelque administration, ou même meurtri par la justice, de le tremper dans l'urne électorale et de l'envoyer, rafraîchi et lustré, siéger au parlement.
*
La question est de savoir si n.ous n'aurqps pqs eu trop de confiance dans le bon sens et la .moralité çiu peuple, et si le régime de la liberté absol4r= ne doit pas n.ous conduire inévitablement à une irrémédiable décadence. C'est une épre4ve décisive et s4prême R,Ui se tente en France et en An1ériq_µ~; i:i.µssi ne peut-on se défendre d'un sentiment de ~olère contre ceux qui coinprolnettent pqr des excès de tout genre la plus grande et la plus noble des causes. Il faut du courage en France pour s'avo4er modéré. On dirait vraiment qu'aux yeux qµ plus grand nombre la moçiération irriplique une faiblesse d'esprit, qui ne peut s 1élever ~ la conception des principes qpsplus, et une faiblesse de cœur, qui reculé qevant l~s difficultés et les dangers de leur application. Disons le mot : la modération passe pour une
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sorte de poltronnerie intellectuelle et morale. D'autre part, il semble encore que rester dans la modération, et régler1e mouvement des réformes pour en assurer la durée, au lieu de le précipiter au risque de les compromettre, ce soit abandonner et presque trahir les intérêts des classes populaires, et partant manquer de générosité. Or, comme en France, les qualités qu'on prise entre toutes sont précisément la hardiesse et la générosité; il en résulte qu'indépendamment du progrès constant et inévitable que font les doctrines socialistes parmi les malheureux, les ignorants et les paresseux qui sont toujours en grand nombre dans un grand peuple, cette impatience de la modération engendre un mouvement sensible et continu vers l'extrême, qui tend à déplacer le centre politique et à rompre l'équilibre social. Cette accélération, qui n.'est pas le progrès mais l'entraînement, constitue le plus grand danger que courent les institutions républicaines.
..
*
Par un singulier contraste, jamais la philosophie, la science et les lettres françaises ne ' se sont fait et n'ont donné de l'homme une plus triste idée, que depuis que l'homme a été élevé à la dignité de citoyen et mis en possession de tous ses droits; son élévation politique semble avoir coïncidé avec sa déchéance morale.
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L'erreur des républicains est de croire que les particuliers ont des opinions arrêtées; ils n'ont pour la plupart que des opinions de circonstance; ils sont républicains tant qu'ils n'ont pas à se plaindre de la république .
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La politique a pour domaine le droit; la morale, le devoir; c'est ce qui explique qu'on les trouve si rarement ensemble.
* ...
Nous avons une républiqne mais peu de républicains; le respect des lois est la marque propre du citoyen ; et, dans notre république, on voit augmenter à vue d'œil le nombre des gens qui ne songent qu'à éluder, à tourner la loi, à passer à travers ses mailles, à enjamber les barrières sans se laisser voir ou prendre; ils y emploient tout ce qu'ils ont d'intelligence, ils y dépensent tout ce qu'ils ont d'activité, c'est en ce sens et vers ce but qu'est sans cesse tourné leur esprit. D'un autre côté nombre de corps élus, et entre tous, le Conseil municipal de Paris, mettent leur orgueil à viQler, à braver les lois; et leur audace encouragée par l'impunité ne connaît plus de bornes.
/
Il y a des esprits enduits d'une si épaisse couche d'optimisme que les symptômes les plus alarmants, les preuves les plus évidentes
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de la démoralisation publique n'arrivent pas à les troubler dans leur quiétude. Ils ont une confiance inaltérable dans l1instruction, qu 1on répand à grands flots; ils ne veulent pas voir qu'en ·maint et maint endroit, cette instruc- · tion, destituée de toute autorité régulatrice des mœurs est déjà devenue un redoutable véhicule des plus détestables ~octrines.
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Nous nous disions sous l'Empire; - l'Empire tombera dans la boue qu'il a faite : viendra un vent fort et sain qu{ sèchent le sol et purifiera l'air. - L'Empire est depuis longtemps par terre; mais le vent ne s'est pas levé, et la boue reste. *
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La république de 1870 a été un long désenchantement; on s'attendait à une envolée; on est resté à plat; on croyf!it entrer dans le règne des principes, et ce n'a été qu'une mêlée furieuse des intérêts, une explosion de passions violentes, un débordement d'immoralité; la littérature est tombfe plus bas qu'aux temps de la décadence romaine; au lieu d'une régénération qu'on espérait 1 la décomposition qui avait commencé sous l'empire a été s'accélérant.
* •• Des hommes d 1un grand talent n'ont pu se pardonner de s'être mis en contradiction avec
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leur passé politique; ils n'ont pas voulu survivre au désenchantement qu'ils avaient causé. Dans cette sorte de faillite morale, ils ont fait ce que font parfois les faillis; ils se sont donné la mort. Le public avait placé en eux. sa confiance et son espoir comme il confie à d'autres ses intérêts et ses capitaux; ils ont senti sans doute qu'ils avaient manqué à des engagements qui pour être tacites n'en sont pas moins sacrés. Le voyez-vous sortir ce beau navire, toutes voiles dehors? suivez-le du regard. Voici l'orage : la voile est déchiré~ 1 le màt ~st brisé; ses flancs s'entr'ouvrent, l'eau entr~, il coule. On le repêche et on le pépèce; la haine et l'envie s'acharnent encore après la carca~se: Pauvre Gambetta! * •• Beaucoup voient dans la liberté non pas un accroissement de responsaqpité et par consr~quent de dignité personnelle, maiq simplement un accrqtssi=rn!=!P.t du. i:iqµvpir de " mal faire impu11é~el!t; non pqs ia supstitution du gouvernement de soi par soi-même à une direction extérieure et arbitraire, mais l'affranchissement d~ tout gouvernement mqral. Ainsi entendue, la liberté tRurne contre ejlemême, car elle engendre des excès qui finissent par la rendre intolérable.
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A voir comment Chambre, Sénat, Gouvernement, tous les pouvoirs publics se laissent insulter, injurier, on dirait qu'ils ne se croîent plus le droit de· se faire respecter; c'est imprudence et faiblesse, car le peuple finit par tenir pour. méprisables ceux qui se laissent mépriser impunément.
* ....
Le respect d'autrui a sa source dans le respect de soi-même; il y a peu de gens respectables qui ne soient respectueux.
* ....
La liberté est difficile à régler, étant de sa nature mouvement et vie; il faut pourtant qu'elle arrive à se modérer elle-même, si elle veut éviter les deux dangers qui la menacent sans cesse, la contre;-révolution qui la supprime, la licence qui la déshonore; si elle ne veut être ;
La liberté que l'homme immole ou prostitue, Du peuple qui la souille au tyran qui la tue, Passant des cachots à l'égoût.
LAMARTINE.
(Recueillements poétiques, XIII).
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*
La liberté peut tuer la liberté, comme la tyrannie a tué la tyrannie .
..
Il y a un siècle environ la liberté, l'égalité
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et la fraternité se sont mises en marche du même pas; mais bientôt l'égalîté a pris les · devants, la fraternité est restée en route; quant à la liberté, on doute qu'elle puisse rejoindre l'égalité. Pour un nombre considér.able de citoyens, la déclaration des droits de l'homme n'est · pas autre chose que l'abrogation de ses devoirs.
..
*
Nous commençons à connaître une tyrannie nouvelle, celle de la liberté; et cette tyrannielà ce sont les honnêtes gens qui ont le plus à en souffrir.
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L'égalité est la chose la pl us con traire à la nature humaine, car l'ambition, petite ou grande, fait le fond même de notre être; nous voulons tous et toujours nous élever en quelque manière au-dessus des autres; le plus farouche égalitaire se croit supérieur aux autres, ne fût-ce que par sa passion pour l'égalité,.
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_ manie de l'égalité agit de deux manières; La elle rabaisse le mérite et élève la médiacri té.
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Sous le régime de l'égalité absolue, la liberté devient impossible et la fraternité inutile; comment user de la liberté sans gagner ou perdre quelque chose? Pourquoi venir en aide aux autres, si les autres ont autant que nous?
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L'égalité absolue, c'est l'égalité des pavés dans la rue; aucun ne dépasse l'autre et l'on marche dessus.
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Dans les révolutions, de même que dans les tempètes de l'océan, les flots se poussent et se brisent les µns sur les autres; le second surmonte le premier, le troisième passe sur le second, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la force de la tempêt~ soit épuisée. Après les constituants, les girondins, après les girondins, les montagnards·, après les montagnards le comité de salut public, puis le 9 thermidor, puis le Directoire et l'Empire. Les révolutions sont préparées par les hommes de génie, commencées par d'honnêtes gens, finies et perdues par des scélérats .
..
Toute révolution est smv1e d'un long et immense désenchantement.Tout ce qui souffre s'était attendu à voir finir ses souffrances ;
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mais bientôt on s'aperçoit qu'au fond rien n'est changé et qu'il faut encore souffrir. Alors la réaction commence, et l'on entend gronder le mécon ten temen t comme une grande marée qui monte.
, *
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Les orages qui ont éclaté sur notre pays ont tellement raviné le sol, ont emporté tant de terre, qu'on ne peut presque plus semer; il faudrait rapporter de la terre : où la prendre?
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*
La royauté en France est un arbre mort; on peut le replanter, le bénir, l'arroser, il ne reverdira plus, et le premier coup de _vent le couchera par terre. Les réactions monarchiques ou bonapartistes ne sont plus que des remous le long du large et profond courant démocratique qui emporte la nation. * •• La France aYaitconçu un idéal de l'homme arrivant par la plénitude de la liberté au complet épanouissement de ses facultés intellectuelles et morales. Après la lente et doulourense élaboration de cet idéal à travers les siècles de son histoire, la nation s'y est reprise à quatre fois, elle a fait coup sur coup
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quatre révolutions pour assurer à l'homme devenu citoyen la réalisation de cet idéal ; si ces gigantesques efforts demeurent stériles, si la liberté succombe une fois encore, alors ce sera un désastre irréparable.
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LA PRESSE POLITIQUE -
DÉPUTÉS -
RADICAUX
Erreurs volontaires, ignorance affectée, sophismes grossiers , assertions fausses, suppositions malveillantes, insinuations perfides, imputations mensongères, accusations calomnieuses, démentis, menaces, injures, voilà la monnaie courante d'une certaine presse politique.Noircir les intentions les plus pures, dénaturer les faits les mieux établis, incriminer les actions les pl us désintéressées, ra baisser, dénigrer, conspuer tous les plus honnêtes gens du parti contraire, surfaire, gi;-andir, exalter les hommes les plus indignes de son parti, justifier toutes les injustices, toutes les violences, et même les crimes commis à rnn profit, c'est l'a b c du métier. Ecouter aux portes , regarder par le trou des serrures, faire parler les gens qui devraient se taire, surprendre et divulguer tous les secrets, répandre le dedans au dehors et jeter la vie 15
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privée en pâture à la curiosité publique, voilà ce que beaucoup appellent faire du journalisme. Chez un peuple dont le plus grand plaisir est de voir rabaisser ce qui s'élève, avilir ce g_ui est noble, tourner en ridicule ce qui est digne de respect, la liberté absolue de la presse doit aboutir à la ruine de toute autorité morale et de tout gouvernement; la force èe résistance n'est pas égale à la force d'agression; pour un défenseur il y a vingt assaillants.
'f- 'f-
*
Il n'est si mince plumitif qui aujourd'hui ne se permette de fain~ cracher sa plume sur les grands noms.
'f- 'f-
*
Depuis que la presse est débâillonnée, elle ne fait qu'aboyer, hurler et mordre.
•
*
'f-
On abat les chiens enragés, mais on laisse des journalistes enragés mordre impunément, les uns après les autres, tous les plus honnêtes gens du pays.
'f- 'f-
*
Voici ce qu'au 7
JUlll
1873 écrivait dans
1' Ordre un journaliste né en France : « La
majorité, fût-elle d'une voix, a tout droit
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pour elle. Sur 10, la majorité est de 6; si les 4 autres ne sont pas contents, on les assomme.» La République débonnai-re n'a point assommé cet assommeur.
'f 'f
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Aujourd'hui les journaux s'achètent comme les boutiques; on garde l'enseigne et l'on change la marchandise. Grâce à ces procédés délicats, tel qui se croyait abonné à un journal, se trouve un beau matin abonné à un autre. C'est encore la Petite République Française ou le XIX• Siècle, mais de nom seulement. La bouteille est la même, il n'y a que le vin de changé.
'f ..
*
Les journaux coûtaient autrefois vingt, quinze, dix centimes; presque tous sont tombés à cinq ; on commence à en offrir deux et même trois pour un sou; mais presque toujours l'on en a pour son argent.
'f 'f
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Que penseront de nous nos arrière-neveux, s'ils lisent nos journaux? Pour un portefeuille trouvé et rendti, vingt assassinats!
* V Univers disait au- sujet des élections républicaines : « Les Français sont royalistes sans le savoir;» et il développait longuement sa thèse. A quoi un journaliste bien jnten'f 'f
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tionné répondit par une laborieuse et consciencieuse réfutation. Ne suffisait-il pas de dire : « A ce compte, les royalistes sont républicains sans le savoir?» Un coup d'épingle suffit à crever un gros paradoxe.
'1- '1-
*
Jamais on n'a t"ant dit et répété qu'il faut aimer la patrie, et jamais on n'a moins fait pour rendre Ja patrie aimable; c'est pourtant là le vrai patriotisme.
'1- '1-
*
Il ne faut pas dédaigner la calomnie, il faut la confondre; car les hommes trouvent à entendre dire du mal un plaisir qui les porte à y croire, et le silence passe pour un aveu.
'1- '1-
*
Voici un même fait qui tombe dans les innombrables officines de la presse quotidienne; dans quelques-unes, le très petit nombre, on le sert tel quel; dans les autres on le travaille, on le péttit, on le façonne, on lui fait subir une préparation, on le plonge dans une teinture spéciale, dans une mixture savante; il en sort ici blanc, là, noir, ou bleu, ou rouge, ou vert; , pref, il prend toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et l'opinion docile se teint de toutes ces couleurs.
'1- +
*
L'exploitation ingénieuse et savante de la
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vanité aristocratique et de la vanité féminine est devenue pour certains journaux une source abondante et permanente de revenus. On y rend compte des soirées et des bals, on nomme les invités, on décrit les toilettes, on re lève le mérite des danseurs , le charme des danseuses; on a un mot aimable pour chacun. Achètent le journal tous les invités, tous ceux qui auraient voulu l'être; ces comptes-rendus sont de vrais coups de filet .
...
Cette autonomie communale, que nous avons en perspective et vers laquelle on nous achemine, pourrait bien aboutir au morcellement et à l'émiettement du pays , et aussi et surtout à la constitution d'une infinité de peti tes tyrannies locales. A la façon dont les majorités législatives, qui sont relativell\ent éclairées, usent de leurs droits, on peut aisément prévoir l'usage qu'en feraient des majorités municipales abandonnées à ellesmêmes.
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Des naïfs s'imaginent qu'il n'y a plus de royauté en France; erreur grossière; nous n' avons plus le roi-soleil, mais nous avons le peuple-roi, et celui-là a plus de courtisans à lui seul que n'en ont eu tous nos rois ensemble.
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Nous voulons que personne n'obtienne une fonction, si modeste qu'elle soit, sans avoir prouvé qu'il est apte à la bien remplir; nous voulons que la rémunération des services soit en rapport exact avec leur importance, le mérite avec la difficult.é des fonctions, l'avancement avec la valeur et la durée des services; mais, prenons-y garde, ce que nous avons entrepris de faire, une autre force travaille incessamment à le défaire; à l'ordre que nous nous efforçons d'établir, elle tend à substituer le désordre, à la justice, la faveur·. Ceux-là même, qui devraient être les plus scrupuleux observateurs des principes républicains, sont précisément ceux qui en rendent l'application impossible, illusoire; leur influence désorganisatrice et démoralisatrice corrompt la source d'où elle sort et ruine les principes qui l'ont fait naître.
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Tel qui n'avait pu trouver de place dans la Société a fini par en trouver une à la Chambre. Ceux qui parlent le plus de droits, ne sont pas ·ceux qui remplissent le mieux leurs devoirs.
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Un écolier ouvre un journal oublié sur la chaire et y lit les lignes suivantes :
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« 2 heures : la séance est ouverte; le président assis au fauteuil attend que la Chambre soit en nombre; on n'aperçoit encore que quelques rares députés sur les bancs; las d'attendre, le président envoie chercher les députés qui se promènent dans les couloirs. » - Eh bien, se dit l'écolier, c'est nous qui serions joliment arrangés, s'il nous prenait fantaisie de faire attendre le maître et d'arriver à l'école en retard! -
..
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On juge d'un régime par les hommes qui le représentent, et des principes par les hommes qui les incarnent. Si la conduite des députés républicains reste en flagrant désaccord avec les principes fondamentaux èe toute république, c'est la république elle-même qui suc ... combera.
. ..
Conseillers municipaux, conseillers generaux, députés sont vases d'élection; ce que contiennent parfois ces vases, la justice ellemême se charge de nous l'apprendre. Mais l'indignité trop souvent constatée de leurs élus ne saurait corriger les électeurs; le grand suffrage universel ne se soucie guère . de la moralité de ses favoris; il ne lui en chault; le point essentiel est qu'ils marchent, qu'ils obéissent sans rechigner et qu'ils fassent les affaires et surtout les petites affaires de leurs
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électeurs. 0 bligeance et docilité, voilà les vertus requises en un candidat, voilà les _ marques sûres auxquelles on reconnaît le bon, le vrai député. L'Etat, lui, s'est toujours montré plus difficile et plus délicat que le suffrage universel; avant d'admettre un candidat parmi ses fonctionnaires, il fait ce que font les maîtres pour les serviteurs ·avant de les prendre à leur service : il se renseigne. Le procédé est bas, on doit le reconnaître; il sent la défiance; mais enfin l'Etat ne s'en est pas mal trouvé, l'Etat ni les fonctionnaires eux-mêmes, qui y gag_naient estime et respect. Aujourd'hui que MM. les députés et conseillers fourrent partout leurs créatures et bourrent les administrations de fonctionnaires improvisés, l'Etat a dû se relàcher de ses habitudes sévères, en attendant qu'il finisse par tout lâcher et qu'il abandonne au suffrage triomphant le choix des fonctionnaires de tout ordre et de tout rang; cet asservissement et cet avilissement de toutes les administrations, c'est le rêve, c'est l'idéal.
...
La députation mène à tout; un ancien député ·étranger à l'Université est nommé d'emblée inspecteur général de l'instruction publique. Il faut s'attendre à voir, un de ces quatre matins, quelque dép.u té nommé général de division.
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Fragment tiré du carnet d'un étranger.
Le pl us vif besoin du public et son pl us gra nd plaisir, c'est de voir rabaisser et tourner en ridicule tous les hommes qui arrivent au pouvoir; dès le lendemain du jour où par ses libres suffrages il a donné à quelques citoyens d'élite une marque éclatante de son estime et de sa confiance, dès le lendemain, la presse entière ou peu s'en faut ouvre le feu contre les nouveaux élus, et travaille avec un concert admirable et un acharnement sans trêve à les noircir et à les ridiculiser. C'est ce que dans la langue du pays, on désigne d'un mot énergique et juste, l' éreintement. Aussi aucun homme politique n'y peut-il rester longtemps debout; il ne tarde guère à tomber et cède la place à d'autres, qui viennent courageusement s'exposer aux mêmes coups pour tomber bientôt à leur tour. Cette continuelle succession d'élévations soudaines et de chutes rap ides, constitue ce qu'on est convenu d'appelerla Z'iepolitique.Cejeudecapucinsamuse si fortles gens dece pays,qu'il n'est considération au monde qui puisse les empêcher de s'y livrer. Dû t la chute d'un homme entraîner celle des institutions, il faut qu'il tombe; que si parfois il se relève et remonte au pouvoir, oh ! alors
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c'est un redoublement inimaginable de vociférations, de cris et d'injures, et sa seconde chute, plus sûre encore que la première est, pour ce peuple étonnant, une fête, un triomphe. Aussi les honnêtes journalistes.qui donnent le branle, qui mènent l'attaque et conduisent à l'assaut, jouissent-ils dans tout le pays d'une incomparable popularité. Ce peuple se partage naturellement en trois classes ; la première, est celle des éreinteurs; la seconde, déjà fort nombreuse, est celle des éreintés; la troisième qui comprend la plus grande partie du peuple, est celle des gens qui suivent des yeux les éreintem,ents, qui applaudissent les éreinteurs et qui sifflent les éreintés. C'est la seule distinction de classes qui subsiste en France.
Autrefois l'on disait: Le mérite mène à tout; il faut changer un mot et dire : La politiqu e mène à tout.
Quelles fonctions demandez-vous? - disait un ministre à un sqlliciteur indigne. - Oh ! celles que vous voudrez; je n'ai pas de préférence. - Mais encore, quelles fonction s vous sentez-vous le plus apte à remplir? Comme le solliciteur hésitait à répondre, « Parbleu ! les fonctions animales,» souffla à
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l'oreille du ministre son secrétaire qui connaissait le personnag<:;. Il y a quelque contradiction à se dire à la fois matérialiste et républicain ; car le ma térialisme est la négation de la liberté morale, et la République est le règne de la liberté politique. De quel droit l'homme qui ne croît pas au libre arbitre peu t-il demander à être plus libre? S'il ne lui est pas donné d'agir librement, que lui importe un accroissement ou une diminution de liberté?
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La République enfonce dans le matérialisme comme dans un bourbier immense; elle pourrait bien y disparaître. Les radicaux sont les ultramontains de la République; comme eux ils ont un syllabus, comme eux ils prononcent à tout propos le non possumus. Ce n'est pas à l'affermissement de la liberté qu'ils tendent, mais à l'établissement de leur autorité, ou pour mieux dire de leur tyrannie. Simple minorité, ils entendent agir en majorité. Ne leur parlez pas de laisser la France se gouverner elle-même et se déve-· Japper suivant ses goûts, ses idées, ses mœurs; ils prétendent la pétrir à leur guise, et la faire entrer bon gré mal gré dans le moule étroit de leurs conceptions arbitraires.
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Le radicalisme fait la courte échelle au socialisme.
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Comme le médecin de Molière faisait mourir son malade dans les règles, ainsi les radicaux feront mourir la République, dans les principes, radicalement.
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Le Conseil municipal de Paris joue au Parlement; il le prend de haut avec le gouvernement; il se met au-dessus des lois ; il dira bientôt: l'Etat, c'est moi, s'il ne l'a déjà dit. Là siègent dans leur gloire les Puissances, les Trônes et les Dominations; Dieu seul y manque; il n'est pas éligible.
Page d'histoire.
Les radicaux ont travaillé sans relâche et avec ardeur à l'anéantissement du pq.rti républicain modéré ; au dehors par la diffamation, l'injure et la calomnie, à la Chambre par le renversement successif de tous les ministères libéraux. Leur tactique était simple; ils faisaient signe à la droite, on donnait l'assaut, et ·Je ministère tombait. Ils ont fini de la sorte par arriver eux-mêmes
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au pouvoir en passant sur le corps de tous ces ministres renversés. Mais en jetant ainsi la déconsidération sur une bonne partie de la députation républicaine, et en tenant le pays au régime de l'instabilité ministérielle, ils avaient discrédité la République elle-même et engendré un mécontentement sourd et profond. Survint un ambitieux qui eutl'idée d'exploiter pour son propre compte cet état des esprits, et qui réussit à former en dehors de la Chambre un parti nombreux, le parti des mécontents, dont il se fit le chef; et ce parti, créé en quelques mois, révéla tout à coup son existence et sa puissance par maints succès électoraux; si bien qu'en arrivant au pouvoir le radicalisme se trouva en face d'un ennemi nouveau et déjà redoutable. En réduisant à l'impuissance les républicains modérés, il avait cru travailler pour 1ui-même; il s'était trompé, et pour son châtiment il n'avait réussi qu'à se susciter un autre et plus dangereux adversaire. Par une sorte d'imitation plaisante, cet adversaire inattendu, qui, dépassant le radicalisme, se présentait sous le couvert de l'intransigeance, le Boulangisme, puisqu'il faut l'appeler par son nom, employait à l'égard des radicaux cette même tactique dont le radicalisme avait usé et abusé pour anéantir les républicains modérés; d'abord, il les diffamait, calomniait, injuriait par ses journaux; mais
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surtout, à leur exemple, il nouait avec la droite une alliance redoutable non seuiemen t pour le radicalisme, mais pour la République ellemême. Ainsi en voulant par tous les moyens dominer le parti républicain dont il n'était qu'une fraction, le radicalisme s'est exposé, lui, la République, et le pays aux plus redoutables dangers.
�III
TROP DE SCIENCE
Les progrès des sciences physiques ont tourné bien des cervelles; ils ont engendré dans les esprits superficiels, qui sont les plus nombreux, des confusions déplorables. Ils ont emporté la barrière qui séparait et qui doit séparer les sciences expérimentales des sciences déductives; celles qui s'appuient sur les principes et les axiomes pour en déduire sûrement les vérités qu'ils contiennent, et cellef> qui s'acheminent lentement, laborieusement, par une longue suite d'expériences et de tâtonnements, à la recherche des lois encore ignorées. On s'est imaginé qu'en appliquant aux premières la méthode des secondes, on allait les renouveler et les reconstituer. Mais il y a entre elles une différence de nature,et l'assimilation des unes aux autres est une erreur autant qu'un danger. Sans doute les sciences déductives sont, elles aussi, capables de progrès; mais ces progrès ne sont que des appli-
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cations de leurs immuables principes et non la .déc_ ouverte de principes nouveaux. Dans les sciences physiques, les lois ne sont souvent que de pures hypothèses qui tombent les unes après les autres, renversées par des hypothèses nouvelles ; dans les sciences déductives, les principes demeurent inébranlables, et les progrès ne sont que des applications,utiles sans doute, mais superflues pour l'autorité de ces principes ; elles les confirment et ne sauraient les ébranler. La morale est de ce genre ; elle part d'une loi, qui n'est pas à découvrir, étant connue de toute antiquité. L'idée du bien et du mal existe au même titre que l'idée du pair et de l'impair, de la partie et du tout, et il n'est pas plus difficile de distinguer une bonne action d'une mauvaise, que de distinguer une ligne droite d'u~e ligne courbe. Si la science expérimentale tire de la loi morale des conséquences nouvelles, applicables à des temps nouveaux, rien de mieux; mais si ces conséquences, si ces prétençlues découvertes sont en contradiction avec le principe fondamental de toute morale, l'expérience est, par là même, convaincue d'erreur. Comment établit-on une loi d'expérience? c'est en constatant la succession constante de deux · phénomènes dans des circonstances identiques. Est-ce que la conduite de l'homme offre rien de semblable? Et en supposant qu'il en fût ainsi, comment arriverait-on à établir
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l'identité des circonstances? Comment dans cet être d'une si infinie complexité, d'une si prodigieuse mobilité, pourrait-on démontrer qu'à deux moments donnés, l'état physique, intellectuel et moral a été absolument le même? Ainsi non seulement l'entreprise est absurde puisqu'elle suppose la confusion des contraires, mais elle est chimérique. La loi morale ne peut donc pas se tirer des actions humaines qu'elle a mission de diriger; lepûtelle, qu'elle ne nous apprendrait que ce qui est et non ce qui doit être; elle ne serait plus la loi morale, c'est-à-dire une loi qui engendre des actes; elle tomberait au rang des lois expérimentales qui ne sont que la simple constatation des faits dans l'ordre où ils se succèdent.
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Il s'en faut de beaucoup que le dommage causé par les négations de la science trouve une_ compensation suffisante dans l'accroissement du bien-être général. En affaiblissant la croyance à l'autonomie morale de l'homme, en lui enlevant peu à peu la possession et la direction de lui-même, la science accroît d'autant la puissance des passions, elle fait croire à leur légitimité absolue, elle ruine la force de résistance et détruit entre ces deux principes contraires, la volonté et la passion, l'équilibre qui est la condition même de
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la vie morale des individus et de l'existence des sociétés.
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Certains savants font mourir les animaux pour surprendre les secrets de la vie ; on les appelle vivisecteurs. Prenons garde que la science elle-même, à force de chercher le principe de la vie morale, ne finisse par l'anéantir.
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On semble fonder de grandes espérances sur la science pour l'amélioration morale de l'humanité; on se trompe; les progrès de la science tournent à l'accroissement du bienêtre, mais non de la moralité; la richesse rend les hommes 'Plus exigeants, plus délicats, plus difficiles à satisfaire, elle ne les rend pas meilleurs; en créant des plaisirs, des désirs, et des besoins nouveaux, elle soumet la volonté à des épreuves nouvelles sans lui donner plus de force pour en triompher.
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Grâce à la science, jamais la justice n'a été mieux armée pour atteindre les criminels, e.t jamais les criminels n'ont mieux réussi à échapper à la justice. C'est que les mênies moyens qui servent à la poursuite servent également à la fuite.
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Le progrès des sciences n'est pas le progrès de l'humanité; les hommes peuvent devenïr plus savants sans devenir meilleurs. Sous ce rapport, je me demande si nous ne ressemblons pas aux chevaux de manège dont on couvre les yeux et qui croient avancer quand ils ne font que tourner en rond.
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Si, transporté du domaine des idées dans celui des actes et converti en règle de conduite, un principe a pour effet inévitable de démoraliser l'individu et l'espèce, qu'on ne vienne pas nous dire que ce principe est vrai, d'une vérité absolue; autant vaudrait dire que la médecine vraie est celle qui tue infailliblement les malades.
* •• Vous cherchez, dites-vous, la vérité pour elle-même, et vous n'avez pas à vous préoccuper des conséquences que peut entraîner la découverte d'une vérité nouvelle; c'est à la société de s'en accommoder, et, si elle doit en mourir, eh bien, qu'elle meure; la vérité a plus de prix que la société. Cette passion pour la vérité, qui va délibérément jusqu'au sacrifice de l'espèce, me laisse froid; je n'ai qu'une faible admiration pour ceux qui font si bon marché de leurs semblables; peut-on du reste être jamais assez sûr de posséder la vérité pour lui faire un pareil sacrifice?
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Il n'y a nulle invraisemblance à affirmer que les psychologues contemporains sont en train de nous préparer la tyrannie la pl us solide et la plus logique qui ait jamais vu le jour, sans en excepter la tyrannie théocratique; car en établissant à grand renfort de preuves et documents, l'incurable impuissance de la volonté et de la raison humaines, et leur incapacité radicale à gouverner l'individu, ils établissent du même coup la nécessité de la contrainte et sa légitimité. Cette psychÔlogie navrante laisse bien loin derrière elle la psychologie catholique ; celle-ci au moins, si elle déclare l'homme déchu et perverti, lui ouvre la perspective et la voie du relèvement et de la rédemption; mais l'autre détruit la grandeur morale dans le passé et dans l'avenir, elle l'anéantit sans retour. Elle consomme, autant qu'il est en elle, le suicide moral de l'humanité et ruine à jamais le seul et unique fondement de toutes les libertés. La science découvre des remèdes, elle ne prévient pas les maladies; elle combat les effets, mais n'atteint pas les causes. L'humanité, dans sa décomposition, engendre avec une effroyable fécondité des misères incurables et de hideuses maladies ; la science n'aura pas le dessus.
�IV
RELIGION
Depuis un siècle et plus, on annonce périodiquement la fin des religions en général et de la religion catholique en particulier. Cela fait penser à ce roi d'Espagne, que, pendant quelque trente ans, l'on faisait mourir tous les jours, et qui, s'obstinant à vivre, enterrait les uns après les autres ceux qui s 'étaient d'avance partagé son héritage. Nous ne saurions dire combien d'années ou combien de siècles la religion doit vivre encore; nous inclinons à croire qu'étant nécessaire à la vie des peuples, ceux qui voudraient s'en passer mourront avant elle ; mais ce que nous croyons, c'est que tout ce qu'on fait ou fera pour avancer sa fin, ne fait et ne fera que ranimer ses forces et prolonger son existence. Si elle doit succomber, elle mourra de sa belle mort, elle ne périra point de mort violente.
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Si la religion n'était qu'un composé de dogmes attaquable par les réactifs et les procédés scientifiques, on pourrait craindre qu'on ne finît par la dissoudre; mais elle est autre chose; elle est la dépositaire et la dispensatrice d'une morale irréprochable. Cette morale, il est vrai, on la lui prend en tout ou en partie; mais on lui en laisse le principe et la sanction; autant vaut prendre l'arbre et laisser les racines. Les morales élevées par les architectes contemporains sont des échafaudages et non des édifices elles n'ont pas de fondements. La philosophie matérialiste s'imagine qu'elle va détruire la religion; il est permis d'en douter. Ce qu'il y a de certain c'est qu'elle en fait chaque jour mieux sentir la nécessité. Les effets du matérialisme sont le plus éloquent des plaidoyers en faveur de la religion.
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Ce que la République a de mieux à faire c'est de vivre en paix avec la religion; car elle a encore plus besoin de la religion . que la religion n'a besoin de la République.
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Les ennemis de la religion demandent à cor et à cri la séparation de l'Eglise et de l'Etat; ils croient par là lui donner le coup de grâce; ce serait au contraire le véritable moyen de lui infuser une vie nouvelle. Le jour où lareligion ne pourra plus compter que sur ellemême, on verra renaître le zèle religieux; le jour où la religion sera en droit de se plaindre, on verra l'indifférence publique se changer en faveur.
Le vrai moyen de porter à la religion un coup mortel, nous le connaissons, et nous ne nous faisons aucun scrupule de le faire connaître; ce moyen, c'est de trouver une morale meilleure que celle de l'Evangile.
* ....
L'utilité politique et sociale des religions consiste en ce que, représentant aux hommes l'inégalité des conditions comme un effet de la nature humaine et de la volonté divine, elles les portent par là même à la résigna-· tian, tandis que l'opinion contraire, qui ne · voit dans ces maux qu'un effet de l'imperfection des institutions politiques et de l'organisation sociale, engendre inévitablement le mécontenterp.ent, l'inquiétude, et pousse les hommes à chercher dans des changements continuels et des révolu tians sanglantes l'amélioration de leur sort.
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,,.*,,. Pour les hommes en général, la religion est un ensemble de dogmes et de mystères qui révoltent la raison; pour les femmes, c'est un ensemble de devoirs qu'on leur enseigne à remplir. Elles ne peuvent supposer dans le prêtre un autre intérêt que celui de la vertu ; et elles ne voient dans l'irréligion des hommes que le désir de s'affranchir d'une morale qui les gêne.
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Quand on voit avec quelle effrayante rapidité l'immoralité se propage dans les milieux d'où la religion s'est retirée, on tremble à l'idée de voir la société entrer tout entière en une semblable décomposition.
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Dans ceux qui ont cru, le besoin de croire survit à la foi perdue; aussi ne font-ils pour la plupart que simplifier leurs croyances.
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Cléricalisme et religion sont deux; la religion est un enseignement, le cléricalisme est un parti.; la religion, c'est la morale et la vertu, le cléricalisme c'est la politique et l'ambition. La . religion fait toute la force du cléricalisme; mais, par contre, le cléricalisme est 1e fléau de la religion.
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Oh! le beau rêve, qu'une religion purement religieuse! .\' *.\' Le catholicisme moderne se sentant menacé a fait ce que faisaient les Romains en danger, il a nommé un dictateur; seulement les Romains nommaient un dictateur temporaire, et les évêques ont institué une dictature perpétuelle.
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La ruine du pouvoir temporel des papes a · été l'occasion d'un énorme accroissement de leur puissance spirituelle. Le plus faible des pon tifP.s a fait le pl us grand coup cle force que l'Eglise ait jamais vu; il a tiré à lui et concentré dans sa personne l'autorité religieuse jusque-là répandue dan$ le corps épiscopal tout entier. Le christianisme ne vise point à l'extinction de la misère, il se borne à la soulager; il travai lle moins à rendre les hommes plus heu. reux qu'à les rendre meilleurs; à réformer les sociétés qu'à réformer les individus; de là sa défaveur auprès des démocraties modernes qu i tendent â l'extinction du paupérisme moins par l'amélioration individuelle que par une réorganisation sociale.
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BELLES LETTRES
C'est à nos yeux l'un des phénomènes les plus étranges et les plus inquiétants de ce temps-ci que cette indifférence absolue de la littérature contemporaine en matière politique. On se serait attendu à voir la liberté enfin reconquise animer d'un souffle puissant tout le monde des lettres; on aurait cru que les esprits, libres de toute entrave, affranchis de la crainte des pénalités rigoureuses et des mutilations humiliantes, allaient s'élancer dans la voie toute grande ouverte, marcher résolument vers un avenir toujours meilleur et travailler avec une confiance joyeuse à la régénération du pays. Point. Il y avait eu accord entre la politique et les lettres pour la conquête de la liberté; une fois la liberté conquise, l'accord se rompt, le mouvement politique se continue sans élan, sans foi, sans grandeur, et je ne sais quelles impulsions inattenduesdétournentleslettreset les entraînent dans une directio. opposée.On dirait un refroidisn
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sement soudain, presque 1rne défection. A lire les poètes, les romanciers, les critiques, les philosophes de nos jours, qui se douterait que nous avons combattu un siècle pour la liberté, et que nous sommes au lendemain de la victoire? Que s'est-il donc passé?
En achevant l'analyse d'un de ces livres immondes dont la critique se croit obligée de rendre compte, l'auteur de l'article ajoute en manière de conclusion : << Une réaction s'annonce, elle sera terrible pour les écrivains naturalistes, et peut-être sera-t-elle ennuyeu·se pour nous, Car, ainsi qu'il arrive toujours, le public se rejettera trop violemment de l'autre côté, et il fuira les Oscar Méténier jusque chez · Berquin. » Nous souhaiterions une réaction de ce genre, dµt-elle nous ramener jusque chez Berquin; mais nous la croyons peu probable. Quand le public était restreint et lettré, ces revirements du goût n'étaient point rares; on pouvait s'y attendre. Mais aujourd'hui que les lecteurs se comptent par centaines de mille, ou plutôt par millions, on ne peut guère espérer ces changements désirables. Un public aussi nombreux ne saurait avoir la délicatesse morale et littéraire qui finit par se lasser à la longue et se dégoûter des récits licencieux et des tableaux obscènes; les écrivains naturalistes lui ont fait une habitude et
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presque un besoin de ces lectures ordurières, qui répondent à de secrets instincts; sous prétexte de l'instruire, ils l'ont corrompu; et à son tour, par l'accueil qu'il faisait à ces détestables ouvrages, le public a achevé de corrompre les auteurs. On revient d'une erreur de goût, mais revient-on de la corruption?
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Se représente-t-on l'un de ces grands poètes, interprètes et défenseurs de la dignité' morale, Corneille · par exemple, lisant un de nos grands romanciers naturalistes? Quel étonnement douloureux, quel dégoût, quel mépris, se peindraient sur son visage! Des deux adversaires irréconciliables, qui dans le champ clos de la conscience se disputaient la direction de la volonté humaine, le devoir et la passion, le naturalisme a fait disparaître le plus noble, le plus fier; il a supprimé le combat. Au sublime attrait de la lutte, il a substitué le spectacle triste, uniforme, des violences et des turpitudes de la passion sans frein.
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Dégager l'animalité pure des liens sacrés que les efforts tant de fois séculaires des religions et des philosophies ont tissés et serrés autour d'elle, voilà la noble tâche que semblent s'être imposée la littérature et la science contemporaines. Encore un pas en avant, un
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progrès,comme on dit,et la vertu sera non plus · seulement suspecte ou ridicule, elle l'est déjà, mais condamnée comme une sorte d'intolérance, et comme une atteinte à la liberté naturelle.
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C'est un symptàme significatif que ce nom choisi et arboré comme drapeau par tout un groupe d'écrivains; un mot qu'autrefois l'on eût considéré comme une injure, et qu'on eût repoussé avec indignation, de ce mot l'on s'empare et l'on se pare comme d'un titre d'honneur. On est· fier de descendre comme autrefois on l'était de monter; c'est l'aspiration renversée; les maladies, les plaies qu'on eût cachées comme une honte,on les étale avec cynisme; à l'orgueil de la force, de la santé, a succédé l'orgueil de l'anémie, de l'altération du sang, de la décomposition. Cet étrange phénomène coïncide avec l'avènement de la liberté absolue.
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La littérature du xvn° siècle prend plaisir à · nous montrer tout ce que l'homme peut sur lui-même, sur son humeur, sur son tempérament, sur ses instincts, sur ses passions, et contre les influences extérieures qui tendent à se l'assujettir; elle met en lumière, elle exalte la puissance de la volonté. Tout au contraire, la littérature contemporaine s'in16·
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gerne à découvrir et à exagérer toutes les fatalités, héréditaires ou autres, qui pèsent sur l'homme, toutes les influences secrètes qu'il subit à son insu, tous les obstacles insurmontables qui l'arrêtent, les forces irrésistibles qui l'entraînent; elle réduit la liberté à une illusion, la volonté à un jouet, et semble triompher de son impuissance et de sa misère; l'une élève, anime, fortifie; l'aut;e rabaisse, décourage, abat.
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Le propre des écrivains classiques est d'avoir si bien exprimé les vérités essentielles qu'on n'ose pas tenter de mieux faire et qu'on se borne à les citer. * •• Dans les littératures étrangères ou plutôt dans les littératures modernes, c'est l'imagination qui règne en souveraine; dans les littératures classiques, c'est le bon sens et la raison; non certes que l'imagination en soit absente, mais elle y est sujette et non reine. Très propres à nous faire connaître la violence des passions humaines, ces littératures sont moins aptes à les diriger et à les contenir. La passion qui y domine, qui les remplit, est précisément telle dont il est inutile, sinon dangereux, et à coup sûr prématuré d'offrir l'image à la jeunesse. Il est des ouvrages modernes, des théâtres entiers, où l'idée du devoir n'apparaît pas une fois, pas une seule.
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Quelle peut-être la vertu éducatrice de pareils ouvrages? Tant d'exemples d'inconduite apprendront-ils aux enfants à se bien conduire? La littérature va au rebours du siècle; elle est sèche, dure, impitoyable; le siècle au contraire travaille et s'ingénie à secourir toutes les misères et les infortunes. Le botaniste qui a trouvé une plante rare, unique, n'est pas plus heureux que l'écrivain naturaliste qui a découvert quelque monstruosité morale, quelque horreur sans précédent, sans nom. Il triomphe de la dégradation humaine comme d'une victoire. C'est la mode, chez nos romanciers et conteurs du jour, de ne pas conclure parce que, disent-ils, la vie ne conclut pas. Rien n'est moins vrai, à notre avis ; la vie ne conclut pas toujours sur l'heure et à point nommé; mais elle conclut toujours, bien ou mal,un peu plus tard ou un peu plus tôt. L'art ou du moins une partie de l'art consistait .autrefois à passer rapidement sur les années de préparation lente et latente,et à rapprocher les causes et les effets entre lesquels la vie met des intervalles plus ou moins éloignés; on se contentait de la vraisemblance, qui est la vérité dans l'art, et l'intérêt y gagnait. Aujourd'hui l'on affecte
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de suivre le train même de la vie sans le hâter jam~is ou le ralentir. L'écrivain s'efface et se fait scrupule de rien mettre du sien dans les choses; il s'abstient de choisir; tout à ses yeux a une égale importance ; pourvu qu'il soit exact et complet, peu lui importe d'être ennuyeux. Ce n'est plus un romancier, c'est un historien, un chroniqueur, qui s'astreint à raconter par le menu les années insignifiantes et vides comme les années pleines et fécondes; sous prétexte que la vie ne conclut pas, il ne manque point de nous laisser sur une impression pénible ou douloureuse, ce qui est pourtant une manière de conclure, et une manière tout aussi fausse que celle qui consistait à finir toujours par un heureux mariage ou par le triomphe de la vertu.
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La littérature du jour est · essentiellement descriptive; sa plus haute ambition est de nous offrir une image exacte de la réalité; elle nous fait de la lecture un spectacle; mais entre ce spectacle et ceux que nous offre la nature et la vie, quelle différence! Quand nous sommes en présence d'un beau site, d'un beau monument, nous les saisissons aussitôt dans leur ensemble, nous le·s embrassons d'un coup d'œil, et le plaisir est soudain et complet. Dans la description écrite au contraire, nous ne voyons jamais qu'un détail à la fois; car elle est forcément analytique, successive,
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et il faut arriver à la fin pour avoir une idée de l'ensemble. L'auteur recompose trait à trait sous nos yeux, il reconstruit laborieusement pierre à pierre, ces tableaux, ces édifices qu'un seul instant suffirait à nous faire voir. Quelle perte de temps pour l'auteur, quelle fatigue pour le lecteur! Car celui-ci doit faire un continuel effort pour suivre ce minutieux travail de reconstitution, et pour retenir dans son imagination les traits déjà tracés, au fur et à mesure que d'autres viennent s'y joindre. Si l'on ajoute que le sujet de ces descriptions interminables est souvent sans intérêt et parfois repoussant, l'on se demande quel peut bien être le mérite de semblables ouvrages, et le plaisir de semblables lectures ? Serait-ce qu'il dispense de penser le lecteur et l'auteur? La poésie moderne s'adresse aux yeux plus qu'à l'esprit; elle est toute en images. Dans telle ode fameuse, on voit une idée reparaître de strophe en strophe sous une forme nouvelle; mais c'est toujours la même idée. Le poète ressemble au costumier qui essaie sur un même mannequin une suite de costumes divers. Les rapports . naturels des idées et des sentiments avec les choses de la nature ont été saisis et exprimés depuis longtemps; les écrivains modernes ne trouvent plus à glaner que
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des raretés, des singularités, et pour faire du nouveau, ils en sont réduits à créer des rapports artificiels, arbitraires et purement imaginaires; c'est ce qui explique l'obscurité et la fausseté si fréquentes dans le langage figuré.
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Les comparaisons forment parfois des espèces de cercles vicieux, ou se retournent comme les proverbes; Exemple : la fleur, étoile de la terre; l'étoile, cette fleur du ciel. Il y a des mots nés d'hier mais dont la vogue est si soudaine et si rapide et dont on fait un tel abus, qu'ils sont en moins de rien fanés, fripés, usés.
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Autrefois l'on mettait sur la scène ce qu'il
y a de plus noble et de meilleur; et si le vice
et le crime s'y montraient, ils s'y trouvaient en face de la grandeur et de la vertu. Pris dans la réalité même, ce contraste tournait à la fois à l'intérêt du drame et au profit des spectateurs; il peignait la vie telle qu'elle est et telle qu'elle doit être, la lutte éternelle du bien contre le mal; aujourd'hui on ne voit guère sur la scène que ce qu'il y a de pire et de plus bas; tous les degrés de la corruption, toutes les variétés du vice s'y rencontrent et s'y mêlent; aucune trace d'honnêteté ni de
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dignité; ce n'est plus la lutte des contraires; mais la lutte des gredins et des coquins entre eux; on dirait qu'il n'y a plus qu'eux au monde et que la race des honnêtes gens est anéantie.
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Toute philosophie porte une littérature dans ses flancs. La philosophie contemporaine a mis au jour un fils, le naturalisme; l'enfant est beau comme sa mère. Mais il se conduit si mal, que sa mère elle-même commence à en rougir. •
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De nos jours les plus grands esprits sont ceux qui font de l'humanité là plus triste peinture, qui la représentent sous les plus affreuses couleurs, qui la rabaissent, la ravalent et la dégradent le plus; c'est à ce signe infaillible qu'on reconnaît la supériorité d'esprit.
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Presque tous nos romans reviennent au même; ils consistent à défaire un ou deux mariages légitimes pour en refaire un troisième, illégitime celui-là, mais qui tourne encore plus mal que les autres.
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Les peuples, a-t-on dit, n'ont que les gouvernements qu'ils méritent; peut-être aussi
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pourrait-on dire : les peuples n'ont que les littératures qu'ils veulent. La force du génie se mesure non aux ruines qu'il accumule, mais à la grandeur et à la beauté des édifices qu'il élève.Les Taine et les Renan sont de grands démolisseurs; on voit bien ce qu 'ils détruisent, on cherche en vain ce qu'ils ont construit.
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La vraie littérature n'est ni un laboratoire, ni un amphithéâtre, ni une cour d'assises, ni un confessionnal : c'est l'image de la vie dans ce qu'elle a de grand et de simple, de fort et de sain, de vrai et de consolant.
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Il y a eu en ce temps dans les lettres un véritable coup de bascule; l'intérêt a sauté presque sans transition de haut en bas. Rois, reines, pïinces, princesses , nobles de tout rang ont dû quitter la scène et céder la place à de simples bourgeois. Mais ceux-ci n'ont fait que passer; les truands et les ribaudes les ont bien vite mis dehors.
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Le naturalisme dénature l'homme et le ravale; cette tête levée vers le ciel, il la ramèn e vers la terre; ce visage noble et presque divin, il le change en muffle et en groin.
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Les écrivains du jour ont retourné à l'enversle style fi g uré.Autrefois on empruntait au monde extérieur des comparaisons et des images pour peindre les sentiments et donner un corps aux idées abstraites; aujourd'hui on fa it le contraire. « Le lac s'endort dans son cadre de montagnes sombres comme des tendresses jalouses. » Que cela est naturel!
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Les po ètes contemporains se sont imaginé pour la plupart que les qualités propres à l' improvisation, l'entrain, la verve, la hardiesse, Je mouvement, la vie, pouvaient compenser les défauts qu'elle entraîn e ; ils se sont trompés. La durée des œ uvres .se mesure au temps qu'elles ont coûté, et à de bien rares exceptions, ce qui se fait vite passe de même .
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Telle est la puissance d'attraction des chefsd'œ uvre qu 'ils provoqu ent des efforts éternellement renouvelés d'imitation et de traduction. A combien de fois s'y est-on repris pour traduire Shakespeare? Voilà qu e J. Lacroi x vient d'essayer encore et d'autres essaieront a près 1ui. Mais les traductions passent et le mod èle reste, dans son intraduisible beauté, défiant les efforts toujours renaissants et. toujours impuissants.
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Les écrivains du jour ne craignent rien tant que de paraître croire à quelque chose; il semble qu'ils seraient perdus de réputation si on pouvait les soupçonner d'avoir une foi quelconque. Aussi lorsque par mégarde il leur est arrivé de hasarder un semblant d'affirmation, ils n'ont rien de plus pressé que de l'atténuer, ou de la retirer, ou de se moquer d'eux-mêmes; croire' étant, paraît-il, une duperie, ils ne veulent pas passer pour dupes.
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On parle encore un peu de morale aux enfants; mais aux grandes personnes, qui en parle encore? Et cependant, en ont-elles moins besoin que les enfants?
,,_ * ,,_
Détail caractéristique : le mot de vertu a disparu de la langue du théâtre et du roman; il en est de même du mot devoir.
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*
Dans le domaine des lettres, il y a des fleurs et des ronces, des arbres de luxe et des arbres fruitiers, des simples et des plantes vénéneuses.
* ",,_
Il y a deux espèces de moralistes
ceux qui
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étudient la nature humaine en eux-mèmes, comme fait Montaigne, et ceux qui l'étudient surtout dans leurs semblables, comme La Bruyère. Les premiers sont plus indulgents que les autres, et cela se conçoit.
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*
Autrefois, on disait : Le théâtre est l'école des mœurs. Cela est ·vrai encore; le théâtre est toujours l'école des mœurs, mais des mauvaises mœurs.
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Les modernes ont imaginé de faire monter le trottoir sur.la scène.
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*
Notre temps ne sait ni mépriser ni haïr; les dernières turpitudes, les crimes les plus affreux ne font qu'exciter sa curiosité, et le distraire sans l'émouvoir.
• 'f
Il y a des animaux qui vivent dans l'ordure et de l'ordure : ils sont la parfaite image de certains romanciers. L'analyse à outrance finit par dissoudre toute force intellectuelle et morale ; elle ne laisse à l'homme plus rien qui soit à lui, plus rien qui soit lui; elle atteint et détruit lapersonnalité même.
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• *+
Le réalisme indifférent et brutal pourrait bien nous ra)Ilener par un long et pénible détour, non au Catholicisme, mais à l'Evangilé, c'est-à-dire au réalisme attendri et aimant.
..
*
*
Taine a fait de l'histoire littéraire une bran. che de l'histoire naturelle.
..
Renan est l'inventeur d'une monnaie courante; l 'endroit porte un oui, le revers porte un non; la vérité est entre les deux, on ne la voit pas.
..
*
Ce philosophe marche à travers les affirmations comme un chat à travers les charbons brûlants.
..
Virtuose incomparable, il chante divine.ment bien des airs profanes sur la harpe de David.
.,.
Une main souillée qui va cueillir une fleur et qui, la voyant si be:lle et si pure , s'arrête tremblante et se retire, voilà le Passant de F. Coppée. Vraiment les auteurs contemporains donnent aux filles perdues tant. de déli-
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catesse, que c'est à faire envie et honte aux femmes honnêtes.
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*
"
Certains de nos romanciers, après avoir longtemps voyagé dans des pays sans nom, ont fini par découvrir qu'il pourrait bien y avoir quelque chose comme une morale. , Cette découverte, facile en apparence et peut méritoire,fait au contraire le plus grand honneur à des gens qui professaient à l'endroit de la morale un scepticisme ab~olu.
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*
"
Il sera beaucoup pardonné à M. . Bourget pour avoir écrit le Disciple. C'est quelque chose de reconnaître que les principes ont leur vertu, et que les mauvais principes font les malhonnêtes gens. Par le temps où nous vivons, ce simple aveu est presque un acte d'héroïsme.
..
*
Le sens moral est à ce point oblitéré que des auteurs dont la place serait sur les bancs de la police correctionnelle osent demander un fauteuil à l'Académie. Il est vrai qu'ils se présentent avec le ruban rouge à la boutonnière; on les a admis dans la légion d'honneur, pourquoi n'entreraient-ils pas à l'Académie ?
••
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Dans la Bête Humaine, M. Zola fait de l'administration des chemins de fer un tableau rassurant et flatteur. L'administrateur est un débauché infàme ; le chef de gare un débauché discret; le sous-chef un assassin par vengeance, le mécanicien un assassin par hérédité, le chauffeur un assassin par brutalité; le gardien de la ligne un empoisonneur par cupidité. Les femmes valent les hommes; elles tuent et se prostituent. Dans tout ce personnel modèle,il n'y a qu'une personne et cette personne est une machine, la Li:r,on. Si, après avoir rendu un si grand service, M. Zola n'a pas son parcours gratuit sur toutes les lignes pour le restant de ses jours, c'est que l'administration est inaccessible à la reconnaissance, et M. Zola sera en droit de lui dire:
Allez, vous êtes une ingrate : Ne tombez jamais sous ma patte.
Dans tous ces romans ou romanciers- dits naturalistes, ce qui nous surprend le plus, c'est que l'auteur puisse vivre si longtemps en si mauvaise compagnie. Serait-ce par goût? Non sans doute; le supposer serait leur faire injure. Mais alors? Pour l'argent? Fi donc l Le devoir, le devoir seul peut leur imposer une corvée aussi répugnante.
..
*
Pour ne pas troubler la sérénité de sa vieil-
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lesse et gêner l'épanouissement de son _rêve, V. Hugo a fermé les yeux à la réalité, il s'est bouché les oreilles; il n'a pas vu et n'a pas voulu Yoir l'immoralité qui déborde sous le couvert de la liberté, il n'a pas voulu entendre les gronderpen ts précurseurs du bouleversement social. Il s'est acharné sur des tyrannies mortes ou mourantes, au lieu de s'attaquer à des fléaux naissants et déjà redoutables. Il guerroyait avec des souvenirs et des fantômes quand à ses pieds hurlaient déjà des monstres hideux et féroces. Nous en sommes à ce point que l'immoralité déclarée est devenue un gage de faveur et de succès littéraire.
..
*
Nos lettres suintent le mépris et le dégoût de l'humanité; l'effet de ce dénigrement et de cet avilissement systématiques, c'est de tuer dans leur germe le dévouement et l_ pitié. a Quelle responsabilité!
* •• La littérature contemporaine semble avoir pris pour devise : Quo non descendani?
..
*
Le naturalisme a le goût du dégoût.
�CHAPITRE
vr
DE QUELQUES PEUPLES
Le Français craint par-dessus tout le ridicule, et son plus grand plaisir est de ridiculiser les autres. * Partout où trois Français sont réunis, il y en a un qui sert de plastron aux deux autres. En France le plaisir par excellence c'est de détruire; tout acte d'agression sociale fait des recrues, tout acte de défense produit des désertions.
* ....
Les Français mettent autant de passion à revendiquer leurs droits qu'ils montrent d'indifférence à en user.
* ....
La France est si parfaitement unifiée que si l'on frappe sur Cal8is, Perpignan crie.
* ....
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Les Français ont des bouffées de colère, des élans d'indignation, mais ils ne sont pas capables de haine; il n'y a que l'allemand qui sache haïr avec ténacité, avec intensité, et que la victoire, qui apaise les autres, rende plus haineux encore que la défaite. Paris écrème et écume la France.
"' "' Si l'on faisait sortir de Paris tous les provinciaux qu'il renferme, Lyon aurait grand'chance de passer capitale.
On vient à Paris pour y travailler, pour s'y amuser et pour s'y cacher; gens d'étude, gens de plaisir, et gens de peu, de rien, de inoins que rien, c'est presque tout Paris. A Paris, les égoûts sont plus propres que les trottoirs .
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"'"' Il n'est pas d'empire çlont l'enfantement ai.t coûtési cher au monde que l'empire allemand. Sans parler du sang que l'Allemagne a versé, de l'or dont ·elle s'est gorgée, · des provinces qu'elle a arrachées à leurs légitimes possesseurs, elle a condamné l'Europe presque entière au service obligatoire, elle la tient perpétuellement en alarmes, elle l'accable sous le
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fardeau chaque jour plus pesant de dépenses stériles; si bien qu'elle est devenue plus funeste encore en temps de paix q n'en temps de guerre. Elle vit du malheur d'autrui; si le socialisme la travaille et la gêne, elle s'applique, sous couleur de philanthropie, à le déchaîner chez les autres nations. Et ce qu'il y a de particulièrement odieux, c'est que, toutes ses spoliations, ses violences, ses ruses, elle les place sous le patronage de la Divinité, qu'elle ne cesse d'invoquer, qu'elle se donne impudemment pour complice .
••
On n'ôtera pas de la tête des allemands que nous sommes leurs obligés et que nous leur devons de la reconnaissance pour l'extrême ,modération avec laquelle ils ont usé de la victoire. Pleins d'égards pendant l'invasion, de discrétion dans le démembrement, de désintéressement dans le règlement de l'indemnité de guerre, ils s'étonnent, ils se plaignent de notre mécontentement; nous sommes des ingrats.
..
Bismarck a cultivé la haine avec amour; c'est un génie monstrueux .
..
Les Allemands se donnent pour de grands patriotes et ils en ont bien le droit; ils savent en effet comment on se taille une patrie: un
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lambeau du Danemark, un pan del' Autriche, un morceau de la France, on ajuste, on coud ~olidement et voilà une patrie. Toutes les pièces sont unies entre elles par le lien le plus fort, celui du sang. Q_ u'elle semble aimable aujourd'hui l'inoffensive vanité française à côté de la morgue haineuse et hautaine de cette parvenue qui s'appelle l'Allemag·ne. Comme Cacus après ses rapts, l'Allemag·ne rentre chargée de butin dans son antre et s'y retranche derrière de formidables entassements de rochers. Nous revenons aux beaux temps de la Sainte Alliance; rois et empereurs recommencent à s'embrasser tendrement. Guillaume le voyageur fait et refait le tour de l'Europe et va serrer sur son cœur le tsar taciturne, son tourment; le pauvre François Joseph, sa victime; le fils du roi galant homme, son humble serviteur; le descendant du loyal Bernadotte, ce grand cœur; le sage roi des Belges, qui nous doit sa couronne,et le grand Turc,qui ne s'y attendait guère. Il n'est pas jusqu'au Shah lui-même, qui, jaloux de toutes ces embrassades, ne vienne tout brûlant, du fond de sa Perse, se jeter dans ces bras impériaux ouverts
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au monde. C'est au monde à garantir à l'Allemagne maintenant arrondie et satisfaite, ce qu'elle appelle la paix, è'est-à-dire la tranqüille possession de ses conquêtes .
. ..
L'Italie honore Garibaldi, mais Garibaldi venait défendre la France contre les Allemands qui l'avaient envahie, et l'Italie se prépare ouvertement à s'unir à l'Allemagne pour envahir la France: l'Italie a rompu avec la mémoire de Garibaldi; l'Italie n'est plus italienne, elle s'est faite allemande. Les Italiens sont des païens frottés de christianisme.
..
La Renaissance a été le mariage de la religion catholique avec le paganisme. Les Italiens sont précoces en amour; ils ont inventé l'amour en bouton : voyez la Béatrix du Dante et la Carmosine de Sannazar. Ces péninsulaires out une crédulité de gens avisés; ils croient tout ce qu'ils ont intérêt à croire. C'est ainsi qu'ils se sont persuadé que la France veut restaurer le pouvoir temporel, cé qui les autorise à traiter leur libératrice en ennemie.
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.•.
Leur: mémoire n'est pas moins complaisante : elle ne garde que les souvenirs qui ne sont pas gênants. A peine affranchis par not're secours, ils ne rougissent pas de se faire les Autrichiens de notre Vénétie -à noqs et de notre Lombardie.
* ••
S'il est un peuple dont on puisse dire ce que le Galgacus de Tacite dit des Romains, c'est bieri le peuple anglais : raptores gentium, pe~ple de proie. Il ressemble à l'épervier qui décrit de grands cercles au haut des airs, cherchant du regard la proie sur laquelle il va fondre; seulement il y a une différence en tr.e eux: l'épervier s'envole et !'Anglais reste .
••
· Chose étrange! pendant que les nations civilisées de l'occident se consument dans la haine, c'est d'un peuple à demi civilisé_de l'Orient, c'est de la Russie que s'élève le cri de la pitié humaine! Lei, Tolstoï, les Dostoïewski ont retrouvé. l'accent de cette voix qui retentissait il y a deux mille ans sur les bords du Jourdain. Ecraser les faibles et ménager les forts, c'est toute la politique anglaise; elle n'est pas noble, mais elle est productive, et l'Angleterre est plus jalouse de profits que d'honneur.
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UN PEU DE TOUT
Il y a des livres qu'on connaît après avoir lu quelques pages; d'autres après avoir lus en entier; quelques-uns, qu'on connaît pas encore après les avoir lus et lus plusieurs fois. ,,.*,,.
en les ne re-
L'érudit est une citerne, l'homme de génie est une source vive. ,,.*,,. Notre raison est comme nos yeux, elle réfléchit la lumière, elle ne la fait pas. Si les pays que nous explorons sont dans l'ombre, nous n'y portons pas la lumière, nous entrons dans les ténèbres. *
..
L'esprit est comme la roue du moulin; il faut un effort et quelque temps pour lui don·ner le branle; mais une fois en mouvement on ne peut pas l'arrêter brusquement.
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..
*
L'homme trouve en soi de quoi convaincre les autres sans être convaincu lui-même. La discussion fait la lumière, la polémique attise le feu. Il est peu de mélodies que les paroles ne gâtent. La parole précise et par conséquent restreint, elle ôte à la musique ce vague qui en fait le charme et qui la rend propre à recevoir toutes les· effusions de l'âme. Une mélodie avec paroles, c'est une place prise, on n'y peut plus rien mettre de soi.
..
En passant du mode mineur au mode majeur, il semble que la mélodie sorte d'un nuage triste et doux pour se déployer joyeusement dans l'air pur à l'éclat du soleil.
* ..
Il y a de _beaux airs qui sont comme usés à force d'avoir été chantés. Il faut qu'on les laisse quelque temps dormir; il faut qu'on les oublie, et de l'oubli, quelque jour ils sortent, ils s'envolent renouvelés, rajeunis, et grâce à la beauté qui est en eux, ils recommencent à parcou.rir le monde, charmant les oreiJl es et les cœurs.
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* •• Aujourd'hui le monde est devenu bien charitable, mais cette charité a pris un nouveau caractère. A-t-on quelque navrante infortune à consoler, faut-il secourir les victimes de quelque épouvantable catastrophe,
Entendez-vous le tambourin? Vite à la danse, vite à la danse,
comme disaient nos aïeux. Cette charité- dansante et récréative, d'un caractère éminemment pratique, c'est vraisemblablement à quelque phil-osophe · utilitaire qu'elle a dû le jour. Danser pour son plaisir est chose peu méritoire; mais · danser pour les autré's est chose à la fois utile et agréable; agréable à ceux qui dansent, utile à ceux pour qui l'on da·nse : utile dulci. Ce philosophe connaissait à fond la nature humaine; il savait que la pitié ne donne guère que des larmes; il lui adjoignitle plaisir qui est plus généreux. Avant de se mettre en branle ces danseurs pitoyables doivent préalablement, ce nous semble, bannir de leur pensée l'image des douleurs qu'ils vont secourir en cadence; car si tout à coup, en plein quadrille, venait à surgir dans leur esprit le tableau des effroyables broyades du chemin de fer, ou des horri. bles écrasements de la mine; si les cris.déchirants des victimes venaient à se mêler aux
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sons harmonieux de l'orchestre, le cœur pourrait leur m~nquer, et leurs jarrets risqueraient de se détendre. .\' *.\' Enfin, peu à peu, les choses retrouvent1e1:1r véritable nom. - « Vous avez commis de nombreux vols », dit le Président des assises au chef de bande Pini. -Des vols ? - répond l'inculpé, des vols? jamais. Mes associés et moi, nous ne volons pas, nous exproprions. Nous ne sommes pas des voleurs ; nous sommes des anarchistes expropriateurs. Le mot est heureux ; cependant l'honnête Pini eût pu ajoqter : pour cause d'utilité publique, rendant ainsi au vol son véritable caractère de justlce sociale et de réparation. Comment les tribunaux ont-ils encore le .courage de punir leurs plus précieux auxiliaires? Désormais, nous l'espérons bien, l'on n'entendra plus les prétendues victimes de prétendus vols, dire improprement : - J'ai été volé; - mais bien, j'ai été exproprié. Il faut que la pensée se répande au dehors comme se répand l'eau des sources; si elle séjourne, si elle reste stagnante, elle pèse sur l'esprit, elle se dessèche ou se corrompt.
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La patience qu'on montre à écouter les autres est la marque d'un esprit sûr de lui-même.
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Ceux qui ne vous laissent pas achever la phrase commencée semblent craindre d'oublier ce qu'ils ont à dire.
'f 'f
*
En toute chose il faut se défier des résultats trop prompts. Le peuplier pousse vite, mais c'est du bois tendre; le chêne y met le temps.
..
Les gens qui n'ont rien à dire sont justement ceux qui parlent le plus .
..
'f 'f
Pas de rose sans . epmes, nous dit le proverbe : oui, mais que d'épines sans rose!
*
Une rose fanée est encore une rose.
'f
*'f
L'homme n'est bien que là où il n'est pas .
..
Il y a quelques hommes fins; mais combien plus nombreux sont les finauds!
..
Avec le temps toutes nos railleries se retourD"ent contre nous .
..
Les villes bâties en une fois sont géométriques; les autres sont irrégulières. Les pre-
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mières sont l'œuvre d'un seul, les autres, de tout le monde; les premières ont l'unité d'une conception individuelle, les aut~es offrent l'image de la diversité des goûts, des besoins, des intérêts.
*
C'est un bien triste symptôme que cette séparation de la morale et de l'art; elle sent le divorce, et le divorce naît de la haine ou d'une incurable antipathie. Maintenant surtout que . les manifestations de l'art sont si variées, si nombreuses, qu'elles se répandent à profusion non seulement dans le monde où le luxe déborde, mais même dans les couches inférieures de la société où, grâce à des procédés ingénieux, elles arrivent sous des formes réduites, simplifiées, mais peu coûteuses, l'art peut devenir et est déjà devenu un puissant véhicule d'immoralité .
..
••
Ce qui tout à l'heure était tout poµr nous, l'instant d'après n'est plus rien . Il y a une galanterie qui n'est que le manège et le prélude de la séduction; il y en a une autre, plus noble, qui est un hommage rendu à la beauté et à la vertu. Celle-ci a honoré l'hôtel de Rambouillet dans ses premiers beaux jours; des évêques, les Huot, les Fléchier l'ont pratiquée; l'autre est de tous les
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temps, mais le xvn° siècle en a fait un art et en a rédigé le code.
* ••
Certaines gens sont comme ces fu.=;ils qui partent tout seuls.
•• Dans ce temps où les métiers s'élèvent souvent à la hauteur des arts, par contre les arts descendent souvent au-dessous des métiérs.
* •• Heureux siècle que celui où une femme peut acheter tout ce qui lui manqué ou qu'elle a perdu, cheveux, dents, teint, gorge, taille, etc.! On a ainsi des femmes artificielles qui font la joie des autres.
* ••
Les gens d'esprit ont un travers, c'est de vouloir montrer leur bêtise aux gens bêtes; en quoi ils ne font pas preuve d'esprit, car si les gens bêtes pouvaient comprendre qu'ils le sont, ils ne le seraient pas tout à fait, ou ils cesseraient de l'être.
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Les hommes sont comme les monnaies ·; ils gagnent du brillant et perdent de leur valeur. par le frottement.
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Les doux souvenirs sont des fleurs merveil· 1euses, qui au lieu de se faner avec le temps., gagnent toujours en fraîcheur et en parfum. Décidément, l'exposition est entrée dans nos mœurs; on expose trop, on expose tout. La charge était restée jusqu'à ce jour dans l'atelier, et elle y était à sa place; mais ne voilà-t-il pas qu'elle s'avise d'en sortir et de se produire ambitieusement sous lenomd'arts incohérents ? Des tableaux calembourgs, ou des calembourgs en tableau, n'est-ce pas charmant? mais c'est à la foire que devraient s'ouvrir ces expositions.
•• On abuse de sa santé jusqu'au jour où l'on n'en peut plus user.
..
L'art s'élève au-dessus du bon sens, mais il y plonge ses racines; il faut qu'on en retrouve les sucs nourriciers jusque dans ses fleurs les plus hautes et les plus éclatantes.
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* *
Les grands hommes sont comme les statues colossales ; il ne faut pas les r~garder de trop près, on voit alors qu'elles manquent de fini.
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Avouer qu'on s'ennuie quand on est avec soi-même, c'est se faire un mauvais compli-
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ment; c'est reconnaître qu'on n'est pas alors en bonne compagnie.
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Si les femmes pouvaient avoir de l'ambition, peut-être auraient- elles moins de vanité.
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Quand nous avons été heureux en quelque lieu, il s'en forme dans notre esprit une image . que le temps et la distance ne font qu'embellir.Mais si par la suite le hasard ou les regrets nous y ramènent, tout nous semble changé, enlaidi; à peine en pouvons- nous croire nos y~ux.Il en serait de même de l'enfance, si l'on pouvait y revenir. Que de choses, aujourd'hui oubliées,no us gâ taient alors nos plaisirs! Telle est la magie du souvenir; il efface les taches sur la toile brillante du passé loin tain.
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*
Il en est de certains problèmes comme de la lumière qui attire aux fenêtre'!; la mouche prisonni ère . Le pauvre insecte va donner de la tête contre la vitre lumineuse, jusqu'à ce qu'il tombe épuisé par ses efforts; et, aussitôt que ses forces renaissent, il recommence sa lutte obstinée contre l'obstacle invisible. C'est ainsi que nous-mêmes, attirés par la lumière, nous revenons sans cesse nous heurter contre les limites de notre esprit, que nous sentons sans les voir.
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Je ne tiens pas à retrouver dans un livre ce que je prends soin d'éviter dans la rue.
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Nous dépensons au dehors le meilleur de nos forces, de notre esprit, de notre gaîté, nous rapportons au logis la fatigue, l'ennui, le silence. Ne devrions-nous pas au contraire prélever ou réserver pour les nôtres la meilleure part de nous-mêmes?
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*
La politique est la religion des hommes.
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*.,,_
Il y a de la lâcheté à revenir sans cesse sur les concessions qu'on a faites, ne fût-ce que pour en montrer du regret ou du dépit.
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Les gens qui méprisent ou affectent de mépriser l'humanité sont de tous les plus dangereux; car on se croit tout permis envers ceux qu'on méprise.
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Dans notre patriotisme il entre souvent plus de haine pour l'étranger que d'amo.ur pour nos compatriotes.
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L'homme épris de justice peut devenir partial par crainte de le paraître: Une femme sans enfants, c'est une vocation manquée. ,.*,. . Il faut à toute heure une sentinelle à la porte du cœur pour · écarter les mauvaises pensées.
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Les hommes sont généralement bons, quand on ne contrarie pas leurs prétentions et qu'on ne blesse pas leurs intérêts. Pour vivre en paix avec eux, il suffit de ne pas leur nuire, et de ne pas heurter l'opinion qu'ils· ont d'euxmêmes. ,. *,. Il y a plus de grands écrivains que de grands hommes, et le talent est moins rare que la bonté.
,. *,.
Le , mérite et la vertu rendent modeste; et pourtant ce sont les seules choses dont on puisse légitimement s'enorgueillir; tout le reste est affaire de hasard. Mais les hommes sont plus vains de ce qu'ils tiennent du hasard que de ce qu'ils se doivent à eux- mêmes ; et l'opinion est pour eux; elle met les biens de fortune au-dessus du mérite personnel, sans
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doute parce qu'ils coûtent moins cher à acquérir, et que chacun peut en espérer sa part; sans doute aussi parce que 1~ possession et la jouissance en paraît plus agréable, et que ceux-là même qui en sont privés ont plus à attendre de ceux qui les possèdent. Un riche a plus de courtisans qu'un ho)llme vertueux.
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Pour se déployer le talent modeste a besoin de sentir autour de lui la bienveillance ; c'est ainsi qu'il faut aux germes une certaine chaleur pour favoriser leur éclosion.
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L'esprit qui travaille est ·c omme un vase poreux qui se remplit lentement, par infiltration. Quand il est plein, il se vide par la p lume et se répand sur le papier; puis le travail d'absorption recommence.
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Qui ne s'est arrêté dans la rue pour voir passer ces beaux chevaux de trait, au large poitrail, à la forte et fière encolure, qui laissent les chiens japper, aboyer, sauter devant eux, jusqu'à leurs naseaux, sans même paraître s'en apercevoir. Ils font penser à ces puissants et laborieux écrivains qui poussent droit devant eux et s'avancent tranquillement, résolument au milieu des aboiements d'une presse haineuse et jalouse.
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Ils sont à plaindre les hommes qui ne peuvent supporter ni la solitude ni la société de leurs semblables, et qui ne reviennent à l'un e que par ennui de l'autre .
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L'allaitement maternel est comme une seconde ges tation; après avoir porté et nourr i son enfant au-dedans d'elle-même, la mère le porte et le nourrit en dehors, mais toujours du sien. La femme qui, sans y être forcée, m et son enfant en nourrice, n'est qu'une demimère.
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La chasteté chez les femmes est la première perle du collier, celle qui retient toutes les autres; si par malheur elle vient à tomber, tout le collier s'écoule.
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Que de gens passent leur temps à le perdre!
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Le fameux adage : La force prime le droit, si cher à l'All emagne, n'est qu'une constatation et point une justification; il signifie simplement que les choses sont au rebours de ce qu'elles devraient être, et que la force se passe du droit; mais cela même est faux, et le droit
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vaincu mine insensiblement la force triomphante. Les apparences de la vertu sont la plus sava nte parure du vice.
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Les religions et les philosophies établissent des règles de conduite pour tous; mais chacun ajuste ces règles générales à sa propre fa iblesse; chacun entre en accommodement avec ses passions, son tempérament, son hu meur; chacun se fait une philosophi e, une relie-ion à sa taille, à sa convenance; autant d'hommes, autant de religions et de philosophies différentes.
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Les sages de l'antiquité étaient des esprits d'élite ; ils formaient une sorte d'aristocratie intellectuelle et morale. Le Christianisme a démocratisé la vertu; les saints sont gens du pe uple, au moins en très grand nombre.
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On cherche maintenant dans les exercices physiques un remède aux maladies morales qui consument la jeunesse; on pourra trouver un palliatif, on n'y trouvera pas un remède; le corps peut aider à la guérison de l'â me, il ne la guérit pas; il y a des âmes mal ades dans des corps vigoureux, et des âmes saines dans des corps malades.
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Les femmes en général, celles du peuple surtout, ne font pas grand cas de l'instruction, parce qu'elles voient qu'avec moins d'instruction que les hommes, elles ont plus de bon sens, plus de conduite et souvent plus d'esprit. ·
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La plupart des entreprises n'échouent que parce qu'on n'a pas su se tenir dans les limites du plan primitif. * Ceux qui onUong.temps vécu en pays lointain parmi des races inférieures, au milieu des marques de respect et d'obéissance, avec le sentiment ,sans cesse ravivé et accru de ·leur supériorité intellectuelle, ceux-là revenus dans la· mère-patrie, se retrouvant en pays d'égalité, entourés d'indifférence ou exposés à cette critique maligne qui est dans nos mœurs, ceux-là, dis-je, ne tardent pas à tourner leurs· regards vers les lieux qu'ils - nt o quittés et à éprouver les premiers symptômes du mal des colonies, où la facilité des mœurs, la Liberté de la vie les r;ippelle encore.
�VIII
RUBANS ET PALMES
L'ambition! mais c'est le sentiment le plus naturel etle plus universel qui soit au monde; les bêtes elles-mêmes ont de l'ambition ; elles veulent se surpasser les unes les autres. Ambitieuse, l'alouette qui veut monter, monter toujours plus haut; ambitieux le pinson, qui va se percher sur le bout du plus haut rameau des arbres, pour de là dominer ses· pareils ; ambitieux, l'impertinent moineau~ qui va se poser sur le front des statues, et de ce poste élèvé semble narguer les passants. Ambition, ambition, en vérité, je vous le dis, tout est ambition. ,,. *,,. Contraste piquant! Jamais les hommes n'ont été si avides de distinctions honorifiques que par ces temps d'égalité à outrance. Chassé à coup de fourches, le naturel est revenu au galop ; il est en pleine révolte contre la tyrannie de l'immortel principe. Sans doutel'égalitéestpartout en montre; ins18'
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crite en tête de la constitution, consacrée par les lois, gravée sur tous les édifices, elle s'offre partout à l'esprit et aux yeux, elle résonne à nos oreilles, elle est sur toutes les lèvres, mais elle n'est point dans les cœurs. Chacun la réclame et personne n'en veut; c'est à qui mettra entre soi et les autres quelque différence, une croix, un ruban, un liseré, un rien, mais enfin quelque chose.
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Aussi chaque année voit éclore quelque ordre nouveau ; il y en a de toutes les couleurs; l'arc-en-ciel n'y suffit plus; il faut en arriver aux nuances. L'appétit des distinctions est universel; le paysan lui-même en veut; la charrue est devenue ambitieuse ; on lui a donné le mérite agricole. En poussant dans cette voie, l'on finira par retrouver l'égalité ..... dans les distinctions; tout le monde sera peu ou prou décoré.
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Tout compte fait, là passion la plus commune est la vanité.
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En parcourant l'interminable liste des récompenses décernées par les jurys de !'Exposition universelle, on pense involontairement aux distributions des prix dans ces petites pensions, où pour ne mécontenter personne et pour grossir la clientèle, on trouve le
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moyen de récompenser jusqu'aux derniers élèves. Voici qu'on vient de nommer chevaliers de la Légion d'honneur des fabricants de corsets, de boutons et de cirage ! Cela donnera au moins du lustre et du vernis à cette distinction quelque peu défraîchie. Sérieusement, il nous semble qu'on fait fausse route, etqu'onesten train d'altérer profondément le caract~re d'une institution éminemment utile et noble, et de la compromettre, de la perdre peut- être, en la rabaissant. Il n'y a pas d'honneur à faire un corset commode,des boutons solides ou du cirage brillant : il n'y faut qu'un peu d'habileté, d'ingéniosité si l'on veut, et ce genre de mérite, qui n'est point désintéressé, trouve sa récompense naturelle et légitime dans un débit p lu s considérable des objets perfectionnés. Qu'on les signale aux acheteurs, qu'on leur donne des mentions, des médailles même, soit; mais la décoration, non.
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L'honneur ne consiste pas à trouver un moyen de s'enrichir; il consiste à faire tout son de.voir, plus· que son devoir, soit dans le cours d'une vie laborieuse, exemplaire, consacrée au service de la patrie ou de l'humanité; il implique l'idée de l'effort désintéressé, du sacrifice; il suppose un but élevé, des sen-
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timents nobles, la poursuite d'un idéal, ce qu'il y a de plus grand et de meilleur dans l'espèce huinaine. L'homme qu'il faut honorer, c'est celui qui fait honneur à ses semblables, celui dont la conduite, les œuvres, les services inspirent ou l'admiration ou la reconnaissanèe publique, ou au moins une estime profonde, .un respect absolu. Le bon cirage s'achète; c'est bien, mais c'est assez .
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Ces gens qui de !!honneur et du symbole de l'honneur faisaient un trafic déshonorant; ces débitants de ruban rouge à tant le nœud, à tantlarosette; ces courtiers éhontés d'ùn trafic honteux; ces dénicheurs et ces exploiteurs de vanités avides et sans scrupules; ces vendeurs de ce qui ne peut se vendre, qui adjugeaient l'honneur au plus offrant et dernier enchérisseur; c'est dan.s la maison même du chef de l'Etat, c'est près d1,1 gardien même de l'honneur national, qu'ils avaient installé leur commerce; vit-on jamais cynisme pareil ?
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Bon! voilà qu'on va élever une statue à un gantier! espérons que la statue aura des gants. Mais avant les gantiers, nous aurions voulu voir couler en bronze quelque bon et .honnête cordonnier qui aurait trouvé l'art de faire des chaussures inoffensives; celui-là au moins serait un bienfaiteur de l'irnmani.té souffrante;
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combien plus vite marcherait l'humanité dans la voie du progrès, si elle était mieux chaussée, et si l'on ne prenait plaisir à lui martyriser les pieds !
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Les socialistes aspirent au jour où l'Etat devenu seul et unique propriétaire, fixera la tâche et le salaire des citoyens devenus tous ouvriers-fonctionnaires; cet idéal ·séduisant n'est point une chimère; il est en partie réalisé. L'Etat n'est-il pas en effet le grand appréciateur du mérite et de la valeur des citoyens? N'est-il pas le dispensateur souverain des distinctions honorifiques et des récompenses? C'est là une sorte de socialisme d'Etat moral ; c'ést un acheminement; un peu de patience, le reste viendra. Le plus grand acte du plus grand des grands maîtres de l'Université, ç'a été d'attacher proprement le ruban de la légion d'honneur sur cette monstrueuse ordure littéraire qui s'appelle la Terre. Piqué d'émulation, un autre grand maître s'est niis à décorer le Gil Blas et l'Echo de Paris dans la personn·e de ses rédacteurs. Décidément nos ministres de l'instruction publique sont vraiment.fin de siècle, ils ont l'esprit large et dégagé, comme dit le poète, du
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vieux maillot des préjugés; le préjugé moral surtout ne les gêne aucunement. Ces décorations judicieuses sont une indication, une lumière pour les jeunes lycéens; elles doivent aussi accroître prodigieusement la confiance des parents. Jointes à un certain nombre d'autres mesures non moins rassurantes, elles expliquent surabondamment le progrès sensible et constant de la population scolaire dans les lycées et les collèges.
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De toutes les distinctions dites honorifiques il n'en est pas dont on ait fait un aussi scandaleux abus que la palme académique; aussi est-elle tombée non seulement dans le discrédit, ce qui serait déjà fâcheux, mais plus bas, beaucoup plus bas 1 dans le ridicule. Elle est devenue un sujet inépuisable de plaisanteries, un point de mire pour le$ railleurs, une ressource pour les chroniqueurs, un thème pour les vaudevillistes; mais elle résiste, elle tient bon; que dis-je, elle se propage; plus on s'en moque et plus il en pousse; c'est une plante vivace et luxuriante 1 dont la racine est inextirpable. Créée à l'origine pour reconnaître les services réels rendus à l'instruction publique, elle sert maintenant à récompenser toute sorte de prétendus services, de services douteux, indi. rects, insignifiants, prÔblématiques; il arrive · même qu'elle ne récompense rien du tout et
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sert tout simplement à flatter les vanités plus impatientes que difficiles. Autrefois on ne la voyait guère que dans l'Université, son pays d'origine; aujourd'hui elle fleurit partout. C'est par milliers que chaque année, aux dates consacrées, en janvier et en juillet, les palmes s'envolent dans toutes les directions; c'est une pluie; tous les nez sont en l'air, toutes les boutonnières bâillent. Et de temps à autre, dans le courant de l'année, pour consoler les désappointemerits, pour calmer les ardeurs trop vives, pour fermer les bouches trop intempérantes, il y a encore quelques lâchers supplémentaires. Dans tous les ministères, dans toutes les administrations, centrales, départementales, municipales, les palmes tombent en abondance; les préfectures en sont fleuries; les parquets, les tribunaux en sont égayés; elles s'épanouissent jusque dans la préfecture de · police; l'industrie en est nuancée; tous les arts, les métiers mêmes en sont ornés. On n'a qu'à parcourir un ou deux numéros du Bulletin administratif de l'instruction publique, les numéros 881 et 886 par exemple, pour voir comment et avec quelle rapidité se propage et s'étend la palme académique. Elle a en effet ceci de particulier que, lorsqu'elle a fait son apparition dans une administration quelconque, à un degré quelconque de la hiérarchie, . elle ne tarde pas à mon ter ou à descendre tous les autres degrés et à remplir le cadre admi-
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nistratif tout entier. Et la chose se comprend sans peine; car, si par bonne aventure un fonctionnaire s'est vu palmer, à dater de ce jour, ses supérieurs ne peuvent plus décemment rester sans palmes ; et si au con traire c'est le chef qui le premîer a été gratifié des palmes, en bon prince, il tient à honneur de les obtenir pour ses subordonnés. C'est ainsi qu'on peut voir (pages 927 à 938 des numéros cités plus haut) la palme académique descendre de l'uniforme d'un préfet à la veste d'un simple commis, en passant par les boutonnières des chefs et sous-chefs de bureaux, des secrétaires et sous-secrétaires, etc.; c'est ainsi que cet insigne, insignifiant s'il en fut, va de l'ingénieur au contre-maître, du trésorier-payeur général au modeste comptable, du directeur des bâtiments civils aux rédacteurs à la direction, des juges et procureurs aux simples gref·fiers, des médecins en chef aux vétérinaires, aux sages-femmes ; des docteurs ' aux préparateurs et ex-préparateurs de produits pharmaceutiques, des peintres célèbres aux décorateurs de théâtre et aux restaurateurs de tableaux, des chefs de musique aux liquidateurs des retraites de l'Opéra. La palme est ce qu'on pourrait appeler une ·distinction égalitaire, quoique les deux mots semblent s'exclure. Les topo - typo - hy dro - carto sténo - litho - photographes en ont leur large part; les opticiens, horlogers, relieurs , serruriers, etc. ne sont po int oubliés; il y a
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même quelques nominations qui portent à 1~ rêverie, comme celle d'un commis à la r égie de certain palais, et celle d'un inspecte1t1· des pêches; nous n'inventons pas, nous citons. Quand on songe maintenant que chacune de ces innombrables demandes, car en général les palmes se demandent, doit être instruite par l'administration; que chacune d'elles met en branle une douzaine et plus de personnes qui écrivent, intriguent et se remuent pour le solliciteur; que l'administration doit lire et contrôler toutes ces lettres, en écrire d'autres en réponse, recevoir toutes ces visites et en provoquer d'autres pour se renseigner, on est tenté de croire qu'elle pourrait aisément faire de son argent, de sa peine et de son temps, un emploi beaucoup plus profitable. Car à quoi peut bien servir cette triple dépense sinon à faire rire à nos dépens? s'imagine-t-on bonnement qu'on arrivera à satisfaire les exigences croissantes de la vanité universelle mise en appétit? Une demande accueillie en attire cent autres; une nomination éveille mille désirs et mille espérances; on est débordé, on sera submergé. Si l'on ne veut pas supprimer la palme ou au moins la faire rentrer dans ses anciennes limites, nous ne voyons qu'un moyen d'en finir : ce moyen est simple, il consiste à nommer d'emblée ef d'un seul coup tous les Français officiers d'Académie, tous les Français et
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toutes les Françaises. On naîtra officier d'Académie, et à sa majorité, on deviendra ipso facto officier de l'instruction publique. Ce sera le triomphe de l'égalité dans la distinction.
�IX
CECI ET CELA
Il est des penseurs dans l'€sprit desquels la pensée coule comme l'eau dans le lit d'un fleuve tranquille; il en est d'autres que le flot de leurs pensées tourmente et ravage, comme ces torrents qui rongent et arrachent leur lit etleurs bords.
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Il y a des hommes qui ont le goût de la se rvitude, comme les autres ont le goû t de l'indépendance. On peut déjà se faire mie idée du caractère d'un homme à la façon dont il ouvre une porte ou la ferme.
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Rien d'irritant comme des conclusions triomphantes à la suite d'un raisonnement sophistique.
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A force de se creuser la tête on finit par la vider.
•• Les plaisirs perdent en durée ce qu'ils gagnent en intensité.
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Il n'est rien comme les névrosés pour vous donner sur les nerfs. * •• On ne se trouve pas assez riche pour habiller simplement la vertu, mais on l'est assez pour couvrir le vice de soie et de bijoux.
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_ L'impression est pour un ouvrage ce qu'est l'encadrement pour un tableau; elle en fait valoir les beautés et ressortir les défauts.
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On cherche la direction des ballons, a-t-on trouvé celle de l'homme? La poésie sert à dorer la pilule de la vie. Les théâtres étaient autrefois des édifices publics; beaucoup ne sont plus :que des maisons publiques.
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La bêtise est comme le marbre : le temps, la pluie, la grêle, ne lui font rien; elle se conserve. Les autres hommes sont comme le bois, qui ressent toutes les influences athmosphériques, qui se resserre, qui se dilate et qui s'use.
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L' esprit,dans le mauvais sens du mot,suppose l'intention de briller, de surprendre, de se faire valoir et admirer, de montrer sa supériorité sur les autres; c'est la vanité qui le travaille; il n!attend pas l'oscasion de paraître, il la devance, il la rech~rche, il la prépare ; aussi ne peut-il être naturel. Il attire l'attention, il la provoque, il la force. De sa nature il est avide et insatiable d'éloges; il est jaloux, jl veut tout pour lui seul, il entre en lutte avec les autres; ne faut-il pas qu'il les éclipse, qu'il éteigne leurs feux? . ,,. *,,. Nos souvenirs sont là dormant dans notre mémoire comme une couche épaisse de feuilles tombées; mais qu'un souffle vienne à passer, il les soulève et les fait tourbillonner.
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On ne peut plus être à quelqu'un quand on a été à tout le monde; les mariages d'artistes sont des divorces avec le public.
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Bien des gens ressemblent à ces bouteilles trompeuses dont l'incapacité est savamment déguisée par l'épaisseur du verre.
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Le spiritualisme fait le mort; il pourrait bien en mourir.
•• Il y a des gens nés sous une d heureuse étoile que leurs fautes, leurs sottises, leurs bassesses même tournent à leur avantage.
Ce qu'il y a de plus pénible dans un état maladif, c'est qu'il nous ramène sans cesse à nous, qu'il nous ti-ent sans cesse occupés de nous-mêmes.Ce n'est pas vivre que d'être ainsi rivé au moi. * Il faut bien plus de force pour endurer patiemment une souffrance médiocre mais longue, que pour supporter courageusement une souffrance aigüe mais courte .
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Quel service nous rendent les occupations professionnelles, en nous enlevant à nousmêmes et en nous affranchissant de la tyrannie du moi!
•• C'est un mauvais signe de ne pouvoir se
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plaire dans la société de ses semblables; c'est une preuve qu'on est plus sensible à leurs défauts qu'à leurs qualités. Mais on expie à la longue cet excès de délicatesse, car on finit par se lasser de sa solitude, l'on souffre de ses propres défauts comme de ceux des autres, et l'on court risque de ne plus pouvoir se supporter soi-même. D'où vient qu'on peut lire une absurdité et qu'on ne peut l'entendre? En rencontrant une absurdité écrite, on sourit et l'on passe; mais l'autre n'est p·as une lettre morte, elle est vivante, elle a chair et os, elle se défend, elle s'obstine ; or la résistance irrite et celle-là surtout. Qu'est-ce au fond qu'une absurdité, sinon la négation d'une vérité évidente? Or la négation de l'évidence attaque l'essence même de l'esprit, sa loi fondamentale, la condition même de son existence.
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Celui qui cultive la poésie tout en exerçant une profession,attelle un cheval sauvage avec un cheval de labour; l'un finit par entraîner l'autre.
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A peine avons-nous quitté une opinion que nous devenons d'une sévérité inouïe pour ceux qui la professent encore.
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Les connaissances dont nous faisons le plus volontiers parade sont précisément celles que nous venons d'acquérir et si nous trouvons quelqu'un qui en soit dépourvu, nous ne manquons pas d'en témoigner la plus grande surprise.
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L'avenir est un mirage, qui recule à mesure que nous avançons,et qui nous attire tout doucement jusqu'au bout de la vie. L'esprit est comme la vue; à force de regarder, la vue se brouille; à force de réfléchir l'esprit se trouble.
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Il y a des esprits voyageurs, il en est de sédentaires; il y a des esprits mobiles qu'on ne retrouve jamais dans les mêmes dispositions, et d'autres qui n'en changent pas; il en est d'inquiets, et d'autres qui sont indifférents; il en est qui passent par tous les systèmes, $ans pouvoir en trouver un où ils se reposent, et d'autres qui se logent d'abord dans un système, comme dans un nid fait pour eux, et qui n'en bougent plus.
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Combien de femmes passent leur vie à faire désirer ce qu'elles ne peuvent ou ne doivent point accorder!
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On peut rechercher la nature par amour pour elle ou par haine de la société. La nature est comme la lecture; ce n'est point la solitude, c'est un entretien qu'on commence et qu'on interrompt à volonté. Avec les hommes, les rapports sont difficiles, délicats, épineux; on se froisse, on se heurte, on se pique, on se blesse ; avec la nature, rien de pareil; d'elle on n'a rien à craindre, point de reproches, point de caprices, point d'humeur, point d'aigreur, point de contradiction; toujours égale, toujours douce, accueillante, souriante, elle ne nous dit que ce que nous lui faisons dire, ou elle nous écoute en silence.
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Travailler au démantèlement de la conscience humaine, s'acharner à la démolition de l'édifice moral qui a abrité les générations passées, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui du beau nom de progrès. Il en est de l'ancienneté des opm10ns, comme de celle de l'âge et des services; elle devrait être up titre à la confiance et au respect, elle est un suj·e t de défiance et de raillerie. Les contemporains sont dédaigneux du
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passé; dans ce dédain il entre beaucoup de sottise et quelque ingratitude; car c'est Je passé qui a mûri les fruits que le présent recueille.
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En fait d'art, il n'y a pas de petites choses; le plus léger coup de pinceau suffit pour éborgner un portrait.
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Le génie est un foyer de lumière ; le talent est un miroir réflecteur.
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Quiconque reconnaît une autre autorité que celle de la raison dans les choses de l'esprit et celle de la conscience dans les choses de la conduite, celui-là n'est pas véri~ablement un homme; il ne s'appartient pas. La négligence dans le style c'est comme la malpropreté sur la personne .
•• Si vous aimez ardemment, si vous admirez passionnément quelque chose, soyez sobre de confidences et choisissez vos confidents. L'admiration est un des sentiments les plus doux mais aussi les plus délicats de l'âme humaine; un souffle de critique suffit parfois à le flétrir; et le cœur qui s'épanouissait se resserre douloureusement.
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Certaines idées ont l'importunité irritante et invincible des moustiques ; elles ne nous lâchent qu'après mainte piqûre .
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Les littérateurs contemporains veulent à tout prix nous faire connaître la vie telle qu'elle est, mais nous la connaissons, nous ne la conn,.aissons que trop; si seulement ils voulaient se borner à nous la rendre agréable!
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Les femmes d'aujourd'hui veulent devenir docteurs; mais quoi! ne le sont-elles point? leur vocation naturelle n'est-elle pas de consoler et de guérir? qu'elles restent donc médecins, et qu'elles se gardent de devenir docteurs : en gagnant le grade elles perdraient leur sexe. Leur place est au chevet des malades et non à l'amphithéâtre.
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Les anciennes villes avec leurs rues tortueuses, étroites, sombres, leurs irrég·uiarités sans nombze, leurs maisons rebelles à l'alignement, qui avancent, surplombent ou reculent; cette variété infinie des fenêtres, des balcons, des tourelles, ce mélange de palais et de masures, sont la parfaite image de la société au moyen âge; de même nos cités modernes aux formes géométriques, aux rues
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larges, droites, symétriques, aux maisons confortables et presque toutes semblables, révèlent une société qui aime l'aisance, la lumière et l'égalité.
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L'homme qui s'est un moment écarté de son naturel y revient peu à peu, comme le fil à plomb revient à la verticale après quelques oscillations.
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L'idéal de la vie c'est de trouver réunis en une même femme l'amour et l'amitié.
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Beaucoup de nos pensées sont comme les oiseaux de passage : elles ne font que traverser l'esprit.
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Le plaisir et la joie ne peuvent être que des accidents dans la vie; s'ils duraient, ils auraient bien vite épuisé nos forces physiques et morales. L'idée du bonheur implique il est vrai la plénitude et la durée; mais c'est une pure conception de l'esprit; la condition lrnmaine ne comporte que des moments de bonheur, et d'un bonheur ·qui n'est point et ne peut être parfait. ,,. *,,. Prêtres et médecins se ressemblent; aux uns l'on montre les plaies de l'âme, aux autres,
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les plaies du corps. Ils se font tous les deux une triste idée de l'humanité ; pour le prêtre, l'homme est un être déchu; pour le médecin, c'est un simple animal; heureusement la foi et la pitié les sauvent du mépris.
Il est instructif de suivre les formes et les péripéties du combat que l'opulence oisive est forcée de livrer à l'ennui qui l'assiège. Que d'argent, que de force, que d'adresse gaspillés en folies dans cette lutte stérile contre un ennemi invisible et invincible, qu'on peut bien écarter un moment par un violent effort, mais qui regagne le terrain perdu aussitôt que l'effort cesse! Et comment ne pas songer à tout ce qui pourrait se faire de bon et de bien avec cet argent jeté par toutes les fenêtres, avec ces forces dépensées en pure perte, avec cette adresse employée· à des riens !
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On poursuit les sophistiqueurs de boissons, les falsificateurs de denrées alimentaires, mais aux empoisonneurs des âmes on laisse liberté pleine et entière; est-ce donc que l'àme a moins de prix que le corps? cependant le mal moral n'est pas moins dangereux que l'autre et le plus souvent il en est la cause. Ont-ils l'âme saine ceux qui empoisonnent les corps ?
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Un grain de bonté vaut mieux que des amas de science.
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Les écrivains descriptifs sont des copistes plutàt que des écrivains; ils ne choisissent pas, ils ne disposent pas, ils reproduisent, leur personnalité s'efface, ils sont passifs et se réduisent au ràle de plaques photographiques.
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La beauté, la grande beauté est un don redoutable; elle fond la volonté, elle peut engendrer le crime et la folie. Une femme véritablement belle devrait avoir peur d'ellemême, tant elle peut faire de mal, tant est grande sa respqnsabilité.
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L'indulgence chronique des jurys révèle à la fois l'affaiblissement de la conscience publique et l'obscurcissement de la raison. Certains acquittements touchent à la complicité; ce sont au moins des aveux de défiance de soi-même et comme des actes de prudence personnelle. Bien des gens tirent vanité du lieu qu'ils habitent, et, chose plaisante, cette vanité va croissant avec le chiffre de la population. C'est quelque chose d'être de Rouen, mais de Lyon ! mais de Paris!
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Les grands acteurs, ceux qui font les premiers rôles sur la scène politique peuvent se relever d'une chute; ils ne se relèvent pas d'un mot malheureux. Chaque fois qu'ils tentent de reparaître et de remonter sur la scène, on leur lance à la tête le mot inévitable, et l'homme au cœur léger est contraint de rentrer dans l'ombre.
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Toute société a ses extrêmes, et l'extrême misère et l'extrême opulence engendrent, l'une des crimes, l'autre des vices monstrueux, l'une par le désespoir où elle jette, l'autre par la sécurité qu'elle assure. Dans ces couches extrêmes la disproportion est trop grande entre la faiblesse naturelle de la volonté et la violence des passions ou exaspérées par les souffrances ou surexcitées par l'abus même des plaisirs. Dans le milieu au contraire régnait jusqu'à présent un certain équilibre moral maintenu par les croyances religieuses ou philosophiques et le souci de l'opinion. Pouvons-nous dire qu'il en soit de même encore aujourd'hui ? ne semble-t-il pas que les extrêmes sont devenus pires et que le milieu commence à se corrompre?
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Celui qui critique semble au-dessus de celui qui admire; il témoigne d'un esprit déli-
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cat, difficile, exigeant, qu'on ne saurait satisfaire à peu de frais, d'un esprit supérieur enfin. Il regarde les choses d'en haut, non sans quelque dédain; il les domine. L'autre, celui qui admire, regarde d'en bas, il est dominé; le premier a l'avantage de la position. Voilà pourquoi, c'est l'esprit critique qui anime toutes les conversations, c'est le ton satirique et railleur qui prévaut. l-'ersonn~ ne se soucie de prendre les rôles ingrats; on abandonne l'admiration aux naïfs, aux petits esprits, contents de peu. Peut- être aussi y at-il beaucoup plus à critiquer qu'à admirer dans ce monde.
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Les excursions dans le pays des songes sont un peu comme les voyages en ballon; la difficulté est de redescendre et d'atterrir. L'homme est le laboureur et le jardinier de son propre esprit.
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La critique moderne se pique d'une rigueur scientifique, elle traite la grandeur morale comme un corps composé; elle la soumet à l'analyse chimique, et après en avoir éliminé les éléments étrangers, elle constate qu'elle se réduit à rien.·
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Tous les systèmes sont des lits de Procuste.
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Notre pauvre globe est bien déchu depuis quelques siècles; autrefois c'était le centre du monde; planètes, soleil, étoiles, tout avait été créé exprès pour lui. Aujourd'hui le voilà relégué parmi les moindres satellites d'un soleil qui lui-même est noyé dans la poussière de ses pareils. Voilà de quoi rabattre l'orgueil de l'homme et agrandir l'idée de la divinité! Nous sommes des acteurs éphémères sur une scène éternelle.
•*• Il en est de la civilisation comme du globe terrestre; elle s'est formée par une suite de révolutions.
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L'ACADÉMIE ET LA LANGUE
Certains auteurs contemporains croient devoir prendre la précaution de refuser d'avance à l'Académie un fauteuil qu'on ne leur offre point; c'est à la fois une impertinence et une imprudence : une impertinence, parce qu'il y a mieux à l'Académie que MM. X. ou Z.; une imprudence, parce que c'est bien en parlant de l'Académie qu'il faut se garder de dire : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. » Combien avaient fait les dédaigneux, qu'on a vu plus tard tourner piteusement autour du bassin en avançant les lèvres!
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De l'Académie personne n' a dit plus de mal que les académiciens eux-mêmes; c'est le plus grand éloge qu'on puisse en faire; elle a fini par vaincre et attirer à elle ses plus acharnés détracteurs.
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C'est aux ennemis déclarés de l'Académie qu'on est en droit de dire, comme dans la fable : }.fois attendons la fin. La belle Hélène s'est donc assise dans un fauteuil de l'Académie : Aussi est-ce une immortelle, et dès le temps de Priam, les vieillards aimaient beaucoup la belle Hélène .
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•*•
Après Halévy, Labiche, décidément l'Académie veut s'amuser. Et le dictionnaire? En parcourant les colonnes du dictionnaire de l'Académie, on croirait parfois se promener dans les allées d'un cimetière, tant on y rencontre de mots défunts.
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On aurait pu croire qu'après l'Immortel, le vide allait se faire autour de l'Académie; et voilà qu'à la première vacance, treize candidats se pressent autour du fauteuil vacant; et dans le nombre, on aperçoit, ô surprise, l'ami même de l'auteur · de l'Immortel. Quelle leçon!
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On pousse l'Acad.émie à faire un petit coup d'Etat et à décréter la réforme de l'orthographe
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française. L'Académie fera sagement de rester dans son rôle, qui est d'enregistrer sans hâte les changements qui d'eux-mêmes s'opèrent dans la langue. Ceux qui exagèrent à dessein son autorité risquent fort de la compromettre. Le jour où l'Académie s'aviserait d'imposer une réforme, ce jour-là elle provoquerait des résistances qu'elle n'a aucun moyen de vaincre. Comment s'y prendrait-elle pour forcer des écrivains, et des meilleurs peut-être, à subir des innovations qui leur déplaisent ou qu'ils condamnent? Son autorité tient à, l'extrême discrétion avec laquelle elle en use. Une langue, une orthographe, s·e modifient lentement, insensiblement; elles ne se réforment point d'un seul coup et par ordre. Que les réformateurs commencent; puisque plusieurs d'entre eux sont des écrivains de profession, qu'ils écrivent leurs ouvrages selon les lois de l'orthographe phonétique: le public _verra, il jugera de l'effet. Rien ne vaut l'exemple; s'il est bon, il trouvera des imitateurs, et la réforme ira son train, par la seule vertu de l'évidence. Elle a sans doute des partisans nombreux; mais elle a aussi des adversaires. L'accord n'est donc point fait sur la question, et en attendant qu'il se fasse, l'Académie n'a qu'à mettre en pratique la maxime du _sage: « Dans le doute, abstiens-toi.»
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Après avoir banni le grec et le latin d'une
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moitié des études secondaires, on entreprend d'en effacer les traits jusque dans la physionomie de la langue française. Cette prétendue réforme de l'orthographe, cette guerre à l'étymologie, cette défiguration des mots qui parlent à l'esprit et aux yeux, c'est (qu'on nous passe le mot, il est digne de la chose), c'est de la volapüllisation. On est quelque peu surpris de trouver des noms littéraires égarés dans cette entreprise soi-disant utilitaire et réellement barbare.
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U_ e nouvelle pétition vient d'être adressée n l'Académie française. Encouragés par l'exemple des premiers, les nouveaux pétitionnaires ont fait un pas de plus dans la voie récemment ouverte. Il s'agirait de raccourcir un peu ces mots interminables qui encombrent la langue et gênent la circulation. Gens pratiques, les pétitionnaires s'appuient sur certains retranchements déjà opérés par l'usage, et que l'Académie ne saurait tader longtemps à enregistrer. C'est ainsi qu'on ne dit plus parjaitement, naturellement, mais faitement tout court et turellenient, ce qui du reste est encore un peu long. Evidemment il y a là quelque chose à rogner encore; mais ce sera pour une troisième pétition. La seconde ne va pas si loin; elle se contente de couper la tête des mots; l'autre coupera la qu~ue.
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Voici quelques échantillons des raccourcissements proposés : - M. X. jouit d'une grande sidération, (précédemment considération). - Quels progrès a faits la vilisation européenne! (autrefois civilisation). - Connaissez-vous le plan de la bilisation (pour mobilisation). - Votre monstration cloche un peu Uadis démonstration). - Quelle est votre pinion? (vulgà opinion), etc., etc. Il est inutile de multiplier les exemples; ceux-là suffisent pour montrer quels avantages la langue doit retirer de ces décapitations faciles. Les mots décapités ne s'en porteront que mieux; la langue ira d'un train plus leste, n'ayant plus à rouler des vocables aussi volumineux; la plume aussi courra plus vite et ne s'embarrassera plus dans ces polysyllabes broussailleux; les pauvres petits enfants des écoles ne seront plus exposés à se perdre en épelant ces adverbes et ces substantifs où l'on entre comme dans un tunnel, dont on n'aperçoit pas le bout ;(inconstitutionnellemenl, réorganisation); les imprimeurs, les imprimeurs surtout ne grommelleront plus en ajustant d'une main fièvreuse les caractères sur leurs composteurs. Ti1ne is money; les livres s'imprimeront plus vite, ils coûteront moins cher; les auteurs écriront plus vite, nous aurons plus d'ouvrages, et chacun ~ait
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que nous en manquons; les enfants apprendront plus vite, ils resteront moins longtemps à l'école; les discours seront moins longs, les lettres seront plus courtes, les .... Time is money : la vilisation fera des progrès plus rapides, l'Etat et les particuliers feront plus de conomies, ils se richiront. Le but est marqué ; il s'agit d'arriver promptement à une langue monosyllabique. Les articles, les pronoms, la plupart des prépositions et quelques adverbes se contentent bien d'une syllabe, pourquoi les lourds substantifs, les longs adverbes, les gros bonnets enfin, n r- passeraient-ils pas sous ce ni vea_ u égalitaire, et ne seraient-ils pas réduits à leur maximum de densité? il nous faut une langue algébrique et démocratique; nous l'aurons.
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Les néologismes qu'on voit si fréquemment monter à la surface de la langue, sont des indices du travail latent qui se fait au dedans, et de la transformation continuelle des idées et des mœurs. A nulle époque peut-être, les néologismes n'ont été plus nombreux et plus significatifs qu'au temps où nous vivons; chaque jour en voit éclore, et la langue se colore d'une bigarrure de termes nouveaux. C'est au point ·q ue nos dictionnaires semblent dater d'un autre âge, et qu'il faudrait non seu.: lement pour les étrangers qui sont déroutés,
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mais pour les Français eux-mêmes un vocabulaire de la langue courante. Réédité chaque année, ce vocabulaire ou dictionnaire de poche pourrait suivre le mouvement de la langue: il monterait dans le train, que l'Académie, toujours stationnaire, laisse et regarde passer. Avis aux éditeurs .
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Ce dictionnaire serait singulièrement utile aux futurs historiens ou moralistes qui voudront faire l'histoire ou peindre les mœurs de notre temps. Dans ces néologismes expressifs que l'ébullition des esprits et la fermentation sociale poussent sans cesse dans la langue, ils trouveraient les traces des préoccupations qui nous tourmentent, des ambitions qui nous travaillent, des folies qui nous agitent, des maladies physiques, morales ou mentales qui nous épuisent, des plaies qui nous rongent. Parmi ces mots de la d.ernière heure, les uns désignent des choses nouvelles, des découvertes, des inventions de la science, car il n'y a guère que la science qui nous donne du nouveau; les autres mots ne sont que des doublets ou doublures, qui tendent à supplanter les vieux .vocables dont on est las ou qu'on trouve incolores. Ceux-ci n'expriment donc que des idées anciennes, mais il les expriment autrement, et leur prêtent ainsi un air de nouveauté, ils les frappent au coin du jour.
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Le caractère commun de ces faux néologismes c'est qu'ils forcent la note, qu'ils haussent le ton; ils ont je ne sais quoi de tendu, de violent; autrefois on était altéré de jouissances, aujourd'hui l'on est assoiffé; les passions étaient insatiables,ce qui était vrai et suffisant, elles sont maintenant inassouvies; au fond, c'est à peu près la même chose, mais le mot est pl us brutal, il sent la bête. Dans tau tes ces nouveautés perce l'effort, mais toujours dans le même sens, pour tourner le sentiment en sensation, et pour donner à la sensation elle-même quelque chose de plus intense, de plus aigu, pour la pousser jusqu'au point ou elle confine à la bestialité ou à la douleur. La langue ne parle plus, elle crie. Un néologisme peindra l'effet de ces néologismes; elle est devenue outrancière.
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Gommeux, ratés, avortés, anémiés ou atrophiés, névropathes ou névrosés, ramollis, gàteux, alcooliques, absinthés, morphinés, détraqués, déséquilibrés, décadents, déliquescents, quelle brillante et florissante génération ces vocables nouveaux font défiler sous nos yeux!
•• Camelots , cabotins, tripoteurs, rastaquouères, boursicotiers, book.-makers, horizontales, alphonses, pétroleurs, dynamitards,
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éventreurs, découpeurs de femme, quelle fleur de société!
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Cabotinage, maquillage, patinage, flirtage, reportage, chantage, dé binage, trucage, quelles mœurs aimables!
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Réalisme, naturalisme, socialisme, anarchisme, possibilisme, blanquisme, boulangisme, matérialisme, nihilisme, symbolisme, pessimisme, schopenhauérisme, spiritisme, hypnotisme, riénisme, baudelairianisme, quel adorable gâchis!
�NÉCESSITÉ DE L'ÉDUCATION
CONFÉRENCE FAITE A L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES DE L'ÉCOLE NORMALE DE LA SEINE LE
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OCTOBRE
1887.
Mesdames, Messieurs,
Votre Conseil <l'Administration m'a fait l'honneur de me demander une conférence. Je dois l'avouer: mon premier mouvement (on dit que c'est le meilleur) a été de refuser; et je _ ne manquais pas de bonnes raisons pour expliquer mon refus : la première, c'est que j'ai fait, je crois, deux conférences dans ma vie, ce qui n'indique pas une vocation bien prononcée pour ce genre d'exercice. Les autres ... je vous en fais gràce. Cependant, sur les instances de votre honorable président, j'ai réfléchi que j'avais affaire à une association sérieuse, digne et laborieuse, dont l'amitié, chose exqui:;e, est le
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lien, et dont le progrès intellectuel et moral est le but. J'ai pensé que je n'avais pas le droit de refuser le témoignage de sympathie qui m'était demandé, et, faisant violence à mes habitud~s, j'ai accepté et je suis_venu à vous. Vous trouverez tout naturel, je pense-, que je vous entretienne de l'éducation, puisque, malgré mon goût pour les choses de l'enseignement, elle est devenue la plus vive et la plus constante de mes préoccupations, et que toutes les questions, même celle de l'enseignement, ne me paraissent plus qu'accessoires quand je songe à l'importance de l'éducation, à la grandeur du rôle qu'elle est appelée à remplir, à !'insignifiance de celui qu'elle tient encore dans notre société contemporaine et dans l'enseignement à tous les degrés, primaire, secondaire et même supérieur. Je dis supérieur, car deux ou trois chaires d'éducation, dans un pays de 30 à 40 millions d'àmes, me paraissent constituer une proportion dérisoire. L'enseignement, c'est le métier, c'est la profession, ce sont les connaissances générales ou spéciales, c'est l'utile et, si vous voulez, l'agréable, c'est le côté pratique et esthétique de la vie; mais l'éducation, c'est la vie ellemême, c'est l'ensemble de nos relations, depuis les plus étroites, celles qui forment le groupe sacré de la famille,jusqu'aux plus larges, celles qui nous unissent à nos concitoyens, à nos semblables, à l'humanité tout entière.
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C'est la vie avec tous ses devoirs, toutes ses obligations, depuis les plus faciles et les plus douces, celles ,q ue la nature elle-même a formées et qu'elle nous aide à remplir, jusqu'aux obligations les plus pénibles et les plus rigoureuses, celles qui nous forcent à lutter contre notre nature, à la vaincre, à consentir, dans un intérêt suprême, le sacrifice même de notre existence. Oui, Messieurs, l'éducation c'est la vie, c'en est l'apprentissage,et de tous celui-là estleplus laborieux et le plus difficile; car il s'agit d'apprendre à manier non plus un outil de bois ou de fer, docile à notre volonté, mais bien d'apprendre à manier un instrument toutautrement délicat et rude, un instrument qui résiste, qui a e ses entêtements, s_s aveuglements, ses caprices, un outil vivant, la volonté. S'en rendre maître, l'assouplir, la plier à la règle des règles, au devoir, la soumettre à la loi des lois, la raison; utiliser cette force merveilleuse qui s'accroît en se dépensant, c'est là l'objet propre de l'éducation. Au lieu que les autres outils, auxiliaires indispensables de l'industrie humaine, se fatiguent et s'usent à la longue, la volonté, elle, cette faculté puissante et mystérieuse, se développe, se trempe et se fortifie par l'exercice même et par l'usage. De combien l'apprentissage de la vie-est plus malaisé que celui des métiers! De combien il est plus facile aussi d'enseigner un métier, une profession que d'enseigner à vivre, et qu'il
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faut se garder de confondre deux choses si différentes! On peut être bon ouvrier, bon praticien, excellent industriel, parfait agriculteur, même écrivain fameux,et n'être qu'un mauvais citoyen et un homme méprisable. Je vous donnerais des preuves, si ces preuves n'étaient des noms; mais vous n'avez que l'embarras du choix. C'est que, pour les métiersetles professions, il ne faut que de l'habileté manuelle et de l'intelligence, tandis que pour faire l'homme et le citoyen, il faut... dois-je prononcer le mot? il est quelque peu tombé en désuétude; bah! je me ri"sque; il faut de la vertu. Voilà le grand mot lâché. Ailleurs, dans une autre enceinte, avec un aµtre auditoire,_j'aurais dû y regarder_ à deux fois avant de parler de la chose, et me ~ien garder, sous peine de ridicule, d'en prononcer le nom; mais ici, parmi des hommes dont la vie n'est que l'accomplissement du devoir, je me sens à l'abri de ce danger. Nous sommes d'étranges gens, en vérité, et nous nous moquons agréablement de tout le monde, voire de nous-mêmes, et de toutes choses, voire de la vertu. C'est de cette honnête et douce moquerie qu'est fait l'esprit. .. . l'esprit de tout le monde, l'esprit des rues et même des salons. Je prends au hasard un trait entre mille: qui de nous n'a entendu cent fois quelque bonne plaisanterie, quelque douce raillerie s ur l'épitaphe autrefois prodiguée,
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aujourd'hui devenue plus rare: Il fut bon père, bon époux, bon fils ? Voyez-vous ce bon homme qui s'est efforcé pendant sa vie de remplir convenablement ses devoirs, et on l'en félicite après sa mort, et on l'écrit sur son tombeau! Est- ce assez drôle . en vérité! est-ce assez comique, et n'y a-t-il pas là de quoi rire? Vous me direz peut-être que ce n'est pas èlu bonhomme qu'on se moque, mais de l'épitaphe elle-même, qui paraît peu sincère, et provoque l'incrédulité. On a peine à croire que tant d'hommes aient également mérité un pareil hommage, et l'on rit de ce mensonge posth urne, qui ne trompe personne. A la bonne heure, et je veux bien vous donner raison; vous avouerez du moins que ce scepticisme railleur nous prouve jusqu'à l'évidence que l'éducation est chose singulièrement nécessaire, puisqu'il y a si peu, si peu devertu,qu'ilsuffit d'en prêter généreusement aux morts pour faire rire copieusement les vivants. Mais ne montons pas encore jusqu'à ces beaux et .noble_ devoirs qu'imposent le mas riage et la paternité, et qui sont une source intarissable de plaisanteries toujours renouvelées, toujours nouvelles, auxquelles on trouve toujours quelque goût, malgré leur parfaite insipidité et leur banalité héréditaire. Descendons de quelques degrés vers les simples devoirs de société, de relations journalières, accidentelles: croyez-vous que le peuple
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le plus civilisé du monde (vous savez duquel je veux parler), croyez-vous, dis-je, que ce peuple soit un modèle d'urbanité et de courtoisie? Autrefois m·es fonctions sédentaires restreignaient fort le cercle de mes observations; mes nouvelles fonctions que je puis bien appeler circulantes, puisqu'elles se composent de tournées, ont agrandi le champ de mes expérienc~s. L'avouerai-je ! je n'en ai pas appris beaucoup plus que je n'en savais. Le peuple français est bien le plus homogène et le mieux fondu qu'il y ait au monde, et ce que l'on trouve en voyageant ressemble fort àce qu'on voit sans se déranger. Cependant, si je n'ai pas vu du nouveau,j'ai du moins pu constater, ce dont je me doutais, que l'éducation est encore presque partout à l'état rudimentaire, et que, passez-moi le mot, nous sommes à peine dégrossis. Suivez-moi, je vous prie, et voyageons ensemble. Prenons l'omnibus ou le tramway, comme il vous plaira, car c'est tout un, et ce qu'on voit dans l'un, on le revoit dans l'autre. Voici des gens de toute espèce, de toute condition, assis sur deux files parallèles, face à face, nez à nez; ils ne sont pas dans des fauteuils capitonnés, mais enfin ils sont assis. A l'autre bout, sur la plate-forme, il y en a d'autres qui sont debout, et qui n'ont pas l'air à leur aise, car le pavé est dur à Paris comme ailleurs, et il n'est pas toujours égal.
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Eh bien! parmi ces gens qui s'adossent à la cloison, qui s'accrochent à la rampe pour conserver leur équilibre, regardez : je serai bien étonné si vous n'y voyez pas quelque femme à l'air souffrant, peut-être une mère avec son enfant aux bras, ou quelque vieillard chancelant, que le rude et lourd véhicule secoue impitoyablement; pendant que des hommes jeunes et même des jeunes gens restent tranquillement assis, d'un air satisfait, parcourant un journal, ou regardant passer les passants, regardant partout, excepté du côté dé la plateforme. Ah! dame! chacun pour soi, comme dit le proverbe, et l'omnibus pour tous. Ils ont payé, ils sont dans leur droit; on n'a rien à leur dire. Ah! le droit, la belle et admirable chose, surtout quand elle est si bien comprise! Le droit ne connaît que soi, il ignore les autres; les autres pourtant, c'est quelque chose dans ce mond~, car c'est tout le monde, sauf un . Mais ce un-là, il est terrible, et il tient tous les autres en échec et en respect. Cependant, de temps à autre, quelqu'un se lève, et cède obligeamment sa place, et le plus souvent, ce quelqu'un, mû sans doute par un reste de galanterie (encore une chose bien surannée), ce quelqu'un-là est un homme d'un certain âge, qui date des temps préhistoriques où l'homme n'était pas encore profondément imbu du sentiment de ses droits. Mais j'entends la douce voix des locomotives: nous sommes à la gare, il s'agit de s'ins-
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taller, et de s'installer confortablement dans un wagon de choix. Ici nous allons assister à un spectacle curieux et instructif au plus haut point, c'est une des formes les plus intéressantes de la lutte pour la locomotion. Si vous n'êtes arrivés une bonne heure à l'avance, règle générale, les quatre coins sont pris; et les premiers occupants lancent des regards peu encourageants aux téméraires, aux intrus qui font mine de vouloir remplir les places inoccupées. ·C'est ici que la ruse, que le mensonge se mettent de la partie. Dans les vides, des habits, des journaux, des valises semblent garder des places prises, et représent é\oquemment le droit de voyageurs imaginaires. - Monsieur, cette place est libre? - Non, Monsieur, répond d'un ton sec l'un des occupants. Vous lâchez la poignée, et vous allez chercher dans le train quelque wagon moins inhospitalier. J'abrège. Nous voici enfin installés tant bien que mal; le train s'ébranle. Vous promenez un regard râpide et discret sur vos compagnons de voyage : c'est la période d'observation. Chacun est retranché dans sa place comme dans une forteresse, en garde contre les empiètements du voisin, parfois cherchant à s'arrondir lui-même, et à gagner du terrain; enfoncé dans sa personnalité, muet, indifférent, ou dédaigneux, ou maussade. Si votre nature expansive vous pousse à lier conversation, te-
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nez-vous pour un être privilégié si en réponse vous obtenez autre chose qu'un oui, un non prononcés du bout des lèvres, ou même un simple signe de tête affirmatif ou négatif, parfois accompagné d'un regard désobligeant ou d'un sourire douteux. Aussi, quelle est votre naïveté, votre inexpérience! On voyage pour voyager et non pour converser. De même que, dans les grandes maisons, un étage ign~re l'autre étage, et que deux hommes logeant sur le même palier sont aussi inconnus l'un à l'autre que s'ils restaient aux deux bouts de la capitale, ainsi deux voyageurs passent vingtquatre heures dans le même compartiment, côte à côte, ou face à face, parfois sans échanger une parole. Des hommes, des semblables comme on dit, se comportent les uns vis-àvis des autres comme le!; colis entre eux dans le wag·on des marchandises; c'est le nec plus ultra de la civilisation. Si le coin est si ardemment recherché et parfois si vivement disputé, ce n'est pas seulement parce qu'on y est mieux assis, mieux appuyé, ou qu'on y jouit d'une vue plus étendue, c'est que le coin confère à son heureux possesseur une sorte de droit supplémentaire, ou, si vous aimez mieux, de privilège, qui est le gouvernement de la portière et des stores. Gens à névralgies, poitrines délicates, larynx sensibles, défiez-vous de l'homme du coin; s'il a de bons poumons, exigeants, avides, prenezen votre parti, il vous placera obligeamment
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dans un courant d'air, et, aveugle pour votre pantomime désespérée, sourd à vos adjurations, fort de son droit, il tiendra obstinément la fenêtre ouverte, le dos tourné, aspirant avec volupté cet air qui vous incommode et vous glace. Chacun pour soi, l'air pour tous. Heureux encore, si, en dépit des avértissements de la Compagnie, collés sur les deux cloisons du compartiment, il ne mêle pas à l'air qu'il vous prodigue les bouffées de l'àcre fumée de la pipe ou du cigare! On ferait des volumes avec les mille et un petits incidents de voyage,les mille et une petites scènes qui sontautantde révélations souvent piquantes du caractère de nos relations quotidiennes. En voici une dont j'ai été le témoin et qui vous donnera une idée de la puissance incomparable de l'exemple en matière d'éducation. Nous étions cinq dans le compartiment: . un père, une mère, un enfant, un voyageur d'une soixantaine d'années et votre serviteur; le père et la mère d'un côté, se faisant vis-àvis1 le voyageur et moi de l'autre, et au milieu l'enfant qui pouvait bien avoir de quatre à cinq ans . L'enfant paraissait bien élevé; il était assis sur le bord du coussin fort convenablement, ses petites jambes pendantes. A je ne sais quelle station, monte un voyageur, un jeune homme, vingt ou vingt-deux ans environ, bien mis, un journal à la main,
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cigarette aux lèvres. Vous me demanderez quel journal? il me suffira de vous dire que ce n'était pas un journal d'éducation, bien qu'on le trouve le plus ordinairement dans les mains des gens qui se croient bien élevés. Notre élégant s'assit ou plutôt s'étendit, déploya soq.. journal, et, sans même regarder ses compagnons de voyage, ce quieûtétémauvaisgenre, il se mit à lire son édifiant journal,et, ne vous déplaise, à fumer, sans demander pardon de la liberté grande. Chose à noter, il avait préalablement, pour plus de commodité, allongé ses jambes et placé ses pieds sur les coussins d'en face ; c'est chose reçue et très ordinaire. Il est -vrai qu'il avait des bottines, et même de jolies bottines; mais les plus jolies bottines du monde se salissent comme les autres,quand on marche dans la poussière ; or, les siennes étaient sales, et naturellement elles salirentle coussin. Je jetai un coup d'œil à mon vis-àvis; il me répondit par un clignement d'œil et un léger haussement d'épaules, qui signifiait, à ne pas s'y méprendre; « Q_ue voulez- · · vous ?c'est la jeunesse du jour!» Et, se détournant vers la portière, il plongea ses yeux dans le paysage. Moi aussi j'adore les paysages; cependant je tournai mes regards vers les pieds à bottines, qui, par un heureux hasard, se trouvaient tout près de moi. Je n'étais pas seul à les considérer, ces élégantes bottines sans gêne et sans façon; l'en21
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fant, de son côté, ne s'en faisait pas faute; elles paraissaient l'intéresser au plus haut point; et quand il releva ses grands yeux tout grands ouverts, j'y lus clairement le petit travail qui s'opérait tout doucement dans sa pensée. Se voyant observé, il détourna les regards, et je fis de même; mais un moment après, ils étaient revenus aux séduisantes bottines. De mon côté, j'étais pris, et, sans qu'il y parût, du coin de l'œil je suivais la scène. Cela ne dura pas bien longtemps; car notre élégant descendit à la première station, non sans avoir laissé une double trace de son passage, un air vici~ ·et des coussins salis. Le train se remit en marche; alors commença une seconde scène, celle-ci plus instructive encore que la première. La bottine avait disparu ; mais la mai que y était, et l'exemple allait agir. En effet je vis bientôt une des petites jambes pendantes, celle qui était de mon côté, s'écarter insensiblement de sa voisine et doucement, doucement, car l'enfant n'était pas tout à fait tranquille au sujet de la liberté qu'il allait prendre, s'allonger vers le coussin. Les parents n'y prenaient pas garde, chacun d'eux lisant de son côté. L'enfant me regarda comme pour savoir ce que je pensais de sa tentative; je me gardai bien de rien laisser paraître, et je feignis de m'absorber dans la lecture, pour ne pas faire manquer l'expérience. Elle réussit pleinement; après quelques hési-
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tations, quelques coups d'œil donnés à droite à gauche, le bambin finit par s'enhardir et par étendre décidément son pied sur la trace même des bottines éducatrices. L'exemple avait porté ses fruits. A ce moment le père leva les yeux et l'enfant reçut ce qu'on appelle familièrement une calotte, qui ramena vivement la jambe délin·quante à la position normale. Ce père évidemment (c'était, je crois un ouvrier à l'aise), n'avait pas lu nos règlements scolaires. Voilà, Messieurs, ma petite histoire; oubliez le soufflet, si vous pouvez; n'oubliez pas les bottines et la petite jambe. Nous voici arrivés à destination; nous descendons à l'hôtel. Vous savez que le mot signifie maison hospitalière; mais les étymologies sont bien souvent trompeuses, et avec le temps les mots perdent singulièrement de leur sens primitif. Je vous fais grâce des repas, où, à de rares exceptions près, le bruit des cuillères et des fourchettes a remplacé celui des conversati6ns. Les convives mangent généralement sans mot dire, tout à leur assiette, et les voisins de table se corn portent les uns vis-à-vis des autres comme les compagnons de voyage. Chacun pour soi, et la table pou.r tous. ~ Allons donc nous coucher, c'est ce qu'il y a de mieux à faire: aussi bien sommes-nous fatigués et avons-nous besoin de repos. Après une journée passée en chemin de fer, nous
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allons enfin goùter les douceurs du sommeil. Charmante illusion, bientôt dissipée! Votre chambre donne inévitablement sur un corridor; or, si votre chambre est à vous, au moins pour la nuit, le corridor est à tous, aux garçons d'hôtel d'abord et ensuite aux voyageurs. Commençons par les garçons; nous viendrons ensuite aux voyageurs. J'ai souvent rêvé, dans mes insomnies, une maison d'éducation spéciale pour les garçons d'hôtel; là, entre autres choses, on leur apprendrait que, lorsqu'un voyageur se couche, c'est généralement pour dormir; ou encore que la nuit n'est pas le jour, et autres vérités importantes, bien qu'élémentaires, dont ils n'ont pas la moindre notion. ~ussi, pendant que vous tournez et retournez votre tête endolorie où roule encore le train, sur l'oreiller banal, le garçon, lui, arpente à pas bruyants et pesants le long corridor sonore: il prend, il jette les chaussures, parfois même il sifflote, il chantonne. Il ne s'avise pas, le brave et honnète garçon, qu'il y a là, près de lui: des gens qui in_ oquent le v sommeil, qui sont venus pour dormir, qui paieront comme s'ils avaient dormi. Point. Ce n'est pas qu'il soit méchant, non; mais il n'est pas élevé. Ah! ma maison d'éducation !. .. Cependant minuit à sonné; le garçon a fini son service, il dort, lui, il ronfle; enfin vous allez dormir à votre tour; déjà un délicieux
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assoupissement, p·récurseur du sommeil, vous engourdit et vous détend. C'est pour le coup que vous avez compté sans votre hôte, ou plutôt sans vos hôtes: Avec fracas s'ouvre la porte voisi.ne; vous vom réveillez en sursaut. Qu'est-ce donc? C'est un voyageur qui revient guilleret du théâtre ou dµ café, ou qui arrive par un train de nuit; car, par ce temps de locomotion fiévreuse, les chemins de fer ont résolu le problème du mouvement perpétuel. Bref, ce voyageur n'entend pas rentrer sans bruit; il est chez lui, du reste : il a payé. Donc il bouscule les chaises, il jette ses bottes et la porte après; il tousse, il crache, il chante le refrain du jour, il « complimente l'armée française ». De ses voisins, il n'a souci ni cure; tant pis pour ceux qui ont le sommeil léger, tant pis pour ceux qui sont malades ; lui, il dort comme une souche, et il se porte comme un charme. Heureux encore si vous n'avez qu'un voisin, car vous pouvez en avoir jusqu'à trois, un à droite, l'autre à gauche, et le troisième sur la tête, ce dernier particulièrement redoutable. Vous allez me dire que j'exagère,que je plaisante. Si le ton est plaisant, la chose ne l'est guère, et pour peu qu'on ait voyagé, on sait à quoi s'en tenir sur le degré auquel en est arrivée ce qu'on pourrait appeler l'éducation sociale des générations roulantes. Encore je n'ai parlé que de rapports accidentels ; que n'aurions-nous pas à dire de ces
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rapports permanents que crée le voisinage et surtout la contiguïté des logements dans les villes, et qui souvent tournent en hostilité déclarée et en guerre ouverte ! Au lieu de s'entendre dans leur intérêt commun, il n'est pas rare que des voisins s'ingénient à se rendre la vie insupportable. J'en ai connu qui s'épuisaient en inventions diaboliques pour se pousser à bout; ils avaient réussi à se priver l'un l'autre p esque complètement de sommeil; quand finissait le charivari d'en haut, alors commençait le charivari d'en bas, et la nuit se trouvait ainsi partagée à peu près par moitié,en deux charivaris d'égale durée. C'était une sorte de rage; ils en seraient devenus fous, ils se seraient entre-tués, que je n'en aurais pas été surpris. Et quel exemple pour des familles! car ces aimables voisins étaient mariés l'un et l'autre. Que peuvent devenir des enfants formés à pareille école ? Dans une autre maison, une nuit, à l'étage supérieur, on dansait; au-dessous une pauvre femme agonisait. On monta, demandant gràce : la danse continua, et la pauvre femme rendit le dernier soupir. C'ést la férocité de l'égoïsme; et ne serait-on pas tenté de répéter avec une légère variante, le mot fameux, en l'ajusta.nt au temps :
Fraternité, tu n'es qu'un nom.
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Il semble qu'au temps où nous sommes, la possession de ces droits qu'on appelle ambitieusement im prescriptibles et inaliénables, ait mis dans les rapports des hommes un surcroît de raideur et de susceptibilité ombrageuse. A force de prétendre faire valoir en toute occasion et avec une rigueur jalouse ces droits précieux, nous finissons par nous empêcher les uns les autres d'en jouir, ou par en rendre la jouissance illusoire; car, enfin, l'abus que les uns font de leur liberté ne prive-t-elle pas les autres de la leur? Vous avez, dites-vous, le droit de chanter ce que bon vous semble dans la rue, et vans en usez pour chanter des chansons obscènes ; mais, par là même, vous m'ôtez à moi et aux miens la jouissance de la rue; car je ne puis, je ne dois pas exposer mes enfants au scandale. -Ainsi entendue, la liberté des uns, c'est l'oppression des autres; c'est la tyrannie multipliée à l'infini. Pour un tyran, on en a mille. Quand donc comprendrons-nous que tout droit, toute liberté a son correctif et sa limite dans le droit d'autrui ? que prétendre user de ses droits dans toute leur étendue est une prétention absurde et antisociale? que nous ôtons ainsi à la vie de société tout son charme 'e t ses avantages? que la vie n'est tenable que grâce à des ménagements et des concessions mutuelles, et que si chacun veut une liberté absolue, il n'y aura plus de liberté du tout pour personne?
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Si de la vie de la société, nous passons à la vie politique, c'est bien une autre affaire. Je ne parlerai pas trop des journaux, ni des journalistes, je laisse à votre perspicacité naturelle le soin de pénétrer_ les causes de ma réserve à ce sujet délicat. C'est une bonne et belle chose que la presse; elle a rendu, elle rend chaque jour d'incontestables services ; mais il nous sera bien permis de dire que son éducation est ioin d'être achevée, et que si la liberté, si l'égalité lui sont chères, elle oublie trop souvent les leçons de le.ur mère commune, la fraternité. J'ai dit leur mère, car croyez-le bien, c'est moins à la raison humaine qu'elles doivent le jour, qu'à la fraternité. Le« Aimezvous les uns les autres» a précédé de loin la Déclaration des droits de l'homme. Quels sont les hommes qui ont travaillé avec le plus d'ardeur, avec le plus de passi_ à la conon quête de nos. grands principes, sinon ceux qui étaient le plus vivement et le plus profondément touchés des misères sans nombre,· des souffrances inouïes qu'engendrent la tyrannie et l'inégalité ? C'est l'amour, c'est le cœur qui a préparé, amené l'avènement de ces _principes régénérateurs ; c'est à sa douce et féconde chaleur que sont écloses les pensées sublimes, ce sont les larmes de la pitié qui les ont fait fleurir et fructifier. Oui, Vauvenargues a cent fois raison, les grandes pensées, et, j'ajoute, les grandes réformes viennent du cœur.
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}Jais alors prenons garde que l'amour ne tourne en haine, et le lait en fiel. Ce ne serait pas la première fois qu'on aurait vu les contraires engendrer les contraires, et la tyrannie sortir de l'aftranchissement; prenons garde, nous aussi, que la liberté et l'égalité ne finissent par tuer la fraternité. Souhaitons donc que la presse politique, car je ne parle pas de cette presse immonde qui n'est qu'une spéculation éhontée · sur les plus bas penchants de notre nature, souhaitons que la presse digne de ce - nom deviE.nne un peu plus fraternelle ; qu'elle s'inspire de notre devise républicaine, mais entière et sans la mutiler; qu'elle montre moins d'acharnement contre les personnes, et plus d'attachement au meilleur de tous les principes; qu'elle veuille bien admettre qu'un homme peut se tromper et qu·e l'erreu~ involontaire est excusable, et les erreurs patriotiques respectables; qu'elle veuille bien réserver pour les voleurs et les assassins, qui sont encore assez en nombre, les injurieux qualificatifs qu'elle prodigue parfois aux hommes les plus honnêtes et même aux plus grands citoyens. Si nous voulons savoir ce qui reste en certains lieux et milieux de cette immortelle devise, entrons en passant dans quelqu'une de ces réunions dites électorales ou publiques ou ... Mais peu importe le nom, c 1est la chose qu'il faut voir. Seulement tenons-nous prudemment près de la porte, car ce n'est pas
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�37°
CHEMIN FAISANT
tout d'entrer, comme dit maître renard, il faut pouvoir sortir, et, si possible, sortir en bon état. Ecoutons. Voici un député qui a galamment invité ses électeurs à venir l'entendre; il veut, cet honnète mandataire, rendre compte de son mandat. Notez qu'il ne s'agit pas pour lui d'exercer un droit, chose généralement agréable, mais bien de remplir ce qu'il considère comme un devoir, chose non moins généralement pénible. Il monte à la tribune, il ouvre la bouche, il parle ... mais ce n'est pas lui qu'on entend; ce qu'on entend, ce sont des cris, des huées, des sifflets.
Dieu, pour s'y faire ouïr, tonnerait vainement,
disait Boileau, parlant de Paris. Dieu surtout, ajouterait quelque philosophe morose. Le malheureux député se consume en efforts désesp érés. A défaut de la parole, car il ne s'entend plus lui-même, il essaie de l'éloquence du regard, du geste; tout est vain. Au nom de la liberté, on étouffe sa voix. Cependant des protestations se font entendre; ses partisans essaient de le soutenir; alors la scène change, u11e lutte s'engage, et, au nom de la fraternité, les coups pleuvent, drus comme grêle; personne n'est à l'abri , pas même l'infortuné mandataire : c'est le triomphe de l'égalité. Sauvons-nous, il n'est que temps; fuyons, non sans jeter un coup d'œil sur la façade de l'édifice, où brillent en
�CHEMIN FAISANT
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lettres colossales les trois mots magiques : Liberté, Égalité, Fraternité. Ah! réunion n'est pas union. Heureusement toutes les réunions ne sont pas de ce genre; il en est de pl us paisibles, quoique non moins nombreuses, et nous venons de voir, .par l'exemple des instituteurs réunis en congrès, qu'on peut parler et se faire à peu près entendre; qu'on peut discuter, sinon sans quelque bruit, au moins sans pugilat. Si de la vie politique dont nous venons d'esquisser quelques traits nous passons à la vie domestique, quels tableaux, quels tristes tableaux se présentent à nos regards! Ce qu'est la vie domestique dans une multÙude de familles, vous le savez mieux que personne, vous, Messieurs, vous qui luttez chaque jour pour en combattre les déplorables exemples et les pernicieux effets, vous qui souvent trouvez des ennemis dans ceux ou celles qui devraient être vos meilleurs auxiliaires. On ose à peine jeter un regard dans certains intérieurs, où règnent la débauche et la discor,de sa compagne, dans ces sombres milieux corrompus et corrupteurs. Il semble q Ùe le mal augmente dans la proportion même des efforts généreux tentés pour le combattre : c'est que la loi de l'obligation scolaire ne date que d'hier, et que .Je mal a ses racines dans un passé déjà lointain; c'est aussi qu'en maint et ma'int lieu cette loi salutaire rencontre dans l'incurie, dans l'igno- .
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rance et l'égoïsme des familles, des obstacles presque insurmontables, sans parler de ceux qui tiennent à l'organisation par trop naïve du système des sanctions destinées à en assurer l'application. Il y a tel arrondissement que je pourrais citer, où la fréquentation scolaire est moindre aujourd'hui qu'av;rnt la promulgation de la loi-: Je fait paraît invraisemblable, mais j'en ai des preuves irrécusables. Ce qui est malheureusement certain, c'est qu'il y a maintenant des générations d'enfants, non seulement dépourvus de toute instruction, mais, ce qui est plus grave, de toute moralité. Les pauvres enfants sont naturellement ce que sont leur parents; c'est une proie réservée à la débauche et au crime. Que dis-je : réservée? II sont, avantl'heure, initiés à tous les secrets du vice et à toutes les audaces de la perversité. C'est une des choses les plus lamentables de ce temps-ci, que cette horrible précocité,et l'accroissement rapide de ce qu'il faut bien appeler la criminalité enfantine, encore que ces deux mots jurent de se trouver ensemble; car ce ne sont plus seulement des jeunes gens, des adolescents, ce.sont de jeunes garçons, des enfants qu'on voit traîner chaque jour sur les bancs de la justice criminelle. Ils n'ont pas même connu l'âge de l'innocence, ils n'ont été qu'à l'école du vice, ils n'ont reçu d'autre éducation que celle du crime ; et ce ne sont pas s'eulement des exceptions, des individus iso-
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lés, perdus dans la foule; ce sont parfois de . véritables bandes et des bandes organisées. A qui s'en prendre? à la misère? :Mais il y a eu des temps où la misère était bien autrement profonde, et qui pourtant n'ont pas connu cette démoralisation du tout jeune âge. De ces enfants, beaucoup sont sans famille, et, pour ceux qui en ont, trop souvent la famille est un enfer. Tout récemment encore, deux femmes de cœur, - leurs noms sont sur vos lèvres, émues du sort de ces enfants qu'exploite ou martyrise la brutalité paternelle, jetaient le cri d'alarme, et nous appelaient au secours de toutes ces viotimes qui se noient dans la honte ou le désespoir; elles nous appelaient au sauvetage de l'enfance maltraitée ou abandonnée. Une autre chose navrante jusqu'ici presque inconnue, et de nos jours presque fréquente, ce sont les suicides d'enfants. N'estce pas étrange et terrible? D'où leur vient ce mépris de la mort et ce dégoût de la vie? La vie sans doute ne s'offre pas à eux sous un aspect riant, encore que parmi ces désespérés de la première heure beaucoup ne soient pas des enfants pauvres ou malheureux. Il y en a qui se tuent pour une contrariété, pour un rien. Ne serait-ce pas qu'ils n'entendent parler que cl meurtres et d'assassinats, que · les journaux remplissent les imaginations de récits funestes, qu'ils habituent. ainsi à l'idée de
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la mort, si bien que se tirer un coup de revolver finisse par sembler chose toute simple et tout ordinaire? Vous me direz que ces enfants ne savent pas ce qu'ils font. Sans doute; mais comment donc ont-ils été élevés? N'ont-ils donc ni père ni mère, ni frères ni sœurs? Ne leur arrive-t-il donc pas de songer à la douleur que va causer leur crime, au désespoir qui va suivre leur mort? Sont-ils donc indifférents à tout? L'idée du devoir n'a-t-elle donc jamais pénétré dans leurs âmes obscures? Pour eux n'y at-il donc rien dans la vie, rien au delà? C'est affreux. · Comme je le disais, parmi ces enfants il y en a qui appartiennent à des familles aisées. Qu'est donc devenue l'éducation dans ces familles, et quel vide fait-elle donc dans les intelligences, quelle glace dans les cœurs? Hélas! il est trop vrai qu'à tous les degrés de l'échelle sociale, on se désintéresse de l'éducation; on ne s'occupe et ne se préoccupe que d'instruction: on croit que tout est là. Mais je me tro.mpe : on n'ignore pas, on ne peut ignorer que l'arithmétique apprend à compter et non à bien vivre; que la géographie apprend à se diriger sur la carte ou sur le globe et non à marcher droit dans la vie; que l'instruction, en un mot, n'est qu'un auxiliaire de l'éducation et n'en a pas la vertu moralisa tri ::e; on sait bien qu'on peut être fort honnête homme sans connaître l'histoire
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ancienne ni même l'histoire contemporaine, et qu'avec tout le savoir du monde on peut n'être qu ' un franc égoïste, vicieux et pervers. Mais, pour faire instruire un enfant, il n'en coûte guère, et la plupart du temps il n'en coûte rien, ni matériellement, ni · moralement; on n'a qu'à le livrer à un maître, à l'envoyer dans une école, ou, ce qui est l'idéal pour bien des parents, à le jeter dans un internat : alors on reprend toute sa liberté, comme si l'on n'avait pas d'enfants. Il en est, - et le nombre en est grand, et il va toujours croissant, - qui· trouvent encore plus commode-de n'avoîr pas même à se débarrasser de. leurs enfants, et, pour cela, de n'en pas avoir du tout; -seulement, le célibat, en affranchissant des devoirs les plus nobles, les plus véritablement humains, le célibat appauvrit le pays et le démoralise, et il engendre une plaie bien autrement funeste, plaie vivante et mortelle, que je ne veux même pas appeler par son nom, mais qui s'étend et s'étale sous nos yeux, sous nos fenêtres, et dont je voudrais qu'on ·e.ût le courage et la pudeur de nous épargner le dégoùtant spectacle. Or, ces spectacles-là, ils ont au plus haut point la vertu éducatrice, la vertu de l'exemple, car ils parlent aux yeux, ils bravent les regards, et ils trouvent dans l'indulgence publique qui les tofère et les couvre, dans les complaisances qui les entourent, une force irrésistible d'expansion contagieuse.
�CHEMIN FAISANT
Voilà comme tout s'enchaîne, et comme l'indifférence en matière d'éducation finit par créer à l'éducation elle-même des obstacles insurmontables et d'inévitables dangers. Mais pourquoi cette indifférence? Quell e en est donc la source ? · Je vous le dirai simplement et hardiment: c'est qu'aujourd'hui l'équilibre est rompu, momentanément, je l'espère, - mais enfin l'équilibre est rompu entre le droit et le devoir. On met tout dans l'un des plateaux; on ne met presque plus rien dans l'autre. Tandis que la vie extérieure, civile ou politique, s'offre à nous toute hérissée de prétentions excessives, d'exigences farouches, de revendications menaçantes, la vie intérieure, domestique ou individuelle, ne nous présen te souvent que la recherche égoïste des satisfactions de tout genre, et la négligence ou la fuite de toutes les obligations morales. Or l'éducation, je la définirai d'un mot, qui est clair et qui sonne, ce n'est pas le droit, c'est le devoir, le devoir des deux côtés, celui des parents et celui des enfants; et pour amener les enfants à faire leur devoir, il faut què les parents commencent par faire le leur, et qu'ils prêchent d'exemple. C'est chose assujettissante et souvent pénible, pleine de sollicitude et d'inquiétude, que l'œuvre de l'éducation; elle veut de la suite, de 'la patience, du tact, de la persévérance, et, par-dessus tout, de l'affection, une affection
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véritable, celle qui aime les enfants pour euxmêmes, et non cette affection égoïste, qui ne chercile en eux que des satisfactions d'amourpropre, qui ne voit en eux qu'une distraction agréable, un jouet pour grandes personnes. Pour élever, pour bien élever ies enfants, il faut les suivre de près, d'une surveillance légère, insensible mais constante; les observer avec une attention vigilante sans obsession; épier la naissance des inclinations mauvaises pour les redresser à temps et sans rudesse; faire fête aux bonnes inspirations qui leur viennent, encourager leurs bons sentiments, décourager les autres, acquérir et montrer les qualités qu'on veut leur donner; car jamais la rudesse n'inspira la douceur, ni la grossi-èreté la politesse, ni la fausseté la franchise, ni l'égoïsme le dévouement; il faut leur épargner les spectacles qui les troublent, les conversations qui fourvoient leur curiosité si vive et si pénétrante; il faut leur faire aimer le foyer domestique, car c'est à sa douce flamme que le cœur de l'enfant s'éch~uffe, comme celui du vieillard vient s'y réchauffer encore; et pour cela il faut en bannir la morosité, l'ennui; y entretenir, autant que le permettent les inévitables épreuves de la vie, y entretenir une gaieté saine ou au moins une humeur égale, car l'égalité d'humeur est la plus sûre garantie du bonheur domestique, -comme elle est la meilleure condition possible pour l'éducation.
�CHEMIN FAISANT
r.Iais, me direz-vous, vous nous parlez toujours des parents, vous ne nous dites rien des maîtres. Eh! Messieurs, parler des uns n'est-ce pas aussi parler des autres? D'abord beaucoup d'entre vous sont pères de famille, beaucoup le deviendront, je l'espère, et je le leur souhaite du fond du cœur, comme ce que l'on peut souhaiter de meilleur au monde. Enfin, maîtres et parents ne sont-ils pas associés dans une œuvre commune? Sans doute, les conditions où ils sont placés sont plus que sensiblement différentes; la discipline de l'école et l'étendue des familles scolaires ne comportent pas tous les soins et toute la sollicitude que permet la maison paternelle. Toutefois les qualités essentielles du maître, l'affection, la douceur, la patience, sont les mêmes que les qualités nécessaires aux parents et, si l'éducation scolaire a naturellement quelque chose de plus ferme et de plus màle que l'éducation domestique, toutefois leur but et leur.s moyens sont bien réellement les mêmes, et l'on peut dire que les deux n'en font qu'une. Que si l'une faiblit et s'abandonne, c'est une raison de plus pour l'autre, c'est-à-dire pour nous-mêmes, de redoubler de zèle, pour compenser dans la mesure du possible cet affaiblissement de nos forces vives, et ce relâchement de la première autorité morale d'un pays. J'ai voulu seulement, par cette revue bien
�· CHEMIN FAISANT
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rapide et bien incomplète de la situation présente de l'éducation générale sous ses diverses formes, sociale, politique et domestique, vous rappeler l'importance d'une question qui devrait être, à mon sens, la première et la plus constante des préoccupations de l'heure présente; car sans éducation, pas de mœurs, et sans mœurs, sans vertu (souvenez-vous du mot de Montesquieu sur les institutions républicaines), pas de force véritable, pas de stabilité politique, pas de prospérité ni de grandeur nationales. Qu'il me soit permis de le dire en finissant et pour conclure : ce n'est pas sans une certaine surprise et sans quelque désappointement, qu'en parcourant la liste passablement longue des résolutions votées ou proposées au dernier congrès, j'y ai vainement cherché la part faite à la question dont je viens de vous entretenir. Comme compensation à ce silence inattendu, et pour faire suite à ce congrès où toutes les questions ont été abordées; hormis celle de l'éducation, je souhaite à mon tour la convocation d'un second congrès, où la seule et unique question débattue serait précisément celle qui n'a pas été touchée dans l'autre, et que j'appellerais congrès d' éducation. C'est toute ma vengeance : vous la trouverez, je l'espère, assez inoffensive.
FIN
��TABLE DES MATIÈRES
PR&M I ÈRE PARTIE
ÉDUCATION
I. II. III. IV.
-
Athéisme éducatif , , , , , , , Éducation publique , . . , , , , L'éducateur ~u lycée et à l 'éco le Normale . De la discipline; essa i de réforme disciplinaire
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DEUXIÈME PARTIE
ENSEIGNEMENT
I. II. Ill. -
Menues pensées , , , , , De la pal't faite à l'Université Premi ère form e de la réforme; spécial . . . . . • •
, . , , , . . dans ses réformes . l'enseignement dit • . . .
77 Sj
�TABLE DES MATIÈRES Mouvement et pression de l'opinion; le public, la presse V. - Des besoins intellectuels d'une démocratie; réforme de 1880-84; de quelles erreurs pédagogiques elle est sortie; programme mosaïque . VI. - Caractères essentiels de l'enseignement secondaire; économies de temps réalisables; une forme nouvelle de l'enseignement classique; nécessité du latin pour nu enseignement secondaire quelconque . VII. - Ambition, confusion . VIII. - Le petit baccalauréat primaire IX. Inspection, inspecteurs. X. Administrateurs, administrés; retraite, retraités IV . -
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III
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13.,
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TROI SI ÈME PARTIE
MORALE
I. II. III. IV. V. VII.
-
VI. -
Trop de morales, pas de morale Scepticisme et sceptiques . Pessi misme. Bonnes mœurs la vie, l e bonhe ur, la vieillesse la passion, l'humeur Conduite
/
�TABLE DES MATIÈRES
QUATRI ÈME PARTIE
DIVERS
Le suffrage universel; la République de 1870; liberté, égalité, fraternité . II. - La presse politique; députés; radicaux JI [. - Trop de sciell.fe IV. - Religion V. - Belles lettres . VI. - De quelques peupl es VII. - Un peu de tout . VIII. - Rubans et palmes . · IX. - Ceci et cela X . - L'académie et la langue APPENDICE. Nécessité de l'éducation (Conférence)
I. -
FIN DE LA TABLE
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Imprimerie de DESTENAY, Buss1à1rn Faèaes,
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1|TABLE DES MATIÈRES|389
2|PREMIÈRE PARTIE : ÉDUCATION|9
3|I. - Athéisme éducatif|9
3|II. - Éducation publique|33
3|III. - L'éducateur au lycée et à l 'école Normale|54
3|IV. - De la discipline ; essai de réforme disciplinaire|66
2|DEUXIÈME PARTIE : ENSEIGNEMENT|85
3|I. - Menues pensées|85
3|II. - De la part faite à l'Université dans ses réformes|93
3|III. - Première forme de la réforme ; l'enseignement dit spécial|100
3|IV. - Mouvement et pression de l'opinion ; le public, la presse|112
3|V. - Des besoins intellectuels d'une démocratie ; réforme de 1880-84 ; de quelles erreurs pédagogiques elle est sortie ; programme mosaïque|119
3|VI. - Caractères essentiels de l'enseignement secondaire ; économies de temps réalisables ; une forme nouvelle de l'enseignement classique ; nécessité du latin pour nu enseignement secondaire quelconque|132
3|VII. - Ambition, confusion|141
3|VIII. - Le petit baccalauréat primaire|147
3|IX. Inspection, inspecteurs|154
3|X. Administrateurs, administrés ; retraite, retraités|162
2|TROISIÈME PARTIE : MORALE|171
3|I. - Trop de morales, pas de morale|171
3|II. - Scepticisme et sceptiques|183
3|III. - Pessimisme|188
3|IV. - Bonnes mœurs|195
3|V. - La vie, le bonheur, la vieillesse|204
3|VI. - La passion, l'humeur|215
3|VII. Conduite|227
2|QUATRIÈME PARTIE : DIVERS|249
3|I. - Le suffrage universel ; la République de 1870 ; liberté, égalité, frater|249
3|II. - La presse politique ; députés ; radicaux|261
3|III. - Trop de science|275
3|IV. - Religion|281
3|V. - Belles lettres|286
3|VI. - De quelques peuples|304
3|VII. - Un peu de tout|310
3|VIII. - Rubans et palmes|325
3|IX. - Ceci et cela|335
3|X. - L'académie et la langue|350
2|APPENDICE. - Nécessité de l'éducation (Conférence)|359
-
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Comment élever nos enfants
Subject
The topic of the resource
Pédagogie
Morale
Education
Creator
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Herbart, Johann Friedrich (1776-1841)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Schleicher
Date
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1908
Date Available
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2017-06-08
Contributor
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Molitor, Jacques - Traducteur
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Type
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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J.=P, HERBART
¾.
mm,ent élever nos enfants
(Pédagogie générale)
TRADUIT PAR J. MOLITOR
Professeur au Lycée de Lille
Procédés de gouvernement des enfants. - But de l'éducation. - lnstruction, complément de l'ex.périence. - Degrés de l'instruction. - Matière, ' marche et résultat de l'enseignement. - La vie et l'école. - Formation du caractère. - Jnfluence des dispositions naturelles, des idées acquises et du gwre de vie. - Culture morale.
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Schleicber Frères
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��PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
INTRQDUCTION
Quel est le but de ceux qui font l'éducation ou la réclament ? Cela dépend de la conception qu'ils apportent à la chose. Avant d'entreprendre leur tâche, la plupart des éducateurs o~t totalement omis de se former un point de vue personnel; il ne leur vient que peu à peu, au · cours de la besogne : c'est la résultante de leur propre originalité, de l'individualit6 et de l'entourage de leur élève. S'ils ·ont l'esprit inventif, ils utilisent tout ce qu'ils rencontr~nt et tâchent d'y trouver des stimulaqts .et des occupations pour l'enfant confié à leurs soins; s'ils ont de la prévoyance, ils éliminent tout ce qui pourrait nuire à la santé, au bon caractère, aux manières de l'élève. Et ainsi se d6veloppe et grandit un enfant qui s'est essayé dans tout ce qui ne présente point de danger; il est habile à considérer et à traiter tout ce qui touche à la vie journalière ;. il a tous les sentiments que le cercle étroit dans lequel il a vécu pouvait lui inspirer. - Pour peu qu'il ait
a
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
grandi tel, on n'aura qu'à s'en féliciter. Mais les éducateurs ne cessent de récriminer contre les circonstances qui trop souvent viennent gâter leur œuvre : ce sont les domestiques, les membres de la famille, les compagnons de jeu, l'instinct sexuel, et enfin le séjour à l'Université ! Et n'est-il pas assez naturel que dans des cas où le hasard plus que l'art ,de l'homme détermine le régime moral, une nourriture parfois bien maigre ne fasse pas toujours épanouir une santé robuste, capable au bésoin d'affronter les orages de la vie. Rousseau, du moins, voulait endurcir.son élève. Il · s'était fait une conception, et ne s'en est pas écarté: il suit la nature. Un développement libre et joyeux, voilà ce que l'éducation doit assurer à toutes les manifestations de la plante humaine, et cela depuis Je sein de la mère jusqu'à la couche nuptiale. Vivre, tel est le métier, q-0'il enseigne. Et cependant nous voyons qu'il partage l'opinion de Schiller : « La vie n'est pas le plus grand des biens))' car dans sa pensée il sacrifie totalement l'existence propre de l'éducateur, dont il fait le compagnon constant de l'enfant ! C'est acheter trop éher l'éducation. En tout cas la vie d'un tel compagnon a plus de valeur que celle de l'élève : je n'en veux pour preuve que les statistiques de mortalité qui nous disent que les probabilités de vivre sont plus grandes pour l'homme que pour l'enfant. - Mais la seule tâche de vivre est-elle donc si difficile à l'homme ? A notre iJéc la plante humaine ressemble à la rose : tout comme la reine des fleurs donne le moins de mal au jardinier, nous pensions que l'homme pouvait croître sous chaque climat, s'assimiler toute espèce de nourriture, apprendre
�INTRODUCTION
3
mieux que quiconque à s'accommoder de tout, à tirer parti de n'importe quoi. Certes, élever un enfant de la nature au milieu d'hommes civilisés, voilà ce qui -0oit donner à l'éduc·ateur autant de peine qu'il en coûterait peut-être ensuite à l'élève pour continuer son existence d'homme de la nature au sein d'une société si différente de lui. Personne ne saura mieux s'accommod.e r à la société que l'élève de Locke. lei, c'est le convenu qui est la chose essentielle. Pour des pères de famille qui destinent leurs fils au monde, point n'est besoin ' d'écrire un traité d'éducation, après celui de Locke : ce que l'on pourrait y ajouter risquerait de dégénérer en subtilités. Procurez-vous à tout prix un homme posé, « de manières distinguées, qui connaisse lui-même les règles de la politesse et des convenances avec toutes les modifications apportées par la différence des personnes, dés temps et des lieux, et qui amène sans cesse son élève, dans la mesure où son âge le permetr à observer ces diverses choses» (1) . .Ici l'on n'a qu,à. se taire. Ce serait peine perdue que de vouloir dissuader les véritables gens du monde de cette idée fixe que leurs fils doiv~nt à leur tour devenir des gens du monde. Car, chez eux, celte idée fixe, cette volonté résultent de toute la puissante impression que fait. sur eux la réalité, cette volonté se trouve confirmée,. fortifiée par les impressions nouvelles qu'apporte chaque circonstance nouvelle; les prédicateurs, les poètes et les philosophes auront beau prodiguer, en prose ou en vers, toute leur onction, toute leur légèreté, toute leur gravité ; un seul regard jeté autour
(l) La cilalt0n se trouve chez Locke : Pensées su,· /'éducation ,
p3,
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de soi détruit en entier l'effet produit, et ce sont eux qui sembleront être ou des comédiens ou des rêveul's extravagants . D'ailleurs l'éduoation mondaine peut réussir : le monde n'est-il pas l'allié des gens du monde? Mais je sais des hommes qui connaissent le monde sans l'aimer ; qui, sans doute, ne veulent pas y soustraire leurs fils, mais veulent encore moins les y voir se perdre : ils supposent que pour un esprit avisé le sentiment de la propre dignité, la pitié pour autrui, le goût personnel seront toujours les meilleurs maîtres et qu'ils lui apprendront à se conformer, en temps utile et dans la mesure qu'il lui plaît, aux conventions de la société. Ceux-là font acquérir à leurs fils la connaiss:rnce des hommes au milieu de leurs camarades, avec lesquels, suivant le cas, ils jouent ou se baUent; ils savent que c'est dans la nature qu'on étudie le mieux la nature, à condition toutefois d'aiguiser, d'exercer et de dfriger l'altention à la maison ; et ils veulent que leurs enfants grandissent au milieu de la génération avec laquelle ils sont appelés à vivre. Mais, me direz-vous, comment cela peul-il se concilier avec la bonne éducation ? De la meilleure façon du monde, pourvu que les heures d'·enseignement, _ j'appelle ainsi, et je le dis une fois pour ~outes, les seules heui·es où le maître s'occupe de ses élèves sérieusement et d'après un plan méthodique, - amènent des travaux intellectuels capables de captiver tout _l'intérêt de l'élève et auprès desquels Lous les jeux de son âge lui semblent mesquins et 8'évanouissent à ses yeux. Mais ce travail de l'esprit, c'est en vain qu'on le chercherait dans une coursi folle entre les objets qui
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tombent sous les sens et les livres: pour le tr0uver, il faut combiner les deux éléments. Un jeune homme qui est sensible au charme des idées et qui a devant les yeux l'idée de l'éducation dans sa beauté et sa grandeur, qui enfin ne craint pas de se livrer pendant un certain temps au remous capricieux de l'esp-oir et du doute, du chagrin et de la joie, celui-là peut se risquer à élever, au sein même de la réalité, un enfant vers une existence meilleure, s'il possède la foN;e de pensée et la science nécessaires pour concevoir et représenter, d'une façon humaine, cette réalité comme un fragment du grand Tout . Alors, sans aucune autre influence, il se dira que ce n'est pas lui, mais la puissance fout entière de foui ce que les hommes ont jamais senti, appris el pensé qui se trouve être le vrai, le véritable éducateur convenant à son fils et que lui-même n'est qu'un simple auxiliaire, chargé d'interpréter les enseignements et de les rendre intelligibles, ainsi que d'accompagner comme il sied le guide réel. Tout ce que l'humanité peut faire de mieux à chaque moment de sa durée, c'est de présenter à la j eune génération le bénéfi.c e total de ses tentatives antérieures sous une forme concentrée, enseignement ou avertissement. L'éducation de convention cherche à prolonger les maux actuels; former des enfants de la nat.ure, c'est reprendre depuis le commencement et autant que faire se peut la série des maux endurés jusqu'à ce jour. Restreindre le cercle des enseignements et des avertissements à la réalité qui nous entoure, c'est la conséquence naturelle d'un esprit, borné lui-même, qui ignore le reste ou ne sait pas en tirer parti. Il est ma
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foi trop commode de s'en excuser par ces prétextes : « Les pédants ont gâté ceci ou cela, ou c'est Lrop difficHe pour les enfants ! » Mais la première assertion se laisse modifier ; quant à la deu.'<ièrne, elle est fausse. Quelle est la part de vérité et d'erreur dans tout ,ceci? Chacun l'établit d'après sa propre expérience._ Moi, je parle d'après la mienne, d'autres d'après la leur. Si seulement nous voulions méditer ce fait que personne n'acquiert d'expérience qu'en raison même .de ses propres essais ! Un magister de village, âgé de quatre-vingt-dix ans, a l'expérience de sa routine de quatre,vingt-dix ans, il a le sentiment d'avoir longtemps peiné, mais sait-il aussi faire la critique exacte <le ses efforts et de sa méthod~ ? - Nos pédagogues mo.dernes ne sont plus à compter leurs succès dans les innovations; l'expérienc·e leur a montré que la reconnaissance de l'humanité ne leur faisait point défaut, et ils peuvent s'en réjouir profondément. Mais fa questiq_n est de savoir si leur expérience les autorise .à déterminer tout ce que peut l'éducation,.tout ce qui peut réussir avec les enfants. Ceux qui voudraient ainsi fonder l'éducation sur la seule expérience devraient bien une bonne fois jeter un regard attentif sur d'autres sciences expérimentales. Ils devraient bien daigner ,s'informer de tout ce . qui est requis, en physique ou en chimie, pour établir empiriquement, autant du moins que c'est possible, an simple"principe. Ils sauraient alors par expérience qu'une expérience isolée ne nous apprend rien, -pas Elus d'ailleurs que des observations dispersées; qu'il faut au contraire répéter vingt fois, mais avec vingt gradations différentes, le même essai, avant d'arriver
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à un résultat que les théories eontraires se réservent
encore le droit. d'interpréter chacune à sa façon. Ils apprendraient par expérience qu'il serait prématuré de parler d'expérience tant que l'essai n'est pas terminé, tant qu'on n'a p11s examiné avec soin et pesé avec exactitude les résidus inévitables. Le résidu des expériences pédagogiques, ce sont les fautes commises par l'élève arrivé à l'dge d'homme. Ainsi le temps nécessaire pour une seule de ces expériences est donc pour le moins la moitié d'une existence humaine! Quand donc pourra-t-on êlre un éducateur expérimenté? Et combien faudra-t-il d'expériences, mi~igées du reste p~r de nombreuses modifications, pour constituer l'expérience d'un seul? - Infiniment pl.us grande est l'expérience acquise par le médecin empirique, pour qui, en outre, ont été consignées depuis de longs siècles les expériences des grands hommes? Et pourtant la science médicale est si faible que c'est précisément elle qui est devenue le sol mouvant où foisonnent à l'heure actuelle les plus récentes élucubrations philosophiques. Le 'même sort serait-il soùs peu réservé à la pédagogie? - Est-elle destinée à devenir à son tour le jouet des sectes, qui, elles-mèmes jouets du temps, ont depuis longtemps €ntraîné dans leur essor toutes les choses de haute valeur, ne respectant en quelque sorte que le monde de l'enfance, en apparence inférieur au reste? Déjà les choses en sont venues à ce point que les plus intelligents parmi les jeunes éducateurs qui se sont occupés de philosophie, comprenant sans doute que dans l'œuvre de l'éducation il ne faut pas renoncer à penser, ne jugent rien plus naturel que d'expérimenter sur l'éducation l'utilité
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pratique et toute la souplesse d'une sagesse réellement très flexible, pour construire a priori les enfants confiés à leurs soins, les_ améliorer sthéniquement (en les fortifiant), les instruire mystiquement, et, une fois à bout de patience, les renvoyer comme incapa:~ bles de subir la préparation à l'initiation. Il est vrai que les élèves ainsi repoussés ne seront plus les mêmes natures fraichés en passant en d'autres mains, Dieu sait lesquelles! Il vaudrait peut-être mieux pour la pédagogie se remémorer autant que possible ses idées propres et cultiver davantage la faculté de penser par elle-même: elle deviendrait ainsi le centre d'une sphère de _ recherches et ne courrait plus le risque d'être gouvernée par une puissance étrangèr~, · comme une lointaine province conquise. - Si nous voulons voir s'établit entre toutes les sciences des relations bienfaisantes, il faut que chacune essaie de s'orienter à sa façon, et même avec une énergie égale à celle de ses voisines. Il ne doit point déplaire à la philosophie que les autres sciences, en venant à elles, ne renoncent pas à leur pensée propre ; et il semble que, sinon la philosophie, du moins le public philosophique de nos jours a grandement besoin qu'on lui présente des points de vue multiples et variés d'où il puisse jeter ses regards de tous côtés. · Ce que j'ai demandé à l'éducateur, c'est la science cila force de pensée. Peu m'importe que d'autres considèrent la science comme des lunettes:; pour moi, elle est un œil et le meilleur, ma foi, dont les hommes disposent pour l'étude de leurs affaires. C'est précisément parce que toutes les sciences ne sont pas à l'abri del 'erreur dans leurs doctrines qu'elles n'arrivent
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pas à s'entendre entre elles: la part d'erreur se lrahit, ou du moins on apprend à se montrer circonspect dans les points controversés. Au contraire, celui qui se croit fort sans le secours de la · science entretient dans ses idées des inexactitudes tout aussi grandes, plus grossières peut-être, sans s'en rendre compte et parfois même sans les faire remarquer d'autrui, car les points de contact avec le monde sont émoussés. Bien plus les erreurs des sciences sont primitivement celles des hommes, mais seulement de l'élite. La première science que devrait posséder tout éducateur, bien qu'elle soit loin de constituer pour lui la science complète, ce serait une psychologie où se trouverait consignée à priori la totalité possible des mouvements de l'esprit humain. Je crois connaître la possibilité comme la difficulté d'une telle science: nous ne la posséderons pas de silôt et ce n'est que dans un avenir plus éloigné encore que nous pourrons l'exiger des éducateurs. Mais jamais elle ne pourrait nous dispenser d'observer l'élève : l'individu se trouve et ne se déduit pas. Le terme construction à priori de l'enfant est donc en soi une expression défectueuse ; pour le moment, ce n'est qu'une idée vide de sens et que la pédagogie devra bien se garder d'a.dmettre de longtemps: D'·autant plus nécessaire est donc le principe que j'ai posé dès le début: il faut savoir ce que l'on veut quand on commence l'éducation! - On voit ainsi ce que l'on cherche : le coup d'œil psychologique ~ ne manque à nul homme intelligent, pourvu qu'il lui importe de pénétrer des âmes humaines. Le but de son travail, il faut que l'éducateur le voie devanises yeux, clair comme un~ carte géographique ou même,
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si possible, comme le plan fondamental d'une ville bien construite, où les directions semblables se croisent uniformément, el où l'œil puisse, sans préparation antérieure, s'orienter de lui-même. C'est une carte de ce genre que j 'offre ici aux gens inexpérimentés qui désirent savoir quel genre d'expérience ils doivent rechercher et préparer. Quelle doit êLre l'intention de l'éducateur au moment de se mettre à la besogne ? Cette méditation pratique, mais analysée d'ailleurs en tous ses détails jusqu'aux procédés dont nous aurons à déterminer le choix d' après nos connaissa.nces acquises pour le moment, constitue p our moi la premièr6 moitié de la pédagogie. Comme pendant à cette première moitié il devrait y en avoir une seconde, où la possibilité de l'éducation serait expliquée théoriquement et représentée comme limitée par la mobilité des circonstances. Mais cette seconde moitié n'est, jusqu'à pré;;ent, qu'un vain souhait, de même que la psychologie qui devrait lui servir de fondement. En général, la première partie est considérée comme le tout, et je ne puis guère faire autrement que de me conformer à cet usage de la _langue. La pédagogie est la science dont l'éducateur a besoin pour lui-mtme. Mais il doit également posséder de la science qu'il pourra communiquer à d'autres. Et je l'avoue dès maintenant, je ne puis me faire une idée de l'éducation sans instruction ; et inversement, du moins dans le présent livre, je ne reconnais point d'instruction qui ne soit éducative. Au fond l'éducateur s'inquiète tout aussi peu de savoir quels arts et quels talents un jeune homme pourra, guidé par le seul intérêt, apprendre à l'école d'un maître quelconque,
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que de savoir quelle couleur il choisira pour ses vêtements. Le seul point qui lui importe, c'est la manière dont se détermine le cercle des idées chez son élève; les pensées, en effet, donnentnaissance auxsentiments, qui à leur tour engendrent les principes et les règles de conduite. Concevoir, avec cet enchaînement, le _ étail d et l'ensemble de ce qu'on pourrait présenter à l'élève et disposer dans son âme ; récbercher comment il faut tout coordonner, dans quel ordre il faut par suite se faire succéder les différentes choses, comment enfin chaque élément pourra servir d'appui à l'élément suivant: voilà ce qui donne, par le traitement des divers sujets particuliers, une infinité de problèmes et fournit à l'éducateur une malière inépuisable, grâce à laquelle il fera constamment porter sa réflexion. et son examen .sur toutes les connaissances et tous les écrits qui lui sonl accessibles, ainsi que sur tous les travaux et tous les exercices qu'il lui faudra faire poursuivre de façon continue. A cet égard il 'nous faudrait une foule de monographies pédagogiques, c'est-à-dire de guides pour l'emploi de Lel ou tel procédé d'éducation; mais toutes devraient être très rigoureusement composées d'après un seul et même plan. J'ai tenté de donner un exemple d'une telle monographie dans mon A B C de l'inluition, qui jusqu'à cc jour a toutefois le défaut d'être isolé, de ne se rattacher à rien et ne pouvoir servir de fondement à rien de nouveau. Les sujets importants pour de semblables écrits abondent: l'étude de la botanique, celle de Tacite, la lecture de Shake_ speare, et tant d'autres choses seraient alors à examiner en tant que forces pédagogiques. Mais je n'ose inviter pers- nne à entreprendre pareille besogne, pour celte· o se_ le raison déjà qu'il me faudrait supposer admi-s et u
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complètement compris le plan dans lequel pourrait entrer tout cela. Mais pour mieux mettre en lumière cette idée générale : l'éducation par l'instruction, arrêtons-nous sur l'idée contraire: l'éducation sans l'instruction. On en voit des exemples nombreux. Les éduc,a teurs, pris en bloc, ne sont pas précisément les gens qui ont les connaissances les plus étendues. Mais il y en a (parmi les femmes surtout) qui ne savent à peu près rien ou du moins sont incàpables d'a.ppliquer pédagogiquement le peu qu'iÎs savent; ceia ne les empêche cependant pas de mettre beaucoup d'ardeur dans l'accom- · plissement de leur tâche. - Que peuvent-ils faire? Ils s'emparent des sentiments de l'élève: ils le tiennent par ce lien et sans cesse ils ébranlent tellement celte âme juvénile qu'elle ne peut prendre conscience d'ellemême. Comment un caractère peut-il se former ··dans de telles conditions! Le caractère, c'est la fermeté intérieure ; mais comment l'homme peut-il prendre racine en lui-même, si vous ne lui permettez pas de compter sur quelqµe chose, si vou~ ne l'autorisez pas même à croire sa propre volonté capable de décision? - D'ordinaire l'enfant garde au fond de sa jeune âme un coin où vous ne pénétrez pas, et dans lequel, malgré vos assauts répétés, il vit à part, craint, espère, fait d_ s projets dont il tentera la réalisation à la pree mière occasion; et si ces projets réussissent, ils établiront un caractère juste à l'endroit que voq_s ne connaissiez pas. C'est p.récisérnent pour celâ qu'en général il y a si peu de rapport, ,en matière d'éducation, entre le but et les résultats. Sans doute ce rapport est parfois tel que p·lus tard, daris la vie, l'élève prend la place de son éducateur et fait endurer
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à ses subordonnés exactement les mêmes choses
qu'il lui a fallu supporter. Dans cette hypothèse le cercle d'idées ne diffère en rien de celui que d_ans le jeune âge fournissait l'expérience journalière, à ceci près que l'on a changé une place incommode pour une plus commode. C'est en obéissant qu'on apprend à commander ; et déjà les petits enfants traitent leurs poupéei,; tout comme on les traite eux-mêmes. L'éducation par l'instruction considère comme instruction tout ce qu'on présente à l'enfant comme objet d'examen. Elle comprend le gouvernement même auquel on le soumet; en outre elle agit par l'exemple d'une énergie qui maintient l'ordre bien plus que par la répression immédiate des fautes isolées, ce qu'on appelle d'ordinaire d'un nom beaucoup trop pompeux: la correction des défauts. La simple répression .p ourrait laisser le penchant complètement intact; bien plus, l'imagination pourrait, sans jamais défaillir, en parer l'objet, ce qui ne serait guère moins grave que la récidive constante, inévitable d'ailleurs dans les années de liberté. Mais lorsque, dans l'âme de l'éducateur qui le punit, l'enfant lit l'aversion morale, la désapprobation du goût, la répulsion à l'égard de tout désordre, il est amené à l'opinion du maître; il ne peut s'empêcher de voir de la même façon ; et cette idée devient alors une force intérieure qui lutte contre le mauvais penchant et ne demande qu'à être développée pour être victorieuse. Et il est facile de se rendre compte que la même idée peut être provoquée de bien d'autres manières et que la faute de l'enfant n'est nullement l'occasion indispensable de cette instruction. Pour l'éducation par l'instruction j'ai demandé la
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science et la force de pensée; j'entends une science et une force de pensée capables de concevoir et de représenter la réalité proche comme un fra.gment du grand Tout. - « Mais pourquoi du grand Tout? Pourquoi d'ùne chose éloignée? La réali&é proche n'est-elle pas asséz importante, assez claire? Ne fourmille-t-elle pas de circonstances qui, si elles n'ont pas été reconnues et appréciées avec justesse dans les éléments peu importants et très sim1:1les, ne séront pa•s davantage et probablement bien moins encore saisies avec justesse par le savoir le plus étendu? Et il est à prévoir qu'une telle prétention surchargera l'éducation d'une masse d'érudition et d'études philologiques, au détriment de l'éducation physique, de la dextérité dans les beaux-arts, de la bonne humeur dans les relations sociales. n Mais il ne faudrait pa~ que la juste crainte de semblables inconvénients_ nous fît bannir ces études ! Elles exigent · une organisation ·différente, de telle façon que, sans trop s'étendre et empiéter sur le reste, elles ne soient pourtant pas de simples moyens et ne distraient jamais l'élève du but principal, mais que dès le début elles portent des fruits durables et abondants. Si pareille organisation n'était pas possible, si la lourde et destructive ly rannie des habituelles études latines était inhérente à la chose, il faudrait alors travailler sans cesse à reléguer l'érudition scolaire dans certains coins, tout comme on enferme dans les boîtes des pharmaciens les poisons dontJa médecine ne fait que rarement usage. Supposé même qu'on puisse, sans des préparations exagérées et par trop compliquées, faire fonctionner une instruction qui, sans tours ni détours, traverserait en ligné' directe et sans perte de temps le champ de l'érudilion:
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s'en tiendrait-on toujours à l'objection ci-dessus et dirait-on que, par de pareils procédés, les enfants sont, sans profit aucun, distraits des réalités immédiates et conduits, sans utilité et prématurément, à des excursions en pays étranger? - Laissons de côté les objets matériels; tou.t en étant très près de i1os sens, ils ne sont pourtant pas, par eux-mêmes, accessibles et perceptibles à notre œil et à notre intelligence, mais je veux éviter de répéter ce que j'ai dit ailleurs sur le triangle et les mathématiques. C'est des hommes que je me propose de parler ici, ainsi que de ce qui les concerne directement! Que veut donc dire proche, à ce point de vue? Ne voit-on pas la distance infinie _ entre l'enfant et l'adulte? Elle n'a d'égale que le temps dont la longue suite nous a portés au présent degré de civilisation el de cor,'uption ! - Mais celte distance, on la voit; c'est pourquoi l'on écrit, à l'usage des enfants, des livres spéciaux, où l'on évite toute chose incompréhensible, tous les exemples de corruption; c'est pourquoi l'on recommande tant aux éducateurs de faire leur possible pour s'abaisser au niveau des enfants et pénétrer à n'importe quel prix dans leur sphère étroite. - Dans ce cas on néglige de voir toutes les nouvelles situations fdcheuses que l'on provoque de ce fait même! On ne voit pas qu'on demande ce qui ne doit pas être, ce que la nature punit inévitablement: n 'exige-t-on pas, en effet, que l'éduca.t eur adulle se penche vers l'enfant pour lui construire un monde enfantin! On ne voit pas à quel point se trouvent or<linairement déformés, en fin de compte, ceux qui font longtemps un tel métier et combien il répugne , à des esprits intelligents 1e s'y adonner. Mais ce n'est pas tout. Celle tentative ne réussit pas, parce que
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c'est impossible! Les hommes ne peu'Vent imiter Je style des femmes, à plus forte ra· des enfants! La seule intention de faire œuv tive gâte la littérature enfantine ; on y oubli Je monde, l'enfant comme les autres, ne p ses lectures que ce qui lui convient et juge à sa façon l'auteur et l'ouvrage. mal aux enfants, montrez-le clairement, ma
person~~~~;:o::::t:l:!t:;~1 r:!
vous de le donner comme objet de l'appétfi;:;;:f:;,~gm, trouveront q.ue c'est réellement mal. Arl" dans un récit pour faire quelque raisonneme~~;!f:l~i:::c~~b! ils trouveront votre façon de conter ennU!!rr;t,;:~~~::q:~~a! , leur représentez que le bien ; ils sentiront monotone et le senl attrait du changemen bien accueillir le mal. Rappelez-vous vo~~r:;;;;g;;J::J;:j:!:i;:tj~,:1 impressions, quand vous· assistez à un
spec~:2tf!,'f5:-~:d::ei=J:!=I,! ment moral! - Donnez-leur au contrairJ;J;/f;;;~;;JfJfi intéressant, riche en faits, en situations, en -.
plein d'une rigoureuse vérité psychologiq~E'.$j~:Clx:ict;t:tt=tl dépasse pas le cadre des sentiments et de hension d'un enfant, sans tendance appar pe.i.ndre ce qu'îl y a de meilleur ou de avez pris soin, en même temps, avec un discret et à peine év":,illé, de détourner 1 mal pour la faire pencher vers le bien, l'équitable, vous verrez avec quelle foi'ce tt~~~~1:1:::t:f:t:::i::~· ' ~ des enfants se fixera sur un tel récit, c découvrir la vérité jusqu'au tréfonds et à fai r:;J:,~t;:~:tt::d!~~ toutes les faces de la question; vous du sujet susciter la variété du jugement, changement se . fixer définitivement en la du mieux; vous verrez avec quel plaisir inl fond l'enfant qui, pour ce qui est du jugen
pir~~~:rw;p~~~f:le
verre~~~t.J;~:d~t::t!:~
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tr;;f::t:t:±:t,se sent déjà de quelques légers degrés supérieur au tlël::i::lt:!cDhéros ou à l'auteur, s'arc-boutera sur son point d'appui pour y résister à une grossièreté, au-dessus de laquelle f.f:l~bccil se sent déji. Il faut à ce récit une autre qualité encore, pour que son action puisse être durable et ,!-1::ê:~~efficace; il devra porter, dans toute sa force et toute ~~::::È::lsa pureté, l'empreinte de la grandeur virile. L'enfant , ~et:;t:;t:~distingue en effet, tout aussi bien que nous, la vulga;l:tlt::i:EIJ rité de ln· noblesse, la platitude..de la dignité; je dirai dtt::C:Cmême que celte distinction lui tient plus à cœur qu'à nous-mêmes; car ce lui est un crève-cœur de se sentir r:t::t::et:,:z::1peLit, il voudrait être homme. L'enfant bien organisé t-lè~i:cz:lne regarde qu'au-dessus de lui, et à huit ans, son U:i:::i:j~a horizon dépasse toutes les histoires enfantines. Ce sont tctx:c:::::cdonc des hommes tels qu'il voudrait en être un qu'il ltt~:c:ic faut présenter à l'enfant. Ces hommes, vous ne les tt::l~t:z:c trouverez pas dans la réalité présente, car rien de ce l:t::l::.tJ:D qui a grandi sous l'influence de notre culture actuelle ~i:ë:cc ne répond à l'idéal viril que s'est forgé l'enfant. Vous ne trouverez pas davantage cet idéal dans votre imagi.ifj:J:lcc nation encombrée de .souhaits pédagogiques, remplie N!jci:f:t:J:J par vos propres expériences, vos connaissances, vos ~tl=1l::::::l:::l affaires personnelles. - Mais quand bien même vous seriez des poètes tels qu'il n'en fut jamais (car dans ~t:::et:r.i chaque poète se reflète son époque), il vous faudrait. l:t~:b:l à l'heure actuelle, pour recevoir la récompense de vos efforts, les multiplier au centuple. En effet, de ce que ft~:t:l:l nous venons de dire il ressort clairement qu·e le tout n'a ni valeur ni influence tant qu'il reste isolé: il faut qu'il se trouve soit au milieu, soit en lêle d'une longue att~:b::i série d'autres moyens de culture, de telle façon que cette connexion générale reflète et conserve le profit ~t:f:z::::ci apporté par chaque élément particulier. Or, comm_ ~ ~ ~ ~ ~
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toute la littérature future pourrait-elle nous donner quelque chose qui convînt à l'enfant, celui-ci n'étant pas encore arrivé au point où nous en sommes, nous? Quant à moi, je ne connais qu'une seule époque où se puisse trouver le récit que j'ai esquissé plus haut: c'est la période de l'enfance classique des Grecs. Et là je rencontre tout d'abord l'Odyssée. L'Odyssée! je lui dois une des expériences les plus agréables de _ vie, et en majeure partie rhon amour ma de l'éducation (1). Cette expérience ne m'a pas appris les motifs de ma conduite; non! dès avantjé les voyais assez nettement pour pouvoir débuter dans ma carrière pédagogique par faire abandonner à deux enfants, - l'un de neuf, l'autre de moins de huit ans .- leur Eutrope; en échange je les mis au grec, et sans recourir au préalable à tout le fatras des chrestomaties, je leur fis, dès le premier jour, prendre Homère. Mon torl fut de m'en tenir beaucoup trop encore à la routine scolaire, d'exiger une analyse grammaticale rigoureuse, alors qu'il devrait suffire, pour ce comm<rncement, d'apprendre aux élèves les caractéristiques les plus sûres de la flexion, et de les leur montrer par une incessante répétition, plutôt que de les leur faire dire à force de questions. Ce qui m'a manqué, c'est tout travail antP-rieur au point de vue historique et mythologique, travail si nécessaire ici pour faciliter l'explication et qui ne serait qu'un jeu pour un savant doué d'un véritable tact pédagogique! Je fus g~né par maint vent contraire qui soufflait de loin; mais par contre je trouvai dans mon entourage immédiat des ·encouragements pour lesquels je ne puis que dire ma gratitude,
(1) Cette expérience, Herbart l'a faite en Suisse comme précepteur dès fils de M. de Steiger, gouverneur d'lnlerlaken (1797-1800).
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sans insister. Et cependant j'espère, - et rien ne me défend un pareil espoir, - que le bon naturel d'enfants sains n'est pas à regarder comme une exception, mais que tout au contraire il facilitera, comme ce fut mon cas, la tâche de la plupârt des éducateurs. Et comme j'imagine aisément que d'autres pourront mettre dans l'exécution d'une entreprise de ce genre beaucoupplus d'habileté que moi,je ne puis me vanterd'en avoir déployé dans mon premier essai, je crois avoir appris par mon expérience (la lecture de l'Odyssée nous demanda un an et demi) que dans l'éducation privée il est tout aussi faisable que profila.ble de commencer par où j'ai débuté; j'irai plus loin: en règle générale, un tel procédé -ne saurait manquer de réussir, pourvu que les maîtres abo_!:dent leur tâche non pas seulement avec un esprit philologique, mais encore avec un esprit pédagogique, et se donnent la peine, afin de venir en aide à leurs élèves et de les prémunir contre certains dangers, de fixer quelques points avec plus de précision que ne me le permettent, pour le môment, le temps et le lieu. Je ne me prononce pas sur ce qui pourrait se faire dans les écoles; mais si j'avais à y faire mes p~euves, je m'y essaierais de bon cœur et avec la ferme conviction que même en cas d'insuccès le mal ne serait jamais plus grand qu'il ne l'est actuellement avec la méthode employée d'ordinaire pour l'étude de la grammaire latine et des auteurs latins : parmi ceux-ci il n'en est pas un seul qui durant toute la période de l'enfance puisse même à peu près convenir pour initier les élèves à l'antiquité. Rien ne s'oppose à ce qu'on les étudie plus tard, après s'être au préalable occupé d'Homère et de quelques . autres écrivains grecs. Mais, à voir l'usage qu'on en a fait
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jusqu'à ce jour, il faut à coup sûr une extraordinaire prévention de savant pour tolérer que l'on gaspille ainsi, en vue d'un enseignement nullement éducatif, tant d'années, tant de peines, et que l'on sacrifie la gaieté naturelle de l'enfant et toutes les manifestations promptes de son esprit. Je m'en rapporte à plusieurs des pédagogues de la Révision Générale, oubliés peut- _ être, mais pas encore réfulés, et qui eurent au moins le mérite de signaler un grand mal, s'ils ne surent pas y remédier. Ces quelques observations permettent de faire superficiellement connaissance avec cette proposition, mais elles ne suffisent pas à la faire comprendre avec l'infinie variété de ses rapports. Et quand bien même quelqu'un serait disposé à résumer tout ce traité en une seule idée et à méditer cette idée pendant des années, il ne ferait encore qu'ébaucher le travail. Moi du moins je n'ai pas mis trop de hâle à publier le résultat de mon expérience; voilà plus de huit ans que j'entrepris mon essai e-t depuis cette date j'ai eu le temps d'y réfléchir. Élevons-n0us aux considérations générales ! Représentom;-nous l'Odyssée comme le trait <;!'union qui établit une communauté d'idées entre le maître et. l'élève, communauté qui, tout en élevant l'un dans sa propre sphère, ne rabaisse plus l'autre; qui, faisant pénétrer l'un de plus en plus avant dans le rr.ionde classique, permelte au second d'admirer, dans les progrès incessants de l'élève dus à l'imitation, l'image sensible la plus intéressante de la grande montée de l'humanité vers l'idéal; qui enfin prépare des réminiscences fortement liées aux œuvres éternelles du génie et qu'éveillera- chaque fois le retour vers -ces
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œuvres. De m.ê me une constellation familière rappelle sans dout.e aux amis les heures où ils la contemplaient ensemble. Est-ce donc peu de chose que l'enthousiasme du maître soit soutenu par le choix de la matière enseignée ? On exige que la pression qu'il subit <le l'extérieur soit allégée ; mais on n'aura pas même réalisé la moitié de ce desideratum, tant qu'on n'aura pas écarté les éléments mesquins qui rebutent les esprits éveillés et s'attachent aux esprits paresseux. L'es prit de petitesse qui se glisse si facilement dans l'éducation lui est funeste au plus haut point. Il affecte deux formes. L'espèce la plus commune s'attache aux choses insignifiantes; elle crie aux nouvelles méthodes alors qu'elle a inventé de nouvelles amusettes. L'autre est plus délicate et plus séduisante.: elle voit les choses importantes, mais ne sait distinguer ce qui est passager de ce qui est durable; tant qu'elle reste isolée, une mauvaise habitude est à son point de vue une faute ; et quelques émotions salutaires résument pour elle l'art de corriger. Comme notre conception sera différente si nous considérons combien sont fugaces les commotions les plus violentes ressenties au tréfonds de l'âme, {rnxquelles pourtant l'éducateur, qui doit pouvoir en disposer à son gré, est souvent forcé de recourir chez les natures robustes ! - Celui qui considère uniquement la qualité des impressions et non leur quanlilé prodiguera en pure perte ses méditations les plus attentives et ses procédés les plus ingénieux. Sans doute rien ne se perd dans l'âme humaine, mais dans la conscience il n' y a que fort peu de choses présentes à la fois ; les idées très fortes ou très complexes sont lf~s seules qui se présentent aisément et
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fréquemment à l'âme ; seules les idées éminentes entre toutes la poussent à l'action. Quant aux causes dont chacune, prise séparément, affecte fortement l'âme, elles sont si multiples et si variées, dans les longues années de 1a jeunesse, que même les plus fort_ s se e trouvent frappées d'impuissance, si elles ne sont'pas répétées par le temps el renouvelées à mainte reprise sous d'autres aspects. - Parmi les fait.s isolés il n'est de dangereux que ceux qui refroidissent le cœur intime de l'élève à l'égard de son éducateur, précisément parce que les personnalités se multiplient par chaque mot, par chaque regard. Cependant on peut en temps voulu détruire même ce germe funeste, mais à force de soins et de délicate sollicitude. Les autres imp'res_sions,1si artifiçiellement , qu'elles soient provoquées, font sortir fort inutilement l'âme de son état habituel; elle y revient bien vite, et elle éprouve quelque chose d'analogue à ce que nous ressentons en riant d'une vaine fra-yeur. Ceci nous ramène justement à ce que nous disions; plus haut: on n'est réellement maître de l'éducation qu'à la condition de savoir infuser à l'âme junévile un grand cercle d'idées, très intimewent lié dans ses différentes parties et capable de l'emporter sur les éléments défavorables du milieu, d'en absorber et de s'assimiler tous les éléments favorables. Il est évident que seule une éducation privée, faite dans des circonstances heureuses, peut en assurer l'occasion à l'art du maître; mais il serait à désirer que l'on profitât des occasions qui s'oflrent déjà ! Les moqèles ainsi constitués permettraient ensuite de poursuivre les étud.es à ce sujet. D'ailleurs, on aura beau regimber : le monde dépend d'un petit nombre d'indi-
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vidus, et il suffit de quelques rares savants, mais cultivés suivant la bonne règle, pour le diriger dans la bonne voie. Dans les cas où serait impossible l'applicati_on de cet art de l'enseignement, une seule chose importe : il faut rechercher quelles sont les sources existanles des impressions principales, puis il s'agit, si possible, de les diriger. Qu'y aura-t-il à faire? Ceux qui savent reconnaître comment le général se reflète dans l'individuel, pourront le déduire du plan général : ils ramèneront l'homme à l'humanité, le fragment au tout, et puis, suivant des rapports légitimes, ils iront du plus grand au plus petit, pàr une gradation logique. L'humanité elle-même fait continuellement son éducation par la somme d'idées qu'elle produit. Si, dans ce cercle d-idées, il n'y a qu'un lien lâche entre ' les éléments variés, l'action du tout est faible ; et le moindre élément qui émerge seul, quelque absurde qu'il soit d'ailleu_ provoque l'agitation et la violence. rs, Si les éléments variés sont contradictoires, il en résulte des controverses inutiles et insensiblement ce sont les appétits grossiers qui conquièrent la force, objet du litige. Pour assurer le triomphe de la raison et du mieux, il faut d'abord et surtout l'accord d.e ceux qui pensent, l'accord de l'élite.
��LIVRE PREMIER
BUT DE L'ÉDUCATION EN Crt~!ÉRAL
CHAPITRE PREMIER
Du gouvernement des enfants.
On ,pourrait discuter la question de savoir si ce_ n ·chapitre a bien sa place da_ s la pédagogie, ou s'il ne devrait pas plutôt _ être rattaché aux parties de la philosophie pratique qui traitent du gouvernement en général. Il y a, en effet, une différence essentielle entre le soin qui vise la culture de l'esprit, et le soin qui se contente de savoir l'ordre maintenu; et si le premier porte le nom d'éducation, s'il réclame des artistes spéciaux, les éducateurs ; s'il est vrai, enfin, que toute occupation artistique, pour être élevée à la perfection par la force concentrée du génie rendu plus puissant, doive être séparée de tous les travaux accessoires et hétérogènes, il serait à souhaiter, pour le
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succès de la bonne ca·u se non moins que pour la précision des idées, que le gouvernement des enfants ne restât pas plus longtemps à la èharge de ceux qui ont pour mission d'imprégner de leur regard et de leur activité le fond même des âmes. Cependant, maintenir des enfants en ordre, c'est une charge dont les parents aiment à se débarrasser ; et bien des gens qui se voient condamnés à vivre avec les enfants y trouvent pourtant la partie la plus agréQble de leur tâche, parce qu'elle leur fournit l'occasion de se dédommager en quelque sorte, par l'exercice d'une légère domination, de fa contrainte extérieure. Aussi serait-on tenté de dire à !'écrivain, qui n'en parlerait point dans une pédagogie, qu'il n'entend rien à l'éducation. Et en effet il serait obligé de se faire luimême C!e reproche, car autant il est peu profitable aux occupations différentes dont j'ai parlé plus haut d'être toutes et absolument réunies, autant il est impossible, dans la pratique, de les séparer tout à fait. Un gouvernement qui veut se satisfaire à lui-même sans faire de l'éducation étouffe l'âme; mais par contre une éducation qui se désintéresserait des désordres des enfants ne connaflrait même pas les enfants. On ne saurait du reste faire une heure de classe en négligeant de tenir d'une main ferme quoique douce les rènes du gouvernement. Enfin, pour effectuer ent.re l'éducateur proprement dit et les parents le départ exact de ce qui constitue l'éducation totale des enfants, il faut s'efforcer de régler convenablement, de part et d'autre, les rapports auxquels les amène l'aide qu'ils se prêtent mutuellement.
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I
BUT DU GOUVERNEMENT DES ENFANTS
A sa naissance l'enfant n'a pas encore de volonté; il est par conséquent incapable de toute relation morale. Les parents peuveut donc, soit de leur propre initiative, soit pour répondre aux exigences de la société, s'emparer de lui comme d'une chose. Ils savent fort bien, sans doute, que dans cet être qu)ls traitent à l'heure acluelle selon leur bon plaisir et sans lui en demander l'autorisation, il se révélera, avec le temps, une volon~é dont il..faudra o.voir fait la conquête, si l'on veut éviter les inconvénients d'une lutte inadmissible de pa-rt et d'autre. Mais il s'écoulera du temps jusque-là ; ce qui se développe tout d'abord chez l'enfant, ce n'est pas une volonté véritable, capable au besoin de se décider, mais simplement une fougueuse pétulance qui l'entraîne tour à tour dans tous les sens ; ce n'est qu'un principe de désordre, il blesse les institutions des adultes et n'est pas sans exposer à divers dangers la personnalité future de l'enfant lui-même. Il faut réduire cette pétulance, sinon il faudrait rejeter la faute de ce désordre sur ceux qui ont charge de faire vivre l'enfant. Mais toute soumission ne s'obtient que par la force; et il faut que cette force soit juste assez puissante et s'exerce assez de fois pour qu'elle réussisse complètement, avant que les traces d'une U'raie volonté s.e manifestent chez l'enfant: ainsi l'exigent les principes de la philosophiE> pratique.
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Mais les germes de cette pétulance aveugle, les appétits grossiers, continuent d'exister chez l'enfant, et même avec les années ne font_que se multiplier et se fortifier. Pour empêcher qu'ils ne donnent' à la volonté qui grandit au milieu d'eux une direction contraire au principe de société, il faut constamment et toujours exercer sur eux une pression très perceptible. · · L'adulte, formé , à la raison, finit to-ujours par . prendre à tâche de se gouverner lui-m~me. Mais il est pourtant des hommes qui n'y réussissent jamais; ceux-là, la société les tient perpétuellement en tutelle ; elle les désigne souvent sous le nom d'imbéciles ('faibles d'esprit) et de prodigues. Il en est d'autres, _ qui développent réellement en eux une volonté contraire aux lois de la société; le conflit est inévitable entre eux et la société, et ils finissent d'ordinaire par succomber devan't les mesures équitables qu'on leur impose. Mais cette lutte est pour la société elle-même un mal moral ; parmi les nombreuses dispositions qu'on peut prendre pour la prévenir, il faut compter le gouvernement des enfants. Comme on le voit,_ le but du gouvernement des enfants est multiple ; tantôt il s'agit de prévenir le mal, pour l'enfant et les autres, dans le présent et l'avenir; tantôt. d'éviter le conflit, en ce qu'il constitue par lui-même un état anormal ; tantôt enfin d'empêcher la collision par laquelle la société, sans y être absolument autorisée, se verrait contrainte à la lutte. Mais tout cela veut dire, en dernière analyse, qu'un tel gouvernement n'a pas de but à atteindre dans l'âœ.e de l'enfant et n'a d'autre prétenti~n que d'éta-
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blir l'ordre. Toutefois on sous peu qu'il ne saurait pourtant en aucune façon se désintéresser de la culture de l'âme enfantine. ·
remarquera
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II
PROCÉDÉS DU GOUVERNEMENT DES ENFANTS
Le premier procédé de tout gouvernement, c'est la menace. E,t tout gouvernement s'y p.eurte à deux écueils: d'une part il y a des natures vigoureuses qui méprisent toute menace et osent tout, pour pouvoir tout pouvoir ; d'autre part il en existe, et en bien plus grand nombre, qui sont trqp faibles pour se pénétrel' de.la menace et chez lesquelles le désir produit des lézardes jusque dans la crainte. On aura beau faire : on ne pourra jamais écarter cette double incertitude du succès. · On aurait vraiment mauvaise grâce à déplornr les cas peu fréquents où !e gouvernement des enfants se heurte au premier écueil, tant qu'il n'est pas trop tard pour faire contribuer des circonstances si favorables à l'éducation proprement dite. Mais la faiblesse, la nature oublieuse et la légèreté de l'enfant nous réduisent à compter si peu sur la seule menace, que depuis longtemps on a regardé la surveillance comme le moyen dont le gouvernement des enfants puisse se . passer moins encore que toute autre espèce de gouvernement. C'est à peine si j'ose exprimer franchement mon opinion sur la surveillance. Tout àu moins je serai
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bref et pas trop pressant, pour que parents et éducateurs n'aillent pas attribuer sérieusement à ce livre une importance suffisante pour le rendre nuisible. Peut-être ai-je eu le malheur d'apprendre, par des exemples trop nombreux, l'effet que produit finalement dans les écoles publiques une surveillance trop rigoureuse; peut-êLre encore suis-je trop féru,en ce qui concerne les moyens de proLéger la vie et la santé physique, de cette idée que, pour devenir des hommes, !es enfants et les jeunes gens doivent être exposés au danger. Qu'il me suffise donc de rappeler brièvement ce qui suit: une surveillance minutieuse et constante est fout aussi ennuyeuse pour le surveillant que pour la personne surveillée, et tous déux font d'ordinaire assé.tut de ruse pour l'éluder et s'en débarrasser à toute occasion ; au fur et à mesure qu'elle est exercée le besoin s'en fait davantage sentir, si bien q~'en fin de compte le moindre moment d'interrup- · tion fait craindre les plus grands ~angers; en outre, elle empêche les enfants de prendre conscience d'euxmêmes, de s'essayer et d'apprendre mille choses qu'il est à tout jamais impossible de faire entrer dans un système pédagogique et qui ne sauraient être trouvées que par des recherches personnelles; enfin, pour toutes ces raisons le caractère, qui doit sa formation uniquement à l'action résultant de la volonté · personnelle, ou bien demeurera faible ou bien sera faussé, suivant. que l'enfant surveillé aura trouvé plus ou moins d'échappatoires. Ceci s'applique à la surveillance longtemps continuée, mais ne s'applique guère aux premières années, ni dava.ntage à des périodes relativement courtes, où un danger particulier peut, il est vrai, faire de la surveillance le plus strict
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des devoirs. Pour de pareils cas, qui seront à 1 considérer comme des exceptions, il faut choisir les surveil/ lants les plus consciencieux et les plus infatigables, et non pas de véritables éducateurs: on ferait appel à ces derniers d'autant plus mal à propos qu'ils ne trouveraient guère,je le suppose, dans ces cas l'occasion d'exercer leur art. Mais si vous voulez faire de la surveillance une règle absolue, alors n'exigez de ceux qui ont grandi sous une pareille. contrainte ni adresse, ni force d'invention, ni audace, ni assurance, mais attendez-vous à trouver des hommes qui s'en tiendront toujours à la même température et n'aimeront rien autant que vivre dans une succession indifférente d'occupations prescrites, se dérobant à tout ce qui est élevé ou sort de l'ordinaire, pour s'adonner à tout ce qui est vulgaire et ne réclame aucun effort. Ceux qui seront ici de mon avis devront bien se garder, cependant, de croire que le simple fait de· laisser vagabonder leurs enfants sans smveillance, sans éducation ni culture, les autorise à dire qu'ils forment de grands caractèrt'!s ! - L'éducation est un grand ensemble d'efforts ininterrompus, qui demande à être, du commencement à la fin, exactement poursuivi : il ne sert à rien de prévenir quelques défauts isolés. Il se peut que je me rap'}:lroche à nouveau des autres pédagogues en passant maintenant aux auxiliaires que le gouvernement des enfants doit se ménager dans leurs propres âmes, je veux dire l'autorité et l'amour. L'autorité fait plier l'esprit; elle en contrarie le mouvement propre; et dans ce sens elle peut être excellente pour étouffer une volonté naissante, sur le point de prendre une mauvaise conformation. C'est
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chez les natures les plus vives qu'elle est surlout indispensable: celles-ci en effet s'essaient à la fois dans le bien et le mal, et poursuivent le bien à moins ·qu'elles ne se perdent dans le mal. - Mais l'autorité ne se laisse conquérir que par la supériorité de l'esprit; et celle-ci, comme on sait, ne se laisse pas ramener à des prescriptions; il faut qu'~lle existe par elle-même indépendamment de toute éducation. Une action logique et étendue doit s'exercer ouvertement, poursuivre sa propre voie sans détours, attentive aux circonstances, mais sans se soucier de l'approbation ou de la désapprobalion d'une volonté plus . faible. Si, par manque de culture, l'enfant étourdi empiète sur les sphères défendues, il faµdra lui faire sentir les dégâts qu'il pourrait occasionner; s'il était pris du mauvais désir de vouloir nuire, il faudrait sévèrement châtier l'intention qui s'est traduite en action ou aurait pu le faire ; mais on dédaignera d'attacher de l'importance à la volonté mauvaise ni à l'offense qu'elle implique. Quant à blesser par la profonde désapprobation qui lui convient la mauvaise intention, que le gouvernement des enfants comme aussi cel.ui de l'Etat est impuissant" à punir, c'est déjà l'affaire de l'éducation dont la tâche ne peut commencer ici qu'au moment où cesse le gouvernement. -=. L'exercice de l'autorité conqPise demande qu'on porte ses regards au delà du gouvernement jusq-ue sur l'éducation proprement dite; en effet, bien qu'il ne résulte, pour la formation de l'esprit, nul intérêt immédiat de la soumission passive à l'autorité, il n'en est pas moins vrai qu'il en découle une limitation très importante ou un élargissement considél'able du cercle d'idées, dans lequel l'élève pourra plus
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tard se mouvoir avec plus de liberté et s'établir en pleine indépendance. L'amour repose sur l'harmonie des sentiments et sur l'habitude. D'où il est facile de comprendre à quelles difficultés doit se heurter l'étranger qui veut le conquérir. Il ne le gagnera certainement pas, celui qui s'isole, qui le prend souvent sur un ton très haut, et affecte des manières me1Squines et trop calculées . Il ne le gagnera pas davantage celui qui verse dans la vulgarité et qui, dans les occasions où il doit se montrer complaisant sans rien perdre de sa supério rité, est à l'affût d'un plaisir personnel en partageant celui des ~fants. L'harmonie des sentiments exigée pour l'amour peut s'établir de deux façons : ou bien l'éducateur entre dans les sentiments de l'élève et s'y rallie avec une délicatesse suprême, sans jamais en parler ; ou bien il prend soin de se rendre luimême, d'une certaine manière, accessible à la sympathie de l'enfant. Ce dernier procédé est plus difficile, et il faut pourtant le combiner avec le précédent, parce que l'élève ne peut apporter de l'énergie propre à ces relations que s'il lui est possible de s'occuper d'une façon quelconque de son éducateur. Mais l'amour de l'enfant est éphémère et passager, si l'habitude ne s'y ajoute pas en proportion suffisante. Le temps, une sollicitude assidue, le tête-à-tête, ~ ·oilà ce qui donne de la force aux rapports dont nous parlons. Inutile de dire à quel point l'amour, une fois conquis, facilite le gouvernement; mais il est tellement important pour l'éducation proprement dite, car c'est lui qui communique à l'élbe la direction d'esprit de l'éducateur - qu'il faut très vivemer,it blâmer tous ceux qui, pour se donner à eux-m~mes -
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des preuves égoïstes de leur empire sur les enfants, aiment à s'en servir, même au détriment de leurs élèves. C'est le père qui dispose de l'autorité la plus natu-~elle; tout le monde lui obéit, tous s'adressent à lui, c'est lui qui règle et modifie l'organisation des affaires domestiques, ou plutôt la mère les fait en quelque sorte converger vers lui, le maître; car c'est chez lui qu'éclate le plus manifestement la supériorité de l'esprit à laquelle il est réservé de provoquer- par , quelques paroles de blâme ou d'approbation, le découragement ou la joie. Mais c'est chez la mère que l'amour est le plus naturel; c'est elle qui, au milieu de sacrifices de toute sorte, étu<lie et apprend à comprendre mieux que personne les besoins de l 1enfant; c'est elle q\li, entre elle-mêm,e et l'enfant, prépare et forme un langage, bien avant que d'autre& personnes aient trouvé le être ; c'est elle moyen de communiquer avec le petit _ qui, favorisée en cela par la délicatesse innée de son sexe, sait trouver si facilement le ton qui s'harmonise avec les sentiments de l'enfant; et la douce puissance de ce ton produira toujours son effet, tant qu'on n'en fera pas abus. Si donc l'autorité èt l'amour sont les meilleurs moyens de maintenir chez l'enfant l'effet de la toute première soumission, autant du moins que le gouvernement sera nécessaire par la suite, il s'en suivra peut-être que c_ gouvernement reslera le mieux entre e les mains de ceux à qui la nature l'a c0nfié; .tandis que l'éducation proprement dite, et notamment la culture de l'esprit et de la pensée, ne pourra vraisemblablement être faite que par des pel'sonnes que
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leurs occupations spéciales amènent à parcourir en tous sens le vaste champ des idées humaines et à en discerner, avec autant d'exactitude que possible, les hauteurs et les profc;mdeurs, les pics escarpés et les régions plates. ~lais puisque l'autorité et l'amour ont, par ricochet, une telle influence sur l'éducation, celui qui a pour mission deformerlesidées ne devra pas avoir la présomption de s'acquitter tout seul, et à l'exclusion des parents, de cette tâche à laquelle il se trouve appelé, avec certaines restrictions d'ailleurs, par la confiance d'aukui ; il enrayerait ainsi dans leur action des forces qu'il ne lui serait pas facile de remplacer. Mais si le gouvernement des enfants doit être confié à d'autres personnes qu'aux parents,· il importe de l'orgirniser de façon à le rendre aussi facile que possible. Or ceci dépend du rapport qui existe entre le besoin de mouvement des enfanls et les limites dans lesquelles il peut s'exercer. Dans les villes les enfanls peuvent causer une foule d'ennuis à bien des gens : on est obligé de les renfermer dans des barrières très étroites, et cela d'autant plus que leur mobilité est vivement excitée et augmentée par l'exemple même que tant d'enfants se donnent réciproquement. C'est pourquoi le gouvernement n'est nulle part plus difficile que dans les établissements des villes; on les /appelle bien des maisons d'éducation, mais l'expression ne paraît guère être juste; en effet, que peut-il advenir de l'éducation là où le gouvernement seul est déjà si difficile ? A la campagne, au contraire, les établissements pourraient mettre à profit l'espace plus grand dont ils disposent, si là encore.la responsabilité qu'entraîne la réunion de tant d'élèves ne conseillait trop ~ou vent des mesures trop minutieuses qui, pour parer
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à des inconvénients incertains, causent le mal le plus certain et le plus général. - Mais c'est avec infiniment de raison que les éducateurs ont songé depuis fort longtemps à offrir-aux enfants une foule d'occupations agréables et inoffensives, dans le but de fournir un dérivatif à ce besoin de mouvement qu'il est difficile d'endiguer. On a tant dit à ce sujet que je puis bien m'abstenir d'en parler. Quand l'entourage est tel que la mobilité de l'enfant trouve d'elle-même la voie où elle puissé s'exercer utilement et à satiété, on a trouvé le milieu où le gouvernement est le plus facile.
III
LE GOUVERNEMENT, RELEVÉ PAR L'ÉDUCATION
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La menace, au besoin sanctionnée par la contrainte, la surveillance qui sait en général ce qui pourrait arriver aux enfants, l'autorité unie à l'amour : - ces moyens pourront assez aisément, et jusqu'à un certain point, nous rendre maîtres des enfants; mais plus la corde est tendue, et plus il faut de force, relativement, pour l'amener tout à fait au ton voulu. L'obéissance ponctuelle, immédiate et de plein gré, r,ette obéissance que les éducateurs cônsidèrent non sans quelque raison comme leur triomphe, qui donc voudrait l'arracher aux enfants par les seules mesures coercitives ou même par la sévérité militaire? On ne peut raisonnablement la rattacher qu'à leur propre volonté; mais celle-ci ne _§aurait être le résultat que d'une éducation véritable, assez avancée déjà.
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Si l'on admet que l'élève a déjà le vif sentiment du profit que lui vaut la direction morale et du dommage que lui 9ccasionneratt la disparition et même toute diminution de cette direction, on peut alors lui représenter qu'on a besoin, pour la lui continuer, d'établir entre lui et l'éducateur un rapport très solide, sur lequel on puisse toujours compter, et grâce auquel on puisse hardiment escompter une docilité instantanée au moment même où l'on aurait quelques raisons de l'exiger. Il n'est nullement question ici d'une véritable obéissance aveugle, qui n'est compatible avec aucune relation sociale. Mais il existe p~tout des cas où un seul peut décider, et où tous les autres doivent lui obéir sans la moindre protestation, à la condition ' toutefois qu'à la première accalmi.e on leur explique le pourquoi de la décision prise et qu'ainsi l'orch:e donné aille au-d_ vant de la critique future des subore donnés; c'est donc parce que la subordination leur paraît, en ces cas, une nécessité évidente que ces derniers concèdent à leur chef momentané un droit qu'il ne s'arrogerait pas de sa propre autorité. Il en va de même dans l'éducation. Et plus que tout autre l'éducateur étr"anger se compromet absolument, quand il semble s'arroger une domination qui ne serait pas une émauatiQ.R du pouvoir paternel ou q1:1.'il ne tiendrait pas du libre consentement de son élève.
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IV
CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES SUR L'ÉDUCATION PROPREMENT DITE DANS SES RAPPORTS AVEC LE GOUVERNEMENT.
L'éducation proprement dite, ·elle aussi, connaît quelque chose qui peut s'appeler contrainte; tout en n'.étant jamais dure, elle est parfois très sévère. Son moyen extrême est le simple mot : je veux, qui trouve bientôt son équivalent dans la simple expression : je désire, sans autre addition; il fa.i.t donc montrer beaucoup de discrétion dans l'emploi de ces deux formules. Elles demandent en effet à l'élève quelque chose qui ne peut être que l'exception : qu'il renonce à avoir communication des motifs et à les peser d'accord avec son éducateur. Elles indiquent donc chez l'éducateur une étrange et fâcheuse disposition d'esprit, dont il faut rechercher les causes extraordinaires afin de les faire disparaître. L'éducation se fait tout aussi oppressive, bien que d'une façon moins subite, quand on s'acharne à demander à l'enfant ce qu'il fait absolument à contrecœur, et à ne jamais tenir le moindre compte de ses désirs. Dans ce cas, comme .du reste dans le précédent, elle invoque tacitement et s'il le faut ouvertement le pacte conclu : nos relations n'existent et ne subsistent qu'à telle ou telle condition. Il est clair que cela n'a pas de sens, si l'éducateur n'a pas su se créer une certaine situation libre vis-à-vis de l'élève. C'est à ce même ordre d'idées ·que se rattache le
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retrait des signes habituels de satisfaction et d'approbation. _ t ceci suppose à son tour qu'en règlJ généE rale l'élève, en tant qu'homme, est traité avec toute l'humanité voulue, et même, s' il est aimable, avec toute l'affection et tout l'attachement qu'il mérite. Mais cela suppose encore chez l'éducateur une qualité d'un ordre supérieur : le sentiment de tout ce que l'humanité et la jeunesse peuvent avoir de beau et d'attrayant. L'homme mélancolique chez qui ce sentiment s'est émoussé fera mieux d'éviter la jeunesse; elle ne saurait même pas le regarder avec toute l'indulgence qu'il mérite. Seul_ celui qui est capable de beaucoup recevQ.ir et par suite de beaucoup rendre, peut beaucoup retirer et par cette pression dir.i ger à sa guise l'humeur et l'attention de la jeunesse. Mais il ne la dirigera pas sans lui sacrifier en majeure partie la liberté de sa propre humeur. Comment voudrait-il, tout en gardant toujours une froide impassibilité, produire chez l'enfant, qui marche seul au grand jour de l'insouciance et de l'épanouissement constant de ses forces physiques, les nuances délicates des émotions morales, sans lesquelles il ne saurait y avôir ni vive sympathie, ni goot épuré, ni même véritable pénétration, ni esprit d'observation? Elles sont bien rares les natures capables de s'arracher d'elles-mêmes à cette-platitude qui n'est autre chose que ce que nous appelons vulgarité; bien rares encore celles qui peuvent acquérir, sans qu'illeur soit communiqué par autrui, l'esprit de discernement dont le rôle est de former à l'intérieur comme à l'extérieur. Il faut donc que l'éducateur secoue et éveille l'enfant> en cfiscernant ce qu'il y a en lui ; il faut qu'il lùi renvoie son image, douée de la force d'extension et ·de résistance
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qui pousse et aiguillonne l'homme adonné à sa propre culture. Celte force, où la trouverait-il, sinon dans sa propre âme agitée? -Ressentir à son tour ce qu'éprouve l'éducateur, quand ces sentiments et d'autres encore se manifestent chez l'enfant: voilà lepremier pas pour ;ortir de la grossièreté, le bienfait le plus immédiat de l'éducation. Mais pour le pressentir, il faut une modification douloureuse des propres sentiments ; cette modification ne convient plus à l'homme mûr, elle ne sied nalurèllement qu'à celui qui se trouve , encore lui-même dans la période de la Lulle pour la culture. C'est pourquoi l'éducation est l'aüaire des hommes jeunes, qui sont à l'âge où l'on est le plus sensible à la propr~ critique. Et alors, c'est en effet pour l'éducateur un adjuvant excellent, lorsqu'il jette les yeux sur un âge qu'il a eu, lui aussi, d'avoir devant lui cette plénitude intégrale de capacité humaine, en même temps que lui est impartie la mission complète de faire du possible une réalité et de faire, à la fois, l'éducation de l'enfant et la sienne propre. Cette sensibilité ne peut que disparaître avec le temps, soit qu'el_le ait trouvé satisfaction, soit que l'espoir vienne à sombrer et qu'on soit pressé par les affaires. Avec elle disparaissent la faculté et le goût de l'éducation. Ce sont les circonst,ances qui décident s'il faut parler beaucoup ou peu pour exprimer les mouvements de sa propre âme. Une âme fermée qui ne s'épanche.: rait jamais en paroles, un organe sans souplesse, ignorant les tons élevés ou bas, un langage dépourvu de variété dans'les tournures et incapable d'exprimer le mécontentement avec dignité et l'approbation avec une joyeuse cordialité : voilà ce qui arrêterait la meilleure volonté et mettrait dans l'embarras le sentiment
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le plus délicat. Il y a beaucoup à parler dans l'éducation, bien des fois il faut improviser; ces improvisations peuvent bien se passer d'ornements et d'art, mais elles ne sauraiept être complètement dénuées de forme. Combien de fois il faut <le l'énergie sans que cependant il y ait dureté! Où la trouver sinon dans quelque tournure inattendue ; dans une gravité qui augmente graduellement et inspire de l'inquiétude, parce qu'on ne sait jusqu'où elle ira; dans des mesures qui créent ou détruisent et laisseront le souvenir de l'espoir déçu ou de l'espoir réalisé? La personnalité rent:re en elle-même: elle s'arrache en quelque sorte à une situation fâcheuse, qui semblait la narguer. Ou bien elle ressort, elle s'élève au-dessus de la mesquinerie où elle se sentait trop à l'étroit. L'élève voit épars les liens rompus: par ~a pensée il se reporte au passé, va vers l'avenir; il entrevoit le vrai motif ou le vrai moyen; .et dès qu'il est prêt à comprendre et à rétablir ce qui se trouve détruit, l'éducateur accourt au devant de lui, dissipe l'obscurité, aide à renouer les liens brisés, à aplanir les difficultés, à fixer les irrésolutions. - Mais ces expressions sont trop générales, trop figurées : cherchez vous-mêmes des exemples pour les éclaircir. Surtout pas de longues bouderies, pas de gravité étu1iée, pas de taciturnité mystique! Et par-dessus tout, pas de feinte amabilité ! La droiture doit rester à Lous les mouvements de l'âme, quelle que soit la variété de leurs directions. Nombreuses seront les expériences que l'enfant devra faire a:~c son éducateur.' avant ?'envoi~· rés~!- _.. ., ..-.~-ll'=;·; j ter cette docilité souple et délicate qm ne doit pom~·~ ~ 4 ~ .~\ \
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PÉDAGOGIE GÉNÉRA.LE
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avoir d'autre source que la connaissance et le ménagement de sa sensibilité. Mais à la première manifestation de cette docilité la conduite de l'éducateur devra se faire plus égale, plus uniforme, il faut qu'il · évite cette double suspicion : qu'on ne peut nouer avec·lui des ra.p ports solides, qu'on ne peut en toute sécurité se rêposer sur son cœur.
�CHAPITRE II
De l'éducation proprement dite.
L'art de troubler la paix d'une âme enfantine, de s'attacher cette âme par la confiance et l'amour, pour l'opprimer et l'exciter à volonté et la ballotter avant le temps dans l'inquiétude des années à venir, serait le plus haïssable de tous les arts mauvais, s'il n'avait à atteindre un but qui. pourrait servir d'excuse à de tels moyens aux yeux justement de celui dont on aurait à craindre semblable reproche. « Tu m'en sauras gré plus tard?» dit l'éducateur à l'enfant qui pleure; cet espoir seul peut d'ailleurs l'excuser de faire ainsi verser des larmes. Qu'il se garde, dans une sécurité trop grande, d'employer trop souvent des moyens trop énergiques I Toutes les bonnes intentions ne sont pas payées de reconnaissance, et c'est être mal placé que d'être dans la catégorie de ceux qu'un zèle malencontreux porte à voir des bienfait.s là où ùn autre ne ressent que du mal ! De là cet avertissement: Pas trop d'éducation ! Et il faut aussi s'abstenir de faire inutilement appel à ce pouvoir ' qui fail plier l'enfant dans un sens ou dans
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1:autre, opprime le caractère et trouble la gaieté. Car on trouble en même temps, pour l'avenir, le gai souvenir de, l'efifance, la joyeuse reconnaissance, la seule qui reconnaisse vraiment ! Préférerons-nous donc ne pas faire d'éducation du tout? nous bornerons-nous à gouverner et réduironsnous même ce gouverI)emen t au stri-ct nécessaire? - , Si tout le monde veut être sincère, beaucoup de voix se prononceront en ce sens. Une fois de plus on nous vantera l'Angleter.re; mais dès qu'on aura commencé ce manèg_e, on saura même excuser le manque de gouvernement, qui,dans cette ile fortunée, autorise des licences si diverses aux jeunes gens de condition. Mais évitons toute discussion I Pour nous la seule question est la suivante : Pouvons-nous discerner à l'avance, parmi les bals de l'homme futur, cellx qu'il nous saura gré an jour d'avoir de bonne heure saisis _ à sa place el poursuivis en lui-même. Alors il n'est point besoin d'autres raisons; nous aimons les enfants et c'est l'homme que nous aimons en eux; l'amour n'aime pas les hésitations., pas plus, qu'il n'attend des impératifs catégoriques.
I
LE BUT DE L ÉDUCATION EST-IL SIMPLE OU MULTIPLE?
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La recherehe de l'unité scientifique amène souvent les penseurs à vouloir artificiellement unifier ou déduire l'une de l'autre des choses qui, par leur nature, sont mulLioles et coexistantes. N'a-t-on pas été en
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trainé à cette aberration de faire de l'unité de ia science l'unité des choses, et de les postuler l'une avec l'autre? - De telles erreurs ne touchent pas la pédagogie; mais d'autant plus se fait sentir le besoin de pouvoir condenser en une seule iaée, d'où puisse sortir l'unité du plan et la force concentrée , un ensemble aussi complexe, aussi vaste, et pourtant si étroitement lié dans toutes ses parties que l'éducation. Si donc l'on envisage le ré::,u~~:ü que doivent donner les recherches pédagogiques pour être complètement utiles, on est poussé, dans l'intérêt de l'unité dont ce résultat ne saurait se passer, à réclamer et à présupposer également l'unité du principe d'où on espère le voir découler< Mais alors il y a deux (trois) choses qu'il faut envisager : 1 ° dans le cas où un tel principe existerait, connaît-on la méthode pour échafauder une science sur un principe? - 2° Ce principe, si, par hasard il existe, donne-t-il réellement toute la science? - 3° Cette construction de la science et cette conception qui la donne, sont-elles les seules bonnes ou bien en existe-t-il d'autres encore, moins appropriées peut-être, mais tout aussi naturelles, et que par conséquent on ne saurait entièrement éliminer? Dans un mémoire imprimé à la suite dela deuxième édition de mon ABC de l'intuition, j'ai traité, d'après la méthode qui me semblait requise à cet endroit, le but suprême de l'éducation: la moralité. Je demanderai très humblement à mes lecteurs d'établir une comparaison très serrée entre le travail présent et le mémoire indiqué, tout l'ancien ouvrage même ; je me vois du moins obligé -de faire une supposition de ce genre, pour pouvoir éviter des redites. - Pour l'intelligence exacte dudit mémoire, il s'agit avant tout
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de bien saisir en quels rapports la culture morale se trouve avec les autres parties de la culture, c'està-dire, comment elle les présuppose comme des conditions absolument indispensables à sa propre production certaine. Des gens non prévenus reconnaîtront sans difficulté, je l'espère, que le problème de la culture morale n'est pas un fragment qui se puisse séparer de l'ensemble de l'éducation, mais qu'il se trouve en un rapport néi:-essaire et très étendu avec les autres préoccupations de l'éducation. Mais le mémoire même peut montrer que ce rapport pourtant ne s'applique pas exactement et à un tel point à toutes les parties de l'éducation, que nous ne devions nous occuper de ces autres parties que dans la mesure où elles entrent dans ce rapport. ·Tout au contraire, il est d'autres idées, relatives à la valeur immédiate d'une éducation générale, qui se présenwnt avec force et que nous n'avons pas le droit de sacrifier. En conséquence, la conception qui accorde à la moralité le premier rang est bien, à mon avis, le point de vue essentiel de l'éducation, sans en être pourtant le seul, celui qui renferme tout en lui. Ajoutez à cela que l'enquête amorcée dans le dit mémoire, si 'l'on voulait la conduire à bonne fin, passerait forcément au beau milieu d'un système philosophique complet. Mais l'éducation n'a pas le temps d'attendre que les recherches philosophiques arrivent à des résultats absolument nets, chose fort _ outeuse d'ailleurs . Il faut plutôt souhaiter que la d pédagogie se maintienne a,utant que possible indépendante des dôutes philosophiques. Pour toutes ces raisons j'adopte ici une voie qui sera plus aisée et moins trompeuse pour les lecteurs ; au point de vue
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de la science elle touchera plus immédiatement tous les points; toutefois elle n'est pas avantageuse pour approfondir et réunir finalementl'ensemble, parce que l'éparpillement des considérations laissera toujours quelques traces et qu'il manqÛe toujours quelque chose à l'union la plus parfaite d'éléments divers: Ceci s'adresse à ceux qui se sentent' appelés à se prononcer en juges, ou plutôt à construire eux-mêmes, et par leurs propres ressources, une pédagogie. L'unité du but pédagogique ne peut nullement découler de la nature même de la chose, précisément parce que tout -doit dériver de cette unique pensée : L'éducateur représente auprès de l'enfant l'homme fular; les buts que l'enfant devenu adulte se fixera plus tard lui-même sont par ç_onséquent ceux que l'éducateur doit pour le moment fi;t;er à ses ·efforts; il doit préparer l'esprit de l'enfant à les poursuivre un jour avec facilité. Il ne doit en rien débiliter l'activité de l'homme futur; il se gardera donc de la fixer d'ores et déjà sur certains points particuliers, comme aussi de l'affaiblir en la dispersant. Il ne doit rien laisser perdre ni en force ni en étendue, qu'on puisse lui réclamer plus tard. Quelle que soit la facilité ou la difficulté de pareille tâche, un point est certain : puisque les aspirations de l'homme sont multiples, les préoccupations de l'éducation le sont forcément. Cela ne veut pas dire toutefois que les éléments multiples de l'éducation ne puissent aisément être subordonnés à un ou plusieurs principes fÔrmels (t).
(1) Au point de vue scientifique, je dois probablement faire remarquer ici que des principes et des formules auxquels on peut simplement subordonner des éléments divers sans qu'ils en découlent avec une rigoureuse nécess ité, ne sont pas pour moi des principes.
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Au coniraire, l'empire des buts fut~rs de l'élève se subdivise immédiatement en deux provinces: la première comprend les buts purement possibles qu'il voudrait peul-être atteindre un jour et poursuivre autant qu'il lui plairait; la deuxiènîe, totalemen't distincte de la précédente, renferme les buts nécessaires qu'il ne pourrait jamais se pardonner d'avoir négligés. · En un mot: le but de l'éducation se divise d'après les buts qui relèvent du libre choix (non pas de l'éducateur, ni de l'enfant, mais de l'homme futur) et les buts qui sont déterminés par la moralité. Ces deux rubriques principales se présentent immédiatement à quiconque veut bien se rappeler les plus connus des principes fondamentaux Je la morale.
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II
MULTIPLICITÉ DE L'INTÉRÊ:T. FORCE DE CARACTÈRE DE LA MORALITÉ
Comment l'éducateur peut-il à l'avance faire siens les buts futurs, purement possibles, de son élève? Le côté objectif de ces buts ne dépend que du libre choix et ne présente donc· aucun intérêt pour l'éducateur. Seul le vouloir de l'homme futur luimême, et par suite la somme des exigences que dans et par ce vouloir il élèvera à son propre égard, fait l'objet de la. bienveillance de l'éducateur : et la force, le plaisir original, l'activité, avec lesquels le premier devra satisfaire à ses propos exigences, voilà ce qui fait pour le second l'objet d'un jugemei:it basé sur
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l'idée de perfection. Ce qui nous occupe ici ce n'est donc pas un certain nombre de buts particuliers (il nous est du ~este impossible de les connaitre d'avance), mais plutôt, dans son ensemble, l'activité de l'homme qui se développe, - la quantité de force vive et d'activité immédiates qu'il recèle. Plus cette quantité est grande, plus elle est pleine, étendue, intimement harmonieuse, et plus elle est parfaite et offre de sécurité à notre bienveillance~ Mais il ne faut pas que la fleur brise son calice; la richesse ne doit pas dégénérer en faiblesse par l'excès de la dispersion à trop d'objets. - Depuis fort longtemps la société humaine a cru devoir établir la division du travail, pour que chacun puisse faire bien ce qu'il fait. Mais plus le travail est limité, divisf, et plus multiple est ce que chacun reçoit de tous les autres. Or, puisque la réceptivité intellectuelle est basée sur l'affinité des esprits et celle-ci sur des exercices intellectuels similaires, il va de soi que · dans le domaine supérieur de l'humanité proprement dite il ne faut pas isoler les travaux jusqu'à provoquer une ignorance réciproque. Tous doivent être amateurs en tout, virtuoses en une spécialité. Mais la virtuosité particulière est affaire de libre choix ; la réceptivité multiple, au contraire, qui ne peut résulter que des essais multiples faits par l'effort personnel de chacun, est affaire d'éducation. Aussi nous indiquons comme la première partie du but de la pédagogie la multiplicité de l'intérél, qu'il faut distinguer -de ce qui en est l'exagéràtion, je veux dire la multiplicité de l'occupation. Et puisque, parmi les objets du vouloir, parmi les diverses directions même, il n'en est aucune qui nous intéresse plus que l'autre,
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nous ajouterons encore, pour que personne ne soit froissé de voir la faiblesse à côté de la force, un mot à notre définition et nous aurons: intérêt muitiple el_ également réparti. De cette façon nous en arrivons à la signification de l'expression courante: développement harmonique de loufes les f acullés ; mais encore faudrait-il se demander ici ce que l'on entend par pluralité des facultés de l'âme et ce- que signifie l'harmonie de facultés différentes? Comment l'éducateur doit-il faire sien le but nécessaire de l'élève? Comme la morale réside uniquement dans le vouloir personnel consécutif à une compréhension juste, il est évident, tout d'abord, que l'éducation morale n'a pas à produire une certaine forme extérieure des actions, mais à développer dans l'esprit de l'élève le discernemenl ainsi que le vouloir qui doit y correspondre. Les difficultés métaphysiques inhérentes à cette dernière tâche, je les passe sous silence. Quiconque sait éduquer les oublie; et celui qui ne peut les surmonter, il lui faut, préalablement à la pédagogie, une métaphysique; le résultat de ses spéculations lui montrera si oui ou non l'éducation peut être pour lui chose possible. -Si je jettè un coup d'œil sur la vie, je vois bien des gens pour qui la morale est une gêne, et fort peu qui y trouvent un principe de vie. La plupart ont un caractère exclusif de toute bonté, leur plan 'de vie n'est que pour leur bon plaisir; le bien, ils le font à l'occasion, et ils évitent volontiers le mal lorsque le mieux les mène au mème but. Les principes de morale leur semblent ennuyeux, parce qu'il n'en résulte pour eux
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que de temps à autre une entrave mise au flux de leurs idées; bien plus; tout ce qui heurte cette entrave, ils l'accueillent de grand cœur; le jeune étourdi a leur sympathie, si ses fautes dénotent quelque force ; et au fond d'eux-mêmes ils pardonnent tout ce qui: n'est ni ridicule ni perfide. Si l'éducation morale n'a d'autre but que de faire entrer l'élève dans la catégorie de ces gens-là, nC?tre tâche est facile; nous n'avons qu'à veiller à ce qu'il ·grandisse sans être ni taquiné, ni offensé, dans le sentiment de sa force, et reçoive certains principes d'honneur, faciles à imprimer, parce qu'ils montrent l'honneur non point comme une acquisition pénible, mais comme un bien dont la nature nous a dotés et qui ne demande à être sauvegardé et revendiqué que dans certaines occasions et d'après des formules conventionnelles. - Mais qui nous garantit que l'homme falur ne recherchera pas le bien lui-même, pour en faire l'objet de sa volonté, le but de sa vie, la règle de son auto-critique ? Qui nous meL à l'abri de la sévérité qui dans ces conditions iombera sur nous? Qu'adviendrait-il s'il nous demandait pour quelle raison nous avons osé devancer le hasard qui peul-être eüt amené de meilleures occasions d'élever l'esprit dans son essence intime, et n'aurait certainement pas donné l'illusion de l'éducation? - On a des exemples de cette sorte! Et il y a toujours un certain danger à se faire l'homme d'affaires d'autrui, quand on n'a pas envie de bien s'acquitter de sa mission. Et quand il s'agit surtout d'un homme aux principes de morale rï'goureux, personne probablement n'encourrait une condamnation aussi sévère que celui qui s'est arrogé, à son égard, une influence capable de le rendre pire.
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Voici donc quel est tout le but de l'éducation morale : faire en sorte que les idées du juste et du bien deviennent, dans toute leur rigueur et leur pureté, lés objets réels de la volonté, veiller à ce que le fond intrinsèque et effectif du caractère, l'essence intime · de la personnalité se détermine conformément à ces idées, à l'exclusion de tout autre choix arbitraire. Et bien qu'on ne me comprenne pas tout à fait, quand je me borne à nommer les idées du juste et du bien, la morale s'est pourtant, pour notre plus grand bien, déshabituée des à-peu-près auxquels, naguère, elle se laissait aller parfois sous forme de doctrine du plaisir .. Et par suite l'essentiel de ma pensée est clair.
III
L'INDIVIDUALITÉ DE L'ENFANT CONSIDÉRÉE COMME POINT D"J:NCIDENCE
L'éducateur vise au général, mais l'enfant est un individu particulier. Sans faire de l'âme un mélange de facultés diverses, ni faire du cerveau un composé d'organes capables d'apporter à l'esprit une aide positive et de le décharger peut-être d'une partie de son travail, il faut bien laisser subsister .sans contestation et dans toute leur importance les expériences, d'après lesquelles l'êLre iritellectùel, suivant qu'il réside dans telle ou telle forme corporelle, rencontre telles et _telles difficultés dans son fonctionnement, ainsi que des facilités correspondantes, relatives.
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Or, si fortement entraînés que nous soyons d'éprouver par des essais la souplesse de ces dispositions, au lieu d'excuser notre paresse par le respect que nous inspire la supériorité de leur force, nous prévoyons cependant que la représentation la plus pure et la plus réussie de Vhumanité ~outrera toujours en même temps un individu particulier; et même nous sentons que l'individualité doit ressortir forcément, pour que l'exemplaire isolé de l'espèce ne paraisse pas insignifiantà côté del 'espèce même et ne s'efface comme chose indifférente; nous savons enfin quel intérêt il y a pour les hommes de voir des individus différents se préparer et se desLiner à des affaires différentes. D'ailleurs, le caractère propre du jeune homme se révèle chaque jour davantage au milieu des efforts de l'éducateur; et ~'est une vraie chance quand l'un ne contrecarre pas directement les autres ou que même, les heurtant de biais, il ne fasse surgir un tiers élément aussi âéplaisant pour l'élève que pour l'éducateur! Cette dernière hypothèse se réalise d'ordinaire chez ceux qui ne savent pas manier les hommes et qui par conséquent ne savent pas prendre chez l'enfant l'homme qui s'y trouve déjà. De tout cela il résulte, pour le but de l'éducation, un objectif négatif, aussi important que difficile à poursuivre : c'est qu'il faut laisser l'individualité intacte autant que possible. Pour ceci il importe avant tout que l'éducateur discerne bien ses propres accidences et remarque soigneusement les cas où lui veut d'une manière tandis que l'élève agit d'une autre, sans que d'un côté ni de l'autr~ il y ait avantage essentiel. Dans ces circonstances, l'éducateur doit immédiatement faire céder son désir personnel, et même,
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si possible, en supprimer jusqu'à la manifestation. Laissons les parents déraisonnables façonner à leur goû.t leurs garçons et leu_rs filles et app1iquer toutes sortes de vernis sur un bois non raboté - vernis qui sera violemment arraché, mais non sans douleur ni· préjudice, lorsque l'élève sera parvenu à l'âge de se gouverner lui-même __.; le véritable éducateur, s'il ne peut rien empêcher, du moins ne se fera pas complice, tout occupé de son propre édifice_pour lequel il trouvera toujours dans les âmes enfantines assez de terrain libre. Il se gardera de se charger d'une besogne qui ne saurait lui valoir de reconnaissance ; il aime laisser s'épanouir tout à l'aise la seule gloire à laquelle l'individualité puisse prétendre, celle d'être fortement accusée, reconnaissable jusqu'à l'excentricité ; pour lui, il met son honneur à ce que dans l'homme qui fut soumis à son bon plaisir l'on retrouve ineffacée la pure empreinte de la personne, de la famille, de la naissance, et de la nation.
IV
DE LA NÉCESSITÉ DE RÉUNIR LES BUTS PRÉCÉDEMMENT DISTINGUÉS
Nous n'avons pu, partant d'un point unique, développer notre plan pédagogique, sans fermer les yeux sur les exigences multiples inhérentes à notre sujet: il nous faut au moins ramener à un point unique ce qui doit être le but d'un plan unique. Autrement, où commencerait notre travail? où finirait-il ? où trouver
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un refuge contre les exigences sans cesse renaissantes des considérations si diverses? Peut-o; avoir apporté de la réflexion dans l'œuvre de l'éducation, sans avoir été frappé chaque jour de l'un·ité de but absolument indispensable? Peut-on songer..à s'occuper d'éducation, sans être effrayé de la multitude des soucis et des devoirs-multiples qui nous atten-dent' ? L'individualité est-elle compatible avec la culture mu-ltiple ? Peut-on ménager celle-là en _développant celle-ci? L 'individu est plein d'aspérités; la culture multiple est unie, lisse, arrondie, car d'après nos exigences elle devrait être formée avec répartition égale. L'individualité est déterminée et limitée ; l'intérêt multiple essaie de se développer dans toutes les directions et doit se donner là où l'autre resterait insensible ou même se montrerait hostile ; il doit se porter sur des objets différents, tandis que celle-là reste tranquille, recueillie en elle-même, pour une autre fois sè manifester avec force. Dans quel rapport l'individualité se trouve-t-elle avec le caractère ? Elle semble se confondre avec lui ou l'exclure absolument. C'est au caractère, en effet, que l'on connaît l'homme, mais c'est au caractère moral qu'on d_ evrait le reconnaître. Or l'individu peu moral ne se reconnaît pas à la moralité, mais au contraire à beaucoup d'autres traits individuels ; et il semble bien que précisément ces traits constituent son caractère. Bien plus ! la difficulté de beaucoup la plus grave gît entre les deux parties principales du but pédagogique même. En effet, comment la culture multiple condescendra-t-elle à se blottir, dans les limites étroites de la moralité ; et d'autre part, comment la
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modestie morale supportera-t-elle, dans son austère simplicit.é, d'être revêtue des couleurs variées d'un rntérêtmultiple? Si jama·is la pédagogie s'avisait de se plaindre que somme toute elle est étudiée et pratiquée avec assez de médiocrité, il lui faudrait s'en prendre à ceux qui, par leurs développements sur la destination de l'homme, nous ont apporté si peu d'aide pour nous évader de la situation ennuyeuse entre deux conceptions appelées, semble-t-il , à s'accorder entre elles. En effet, à force de lever les regards vers la nature ilevée de notre destinéé, nous oublions d'ordinaire °l'individualité et l'intérêt multiple des choses terrestres, jusqu'à ce que ce dernier nous fasse bientôt oublier la première; - et tandis qu'on berè@ la morale pour en faire la croyance à des forces transcendantes, les forces et les ressources réelles restent à la disposition des incrédules qui gouvernent le monde. Quant à rattraper d'un seul coup tout ce qui manque en fait de travaux préliminaires, ce serait une Lâche à laquelle nous ne pouvons songer ici! Nous serions heureux si nous réussissions à mieux faire envisager les points en question. - Notre tâche principale est naturellement d'analyser avec tout le soin voulu les diverses idées principales, c'est-à-dire la culture multiple, l'intérêt, le caractère, la moralité, puisque c'est sur elles que doivent porter tous les efforts que nous nous proposons. Il se peut qu'au cours même de cette analyse les rapports qui les relient se dégagent et s'établissent d'eux-mêmes. Quant à l'individualité, elle est à coup sûr un phénomène psychologique; l'étude en devrait donc être réservée à la seconde partie de la pédagogie mentionnée plus haut, qui aurait à cons-
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truire sur des idées théoriques tout comme la partie présente édifie sur des idées pratiques. Mais nous ne pouvons cependant ici laisser entièrement de côté l'individualité ; il nous en resterait en effet une réminiscence qui nous gênerait sans cesse; et nous serions empêchés de nous consacrer en toute confiance à la méditation des parties essentielles du but pédagogique. Il nous faut donc dès maintenant tenter quelques pas pour concilier l'individualité avec le caractère et la culture multiple; une fois établies ces règles el ces relations, il nous sera loisible â.e les emporter, par la pensée, pour l'étude des livres suivants ; et nous pourrons même nous exercer à considérer les objets de l'éducation sous toutes leurs faces, sans perdre de vue l'une des idées en nous appliquant à l'autre. Mais les seuls prééeptes ne pourront jamais tenir lieu de pratique personnelle.
V
L'INDIVIDUALITÉ ET LE CARACTÈRE
C'est par l'individualité que toute chose se différencie des autres de même nature. Ces signes distinctifs sont appelés souvent caractères individuels ; et c'est ainsi que l'usage de la langue confond les deux termes que nous voudrions déterminer dans leurs rapports. Mais on sent immédiatement que le mot caractère est employé dans une acception tout autre, dès qu'il s'agit de caractères au théâtre, ou encore de l'absence -de caractère chez les enfants. Des indivis
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dualités seules constituent un mauvais drame ; et les enfants ont des individualités très accusées, sans pourtant avoir de caractère. Ce qui manque aux enfants, ce que les personnages dramatiques doi;,,.ent montrer, ce qui, en résumé, est susceplible de caractère chez l'homme considéré comme être raisonnable, c'est la volonté, mais la volonté au sens rigoureux du mot, qui n'a rien du tout de commun avec les accès du caprice et du désir, car ceux-ci ne sont pas résolus, alors que la volonté l'est. Et ce qui constitue le caractère, c'est la nature de la résolution. Vouloir, - prendre une résolution; - ce sont deux opérations qui se passent dans la conscience. Mais l'individualité est inconsciente. C'est la source obscure d'où notre pressentiment psychologique croit voir jaillir ce qui, suivant les circonstances, se manifeste chez l'homme sous telle ou telle forme. Le psychologue finit par lui attribuer le caractère même, tandis que le professeur transcen<lental de la liberté (Fichte), qui n'a d'yeux que pour les manifestations du caractère déjà formé, creuse un abîme infini entre l'intelligible et l'être naturel. C'est en effet par la lutte que presque inévitablement le caractère se manifeste à l'égard de l'individualité. Car il est simple et constant, tandis qu'elle fait monter de son sein des idées et des concupiscences toujours nouvelles; et même quand son activité est vaincue, elle affaiblit encore par sa passivité et son excitabilité multiples l'accomplissement des résolutions prises. , · Non seulement les caractèr~s moraux, fous les caractères connaissent la lutte, car chacun cherche à sa façon à être conséquent avec lui-même. C'est par
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la victoire remportée sur les manifestations les meilleures de l'{ndividualité que se parachève l'ambitieux, l'égoïste; c'est par la victoire sur lui-même que se parachève le héros du vice comme aussi le héros de la vertu. Nous obtenons un contraste comique en leur comparant les êtres faibles qui, pour avoir une théorie et être logiques, bâtissent leur théorie sur le principe suivant: ne pas combattre, mais se laisser aller. Certes, c'est une lutte pénible, étrange, que celle qui faiL passer de la clarté aux ténèbres, de la conscience à l'inconscience; au moins vaut-il mieux la soutenir avec réflexion qu'avec entêtement.
VI
L'INDIVIDUALITÉ ET L'UNIVERSALITÉ
S'il nous a fallu précédemment distinguer ce qui semblait se confondre, nous avons à l'heure actuelle à -concilier ce qui tend à se détruire. L'homme universel n'a ni sexe, ni classe, ni époque l Grâce à son esprit flottant, grâce à sa sensibilité partout présente, il peut être indifféremment homme ou jeune fille, enfant ou femme; il sera , à votre choix, courtisan ou citoyen ; sa patrie, c'est Athènes ou Londres aussi bien que Paris ou Sparte. Aristophane et Platon sont ses amis, mais ni l'un ni l'autre ne.le possède. L'intolérance seule est un crime à ses yeux. Son attention s'attache aux choses les plus variées; il conçoit les pensées les plus élevées, aime ce qu'il y a de plus beau, raille tout ce qui est grotesque
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et s'essaie à · tout. Pour lui, rien de nouveau, tout garde pour lui sa fraîcheur. Ressuscifoz Alcibiade, promenez-le à travers l'Europe, et vous,aurez l'homme universel. Lui seul, autant que nous le sachions, avait une individualité universelle. Ce n'est pas dans ce sens que l'homme de caractère est universel, parce qu'il ne le veut pas. Il ne veut pas être le canal pour tous les sentiments qu'envoie le ~ornent présent, n~ l'ami de tous ceux qui s'attachent à lui, ni l'arbre sur lequel poussent les fruits de tous les caprices. Il dédaigne d'être le centre des contradictions; l'indifférence et la lutte lui sont également odieuses; ce qu'il lui faut, c'est l'intimité jointe à la gravité. L'universalité <l'Alcibiade peut donc une ou plusieurs fois se concilier avec l'individualité; c'est tout à fait indifférent à l'éducaleur, qui ne peut se soustraire à la tâche de former le caractère. Nous verrons d'aillears plus loin quel'idéed'universalilé prise comme qualité de fa pusonne se , décompose en plusieurs idées qui pourraient bien ne pas très bien cadrer avec ce tableau. Mais l'individualité qui parfois se donne de grands airs ët a des prétentions uniquement par.ce qu'elle est individualité, nous lui opposons le tableau de l'uni.: versalité, avec les prétentions· de laquelle elle pourra comparer les siennes propres. Nous admettons donc que l'individualité peut être en conflit avec l'universalité ; nous nous rappelons fort bien lui avoir même déclaré la guerre.au nom de cette dernière, si elle ne voulait autoriser l'intértU multiple également réparti. Mais .par le fait même que nous avons immédiatement renoncé à la multiplicité des(
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occupations, l'individualité conserve un champ assez vaste pour manifester son activité, - se choisir sa vocation, - et s'adonner en outre à mille petites habitudes et commodités qui, tant qu'elles ne voudront pas aller au delà de l'importance qu'elles ont réelÏement, ne seronl guère préjudiciables à la réceptivité et à la mobilité de l'âme. Ce que nous avons d'abord établi, c'est qqe l'éducateur ne doit pas ~lever de prétentions dont ne s'inquiètent pas les buts de l'éducation. Il y a beaucoup d'individm1.lités, l'idée ,d'universalité est une-i toutes celles-là y sont contenues,comme les parties dans le tout. Or, la partie peut être mesurée sur le tout, - elle peut même être amplifi6e jusqu'à être le tout : c'est ce qui forme ici la tâche de l'éducation. Mais n'allez pas croire que ce.ile amplification se fait en ajoutant successivement à la partie existànte d'autres parties. Non, l'éducateur envisage tôujours l'universalité tout entière, mais réduite ou agrandie. Sa tâche consiste à augm~nter la quantité sans rien changer aux contours, à la proportion, à la forme. Mais ce travail entrepris sur l'individu en modifie toujours les contours; tel un corps irTégulièrement anguleux ·dans lequel, autour .d'un certain centre, se développerait petit à petit une sphère qui pourtant ne serait jamais à même d'envelopper entièrement les aspérités les plus saillantes. Les aspérités, - les éléments forts de l'individualité - peuvent rester, si elles ne gâtent pas le caractère; qu'elles donnent au contour général telle ou telle forme ; ce sera chose facile, une fois le goüt formé, d'allier à chacune d'elles une certaine convenance spéciale. Mais ce qui détermine la pNvision de vie morale immédiate, c'est le
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fond solide et réel de l'intérêt uniformément élargi dans toutes les directions ; et comme cette vie morale ne tient pas à un fil unique, une seule épreuve ne saurait en amener la chute et les circonstances l peuvent simp_ement lui donner une autre face . Et_ cbmme d'ailleurs les circonstances ne sont pas sans influer sur le plan même de la yie morale, la culture multiple nous permet de passer, avec une facilité et un plaisir inappréciables, à tout nouveau genre d'occupation et d'existence, qui pourrait être chaque fois le meilleur de tous. Plus la fusion sera intime entre l'individualité et la culture multiple, plus il sera facile au caractère d'affirmer sa domination dans l'individu . Nous avons ainsi concilié ce qui, pour le moment, se laisse concilier dans les éléments du but pédagog ique.
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APERÇU DES MESURES DE L ÉDUCATION PROPREMÉNT DITE
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L'intérêt a comme point de départ des occupations et des choses intéressan.tes. C'est de la richesse de celles-ci que naît l'intérêt multiple. Produire cette richesse et la présenter convenablement, voilà la tâche de l'rNSTRUCTION qui continue et complète le travail préliminaire provenant de l'expérience et de la fréquentation. Pour que le caractère prenne la direction morale, il faut que l'individualité soit maintenue dans un élément fluide qui, suivant les circonstances, lui résiste ou la
�DE L'ÉDUCATION PROPREMENT DITE
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favorise, mais qui d'ordinaire soit à peine sensible. Cet élément, c'est la culture morale qui seconde efficacement le bon plaisir surtout, mais en partie même le juste discernement. A l'occasion du gouvernement nous avons déjà parlé de la culture morale, comme de l'instruction dans l'introduction. S'il n'en résultait pas encore avec assez de clarté pour quelles raisons, dans l'étude ordonnée des mesures d'éducation, la première place revient à l'instruction, la seconde à la culture morale, nous ne pourrions faire autre chose que de renouveler notre prière, que l'on veuille bien, en continuant à lire ce traité, ne pas p~rdre de vue le·s rapports · entre l'intérêt multiple et Je caractère moral. Si la moralité n'a pas de racine dans la culture multiple, alors on peut en fin de compte considérer la ~ulture morale comme indépendante de l'instruction ; alors l'éducateur doit immédiatement saisir l'ü1dividu, l'exciter et le pousser de telle façon que le bien ressorte avec force, et que le mal plie et cède. Que les éducateurs se demandent si jusqu'ici l'on a regardé comme possible une telle culture morale, si artificielle et si énergique?. Dans le cas contraire ils ont tout lieu de s,upposer qu'il faudra d'abord modifier l'individualité en élargissant l'intérêt el l'approcher d'une forme générale, avant qu'on puisse songer à la trouver apte à se plier à des lois morales universelles; qu'en outre, quand il s'agira de déterminer exactement, pour des sujets négligés jusque-là, ce qu'ils pourront s'assimiler, il faudra se laisser guider non seulement par la considération dé l'individualité existante, mais encore et surtout par les circonstances et l'aptitude de ces suiets à recevoir des idées nouvelles eL meil-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
leures; si bien que, dans les cas où cette ~valuation donnera un résultat défavorable, il faudra moins une éducation proprement dite qu'un gouvernement vigilant et constant: et ce gouvernement reviendra forcément uri jour ou l'autre soit à l'État, soit à d'autres pouvoirs extérieurs réellement efficaces.
�LIVRE II
MULTIPLICITÉ DE L'INTÉRÊT
CHAPITRE PREMIER
Que faut-il entendre par multiplicité?
L'usage, peut-être, n'a pas encore donné au terme
multiplicité une physionomie suffisamment nette. Par
suite on serait facilement t.enté de supposer qu'il y a là-dessous une signification imprécise qu'il suffirait de déterminer avec rigueur pour lui trouver un autre vocable., nécessaire à son expression. Un auteur s'est imaginé corriger l'expression en proposant Je terme d'universalité. En effet, combien de cr5lés a la multiplicité? Est-elle un tout, - et c'est dans ce sens que nous l'avons comprise plus haut, comme universalité, par opposition avec l'individualité, - ioules les parties rent'reront dans le tout; et il ne faudra plus parler d'un simple nombre de
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PÉ DAGOGJE GÉNÉRALE
parties, comme si l'on restait émerveillé devant le grand nombre des parties ! Nous réussirons peut-être par la suite à pouvoir complètement énumérer tous les côtés principaux de la multiplicité. Mais si les membres de division n'apparaissent pas comme remplissant parfaitement une_Jdée principale et pour la remplir; si nous comptons les trouver non pas tout réunis, mais isolés et dispersés dans l'âme sous forme de combinaisons ·variées; puisqu'enfin, dès le début, nous n'avons admis le vouloir multiple dans le but pédagogique qu'en tant que richesse de la vie intérieure, mais sans nombre déterminé (liv. I, chap. 2, II), il s'ensuit que le terme multiplicité est justement de beaucoup le meilleur, parce qu'il nous met en garde contre l'erreur de faire rentrer dans l'agr~gat intégral une seule partie choisie entre plusieurs, comme si la pensée ne pouvait concevoir cette partie sans y ajouter forcément les autres. Mais bien que les diverses directions de l'intérêt doivent présenter la même variét éque les objets mêmes auxquels elles s'appliquent, il faut pourtant qu'elles partent toutes d'un même point initial. En d'autres termes ces nombreux côtés, semblables aux diverses faces d'un seul et même corps, doivent représenter les côtés de la même personne. Et dans cette personne il faut que tous les intérêts appartiennent à la même conscience; c'est cette unité qu'il ne faudra jamais perdre de vue .. Il est facile de voir que dans la multiplicité nous séparons ici l'élément subjectif de rélément objectif. Du moment que nous nous proposons de développer tout d'abqrd la seule idée formelle, sans prêter nulle
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attention aux matières mêmes de la culture multiple, il est clair que pour le moment nous n'avons pas à introduire de divisions dans l'élément objectif. L'élément subjectif, par contre, nous donne à réfléchir. Allons-nous, pour échapper ·au reproche d'exclusivisme, tomber dans l'inconstance? -A chaque instant l'inconstant est autre, ou du moins il a une teinte différente, car en lui-même il n'est rien du tout, à vrai dire. Lui qui s'est galvaudé aux impressions et aux fantaisies, il n'a jamais été maître ni de lui-même, ni de ses objets; les divers côtés n'existent pas, car la personne manque, dontîls pourraient être les côtés. Et maiutenan t notre développement est · préparé.
I
CONCENTRATION ( 1) ET RÉFLEXION
Quiconque s'est jamais adonné avec q.mour à un objet quelconque de l'ingéniosité humaine doit bien savoir ce que nous appelons concentration. Quelle esL en effet l'entreprise ou l'espèce de savoir qui soit assez mesquine, quel est le bénéfice qui, dans la voie de la culture, se laisse réaliser sans arrêt d'aucune sorte, de façon qu'on n'ait pas besoin de distr.aire momentanément ses pensées de tout le reste pour les fixer là ! - De même que chaque tableau demande un éclairage particulier, de même que les critiques exigent
(1) Par pénétration, concentration, Herbart entend l'opération qui consiste à concentrer l'attention s.ur une seule chose. Nous employons indistinctement l'un et l'autre terme.
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· PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
chez l'observateur un état d'âme spécial pour toute œuvre d'art, de même tout ce qui est digne de notre observation, de notre pensée, de notre sentiment, exige une sollicitude propre, qui nous le fasse comprendre avec exactitude et dans sa totalité, qui, en un mot, soit capable de nous y absorber. L'individu saisit avec justesse ce qui lui est conforme; mais plus il s'est formé en vue de cette appréciation, et plus sa disposition habituelle faussera certainement toute autre impression. Voilà ce que l'homme à l'intérêt multiple doit éviter, On lp.i demande de se concentrer successivement sur bien des objets. Chacun de ces objets, il faut qu'il le prenne d'une maia pure et s'y adonne sans restriction. Ce qu'on d~m:rnde, ce n'est pas qu~ des traces variées et confuses lui soient ~Tavées à fleur de peau, non, il faut que son âme s'ouvre et se sépaj'e distinctement dans beaucoup de directions. La question est de savoir commenL on pourra dans ces opérations sauver la per-sonnalité. La personnalité repose sur l'unité de la conscience, sur le recueillement, la réflexion. Les« concentrations» s'excluent réciproquement, et par ce fait même elles excluent également la réflexion, où elles se trouveraient forcément réunies. Comme les opérations que nous demandons ne sauraient être simultanées, il s'en suit qu'elles sont consécutives. Il y a d'abord une concentration, puis une seconde, ensuite leur rencontre dans la réflexion! Combien de, transitions de ce. genre _l'esprit n'aura-t-il pas à faire avant que la personne puisse se dire multiple, en possession d'une réflexion abondante et douée d'une facilité extrême à revenir à chaque pénétration.
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�Une autre question se pose: quel sera fourni par .les concentrations quand elles s i:_e contreront? Si elles réunissent des éléments · co t ,,....,·._-~ toires, il ne saurait en résulter une réflexion · ------ni par suite une véritable multiplicité. Dans celte hypothèse : ou bien elles n'arrivent jamais à se réuni~t restent étendues côte à côte, et l'homme est distrait; ou bien elles s'entredétruisent, tourmentent l'esprit par des doutes et des désirs irréalisables. et c'est à la bonne nature à voir si elle pourra surmonter cetle maladie. Et quand bien même elles ne -renfermeraient pas d'éléments contradictoires (la culture · à la mode_ amène pourtant assez soavent de pareils antagonismes), il y a encore une grande différence résultant du mode et de l'exactitude de leur compénétration. Plus leur unité est parfaite, et plus la personne y gagne. Si la corn pénétration est insuffisante, l'homme aux aspirations multiples devient ce qu'on appelle parfois, avec une certaine nuance de raillerie mauvaise, un pédant; si au contraire on se borne à une seule concentration, suivie d'une réflexion mal ordonnée, on arrive à produire le virtuose capricieux. Il ne nous est pas permis de développer ici, ·en nous réclamant de la multiplicité, plus que la nécessité de la réflexion en général. Savoir à l'avance comment elle se composerait, dans çhaque cas particulier, de telles ou telles concentrations, ce ser;;\it l'affaire de la psychologie; le pressentir, c'est l'essence même du tact pédagogique, ce joyau le plus précieux de l'art pédagogique. Nous pouvons cependant faire une simple remarque: c'est entre les deux extrêmes de la pénétration con/
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
centrée et de la réflexion universelle que se trouvent les états ordinaires de la conscience que nous pouvons, à notre choix, considérer comme des pénétrations partielles ou des réflexions partielles. Comme il est impossible d'atteindre à la multiplicité parfaite, comme d'autre part, au lieu de la réflexion embrassant absolument tout, il faudra bien se contenter d'une réflexion partielle quoique tr'ès riche, on pourrait se_ demander quels contours il conviendrait de lui donner, quelle partie il faudrait surtout faire ressortir dans le tout. Heureusement la réponse est toute prête: c'est l'individualité, c'est, délimité par l'occasion, l'horizon de l'individu qui crée les premières pénétrations, établissant ainsi, sinon des centres, du moins des points de départ pour la culture progressive ; il est vrai qu'on n'a pas besoin de les respecter trop méticuleusement, mais o·n devra bien se garder aussi · de les r négliger de façon à rend_e très difficile la fusion intime des dons de l'éducation et des apports des circonstances. L'instruction pourra bien se rattacher à ce qui lui est le pluS" proche, mais qu'on n'aille pas s'épouvanter si ·ce qu'~lle rattache ainsi à la proche réalité se trouve séparé de nous par des espaces ou des siècles. Les pensées vont vite; pour la réflexion il n'y a d.' éloignées que les choses qui sont séparées d'elle par des idées intermédiaires ou de nombreuses modifications de la manière de penser.
�QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR MULTIPLICITÉ
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II
LA CLARTÉ. L'ASSOCIATION. LA SYSTÉMATISATION.
LA MÉTHODE
L'âme est toujours en mouve~ent. Parfois ce · mouvement est précipité, d'autres fois il est à peine perceptible. Dans des groupes entiers d'idées présentes à la fois, il n'y a, pendant un temps peut-être, que peu de modifications; et quant à la partie qui reste intacte, on peut dire qu'à son égard l'âme est en repos. LÏ1 manière même du progrès .est enveloppée de mystère. - Néanmoins ces considérations parti-· culières nous donneront un motif de divjsion, dont nous avons souvent besoin pour ramener dans la sphère de l'application possible les idées trop générales . . Il est de toute nécessité que les pénétrations se · modifient, qu'elles passent les unes dans les autres et aussi dans la réflexion; celle-ci, de son côté, doit se, résoudre en une nouvelle réflexion. Mais chacune prise à part est en repos. La pénétration en repos,_pourvu qu'elle soit pure et sans mélange, voit chaque détail av.ec clarté. Car elle n'est pure que si tout ce qui dans la représentation donne un mélange trouble est mis à l'écart ou si, démêlé par les soins de l'éducateur, chaque élément est présenté à part en une seule ou en plusieurs pénétrations. Le passage d'une pénétration à l'autre associe les idées. L'imagination plane au milieu de la foule des
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
assoc_iations ; elle goûte à chaque mélange et ne dédaigne que ce qui est fade. Mais toute la masse devient fade, dès que toutes les · parties peuvent se mélanger, ce qui est possible, si les contrastes nettement marqués des divers éléments ne s'y opposent pas. La réflexion calme voit le rapport de plusieurs choses; elle voit chaque chose à la place convenable, comme membre dé ce rapport. La bonne ordonnance d'une réflexion riche s'appelle système. Mais il n'y a ni sy~tème,' ni ordre, ni rapport sans clarté du détail. Le rapport, en effet, ne se trouve pas dans le mélange; il n'existe qu'entre des membres séparés et réunis à nouveau. Le progrès de la réflexion s'appelle méthode. Elle parcourt le système, elle y produit de nouveaux membres et veille à ce que leur utilisation soit conséquente. - Nombreux sont ceux qui emploient le mot sans rien connaître de la chose. Somme toute, on déchargerait bien volontiers l'éducateur du travail difficile d'inculquer la méthode à autrui; et si le présent opuscule ne fait pas toucher du doigt la nécescité de dominer avec méthode sa propre pensée pédagogique, eh bien, il ne sera de nul profit au lecteur. L'expérience ne cesse pas un instant d'amasser des masses sombres dans l'âme de l'enfant. Il est vrai qu'-elle en désagrège ensuite une bonne partie par les allées et venues des objets, et à la place i'l ne reste plus alors qu'une bienfaisante facilité d'association. Mais la tâche qui attend l'éducateur est bien complexe ; il aura surtout beaucoup de travail avec les individus qui furent pendant d,e longues années privés de toute aide intellectuelle. Chez ceux-ci l'esprit est
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très paresseux en face de tout ce qui devrait l'inciter au changement. Dans le nouveau l'h.o.mme ne voit jamais que l'ancien, si, par réminiscence, toute ressemblance fait à nouveau surgir la même masse. Une association défectueuse se rencontre d'ordinaire dans les connaissances apprises à l'école. De deux choses l'une : ou bien la force contenue dans les .connaissances emmagasinées n'était pas assez grande pour se frayer un chemin jusqu'à l'imagination; ou bien l'étude allait jusqu'à arrêter la circulation des imaginations journalières et l'esprit s'est figé dans toutes ses parties. Personne n'exigera de l'expérience qu'elle soit systématique; ce serait même justice de ne pas lè demander davantage aux sciences qui, jusqu'à nos jours, ont plutôt suivi un plan qu'un système. Mais quand même l'exposé d'une science serait juste au point de vue système, l'auditeur ne s'appropriera cependantiout d'abord qu'une série; et il lui faudra se tourmenter longtemps quant à l'association, avant que la réflexion, servant de trait d'union, lui rende sensible que telle ou telle série mérite le choix et la préfére~ce. Que sera-ce donc lorsqu'il s'agira d'appliquer comme il faut le système exposé! Ne sera-ce pas pire encore! Pour la plupart des gens la méthode n'est qu'un terme savant : leur pensée flotte incertaine entre l'abstraction et la détermination, elle suit le charme du moment et non pas les rapports; ils associent des similitudes et font rimer les objets et les idées, semblables en ceci aux mauvais versificateurs.
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�CHAPITRE II
L'idée d'i,ntérêt,
Au lieu de permettre à la vie personnell e mûltiple de se disperser à un trop grand nombre d'occupations, nous l'avons limitée à l'intérêt multiple, afin que les pénétrations ne s'écartent jamais trop loin de la réflexion qui a pour mission de les unir. En effèt, la pénétration humaine n.'a pas une force suffisante pour pouvoir à tout instant se concentrer sur un autre sujet, changer d'endroit et pourtant agir a:vec perfection (et nous comptons ici avec la totalité de l'activité humaine,' à côté de laquelle les hommes les plus actifs cessent d'exister) ; aussi c'est une obligation pour nous que d'empêcher l'individu de s'attarder à tort et , à travers ; voulant ainsi produire quelque chose par-ci par-là, il ne rendrait aucun service à la société; tout au contraire, le succès incomplet finirait par le dégoûter de son propre effort, et la dispersion jetterait une ombre sur la personnalité. Pour constituer la notion d'intérêt, nous avons en quelque sorte décapité légèrement les · pousses de l'activité humaine, en refusant à la vitalité intérieure
�L'IDÉE D INTÉRÊT
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non pas ses manifestatiqns variées à l'extérieur, mais la possibilité de les poursuivre jusqu'au bout. Mais qu'est-ce que nous avons en somme enlevé ou défendu? C'est l'aciion ; c'est ce qui pousse immédiatement à l'action, le désù·. C'est ainsi que le désir et l'intérêt réunis doivent représenter la totalité d'une émotion humaine qui se manifeste au dehors. On ne peut du reste nous prêter le dessein d'inte.r;dire à tous les mouvements intérieurs de se changer en activité extérieure; tout au contraire, une fois que nous aurons distingué les divers mouvements suivant leurs objets, nous verrons bien quels sont ceux à qui nous pourrons permettre de préférence de se continuer, d'une certaine façon, jusqu'à leur dernière manifestation extérieure.
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L'INTÉRET ET LE DÉSIR
L'intérêt, comme aussi le désir, le vouloir, le jugement critique, s'oppose à l'indifférence; mais il se distingue des trois autres ~n ce qu'il ne _ dispose pas de son objet, mais y est attaché. Dans notre for intérieur nous sommes, il est vrai, actifs par le fait seul de nous intéresser-à quelque chose, mais à l'extérieur nous restons oisifR jusqu'à ce que l'intérêt se chal'lge en désir ou volonté. L'intérêt océupe donc le juste mi'1ieu entre la s1 mple vue et l'acte qui voudrait prendre. Cette considération nous permet de. bien établir une diITérence qu'on ne saurait négliger : l'objet de l'intérêt ne peut jamais être identique avec celui du
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
désir. Le désir, en effet, du moment qu'il voudrait prendre telle· ou telle chose, recherche le futur qu'il ne possède pas encore ; l'intérêt, par coritre, se développe par la seule vue et s'attache donc à l'objet vu encore présent. L'intérêt s'élève au-dessus de la simple aperception en ce que, chez lui, l'objet aperçu pénètre surtout l'esprit et se fait valoir entre toutes les autres représentations par une certaine causalité.
II
APERCEVOIR . ATTENDRE. EXIGER. AGIR
La première causalité qu'une représentation (une idée) qui domine les autres exerce sur elles, c'est de les refouler et de les obscurcir involontairement. Et quand elle fait valoir sa force pour préparer ce que nous avons appelé plus haut la pénétration, nous pouvons désigner l'état de l'esprit ainsi occupé par le terme de : apercevoir. Le progrès le plus facüe et le plus habituel de la même causalité qui, par là même, n'en arrive que - rarement à une pénétration calme, consiste en ce que la chose aperçue provoque une autre représentation. Tant que l'esprit n'est occupé qu'à l'intérieur et que par suite cette provocation ne rencontre pas d'obstacles insurmontables, il en résulte tout au plus une nouvelle aperception. Mais il arrive trop souvent que la nouvelle représentation ainsi provoquée ne puisse se manifester sur le champ; c'est ce qui arrive toujours (sans parler des efforts obscurs de la recherche
�L'IDÉE o'JNTÉFŒT
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et du pressentiment) quand l'intérêt passe de l'aperceptj.on à une réalité extérieure et qu'à ceci se rattache une nouvelle représentation, comme si le réel progressait et se modifiait de telle ou telle façon. Tandis que le réel hésite à présenter aux sens ce progrès, l'intérêt reste dans l'attente. L'objet de l'attente, cela va · de soi, ne saurait être identique avec la cause de l'attente. Le premier; devant se réaliser peut-être, est futur; la seconde, au contraire, sur laquelle se produira ou de laquelle proviendra l'élément nouveau, est bien Je présent qui, dans l'intérêt, ne fixe nullement l'attention. Mais si la disposition d'esprit se modifiait suffisamment pour que l'esprit s'attachât davantage au futur qu'au présent, si d'autre part la patience qui réside dans l'attente venait à disparailre, l'intérêt se changerait en désir; et celui-ci s'annoncerait en .Iéclamant, en exigeant son objet. Et lorsque les organes se mettent au service de cette exigence, elle se manifeste comme action. Il n'est guère honorable de s'absorber d~ns des désirs, et surtout dans des d~sirs multiples; et quand bien même on voudrait corriger cette multiplicité de désirs en résolvant les pénétrations en réflexion, on aboutirait tout au plus à un système du désir, à un plan de l'égoïsme, mais à rien qui se puisse concilier avec la modération et la moralité. Par contre, l'intérêt patient ne saurait jamais devenir trop rièhe, et c'est précisément l'intérêt le plus riche qui se pliera le premier à la patience. En lui le caractère dispose, pour l'accomplissement de ses résolutions, d'une facilité qui l'accompagnera toujours et partout, sans jamais, par ses exigences, entraver les plans conçus.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
Mais bien que l'action soit en réalité la prérogative du caractère, il existe cependant urie espèce d'activité qui convient parfaitement aux enfants qui, cela va de soi, n'ont pas encore de caractère; je veux parler des essais. L'essai découle de l'attente plutôt que du désir; quel que soit le résultat, il reste important, parce qu'il fait toujours progresser l'imagination; en même temps qu'il enrichit l'intérêt.
�CHAPITRE III
Objets de l'intérêt multiple.
Les idées formelles traitées jusqu'ici seraient dépourvues de tout sens si l'élément qu'ellés supposent n'existait pas. C'est l'intéressant que les pénétrations doivent poursuivre et ·que le~ réflexions doiv_ nt e recueillir. Les choses aperçues comme les choses _ attendues demandent la clarté, l'enchaînement, le système et la méthode. Nous avons donc maintenant à parcourir la sphère de l'intéressant. Mais entreprendrons-nous d'énumérer la somme des choses intéressantes? Descendronsnous au détail des objets pour n'oublier aucun objet digne d'être connu dans ce catalogue des leçons utiles ? - Mais alors nous tomberions dans cette atmosphère étoufl'ante, où le zèle embarrassé des maîtres et des élèves se trouve fort mal à l'aise, dès qu'ils se figurent ne pouvoir atteindre la culture rn.ultiple s'ils n'entassent pas formules sur formules et ne se chargent d'autant de besognes qu'il y a d'heures dans un jour. - Quel manque de modération ! A chaque espèce d'intérêt le ·ciel a départi mille occa-
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PÉDAG-OGIE GÉNÉRALE
sions; ils poursuivent toutes les occasions et n'aboutissent qu'à la fatigue. • · Il nous faut mettre en garde contre un léger travers. Qu'on n'aille pas, à force de s'occuper de l'intéressant, perdre de vue l'intérêt; ce qu'il s'agit de classer, ce ne sont pas des objets, mais des états d'âme.
I
CONNAISSANCE ET SYMPATHIE
La connaissance imite dans l'image ce qu'elle trouve à sa portée: la sympathie se met dans le sentiment d'autrui. Dans la connaissance il y a opposition entre la chose et l'image, la sympathie multiplie au contraire le même sentiment. Les objets de la connaissance sont d'ordinaire en repos et l'esprit va de l'un à l'autre. Les · sentiménts sont généraletnent en mouvement, et l'esprit sympathique ac.c ompagne leur marche. Le cercle des objets soumis à la connaissance. em.:. brasse la nature et l'humanité. Seules quelques manifestations de l'humanité appartiennent à la sympathie. Le savoir peut-il arriver à une fin? - Il est toujours au commencement. Et dans ce cas la même réceptivité convient à l'homme et à l'enfant. La ·sympathie peut-elle jamais deveniE trop vive? L'égoïsme est toujours assez proche. Sa force ne se heurtera jamais à des contrepoids trop sérieux ; mais sans la raison, sans la culture théorique, une
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OBJETS . DE L'INTÉRÊT MULTIPLE
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sympathie, même faible, peut courir de folies en folies.
II
MEMBRES DE LA CONNAISSANCE ET DE LA SYMPATHIE
Nous commençons à voir séparés les éléments multiples qui font partie de la multiplicité. Mais comme nous ne voulons traiter que de la multiplicité, nous ne chercherons pas à trouver des motifs de division; nous nous bornerons à établir la pure opposition des membres. Libre à d'autres d'essayer d'en découvrir un plus grand nombre : Connaissance du multiple, de sa conformité avec la loi, de ses rapports esthétiques. Sympathie pour l'humanité, la société, leurs rap'ports avec l'être suprême. a) Différenee spécifique entre les membres de la connaissance. Quelle que soit d'ailleurs la richesse et la.grandeur de la nature, tant que l'esprit la prend telle qu'elle se donne, il. ne fait que s'emplir de phis en plus de réel; et la multiplicité constatée chez lui n'est que celle des phénomènes, de même que l' unité en l_ui n'est que celle de leur similitude et de leur coordination. Son intérêt dépend de leur force, de leur variété, de leur . nouveauté, de leur succession toujours changeante. Mais dans la conformité aux lois on reconnaît ou du moins l'on présuppose de la nécessité; l'impossibilité du contraire est donc trouvée ou admise ; la chose donnée est décomposée en matière et forme, et
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la forme à son tour est transformée pour les essais; de cette façon seule la connexion pouvait apparaître comme donnée et plus tard comme nécessaire. L'intérêt s'attache à des idées, à leurs contrastes et leurs entrelacements, à leur manière d'embrasser les aperceptions sans se mélanger avec elles. Ce n'est pas une opposition, c'est une addition que le goût apporte à l'aperception. Son jugement suit partout, avec légèreté ou avec force, dès qu'une représentation est terminée, à moins que celle-ci ne disparaisse immédiatement dans le changement. Ce jugement ne repose pas dans la simple apl;lrception : l'approbation et la désapprobation se prononcent sut· un objet, mais ne s'y absorbent pas. L'intérêt adhère à l'image, non pas à l'être, aux rapports et non pas à la masse ni à la quantité. . b) Différence spécifique entre !es membres de la sympathie. Tant que la sympathie se contente d'accueillir les mouvements qu'elle rencontre dans les âmes humaines, si elle en suit le cours en se mêlant à leurs divergences, à leurs collisions et leurs contradictions, elle est simplement sympathique. Telle serait la sympathie du poète s'il n'était pas, en sa qualité d'artiste, le créateur et le mattre de sa matière. Mais elle peut aussi abstraire des individus les nombreux mouvements des hommes; elle peut essayer de concilier leurs contradictions et s'intéresser au bienêtre en général que par la pensée elle répartira ensuite est entre les individus. C~ la sympathie pour la société. Elle dispose du particulier pour s'attacher au général : elle exige des échanges et des sacrifices, elle lutte contre les mouvements réels et toujours en pensée
�OBJETS DE L'lNTÉRtT lltULTIPLE
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les remplace par d'autres meilleurs. C'est ce que fait l'homme politique. Enfin la simple sympathie peut se changer en crainte ou espérance au sujet de ces mouvements, en considérant la situation de l'homme vis-à-vi's des circonstances. Cette sollicitude, à côté de laquelle toute prudfmce el toute activité paraît faible en fin de compte, conduit au ' besoin religieux, besoin moral - auLant qu'eudémonistique. La foi jaillit de ce besoin. Si l'on veut éviter l'exagéraLion et le développement par trop minutieux, on nous autorisera à faire ici un parallèle explicatif. Toutes deux, la connaissance comme la sympathie, prennent à l'origine leurs objets tels qu'elles les trouvent; l'une · paraît purement empirique, l'autre exclusivement sympathique. Mais toutes deux s'élèvent, ' poussées par la nature des choses. De l'empirisme les énigmes du monde font sortir la spéculation, et de la sympathie les exigences . contraires des hommes font · éclore l'esprit d'ordre social. Ce dèrnier donne les lois, que la spéculation reconnaît. Entre temps, l'esprit s'est libéré de l'oppression des masses et, au lieu de s'absorber dans le détail, il se sent attiré par les rapports: la méditation calme est attirée par les rapports esthétiques, la sympathie l'est par le rapport qui existe entre les désirs et lP,s forces des hommes d'une part, leur soumission à la marche des choses d'autre part. Et c'est ainsi que la première devient le goût, la seconde la religion.
�CHAPITRE IV
L'instruction .
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Abandonner l'homme à la nature ou même vouloir l'y amener grâce à l'éducation, ce serait de la folie. En effet, qu'est-ce que la nature de l'homme ? Aux stoïciens comme aux épicuriens, elle servit également pour l'établissement de leur système. La nature humaine, qui semble calculée en vue des états les plus divers, flotte dans une telle généralité que la détermination plus précise comme aussi le développement final appartiennent absolument à l'espèce. Le navire qu'un art suprême a construit de manière à ce qu'il puisse céder aux vagues et aux vents par toutes les oscillations, attend maintenant le -pilote qui lui assignera son but et le dirigera suivant les circon~ stances. Nous connaissons notre but. La nature fait mainLe chose capable de nous venir en aide, et s-ur le chemin qu'elle a déjà pai'couru la nature a fait bien des provisions : à nous de combiner l'un avec l'autre.
�L'INSTRUCTION
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L'INSTRUCTION CONSIDÉFÉE COMME COMPLÉMENT DE L'EXPÉRIENCE ET DU COMM!ffiCE DES HOMMES
De par sa nature l'homme va à la science par l'expérience, à la sympathie par le commerce avec les hommes. L'expérience, bien qu'elle soit notre guide à ti avers toute la vie, né · nous fournit cependant qu'un fragment bien minime d'un grand tout ; des temps et des espaces infinis nous cachent une expérience . possible infiniment plus grande . Le commercé avec les hommes est relativement moins pauvre, car les sentiments des hommes que nous connaissons ressemblent en général aux senliments de tous les hommes; mais pour la sympathie les moindres nuances ont de l'importance, et la sympathie exclusive est bien pire que la science exclusive. Par suite, les imperfections que laissent subsister le commerce des hommes dans la petite sphère des sentiments et l'expérience dans le cercle plus étendu du savoir se valent à peu près à notre regard, et dans un cas comme dans l'autre nous accepterons avec grand plaisir l'instruction qui viendra tout compléter. · Mais ce n'est pas une petite affaire que de combler des lacunes de cette importance et avant d'en charger l'instruction nous ferons bien de voir ce qu'elle peut ou ne peut pas faire ! - L'instruction file un fil long, mi-nce et flexible qui se déchire et puis se renoue à toute heure; à tout instant ce fil entrave
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les libres mouvements de l'esprit - hez l'élève, et, se c déroulant d'après le temps qui lui est mesuré, embrouille la mesure de- ces mouvements, ne les suit pas dans lems bonds et ne leur permet pas de se reposer. Quelle dilîérence avec l'enseign.ement intuitif ! Celuici étale d'un seul coup une surface large, étendue ; le regard, revenu de sa propre surprise, divise, associe, va et vient en tous sens, s'arrête, se repose, s'élève de nouveau; puis s'y ajoute le toucher, ensuite les autres sens, les idées se rassemblent, les essais commencent ; il s'ensuit de nouvelles formes qui suscitent de nouvelles idées; partout c'est la vie libre et pleine, partout c'est le plaisir de jouir de la richesse offerte ! Mais cette richesse, cette façon de la présenter sans prétention ni contrainte,~comment l'enseignement didactique y parviendrait-il ? - Comment surtout pourra-t-il lutter avec le commerce des hommes qui invite sans cesse à la manifestation de la force individuelle et qui, élément absolument mobile et souple, montre autant de réceptivité qu'il déploie d'activité et de force quand il s'agit de pénétrer jusqu'au plus intime de l'âme, pour y mettre en mouvement et mélanger les sentiments les plus divers; qui enfin n'enrichit pas seulement la sympathie par les sentiments d'autrui, mais encore multiplie notre propre sentiment dans d'autres cœurs, pour nous le rendre fortifié et purifié. Si ce dernier avantage est particulier à la présence personnelle et s'affaiblit déjà lorsque le commerce se fait par lettres, il est évident qu'il disparaUra totalement, dès qu'il y au.ra simple représentation de sentiments étrangers de personnages inconnus appartenant à des contrées ou à des époques lointaines ; et pour l'enseignement
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didactique ce ser1;1.it pourtant le seul moyen d'élargir le cercle des relations avec les hommes. En effet, qui donc voudrait, dans l'ceuvre de l'éducation, se passer de l'expérience et du commerce des hommes? C'est comme si l'on voulait renoncer à la clarté du jour pour n'utiliser que la lumière des hou~ gies ! ~ Ac:quérir l'abondance, la force, la précision individuelle dirns toutes nos idées ; s'exercer dans l'application du général, s'ç1.ttacher au réel, au pays, à. l'époque, avoir de la patience à l'égard des hommes tels qu'ils sont: tout cela doit être puisé à ces sources premières de la vie morale. Malheureusement l'expérience et le commerce des hommes ne sont pas au pouvoir de l'éducation ! Que l'on -compare les lieux mis à notre disposition dans les propriétés d'un industrieux propriétaire campagnard ou dans le palais d'une dame du monde qui vit à la ville ? Dans le premier cas il nous sera loisible de conduire l'élève partout, dans l'autre il faudra tout au contraire le retenir partout. - Quel q~e soit notre élève, dans les années de sa première jeunesse ce sont les paysans, les pàtres, les chasseu~s, les travailleurs de toutes sortes qui seront avec leurs enfants pour lui la, meilleure des fréquentations; partout où ils -l'emmèneront, ils lui feront apprendre et gagner quelque chose. Mai~ placez-le au milieu des jeunes citadins, enfants de familles notables, au milieu de la domesticité, et voyez quels ne seraient pas les sujets d'inquiétude! Tout cela comporte une réglementation plus précise et admet des exceptions. Mais enfin, quand nous .,. nous rappelons de nouveau notre but, c'est-à-dire la multiplicité de l'intérêt, il est facile de remarquer
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combien sont limitée~les circonstances qui dép'e ndent du lieu, et combien l'esprit réellement cultivé les dépasse. Et même le lieu le plus avantageux a des limites si étroites que personne ne pourrait jamais assumer la responsabilité d'y renfermer la culture d'un jeune homme, à moins que la nécessité ne nous y force. S'il a des loisirs et un maitre, rien ne dispense celui-ci de s'étendre dans l'espace au moyen de descriptions, de demander au temps la lumière du passé et d'ouvrir aux idées le domaine du suprasensible. Et pourquoi nous le dissimuler que bien souvent par les descriptions et les dessins l'espace illuminé 1 nous semble plus séduisant que l'espace présent, el que le commerce avec le monde passé nous donne plus de satisfaction et nous élève davantage que le commerce de nos voisins! Combien l'idée ne l'emporte-t-elle pas en clarté sur ce que nous voyons ! et jusqu'à quel point le contraste e_ tre 1~ réalité et ce n qui devrait être n'est-il pas indispensable pour nos · actes! Sans doute le commerce et l'expérience des hommes nous causent souvent de l'ennui, et parfois nous sommes forcés de le supporter. Mais il n~ fautjamais que l'élève ait à supporter pareille chose de la part du maître ! L'enseignement ne connaît pas de pire défaut que l'ennui. Son privilège est justement de passer comme à vol d'oiseau par-dessus les steppes et les marécages; s'il ne lui est pas toujours possible de se promener dans d'agréables vallées, en revanche il nous exerce aux ascensions de montagnes et- nous récompense par les belles et larges vues qui nous attendent en haut. L'expérience semble compter que l'instruction va
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la suivre pour décomposer les masses qu'elle a jetées entassées, pour en assembler et coordonner les fragments épars et informes. Quel est en effet le tableau que présente la tête d'un homme sans instruction? Il n:y a ni haut ni bas déterminé, il n'y a même pas d'ordre, tout y flotte pêle-mêle. Les pensées n'ont pas appris à attendre. Une fois l'occasion donnée, elles affluent toutes, autant que le fil de l'association en a mises en mouvement, autant que la conscience peut en contenir à la fois . Celles qui par une impression fréquemment répétée ont acquis de la force se mettent en valeur; elles attirent ce qui leur convient et repoussent ce qui les gêne. Le nouveau, on le regarde avec surprise, mai.son n'y fait point attention, ou une réminiscence suffit pour le juger. On ne prend pas soin d'éliminer ce qui n'y est pas à sa place! On ne fait · point ressortir le point principal; - ou bien, si par hasard une nature bien douée jette les regards du bon côté, les moyens manquent pour suivre la piste trouvée. - C'est ce que l'on observera quand on commencera-l'instruction d'un garçon inculte de 10 à 15 ans. Au début il sera totalement impossible de donner à son attention un cours toujours égal. Comme il n'y a nulle idée principate pour maiïllenir l'ordre, que d'ailleurs les idées ne sont pas subordonnées les unes aux autres, l'âme toujours inquiète se jette de côté et d'autre; à la curiosité succède· la distraction, puis un enfantillage sans suite aucune. Mettez en regard l'adolescent cultivé qui saisit et s'assimile à la fois, sans difficulté et sans confusion, plusieurs séries de cours scientifiques. On n'aura pas davantage lieu de se déclarer satisfait des résultats donnés par le seul commerce des
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hommes. 11 s'en faut de ~rop que la sympathie soit toujours l'esprit directeur de cc commerce. Les hommes se regardent, s'observent, s'essaient mutuellement. Les enfants eux-mêmes, dans leurs jeux, se servent les uns des autres ou se gênent réci1 )roquement. Et même la bienveillance et l'amour montrés d'un côté i;ie sont jamais certains de susciter chez autrui dés sentiments analogues. En rendant un service on ne peut en même temps transmettre l'amour; des complaisances que vous sèmerez un peu au hasard feront plaisir, et ce plaisir produira le désir d'autres complaisances, mais pe.s du toul la reconnaissance . .Ceci s'applique aux relations}es enfants' entre eux ou avec les adultes. L'éducateur qui essaiera de s'attirer l'affection en fera !ui-même l'expérience. Il faut qu'à ces complaisances s'ajout~ un élément gui en détermine l'aspect; il faut que le sentiment se présente de façon à exciter Je· propre sentiment de l'enfant par un accord parfait. Cette exposition est du domaine de l'enseignement; et même les heures de leçons déterminées, dans lesquelles personne ne songera sans doute à faire entrer régulièrement et de force l'éxposihon de son sentiment personnel, sont pourtant d'une utilité incroyable en tant que travail préliminaire, en vue de prédisposer l'esprit, et doivent s'occuper de la .sympathie non moins que de la science. La vie entière et toute l'observation des hommes confirment ce fait que tout un chacun fait de son expérience et de ses relations quelque chose de conforme à sa nature, développant ainsi les idées et les sentiments qu'il y a apportés. Il y a des vieillards frivoles, il y a des gens du monde dépourvus de sagesse ; d'autre part il est des jeunes gens et des enfants pré-
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voyants. J'ai vu des exemples des deux cas. Et il est probable que tous mes contemporains ont remarqué combien minime est, sur des idées préconçues, l'influence des plus grands événements du monde. Les faits d'expérience les plus extraordinaires s'étalent à nos yeux à tous, toutes les nàtions ont des relations ensemble; et cependant la différence des opinions et le désaccord des sentiments ne furent peut-être jamais plus grands que de.nos jours. Ainsi donc la partie vraiment essentielle de notre existence intellectuelle ne peut être développée, avec un succès certain, par l'expérience ni le commerce des hommes. Il est évident que l'instruction pénètre plus avant dans le laboratoire de nos sentiments et de nos opinions. Rappelez-vous simplement la puissance de tout enseignement religieux! Rappelez-vous l'empire qu'une leçon de philosophie obtient si facilement et presque à l'improviste sur un auditeur attentif. Ajoutez à cela la puissance teuible de la lecture des romans, - car tout cela rentre dans l'instruction, bonne ou mauvaise. Sans doute l'instruction actuelle est intimement liée à l'état prèsent et même passé des sciences, des arts et de la littérature. Il s'agit donc ici de tirer autant que possible parti de ce qui ex,iste, et dans cet ordre d'idées les progrès à réaliser ne se laissent même pas compter, tant ils sont nombreux. Et cependant, au - cours de l'éducation, on se heurte à mille desiderata qui dépassent le but de la pédagogie ou qui, pour mieux dire, font nettement sentir que l'intérêt pédag;:>gique n'est pas une chose isolée et q!)e, moins que partout ailleurs, il ne saurait se développer dans l'esprit de ceux qui s'accommodent de la tàche de l'éduca-
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tion ainsi que de la sociét'3 des enfants, uniquement parce que tout le reste leur semble trop sérieux ou ·.,rop au-dessus de leurs forces, .et avec le désir de briller quelque part au premier rang. L'intérêt pédagogique n'est qu'une manifestation de l'intérêt géné-ral que nous avons pour le monde et les hommes; et l'instruction concentre tous les objets de cet intérêt à l'endroit même où nos espérances chassées de partout finissent i:>ar se réfugier, c'està-dire dans le sein de la jeunesse qui n'est autre que le sein de l'avenir. Sans cela l'instruction est vide à coup sûr et sans nulle importance. Que personne ne vienne me dire qu'il met toute son âme dans l'œuvre de l'éducation: c'est une phrase creuse. Ou bien il n'a rien à créer par l'éducation, - ou bien la majeure parLi~ de ses méditations doit s'appliquer aux choses qu'il communique à l'enfant et qu'il lui rend accoosibles, doit s'appliquer à l'attente de ce qu'une humanité cultivée avec plus de soin pourra réaliser unjour par-delà tous les phénomènes actu~llement connus de notre espèce. -Mais alors il jaillira de l'âme saturée une abondance d'instruction que l'on · peut comparer · à l'abondance de l'expérience ; l'âme mise en mouvement permettra à l'auditeur lui aussi de se mouv-oir librement; et dans ce vête~ent ample, aux nombreux replis, l'enseignement trouvera suffisamment de place pour mille idées accessoires, sans' que l'idée essentielle perde une parcelle de la pureté de sa forme. L'éducateur lui-même devient pour l'élève un objet d'expérience aussi riche qu'immédial; bien plus, au cours même des leçons, il s'établit entre eux un commerce dans lequel il y a pour le moins le pressentiment du commerce avec les grands hommes
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du passé, ou avec- les personnages dont le poète a retracé les caractères avec une pureté parfaite. Les personnages absents, histo1·iques ou poétiques, deman dent à être vivifiés par la vie du professeur. Qu'il commence seulement, et le jeune homme, et même l'enfant, ne tardera pas à fournir l' apport de son imagination, et bien des fois ils 1-e trouveront tous deux dans une société distinguée et choisie, sans avoir pour cela besoin de la présence d'un tiers. Enfin l'instruction peut seule prétendre à produire une culture multiple étendue également répartie. Qu'on se figure un plan d'instruclion, divisé tout d'abord suivant les divisions de la connaissance des choses et de la sympathie, sans a:ucun égard pour la classitication des matières de nos sciences; celles-ci, en effet, comme elles ne distinguent pas diverses faces dans la personnalité, n'entrent nullement en ligne de compte quand il est question de culture multiple également répartie. Par comparaison avec un tel plan on verra facilement oelles de ses parties qui, avec un sujet donné et dans des circonstances précises, profiteront surtout des apports de l'expérience et du commerce des hommes, ainsi que celles, sans doute beaucoup plus important.es, qui n'en tireront aucun profit. On remarquera, par exemple, que par son entourage l'élève est amené à l'intérêt social, patrio· tique peut-ètre, plutôt qu'à la sympathie pour les individus, ou bien qu'il est plutôt porté vers les choses du goût qu'aux choses de la spé.culation, ot.: réciproquement, ce qui est du reste un travers non moins grave. Cela nous donne une double indication. Il faut d'abord, du côté qui l'emporte, analyser lei, masses d'idées acquises, les compléter, les coordonner.
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En second lieu nous devrons, soit en nous appuyant sur ce premier travail, soit en procédant directement, rétablir l'équilibre au moyen de l'instruction. Mais à un âge où l'flme se laisse modeler si facilement, il faudra surtout se garder de voir en telle ou telle prédominance une indication à faire contribuer l'éducation au développement de ce point particulier. Une pareille règle qui protège la diITormité fut inventée par l'amour de l'arbitraire et recommandée par le mauvais goût. Celui quî aime les assemblages bizarres et les caricatures trouverait peut-être un plaisir extrême à voir, au lieu d'hommes b ien bâtis et de taille égale, aptes à se mouvoir en raugs et en files, uµ tas de bossus et d'estropiés de toute sorte s'ébattre dans un pèle-mêle désordonné; c'est ce qui arrive dans une société composée d'hommes aux sentiments disparates. où chacun se targue de sa pro·pre individualiLé, mais où personne ne comprend son voisin.
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DEGRÉS DE L'INSTRUCTION
Quelles sont les choses qui doivent, se faire successivement, et l'une au moyen de l'autre? - quelles sont au contraire celles qui doive1tt se faire simultanément, chacune par sa force propre et originale? Ce:!> questions s'appliquent à toutes les entreprises, à tous les projets qui comportent une grande diversité de mesures empiétant les unes sur les autres. Tou-
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jours en effet il faudra bien commencer de plusieurs côtés à la fois, et préparer également l:iien des choses par ce qui précède. Telles sont en quelque sorte les deux dimensions d'après lesquelles il convient de s'orienter. Nos notions préliminaires nous apprennent que l'inskuction doit développer simultanément la con-· naissance des choses et la sympathie, comme des états d'âme · distincts et primitivement originaux. Jetons les yeux sur les éléments subordonnt'.:s: nous y trouverons bien une certaine suite, une certaine dépendance, mais pas une succession rigoureuse. La ~péculation et le goû.t supposent, il est vrai, la conception des faits empiriques, mais, pendant que cette conception ne cesse pas de s'effectuer, ils ne vont pas attendre qu'elle soit terminée; tout au contraire, ils se manifcslent de très bonne heure déjà et se développent dès lors au fur et à mesure que s'élargit la simple connaissance des choses multiples, en la suivant pas à pas tf\_nt qu'il n'y a pas d'obstacles pour l'arrêter. Ce mouvement spéculatif est surtout frappant durant la période où les enfants nous assaille.nt de leurs continuels: pourquoi? Le goùt se cache peut-être davantage sous d'autres mouvements de l'attention et de la sympathie; néanmoins il apporte toujours sa contribution aux préférences et aux dédains, par lesquels les enfants manifestent .qu'ils distinguent les choses. Et de combien son développement ne serait-il pas plus rapide, si nous commencions par lui présenter les rapports les plus simples, au lieu de le précipiter dès le <lébut dans des complications qui dépassent ses forces? - Le gout étant, comme la réf1ex.ion, quelque
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chose d'original qui ne peut s'apprendre, on peut, même indépendamment de l'expérience, escompter que dans la sphère des objets qui leur seront suffisamment connu·s tous deux entreront tout de suite en mouvement, si l'âme n'est pas par ailleurs distraite ou opprimée. Mais il est bien entendu que les éducateurs, s'ils veulent remarquer les mouvements qui se font dans les jeunes âmes, devront eux-mêmes posséder cette culture, dont ils ont à observer ici les - traces les plus délicates. - Voilà justemen~ le malheur de l'éducation que mainte faible lumière qui brille légèrement à l'âge de la tendre jeunesse est complètement et depuis longtemps éteinte chez les adultes, qui, par ce fait même; ne sont pas capables de la raviver et de la convertîr en flamme . Ce qui prfcède s'applique également aux divers éléments de la sympathie. Dans le moindre groupe d'enfants, pour peu qu'il existe encore un peu de sympathie et qu'on prenne soin de l'entretenir, il se développe spontanément un certain besoin d'ordre social en vue du bien général. Et de même que . les natious les plus incultes ont leurs divinités, de même aussi les enfants ont le pressentiment d'une quissance surnaturelle qui p0Ùrrait s'immiscer d'une façon ou d'une autre dans la sphère de leurs désirs. Quelle serait aut_rement la source de la facilité avec laquelle les idées superstitieuses aussi bien que les idées purement religieuses se glissent dans l'âme des petits et y font sentir leur influence_. Cependant pour un enfant qui se trouve dépendre étroitement de ses parents et de ses maîtres, ces personnes visibles occupent, il.est vrai, la place qu'en temps ordinaire le sentiment de la dépendance assigne aux puissances surnaturelles;
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c'est même pour celte raison que la première instruction religieuse n'est en somme qu'une extension très simple des rapports existant entre les parents et les enfants. C'est ainsi d'ailleurs que les premières idées sociales sont empruntées à la famille. La diversité de l'intérêt que l'instruction doit établir ne nous offre donc que des qifférences entre des choses simultanées, mais non pas une gradation nettement accusée. Par contre, les principes formels que nous avons développés au début, de ce traité reposent sur les oppositions des choses qui doivent se succéder. Il s'agit de faire de ceci une application juste. En général, la concentration doit précéder la réflexion. Mais de combien? C'est ce qui reste d'ordinaire indéterr(liné. 11 est certain qu'il faudra mettre entre ces deux opérations le moins d'espace possible, car nous ne pouvons désirer de concentration faite au détriment de l'unité personnelle qui est maintenue par la réflexion; répétées trop souvent et d'une façon ininterrompue, ces concentrations produiraient une tension qui ne permettrait plus l'existence d'un esprit sain dans un corps sain. Pour maintenir dans l'âme une cohésion constante, nous établirens donc pour l'enseignement cette première règle : si minime que soit le groupe des objets, il faut tenir la balance égale entre la concentration et la réflexion; il faudra donc essayer d'établir, avec une succession régulière, la clarté de chaque objet pris à part, l'association des objets divers, la coordination des objets associés, et enfin une certaine habitude à progresser dans cet ordre. C'est la base mêmè de la netteté qui doit régner dans toutes les parties de notre enseignement. Le plus
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difficile pour le maitre sera peut-être ici de trouver l'élément parfaitement isolé, et de décomposer pour lui-ru-ême ses pensées en leurs parlies constitutives. Les ouvrages didactiques pourraient en partie préparer ce travail. Quand clone l'enseignement traite de cette manière chaque petit groupe d'objets, il en résulte dans l'âme un gr:mù nombre de groupes, et chacun d'eux se trouve retenu dans une concentration relative jusqu'à ce que finalement ils soient tous réunis dans une réflexion supérieure. Mais la réunion de ces groupes suppose l'unité parfaite de chacun d'eux. Par suite, tant que le moindre élément constitutif d'un groupe est encore susceptible de s'en séparer, il ne saurait être question d"une réfiexion supérieure. Mais au-dessus de cette dernière il en est d'autres plus élevées encore, et ainsi de suite indéfiniment jusqu'à la réflexion suprême, universelle, que nous poursuivons par le système des systèmes sans jamais l'atteindre. La prime jeunesse doit renoncer à tout cela. Elle est. toujours dans un état intermédiaire entre la concentration et la distraction. Il faut que le premi~r enseignement se résigne à ne pouvoir donner ce qu'on appelle système dans le sens le plus élevé du mot; qu'il s'applique par contre à donner à chaque groupe d'autant plus de clarté; qu'il associe les groupes avec d'autant plus de soin et de vari6Lé, et veille à ce que la marche vers la réllexion universelle s'effectue de toutes parts avec régularité. C'est là-dessus que repose la structure de l'enseignement. Les parlie.,s plus grandes se composent de parties plus petites, et ainsi de suite. Mais dans la moindre partie il faut disLing~er quatre degrés de
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l'enseignement, car celui-ci doit assurer la clarté, l'as~ociation, la coordination et le moyen de ·parcouTir tout cet ordre. Or ce qui se succède ici avec rapidité se suocède avec plus de lenteur dès que les parties moindres servenl à constituer des part.ies immédiatement plus grandes, et ainsi cle suite avec des intervalles de temps toujours plus grands, suivant qu'il s'agit de gravir des degrés de réflexion de plus en plus élevés. Si nous jetons un coup d'œil rétrospectif sur l'analyse du concept de l'intérêt, nous trouvons là encore certains degrés distincts : l'aLtenlion, l'attente, la recherche, l'action. Le fait de faire aUenlion repose sur la force d'une idée vis-à-vis des autres qui doivent lui céder; il repose donc partie sur la force absolue de cette idée, ' _ parlie sur la facilité avec laquelle les autres s' efTacen t devant elle. Cette dernière constatation nous amène à l'idée d'imposer une discipline aux pensées, et c'est de cela qu'il dut surloul être question dans l'A B C de l'intuition. Une idée peul acquérir de la force ou bien par l'acuité de l'impression sensible (c'est ce qui arrive quand on fait parler les enfants en chœur, quand on représente le même objet de façons diverses, dessins, instruments, modèles, etc.) ; ou bien par la viva~ité des descriptions ou encore et surtout par l'existence, au fond de l'âme, d'idées du même genre qui s'unisse(lt alors avec l'idée nouvelle. Faire en sorte que ce dernier cas devienne la règle générale exîge un grand art et beaucoup de méditations qui doivent toujours viser à faire précéder loute connaissance nouvelle d'une connaissance acquise qui lui prépare le terrain; ainsi, par exemple, la mathématique sera
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précédée de l'A B C de l'intuition, la grammaire de jeux aux mille combinaisons, et avant d'aborder l'étude d'un auteur classique on fera quelques récits empruntés à l'antiquité. Dans l'attention, chaque objet pris à part est inondé de clarté ; mais il faut que l'attention s'étende aussi à l'association, à l'ordonnance systématique, à la progression suivant cet ordre. De même les attentes ont leur clarté et leur association ; il y a même une attente systématique et méthodique. Mais ce ne sont pas ces combinaisons qui doivent ici retenir principalement notre attention. - Nous savons que la manifestation de l'objet attendu donne uniquement naissance à une nouveUe attention. C'est d'ordinaire ce qui se produit dans le domaine du savoir. Dès qu'il existe une certaine provision de connaissances, il est rare qu'on fasse attention à quelque chose sans y attàcher une attente; mais cette attente s'éteint ou bien une nouvelle connaissance vient lui donner satisfaction. Si par impossible des désirs désordonnés devaient· en résulter, ils seraient forcément dominés par la règle de la modération, c'està-dire la discipline. - Mais il est une attention qu'il n'est point si facile de satisfaire ni d'oublier, il est une exigence qui est destinée à se transformer en action : c'est celle qui a pour but la recherche de la sympathie. Cependant, en dépit de tous les droits que la modération exerce ici, il faut bien admettre l'échec complet de l'éducation qu1 ne déposerait pas dans l'esprit la résolution de travailler au bien de l'humanité et de la société, en même temps qu'une certaine énergie du postulat religieux. Dans la formation de la
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sympathie il faut donc envisager à tout instant les degrés supérieurs auxquels peut accéder l'intérêt. Et il est facile de comprendre que ces degrés coïncident avec les divers âges de l'homme. L'attention sympathique convient à l'enfant, l'attente au tout jeune homme, qui, dans un âge un peu plus avancé, doit rechercher la sympathie, afin que l'homme fait puisse exercer son action dans ce sens. Mais la structure de l'enseignement permet une fois de plus de provoquer dans les divisions les moins importantes, celles qui s'adres&ent aux premières années, une certaine exigence qui voudrait bien se transformer en action. Et sous l'action simultanée de la formation du caractère, ces invites produisent, dans les années ultérieures, une exigence vigoureuse qui donne naissance aux actes. Qu'il nous soit permis ici de fixer par des termes concis et faciles à interpréter les résultats de ces développements. D'une façon générale l'enseignement doit:
1° Montrer 2° Associer 3° Enseigner 4° Philosopher d'où les quatre degrés suivants ·
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1° )2° clarté. association. 3° système. 4° méthode.
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Au point de vue de la sympathie, il doit :
1° Être intuitif ·1 2° E:tre continu d'où les quat1~ 3° Être stimulant degrés suivants 4° Entrer dans -la réalité
\ 1° attention.
2° attente. 3° recherche. 4° action.
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III
MATIÈRE DE L'ENSEIGNEMENT
La matière de l'enseignement réside dans les sciences. On n'attendra pas de la pédagogie générale qu'elle fasse l'exposé des sciences. Que chacun se demande ce qui, dans son savoir, revient à la simple connaissance des choses et ce qui revient à la sympathie; qu'il cherche aussi à déterminer comment chaque partie rentre dans l'une ou l'autre des divisions ci-dessus indiquées. D'ordinaire un examen de conscience de ce genre fera constater une grande inégalité dans la culture personnelle et révélera même jusqu'à quel point les parties les plus saillantes sont restées fragmentaires. Chez les uns, c'est le goût qui est insuffisamment cultivé; peut-être se sont-ils adonnés à un genre inférieur des bP.auxarts, tel que la peinture des fleurs, un peu de musique; peut-être ont-ils commis quelques distiques, rimé quelques sonnets, composé des romans. Chez d'autres, c'est une ignorance crasse quant à la mathématique ou la philosophie. Les plus érudits chercher-ont peutêtre longtemps avant de deviner la place où il faut mettre, dans le vaste domaine de leur savoir, toute cétte moitié que nous avons désignée sous le nom de sympathie. . Il est inévitable que l'éducation souffre-de toutes ces lacunes. Jusqu'à quel point? Cela varie beaucoup. et dépend de l'éducateur, de l'élève, des circonstances qui se présenteront accessoirement ou non.
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• Plus l'éducateur sera sincère envers lui-même, plus il montrera d'habileté dans l'utilisation de ce qui existera déjà, et mieux oela ira. Il est rare de trouver un individu complètement fermé à l'un ou l'autre des points de vue que nous avons distingués. Avec de la bonne volonté l'on peut apprendre encore bien des choses même en enseignant; on supplée parfois à l'imperfection de l'exposition par la nouveauté de l'intérêt personnel; et il n'est guère difficile à un adulte de s'assurer uné légère avance sur l'enfant plus jeune. Au moins vaut-il mieux procéder de la sorle que -de négliger totalement des parties essentielles de la culture, et de ne vouloir communiquer que ses propres talents et ses connaissances scolaires, pleinement développés il est vrai, mais pourtant fort limit6s. Il suffit parfois de donner à l'élève, en certaines choses, la }Jremière impulsion et de lui fournir constamment l'occasion et le sujet, pour qu'il marche tout seul ; peul-être même ne tardera-t-il pas à échapper aux yeux du maître. Il y a d'autres cas, il esl vrai, où il coûte bien de la peine pour découvrir dans un esprit obtus la moindre place où nous ayons prise, une nuance quelconque d'intérêt qui nous sollicite. C'est justement alors qu'il faut des connaissances multiples alin de pouvoir faire de nombreux essais, et une habileté pratique extraordinaire pour trouver la forme la meilleure. Si les lacunes de l'éducateur et de l'élève coïncident, il n'y a rien à faire. Souvent il se trouve tout près de nous un homme capable d'ense.igner avec assez de bonheur des choses que nous ne comprenons pas et dont nous jugeons cependant l'enseignement nécessaire. Il ne faut pas alors que la vanité dt: l'éducateur l'empêche de faire
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appel à cet homme. Il n'y a rien d'humiliant en effet à convenir qu'on ne sait pas tout ce qui pourrait contribuer au succès de l'éducation, car il y a trop de choses de ce genre. Tout ce qu'il y aurait à dire ici sur les objets divers de l'enseignement, en se rapportant aux idées essentielles précédemment développées, on le trouvera brièvement résumé dans le chapitre suivant. Pour le moment il nous faut noms arrêter un instant à une distinction, suivant que ces objets affectent plus ou moins directement notre intétêt. L'enseignement concèrne en effet des choses, des formes et des signes. Les signes, par exemple les langues, n 'intéressent évidemment què comme moyen de représenter ce qu'ils expriment. Les formes, c'est-àdire le gé_néral, ce que l'abstraction sépare des choses: les figures mathématiques, les concepts métaphysiques, c!e :;impies relations normales dans les beauxarts, nous intéressent non pas seulement de façon immédiate, mais encore à cause de l~ur application sur laquelle nous comptons. Mais si quelqu'un s'avisait de soutenir que les choses mêmes, les œuvres de la nature et de l'art, les hommes, les familles et les États ne nous intéressent qu'en tant qu'ils nous servent à la .réalisation de ·nos vues, nous le prierions de ne pas faire· entendre des discours aussi déplacés dans la sphère où s'exerce notre activité multiple ; car il poturait bien arriver en fin de compte qu'il ne demeurât plus comme unique intérêt immédiat que l'exécrable égoïsme. Les signes sont à coup sûr une charge pour l'enseignement; et si l'intérêt pour la chose représentée n'est pas assez fort pour annihiler cette charge, édu-
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cnteur et élève seront bientôt jetés hors de la voie de la culture progressive. Et pourtant l'étude des langues absorb~ une partie si considérable de l'enseignement I Si à cet égard le maître écoute les exigences ordinaires du . préjugé et de la coutume, il tombera infailliblement du rang d'éducateur à celui de magister. Mais dès que les heures d'enseignement ne feront plus œuvre éducative, tous les éléments vulgaires de son entourage ne tarderont pas à entraîner. l'enfant plus bas, Je tact intime disparaît, la surveillance devient nécessaire, et le maître n0 prend plus goùt à sa besogne. On devra donc s'opposer, aussi longtemps que possible, à tout enseignement des langues qui ne se trouve pas directement sur le grand chemin de la culture de l'intérêt. Qu'il s'agisse des langues anciennes ou modernes, peu importe! Seul a le droit d'être lu le livre qui peut intéresser dans le moment même et préparer pour l'avenir un nouvel intérêt. Aucun autre - et surtout, bien entendu, nulle chrestomathie, qui n'est jamais qu'une rhapsodie sans butne devra nous fa.ire perdre ne fût-ce qu'une semaine; car pour un enfant une semaine représente un grand laps de temps; on s'en aperçoit d'ailleurs dès que l'influence de l'éducalion s'exerce plus faiblement durant un jour I Mais si difficile que soit, au point de vue de la langue, le livre qu'il s'agit chaque fois d'étudier il n'est point de di.fficultés qu'on ne puisse surmonter avec de l'art, de la patience et des efforts ! Mais l'art de communiquer la connaissance des signes est le même _ que l'art d'instruire dans le :>-,·~ domaine des choses. Les signes sont tout d'abord des ,f ,~ ·_. ....., cho~es, on les aperçoit, _ on les ~onsidè~e, on !,~~~- !!}. . ~ ; copie comme les choses. Plus l'1mpress10n q~f~~/ ··· :î>'"'
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font sur les sens est forte et multiple, et mieux cela vaut. La clarté, l'association, l'ordre systématique et la marche régulière dans cet ordre doivent se succéder ponctuellement. Qu'on n'en vienne pas trop vite à l'explication du sens des signes ; que pendant quelque temps on ne s'en occupe même pas du tout, c'est toujours du temps de gagné (1). Il ri'y a d'ailleurs nulle utilité à enseigner à fond, dès le début, la théorie des signes; on n'a qu'à enseigner ce qui e~t strictement nécessaire pour la prochaine utilisation intéressante; alors s'éveillera bientôt le besoin d'une connaissancé plus précise; et dès que le sentiment de · ce besoin intervient, toute besogne devient plus facile. A l'égard des formes, c'est-à-dire de l'ahstraît, il faut d'abord rappeler ce principe général sur leq uel on insiste tant de fois dans des cas particuliers: l'abstrait ne doit jamais avoir l'apparence de vouloir devenir la chose même; il faut, au contraire, en assurer toujours le sens par une application réelle aux choses. L'abstraction doit partir d'exemples, de choses qui · tombent sous les sens, de données ; et bien qu'il fa·ille une concentration personnelle dans les pures formes, la réflexion ne devra jamais trop s'éloigner des choses réelles. L'enfant se trouve placé au milieu, entre les idées platoniciennes et les choses en soi. L'abstrait, pour lui, ne devra jamais devenir réel; mais il n'a pas non plus à chercher les substan.ces inaccessibles derrière leH choses qui tombent sous les sens, ni derrière sa
(1) Dans l'enseignement de la lecture on ferait peut-être bien d'habituer longtemps à l'avan,c e les enfants à la figure des lettres, par toutes sortes è.e représentations, avant d'y attacher un son quelcoi:i,que perceptible.
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conscience, son propre moi, ou m~me derrière la chose complexe la chose une qui ne soit pas complexe et qui pourtant renferme tç,ut. Si nous voulons qu'un jour il puisse aborder avec quelque chance ces conceptions, nous devons souhaiter fortement qu'on le laisse d'abord suivre son propre chemin, guidé par ses sens ouverts, jusqu'à ce qu'il arrive à l'endroit élastique qui sert de tremplin au métaphysicien. Pour l'enfant, les choses sont donc simplement des combinaisons données précisément des caractères distinctifs que nous détachons par l'abstraction pour les considérer séparément .. Aussi il y a un chemin qui conduit des caractères isolés (formes) aux choses dans lesquelles ils se trouvent réunis ; mais on peut aussi faire le chemin inverse et aller des choses aux caractères en lesquels elles " euvent se décomposer par p l'analyse. C'est ce qui fait la différence entre l'enseignement synthétique et l'enseignement analytique, dont nous parlerons au chapitre suivant. Malheureusement personne n'est ent.raîné à comprendre les choses comme des combinaisons de caractères isolés. Pour nous tous chaque chose est une masse trouble de caractères, dont sans aucun examen nous supposons l'unité; nous pensons à peine qu'elle pourrait peut-être être subordonnée, à plus d' un titre, à chacun de ces caractères; et il m'est avis que pas un de nos philosophes n '~ complèlement pris conscience de l'une ou l'autre hypothèse! Et voilà l'origine de la gêne et de la maladresse de certains esprits qui ne savent saisir le réel au milieu du possible ! Mais il m'est impossible de tout expliquer ici ; bien des points demandent à être élucidés par des recherches à venir.
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IV
DE LA MANIÈRE DANS L'ENSEIGNEMENT
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Nulle part la manière n'est la bienvenue, et pourtant - elle se trouve partout! Et comment en serait-il autrement.! Tout homme l'apporte avec son individualité; et dans une collahoration comme celle du m.attre et de l'élève, elle intervient des deux côtés. Cependant les hommes s'habitu.ent les uns aux autres, du moins jusqu'à un certain degré, au delà duquel commence l'insupportable que la répétition ne fait que rendre plus déplaisant. C'est à ce genre qu'appartient l'affectation, ainsi que ce qui, d'unè façon directe, nous frappe désagréablement. On ne pardonne pas l'aflcclation, parce que c'est un défaut volontaire; quant au ,désagréable, dont la répétition augm~nte sans cesse la sensation, il nous fait perdre patience. Il serait à souhaiter que nulle manière affectée ne se glissât jamais dans l'enseignement! Que l'on interroge ou que l'on enseigne, que l'on se mon~re plaisantou pathétique, que votre langue soit polie ou votre accent tranchant, tout rebute du moment qu'il a l'air d'être une addition volontaire; au lieu de découler de la chose même ou de la situation présente. Mais la multiplicité des choses et des situations donne lieu à des manières et à des tournures v_ariées dans l'exposition; aussi la quantité de ce que les pédagogues ont, avec une telle abondance, inventé et recommandé sous le nQm pompeux de méthodes ne manquera pas de s'ac-
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croître beaucoup ; et mJme telle ou telle partie pourra s'appliquer ici où là, sans que l'une présente sur l'autre des avantages absolus. L'éducateur doit disposer de beaucoup de tournures; il faut qu'il puisse les varier avec facilité, s'adapter aux circonstances et, tout en jouant avec l'élève, faire d'autant mieux ressortir l'es senti el. Toute manière est désagréable et oppressive en elle-même, dès qu'elle .réduit l'auditeur à un rôle purement passif et lui demande de renoncer absolument à sa propre mobilité d'esprit. C'est pourquoi l'exposition suivie doit émouvoir l'âme grâce à une attente constamment tendue; dans l'impos!:ibilité d'y réussir, comme d'ordinaire chez les enfants où pareille chose est difficile, on ne doit pas s'obstiner à {àire un exposé suivi, il faut au contraire tolérer et même provoquer les interruptions. La meilleure manière est celle qui accorde le plus de liberté dans les limites que le travail du moment . oblige à respecter. Le maître n'a d'ailleurs qu'à prendre ses aises et ne pas imposer de contrainte à ses élèves! Chacun a sa manière dont il ne saurait pas trop s'écarter sans perdre la facilité. Aussi, tant qu'il n'y a pas risque de dommage essentiel, - veniam damus petimasque vicissim.
�CHAPITRE V
Marche de l'enseignement.
Introduire dans la pratique tout ce que nous avons développé jusqu'ici, inais après en avoir fait des combinaisons convenables et l'avoir .appliqué aux divers objets de notre monde : telle est la grande tâ~he, la tâche vraiment immense de quiconque veut faire l'éducation par l'instruction. Un petit nombre de principes généraux ont suffi pour indiquer ce dont l'élaboration intégrale exigerait ·l'effort persévérant d'un grand nombre d'hommes et d'une longue suite d'années. Ce que je compte donner ici n'est qu'une esquisse, et ne doit servir qu'à deux choses: permettre d'une part de relier plus aisément les principes développés jusqu'ici, et d'autre part ouvrir à l' œil une vue sur l'ensemble des travaux à accomplir. La pédagogie générale ne doit pas entrer dans les détails spéciaux au point de détourner l'attention de l'ensemble sur une partie quelconque . Afin de ne pas tomber dans ce travers, j'essaierai même d'atteindre les yeux de l'esprit en m'adressant à ceux du corps, et de soumettre
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en une sellle fois cc qui doit être étudié en mtme temps ou être fait simultanément.
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ENSEIGNEMENT PUREMENT DESCRIPTIF, SYNTHÉTIQUE ANALYTIQUE,
Toutes les fois qu'il faut établir pour un individu quelconque un plan d'études, il se trouve toujours, quant à l'e~périence et le commerce des hommes, un certain cercle où se place cet individu. Peut-être serat-il possible d'élargir convenablement ce cercle sui~·ant l'idée de la culture multiple également répartie, ou de l'explorer plus à fond: et cela doit être la première de nos préoccupations. Mais cette abondance vivace, cette clarté pénétrante résultant de l'expérience .et du commerce des hommes, on pourra même leur faire dépasser le cercle en question ; ou, pour mieux dire, bien des parties de l'enseignement pourront, avec avantage, être placées dans la lumière qui découle de ces deux qualités. L'horizon, dans lequel l'œil est enfermé, peut nous fournir les mesures qui nems permettront de l'élargir par la de~cription de la contrée voisine. En se servant de la vie des personnes plus âgées qui l'entourent, on pourra reporter l'enfant aux temps antérieurs à sa naissance; - on peut en général rendre accessible aux sens, par une simple description, tout ce qui présente assez de ressemblance et de liaison avec ce que !'_ enfant a observé jusqu'à présent. _ sl ainsi C~
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que l'on peint les villes, les pays, les mœurs, les opinions inconnus avec les couleurs de ce qui nous est connu; il est des descriptions historiques qui nous donnent en quelque sorte l'illusion du présent _ parce qu'elles en empruntent les traits. Dans tous ces cas l'enseignement a liberté entière de faire appel à n'importe quelles reproductions ; et elles lui seront d'autant plus utiles qu'on aura moins permis d'en abuser au préalable pour les feuilleter simplement ou en faire un passe-temps inintelligent. Il est certain que la s·imple description perdra forcément en clarté et. en pénétration, à mesure qu'elle voudra s'éloigner davantage de l'horizon de l'enfant. Par contre, ses ::noyens augmenteront avec l'élargissement même de cet horizon. C'est aussi pour cette raison qu'on ne peut savoir au juste en quoi et jusqu'à quel point on peut compter sur elle, de même qu'il serait difficile de lui donner ~es.règles précises. D'après sa nature en effet, ce genre d'enseignement ne reconnaît qu'une loi : décrire de façon que l'élève croie
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S'appuyant davantage sur sa propre force) l'enseignement analytique s'élève aussi davantage au général. - Pour indique! sur le ch.a mp, du moins approximativement, de qùoi je veux parler, je citerai le Livre des mères, de P estalozzi, et les E x ercices d'intelligence, de Niemeyer. Tout éducateur qui pense se trouve conduit, par son tact naturel et sain, à l'analyse des masses qui s'amoncellent dans les têtes des enfants et que l'enseignement purement descriptif ne fait qu'augmenter; il sait aussi qu'il faut successivement concentrer l'attention sur les éléments de plus en, plus petits, afin de mettre de la clarté dans toutes les
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idées et de les épurer. Il s'agit simplement de réaliser ce programme. L'ensemble des choses qui nous entourent simultanément, on peut le décomposer en objets séparés, puis ceux-ci en leurs ptirties constitutives et ces dernières enfin en leurs propriétés distinctives. Les qualités, Jes éléments, les choses et l'ensemble de ce qui nous entoure peuvent être soumis à l'abstraction, pour en séparer divers concepts formels. Mais les choses ne présentent pas seulement des propriétés simultanées, elles en ont aussi de successives, et la variabilité des choses nous donne occasion de décomposer les faits en séries qui s'y coudoient ou s'y croisent. Dans toutes ces analyses on rencontre .tantôt ce qui ne peut pas être séparé et qui relève de la spéculation, tantôt ce qui doit ou ne doit pas être séparé et qui relève du goût. On peut également analyser le commeree des hommes et concentrer l'âme dans les divers sentiments de sympathie qu'il prépare. Il faut même le faire, pour que les sentiments s'épurent et_ gagnent en intensité. En effet, la totalité du sent-iment que nous éprouvons à l 'égard d'une personne et surtout à l'égard d'un cercle de personnes se compose invariablement de beaucoup de sentiments distincts ; et il ne faut pas confondre les sentiments que nous avons à leur égard avec ceux qui nous sont communs avec eux, afin que l'égoïsme, du moins, ne vienne à notre insu étouffer la sympathie. - Les femmes douées de la délicatesse de sentiment s'entendent mieux que quiconque à analyser le commerce des hommes, à inculquer aûx enfants plus d'attention sympathique, à multiplier par cela même des points
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de contact, à accroître l'intensité de ces rapports. Il est facile de voir si quelqu'un s'est trouvé, dans sa prime jeunesse, soumis à une telle influence féminine. Par cette analyse du particulier qui se présente à lui, l'enseignement analytique s'élève jusqu'à la sphère du général. Le particulier se compose en effet du général. Qu'on se rappelle en tout cas les définitions par le genre prochain el la différence spécifique; qu'on veuille bien réfléchir à ce que la différence spécifique, prise en elle seule, est également un genre dans lequel, tout comme dans le premier, peuvent se trouver compris d'autres genres plus élevés, avec les différences correspondantes, à chacune desquelles s'applique le même raisonnement. Alors on remarquera sans doute combien la logique et la théorie des combinaisons se touchent, et pourquoi l'analyse de ce qu'un horizon individuel renferme à l'état de combinaisons conduit d,ans la sphère du logiqu~ et du général, rendant ainsi l'âme plus accessible à d'autres conceptions où les éléments déjà. connus pourraient 'êti;e combinés de façon différente avec d'autres éléments. Tout cela s'opère, il est vrai, spontanément en nous tous, - et le maître n'a pas à s'arrêter ni à retarder les enfants à propos de choses qui vont toutes seules; mais ce processus n'est ni assez complet ni assez rapide pour que le maître (qui d'ailleurs doit observer ses sujets) ne trouve encore beaucoup à faire. En s'élevant au général, l'enseignement analytique facilite et favorise le jugement sous toutes les formes. L'objet sur lequel nous avons à nous prononcer est dépouillé maintenant de toutes détermin-ations accessoires qui apportent de la .confusion ; il est plus
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facile de pénétrer le simple que le compliqué. Les idées élémentaires ont gagné en force et la dispersion créée p!lr la multiplicité et la variété des objets a disparu. En outre, les jugements généraux sont tout prêts pour les occasions nouvelles, soit que nous voulions en faire usage, soit qu'il s'agisse de les soumettre à un examen. L'association des prémisses d'où dépend absolument _la grande facilité de l'induction logique, l'imagination scientifique elle aussi gagne par l'analyse fréquente des choses que nous trouvons devant nous. L'expérience n'étant pas un système, c'est précisément pour cela qu'elle amène le mélange varié et la fusion de nos pensées mieux que toute autre opération, à condition que notre réflexion l'accompagne sans cesse. Mais tous les avantages de l'enseignement analytique sont bornés et limités par le fait même que les résultats de l'expérience, du commerce des hommes ainsi que des descriptions qu'on y a rattachées sont loin d'être complets. L'analyse doit accepter la matière telle qu'elle se présente. De plus, la répétition d'impressions sensibles qui assurent d'un côté une prédominance est souvent plus puissante que les concentrations et les arrêts artificiels par lesquels le maître essaie · de rétablir l'équilibre. En outre, le général, que l'abstraction ne peut déduire que de certains cas, a de la peine à s'assurer dans l'âme une situation indépendante qui nous le fasse voir comme général, mais aussi comme également apte à toutes r.elations plus spéciales. Pour la spéculation et le jugement esthétique l'analyse ne peut en somme que faire ressortir les points qui importent. Tout le
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monde sait que l'expérience ne saurait donner ce qui est né~essaire au point de vue théorique ou esthétique; et l'analyse de la matière donnée ne suffira pas pour le faire découvrir. L'examen analytique des conceptions spéculatives ou esthétiques admise~ peut bien nous en rendre sensibles les éléments défectueux, mais n'arrive que rarement à la force de l'impression nécessaire pour effacer l'impression précédente, et ne parvient jamais à satisfaire sufisamment l'âme mi$e en mouvement. La contradiction et la critique seules n'ont pas grand effet; ce qu'il faut, -c'est d'établir le vrai. L'enseignement synthétique qui bâtit de ses propres matériaux est le soul qui puisse se charger d'élever dans son entier l'édifice de pensées qu'exige l'éducation. Certes, il ne peut être plus riche que nos sciences et notre littérature; mais il n'en est pas moins incomparablement plus riche que l'entourage individuel d'un enfant. Sans doute il ne pourra pas l'être plus que ne le permettent les ressources dont dispose le maître, mais l'idée même produira peu à peu des maîtres plus habiles. - Toutes les mathématiques, avec ce qui les. précède et les suit, - toute lo. série des progrès accomplis depuis l'antiquité jusqu'à nos jours par l'humanité travaillant à sa culture, - tout cela fait partie de l'enseignement synthétique. Mais il renferme également la table de multiplication, le vocabulaire, la grammaire, et il nous est facile de comprendre quel mal peut faire ici une méthode défectueuse.. S 'il fallait de toute né(:.essité graver les éléments dans notre esprit en les apprenant uniquement par cœur, les élèves auraient bien raison de protester contre toute extension de l'enseignement synlhétique.
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Faire d'abord prononcer par le maître, puis répéter par les élèves, avoir recours à la révision, aux exemplc-s, aux symboles de toute s0rte : voilà des moyens qui, de l'aveu de tous, facilitent la besogne. J'avais autrefois .proposé, pour les modèles de triangles, de les mettre d'une façon continue sous les yeux de l'enfant au berceau, en les traçant sur un tableau par des clous brillants. Une fois de plus je m'expose à la raillerie : à côté de ce tableau je place er:. effet des bâtons et des boules aux teintes différentes; je les change de place,.je les combine, je les varie constamment; plus tard je les remplacerai par des plantes et par les divers jouets de l'enfant. Dàns la chambre des enfants j'installe un petit orgue et durant des minutes j'en tire des sons simples coupés d'intervalles, j'y ajoute un pendule, autant pour l'œil de l'enfant que pour la main d'une joueuse inexpérimentée, afin de permettre l'observation des rapports de cadence. Le thermomètre me servira pour exercer le toucher de l'enfant à distinguer le froid et le chaud; avec les poids je lui apprendrai à évaluer la pesanteur; enfin je l'enverrai chez le drapier pour qu'il s'entraîne à distinguer au toucher, avec autant de sûreté que le drapier lui-même, la laine fine de la laine grossière. Et qui sait même si je n'illustrerai pas les murs ùe la chambre des enfants de grands dessins bariolés figurant les lettres? Tout cela est basé sur cette idée bien simple que cette ~açon de graver péniblement et tout à co\;.p des notions dans notre esprit par ce qu'on appelle apprendre par cœur, ou bien sera superflue ou bien très facile, du . moment que les éléments de la synthèse sont introduits de bonne heure, comme parties constitntives, dans l'expérience quotidienne de l'enfant, afin de pou-
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voir, autant que possible, se glisser cl.ans l'élève avec la foule incomparablement plus grande des choses qui, à l'époque où l'on apprend à parler, sont saisies, ainsi que leurs noins, ayec une admirable facilité. Mais je ne suis pas assez fou pqur faire dépendre le salut de l'humanité de ces sortes de petits expédients capables de faciliter et d'accélérer plus ou moins la marche de l'enseignement. Maisarrivonsa-ufait! -L'enseignement synthétique a une double tâche : fournir les éléments et en préparer la synthèse. Je dis préparer et non pas achever absolument. L'achèvement en effet n'a pas de fin; qui pourrait compter toutes les combinaisons des divers genres? L'homme cultivé né cesse de travailler à l'édifice de ses pensées. Mais la culture reçue dans le jeune âge peut seule lui permettre d'y travailler dans tous les sens. Elle doit donc donner non seulement les éléments, mais encore la façon de s'en servir habilement. L'espèce la ,plus générale de synthèse est la synthèse combinalive. Elle se présente partout, elle contribue à donner à l'esprit de l'adresse en toutes choses : il faut donc l'exercer avant tout et plus que les autres, jusqu'à ce qu'elle se fasse avec une aisance parfaite. Mais elle règnê surtout dans le domaine empirique où rien ne l'empêche de manifester le (logiquement) possible, dont le réel accidentel n'est qu'une partie et dans lequel il peut être rangé par diverses classifications. De là elle trouve sa voie ·pour pénétrer dans . les sciences pratiques, où elle sert d'intermédiaire, lorsqu'il s'agit d'appliquer des séries de concepts à des séries d'une catégorie multiple donnée: nous ne tarderons d'ailleurs pas à la voir dans la pédagogie .
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Dans le domaine de la spéculation son absence peut être des plus regrettables, comme les mathématiciens le savent par expérience! Mais là comme du reste dans le domaine du goût elle est obscurcie par les espèces particulières de synthèse qui y règnent et qui ont p6ur effet soit d'éliminer les combinaisons inadmissibles, soit de soustraire l'âme à tout jeu de pensées dénué de caractère. Il existe un rapport élroit entre les notions combinatives et les notions de nombre. Tout acte de combinaison constitue une cer:taine quantité d'éléments de combinaison, dont le nombre n'est que l'expression abstraite. Le temps et l'espace offrent., comme on le sait, des forme8 spéciales de synthèse expérimentale : ce sont les formes géométriques et rythmiques. C'est ici qu'il faut class~r l'A B C de l'intuition. Il est synthétique, puisqu'il part d'éléments; et cela biei;i que sa disposition soit déterminée par la considération analytique des formes qui se rencontrent dans la nature et qui doivent s'y laisser ramener. La synthèse spéculative proprement dite, totalement différente de la synthèse combinative logique, est fondée sur les rapports. Mais personne ne connait la méthode dés rapports ; et ce n'est pas le rôle de la pédagogie de l'exposer. - En outre, il n'appartient pas aux premières années de l'enfance de se mettre sérieusement en désaccord avec la nature. Mais d'autre part il ne peut guère être admissible de laisser l'esprit absolument inexpert dans la spéculation jusqu'à l'âge où un désir impérieux de conviction se développe de lui-même el s'emparf) témérairement du premier objet venu pour se satisfaire. C'est surtout à
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notre époque qu'il ne faut pas recommander une telle négligence : aujourd'hui, en effet, la diversité des opinions regarde tout le monde, et il faut être bien léger ou s'être prématurément confiné dans une résignation morose pour ne point s'occuper de connaitre la vérité ! L'éducateur doit au contraire, faisant entièrement abstraction de son système, chercher les voies les moins dangereuses pour armer à l'avance et autant que possible la·faculté de recherche, pour év~iller en tous sens le sentiment directeur qui est excité par les problèmes particuliers, c'est-à-dire les éléments de la spéculation : de cett-e façon- le jeune penseur n'ira pas se figurer qu'il sera bientM, au bout de ses peines . Le moyen le plus sûr, c'est à coup sûr l'étude des mathématiques ; malheureusement elle a par trop dégénéré en un jeu de lignes accessoires et de formules! Il faut la ramener, autant que faire Sfl peut, à la méditation des principes mêmes. La logique n'est pas non plus à dédaigner, mais il ne faut pas attendre trop d'elle. Parmi les problèmes de spéculation philosophique on fera bien de surtout insister sur ceux qui touchent aux mathématiques, à la physique, à la chimie ; de même, sous une habile direction, l'esprit de l'enfant pourra retirer de gr-ands avantages d'une étude très variée concernant les questions relatives à la lîberté, à la morale, au bonheur, à la justice; à l'État. Mais il faut beaucoup de discrétion dans tout ce qui touche à la religion. Aussi longtemps que possible, on conservera, sans le troubler, le sentiment religieux qui, dès !.es-premières années, doit s'attacher à la simple idée de Providence! ]Hais toute religion a une tendance à s'immiscer dans la s·péculation et à s'étaler en dogmes prétentieux. Et
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dans une âme qui travaille à sa culture multiple une telle tendance ne saurait manquer de se manifester. Alors le moment est venu de dire sérieusement un mot de toutes les vaines tentatives faites par tant d'esprits mQrs de toutes les époques, pour trouver à cet égard des principes solides ; <le la nécessité où nous sommes d'attendre d'abord, pour ces sujets, la fin de tous les exercices spéculatifs préparatoires; de l'impossibilité de se refaire d'un seul coup, grâceà une conviction spéculative, le sentiment religieux qu'on a perdu ; de l'accord qui exisle entre l'ordre naturel des choses qui nous entourent et les besoins impérieux qu'éveillent en nous les spectacles de la dépendance humaine et grâce auxquels la religion pousse de solides racines dans le terrain de la sympathie. - La religion positive ne regarde pas l'éducateur comme tel, mais l'Église et les parents ; , mais sous aucun p~étexte le premier ne devra y ·mettre le moindre obstacle ; et, du moins chez les protestants, il ne peut raisonnablement souhaiter de pouvoir le faire. La théorie du goû.t n'est pas encore suffisamment élucidée pour que l'on puisse entreprendre de déterminer, pour _ différentes branches de l'esthétique, les les éléments et leur synthèse. Cependant on tombera facilement d'accord pour admettre que la valeur esthétique ne dépend pris de la masse des objets, mais de leurs rapports et que le goût n'a pas son fondement dans la chose vue, mais dans la manière de voir. C'est à l'égard du beau, plus que pour tout le reste, que notre disposition d'âme est facilement perver--tie. Et même pour les yeux clairvoyants de l'enfant le beau n'est pas clair, bien qu'à notre appréciation il
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suffise de ·le uoir, 11 est évident que l'd3il non prévenu voit la masse et qu'il saisit assurément tbül et! qui lui est présenté; mais il n 'en rapproche pas lès rapports, comme le f;üb si fàèilètnent l:it si voltmtier$, à ses meilleur~ niaments surtout; l'hotllttte cultivé. Le goôt voisine d'ortlinai1'è avec l'imaginatioh 1 bien qu'il eri soit totalement différeht. Ii n'est mêinè pas faèile de comprendre quels sec!burs telle-ci pùf.sselnl apporter. Par le continuel ret11Ue-mérià~e fies iinages lès rapports se modifient ; et parmi ce ~rand horribl'è de tapptltts se houvenb également t,eux qùi, par leur effet, captent l'atttmtit)Il, et autour tiesqtiels se gt'oùpent d'auttl:ls iuiagês. G'ast ainsi tjul:i l'èsj:lrit se ttof.Ivti hmMé à la création pÇ>étique. Lti lâche de l'éducatitltl synthétique du goüt pbuntlit donc se ramètler à éeci ! faite naî,trè le beàù dans l'imaginatitin de l'élève. Aülant que possiblc cm comrnehcera par presentl:it 1e sujet, puis, grâce à des cohversations, dn en occupeta l'imagirtl1tion, enfin 1'0111nebtra l'œuvre tl'arl sous les yeux de l'enf'anL. C'<'lsb ttitlsi que l'on racontera tout d'abord le sujet d 'une pièce classique, non pas la suite tles scènes, mais les événements; on s'efforcera de déduire de chaque foit les cil'constàrlées et les situations, on les grbùpeta de telle bu tellé façott, on les développera par-ci pllr-là, .a- et enfin lé poète achèvera ce qui sera trop difficile pour hous. Peùt-être essaidrà• t:..an d'idéaliser' certains élêrbenLs du fail en leur don.: nant. un oorps, - et il !3e troltv<'ltà un tl¼bleàU, une statue, ' qui hOùs réprésertlera le groupe e11 question. __.:. Quantl il s'agit tlé la rri.usique, la marche à plus de sùreté ; les rapports essentiels ainsi què leur synthèse la plus ;impie sont aux inâlns du p1'ofesseur de basse · fondamentaJe ; il suffira que ce ne sblt pas ur1 pédant.
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Nous en arrivor1!3 à l'enseigttcmerH qui a pour mission dfj Îàirt3 l'éducatidh eynthétique dè la sytnp11thie, d'agrandi11 f:Hü' cons~quent le cce11t et de le remplir, rhêtne qifÊttld Il ne serait p_!:ls ~econdé par d'heureuses sit1Hitioh!3 de fiunillè, par de belles amitiés de jeunesse, ni même; peut-être, paf une extràordinuire s~mpatl:rie pârticuliète entre le matlre et l'élèvé. - Où trouvottsnous i.ttt tel ensèignemènt? Tout le monde n'est-il pas forcé dë rëcoI1nâître que la ttlêthode habituelle 0es études semble viser' suttbut à faire plier l'âme sous la rhasse des comiais~llnces, à refroidir le zèle de l'élève par lé côté sél'ietx de la sèience el même de l'art tant vàhté, â noU!'l ëloigttet des hommes, des hommes indivitluels et réels ainsi que des groupes patticuljers et réels qu'iis fotmeht, sous prétexte qu'ils cottvienrtertt pcti à notre goût, sont trop au-dessous de la spéculation èt d'ordinaire trop éloignés de l'obscrv11tion, alors-que Iiotl'e plus grande gloire serait pourt:1nL de tl:'availler par symptithie pour eux, forcés que nous so!nmès d'aill·eurs, .avec peut-être un Mntiment d'humiliation, de reconnaître que nous appartenons à léur espèce? Tout l'appareil combinatoire de l'histoire - ces séries complexes de noms provenan( de contrées diverses et se déroulant d'après l'ordre chronologique on l'a mis en tableaux, afin de l'imprimer à la tnémolre. On a cherché à tirer de l'étude des langues et de l'exploratioù de l'a1üiquité tout ce qui pouvait exercer l'intelligence; et l'on a fait valoir les poètes ahtlqut!s comme les modèles de tout art. C'est parfait. On a voulu en-fin envisager l'histoire de l'humanité cotnme un g;rttt1d déveltlppemettt, mai.s avec toules sortes d'idées qu'on y a fait entrer uprès coup, puis
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on a de nouveau détourné les regards; et l'on a eu raison, car au point de vue spectacle, ce tout n'est pas un tout, il n'élève guère et n'est pas suffisant. - Tout cela devait-il, en effet, nous faire oublier que là il est partout question d'hommes qui ont droit à la sympathie, auxquels il ne faut donc amener que des spect~ teurs sympathiques, - et que cette sympathie est précisément la plus naturelle chez ceux qui ne peuvent pas encore, comme nous, envisager l'avenir, parce qu'ils ne comprennent même pas encore le .présent, et pour lesquels, en conséquence, le passé représente justement le véritable pré.s ent! Le caractère enfantin, cette qualité commune à tous les anciens écrivains grecs, n'a-t-il donc pu courber ce sentiment de prétentieuse érudition avec lequel on s'est mis à l'é'tude de ces auteurs, - ou plutôt, avons-nous eu assez peu de sentiment personnel pour ne pas nous apercevoir qu'ils nous représentent bien une jeunesse telle que nous aurions dü en vivre une, mais nullement un âge mO.r auquel nous puissions encore aujourd'hui revenir? Nous ne pouvons plus nous soustraire à l'éducation faussée qui nous est parfois si pénible. Nous sentons qu'il est resté en route qu_ elque chose que nous devrions avoir avec nous, c'est en vain que nous essaierions de le rattraper au prix d'efforts ~umiliants. Mais rien ne nous empêche de faire débuter nos plus jeunes frères par le commencemtnt, afin qu'ils puissent ensuite poursuivre leur chemin tout droit dans l'avenir, se tenant sur leurs propres jambes sans avoir à emprunter des échasses. Mais pour qu'ils puissent faire avancer l'œuvre de leurs ancêtres, il faut qu'ils l'aient abordée, - il faut
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avant tout que de bonne heure ils aient reconnu ces ancêtres comme les leurs. Alors nous ne serons pas embarrassés quant à l'objet de la sympathie. Mai1; comment procéderons-nous? D'une manière synthétique élémentaire? Tout d'abord on ne supputera pas les éléments de la sympathie, on n'essaiera pas de les juxtaposer d'une façon rigide d'après une méthode synthétique quelconque. Il faut ici que l'ame se trouve à une certaine température plus chaude, produite non pas de temps à autre par la chaleur passagère due à une petite flarnme vacillante, mais engendrée pour toujours par un élément qui développe constamment une très douce chaleur. En second lieu, la sympathie se rapporte à des sentiments humains, il y a corrélation entre le progrès de la sympathie s'opérant graduellement en parlant des éléments et un certain progrès des sentiments humains; mais les sentiments sont subordonnés à l'état des hommes et progressent avec lui. Les sentiments que nous, nous éprouvons au milieu de la société sont le résullat de la complication même de la politique et · de la civilisation en Europe. Si nousvoulons que la sympathie qui nous y intéresse résulte ~e sentiments simples, purs et clairs, dont chacun s'est ~anifesté à part dans la conscience, de telle sorte .que l'être entier se rende compte de l'objet de son désir, - si nous voulons cela, il faut que cette sympathie suive toute la série des états humains jusqu'à l'état présent, en prenant comme point de départ celui qui le premier de tous s'est exprimé avec une pureté suffisante et s'est étendu~dans une mesure convenable grâce à l'étendue des mouvements
�inulliples qui tin relèveQt.
11 e13~ 13prl~in,
~Il effet, ql\~
le passé n'a exprimé que foFt peu ~e ses étair:; ; bien
plus rarel'! e11core sont les cas où celt~ e 4 presE\ion ait toµte la Mltoté, touta la variété qµe l'éqµcatiqp devrait dempQda11 • C'~st jul:ltt:im~nt pOlJf c~l~ qu'jl faut attacher une valeur inestimable aµ)(: ÀQCl.lments dana lesquels le pii.ssé noµs parle çl'une voj~ viv~I}te et yibr[lnlc. Quant au rei;te, nou~ somrriés fqrcés d'y suppléer- par l'imagination. Enfin, nous /.10nstç1tons que ln sympnthia trouverait son développemenl le plÙs élément;üre, lfl plµs parfait et le plus exempt de soubresa11ts dans l!! cornmorc~ réciproque des enfants. Mais ce oommerne dépt=md précisément des apports de chacun ; ces apports f3e règlent suivant les oooup&tions et les projets de chacun ; oi• ces occup11tions et cos prQjets, ~ moins qu'on pa laissa gPandir les enfants duns lagrqssièret~, dépendant à leur to,u,• de la roahàrfl que l'on propose à l'aotivité dr,s âmes. Les rel:üions des jtl»nef> gen& et des enfants enb•e eux difîèrnnt toti:ilflment P.Uiv:uü ln diveotion qu'on leur donne: cela ne fiiit pqa de do1-1te. Lo11sque cette direcLion prococle p~.u· bor.ds, les pjpves ont de la poine à sµivre, ifs suivent fl contr13,çœur, ils se retil'ent dl:lnS leurs jeux et leurs amus13ments enfantins, et leurs relations r~ciproqucs ne fçrnt qµc les y afTermir. M~is il lf3ur faudra hit:in un jpur ou l'autra se FisqueJl dans la soci6LI'.\, dans le mqnd!'l, On ne sera JJUS surpris de consta~ar qtJo là encorQ ils unissent leurs forces pour r(lsisLo.r et que v~n1.rn comme au milieu d'étrange11s auxquc]fi ne leJ, i•atl;:i~he nµJle sympathie, ils pei1sisl.ont ,l'f;lul;rn~ plus inflexiblement et tqujouFs J.Jnis dans leur étroiil:lsse da yueA ; on 11e sera pas surpris non plus de voir qu'en fin de oomple
�MA.RCf!È DE L'BNBEIGNEMENT
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sg~iét~ elle-même sr. compose d'une masse OottQnle de pçti~Ei groupes, dp.qt les membres aiment s'amuser f:\IÜfe euJC, fais1uit se11vir à ce but, autant que fai11e se poprr~, leii l'qp[wris qui les uniasent à l'ensemble. ConHne le 8peelacle sera différent chez une nation f}µ~ stmtiments p;ll1•iotiques: 1~ le-s petits garçons de si,. iHlfil vous fen:mt des récits tirés de la oh110njque, las enfants vous par-leront des grands enfants que funmt 11:\s héros de l'anLiquité I ils se feront leurs réAits les · UD8 aux autres et remonteront de concert dans l'histoire de leur pays. Ils s'efforceront de q~veni11 df::s hommes dans leur· palion, at ils le deviendront. ,- Les anoiens savaient leur Homère par cœm, .ils l'apprenaient non pas o. l'âge d'homme, m1:lis on leur jeunea~e. C'est lui qui fut l'éducateur général de la jeunass!:l et ses élèves ne lui font pas honte. Sans do~ te il ne put tout faire I et nom~ ne lui confierons p1ts n!:)n plus la tâche tout entière. Imaginez-vous un patriotisme européen, avec les GreGs; et los Romains cor.urne ancêtres, les dissensions n'éh1nt plui, qllfl les signes malheureux de l'esprit de parh, dont la disparition entraînera la leu11. - Qui pourra ~ettre en valeur une telle pensée? L'instr-uctjon. ltt qu·on ne vienne pas me dire que nous aut~~s Alleman.d~ nous ne sommes déjà que trop portés au cosmopoliUsme. T11op peu patriotes! hélas, oui! mais me faut-il donc ici commencer par concilier le patriotjsµie avec le cosmopolitisme ? Revenons aux anciens! · Poètes, philosophes, historiens rentrant tous dans la même catégorie, en tant qu'ils s'eflçir~ent tol.l~ d'intéresser à la nature humaine des cœurs hqmains. - L'épopée d'Homère, le dia-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
log·ue de Platon, ne sont pas d'abord d@s œuvres d'art et des livres de sagesse ; ils représentent avant tout des personnes et des sentiments, et réclament tout d'abord pour ceux-ci un accueil favorable. C'est un malheur pour nous que ces étrangers qu'on nous recommande parlent grec! C'est ce qui nous gêne un peù pour leur faire bon accueil ; nous sommes obligés de recourir au traducteur et d'apprendre nous-mêmes peu à peu cette langue. Peu à peu ! Cela ne se fait pas tout d'un coup, surtout si l'on veut faire une étude approfondie. Ce qui importe pour le moment, g_'est la pratique de la langue, d'autant plus que l'allemand des traducteurs n'est pas précisément des plus faciles à comprendre . Plus tard, aux moments de loisirs, nous essaierons de pénétrer· les finesses de la langue et par elle l'art même du poète ; en attendant, les deux choses nous indiffèrent également : la fable ne doit que nous amuser, mais les personnages doivent nous intéresser. Pour arriver à cette fin, le maître doit avoir à sa disposition une certaine habileté p,hilologique, précisément pour qu'il soit à même d'assigner à l'enseignement gramma~ical le cadi:e le plus étroit possible, et, ce cadre établi, d'y poursuivre avec la plus rigoureuse logique l'œuvre commencée. Toutefois cette habileté ne doit revendiquer d'àutre gloire que celle d'avoir rendu de bons services. Homère nous présente les formes les plus anciennes connues de la langue grecque, la construction chez lui est extrêmement simple et facile, le bénéfice qu'on retire de son étude quant à l'antiquité est décisif pour tous les progrès ultérieurs en littérature: toutes ces remarques sont exactes, mais n'ont aucune Yi.leur dans le cas présent. Quand bien même
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MARCHE DE L'ENSEIGNEMENT
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la difficulté serait double et le bénéfice au point de vue de l'érudition moitié moindre, les raisons précédentes n'en subsisteraient pas moins dans leur force incomparable. Mais tout dépend de l'esprit avec lequel on les conçoit. Il y a trois choses à faire pour mener à bonne fin cette partie spéciale de l'éducation. Il faut tout d'abord déterminer le choix des sujets à étudier ; on puisera surtout dans Homère, Thucydide, Xénophon, Plutarque, Sophocle, Euripide, Platon ; on puisera également chez les écrivains latins qui devront s'ajouter aux premiers, dès qu'on les aura suffisamment préparés; en second lieu, il faut exactement déterminer la méthode ; et en troisième lieu il faudra faire appel à certains livres auxiliaires pour tout ce qui peut, sous forme de récit ou de considérations, accompagner notre enseignement. Sans trop insister sur ce point, je me contenterai de rappeler que dans Homère ce n'est pas l'Iliade un peu grossière qu'on fera bien de lire, mais l'Odyssée tout entière, à l'excer.tion d'un 8eul passage assez long du huitième livre (partout l'on glissera d'ailleurs légèrement $Ur certaines expressions scabreuses;; de Sophocle, on lira d'assez bonne heure le Philoctète, de · Xénophon les écrits historiques (et non pas les Mémorables, ouvrage vraiment immoral, qui doit sa vogue à la doctrine du bonheur); - quant à Platon, il sera permis de lire, dès les dernières années 9e l'enfance, !e Traité de la République, après avoir lu toutefois quelques dialogues faciles. Le Traité de la République convient parfaitement à .l'époque où s'éveille chez l'enfant l'intérêt pour la société plus grande; mais dans les années où les jeunes gens s'adonnent sérieusement à la politique,
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Sllffit au~si peu qu'Homère suffirAit à un APQJesceµt
ii.u mo!T)ent préc,is oq il rompt avec toutes les préoccupritions de l'epfance ! Platon phiJopQphe et Homère poète sont, il est vrai, réserv~& à l'âge mar; rpais ces auteurs ne mériteraient-ils point p1:1r hasard ~ être lus ' deux fois ? Et l'éduç1:1teqr de lil j1ww1 s~f:! nç restet-il pas toujours libre qe s'arrêter à çertaip~ p11ssage1> et de glisser à çertains autr{:ls. Mais j1ai suffisamment pl:lrl~ d~ l'efüïeigµemept synthétique en général! Il f;rndra le faire comrq(lncer de bonne heur~ et l'on ne saur/:lit en troµver la fin. Mais il fcr 9 dµ , moins comprendre que pareq.ts at jeunes gens d.tlvront recqler le terwe des anµée13 de c.uHure au del~ des Jimite~ ,fixées par J'uiflge actuel ; ils peovoudPaient p1:).s, en .effet, livrer ::nJ trnsqrQ, ava~t çomplète maturité, les frµits précieu~ de lpngues pein~s . Pollr lil plupart c~ St=lf~it préc;isémept »nr. · raisqn de ne pa13 commencer; TJlf:lÏS il en t1std'a,µtres qui .recherchept la perfection parto»toq il leµr semble poµvoir lFt troQ.ver. Mais si l'on fi:lit trop tl:lrdivement /lppeJ 4 l'éducate\l,r, celui-ci, s'il ne tro.i.ive par lia.sard, ce qµi est bien rare, un c,aq\ct~re epfqqlip complètep:1~11t intqct, parce que retardé 1 fera bien cte renoncer apx Gr~ct, et de s'eJ1 remettre de préférence t. l'ep_seignement iH>,alyiiq1.1e ! Mais qµ'i} ne ~·ayir;~ pas alors Ql'l vo\llPir déiwmposer tout cl'up cpµp en lettr1> parties miniwes leSi gra~q&s masses accµmulées i il faudPa plutôt comrpencer pAr faire porter su~çessivement Jn concentrfltion sqr telle ou tell~ pf¼rtie i puis, P<lf q.e13 cqn... versations ~pµtipues (doqt l'oçpasioq p!:\Q.t fl.isément êtr~ fçiu.rni~ pç1r uertains livrt'ls n~qtrf.lnt dans le cerplp d'idéeiii déjà exjst,ant et qu'qp lit en commun), et ayec
�des tâtonnements ininterrompus à la recherche des points se11:sibks de l'àme, chaque groupe devra livrer à son tour ses moindres parties, afin que le travail consiste moins à corriger qu';:i rendre l'homme conscient de sa richesse intérieure. Une fois qu'il sera devenu poµr lui-mêrp.e un sùjet d'examc=:w 1 on yarra quelle opinion il a de lui, oà et comment il faudra lui . fournir une aide synthétique. Quant à l'enseignemen~ purement descriptif, nous pe pouvopi:,i, ain:'!i que nous l'avons dit plus haut, lui souhaiter •d'a1,1tPtJ r~gle que l'tlQjoµemeilt et J'esprit d'observation du maître. Les principes développés - au chapitre précédent devraient être appliqués, en les combinant, aux enseignerpents analytique et synthétique. On voudra bi~n Sf:l rappeler que j'ai promis upe simple esquji;se; on ne s'attendra do~c · pas à trouv13r qi:ins le cadre étroit d'un tahl~iHl l'org~Ili&atioµ hèa détaillée de l'enseignement.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
II. - ENSE'IGNEMENT
Expérience.
Au début il faut montrer les objets, les dénommer, les faire toucher, les faire· mouvoir. De l'ensemble on passera de plus en plus aux parties, puis aux parties des parties. On associe les parties en déterminant leur situation respective. On décompose les choses en leurs qualités distinctives que l'on associe ensuite par ùes comparaisons. - Une fois que le divers d'un cercle d'expériences a été suffisamment et en détail traité de
SPÉCULATION GOUT
L'examen analytique du cercle d'expérience rencontre à tout instant des indications relatives à une connexion régulièrede la nature des choses, relatives à des relations de causalité. Sans s'occuper de savoir si ces indications ont une valeur objective, s'il faut les expliquer comme transcendentales ou immaneJ:?tes, la culture de la jeunesse a intérêt à ce qu'elles soient comprises telles qu'elles se présentent; il lui importe que nous recherchions, avec le regard du physicien et de l'historien pragmatique (et non du raisonneur fataliste) la marche logique de la nature dans tout le-cours des événements. - Le premier pas consisté à montrer, à faire ressortir la relation du moyen et
C'est la considération prolongée qui donne naissance à !"esthétique : et par ce terme j'entends ici le beau, le sublime, le ridicule, avec toutes leurs nuances et leurs contraires. Tout jeunes les enfants n'en voient d'abord que la masse, comme ils voient toutes les masses. Au début ils trouvent beau ce qui est bigarré, ce qui présente des contrastes; ce qui ofTre du mouvement. Quand ils seront fatigués de ce procédé et qu'on les trouve un jour dans une disposition absolument calme," mais en même temps accessible à toute impulsion, alors le moment sera venu d'essayer de les occuper du beau. On attirera donc d'abord leur attention sur le beau, en le faisant ressortir
�MARCHE DE L'l::NSEIGNEMENT
ANALYTIQUE
Sympathie pour les hommes.
L'analyse du commerce avec les hommes, afin d'éveiller la sympathie pour les hommes pris à part, a pour idée principale la réduction des sentiments, bons ou mauvais, à des mouvements naturels, dont chacun puisse trouver la possibilité dans sa propre conscience, avec lesque.ls il puisse par conséquent sympathiser. Mais pour être à même de comprendre les sentiments d'autrui, il faut d'abord comprendre
SYMPATHIE POUR LA SOCIÉTÉ RELIGION
Les considérations sur les convenances du commerce des hommes et les institutions sociaÎèsde toutesortemettent en évidence la nécessité où se trouvent les hommes de s'aider et de se supporter mutQe!lement. C'est en s'appuyant sur cette nécessité que l'enseignement devra expliquer les formes de la subordination et de la coordination sociales. Afin deprocéder avec des exemples tangibles, il n'a qu'à se servir de celui qu'il a tout prêt : l'élève même ; il s'agit de placer l'enfant et toute sa situation sociale à la place qui lui revient, et de lui faire sentir toute la limitation, toute la dépendance de son existence. Grâce à la sympathie, ce sentiment interviendra, quand il s'agira de se
Le principe naturel et essentiel de toutes les religions se trouve dans la sympathie pour l'universelle dépendance des hommes.. · 11 _ conviendra d'attirer les regards sur les occasions où les hommes font connaître le sentiment qu'ils ont de leurs limites; toute présomption, il faudra l'interpréter comme une confiance erronée, voire dangereuse, en une force imaginaire. On représentera le culte comme l'aveu patent de l'humilité; l'incurie, en matière de culte, fera naturellement naître le soupçon, que tel individu est trop org17eilleux, trop affairé, se donnant ~rop de peine pour assurer un succès périssable. A force d'observer, d'une manière continue, la marche de
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PGDAGOGJE UÉNÉRAL~
cette manière, on analyse les faits qui se produisent lors du choc des choses diverses, et on- les réduit aux modifications subies par chaque objet en particulier. On parle ehst!Jte de l'usage que l'homme fait des choses. Les concepts de cause et d'effet, de moyêfl èt de flh; qi.ii ti'ont tWn à faire ici, peuvent en somme être laissés de côté; l'expérience n'a à s'occuper que de la suite des faits; aveo la succession de leurs séries. Dans les premières années ces analyses s'exercent d'une part sur le corps humain (parmi les objets extérieurs le eorps humain est même le plus important, car non seulement on voit son propre corps 1 on voit encore celui des autres de là fin, de 1a cause el de l'effet. Mais-en ce1a le rapport de lirni tatit:Jri èt dé Hët:Jebtlahte devrà se révéler, avec tll:1 1'ésultat différent süivarit les tetttatives dlffér!Jtttes ; rn1Ie une .machine que l'on fait marcher plus vite t!U J:Hus Hmteméht1 inUtt·veharit ici oti là pdur \rtJll' ttue!Ies sôht les roues qui tottctioflnètlt l'ég'Lilièremtmt, quelles autrës lie le ftmt p!is._ il falit disposer Et à sa guise du ré!rnitat, qtl! doit sollicité!' l'atteiltiori et êtte ni trop vulgaiI'è ni trbp éclatant. - Oh tlsstlciera les essais d'abord présentés isolément et oh les monti•era dans leur association; ainsi le pendulè et le thouvëthenfi de la montre, la tJhaleUr produîte mécanittliettlérit et l't!xplosion dè la poutlre datis les armes à teu; l'éxparlsJon des · vapeurs t!t la ~bnl.raétiol:J de 1a quantité dé ce qui, au point de vue esthétique, est sans importance. Puis on cbrnmenefü·a à l'analyser en pàl'tles dtJnt éhacuneailra enct:Jre urie valetii· poùr le goût. Ainsi par exemplé oh pi'end1'a Uh ar-bustl:l très biëli potissé, on ert ooùperà urte branche à l'endrt:Jlt pn\ci!I où elle sort de la tige, oh en séparera utie feuille qué l't:Jn tlécou pèhl. en sés dlvérsë!:I petitl'!s parties, ou bien ll:l fleur tlont les pétales se laissent également présenter isi:llément. SI telle dêbornpositioh est contraire aux 1'ègles, si l'on fait une incislbn au milieù de la feuille, l'élèvé le remarquera certainement et critiquera. Il faut ainsi {:lrehdre séparément et ensuite associer le l:Jeau darts son expression la plus simple, l'articulation di..l beau composé, et quand il s'àgit de réunir à ndi.rn,au
�MARCHE DE L'ENSt:IGNEAfEl'<T
les· siens pr'oj:Jrès. 11 faut tltJhc ~naiysèt la jeühè àrae à ehè même, pour qU'eÎle dëcouvre ëii ëhe le type des mouvènierlts qui agltenl l'âlne humàibe. il Ïùi l'aut ericotê appréndre à ihlerptéler hxpresslàli par làtjllëlÏe se mahitèsle toùt sentiment humain, d;al:H:ird i'éxpressioh ihvoiontail'e, puis petil à petit le t5oids ët la it1èsurè de là èlésigtialibri convehtîohnéile. EI1 rt1êtnë te1nps il faut veihèr avec soilicilüclê â vivre eri sorte que pèr'sdI1r1é he puisse se méprendre à notre sujet, à éviter les màlenhfüdus et les frol~seinehts dus au manque dê prudence. Ces Mtnmëiiceflients d'unë psychologié irilelligible ::tu Seris intime d<livëtil" se développer d\me façon éonfaire ctne idée de l'ufiivcr'sellé dé{lehdauce 11ôclptôqlle ; ië cotirs conlinu. du l:h<llivet:Iierlt sociàl, avec ttltites ses oscillations eh avlinl tsu eri arrière, sera d~ rrtleux eh rtlielix cèHripris et ètudié livèc ur1e âtlente ci'oissatlte ~ ët toul cëla Ïei·a que l 1enfanl titJtlréèier'a g-t'andert!ent l'ortli'e social, ie cônslclërerà cotnme inviolàblé, et comme digrie dl:\s sàcrifices qu'un joui· il 1üi denianderà petil-êlre. Dès qtie la force p~sique survient chez l'adolesèent, il cohvieril d'élever l'âme jusql11à l'idée de la dëfense de la pàlrie, en lui faisant voir l'armée, cè spèctaèle brillahl de l'Etat tjlii, dès le jeurie âge, attire si vivémënt les yeux tie tous et tl.evlent si facilement préjucliciahle à l'ëduéation, si l'enseignement ne vient opposer un contrepoids suffisant à toutes ces excitations de la turbulence lâ vie humâine et toutes ses viéissi ttides, on fera facilenient des èonsidéï·atiohs sur la brièVeté de la vie, i'iriéons-' tancé de toute jouissance, ia valeur équivoque dès richesses, te rapport éhlre lé lràvaH et le salaire. On y opposera la possibilité de là frugalité, la tl·anqulliité âë .celui qui a pëü de besoins, l,a contempltition de la haturè qui va au devant de nos besoins! rend possible le travail assidu et récompense en grarid, bien qu'elle interdise de s'attacher aux résultats particuliers de l'elîort fourni. be là on amènera l'esprit à uhè universelle recherche léléologique ; mais elle d{3vra rester dans la sphère de la naturè, et he pas se pei'dré dans le chaos de l'activité humaine. Somme t~u.te, l'esprit doit chômer en religion, il devra renoncer /J. toute. pensée, tout
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
hommes); et d'autre part sur la somme des choses qui nous entourent, ustensiles de ménage, plantes, animaux, etc. Mais au corps humain se rattachent les actions et les souffrances hùmaines, ainsi que les rapports les plus proches et les plus simples des hommes entre eux. - Ici intervient l'enseignement descriptif; par les premiers éléments de l'histoire et de la géographie, il élargit la connaissance de la nature et de l'homme. De là résultent peu à peu la géographie et l'histoire naturelle. En même temps l'observation empirique des hommes, résultant de l'entourage immédiat, progresse lentement. - Continuellement il faudra faire des exercices par le froid dans la machine
à vapeur, etc. On s'occupera
de savoir en même temps ce que devient chaque chose, où reste telle antre ; on n 'oubliera pas les résidus; on observera la totalité des successions, ou l'on notera le point précis où leur cours se soustrait à l'observation. - Mais les hommes comptent les uns sur les autres, se rapportent aux travaux de leurs devanciers ou se gênent réciproquement, dans leur maison, dans l'économie générale, dans les professions, dans l'État ; toutes ces manifestations de leur i).clivité sont à leur toùr associées avec le mécanisme inerte des forcés naturelles utilesounuisibles : et dès que nous en trouvons trace dans l'expérience ou dans l'enseignement descriptif, il faut le faire remarquer très soigneusement; jJ fa ut
les parties, le beau qui à son tour résulte des r.ontours naissants. De même on dépouillera le beau de l'élément purement amusant ou touchant, on séparera le principal de l'ornement accessoire, l'idée de la diction, le sujet de la forme. Mais toute celle dissociation devra toujours garder l'apparence d'être un adjuvant pour la synthèse, car c'est là l'objectif de l'esprit qui conçoit ; on examinera le détail, mais sans absolument faire oublier l'ensemble. On fera bien aussi de ne pas commencer par des objets trop grands; plus l'objet est simple et plus le jugement dugoûtestclair. Mais ce n'est pas dans les arts seulement, c'est encore dans la vie même, dans l~s relations journalières, les règles de convenance, la façon de s'exprimer que l'on fera remarquer
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tinue tlvec le commerce et la connaissance des hommes, et occ.uper l'âme de plus en plus. Et comme suite, tout phénomène humain doit devenir de plus en plus explicable, toute antipathie dirigée contre des êtres soi-disant étrangers sera de moins en moins possible, mais par contre on s'attachera d'autant plus intimement à tôut ce qui est humain. Mais encore faut-il que tout trait humain soit représenté, comme dans un miroir enchanteur, dans l'âme avide d'imiter, mais nullement entraînée; qu'il soit représenté d'une façon plus évidente, plus spécifiquement parfaite, moins effacée dans la vie ordinaire, sans que cependant il y ait exagération fabufougueuse et de la vanité. A tout cet éclat que l'armée et d'ailtres institutions de l'État répandent autour d'elles, l'enseignement oppose sans cesse le souvenir de la force réelle, que l'homme bonnète apporte à n'importe quelle for.ction, ainsi que la pensée des limites réelles où se doit confiner tout servite\lr de l'État. désir, tout souci, pour vivre dans le calme. Mais pour donner plus de solennité à ce chômage, il fera bien de faire appel à la communauté nombreuse, d'aller par conséquent à l'église. Mais ici encore il lui faudra garder assez de sang-froid pou'r dédaigner, comme absolument indignes de l'objet, toutes les fantasmag-0ries fantaisistes ou mystiques, et surtout les affectati,m de mysticisme.
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PiDAGOGIE GÉNÉRALE
d'analyse relatifs à la langue maternelle, afin de préparer l'étude de l'ortcographe, du style, de la g-rammaire générale, et mème pour distinguer, dès maintenant, certaines idées. Une fois les choses montrées et associées, on les coordonnera d'une façon précise par la récapitulation pour aboutir à la méthode: et quand il s'agira de savoir quelle place il faut assigner à ceci ou cela dans la méthode, - la classification peut-ètre, - le raisonnement interviendra déjà d'une certaine façon. que l'attention puisse s'y arrêter tout à son aise et l'examiner sous toutes les faces ; on aurait tort en tout cas de l'abandonner à une vue superficielle, à l'étonnement, à la frayeur ou même à un respect prématuré. Plus tard, nous pourrons y joindre d'autros opérations : séparer nettement les concepts, chercher les définitions, développer nos idées propres. - L'enseignement et l'application raisonn·ée appartiennent ici à la physique et enfin aux systèmes spéculatifs. ce qui est convenable, et on l'exigera des enfants autant qu'ils savent le produire par leur propre goüt. Et cela sera d'autant plus facile qu'on aura su écarter davantage toute affectation conventionnelle et qu'on aura su maintenir, en général, la plus grande pureté possible de l'âme. L'enseignement des analyses esthétiques suivant les règles de l'ac.t, ainsi que le raisonnement qui s'y rapporte, est d'ordinaire chose mauvaise.
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leuse, qui dépasserait le réel et tuerait par le fait même la sympathie. Pour comprendre ceci, on n'a qu'à se rapporter aux poètes classiques.
Remarque. - Pour entretenir l'intérêt durant le premier âge, l'enseignement descriptif dispose de récits historiques, de biographies animées de certains hommes, de descriptions de la foule. Mais qu'il laisse de côté toute politique d'actualité.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
Avertissemén t
L'enseignement synthétique fournit une foule de représentations nouvelles qn'il doit mettre en valeur. Toujours il devra se 1;endre comple s'il remplit l'âme par trop ou s'il la laisse _ trop vide ; ici l'on trouvera que non seulement les capacités, mais encore la disposition diffèrent suivant les heures, et il t'aud-ra se diriger <l'après cela. Le gouvernement et la culture, mais avant tout le recueillement du maître tout à son affaire, dévront essayer d'éveiller chez l'élève l'aspiration de saisir tout, dès le premier instant, d'une façoh absolue et juste, et de tout emmagasiner avec limpidité et netteté. On se gardera surtout à.e vouloir trop tôt élever de :::l ouvelles constructions sur des fondements de fraîche date: ce qi.;i s'est éclairci aujourd'hui, demain retombera dans
Ill. - ENSEIClNEMENT
Expérience.
De très bonne heure l'on montrera, par d'innombrables exemples, les diverses opérations combinatives, surtout celle de la variation, q_ui probablement est la plus fréquente. Bien indépecdamment ùe cela, l'on fera voir de même les séries de caractères distinctifs appartenant à des choses réelles, telles qu'on les trouve dans les manuels de minéralogie; par exemple les séries des couleurs, les degrés de pesanteur, la dureté, etc. De ce même ordre relèvent les formes rela~ives
SPÉCULATION GOUT
La déGouverle des rapports, c'est-à-dire la synthèse à priori, suppose, dans tous les cas importants, des difficultés dont on se soit au préalable rendu compte; elle sur,pose qu'on s'est plongé
De même que des lectures philosophiques répétées forment des philosophes, de même on ne saurait. se former le goût, en se p1·omenant au hasard au milieu de toutes sortes d'œuvres d'art, même
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préliminaire
' l'obscurité, et l'élève qui a de la peine à se rappeler les éléments isolés ne saurait les combiner ni les employer. Quant aux éléments, on aura soin, si possible, de les tenir prêts longtemps à l'avance ; les bases seront généralement fort larges, pour qu'on puisse s'occuper çà et là et qu'il en résulte du changement. Quant à la combinaison, il est très important d'occuper tout spécialement, autant du moins que faire se pourra, l'esprit à en connaître les formes diverses, pour qu'il puisse prévoir les voies de l'association et les chercher luimême.
SYNTHÉTIQUE
Sympathie pour les hommes.
L'homm~ P.n général, l'humain dans toutes ses variétés et toutes ses modifications réelles ou possibles, a droit à_une sympathie, que la simple analyse ne suffirait pas à déduire du commerce avec des individus connus ou représentés, mais qu'on saurait encore bien moins acquérir avec le concept
SYMPATHIE FOUR LA SOCIÉTÉ RELI.!,ION
La poésie et l'histoire doiven~, par le urs peintures, faire éclater la sociaLili té des hommes ainsi que &on contraire, leur caractère revêche; elles doivent également nous montrer comment, sous l'action de la nécessité ,des forces contradictoires se laissent apaiser et tenir réunies. On montrera ce que repré-
C'està la synthèse religieuse qu'il appartient de produire et de développer l'idée de Dieu. En tant que point terminus du monde et sommet de toute subliFr.ité, cette idée doit, dans les premières années m ême de l'enfance, apparaitre timidement, dés que l'esprit ose jeter un coup d 'œil général sur son savoir
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PÉDAGOGIE GÉNÉHALE
à l'espace. D'abord le carré et le cercle que nous pouvons observer le ·plus souvent, sans analyse préalable, dans les objets qui nous entourent. Puis les angles. On se servira aussi des aiguilles de la montre, de l'ouverture des po;rtes et fenêtres, etc. On dessinera, pour commencer, des angles de 90, 45, 30, 60 degrés. Mon ABC de l'intuition, qui trouve ici son application, suppose déjà une grande habileté dans ces diverses opérations. -- Mais au lieu de donner des exemples pour expliquer la construction combinative des choses au moyen des séries de caractères, construction qui veut toujours être précédée d'une libre association de ces séries ; au lieu d'en donner relativement à l'analyse ides choses présentées, analyse qui doit toujours revenir au principe fondamental posé par la combinaison et s'appliquer dans tous les cas où ia réalité ne nous fournit pas beaucoup de combinaisons possibles; au lieu de cela je ne dirai qu'un mot sur la grammaire, et tout d'abord sur la conjugaison. Il faudra, pour débuter, faire ·une distinction entre les idées générales qui
dans des problèmes spéculatifs. Mais le fondement réel de ces problèmes, c'est l'expérience interne et externe; aussi la culture de la jeunesse devrait-elle occuper ce fondement dans toute sa largeur. L'examen analytique du cercle d'expérience amène à des séries de causalités, dont on ne saurait trouver l'origine ni dans l'espace, ni dans les profondeurs du monde et de la· conscience. Les connaissances physiques et naturelles amènent à une foule d'hypothèses, d'où l'on ne pourrait, sans inconvénient, essayer d'ordinaire de revenir à la nature au moyen de la synthèse. Il faudra montrer
réellement classiques. On n'aboutit au sens esthétique que si, par d'innombrables opérations variées, effectuées au fond de l'âme avec une attention calme et soutenue, l'esprit s'est mis d'accord avec lui-même; et encore ce n'est d'ordinaire qu'une variété de ce sens, c'est-à-dire tel ou tel goût. - Avant que l'âme de l'enfant soit soumise à de fortes impressions qui pourraient y persévérer sous forme de réminiscences, il faut qu'elle ait été effleurée parles rapports simples etles:parties esthétiques constitutives de vastes compositions. Et ceci s'applique à toutes les sphères des arts, qu'elles soient parai-
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générique universel, l'humanité. Ceux qui ont produit en euxmêmes des images innombrables et variées de l'humanité sont les seuls qui possèdent, du moins en partie, cette sympathie et puissent la communiquer d'une cerlaine manière; ce sont les plus dignes d'entre les poêles et, tout à côté d'eux, les historiens. Nous cherchons chez eux la contemplation la plus sereine de l'universelle vérjté psychologique. Mais cette vérité subit des modifications incessantes suivant la situatien différente des hommes, par rapport au temps et au lieu. Et la réceptivité à son égard se modifie continuellement avec le sentent des hommes liés suivant les règles, sous quel . aspect ils peuvent se présenter eux-mêmes, comment aucun d'eux n'est à m~me de devenir, et encore moins d'effectuer quelque chose de ·grand, s'il est abandonné à ses propres forces, comment chacun, en lui et autour de lui, ne travaille que sur les matériaux que lui fournissent le temps et les circonstances : tout cela devra intéresser les élèves et les disposer à occuper et à diriger tous les hommes conformément à cette sociabilité, de façon que tous puissent avancer vers un but meilleur, particulier à chacun. Mais il faut en ceci que l'instruction fasse appel à toute la modestie qui est l'apanage naturel de la jeunesse encore pure ; il faut qu'elle applique à l'élève même les exigences de cette sociabilité et qu'elle lui montre tout le désordre de la'manie de raisonner,'qÙÎ et sa pensée, ses craintes et ses espérances, dès qu'il essaie de jeter les regards par delà les limites de son horizon. Jamais .J.a., :c_eligion ne pourra occuper au fond du cœur la place tranquille et calme qui lui revient, si l'idée fondamentale de ce qu'elle est ne remonte pas au premier temps du souvenir; si cette idtle n'a pas été intimément liée, fondue avec tout ce que la vie changeante a déposé au centre de la personnalité. - Toujours il faut à nouveau placer cette idée au point final de la nature, comme l'ultime postulat de tout mécanisme qui voudrait par son dé veloppement devenir une finalité. Aux yeux de l'enfant, la famille sera le symbole de l'ordre du monde; en idéalisant les qua li tés des parents, on en fera les propriétés de la divinité. Il pourra converser avec la divinité comme avec son père. Il fau,t
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s'y COID;binent : personne, nombre, temps, mode, voie, et les signes par lesquels chaque langue les représente. Il faut distinguer également l'explicalfon des diverses idées et des séries qui s'y rapportent et le développement du type de conjugaison qui résulte uniquement de la variation de ces séries. Mais ce type se développe tout seul, du moment qu'indépendamment de toute grammaire la forme de la variatioµ est connue en même temps que les idées. S'agit-il d'enseigner une seule langue, le grec par exemple, on fera voir, une fois terminées ces préparations générales, les cà.ractères les plus constants, ceux du futur, du parfait, du subjonctif, de l'optatif: on les fera découvrir en des mots isoà part ces hypothèses et ces
problè'n:es suivant l'occasion,; on en occupera l'imagination, lout en laissant aux diverses conceplions le temps de se clarifier, ou dµ moins de s'associer à l'infini. Et de ces problèmes, qui semblaient int.éresser directement la réalité, l'on dégagera peu à peu les idées ; l'on fera remarquer que le penseur est en-' gagé ici dans les enchevêtrements de ses propres pensées, qu'il a donc besoin, pour les étudier, de posséder la bonnè méthode. L'étude des mathémathiques (comme travail préparatoire L'ABC de l'intuition fait déjà remarquer que dans cette science certaines grandeurs dépendent des autres) devra depuis longtemps avoir atteint un degré élevé. Il faut nu m~ins que l'on a~t dep1.Pis longtemps acquis ·une habileté parfaite dans le rai-
lèles ou superposées. L'intelligence des rapports dépend de la clarté et de la maturité de l'impression : il faut que l'âme soit affectée, mais non pas entraînée, agitée légèrement, mais non pas bouleversée. - On devra donc l'entourer des matériaux de ces rapports, c'est-à-dire de ceux que chaque cet·cle spécial contiendra dans leur intégralilé parfaite. On les associera de toutes les façons possibles. Et même l'on montrera les rapports simples, du moment qu'on peut, comme en musique, les avoir sous la main. Mais on aura soin égalemenfde mettre l'esprit dans une disposition esthétique. Il ne faut pas que toute la force se partage entre l'étude · et l'activité physique : la turbulence extérieure demande à être limitée. C'est par des conversations libres el ani-
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progrès en àge. Il est du devoir de l'éducateur de veiller à ce que telles ou telLes modifications, concordant toujours sui• vanl les règles, puissent se poursuivre côte ·à côte. C'est pourquoi il faut remonter chronologiquement des anciens aux modernes! - D'elle-même cette ascension s'élargira des deux côtés et l'esprit se trouvera mis en contact avec les divergences qui peu à peu se font senlir chez les individus, au fur et à mesure qu'il s'agit de civilisation plus étendue, transplantée, imitée. Et quand dans ce~ divergences onrenconlrera des éléments irréguliers, artificiels et mauvais, on les représentera de telle façon, avec tous leurs contrastes et toutes leurs contradictions, qu'ils perdent leur caractère contagieux qui agit si facilement sur les esprits non préparés lorsque, à pe~t bien farcir · de discours équivoques des esprits inoccupés et vides, mais qui, aux moments critiques, enlève toute efficacité et toute valeur à l'activité publique. - L'intérêt social devra dédaigner tout ce qui parle de suffisance ou d'étourderie; il s'alliera par contre avec une réflexion économique d'ordre supérieur qui concilie les fins diverses, el fait la balance des difficultés et des circonstances propices. Il faudra considérer simultanément, non pas seulement ce qui se rattache au commerce des hommes, - l'excitation des besoins naturels ou artificiels qui l'anime, le pouvoir public qui le protège ou l'opprime, les différentes branches de l'administration dans l'État, - mais encore tout ce qui fait des hommes une commuqu'avec une évidence , croissante les anciens fassent comprendre à l'enfant qu'il ne peut pas partager leur destin ni croire à leurs dieux. L'art lui-même devra lui donner de bonne heure ce que par un vain arlifice la culture rétrograde YOudrait introd,uire de nouvel)u. - On atti.rera son attention particulière sur l'époque de Socrate où le Destin (réelle prédestination sans volonté ni causalité) commença à être supplanté par l'idée, nouvelle alors, de Providence. On fera devant lui la comparaison de notre religion positive avec celle où Platon voulait voir élever la jeunesse grecque. - Le jeune homme devra s'essayer à diverses opinions religieuses; mais il faut que son caractère le préserve toujours du désir de ne plus avoir de
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
lés ; puis on s'occupera des caractères moins constants, des anomalies, qu'il faut étudier su-rtout. De cette façon on occupe l'esprit de la conjugaison, on lui en associe de toute manière les éléments divers, avant de rien faire apprendre par cœur, bien qu'on ne puisse jamais se passer de ce dernier exercice. Une fois l'exercice combinatif fait suffisamment, on fait donner au type des formes différentes, en modifiant, dans la variation, la disposition des séries. - Un exemple bien plus facile serait fourni par la notation musicale, où la série des notes est variée par celle des signes rythmiques. - On emploiera les mêmes exerciGes en botanique, en chimie, en malhématiqnes et en philosophie ; seuls sonnement logique basé sur des moyens termes, et cela pour l'analyse aussi bien que pour la géométrie. Puis on y ajoutera l'étude des systèmes spéculatifs; on fera très bien de prend1·e d'abord les plus anciens et les plus simples et l'on y rattachera l'intérêt psychologique pour les opinions humaines. Quant à la lâche d'enseigner la ·synthèse à priori elle-même, on la laissera à l'éducation ; il suffira à l'instructeur de la jeunesse de l'y préparer avec impartialité. Les premières- opérations de la spéculation peuvent, il est vrai, occuper trop entièrement et trop exclusivement le jeune homme sain, et mêrue un enfant d'âge avancé; mais elles ne sauront jamais l'occuper trop vivemènt, tant qu'elles ne mettent pas d'autres intérêts en jeu, devenant ainsi oppressives et mées qu'on préparera lemieux cette disposition; et c'est dans les isolements bien calculés qu'elle arrive à son épanouissement. - Dès que le goût s'éveille, l'imagination doit chercher à observer. Une certaine intimité sera dès lors d'une grande utilité. Pour que l'élève s'y laisse amener, il faut surtout qu'il soit certain d'un bon accueil, sans réprimandes exagérées, mais aussi sans éloges outrés. Quand il crée lui-même quelque chose, il ne doit pas se laisser dominer par l'attrait exercé sur lui, il ne doit pas s'épuiser ni s'infatuer de sa personnalité. En doucem· on le rappellera à la réalité, le calmant sans l'arrêter, afin de le faire passer d'une production à la suivante. - Pom· qu'il ne se confine pas prématurément dans son propre goût, on lui fera voir des chefs-
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la recherche de culture, mais manquant d'une direction sûre, ils se laissent si aisément aveugler et même remuer dangereusement. Tout en avançant, on se tiendra sur les sommets de la culture humaine: arrivé à la littérature actuelle on passera donc sans appuyer à côté de ses bas-fonds marécageux; par là-même on donnera à l'élève une très grande assurance pour résister à toutes les séductions du monde de nos jours. Et. l'on terminera le tout p_ r l'opposition entre a l'époque en question et l'idéal rationnel de ce que l'humanité devrait être; mais on n'oubliera pas de se demander par quels moyens elle pourra le devénir et quelle contribution chacun. devra lui fouvnir. - L'homme qui, à grandes enjamnauté, la langue, la croyance, la science, la· vie de famille et les réjouissances publiques. - Un plan exact de la société, en quelque sorte une carte où toutes les places et toutes les voies soient indiquées, devra d'abord faire · connaltr.e au jeune homme chaque profession, avant que lui-même en choisisse une, et il est absolument certain qne ce choix ne se fera jamais assez tard. - Une· fois une carrière choisie, il faut que l~ cœur s'y attache tout entier et l'orne des plus belles espérances en vue d'une activité bienfaisante. religion; il faut que son goût soi.t assez pur pour lui rendre à tout jamais insupportable la désharmonie qui résulterait inévitablemen·t et sans remède possible d un monde sans ordre moral, par conséquent (pour peu qu'il reste r éaliste) d'une nature réelle sans divinité réelle.
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ils nous permettent d'exposer avec justesse l'édifice des sciences, de bien enseigner les classifications et de raisonner sur ces matières. Le coup d'œil combinatif, qui est certes d'une inestimable importance dans tous -les cas où il s'agit de réunir dans une seule et même pensée plusieurs choses, rend enc~re de signalés services dans les exercices de syntaxe, ainsi que pour l'intelligence du squelelle de l'histoire . L'étude de ce squelette est !'occupation propre de l'âge enfantin assez avancé déjà; et ilfaut nettementla séparer de la compréhension sympathique de ~écits historiques, dont un certain nombre aura été fait à ce moment. Dans cc squalette se trouvent juxtaposées plusieurs séries de noms appartenant à la chronique des divers pays, ou si l'on veut à la chronique de l'église, des diverses sciences, des arts; et il importe de pouvoir facilement non pas !iloulement poursuivre les diverses séries, mais encore les rattaeher à volonté deux par deux ou trois par trois. - Au point de vue juridique et des règles positives on pourrait à peu près faire les mêmes observations: et même il sera bon que de très bonne heure le jeune llomme acquît quelques notions à ce sujet, afin de le rendre plus attentif à la vie réetle et de lui assurer plus de facilité pour s'occuper plus tard de ses propres affaires. inquiétantes. Dès que ceci se produit, il faut réagir f6rtement en les coupant d'autres occupations. La disposition spéculative est du reste perdtie à ce moment-là. ù'œuvre de toute espèce. On l'y ramènera périodiquement afin qu'il puisse juger de ses propres progrès. Mi.is tout goût ne prend que fort tard un caractère ferme. Pour arriver à ce résultat, l'élève devra laisser sa propre conscience exercer continuellement ;:;ur lui-méme une action absolue et particulière.
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bées, a parcouru la suit.e des temps et a partout reconnu la même humanité, est .certainement moins porté qu'un autre à vouloir avec impétuosité que le, moment présent lui donne ceci ou cela: il ne sera pas non plus plongé dans une attente anxieuse. Peu touché lui-même par le changement, il voudra procurer à tous la liberté autant qu'elle est compatible avec notre nature. Tel est le summum de la sympathie.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
IV
DES PLANS D'ÉTUDES
Un simple coup d'œil fait comprepdre que les tableaux qui précèdent n'ont pas la prétention d'être un plan d'études : ils renferment en effet bien des choses qui ne permettent pas un enseignement distribué en des heures à succession régulière, mais comptent plutôt sur des occasions où elles puissent être ~êlées à un enseignement quelconque. Le plan d'études n'est pas autre chose que l'organisation de ces occasion Avant de, l'établir, il faut que l'éducateur ait mûrement pesé la masse des idées indiquées ci:dessus, qu'il y ait fait entrer la totalité de son savoir personnel et qu'il ait en outre suffisamment étudié les besoins de son élève. Afin d'être efficace, le plan d'études doit se rendre absolument indépendant de toutes les idées fortuites qui n'ont rien de commun avec l'idée générale de culture multiple. Une question très importante est celle de savoir ju" qu'à quel point et de quelle manière l'élève se s p1·êtera de lui-même aux efforts de l'éducateur. Un enseignement qui coc1mence de bonne heure et qui sera surtout synthétique peut assez se fier à la puis- . sance qu'il exerce par les choses même qu'il donne. Mais pour l'enseignement analytique, l'élève ,devrait à vrai dire lui fournir la matière, surtout dans les années avancées, où la masse de l'ex.périence commune est usée, et où mérite seul d'être analysé ce qui a déjà pénétré dans les profondeurs de l'âme. - P'après
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eela, il est facile d'expliquer ce que l'expérience nous montre: chez des jeunes gens a~ultes qui se livrent franchement, l'influence pédagogique agit très rapidement et surtout au début (aussi loin du moins que porte l'analyse) d'une façon presque merveilleuse, alors que tous les efforts sont faits en pure perte quand il s'agit de jeunes gens repliés sur eux-mêmes. Le véritable véhicule de l'enseignement analytique, c'est la conver;;ation, amorcée et entretenue par des lectures libres et même, le cas échéant, relevée par èles compositions écrites que l'élève et l'éducateur se soumettent réciproquement. La lecture doit être tirée d'une langue déjà connue; elle doit présenter maints points de contact avec l'élève, mais ne doit pas intéresser au point que les fréquentes interruptions et les digressions peut-être longues auxquelles elle doit se résigner puissent devenir intolérables. Les compositions ne devront être ni longues ni artificielles, mais exposer avec beaucoup de soin, de façon à la rendre claire et bien reconnaissable et à l'énoncer avec netteté et une précision frappante, la matière qu'elles auront puisée dans les conversations. Elles doivent apporter la preuve que l'esprit s'était concentré dans son sujet. Si l'élève ne réussit pas, libre au maitre de faire mieux. Il peut, quand c'est nécessaire, en appeler à l'émulation et à la discussion pour stimuler le relâchement, mais qu'il prenne garde de s'échauffer trop lui-même. - Quand il s'agira de faire tardivement l'instruction d'un jeune homme, il faudra surtout s'attacher à de pareils exercices, et les varier et les retourner suffisamment pour toucher peu à peu tous les points de l'intérêt. Mais pour remplir l'âme, on peut ajouter un enseignement descriptif quelconque,
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qui peigne avec viYacité; ou encore certaines études insignifiantes en soi, mais contrastant auî~nt que possible avec l'élément principal. - Telle sera la forme complète, en apparence désordonnée, du plan d'études <lans les cas où l'éducation a déjà perdu ses droits les plus beaux; cependant, même dans un enseign·e ment, qui par ailleurs procède synthétiquement, de tels exercices seront en quelque sorte. indispensables, du moins comme complément, ne fû.t-ce que pour faire connattre à la vigilance pédagogique ce qui se prépare au fond de l'âme. Si l'enseignement synthétique commence au moment voulu et avec plein espoir, il lai sera facile de trouver dans les développements ci-dessus les deux fils principaux qui réunissent les deux bouts extrêmes de l'éducation el qu'il ne faut jamais laisser échapper de sa main. Le goüt et la sympathie demandent impérieusement que l'on monte chronologiquement des anciens au~ modernes. C'est la tâche à laquelle doit satisfaire le plan d'études en faisant commencer l'étude du grec dans les premières années, le latin dans les années moyennes, et les langues modernes à l'âge de l'adolescence. La spéculation et l'expérience, en tant que celle-ci est illuminée par celle-là, exigent avant tout l'étude complète des mathématiques, avec de nombreuses applications ... Comme points culminants aux débuts de ces deux séries, j'ose indiquee l'Odyssée et l'A B C de l'intuition. On pourra placer en troisième série toute une suite d'études hétérogènes, dont les plus importantes seront l'histoire naturelle, la géographie, les récits historiques et la préparation au droit positif et à la politique. Il ne sera point nécessaire de terminer une étude ayant de commencer
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l'autre; il suffira de faire se succéder les périodes où chaque objet, se fait surtout valoir dans l'âme. Et lout objet a besoin d'une période de ce genre pour se fixer à tout jamais. Si l'on y ajoute les exercices décrits plus haut, qu'il faut de temps à autre consacrer à l'enseignement analytique, on a groupé les éléments essentiels nécessaires pour le plan complet de l'enseignement éducatif; il ne reste plus qu'à ajouter par l~ pensée les connaissances auxiliaires à ces études principales. Autour des travaux principaux viendront se grouper bien des travaux secondaires, qui pour une grande part ne rentreront pas dans les heures de classe, sans pourtant se trouver en dehors de la sphère d'action d'une éd~cation faite suivant les lois de la logique. Du reste, l'on peut espérer qu'un enfant dont l'intérêt est excité supporLera vaillamment les charges que cet intérêt entraîne. Mais il faudra prendre garde de disperser l'intérêt ! Or tout ce qui nuit à la continuité du travail amène forcément ce résultat. Le travail doit être organisé de manière à trouver en sa propre richesse la variété nécessaire, sans pourtant jamais, à force de rechercher la variété, se désagréger en une rhapsodie sans but. Dans cet ordre d'idées il semble bien que les pédagogues les plus expérimentés aient besoin d'expérience. Ils paraissent ignorer l'efficacité d'une méthode qui s'attache obstinément'à exploiter le filon uniforme d'un même · intérêt. Comment expliquer autrement la répartition morcelée du temps dans l.a plupart des plans d'études? On devrait pourtant savoir que de toutes les conditions extérieures d'une instruction qui vise à l'efficacité, la première et la plus indispensable est celleci: consacrer à la m~me élude une heure par jour.
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Mais l'on veut donner place à la masse des études. Il est des cas où l'on ne peut donner à l'enseignement synthétique tout son développement, sans pourtant vouloir y renoncer totalement. Il importe alors de l'abréger, mais sans le défigurer. Condensé d'une manière régulière, toujours le même quant. à la forme, il présentera, comme vu d;rns un verre rapetissant, des couleurs plus vives et des contrastes plus violents, mais inévitablement il perdra en abondance, en fini, en etTet. Il ne sera plus question de plusieurs langues : au lieu de lire des originaux et des œuvres entières, l'on se servira de traduétions et d'extraits. Mais on s'arrêtera d'autant plus avec insistance sur les idées essentielles qu'on pourra moins en soutenir l'action par un appareil varié. On renoncera, J?Our les sciences mathématiques, à faire l'exposé des relations infiniment variées que les-différentes parties de cette science entretiennent entre elles ; on ne donnera que les théorèmes principaux et les procé.d és de calcul les plus important.s, mais tout cela d'une façon encyclopédique, des degrés les plus infimes jusqu'aux degrés supérieurs ; ces derniers ne sont pas nécessairement. les plus compliqués. Et ce que l'on montrera, on le montrera à fond et de manière qu'il reste à tout jamais dans la mémoire. En histoire naturelle, eù géographie, en histoire on évitera de charger la mémoire d'une foule de noms; mais Ol'l. aura soin de présenter l'homme et l'humanité en un abrégé lumineux. Dans l'enseignement pédagogique des sciences il . faut compter sur de pareilles abréviations, grâce à un choix judicieux d'épisodes déterminés. Ainsi l'on , peut toujours produire la variété d'intérêt, bien que cet intérêt perde forcément en force
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intérieure et ne se manifeste plus avec la même souplesse. Mais quel que soit le plan d'études, si les occasions qu'il ménage ne sont pas.utilisées, il ne sert à rierr. J'espère que ce petit livre n'aJra jamais de ces amis inconsidérés qui se figureraient en avoir appliqué les préceptes, pow peu qu'ils aient commencé d'assez bonne heure Homère et l'A B C de l'intuition. Je ne leur aurai guère de gré, s'ils ne s'efforcent en même temps de faire ressortir les hommes peints par le poète et d'articuler les formes des choses . ~ Les plus -vains de tous les plans d 1études sont peut-être les programmes scolaires, rédigés pour des provinces ou des pays entiers ; et même ceux qui sont arrêtés par une réunion plénière de professeurs, sans que le directeur ait au préalable entendu les desiderata des uns et des autres, pesé le fort et le faible de chacun, étudié les relations privées établies entre eux et qu il ait en conséquence préparé la délibération. Vraiment, ce n'est pas chose négligeable pour un bon directeur que de connaître les hommes et d'être diplomate. Il se trouve en présence d'hommes qui, ne fût-ce que par ambition scientifique, s'érigent facilement en rivaux les uns des autres: c'est à lui qu'incombe le soin de les unir dans une collaboration très étroite, pour exercer toute leur action sur les élèves ! Il lui faudra déployer tous les efforts en tous sens, aussi bien pour diminuer les points de frottement entre rivaux que pour découvrir en ces hommes, -au moins dans ces individualités - l'esprit le meilleur, afin de leur assigner à chacun, suivant sa nature spéciale, un rayon d'action profitable (combien ne se trouve pas diminuée la valeur d'un homme riche en connais-
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PJtDAGOGIE GÉNÉRALE
sauces variées par le fait seul qu'on ne lui permet pas de se livrer au travail qu'il aime!), enfin pour leur inspirer à tous le sentiment comrpun de la réelle force éducatrice de chaque enseignement. - Comment un programme fait pour tout un pàys pourraitil tenir compte de tout cela? Élaboré sans qu'on ait tenu compte des diverses personnes qui doivent l'app_liquer dans des lieux différent~, un tel programme aura donné tont ce qu 'il péut, s'il évite de bouleverser par trop la succession des études et de heurter trop grossièrement l'esprit présent de tels ou tels habitants. 11 est certain qu'il ne pourra, de cette façon, jamais rendre de grands services. J'avoue ne pas éprouver de réelle satisfaction, quand je vois des Etats s'occuper des choses de l'éducation, comme s'ils se figuraient être à même de réaliser par eux-mêmes, par leur direction et ·1eur vigilance, ce que ne sauraient pourtant atteindre que les seuls talents, le dévouement, le zèle, le génie, la virtuosité des individus1 qui le créent par leur activité indépendante et le propagent par leur exemple, ne laissant aux gouvernements que le soin d'écarter les obstacles, d'aplanir les voies, de ménager les occasions, de distribuer les encouragements : tâche grande et honorable qui leur permettra de bien mériter de l'humanité.
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CHAPITRE VI
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Résultat de l'enneignement.
Le plus grand bonheur qui puisse arriver à un pédagogue, c'est de se trouver fréquemment en rapports avec des natures nobles; qui lui oflr:ent ouvertement, dans toute son abondance et son enlière intégrité, la réceptivité de la jeunesse. Ce contact lui maintiendra l'esprit ouvert et empêchera ses efforts de s ·étioler; et il acquiert la conviction qu'il possède dans l'idée de la culture humaine le vrai modèle de son œuvre. Il reste à l'abri de ces impressions de dédain, qui indisposent l'un contre l'autre le professeur et l'élève, quand le premier impose ce que le second ne demande pas. Il n'a pas la tentation de faire de l'enseignement un jeu, ou d'en faire de parti pris un travail pour l'élève. Il se voit mis devant une besogne sérieuse ef il s'efforce de l'accomplir d'une main légère, mais süre. Il se gardera bien plus encore de charger le plan des ;leçons en y introduisant ses connaissances encyclopédiques, où tout aurait été prévu, excepté l'intérêt des élèves ; il lui suffit de veiller à ce que l'enseignement ne soit pas moins varié
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que les aptitudes auxquelles il s'adresse. Ce n'est pas peu de chose, en effet, que de suffire d'une façon continue à l'âme encore pure d'un enfant et de la remplir sans cesse. Remplir l'âme : tel est, de manière générale, et même avant de préciser davantage, le résuUat qui doit ressortir de l'enseignement. L'humanité cultivée a toujours, dans son état artificiel, besoin de l'art; µne fois les commodiLés acquises, les trésors entassés et la · nature mise à l'abri des besoins, il faut occuper le1 force et ne point la laisser inactive. L'existence des · riches oisifs a de tout temps révolté les observateurs. « Mortifiez la chair! ou retournez dans les bois! » Jamais l'humanité ne pourra fa.ire autrement que se lancer à elle-même cette apostrophe, si elle n'apprend pas à empêcher les pousses qui jaillissent d'ordinaire de la culture avec autant de luxuriance que de laideur. - Le capricè doit s'épuiser dans les efforts intellectuels, et le mal est conjuré. Dans l'espoir que l'enseignement tel que nous l'avons décritjusqu'ici ne manquera pas dela quantité voulue, ni quant à l'étendue ni quant à la force, nous allons encore examiner la qualité de l'état d'esprit qu'il prépare.
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I.A VIE ET L'ÉCOLE
Non scholre, std vitre discendam I - Cette sage maxime gagnerait bien en clarté, si l'on savait d'abord ce qu'elle entend par les termes vie et école.
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Peut-être deviendrait-elle claire dans cette traduction : il faut apprendre pour se servir de ses connaissances, non pour en faire un vain étalage. Ainsi comprise, ce serait une règle d'économie fort sage s'appliquant à l'achat de meubles non. moins qu'à l'acquisition de connaissances. · Mais la vie ne consiste pas uniquement à faire servir divers moyens à divers buts. Une telle vie serait suspectée d'ét~)Uffer l'intérêt multiple sous quelques désirs. Mais tel ne saurait être, à coup sûr, le résultat de l'enseignement que nous av"ons en vue. Et de même que nous ne réduisons pas la vie à la simple utilisation de certains moyens, de même nous nevoulons pas que l'école ne vise qu'à l'ostentation. -Par suite la traduction que nous avons donnée de la maxime en question ne saurait notts servir. Sans vouloir longuement corriger les défectuosités de l'exégèse, nous préférons essayer de nous expliquer à nous-même les rapports entre l'école et la vie, sans d'ailleurs nous soucier d'aboutir justement à l'opposition indiquée : non , sohohe, sed vitœ. Le moyen le plus facile de comprendre la vie consiste certainement à no:.1s demander comment les divisions connues de l'in.tér-êt continueront à vivre avec nous dans le cours des anuées. L'expérience proprement dite, la simple observation, ne trouve et ne eherche d'ailleurs pas de terme final; elle aime les nouveautés et chaque jour apporte les siennes. - Mais quoi que le jour apporte, une partie appartient forcément à la sympathie, car la prospérité des hommes comme le bien de l'État sont constamment en mouvement. - Par ainsi l'observation et la_sympathie sont les mouvements de l'esprit, par
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lesquels nous nous approprions chaque moment du temps et par lesquels, en réalité, nous vivons. Dès . que ces opérations faiblissent, les hommes commencent à trouver le temps long; et ceux qui ont plus de courage ouvrent les portes du temps présent et recherchent l'éternel. La spéculation et le goùt ne sont pas faits pour le cours de la vi~, pour le changement. Les systèmes ne sont pas seuls à rougir du changement : tout individu, une' ·fois son· op·inion et son goO.t bien déterminés, n'y renonce pas de gaîté de cœur et ne le peut d'ailleurs pas. Nos principes sont par trop l'œuvre de l'effort et des années p~ur qu'une fois formés ils puissent décemment se prêter aux modific~tions. Ils sont l'ancre, qui retient la réflexion et la personnalité ; l'observation, au contraire, et à sa suite la sympathie, aiment se concentrer sur de nouveaux objets. Quiconque a beaucoup vu et ressenti ne peut manquer d'arriver avec le temps à une certaine température, où la tempête des passions ne se fait plus sentir. Le nouveau se-- trouve être trop insignifiant, comparé aux sensations éprouvées déjà. Mai~ cette température n'est encore que le calme, ce n'est pas encore la maîtrise : ce n'est qu'une tendance à se laisser émouvoir moins facilement. Chez les êtres d'élite, tant qu'ils soJÜ peu entraînés à penser, c'est presque exclusivement la religion qui dirige la vie, remplaçant à la fois la spéculation et le goo.t. Tout le monde a besoin de la religion pour le repos de l'esprit; quant aux mouvements de l'âme, ceux qui auront la culture voulue les soumettront à la double discipline du jugement théorique et pratique.
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L'observation qui accumulerait sans cesse ses données, mais qui, oubliant l'un pendant qu'elle découvre l'autre, finirait par perdre la personnalité propre ; - la sympathie qui, dans la chaleur de ses exigences, voudrait intervenir et régner partout, s'exposant par là même à des refi:oidissements mortels; c'est la spéculation qui doit les modérer et les tempérer, d'abord _ parce qu'elle ne s'attache pas aux phénomènes passagers, mais remonte à l'être, puis et surtout pour la raison que voici : planant dans le monde suprasensible elle regarde derrière elle, fixe et délimite la possibilité générale du sensible, se rattache de nouveau à l'expérience et met en garde contre la précipitation, l'exagération, les craintes et les espérances démesurées, les erreurs et la circonspection mesquine de ceux qui s'occupent du temps et de la rp.esure, mais oublient toute la grande marche générale des forces. Il s'agit d'occuper dignement la force mise en mouvement, mais qui, une fois les connaissances acquises, se confine dans les limit~s de la méditation, attendant qu'il lui vienne un guide : pour sdfire à cette tâche le goût a ses formes modèles, ses idées. La représentation de l'hounête, du beau, du moral et du juste, en un moJ de tout ce qui, achevé, plaît après la contemplation achevée; serait la sereine occupatio'i1 d'une vie sereine et réfléchie, s'il ne fallait pas d'abord faire l'effort nécessaire pour faire disparaître l'élément déplaisant dont les masses ennuyeuses s'entassent partout où des hommes ont agi sans attention, suivant leur seul bon plaisir. - Le goût est sévère et il ne se rétracte jamais. Il faut que la vie suive ses conseils ou qu'elle s'attende à ses repro.ches.
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Mais comment la spéculation et le goüt, ces deux maitres de la vie, en disposent-ils ? Afin de pouvoir donner à ce sujet tous les éclaircissements il faut rechercher le système de la philosophie, la olef de voû.te~ de l'enseignement. Il est triste de voir combien de fois nos philosophes ont méconnu jusqu'à présent la nature de la spéculation et du goût, dont chacun a la sienne propre, indépendante absolument; comment ils ont maltraité le goû.t au nom de la spéculation, ou la spéculation au nom du goüt; il est triste de voir comment ils s'en sont servis pour opprimer l'esprit d'observation et la sympathie, el blesser ainsi la vie même ; il .est triste de constater les convulsions et les contorsions au milieu desquelles se consument parfois de vigoureux jeunes gens qui, sans préparation, essaient de s'accommoder à l'univers et à leur propre moi, ~ le premier est trop étendu et tous deu~ sont trop profonds pour eux, - et qui, près de l'anéantissement final, se vantent d'avoir enfin compris l'inanité de tout! - Quoi de plus révoltant pour lo sentiment pédagogique que _ l'imprévoyance avec laquelle le résultat d'un enseignement fait avec sollicitude se trouve jeté en plein désarroi des spéculations et des tentatives hasardeuses de l'époque et sacrifié à des succès elouteux. J'aurais mauvaise grâce de me répandre ici en plaintes inutiles; mais lu pédagogie se devait d'attirer l'attention sur le point faible et dangereux. Mais la marche de l'espèce humaine demande naturellement que ceux qui en s6nt capables se risquent en avant, afin de chercher la bonne place où la réflexion pourra se fixer solidement, et qu'ils ne se reposent pas avant de l'avoir découverte.
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Nous admettons voJontiers la possibilité pour ' certains hommes, plongés dans une obscure simplicité n.it.urelle, de vivre tant bien que mal et même heureux: du moment que les flots de la vie ne sont pa$ houleux, il ne faut guère de force pour s'y maintenir. Mais nous autres, vivant au milieu de nombreux États cultivés, ayant en outre notre sympathie pour l'humanité et la société, nous sommes 'amenés par cela même à chercher une unité de pensée, où pourrait s'accumo.ler la réflexion universelle au sortir des innombrables concentrations où se disperse le grand nombre. Le reproche que Solon adressait aux Athé_niens: « Pris à part tous les individus ont de l'intelligence; réunis ils n'en ont plus>,, nous fait entrevoir un besoin très ancien de l'humanité, les sources d'une intelligence universelle. Toutes les concentrations doivent se condenser dans la réflexion, et la vie toujours nouvelle produire toujours à nouveau l'école. C'est ce, qui arrive réellement aux époques où il y a des hommes réfléchis qui savent cultiver les fruits de la vie . Et qu'on n'aille pas se plaindre que jusqu'à ce jour nous avons toujours vu naître des écoles différentes les unes des autres; qu'on réfléchisse plutôt aux courtes périodes de temps et aux forces peu nombreuses qu'on y a consacrées. Nous pouvons maintenant donnev une traduction plus fidèle! L'école - donnons à ce beau terme sa véritable signification l - l'école, ce sont les loisirs ; et les loisirs forment le patrimoine commun de la spéculation, du goüt et de la religion. La vie, c'est l'observateur sympathique qui s'adonne aux change-
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PÉDAGOGIE GÉ ' ÉRALE
ments de l'activité et de la passivité extérieures. La rude maxime qui fait du changement le but des loisirs, du moins en apparence, et de la réflexion le moyen, des concentrations, se laissera fléchir et nous permettra de passer d'un terme à l'autre. et de voir dans la transition de l'activité ou de la souffrance aux loisirs, et vice versa, la respiration de l'esprit humain, le besoin et le symptôme de la santé. Voilà ce qu'il était nécessaire de dire sur l'état d'âme spécial que la culture multiple, autant du moins que le savoir du temps le permet, essaie de préparer. On y trouve réunies la joie de vivre et l!'l noblesse de l'âme qui sait s'abstraire de la vie.
II
COUPS D'OEIL SUR LA PÉRIODE FINALE DE L'ÉDUCATION
C'est au moment précis où la mobilité naturelle est arrivée au maximun de sa force d'expansion, à l'instant même où elle peut rendre le plus de services à l'extension de l'intérêt, que l'œil distingue plus nettement les divers points sur l~squels doit se fixer le regard de l'esprit, afin de concentrer de plus en plus sa vision. Ces points mêmes ne nous intéressent pas; ce qui nous intéresse, c'est leur action générale. Tout homme a du travail. Et l'adolescent rêve de son travail, comme aussi des voies et des moyens, des obstacles et des dangers, du moins de ceux, grands oll petits, qui se trouvent en relation avec son travail. C'est pour cela qu'il s'intéresse à ce qui peut
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lui être utile ou nuisible, mais est indifférent à tout ce qui ne rentre pas dans cet ordre d'idées . Il procède à un triage des hommes, des choses et des sciences. Le réel monte, l'éru.dition baisse. Les. langues anciennes disparaissent; les langues mortes cèdent la placè aux _ vivantes. Le goût et l'étude aspirent à se mettre au niveau du temps, par s'arranger aisément avec les contemporains. La sympathie est remplacée par l'amour, et les vœux en faveur de la société cherchent un emploi. C'est le moment où se présentent les protecteurs, les envieux, les gens aux sentiments équivoques; il faut veiller, ménager, gagner, éluder, aveugler, effrayer, tlatter, et au milieu de tant d'objets d'intérêt, il ne saurait plus être question de culture multiple. Il est naturel que l'éducateur as!'liste avec tristesse à cet appauvrissement de l'esprit. Mais ce serait humiliant pour l'ami de la pédagogie, si jamais celle-ci pouvait se résoudre sérieusement à créer une pauvreté primitive, afin d'obvier à cet appauvrissement. Mais le mal n'en arrivera jamais là ._ intérêt bien Un fondé, réellement multiple, nourri par une instruction continue et forte, s'opposera .à ce rétrécissement; il aura même voix au chapitre quand il s'agira d'arrêter le plan de vie, il choisira lui-même- ou rejettera les voies el moyens, il ouvrira des horizons nouveaux, il gagnera des amis, confondra les envieux; il se manifestera par l'action, d'abord par le simple spectacle d~une personnalité hors ligne, et encore par une belle abondance d'exercices qui peuvent au besoin se transformer bientôt en talents. Et de ce fait le caprice brutal se verra refouler dans des limites qu'il ne pourra plus franchir.
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C'esJ de la tournure que prend ce développement que dépend la personnalité de l'homme futur. C'est'là que se fait la sépara-tion entre ce que l'homme veut et ce qu'il ne veut pas. A ce moment se manifeste l'opinion qu'il a de lui-même et se fixe l'honneur intérieur. Les relations se limitent; et le fait même de s'attacher de près à des personnes dont il s'agit de conquérîr l'estime impose en quelque sorte l'obligation de la mériter. Ici tout a son importance. Tout ce que l'adolescent a pu apprendre, penser, pratiquer jusqu'à ce jour contribue maintenant à lui assigner sa place parmi les hommes et en lui-même ; c'est même pour cette raison que cela se compénètre pour ne plus former qu' un tout. Les objets de son amour, de ses désirs, de ses concessions, de ses dédains se classent, se mélangent et se superposent avec toutes les gradations, en fixant à la fois les maximes et le plan de la vie. Et plus tard les conséquences s'en déroulent d'ordinaire tout droit. Quiconque se laisse entrainer comme malgré lui à donner publiquement cours à son activité, n'appor, tera guère de goû.t personnel à ses affaires; la fantaisie se sépare du devoir, et tous deux souffrent de cette séparation. Celui à qui l'égoïsme a ouvert la voie observera désormais les hommes et les choses en raison inverse de la distance qui les sépare de lui. Mais la part qui revient à la sympathie dans le choix de la condition future, la mesure dans laquelle . est intervenu le souci d'un perfectionnement personnel, voilà deux. choses assurées à l'un et à l'autre, non pas, il est vrai, dans l'exécution, mais du moins dans la volonté, la personnalité, pourvu que le jeune homme ait appris à résister à la versatilité. Nous voyons ici le résultat <le l'enseignement con ..
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finer au résultat de l'éducation du caractère. Il est assez facile de comprendre que l'heureux développement de l'instruction réellement multiple assure déjà la justesse du caractère, mais la fermeté, la rés1:,," ·"-l'invulnérabilité du caractère ~iffèrent de la justesse. Pour nous expliquer suffisamment sur ces deux points, autant qu'il est possible de le faire sans sup~ poser formellement l'étude de la psychologie et de la philosophie pratique, il nous faudra d'abord revenir à des développements de principes fondamentaux analogues à ceux que nous avons élucidés au début du présent ouvrage.
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LIVRE III
DU CARACTÈRE
CHAPITRE PREMIER
Qu'entend-on par caractère en général ?
Plus haut nous avons déjà considéré la volonté comme le siège du caractère. Il ne s'agit pas, cela va de soi, des désirs et des caprices changeants, mais de l'élément uniforme et constant de la volonté, qui lui donne tel ou tél cachet déterminé. Nous avons appelé caractère le genre spécial de résolution, c'està-dire, ce que l'homme veut, comparé à ce qu'il ne veut pas. Par une semblable comparaison la forme de c:haque chose se détermine. Cette forme, on la fait ressortir d'une sphère indéfiniment plus grande, on la reconnaît par distinction d'avec ce qui l'entoure. Le caractère est donc la forme de la volonté. Il ne peut être
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envisagé que dans l'opposition de ce qu'il décide et de ce qu'il exclut. Pour la partie négative du caractère, il nous faut distinguer entre le manque de volonté et la volonté négative. Une volonté absente, mais qui pourrait se produire, compterait parmi les éléments indéterminés de l'homme. Seul ce qui se trouve incompatible avec la ferme volonté positive et en est exclu par ce fait même est aussi caractéristique que le non-vouloir explicite. Mais ce dernier sert encore de confirmation. On observe l'homme pour savoir ce qu'il vaut: on veut le fixer comme objet. Lui-même éprouve un besoin analogue. Pour être compris, il faut qu'il soit compréhensible. Et ceci né>us conduit à une distinction digne d'attention.
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PARTIE OBJECTIVE ET PARTIE SUBJECTIVE DU CARACTÈRE.
De tout temps on s'est plaint de ce que l'homme ait en quelque sorte deux âmes. Il s'observe, il voudrait se comprendre,· se complaire, se conduire. Mais dès avant cette observation, alors qu'il est absorbé par les choses et les faits extérieurs, il a déjà sa volonté, et parfois même un carac- tère aux traits nettement accusés. Et ces traits constituent l'élément objectif qu'approuve ou contredit le sujet qui le contemple, et cela par une volonté nouvelle produite dans une disposition d'âme absolument différente. Mais, en cas de conflit, quelle est la volont.é qui
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détermine le caractère? Il est clair que ce qH-i réuni l'eû.t affermi le détruit et le désagrège maintenant; il ,,, est clair également que certaines règles meilleures que nous nous imposons à nous-mêmes, ne peuvent tout aÙ plus, si elles ne font que nous empêcher de tomber dans le mal absolu, que maintenir un salutaire manque de caractère. Tant que l'une des parties du caractère est encore faible, l'autre, plus résolue, pet1t beaucoup influer sur elle. C'est ce qui se confirme chez bien des jeunes gens qui, après avoii: grandi à l'abandon, mais sans avoir été corrompus, ne tardent pas, sous l'influence d'un ami plus âgé ou d'une lecture salutaire, à s'approprier une fermeté considérable dans le bien. Cela se confirme moins heureusement dans d'autres cas où, par de nombreuses leçons et des exhortations morales, - si pures qu'elles soient d'ailleurs, - on s'est efforcé de prévenir tous les vices de caractère qui essayaient de se faire jour. .Malgré toute son efficacité, cette influence ne saurait empêcher que de temps à autre, dans le cours prolongé des périodes d'éducation en perspective, les instincts cachés sous les bons enseignements ne fassent éruption et ne produisent parfois des anomalies bizarres. - La morale cependant, sielleveùtagir directement sur les hommes, est réduite à s'adresser à l'élément subj ectif de la personnalité, afin que celle-ci s'essaye alors sur le fondement subjectif et voie ce quïl lui est possible de faire. Mais l'éducation ne saurait nullement s'accom- moder d'une telle marche. Il est en effet un phénomène aussi naturel qu'habitue!: c'est après coup que les hommes inventent les maximes convenant à leurs
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
penchants pour jouir ainsi de la commodité d'un droit intrinsèque consacré par l'habitude. Constatant cela, l'éducation doit consacrer son attention spéciale à la · partie objective de la volonté, qui s'élève d'ailleurs et se forme assez lentement sous ses yeux et sous son influence ! Une fois cette partie bien ordonnée, on peut espérer que l'action régulatrice d'une bonne morale donnera de bons résultats ; il est vrai que la dernière . sanction et l'affinement du caractère disposé naturellement à être moral devront être réalisés par la partie subjective, mais ce ne sera plus qu'un simple jeu.
II
MÉMOIRE DE LA VOLONTÉ. CHOIX. PRINCIPES. LUTTE
Il est une certaine disposition à la fermeté de caractère, qui parfois se remarque de bonne heure déjà, et dont jé ne puis mieux désigner la manifestation qu'en l'appelant mémoire de la volonté. J'évite ici tout développement psychologique relatif aux phénomènes que l'on a estampillés des noms de mémoire, de faculté du souvenir, comme s'ils supposaient une activité spéciale, voire même une force de l'âme. Je m'étonne pourtant qu'on n'ail pas avec plus de soin parallélisé la persistance de nos idées et celle de notre vouloir qui constitue la base essentielle de la partie objective du caractère. Une chose est certaine : un homme dont le vouloir ne se représente pas immédiatement, à l'instar des
�QU'ENTEND-ON PAR CARACTÈRE EN GÉNÉRAL?
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idées conservées dans la mémoire, comme identiquement le même dès que la même occasion se renouvelle; un homme qui doit faire appel à la réflexion pour revenir à la résolution précédente, aura beaucoup de peine à s'assurer du caractère. Et c'est justement parce que _chez les enfants la persistance naturelle de la volonté est chose rare que l'éducation a tant à faire. Nous ne parlons tout d'abord que de la condition de cette persistan6"e : c'est une vue uniforme, une pénétration suffisante de la sphère dès idées qui donnent naissance à la volonté . Qui-conque négligera, dès le débu.t et même plus tard, de concentrer les ,, considérations sur lesquelles reposent la volonté, aura forcément à souffrir de la versatilité. La situa tion extérieure joue ici un grand rôle. La partie objective du caractère a comme élément · premier ce qui est voulu - résolu ou rejeté - avec persisl:M1ce. Mais cet élément premier est divers, et toutes les choses ne sont pas voulues avec la même force et la même fermeté. C'est le choix qui détermine ces gr&fat;j,o.m nu vouloir. Mais choisir signifie · préférer et rejeter. Pour quiconque choisit sans arrièrepensée toute chose a une valeur nettement limitée et seul le sublime peut .e mplir l'âme d'aspirations infinies. Lès penchants ont une composition fixe. Ce sont justement ces propov,tions quantitatives qui distinguent les caractères, à part cela tous les hommes ont à peu près les mêmes penchants. Il est évident d'ailleurs que celle évaluation p.e peut se faire que d'après un barème individuel. Mais il faut qu'elle ait lieu pour que le caractère s'affermisse. De toute nécessilé nous devons savoir à quel -point nos désirs nous
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sont chers. Les choses mesquines doivent s'éliminer et disparaître devant les autres plus grandes et plus importantes. Dès qu'il y a mémoire de la volonté le choix se décidera de lui-même. Le poids des désirs les subordonnera involontairement les uns aux autres. Sans aucune réflexion théorique (car les motifs préparés ainsi ne peuvent avoir et conserver leur importance pratiqu(que s'il y a eu choix original), l'homme s'apercevra de ce qu'il aimerait faire ou sacrifier ou qu'il redouterait plus ou moins: c'est en lui-même qu'il en f~ra l'expérience. Mais une âme changeante ne peut en ceci parvenir à une expérience bien nette. Quand alors l'esprit intervient en tant qu'intelligence, pour se considérer lui-même et l'objet de son vouloir, il importe de savoir jusqu'à quel point l'élément subjectif de la personnalité sait rester indépendant de l'élément objectif. Un goût pur porterait l'individu à montrer, dans le jugement qu'il émet sur lui-même, autant d'impartialilé que s'il agissait d'un étranger; la partie subjective du· caractère serait du moins et resterait purement morale, malgré tout son désaccord avec la partie objective. - Mais d'ordinaire l'homme qui se considère lui-même ne cherche qu'à exprimer sa propre personnalité. Et dans le cas présent, où nous parlons du caractère en général, nous pouvons pleinement négliger de rechercher à quel point cette expression de la propre personnalité peut différer de la loi morale. L'effort qu'on fait pour se concevoir agit immédiakment comme effort pour s'affermir ; car il contribue à faire encore davantage ressortir, dans la conscience,
�QU'ENTEND-ON PAR CARACT.ÈRE EN GÉNÉRAL?
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l'élément plus ferme au détriment de l'élément moins ferme. L'homme arrive facHement, de cette façon, à une certaine sorte d'unité avec lui-même. Il en résulte un sentiment d'aise assez puissant pour dominer la censure intérieure. Et les points saillants de l'élément objectif se transforment ainsi en prineipes pour la partie subjective du caractère, et les penchants dominants se trouvent alors légalisés. Mais la contemplation de soi-même, qui donne naissance aux principes, rend d'autres services encore à l'affermissement intérieur. L'individu ne peut se concevo.ir qu'avec ce qui l'entoure; il ne peut concevoir ses penchants qu'avec leurs objets. Une fois que le raisonnement théorique est devenu d'une certaine · force, les principes ont pour complément immédiat la considération de la variabilité des circonstances qui doivent en régler l'application. L'homme apprend à se déterminer d'après des motifs ; il apprend à écouter des raisons; en d'autres termes il apprend à coordonner chaque fois aux principes majeurs qu'il a adoptés les principes mineurs fournis par le moment -présent, et à ne mettre en pratique que les syllogismes qui en résultent. Cette propriété du caractère, je l'appelle molivilé ; et celle-ci doit s'allier directement à la fermeté des principes. Mais l'élément objectif de la personnalité ne peut jamais être complètement renfermé dans les principes. Chaque individu est et reste un caméléon ; là suite en est que tout caractère se trouve parfois engagé dans une lutte intérieure. Une telle lutte fait briller la force de l'homme, peut-être même sa vertu; mais la santé morale est en péril, et finalement même la santé physique. Il y aurait donc lieu de souhaiter
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que cette lutte n 'existà t point. Mais une fausse morale qui enseigne qu'il ne faut pas lutter ne saurait supprimer la lutte; on peut au moins espérer que les mesures préventives de l'éducation amènen.t quelque adoucissement.
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CHAPITRE II
Du concept de moralité.
Ce que nous avons dit jusqu'ici du caractère en général n'était qu'une énumération de phénomènes. Mais quiconque ne considère pas le terme de moralité comme un mot vide de sens doit bien se dire qu'il ne suffit point que chacun ait un caractère quelconque. On avoue donc que la moralité a pour point de départ certains droits à faire valoir contre le caractère qui pourrait exister. Et ces droits ne sauraient être amenés à la renonciation par les oppositions q4'ils rencontreront dans l'action, d'autant plus qu'ils ne possèdent en.. somme aucune force pour assurer leur triomphe; en outre, ils n'ont rien de commun avec le réel, le naturel ni même à aucun égard avec ce qui est; ils s'y ajoutent au contraire comme un élément absolument étranger, et ne s'y rencontrent que pour exercer leur critique ; or la critique ne saurait en venir aux mains avec ce qui fait l'objet de ses arrêts. Mais pour avoir refusé de se soumettre à une première critique, le caractère pourrait bien s'attirer une nouvelle critique. Et en fin de col!lpte la disharmonie
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de cetle critique serait capable de ne plus plaire à l'homme : si bien que de tout cela naîtrait peut-être à la fin la résolution d'obéir à ces prétentions comme à des lois. Tout le monde sait que les hommes , sans exception aucune, se sentent poùssés dans cette direction et que d'ordinaire ils font même, dans ce sens, des pas plus ou moins nombreux. Cependant, quelqu'un serait-il capable de répéter à la file ce que dit à proprement parler la première critique ? Le droit et la morale sont loin d'être d'accord ;sur ce sujet, bien que l'un et l'autre parlent au nom de tous. Dans mon traité : De la représentation e"sthdtique du monde j'avais fondé sur cette dernière considération certains postulats, n'ayant en réalité de signification que pour ceux qui seraient disposés, ne fO.t-ce que pour un moment, à se libérer de la contradiction suivante : vouloir imposer au concept de moralité, objectivement admis et universellement en vigueur, des règles découlant de leur idée pers_onnelle. Personne n'exigera de la pédagogie qu'elle anticipe sur les éclaircissements et les confirmations que seule peut fournir la philosophie pratique. C'est précisément la raison pour laquelle je dois me borner à prier mes lecteurs de bien vouloir prendre connaissance, au point de vue historique, de certaines conceptions qui ne pourront manquer de se glisser dans l'exposé de mes principes d'éducatio~.
�DU CONCÈPT DE MORALITÉ
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PARTIE POSITIVE ET PARTIE NÉGATIVE DE LA MORALITÉ
En dépit de toute l'humilité qui fait le fond de la moralité, la vertu qui se montre dans l'accomplissement de ce qui est moral s'appelle toujours force, ja. mais faiblesse. Et pourtant l'accomplissement de ce qui est moral ne serait que de la faiblesse, si ce n'était qu'une concession faite à des prétentions extérieures. C'est plutôt nous-mêmes qui parlons dans ces prétentions; nous parlons contre nous-mêmes, en nous érigeant en censeurs de notre caractère et en l'invitant à l'obéissance. C'est le sujet qui se considère et qui, en nous, s'élèye cette fois au-dessus de l'acte consistant à prononcer comment nous nous trouvons nous-mêmes. La partie positive et la partie négative de la moralité se touchent ici de près. L'acte de juger est positif, mais la teneur du jugement est négative en ce qui concerne le caractère en désaccord avec les exigences du jugement, c'est-à-dire le caractère tel qu'il est fondé dans l'élément objectif de la personnalité. Et la négation se change en une sorte de suppression, de sacrifice, dès que la personne se résout à l'obéissance. Elle considère alors comme impératif catégorique ce qui n'était par lui-même qu'un simple jugement. Ce fut évidemment une erreur que de commencer scientifiquement la morale par un impératif catégorique. Il fallait d'abord parler d'un élément purement
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
positif, il fallait étudier sous tous ses aspects un certain élément multiple que Kant n'a pas c.omplètement élucidé. Mais une erreur bien plus terrible fut commise par ceux qui eurent l'outrecuidance de vouloir dispenser l'humanité de l'impératif catégorique.
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II
JUGEMENT MORAL. CHALEUR. RÉSOLUTlON. CONTRAINTE EXERCÉE SUR SOI-MÊME
On parle d'un sentiment moral, on le trouve même de très bonne heure chez les enfants. On parle également de raison pratique; de tout cela il découle qu'on ne veut pas s'en remettre, pour les manifestations primordiales de la moralité, à je ne sais quel sentiment obscur et changeant, ni à uffe émotion ou une affection de l'âme, mais quel' on élève au contraire cette prétention très naturelle : des manifestations d'une telle autorité doivent être des déclarations précises et calmes, dans lesquelles se trouvent exprimés, avec une force et une clarté parfaites, ausGi bien l'objet de la dfoision que la décision elle-même. Mais quand on s'appuie sur d'aussi bonnes raisons pour charger la raison d'énoncer les premières règles fondamentales de la moralité, on ne s'aperçoit pas qu'on s'en remet au bon plaisir d'une artiste théorique : celle-ci n'aura rien de plus pressé que de recourir à la logique eL à la métaphysique, elle définira la loi morale par son uninrsalité, fera sortir le bien tle la liberté et même fera intervenir
�DU CONCEPT DE MORALITÉ
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toute la philosophie transcendentale pour exp1iquer la possibilité de la Conscience morale, plutôt que de nous éclairer définitivement, ne fût-ce que sur un seul point de notre sentiment moral : cette dernière chose serait pourtant seule capable de nous apprendre et de nous faire distinguer ce qui fait réellement l'objet de notre approbation quand nous employons ces expressio°i~ du jugement moral. Parmi mes contempora,ins il eh est certainement qui, durant qu'on faisait ainsi fausse route, ont compris qu'une décision morale n'était ni un sentiment, ni une vérité théorique ; ceux-là je n'aurai peut-être pas trop de difficulté pour les rendre favorables à l'idée de go"ût, surtout quand je leur aurai donné l'assurance que par goû.t moral je n'entends nullement ce qu'y voit le verbiage mondain de nos jours, pas plus que je ne confonds le beau et le bien, d'après le principe stoïcien : que le beau seul est bien. Mais queLque soit d'ailleurs le nom que l'on donne au jugement moral : c'est en tout cas un jugement clair et serein, ferme et précis, qui doit constituer dans l'homme le fondement de la moralité; à moins qu'on ne veuille substituer à la chaleur morale un zèle impétueux ou une nos.talgie maladive, qui tous deux voient dans le bien un objet du désir et sont tous deux également incapables de toute action opportune et judicieuse. Il faut que les occafilions du jugement moral soit nombreuses et vari6es ; l'individu en trouve d'ailleurs beaucoup en lui-même, et il s'agit de les embrasser d'un coup d'œil droit et déshabitué de toute crainte fuyante; de plus la famille, les relations, tout enfin ce qui tombe dans la sphère de l'e11seignement synthétique aussi bien que de l'enseignement analy-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
tique, en offrent une provision inépuisable. Ajoutons encore que cette abondance est capable d'une représentation ordonnée, saisissante _ même, d'une construction poétique, pour employer encore une fois cette expression hardie, et concluons que seule la puissance esthétique du coup d'œil moral qui embrasse tout peut produire <laps toute sa pureté, dépouillée de tout désir, etcompatible avec le courage et la circonspection, cette ardeur pour le bien, par laquelle la vrai~ moralité se fortifie jusqu'à devenir le caractère. Même dans l'élément objectif du caractère' les conceptions du bien et du juste doivent coexister avec les autres conceptions du goût ou de la prudence; rendues audacieuses par leur clarté même, elles doivent, dans le choix général, occuper le premier rang qui leur revient au·dessus de tous les mouvements du désir. Mais il faut également qu'elles pénètrent dans la partie subjective du caractère et s'y m;mifestent comme principes. La résolution morale qui introduit la partie négative de la moralité reste exposée à la non-exécution, par suite à l'humiliation, car une nature humaine ne s'y trouvera que fort rarement concentrée dans son intégralité. Cependant l'humiliation ne détruira pas la résolution, pourvu que l'ardeur soit durable, et pourvu que l'éducation se soit gardée de greffer des enseignements moraux sur des émotions fugitives. De même que la mineure, dans un raisonnement, se rattache à la majeure, de même la résolution appelle l'observation de soi-même. Ce qui importe surtout, c'est que chacun se fasse une- idée juste de sa propre individualité: quiconque porte sur lui-même un jugement faux court grand risque de s'annihiler. - Tout ce qui, en dernière analyse, fait partie de la motivité
�DU CONCEPT l)E lllORALITÉ
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du caractère, doit êlre soumis à la force d'impulsion du principe moral, et par un effet réflexe en déterminer l'application. Il faut que l'homme juge au point de vue moral sa position tout entière dans le monde : il faut qu'il se dise jusqu'à quel point son intérêt suprêmepeut être lésé ou favorisé par les circonstances. Il doit appeler la théorie au secours de la pratique et diriger toutes ses actions en conséquence. C'est à cela que je faisais allusion quand j 'ai parlé de la construction pratique du plan de vie moral. Nous avons, pour couronner le tout, la contrainte exercée sur soi-même, qui apprend à l'hommé ce qu'il est. Et quelle que soient les faiblesses dont on se soit rendu compte, il faut en rechercher et pour~uivre le principe jusqu'au fin fond de l'individualité.
�CHAPITRE III Manifestation du caractère moral.
· Les concepts que nous avons développés jusqu'ici sont purement formels; il s'agit maintenant de trouver l'élément réel qui s'y rattache, de déterminer à quoi le caractère moral est résolu, en quoi et pourquoi il montre sa fermeté.
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I
LE CARACTÈRE, MAITRE DU DÉSIR ET SERVITEUR DES IDÉES
De toute évidence la résolution morale se trouve placée entre son objet et son motif. Le désir, c'est-àdire tout ce qui rentre dans les appétits d'ordre inférieur, est limité, coordonné, fixé , suivant une gradation choisie ; tout ce qui, au contraire, a forcément suscité l'approbation ou la désapprobation d'un jugement flottant, mais tout dévoué, fournit ·à la volonté non seulemetit la loi, le principe de l'ordre, mais
�MANIFESTATION DU CARACTÈRE MORAL
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encore les objets de ses efforts. Et ce qui fut approuvé sans intervention de la volonté, voilà ce que j'appelle une idée pratique. Si nous voulons donc voir réaliser les concepts formels de caractère et-de caractère moral, il nous faut rechercher les éléments principaux non seulement de ce qu'il y a de déterminable dans l'appétilion d'ordre inférieur, mais encore de ce qui tombe dans le domaine des idées déterminantes, afin de connaître en quelque sorte l'être matériel et l'essence formelle du caractère moral.
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L'ÉLÉMENT DÉTERMlNABLE: CE QUE L'ON VEUT SUPPORTER, AVOIR, FAIRE. LES IDÉES DÉTERMINANTÊS: L ÉQUITÉ, LA B@NTÉ, LA LIBERTÉ INTÉRIEURE
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L'appétition vulgaire repose sur les sentiments de plaisir et de déplaisir. L'homme qui a du caractère supporte une partie du déplaisir, mais repousse l'autre: il sait ce qu'il doit et ne doit pas supporter; il ne connaît plus l'inquiétude de l'impatience. Il a mis également un frein à son plaisir, aussi bien à celui qui s'attache aux choses et_ qui, pour en être certain, voudrait les posséder, qu'à celui qui réside dans l'activité et là production personnelles, dans les occupations. C'est à la philosophie pratique 'que j'emprunte les idées. Dans la série des idées qu'elle m'offre, j'en passe une qui est purement formelle, celle de per11
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
fection ; il en est deux autres qui s'y trouvent nettement séparées et que je réunis ici sous la dénomination unique d'équité. Il m'est impossible de donner pour le moment soit les raisons de mon procédé, soit les différences spécifiques des idées mêmes; il ne sera pas difficile de comprendre avec suffü;;amment de clarté ces termes faciles, autant , que nous avons besoin pour la pédagogie généTale, Mais si l'on voulait donner un développement spécial de cette partie, toutes ces licences devraient naturellement disparaître.
�CHAPITRE 1V
Marche naturelle de la formation du caracière.
Lorsque certains mouvements que nous désirons diriger sont déjà en train de s'actomplir sous nos yeux, la première règle de la prudence d it nous amener à vouloir d'abord étudier ce qui se passe devant nous, avant d'intervenir à notre façon. Avant de parler de l'instruction, il nous a fallu de toute nécessité faire allusion à l'expérience et au commerce des hommes, ces maîtres constants de l'homme. A l'heure actuelle, où il s'agit de fixer les règles d'une éducation qui forme le caractère, il importe encore bien plus de voir d'abord la marche que prennent d'ordinaire les natures abandonnées à ellesmêmes pour acquérir peu à peu un caractère. C'est un fait connu que les hommes qui ne _sont pas formés d'une pâte trop molle n'attendent pas précisément que l'éducateùr veuille bien leut· donner tel oti tel caractère. Que de fois l'on se donne ù cet égard des peines et des sou~is inutiles pour produire ce qui se fait tout seul et qu'il faut en fih de compte accepter tel qu'il est une fois terminé.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
I
L'ACTION EST LE PRINCIPE DU CARACTÈRE
Nous avons déjà fait voir plus haut en quoi consiste le caractère, et en quoi il réside une fois qu'il existe. C'est la volonté qui en est le siège: c'est la nature de la résolution de la volonté qui détermine tel ou tel caractère. Comment naît le caract.ère? Pour répondre à cette question, nous n'avons qu'à dir_ comment la volonté e en arrive à la résolution . Demandons-nous d'abord ce que serait une volonté sans résolution. Ce serait à peine une volonté ! - Une agitation sans but déterminé, une simple propension vers tel ou tel objet, sans la supposition qu'on pourra s'en rendre maître; peu importe que cela s'appelle désir ou aspiration. Celui qur dit: Je veux! celui-là s'est déjà, par la _ pensée, emparé de: ce qui n'est que futur; il se voit déjà dans l'exécution, la possession, la jouissance. Montrez-lui qu'il est impuissant: par le seul fait de vous comprendre il ne veut déjà plus. Il se peut que le désir subsiste, qu'il se livre à des manifestations violentes ou fasse appel à toutes les ressources de la ruse. Cette tentative implique un nouveau vouloir, s'appliquant non plus à l'objet même, mais aux efforts que l'oll fait, avec la conscience qu'on en est le maître, et avec l'espoir qu'en les combinaut avec adresse il sera possible d'atteindre le but. - Le général désire
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vaincre, c'est pourquoi il veut les manœuvres de ses troupes. Il ne les voudrait pas, si la force de son commandement ne lui était connue. - Je ra pp-elle ici un p;oblème posé par Jacobi: Qu'on aille vouloir danser comme peut le vouloir un Vestris. - Plus d'un aura bien le désir d'un tel vouloir; il est même certain que le talent du maitre eut pour point de départ le désir: mais il n'est pas moins certain que son vouloir ne p,it devancer d'une minute le succès progressif et que tout au plus il put le suivre immédiatement. C'est donc l'action qui du désir fait naître la volonté. Mais l'action exige l'aptitude et l'occasion. On peut dès lors embrasser d'un coup d'œil tout ce qui doit concourir à la formation de la volonté. Il est bien clair que les notions de l'homme dépendent en premier lieu du cercle où sont limités ses désirs. Mais les appétitions sont en partie d'origine animale et dérivent en partie d'intérêts moraux. En second lieu viennent s'y ajouter les aptitudes individuelles, en même temps que les occasions et les empêchements extérieurs. L'influence en est d'autant plus compliquée qu'il faut recourir à plus de moyens pour atteindre un but, et que par suite les activités intermédiaires peuvent être plus ou moins favorisées ou entravées par des agents extérieurs ou intérieurs. Mais avant toutes choses il faut ici considérer que l'activité de l'homme cultivé s'exerce en majeure partie intérieurement, et que ce sont surtout des expériences intérieures qui nous instruisent de notre pouvoir. Vers · quel but ùous avons ou n'avons pas le penchant et la facilité de tourner nos pensées : voilà
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le premier · élémenL essentiel d'où provient la direction de notre ca11actère. Il importe ensui~e de savoir quelle espèce d'activité extérieure, dan& ioute sa complexité, l'imagination réussit à élaborer avec le pluEi de clarté. Le grand homme a depuis fort longtemps agi par la pensée, - il s'est senti ::igir, il s'est vu entrer en scène, - avant que l'action extérieure, im:::ige de l'action intérieure, entrât dans le domaine des phénomènes. Il a facilement suffi de quelques ess11is fugitifs, sans aucune valeur probante, pour transformer son opinion flatteuse en la ferme assUl'ance qu'il peut _ accomplir à l'extérieur ce qu'il voit clairement en dedans de lui-même. Le courage qui en résulte remplace l'action pour établir le fondement de la volonté résolue. Ils sont malheureux ceux qui, voulant quelque chose de grand, n'ont pas la force nécessaire, La destruc-, tion suit en sens in.Yerse la même marche que la culture. Le dépit, lorsqu'il devient hobituel, est la phtisiQ du caractère.
II
INFLUENCE; D,J<;S IDÉES ACQUISES SUR LE CARACTÈRE
lgnoli nulla cupido ! La somme des idées acquises renferme la provision de cc qui peut s'élever, par les degrés de l'intérêt, jusqu'au désir, et puis par l'action j~squ'au vouloir. Elle renferme en outre la provision nécessaire à tout fonctionnement de la sagesse; c'est à elle qu'appartiennent les connaissanQes èt la prudence, sans lesquelles l'homme ne saurait avoir les
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moyens pour atteindre ses divers buts. Bien plus, c'est en elle que réside toute l'activité intérieure, la vie originelle, l'énergie première; toute activité doit s'y déployer avec pleine facilité, tout doit être à sa placeafin· qu'on puisse à n'importe quel instant le trouver et s'en servir; rien ne doit encombrer la voie, ni gêner la marche par l'excès de la lourde masse; ce qui doit y régner, c'est la clarté, l'association, le système et la méthode. S'il en est ainsi, le courage s'appuie sur l'assurance du bon fonctionnement intérieur; et non sans raison, car les obstacles extérieurs qui surprennent la prévoyance d'un esprit ordonné ne peuvent guüe effrayer celui qui sait que dans d'autres circonstances il formerait immédiatement des plans nouveaux. Lorsque cette assurance intérieure de l'esprit armé de façon suffisante quoique légère coïncide avec un intérêt purement égoïste, le caractère ne tarde pas à être définitivement et sOrement corrompu. C1est pourquoi tout ce qui se rapporte à la sympathie demande à êlre développé jusqu'à devenir désir et action. Si au contraire tous les intérêts moraux sont éveillés et tous assez vivaces pour se manifester par le désir, il arrive aisément que pour tant de buts il n'y ait pas assez de moyens, l'activité exagérée n'obtient guère de résultats, essuie peut-être des humiliations et le caractère reste petit. Toutefois ce cas n'est pas fréquent et il est facile de trouver le remède . Lorsque l'assurance intérieure fait défaut, qu'il n'y a pas d'intérêts moraux ni peut-être la moindre provision d'idées, alors le champ _ reste ouvert aux appétits animaux. Et même ceux-ci finissent par se transformer en quelque chose d'informe, en une espèce de caricature du caractère.
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Les limites du cercle d'idées sont des limites pour le caract.ère, tout en n'étant pas les limites du caractèrê. li s'en faut de beaucoup, en effet, que tout 1e cercle des idées se résolve en action. - Cependant, même ce qui repose tranquillement et livré à soi-même au fond de l'âme n'est pas sans importance pour les parties faibles du caractèrè. Les circon~tances peuvent le mettre en mouvement. Aussi l'enseignement doit-il bien se garder de négliger les choses qu'il ne peut pousser assez loin. Ces choses peuvent au moins aider à déterminer l'excitabilité; elles peuvent augmenter et améliorer les dispositions en vue d'impressions futures. Jusqu'ici nous n'avons parlé que de la partie objective du caractère. Si les opinions fausses lui sont déjà préjudiciables en tant que présomptions erronées sur lesquelles elle bâtit, tous les préjugés nuisent encore bien plus à la partie subjective, à la critique et à l'approbation de soi-même qui retient comme principe fixe ce qui paraît juste, permis, décent, utile à un bnt donné. On ne connait guère de grand· caractère qui ne soit prisonnier de ses préjugés! - -Les blesser, c'est attaquer les principes dans leur racine, provoquer la discorde entre l_es éléments objectif et subjectif, dépouiller l'homme de son unité avec lui-même, le désorienter. Sans doute ceux qui sont attachés à de vieux préjugés ont grandement raison ·de irn pas se livrer à de nouvelles imaginations; et d'autre part on ne peut faire de plus grand sacrifice à la vérité que de reconnaître les erreurs auxquelles la personnalité était attachée. Un tel sacrifice mérite une grande estime, mais est digne également de nos regrets. Ceux qui voudront poursuivre pour eux-mêmes les
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réflexions que nous venons d'ébaucher, mais dans lesquelles nous ne voulons pas nous égarer trop loin, ne pourront guère manquer d'en arriver à cette entière conviction que la culture du CP,rcle d'idées est la partie essentielle de l'éducation. Mais je les engage à comparer aussi l'ordinaire fatras scolaire et le cercle d'idées qu'il faut en attendre. A eux de se demander s'il est sage de faire encore et toujours de l'instruction une distribution de connaissances, et de laisser à l'éducation seule la tâche de faire des hommes de ceux qui ont face humaine. Il se peut que, fatigués avant l'heure par ces méditations, bien des individus s'allongent paresseusement sur le lit de la liberté, et même sur celui de la fatalité. A ceux-là je n'ai rien à dire. Et si la couche d'épines où ils se sont jetés ne les pousse pas eux-mêmes à se relever, la simple discussion ne p_ourra guère troubler leur re-pos.
III
INFLUENCE DES DISPOSITIONS NATURELLES SUR LE CARACTÈRE
Deux choses doivent concourir avec les désirs, pour qu'ils puissent se manifester par l'action: ce sont les dispositions naturelles et l'occasion. · Mais avant d'examiner de plus près ces deux choses, il nous faut faire une remarque qui se rattache directe.ment à ce qui~précède et qui a trait à l'importance pédagogique de ce qu'il nous reste à chercher. Les dispositions se développent lentement et n'arri-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
vent à leur maturité qu'à l'age d'homme; c·est égale~ ment à celte époque que survient la véritable occasion d'agir à l'extérieur, ce qui donne pr6cisément à l'acti. vité intérieure son plus haut point de tension. Or,· comme c'est l'aotion qui constitue le caraotère, il n'existe de ce dernier, dans les premières années de jeunesse, que oe qui intérieurement tend à l'action: c'est en quelque sorte un état fluide d'où le caractère ne sortira que trop vite, par la suite, pour se cristalliser. Et c'est précisément au moment où le caractère s'attache et acquiert de la consistance, c'est-à-dire au début de l'âge viril, à l'entrée dans le monde, qu'il importe de déterminer quelles sont las dispositions naturelles et les occasions qui concourent avec les désirs antérieurement amassés. Mais à cc moment l'éducation est faite, son temps est écoulé et l'aptitude à la recevoir est épuisée ; - et son œuvre: il faut hien le reconnaitre, est en partie livrée au hasard, contre lequel on ne peut se garantir, et encore dans une certaine mesure, qÙe par le développement parfaitement égal de l'élément objectif et de l'élément subjectif de la personnalité. - C'est précisément pourquoi l'influence sur la somme des idées que l'homme apporte avec lui dans la période où le monde lui est ouvert et où il dispose d'une force physique complètement épanouie, - bien qu'elle ne s'applique qu'à un seul facteur du caractère, - constitue néanmoins à peu près dans son entier la culture intentionnelle du caractère. Quant aux dispositions naturelles, la différ,ence la plus importante ne consiste ntillement, abstraction faite de aertains cas extraordinaires, dans les choses mêmes pour lesquelles l'homme montre du goüt et de
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la facilité, mais plutôt dans une particularité formelle qui diffère en degrés suivant les individus, selon que leUJ' état d'âme se modifie avec plus ou moins de facilité. Les esprits les plus difficiles à mettre en mouvement, pour peu qu'ils aient en même temps une intelligence lucide, ont les meilleures dispositions: il leur suffit d'une instruction très soignée. Les esprits plùs mobiles sont plus faciles à instruire, ils y aident même par leurs recherches personnelles; mais ils ont besoin de l'éducation morale, au delà du temps de l'éducation; pour cette raison ils sont soumis au hasard el ne parviennent presque jamais à une personnalité aussi parfaite que les premiers. De toute évil:lence la première condition du caractère, c'est-à-dire la mémoire de la volonté, se trouve étroitement liée au degré de mobilité de l'âme. Les hommes les plus dénués de caractère sont précisément ceux qui, suivant leurs caprices, voient les mêmes choses tantôt en beau, tantôt en laid, ou qui, pour marcher avec leur temps, changent d'opinions avec la mode. Cette légèreté se constate déjà chez les enfants qui posent leurs questions à tort et à travers, sans attendre la réponse, et qui tous les joms ont. des jeux et des camarades nouveaux-; elle se trouve aussi chez ies adolescents qui tous les mois se mettent à un autre instrument et co-mmencent les langues l'une après l'autre; on la trouve même chez les jeunes gens qui un jour suivent six cours, étudient seuls le lendemain et le troisième jour partent en voyage. Ces derniers ont dépassé l'âge où l'éducation est possible, mais il n'en va pas de même des autres; mais oeux qui sont le plus dignes d'éducation, ce sont eaux qui restent attachés à l'ancien, se défient du nouveau
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précisément parce qu'il est nouveau, restent de sangfroid en présence de ce qui d'ordinairè éblouit par son éclat, ceux qui restent dans leur propre milieu, s'occupent de gérer leurs alfaires personnelles et de les faire prospérer, ne se laissent que difficilement arracher à -leur voie, paraissent quelquefois entêtés ou bornés, sans l'êti:e· réellement, commencent par admettre le professeur à leur corps défendant, lui opposent de la froideur et ne font .rien pour s'insinuer dans ses bonnes grâces: - ces individus qui ont le plus besoin d'éducation, qui, livrés à eux-mêmes, ne progressent pas, condamnés par leur ténacité même à une évidente étroitesse de vues et portés peut-être à toutes les déviations morales amenées par l'orgueil de race, l'esprit de secte et de clocher, - ce sont eux chez qui il vaut la peine d'exciter loutes sortes d'intérêts: ce' sont eux qui, par .leur bonne volonté, une fois qu'elle est acquise, offrent à l'éducation un terrain solide et permettent d'espérer qu'ils conserveront fidèlement, dans toute sa pureté et sa droiture, leur esprit actuellement ordonné, alors même que les dernières et les plus importantes étapes de l'éducation du caractère sont franchies dans des circonstances nullement préparées par l'action de l'éducation, mais amenées par le flot et le tumulte du monde. On ne redoutera pas, je l'espère, de voir des natures aussi dures opposer un.e trop forte résistance à la force de l'éducation qui voudrait les dompter. Elles le feraient à coup sOr, si on ne les prenait qu'à l'âge de l'adolescence, et qu'on ne rencontrât poinl de nombreux points de contact avec eux; mais un enfant qui serait plus fort qu'une instruction solide, un gouvernement exercé avec logique et une culture
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morale intelligente, un tel enfant serait un monstre. Certes, il faut également tenir compte, pour l'éducation du caractère, des di8positions naturelles différentes d'après lesquelles se déterminent les choses que l'individu réussit plus ou moins facilement. Les choses qu'on réussit, on aime à les faire, à les répéter, et si elles ne peuvent devenir un but, elles servent au moins de moyen, agissant par suite comme une force capable de favoriser certains autres buts et d'accentuer dans ce sens la direction de l'esprit. Cependant le succès extrême de certaines activités particulières qui dénote un génie spécial n'est nullement à souhaiter pour la formatio.o du caractère. Le génie, en effet, dépend par trop des dispositions naturelles pour admettre la mémoire de la volonté : il échappe à sa propre loi. Les caprices d'artiste ne sont pas le caractère. En outre, les occupations d'un artiste se trou-~ vent toujours dans une partie par trop isolée de la vie et de l'activité humaines, pour que l'homme tout entier puisse être dominé de là. Et même dans tout le domaine des sciences il n'en est pas une qui pourrait, à elle seule, porter dans le tourbillon de b vie celui qui s'y adonne corps et âme. Seul le génie universel - si toutefois il existe - est désirable. L'éducation ne doit jamais rien avoir de commun avec certaines anomalies que la nature a permises dans le11 dispositions naturelles ; si elle le fait, l'homme se désagrège. Que de beaux talents se développent aux heures perdues, sous le titre de modestes fantaisies d'amateur, et voientjusqu'àquel point ils peuventaller, soit; mais c'est à l'individu de voir s'il osera régler sa vocation là-dessus; l'éducateur peut en même temps être un conseiller, mais l'éducation ne travaille pas en vue d'une vocation.
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La ·base de toute disposition naturelle est la santé physique. Des uatures maladives se sentent dépendantes ; les natures robustes osent vouloir. C'est pourquoi les soins de la santé sont un facteur essentiel dans la culture du caractère, bien qu'ils ne rentrent pas dans la pédagogie ; èelle-ci ne dispose même pas des principes nécessaires.
IV
INFLUENCE DU GENRE DE VIE SUR LE CARACTÈRE
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Tant d'auteurs, et des pédagogues surtout, ont si souvent démontré l'influence nuisible qu'un genre de vie dissipée exerçait sur le caractère, que je n'ai qu'à formuler le vœu qu'on veuille bien les en croire et ne plus traiter de pédanterie la précaution absolument nécessaire qui ne veut pas lai sserles enfants se mêler aux réjouissances des adultes; et l'on fera bien de remarquer à quel point des parents qui, par tout l'arrangement tle leur vie domestiq"lle, veillent à une exacte_ régularité de leur existence quotidienne, se montrent les bienfaiteurs évidents de leurs enfants. Mais je ne dois pas oublier que cette régularité revêt parfois un caractère si uniforme, si tâtillon et si gênant, que la force comprimée de la jeunesse essaie de se donner de l'air; et alors, même quand le mal est réduit à ses moindres proportions, la formation du caractère est pour le moins jetée hors de la voie vouluP- et se trouve amenée à se chercher ellemême sa route. Car il rte saurait plus être question
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de direction, dès l'instant où l'élève se dit qu'il veut aulrementque son éducateur, - C'est par un procédé tout contraire qu'il faudrait essayer de donner libre cours aux forces de la jeunesse. On ne peut, il est vrai, le faire. à bon droit que si les désirs, au moment même oü ils éclosent, sont - dirigés dans .La bonne voie, et surtout s'ils découlent de l'intérêt également réparti. - L'éduc~tion du caractère! évidemment, réussira d'autant plus sürement qu'elle sera poussée plus activement et reportée dans la période d'éducation proprement dite. Or ce qui précède nous a montré que cel:1 ne se pouvait qu'en an1enant de bonne heure l'adolescent; et même l'enfànt, à l'action. Ceux qui, enfants obéissants, ont grandi passivement, n'ont pas encore de caractère, quand on cesse de les surveiller; ils s'en forgenb un suivant leurs penchants cachés et les circonstances, maintenant que personne n'a plus de pquvoir sur eux, ou que du moins tout pouvoir qu'à la rigueur on pourrait encore exercer sur eux les atteindrait en biais, les pousserait à s'y soustraire, peut-être même les broierait complètement. Qui de nous n'a pu faire, à ce sujet, assez d'expériences attristantes. On parle beaucoup de l'utilité que présente pour la jeunesse un genre de vie qui l'endurcisse. Je ne veux point dénigrer tout ce qui' contribue à endurcir le corps; mais je suis persuadé qu'on ne trouvera pas po~r l'homme - qui n'est pas uniquement un corps - le véritable principe capable d'endurcir, tant qu'on n'apprendra pas à organiser pour la jeunesse un genre de vie, où elle puisse exercer à sa guise, mais dans un sens juste, une activité sérieuse à ses propres yeux. Une certaine publicité de la vie y contribuerait
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dans une large mesure. Mais les actes publics tels qu'on les fait jusqu'ici ne résisteraient guère à la critique. Ce qui leur manque d'ordinaire, c'est la première condition nécessaire pour qu'une action puisse former le caractère ; ils ne naissent pas de l'initiative personnelle, ils ne sont pas l'acte par lequel le désir intérieur se décide comme volonté. II suffit de se rappeler nos examens, depuis la plus basse classe de nos écoles jusqu'aux soutenances de thèses! On peut même y ajouter, si l'on veut, les ùiscours, les exercices à l'appareil théâtral qui donnent parfois aux jeunes gens l'aplomb et l'adresse. Les arts destinés à jeter de la poudre aux yeux peuvent gagner à tout cela; - mais la force de se montrer soi-même et de ne pa_ varier à tout instant, cette force qui fait la base s du caractère, l'homme futur que vous aurez soumis à ces exercices sera •p·e ut-être un jour douloureusement déçu de la chercher en lui, sans. pouvoir la· trouver. Si l'on me demande quels ex_§rcices meilleur.s on pourrait recommander pour remplacer ceux-là, j'avoue que je ne· puis répondre. A mon avis, l'état actuel de notre société ne permet pas d'établir d'importantes institutions générales, dans le but ·de provoquer la jeunesse à une action convenable ; mais il me semble que les diverses personnes devraient apporter d'autant plus de soin à -examiner tout ce que leur situation offre de commodités, pour répondre aux besoins des leurs; et je crois qu'à cet égard précisément les pères, qui in,téressent de bonne heure leurs fils aux affaires de famille, méritent bien de l'éducation de leur caractère. - D'ailleurs tout cela n.ous ramène au principe énoncé ~i-dessus: L'éducation du caractère réside
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surtout dans l'éducation des idées. Car, en premier lieu, on ne doit point laisser agir d'après leur propre idée ceux qui n'ont pas de désir juste à mettre en action: ils ne feraient que progresser dans le mal; l'art de la pédagogie èonsiste plutôt à les en empêcher. En second lieu: une fois qu'on a donné au cercle des idées une forme assez parfaite pour qu'un goût pur domine absolument l'action en imagination, il n'est presque plus besoin de s'inquiéter, au milieu de la vie, de l'édur-ation du caractère ; l'individu que nous libérerons de t1otre surveillance saura choisir les occasions pour ·les actions extérieures ou tirer parti de celles qui s'imposent à lui, de façon que le bien ne puisse que se fortifier dans son cœur.
V
INFLUENCES QUI AGISSENT SPÉCIALEMENT
SUR LES TRAITS MORAUX DU CARACTÈRE
Partout l'action fait sortir la volonté du désir. Il en va ainsi dans l'élémènt objectif du caractère; ce qui frappe surtout ici, c'est qu'un audacieux: Je veux ne se prononQe que si l'homme a, par sa propre action, acquis immédiat.ement l'assurance de son pouvoir, ou si du moins il se l'est imaginé médiatement. De même dans l'élément subjectif où l'homme qui a 9-es principes non pas en paroles seulement, mais en réalité, a recours, pour prononcer un jugement sur lui-même, à l'opinion qu'il se fait de sa propre personne, opinion qui à son tour dépend de ses expé12
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riences intérieures; c'est pourquoi les hommes au caractère ferme ont l'habitude, par un excès de généralisation, de classer dans le domaine des pieux désirs tout ce qui leur paraît trop élevé pour l'humanité et aont la réalisation leur semble impossible; mais ils généralisent trop, car ils ne devraient pas conclure d'eux seuls à tous. - Il en est enfin de même dans la partie de la morale, qui est. réellement la volonté ; mais ce n'est en réalité que la résolution morale, la contrainte exercée sur soi-même qui, soit pour le nier, soit pour le détruire, agit sur le désir grossiêr, afin que la force de caractère soit et reste acquise au jugement moral et à la chaleur nécessaire. Dans ce cas également la contrainte personnelle n'est d'abord qu'une simple tentative; il faut qu'elle réussisse, qu'elle montre sa force dans l'expérience intérieure, et c'est cet acte seulement qui produit le vouloir moral énergique grâce auquel l'homme possède la liberté intérieure. - Tout ce qui vient au secours de la contrainte personnelle aide à précipiter et à fortifier la résolution. La culture morale trouve ici une belle et grande tâche. Mais l'élément purement positif de la morale cet élément dont l'homme doit être pénétré jusqu'au fond du cœur, pour que la résolution soit à 1 'abri de toute humiliation et que le noble sentiment : La vertu est libre! puisse être plus d'une courte extase, - cet élément primordial qui, en tant que moral, est le contraire de tout arbitraire, et comme fondement de la vertu figure une puissance absolument dépourvue de volonté et ne relevant que du seul jugement, puissance devant laquelle les désirs s'inclinent avec étonnement, avant même que la résolution leur ait
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fait sentir sa force problématique : cet élément appartient en entier au cercle des idées, et dépend entièrement de ce qui forme le cercle des idées. - Il est impossible de grandir au milieu des hommes sans apercevoir, par les yeux de l'esprit, une parcelle quelconque de la valeur esthétique spéciale impliquée par les divers rapport.s de volonté qui se produisent partout; mais que de différences dans l'intensité et la somme de ces conceptions, dans la netteté des distinctions, dans l'effet produit pa1: le tout sur l'âme! Il y a bien longtemps qu'un enseignement réellement bon s;occupe de mettre une certaine clarté dans les éléments moraux, de les isoler, d'assurer même la connaissance encyclopédique de toute leur série, ainsi que des occasions qui les font naître le plus sou vent ; il y réussit grâce à une foule de petits tableaux dans lesquels se trouve représenté, avec plus ou moins de bonheur, et comme épisode marquant d'une histoire, ce qui, par le charme même du côté intéressant, doit être recommandé à l'attention de l'enfant comme objet de méditation morale. Le mérite que se sont acquis ainsi nos pédagogues est, à mes yeux, incomparablement plus grand que toutes les défectuosités qui peuvent inhérer à ces exposés élémentaires. Nous n'avons d'ailleurs qu'à choisir dans la collection abondante dont nous disposons, et la Bibliothèque enfantine de Campe fournira bien, à elle seule, de nombreuses et estimables contributions à un recueil futur mieux choisi. Mais pour la morale c'est fort peu de chose que d'avoir simplement fait connaissance avec ces éléments! Et ce peu reste toujours insuffisant, même quand on y ajoute par la pensée toute une série d'e;ercices faits
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pour aiguiser la sagacité morale, ou encore tout un catéchisme de la raison pratique. La pureté des jugements n'en fait pas le poids. Une intelligence claire aux moments du recueillement intentionnel diffère énormément du sentiment qui, en pleine tempête des passions, annonce que la personnalité est en danger! Tout le monde sait que la solidité morale et la subtilité morale se trouvent presque plus souvent séparées que réunies. , La grande énergie morale est l'effet de grandes scènes et de grandes masses d'idées prises en leur totalité. Lorsqu'un individu a la chance que les conditions principales de la vie, dans la famille et la patrie, offrent longtemps à ses yeux une seule et même vérité morale, avec des contrastes vivaces, avec des reflets multiples provoqués par les effets qui s'en dégagent et sont ensuite réfractés; quand un homme s'est plongé dans l'amitié ou la religion, sans avoir par la suite à subir des désillusion_ amenant un changes ment d'opinions; celui enfin qui, sans idées arrêtées d'avance, rencontre à l'improviste l!ln phénomène nouveau et surprenant de décomposition sociale où il voit des personnes intéressantes supporter de profondes souffi·ances : nous le voyons qui intervient avec un esprit héroïque, qui apporte un secours radical ou porte préjudice sans y prendre garde; nous le voyons qui persévère ou se lasse, suivant que l'homme tout entier ou simplement la surface se trouvent pénétrés des principes directeurs, suivant que son action est inspirée par la totalité de la réflexion ou par une simple concentration toujours soumise à changement. - C'estfolie que de vouloir substituer aux masses d'idées qui agissent ici un
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amoncellement de beaucoup de contacts moraux isolés. Il faut bien que les romans et les pièces de théâtre soient écrits dans une tendance morale, s'ils veulent plaire au lecteur d'un sentiment sain; mais ce serait une erreur de croire que des exaltation s isolées, suivies à coup sür d'un retour à la marche ordinaire, puissent avoir une efficacité particulière. Considérés comme moyens moraux de culture ils ne trouvent leur emploi dans l'éducâti0n que si, par malheur, il faut, dans un âge assez avancé déjà, faire connaître aux élèves les éléments moraux qui auraient dü être appris par les toutes premières ledures,par les premières conversations qui s'ébauchent entre la mère et l'enfant. - La même obse-rvation s'applique aux exhortations morales, aux conseils fréquents, même aux divers exercices religieux, à moins que les idées religieuses fondamentales ne se soient installées de bonne heure au plus profond de l'âme. Quiconque veut conseiller un é1ève doit s'y prendre de telle façon qu'il ne cesse pas un instant de travailler à un rapport durable et important entre l'enfant et lui-même; soutenu légèrement par le sens moral du jeune homme comme par une base sans consistance fixe, ce rapport, augmenté de toutes ses conséquences, devra préparer un sentiment ineffaçable de bien-être ou de déplaisir, supérieur à tout pressentiment. Admettons un instant qu'il se rencontre réellement dans la vie, l'entourage, la destinée d'un jeune homme une- influence puissante, pénétrante, qui ne le modifie pas en mal au po1.nt de vue moral, mais le réchauffe au contraire et l'entraîne; dès le moment où son âme s'attache à un objet isolé, détc:rminé, il esf certain qu'il sera bientôt affligé d'une -espèce particulière
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d'inclination exclusivement dirigée d'un côté, et pour lui le juste et le bien se confondront somme toute av_ une espèce spéciale de leur manifestation. C'est ec ainsi que par exemple une partialité, appuyée sur des motifs sérieux, le rendra <l'avance favorable à une série d'hommes très différents, d'intentions et de mesures absolument dissemblaWes, et l'aliénera à d'autres. Ou encore une espèce de culte religieux l'enveloppera comme d'un vêtement uniforme, si bien qu'on verra en lui plutôt l'adepte de telle ou telle secte que l'homme proprement dit. Tout attachement peut du reste lui donner une couleur spéciale. Un corrosif d'une espèce particulière aura bien gravé dans tout son être, et d'une manière ineffaçable, certaines règles d'équité et de morale, mais à cause précisément de son mordant il aura détruit en lui les pousses variées de la pure nature. Parce qu'il se souviendra toujours avec trop de rigpeur des vœux prononcés jadis, il lui sera désormais impossible de se concentrer dans une idée nouvelle qui pourrait se présenter à lui. Mais nous avons l'air d'être en contradiction avec nous-même. Nous demandons qu'il y ait dans l'homme une grande masse inerte d'idées, constituant en lui la force du moral; et si nous avions le choix entre toutes celles qui pourraient se présenLer à cet effet, nous les rejetterions les unes après les autres, sous prétexte que chacune d'elles matérialise, mais sous une forme rapetissée, ce que nous voulons sous une forme plus pure, inLégrale. Nous réclamons une force plus puissante que l'idée et cependant aussi pure que l'idée ; mais comment l'idée pourait-elle être représentée par une force réelle qui ne serait pas
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quelque chose de particulier; de limité et de limitatif. Tous les hommes cultivés de notre époque connaissent, je suppose, cette q_ifficulté. Et si j'en fais ici mention, ce n'est pas dans l'intention de la résoudre. Si cela dépendait de moi, ce serait déjà fait. Nous avons parlé plus haut de l'union qui se fait entre les concentrations multiples et la réflexion simple, ou si l'on veut entre la culture et le sentiment intime, pour en taire la réelle culture multiple ; nou~ avons esquissé toute l'ordonnance du cercle des idées, c'est-àdire, d'un cercle d'idées qui absorbe tout ce qui pourrait agir sur l'âme avec une puissance trop spéciale, mais qui y ajoute également - en le rapprochânt parfois même, si c'est nécessaire, de la sympathie tout ce qu'il faut pour en faire une immense plaine d'idées s'étendant à l'infini afin de faciliterun vaste coup d'œilgénéral qui, s'élevant de lui-même à l'universalité, combine la pureté de l'idée avec la force de l'expérience. Du moment que les parties isolées de nos con· ceptions ne sont pas autorisées à se produire et à agir partout au nom et en quelque sorte comme les représentantes officielles de la morale, il faut bien, lorsque nous nous occupons d'affaires humaines, mettre dans chaque parcelle de n~tre activité les force~ qui doivent réaliser l'idéal. Si nous voulons q(!.e le cœur ardent embrasse un vaste objet immobile, qui, sap.s être ni particulier, ni limité, doit être absolument réel, il faut faire en sorte que toute la suite des hommes passés, présents et nos voisins immédiats soie.n t rendus accessibles, en tant que série ininterrompue, à une seule et même étude également ininterrompue, qui puisse exercer le jugement moral d tenir constamment en évéil l'intérêt religieux, sans que cependant les
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autres facultés esthétiques et l'observation et la spéculation soient frustrées ou même mises à l'écart,. Dans un autre ouvrage j'ai déjà dit que la représcnt.ation esthétique du monde était la tâche principale de l'éducation; et toutes mes raisons étaient dérivées du concept de moralité. Ceux de mes contemporains qui ne sont pas tombés dans l'erreur de voir dans les idées comme telles des forces fondées dans l'absolue liberté, - et quiconque commet cette erreur fera bien de parler de tout ce qu'il voudra, mais pas d'éducation - ceux-là dis-je, seront peut-être les premiers à m'objecter : « Mais vous appelez nouvelles des choses qui pour nous sont depuis fort longtemps des choses admises. Tous les efforts que nous faisons pour propager l'Humanité sont uniquement guidés par le souci d'amener l'homme à jeter ses regards directement sur lui-même, sur son espèce, sur les relations de celle-ci avec le 1 reste du monde, afin qu'il prenne conscience du sentiment, avertissement et encouragement à la fois, dont les formules de la morale ne sont que la brève expression. Depuis fort longtemps, continueront-ils, la poésie, l'histoire et la philosophie de l'histoire ont reconnu qu'elles avaient pour mission d'unir leurs forces en vue de réaliser cette représentation à la fois esthétique et morale du monde. Seule la philosophie transcendante pouvait introduire un trouble déplorable dans la marche en avant de ces efforts bienfaisants ; coïncidant malheureusement avec les duperies politiques, elle a pu fournir de nouveaux prétextes à l'impétuosité comme à la frivolité et leur permett!·e de tenir un langage audacieux dont les éclats peü harmo1 nieux domineront partout jusqu'à ce que les oreilles
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les moins sensibles en aient compris toùte l'horreur et que de toutes parts on réclame le silence. Mais alors on .fl.'aura qu'à renouer les fils déjà préparés; et puisque toutes les innovations ne peuvent être que préjudiciables au progrès d'une œuvre commencée dans de bonnes conditions, nous devons nous borner à demander une collaboration, et non pas de nouvelles propositions pédagogiques. » Dans la société d'hommes qui tiennent ce langage il ne saurait, en effet, être question que de co,llabora)ion, si quelqu'un rappelle les points suivants: La simple élaboration de tableaux historiques , philosophiques et poétiques (si tant est que ces tableaux puissent soulenir à tous égards la critique historique, philosophique et poétique) ne peut tout au qlus qu'amener les passants à y jeter un regard fugitif; l'éducation, au contraire, envisage un mode d'occupation longue, sérieuse, se gravant profondément dans l'élève, et grâce à laquelle une masse puissante, homogène et cependant articulée (1), de connaissances, de réflexions et de sentiments occupe le centre de l'esprit avec une telle autorité, avec de tels points de contact avec tout ce que pourrait y ajouter le cours des temps, que rien ne puisse passer à côté sans y faire attention ni aucune nouvelle culture d'idées y prendre
(1) L'expression: masse articulée semble contradictoire. Mais la meilleure preuve d'une instruction complète réside précisément en ce fait que la somme des connaissances et des idées que par la clarté, l'association, le système et la méthode elle a élevées à la plus haute souplesse de la pensée se trouve capable, grâce à la compénélralion parfaite de ses divers~s parties, à pousser très énergiquement la volonté, comme masse d'intérêts . C'est parce que celle condition manque que la culture devient si souvent le tombeau du caractère.
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pied, sans que les différences qui la séparent de la première n'aient totalement disparu. Quant à ce qui concerne d'ailleurs la philosophie transcendante, elle a montré non pas tant son efficacité bienfaisante que plutôt sa domination impérieuse, et l'on est bien forcé d'avouer que la cessation de ses influe.nces néfastes ne peut se produire que de deux façons : ou pien par un relâchement général de nos études ou par un effort qu'elle fera elle-même pour se perfectionner et corriger tous ses défauts. Ce que j'aurais encore à dire pour· arriver, après avoir ainsi exposé les principes de l'éducation, à une définition plus précise de la conception de la vie, telle que je voudrais la voir préparer par l'éducation, c'est la philosophie seule qui peut nous le doû'ner; cette philosophie, il est vrai, sera tr.a nscendante plutôt que populaire, bien que dans la séI'ie des systèmes les plus nouveaux de notre époque il ne s'en trouve pas un seul auquel elle puisse se rattacher. Il me faut encore dire quelques mots d'un autre poiut pédagogique très important. Comme l'on sait, la chaleur morale, une fois obtenue, se refroidit facilement sous l'influence des malheurs et de la connaissance des hommes. Des éducateurs distingués ont donc trouvé qu'il fallait une préparation spéciale en vue de l'entrée dans le monde: ils ont supposé que l'adolescent bien élevé s'y heurterait à des phénomènes absolument inattendus, et serait obligé bien des fois à cacher, dans son for intérieur, malgré les peines et les ennuis que cela puisse lui causer, sa franchise et sa confiance naturelles, universelles, toutes prêtes à un commerc~ suivi. Cette supposition repose moins sur l'idée que la jeunesse est irréfléchie
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que sur l'idée qu'une bonne direction aura, au préalable, écarté tout ce qui aurait pu blesser le sentiment moral. On ne veut pas d'une connaissance des hommes acquise de bonne heure. C'est à mes yeux une faiblesse de la pédagogie. Sans doute il est de toute nécessité que la jeunesse ne se familiarise jamais avec le mal; cependant il ne faudrait pas pousser trop loin ce ménagement du sentiment moral ni surtout le continuer au point que les hommes, tels qu'ils sont, puissent encore étonner l'adolescent. Certes, la mauvaise ·soçiété est contagieuse ; et le danger est presque aussi grand lorsque l'imagination s'arrête avec complaisance sur certaines représentations attrayantes du mal. Mais à connaître de bonne heure l'humanité dans ses manifestations multiples, non seulement on arrive à un entraînement précoce de la vue morale, mais on se met encore, ce qui· est très précieux, à l'abri des surprises dangereuses. Et la description vivante de ceux qui ont vécu avant nous est certainement la meilleure préparation à l'observation de ceux qui existent à l'heure actuelle; mais il importe de projeter sur Je passé une lumière assez vive, pour que les hommes d'alors nous apparaissent comme des personnages semblab.les à nous, et non pas comme des êtres d'une autre espèce. - On voit à quoi je fais allusion. Mais je m'arrête, avec l'espoir qu'on excus.e ra facilement une Pédagogie si, dans un chapitre dont le titre annonçait simplement la marche naturelle de la formation du caractère, elle ne craint pas d'introduire sans plus tarder les remarques pédagogiques qui se présentent.
�CHAPITRE V
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La culture morale.
On appelle culture morale cette partie de l'éducation que j'aborde seulement au moment d'arriver à la fin de mon travail. D'ordinaire l'on oppose l'instruction à l'éducation proprement dite; quant à moi c'est le gouvernement des enfants que j'oppose à l'éducation. D'où vient cette divergence? . L'idée d'instruction présente un caractère bien particulier grâce auquel il nous sera très facile de nous orienter. Dans l'enseignement il y a toujoursun tiers élément dont s'occupent à la fois le maître et l'élève. Dans toutes les autres préoccupations de l'éducation, c'est au contraire l'élève que l'éducateur a directement en vue, l'être sur lequel il doit agir et qui doit rester passif vis-à-vis de lui. Donc, ce qui a fait la distinction entre l'instrudion et l'éducation proprement dite, ce sont les deux choses qui donnent d'abord de la peine à l'éducateur: d'un côté la science qu'il faut enseigner, de l'autre l'enfant toujours en mouvement. Le gouvernement dut en conséquence se
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glisser subrepticement dans cette éducation proprement dite: personne ne s'aviserait en effet de le faire rentrer dans l'instruction. Et c'est ainsi qu'un prin· cipe, destiné précisément à maintenir l'ordre, n'a pu manquer de devenir en pédagogie un principe de grand désordre. Quand on essaie de considérer, avec un peu plus de netteté, le but de' l'éducation, on se heurte à ce fait que toute notre conduite à l'égard des enfants n'est pas motivée, à beaucoup près, par des vues les intéressant eux-mêmes, ni surtout par des intentions visant à l'ennoblissement de leur existence morale. On leur assigne des limites, pour les empêcher de devenir insupportables, on les surveille parce qu'on les aime, et cet amour, en réalité, s'applique avan• tout à la créature vivante qui fait la joie des parents; ce n'est que plus tard que s'y ajoute la sollicitude volontaire de donner à un futur être de raison le dével01?pement convenable. Or,· comme ce dernier souci entraîne sans aucun doute une occupation spéciale et particulière, absolument différente de tout ce ijUi peut être nécessaire pour soigner et préserver l'être animal et pour l'habituer aux conditions dans lesquelles il sera bien forcé de vivre désormais au sein de la société; comme d'autre part la volonté de l'enfant doit être formée pour une chose et pliée pour l'autre jusqu'à ce que la culture l'emporte sur le reste, on n'hésitera plus, je l'espère, à renonce,r enfin au trouble funeste que le gouvernement apporte d-ans l'éducation. On s'apercevra que, toutes choses allant bien, le gouvernement, prédominant au début, doit disparaître bien plus tôt que l'éducation; on sentira qu'il doit être fort préjudiciable à l'éducation que
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l'éducateur, comme c'est bien souvent le cas, s'habitue à gouverner et ne puisse plus comprendre ensuite pourquoi le même art, qui lui a rendu tant de services chez les petits, échoue constamment chez les grands, qu'il s'imagine alors devoir gouverner avec plus d'adresse un élève devenu plus adroit, et finisse par accuser le jeune homme d'ingratitude, alors que luimêmea méconnu toute la nature spéciale desa tâche, et persiste dans son idée fausse jusqu'à ce qu'il ait créé un malentendu intolérable et irrémédiable qui dure tout l'avenir. Un inconvénient analogue, quoique moindre, se produit même lorsque l'éducation, qui à son tour doit cesser plus tôt que l'instruction , ·est prolongée au-delà du terme voulu; une telle erreur ne serait du reste pardonnable qu'en présence de natures très renfermées qui ne laissent pas se manifester les signes auxquels on pourrait reconnaître le moment de finir. Il sera facile maintenant de définir la culture morale. Elle a des éléments communs avec le gouvervement des enfants et l 'inshmction: comme le premier elle agit directement sur l'âme, comme la seconde elle a pour but de former. Mais il faudra bien se garder de la confondre avec le gouvernement dans les cas où tous deux font appel aux· mêmes mesures. Il y a dans la manière d'appliqu~r ces mesures des différences .assez délicates que je préciserai dans la suite.
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I
RAPPORTS ENTRE LA CULTURE MORALE ET L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
L'action immédiate exercée sur l'âme de l'enfant dans Je but de la former con&,titue la culture morale. Il y a d'onc, à ce qu'il semble, possibilité de _ faire la culture morale, en s'adressant uniquement aux sentiments, sans tenir compte du cercle des idées! C'est ce que pourrait croire celui qui aurait pris l'habitude d'attribuer, sans aucun examen sérieux, une réalité quelconque à des idées que l'on aurait logiquement, combinées en se servant des divers caractères distinctifs. ' Mais le tableau sera tout différent, si d'un regard scrutateur nous en appelons à l'expérience. Du moins quiconque a remarqué, dans quels abîmes de douleur et de malheur un homme peut êlre plongé, même durant de longues périodes, pour en ressortir ensuite, une Fois que le temps a effacé tout ennui, presque intact, sous les traits de la même personne douée des mêmes aspirati~ns et de sentiments semblables et aussi de la même manière de se manifester, - celuilà n'attendra guère de résultats de ces secousses incessantes appliquées aux sentiments, par lesquelles les mères en particulier croient bien souvent faire l'éducation! - Et surtout quand on aura vu quel degré de sévérité paternelle un adolescent robuste est capable de supporter sans en être modifié, quels stimulants on prodigue à des natures faibles sans qu'elles
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s'en montrenl plus fortes, combien est éphémère toute la réaction qui suit l'action: on serait tenté de conseiller à l'éducateur de ne p~s se préparer à luimême de situation anormale qui est d'habitude le seul résultat durable de l'éducation pure et simple< Pour moi toutes ces expériences ne font que me confirmer dans une conviction psychologique extrêmement simple: je crois que tous les sentiments ne sont que des modifications passagères des idées existantes, que par conséquent, la cause modifiante venant à cesser, les idées reprennent forcément et d'ellesmêmes leur ancien équilibre. Le seul résultat que j'atten.d rai de ce tiraillement perpétuel de la sensibilité, c'est que les sentiments d'une délicatesse supé1 rieure viennent à s'émou sser et soient remplacés par une excitabilité factice, en quelque sorte raffinée, qui ne peut manquer de produire avec le temps des prétentions et tout leur déplaisant cortège. Il en va tout autrement, il est vrai, quand par hasard la somme d'idées s'est accrue en même temps ou que ç.es efforts se sont convertis en action, devenant ainsi volonté. Il faut tenir compte de ces circonstances pour interpréter avec justesse les faits del' expérience. On peut juger dès lors ce que la cullure morale peut être à l'éducation e~1 général. Toutes les modifications de sentiments par lesquelles doit passer l'élève ne sont que des transitions nécessaires pour arriver à la détermination des idées acquises et du caractère. Le rapport entre la culture morale et la formation du caractère est donc double : direct ou indirect. Cette culture permet, d'une part, le placement de l'instruction qui aura de l'influence sur la formation ultérieure du caractère chez l'homme déjà indépendant; d'autre
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par elle permet les manifestations d'un commencement de caractère, pai' l'action ou l'abstention. On ne peut instruire un enfant insoumis; et les tours qu'il joue doivent être considérés, à certains égards, comme les débuls d'une personnalité future. Toutefois, comme chacun le sait, il faut apporter à cetLe appréciation de grandes restrictions. Un enfant indiscipliné agit d'ordinaire sous la poussée d'idées passagères; sans doute il apprend ainsi ce qu'il peul faire, mais pour fixer une volonté il manque ici le premier élément, c'est-à-dire un désir ferme, profondément enraciné. Or les tours d'en fa rit ne conlribuen t à déterminer un caractère que si ce désir existe comme base de l'action. Le rapport le plus important entre la culture morale el la formation du caractère est donc le premier (le rapport indirect), d'après lequel la cutture fraie la voie à l'instruction qui pénétrera dans les pensées, les intérêts et les désirs. Mais il ne faudrait pas négliger le rapp<>rt direct, surtout en présence de sujets moins mobiles et agissant avec une intention plus ferme. Mais le concept de l'éducation morale tel que nous l'avons établi au début est en lui-même absolument vide de sens. Il est impossible d'introduire la simple intention de former dans les influences qui agissent immédiatement sur l'âme, de façon qu'elle devienne une force c.apaàle de former réellement. Ceux qui, par une culture aussi vide, font du moins preuve de bonne volonté agissent à leur insu sur les natures douces par le spectacle-qu'ils donnent ; les soins tendres, inquiets, empressés auxquels ils s'astreignent donnent à l'enfant observateur l'idée qu'une chose qui tient tant à cœur à une personne d'ailleurs respectée doit avoir beaucoup d'im18
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portance. A eux de faire en sorte de ne pas gâter ce spectacle par 'd'autres moyens, de ne pas étouffer le respect par un excès de chaleur ou de mesquinerie ou même, ce qui serait bien plus déplorable, dt: prêter le flanc à la critique aussi vraie qu'acerbe de l'eBfant. A cette condition ils pourront toujours beaucoup pour des âmes accessibles à leur influence, sans pour cela être à l'abri d'~rreurs grossières quand il s'agit de na· tures moins dociles.
II
PROCÉDÉS DE LA CULTURE MORALE
La culture morale produit des s1rntiments ou les empêche. Ceux qu'elle produit sont le plaisir ou le déplaisir. Pour les autres elle les empêche soit en évitant l'objet capable de les provoquer, soit en faisant que cet objet puisse être supporté ou laissé de côté comme indifférent. Dans le cas où l'objet est évité, soit qu'on l'éloigne de la sphère· de l'enfant ou qu'on tienne l'enfant à l'écart de la sphère de l'objet, l'enfant d'ordinaire reste à ce sujet dans une ignorance absolue, ou du moins il ne ressent pas directement ce procédé. Quand on supporte un objet avec indifférence, on dit qu'on s'y est habitué ; quand on arrive à se passer avec indifférence d'un objet auquel l'on s'était habitué, c'est qu'on s'en déshabitue. Le plaisir est provoqué par l'excitation. Non pas que toute excitation produise une impression agréable; mais la culture morale n'éveille le plaisir qu'en vue
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d'u-n but à obtenir, elle veut de la soFte faire naître une activité dans l'élève et c'est pourquoi elle l'excite. Le déplaisir est produit par la pression ; et quand celle-ci se heurte à une résistance, même purement intérieure, elle peut s'appeler contrainte. Un acte déterminé de l'excitation ou de la pression, motivé par une occasion déterminée fournie par l'élève, à laquelle il veut simplement répondre, s'appelle récompense ou punition. Par rapport à la pression, la contrainte et la punition, il faut noter quelques différences assez délicates, à cause surtout des procédés de gouvernement qui semblent coïncider ici avec ceux de la culture morale. Dès que le gouvernement est obligé de faire appel à la pression, il ne veut plus être senti que sous form@ dt1 puissance. Si don,c nous supposons, d'après ce qui précède, qu'une fois établies les intentions du gouvernement, on saura également reconnaître les cas où le gouvernement s'exerce, il faudra s'en tenir à la règle sui.vante: dans ces cas la pression doitôtre employée de telle façon que l'on vise uniquement la réalisation de l'intention ; en même temps l'on se montrera froid, bref, sec, et l'on semblera ne con .. server le souvenir de rien, dès que la chose sera passée. - La comparaison de la maison et de l'État nous fournira quelques indicati0ns précises quant au degré des punitions. Les princip~s font ici défaut: mais j'essaie de rendre aussi clairs que possible les emprunts que je ferai. On distinguera tout d'abord des délits en soi et des -délits contre la police de la maison. Les délits en soi, c'est-à-dire ceux où une intention mauvaise deviendrait action (dolu.s), où le manque d'attention occasionne un dommage, alors
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que la sollicitude s'imposait naturellement (culpa, du moins en partie), peuvent être punis sans qu'il faille d'abord se demander si une prescription antérieurement donnée était connue. Il faut encore tenir compte du plus ou moins de responsabilité : en ceci le gouvernement ne considérera que ce que l'action a réalisé; plus tard la culture morale ~evra s'occuper des intentions restées sans exécution. Dans les cas où l'intention qui d~vrait exister a fait défaut - dans la négligence - la punition sera d'habitude moins sévère, et d'autant plus douce qu'on pourra moins démontrer que l'intention pouvait être exigée. La police de la maison demande à être promulguée par des règles qu'il faut à tout instant rappeler à la mémoire. Les punitions pourront être plus sévères, suivant que les choses présentent une importance plus accentuée ; mais ici, plus que partout ailleurs, l'éducateur prendra bien garde de faire intervenir des mesure~ atteignant le fond de l'âme; les procédés de la culture morale seule auront à le faire. La gradation des peines, déjà si difficile dans l'État, l'est _ encore bien plus dans la maison, où tout doit se ramener à de si minimes proportions. Ce qui importe surtout, c'est la manière plus ou moins accentuée du gouvernement; c'est par elle que l'enfant doit sentir que dans le cas présent il n'a pas agi et n'est pas traité -en élève, mais en homme faisant partie de la société; c'est par elle qu'il doit être préparé à sa future existence sociale. A ce point de vue· le gouvèrncment précis des enfants fait 'en même temps partie de l'enseignement (1).
(1) Cette idée se trouve exprimée• déjà au commencement du présent livre. Mais comme je ne pouvais pas encore m'y Rervir de
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Tout autre est la manière de la culture morale : elle n'est ni brève ni rigoureuse, mais continue, pénétrant lentement et ne se relâchant que peu à peu. Car elle veut être sentie comme élément de formation . Je ne veux pas dire par là que cette impression constitue la partie essentielle de sa force éducative: mais elle ne peut cacher son intention de former. Et quand mê,!lle elle le pourrait, il faut qu'elle la manisfeste, ne fût-ce que pour être tolérable. Quel est donc l'enfant qui ne regimberait pas, ou du moins ne se fermeràit pas, dans son for intérieur, à un traitement sous lequel la joyeuse humeur a tant de fois à1 souffrir~ qui produit un sentiment perpétuel de dépendance, à moins qu'on ne puisse y soupçonner un principe quelconque apportant de l'aide et de la noblesse? La cult-ure morale doit éviter de louche~ l'âme de biais et de produire une impression contraire à son but; il ne faut donc pas que l'élève lui oppose la moindre résistance intérieure et SJive la diagonate comme poussé par deux forces; - mais qu'est-ce qui pourrait nous assurer une réceptivité pure et toujours ouvérle, si ce n'est la foi enfantine en l'intention bienfaisante et la force de l'éducateur? Et comment cette croyance pourrait-elle être produite par des procédés froids, peu engageants, sans nulle cordialilé? - La culture morale, tout au contraire, ne peut intervenir qu'au fur et à mesure que l'élève qui lui est soumis apprend par une expérience intérieure à l'accepter de bon gré. Qu'il s'agisse de . mouvements du goût, d'approbation donnée à une critique juste, d'impressions de plaisir ou de douleur, de succès
mon vocabulaire spécial, j'ai dénommé cullure morale ce qui en réalité aurait dO. s'appeler gouvernement.
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enfin ou d'insm:!cès: la force de la culture morale sera toujours en raison directe de l'accord que lui apporte l'élève. Et la len.teur avec laquelle l'éducateur débutant conquiert cet accord et le développe graduellement, il doit l'apporter également quand il s'agira d'élargir l'action de son influence. Ce qui le sert beaucoup dans les années de la première jeunesse, c'est que la culture morale vient adoucir quelque peu le gouvernement que ·l'enfant accepte, ne pouvant faire autrement. Plus tard il en va tout autrement. Un jeune homme qui se gouverne lùi-même, sent parfai· tement dans la culture morale la prétention importune de former; et, s'il n'existe pas la confiance, l'estime, et surtout le sentiment intime d'un besoin ·personnel qui vienne faire sérieusement contre-poids, si d'autre part l'éducateur ne sait pas s'arrêter à temps, il se manifestera petit à petit certains efforts en vue de repousser cette influence, et ces efforts aboutiront facilement; en mêrtle temps l'audace de l'élève gran• dit, sa réserve disparaît, les relations entre lui et le professeur se font de plus en plus pénibles, jusqu'à ce qu'enfin, mais un peu tard, elles cessent d'ellesmêmes. Envisageons maintenant la question par son point central! La culture morale, à proprement parler, est moins un ensemble composé de procédés multiples et surtout d'actes séparés qu'une rencontre continue entre maître et élève, dans laquelle on ne fait appel que par-ci par-là, et pour produire un effet plus dura• ble, à la récompense et à la punition ou à d'autres moyens analogues. - Le gouvernant et le gouverné, le maître et l'élève sont des personnes qui vivent ensemble et ne peuvent manquer d'avoir des rapports
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agréables ou désagréables. Dès l'instant qu'on approche un homme connu, on entre forcément dans une atmosphère déterminée de sentiments. La nature de cette atmosphère ne doit pas, pour l'éducation, dépendre du hasard; il faut au contraire une sollicitude continuelle, d'abord pour affaiblir l'influence de cette atmt>sphère s'il y a du dangP,r qu'elle puisse être nuisible (1); deuxièmement, afin d'en renforcer sans cesse les influences bienfaisantes et dé les élever ù la hauteur nécessaire pour assurer la formation du èaractère, la formation immédiate aussi bien que celle effectuée par le moyen du cercle d'idées. Il est clair que l'art de la culture morale ne peut être tout d'abord qu'une forme modiûée de l'art qui règle le commerce avec les hommes, et que par suite la souplesse dans les relations sociales doit être un des principaux talents de l'éducateur. Le caràctère essentiel de cette modification consiste en ce qu'il faut affirmer sa supériorité sur les enfants, de façon qu'ils sentent une force éducatrice qui, lors même qu'elle exerce une pression, ait encore une influence vivifiante, tout en suivant sa direction naturelle, dès qu'il s'agit directement d'encourager et d'exciter. La culture morale ne pr•end sa véritable allure qu'après avoir trouvé l 'occasion de faire ressortir aux yeux de l'enfant le propre moi de l'élève, non pas tant par un éloge que par une approbation qui va
(1) Ainsi, par exemple, il faut que l'élève et le maîtré ne soient pas forcés de se trouver constamment ensemble dans la même chambre. La première condition que doive poser un précepteur à son entrée dans une famille, c'est d'avoir une chambre séparée. Les parents qui connaissent leur int,érèt l'offriront d'eux-mêmes: de cette façon on évite le sentiment de gêna réciproque.
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jusqu'au fond de l'âme. L'enfant n'est réellement accessible au bl~me que lorsque celui-ci a cessé de se présenter à lui comme une quanlrité négative isolée : le blâme ne doit avoir d'autre menace que de détruire en partie l'approbation déjà méritée. C'est ainsi que les reproches intérieurs n'agissent de façon durable que chez l'individu qui est arrivé à s'estimer lui-même et qui craint de perdre une parcelle de celte estime. Un autre se prend tel qu'il se trouve; et l'enfant qui n'est que blâmé se met en colère quand l'éducateur ne veut pas le prendre tel qu'il est. Le simple blâme n'a d'effet que si l'amour-propre a déjà préparé le terrain. L'éduG_ateur peut bien essayer de s'en rendre compte, sans pourtant s'y fier aveuglément. Il ne suffit pas non plus que cet amour-propre ne fasse pas entièrement défaut; il faut qu'il atteigne un degré suffisant pour que le blâme puisse y trouver un point d'appui. Mais on ne peut donner d'approbation que si elle est méritée! C'est vrai I Mais ce qui ne l'est pas moins, c'est qu'après la question de l'éducabilité des id6es il n'en e~t pas de plus importante, pour la détermination de l'éducabilité en général, que celle de savoir s'il existe au préalable certains traits de caractère qui méritent de gagner le cœur de l'éducateur. Il faut au moj.ns que l'individualité manifeste quelques dispositions heureuses, afin que l'éducateur. ait quelque chose à mettre en relief. Et quand au début il ne peut ainsi s'emparer que de fort peu de chose, il devra bien se garder de toute précipitation; la culture ne pourra tout d'abord qu'allumer une seconde étincelle à la première et il lui faudra bien se·contenter p~ndant longtemps de réaliser peu de chose avec le peu dont elle dispose, en attendant que, si rien ne
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vient troubler ni détruire l'œuvre entreprise, le fond se soit accru petit à petit et suffise à des entreprises qui soie·nt en rapport avec les fins de l'éducation. Réjouir l'enfant par r ·a pprobâtion méritée, tel est le plus bel art de la culture morale. Il est rare que le beau puisse s'enseigner: il est plus facile à trouver pour ceux qu'une disposition intérieure porte à l'aimer. Il existe également un art pénible qui consiste à faire à l'âme des blessure1, certaines. Nous ne devons pas dédaigner cet arl. Il est souvent indispensable lorsque dé simples paroles trouvent une oreille in- sensible. Mais il faut de toute nécessité qu'un sentiment de délicatesse le domine et l'excuse tout à la fois, lui imposant des ménagements et ne s'en servant que pour éviter des rigueurs blessantes. De même qu'un chanteur s'exerce à étudier l'étend,ue et les nuances les plus délicates de sa voix, de même l'éducateur doit en quelque sorte s'exercer à parcourir par la pensée la gamme montante et descen~ dan te des différents . tons à employer dans ses rencontres avec son élève : non pas pour se complaire dans ce jeu, mais nfin d·en bannir, par une rigoureuse critique de lui-même, toute disharmonie, d'acquérir la sûreté nécessaire pour trouver chaque fois le ton juste, la souplesse nécessaire à toutes les variations et la connaissance indispensable des limites de son organe. Il a grandement lieu d'être timide dans les premiers mois, dès qu'il doit faire usage d'un ton qui dépasse le ton ordinaire des relations entre gens bien élevés; il a de grandes raisons de s'observer et d'observer son élève très rigoureusement; et même cette observation doit être le correctif permanent des habitudes qu'il prendrait peu à peu, - d'autant plus que
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l'élève se modifiera sans cesse avec le temps. - Et ·ceci est toujours vrai, en petit comme en gran<l. Quand il se trouve qt1e la même observation est nécessaire à plusieurs reprises, il ~e faut pas la répéter deux fois sur le même ton, ou bien elle manquera son effet la seconde fois parce qu'à la première fois elle l'avait déjà produit. - La culture moràle, com-ine un ouvrage ou un discours bien composé, ne doit connaitre ni la inonotonie, ni la fadeur. Et l'édU<.;ateur ne peut espérer la conquête de la force dont il a besoin, que si cette préoccù-pation s'allie à un certain esprit inventif. Il faut en effet que la culture morale ait aux yeux de l'élève une étendue sans limites et son action doit avoir pour lui un pI'ix incomparable. Comme un élément dont toutes les parties ne cessent d'avoir une cohésion parfaite elle doit embrasser toutes les manifestati.o ns de son àctivité, afin qu'il n'ait même pas la pensée de la tourner. Elle doit toujours être prête à faire sentir son action; mais il faut en outre, si réellement elle peut quelque chose, qu'elle se surveille avec une prudence perpétu'elle, afin de ne pas causer, par précipitation, des doulcUTs inutiles à l'enfant. U.n enfant aux dispositions délicates peul souffrir profondément, il peut souffrir en silence, et dans son âme peuvent s'imprimer des souffranees qui le tourmenteront en- core à l'âge mûr. Pour être à même de supporter le plein effet d'une culture morale parfaite, l'élève a besoin d'une santé parfaite. On ne peut guère faire d'éducation lorsqu'il faut ménager un état maladif; et pour cette seule raison il faut déjà qu'un genre de vie réglée par l'hygiène soit la condition première el le fon dement de toute éducation.
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Mais en admettant même _ que des deux côtés tout soit parfaitement en ordre, et que la réceptivité la plus parfaite vienne au-devant de la culture morale la plus conforme aux règles : tout s'évanouira. comme les sons d'une musique, et aucun effet ne subsistera si, aux -sons de cette musique, les pierres ne se sont pas entassées pour former des murailles et pour aménager au caractère, dans le château-fort que figure un cercle d'idées bien déterminé, une demeure sllre et commode. IllEMPLOI DE LA OULTURE MORALE EN GÉNÉRAL
1 ° Comment la culture morale doit contribuer à la formation du cercle d'idées. - Cette collaboratiorl s'applique non pas tant aux heures d'enseignement qu'à l'ensemble de l'éducation. Maintenir l'ordre et la tranquillité durant les classes, écartel' la moindre trace d'irrévérence à l'égard du maître, tout cela regarde le gouvernement (la discipline). Mais l'attention, la corn· préhension vive sont absolument différentes de l'ordre et de la tranquillité. On peut dress~r les enfants à se tenir bien tranquilles, sans que cependant ils saisissent un seul mot de ce qu'on leur dit ! - Pour réal.iser l'attention il faut réunir bien des conditions. L'enseignement doit être clair, difficile plutôt que facile, sous peine de provoquer l'ennui. Il doit entretenir continuellement le même intérêt, comme nous l'avons dit plus haut. :\1ais il faut encore que l'enfant arrive avec la disposition d'esprit vol:ilue, et cette disposit,ion
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doit lui être habituelle : c'est là que la culture morale doit intervenir. Tout le genre dP- vie doit r:tre à l'abri d'influences qui pourraient le troubler; aucun sujet d'un intérêt prédominant ne doit pour le moment remplir l'âme. Il est vrai q_ e ceci n'est pas toujours u entièrement au pouvoir de l'éducateur; -1.out au contraire, le fruit entier de son travail peut être absolument détruit par un seul événement qui entraîne les pensées de l'élève. - Ce qui est davantage en son pouvoir, c'est de graver, par l'ensemble de la- culture morale, dans l'âme de l'enfant, qu'il tient énormément à l'atlention la plus minutieuse, en sorte que l'élève se trouve inexcusable de paraître aux leçons autrement qu'avec le plus entier recueillement. L 'éducateur qui a obtenu ce résultat peut éprouver du chagrin qu'en dépit de tout un hasard plus puissant vienne détourner vers une autre direction l'intérêt qui lui aura coftté tant de peine à conquérir; - il ne pourra faire autre chose que d·e céder, de suivre et d'accompagner l'enfant avec sympathie; la plus grave faute qu'il puisse commettre c'est de rompre les relations par des défenses intempestives. - Toutes ces distractions petites ou grandes, l'homme, en fin de compte, en revient avec les traits fondamentaux de ses pensées antérieurement ordonnées - il se rappelle tancien ; état de choses et peut donc s'y rattacher ; il y introduit les élément~ nouveaux et l'on peut découvrir des moments propices pour les analyser. Seulement il faut toujours qu'on retrouve la même souplesse, la même bonne volonté, la même franchise ; ou bien qu'on les . crée de nouveau, çar toute action immédiate de la cultµre morale est fugitive. Une fois que l'élève est à même de poursuivre de
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sa propre initiative la bonne voie, il lui faut de la tranquillité l A par,tir de ce moment, la culture morale doit renoncer graduellement à toutes ses prétentions et se borner au rôle de spectateur sympathique, bienveillant et confiant; les conseils eux mêmes ne doivent plus chercher qu'à provoquer l'élève à la réflexion personnelle. Rien n'est alors plus bienfaisant, rien n'est accueilli avec plus de gratitude que la peine affectueuse que prend le maîLre pour éloigner toutes les causes inopportunes qui pourraient troubler l'élève et retarder chez lui l'harmonieux développement Îlltéri·eur. 2° Formation du caractère par la culture morale. Comment l'action volontaire doit-elle être restreinte ou encouragée? Nous supposons ici que le gouvernement a déjà pris soin d'obvier à .tout désordre qui, en outre de ses conséquences extérieures immédiates, pour!_'ait introduire dans l'âme de l'enfant des traits .grossiers de malhonnêteté. Il ne faut surtout pas oublier que l'action de l'hommt ne comprend pas seulement l'activité qui tombe sous les sens, mais encore l'accomplissement intérieur: l'union des deux est indispensable pour constituer le caractère. L'activité multiple qui chez les enfants bien portants n'est que l'expression de leur besoin de mouvement, les continuelles volte-faces des natures légères, et même les plaisirs grossiers qui sont l'indice d'une brutale virilité : tous ces symptômes apparents d'un caractère futur n'en apprendront pas autant à l'éducateur qu'une action unique, calme, réfléchie, faite de bout en bout par une âme repliée sur ellemême, ou qu'une seule résistance opi~iâtre <l'un
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enfant habituellement facile à. conduire : et même dans ce cas il faut unir à l'observation beaucoup de réflexion. La véritable fermeté n'existe jamais chez les enfants; ils sont incapables d'échapper à la modification du cercle d'idées 'qui les attend de tant de cNés, voire même, nous l'espérons, de la part de l'éducateur. Mais Ja culture morale est à peu près réduite à l'impuissance lorsqu'une actiop de l'enfant révèle une tendance déterminée, armée de réflexion: à moins qu'on ne veuille compter pour quelque chose ce résultat que, les occasions éloignées, l'enfant n'a pas le temps de s'y exercer assez pour en arriver à l'habitude: il faudra alors avoir soin de supprimer radicalement les occasions <"t reconnaître qu'on ne peut lutter contre l'imagination que par des occupa~ tions vivç1.ntes et attrayantes d'une autre nature, ce qui rentre encore dans l'action qu'il faut excercer sur le cercle à'idées . On 1mra donc à cœur de recourir à ce moyen, dès qu'il s 'agira de détruire une perversion sérieuse ; et c'est la culture morale qui doit surtout y contribuer : on négligera totalement, dans les cas indiqués, de faire appel aux châtiments rigoureux! Ils sont à leur place lorsqu'une teudance nouvelle se manifeste pour la première ou la deuxième fois et sans préméditation, sous les apparences d'une faute qui, si elle n'était point réprimée, se répéterait et finirait par laisser dans l'âme un trait vicieux. C'est alors que sans tarder 111 culture morale doit intervenir avec énergie. Airn~i le premier mensonge inté- ressé ne saurait être trop sévèrement puni, ni réprouvé avec trop de persévérance par des rappels fréquents, qui graduellement ij'envelopperont de plus de douceur, et l'on ne doit point craindre de porter les coups les
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plt,1s douloureux afin d'en graver la haine jusqu'au plus intime de l'âme. Quand il s'agit d'un menteur invétéré, ce même traitement ne servirait qu'à le rendre plus dissimulé et plus astucieux: il faut qu'avec une pression croissante· on l'enserre de plus en plus étroitement dans la situation fausse où il se place luimême; mais ce procédé ~eul n~ serait pas suffisant. Il faut ql.lè l'âme tout entière soit élevée, afin qu'elle sache sentir et estimer la possibilité de se procurer une estime qui ne peut être compatible aveo le mensonge. Mais le pourra-t-il, celui qui ne possède pas l'art de mettre en mouvement le cercle d'idées, en l'attaquant de n'importe quel côté? Oµ bien se figuret-on qu'il suffise pour cela de quelques discours isolés ou de quelq\leS exhortations? Il est une activité extérieure multiple, sans profondeur ni constance dans les tendances ni la réJlexion, et qui révèle des apt.itudes physiques plutôt que des dispositions intellectuelles; ell~ ne saurait cons~ituer un caractère: elle s'oppose au contraire à l'affermissement du caractère. Elle peut être tolérée comme manifestation de l'humeur joyeuse, favorable ::i la santé comme aussi au développement de l'adresse corporelle i bien plus, elle donne à l'éducateur le temps de tout préparer pour la détermination ultérieure du caractère, et à ce point de vue elle est profitable. D'autre part, elle n'est pas à souhaiter, parce que l'éducation ultérieure du caractère pourrait aisément s'en,trouver remise au delà de la période d'éducation. En conséquence, lorsque la formation d1~ cercle d'idées est arriérée ou qu'elle a besoin d'être:, fortement rectifiée, on ne peut rien sou.h~iLer de mieux que de voir la jeunesse manifester longtemps ~a jo_yeuse gaieté sans
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direction préci::;e; si, au contraire, le cercle d'idées existant permet déjà d'espérer une judicieuse déLermination du caractère; alors il est temps, quel que soit d'ailleurs l'âge de l'élève, d'y joindre une activité sérieuse, afin que l'homme se fixe bientôt. - Quiconque a été lancé trop lôt dans une activité ayant de l'importance n'est plus susceptible d'éducation ; ou celle-ci, tout au moins, ne peut être renouée qu'avec beaucoup de désagréments et un succès amoindri. En général, l'activité extérieure ne doit jamais être provoquée de telle sorte que la respiration intellectuelle - l'alternance de concentration et de réflexion dont nous avons parlé plus haut -- en soit troublée. Il est des natures pour lesquelles il faut, dès la prime jeunesse, s'imposer comme maxime d'éducation de soustraire à leur activité l'excès des attraits extérieurs. Sinon elles-n'auront jamaï"s ni profondeÙr, ni décence, ni dignité; elles n'auront pas assez de place dans le monde; elles feront du mal dans l'unique but d'agir: on les redoutera, et qu&nd on le pourra, on les repoussera. Pour ceux qui s'adonnent de bonne heure, avec une passion exclusive, à une occupation inintelligente, on peut présumer à coup sür qu'ils sont et resteront des esprüs vides, et qu'ils seront même plus insupP.ortables que les autres, parce que l'intérêt qui les anime encore pour le moment ne pourra même pas persister avec la même force ni les protéger contre l'ennui. Après ces considérations il nous faut encore tenir compte des distinctions que nous avons faites précédemment .dans la ·partie subjective aussi bien que dans la partie objective du caractère. La culture morale doit avant tout compléter les dis-
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positions naturelles par rapport à la mémoire de la volonté. On sait déjà qu'un genre de vie uniforme et simple, l'éloignement de tout ce qui pourrait être une cause de changement et de distraction, contribue à ce résultat. Quant à l'influence spéciale quer l'éducateur peut exercer p&r son attitude vis-à-vis de l'élève, on s'en rend le mieux compte en se représentant l'impression toute différente que l'on ressent, suivant que l'on vit avec des gens au caractère constant ou des gens au caractère versatile. Avec ces derniers nos relations subissent des modifications fréquentes: pour nous maintenir nous-mêmes à côté d'eux, il nous faut deux fois plus de force qu'avec les premiers qui nous communiquent insensiblement leur ég,alilé d'humeur et nous font avancer dans une voie unie, en nous présentant toujours le même rapport. - Mais dans l'éducation il faut se donner infiniment de peine pour montrer toujours aux enfants le même vis-age, les circonstances restant les mêmes; il est tant de choses en effet qui nous émeuvent et que les enfants ne peuvent comprendre et qu'ils ne doivent pas davantage éprouver. Et quand plusieurs enfants se trouvent réunis, le travail de l'éducation affecte lui-même de tant de façons différentes, qu'il faut une sollicitude toute particulière pour rendre à chacun la disposition d'esprit qu'il a fait naître, et ne pas confondre ni altérer par la confusion les différents tons qu'il faut prendre à l'égard des divers enfants. C'est ici que les dispositions naturelles de l'éducateur entrent en ligne de compte, non moins que l'expérience qu'il a du commerce des hommes. Lorsque celle-ci fait défaut et que celles-là n'ont qu'unè influence nuisible, l'insuccès de la culture morale peut souvent provenir uniquement
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de ce que l'éducateur ne sai~ pas assez se dominer pour paraître indifférent, si bien - 1e~_ qÙ€ élèves confiés à ses soins ne le comprennent plus et renon0ent à l'espoir de pouvoir j.amais le satisfaire. C'est précisement le contraire de ce qui fait la première exigence de la culture morale ayant en vue la formatio_ du caractère. En n effet, ce qui existait en fait de mémoire de la volonté se trouve diminué de tout ce que la culture morale aurait pu réaliser, et le caractère se voit forcé de chercher un asile dans quelque profondeur cachée. Celui qui réuss-ira le premier avec une culture morale qui tient l'en.fant (j'appelle ainsi celle qui collabore comme il convient à la mémoire de la volonté) sera donc l'éducateur qui aura naturellement le caractère égal. Mais celui qui peut se vanter d'un tel avantage doit prendre garde de ne pas satisfaire à la deuxième condition. La culture morale doit avoir également 1rne action déterminante, afin que le choix se décide. Or, pour cela, il faut une âme mobile, toujours à même d~ répondre aux mouvements de l'âme enfantine. Ce qui dans ce cas est encore plus important que les dispositions naturelles de l'éducateur, c'est la concen ration de son esprit, qui doit être gagné à l'éducation, de telle façon que l'éducateur, en grande partie déterminé par l'élève, le détermine à son tour par une réaction naturelle. Il faut qu'il soit entré dans les désirs de l'enfant pour la partie où ils sont innocents et qu'il ait fait sien ce qui, dans les vues et les opinions de l'élève, est quelque peu fondé; il doit se garder de vouloir corriger trop tôt avec rigueur ce qui pourra lui fournir des points de contact; ou est bien forcé d'être en 'contact avec celui que l'on veut déterminer? Mais ceci est un point qui demande à êlre
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développé par l'application plutôt que par la plume. Il serait plus facile de traiter par écrit le deuxième élément de la culture morale déterminante : elle doit, comme nous le savons, accumu1er autour de l'enfant et avec suffisamment d'insistance tous les sentiments qui peuvent le déterminer naturellement, et l'entourer sans cesse des conséquences engendrées par chacune de ses façons d'agir ou de penser. Ce qui se trouve être l'objet du choix ne doil pas aveugler par un éclat équivoque; les plaisirs et les ennuis passagers ne doivent ni trop attirer ni trop effrayer; il faut que d'assez bonne heure l'élève sente la véritable valeur des choses. Parmi les procédés pédagogiques qui doivent amener ce résultat, il faut remarquer surtout les réelles punitions en usage dans l'éducation; elles n'ont pas besoin d'impliquer une juste mesure du châtiment, comme cell~s demandées par le gouvernement; elles doivent êlre calculées de telle façon qu'aux yeux de l'individu elles restent toujours un avertissement bien intentionné,et ne produisent pas une antipathie durable à l'égard de l'éducateur. C'est la façon dont l'élève est sensible aux punitions qui est ici la règle décisive. Quant à la qualité de la punit.ion, la différence entre les punitions d'éducation et celles de gouvernement est évidente: les dernières visent uniquement à rendre, par n'importe quel moyen, la quantité de bien ou de mal méritée par l'élève; les premières, au con"traire, doivent chercher autant que possible tout ce qui serait positif ou arbitraire et s'en tenir uniquement, quand ·elles pourront le faire, aux suites naturelles des actions humaines. De bonne heure elles doivent en effet déterminer l'élève comme il se trouverait déterminé après une plus mûre réflexion personnelle et assagi peut-être
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par les ennuis supportés. En outre, le choix qu'elles produisent aurait une tendance à n'être que passager ou du moins de devenir plus tard hésitant. - Les récompenses pédagogiques sont à établir d'après ces mêmes principes. Mais elles n'auront guère d'efficacité si elles ne peuvent tabler sur un ensemble de rapports qu'elles pourront encore accentuer. Mais nous avons assez parlé d'un point qrn a déjà tant occupé les éducateurs. L'élément subjectif du caractère consiste, comme nous l'avons dit, à se prononcer soi-même en des principes. La culture morale y contribue par un procédé régulateur. On suppose que l'élève a déjà fait son choix; on ne doit donc pas l'inquiéter davantage; il n'est plus question de prévenir ni d'intervenir d'une façon sensible. L'élève agit lui-même; et il ne peut être jugé par l'éducateur que d'après la mesure qu'il lui fournit:. lui-même,. Le conta~t du professeur et de l'élève fait sentir à celui-ci qu'une façon d'agir inconséquente ne trouverait ni compréhension ni réponse, qu'elle suspendrait même les relations et le commerce, jusqu'à ce qu'il plai eau jeune homme de rcn:. trer dans une voie connue. - Parfois les enfants qui voudraient de bonne heure être <les hommes ont besoin qu'on leur fasse remarquer que leurs principes saisis au passage manquent de maturité et pèchent par la /. précocité. Mais il est rare que cela puisse se faire immédiatement, car à douter de la fermeté prétendue de quelqu'un on ne risque que trop de l'offenser. Quand on se trouve en face d'un jeune raisonneur il faut, à l'occasion, l'embarrasser dans ses propres rai" sonnements, ou encore l'amener à se fourvoyer dans 1es circonstances extérieures. Une fois qu'il se trouve
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surpris il est facile de cl~oisir le bon moment pour le ramener à la modestie et lui faire embrasser d'un coup d'œil les degrés de culture qu'il lui reste à parcourir. Plus on saura réduire adroitement les principes imaginés au rang de simples exercices prépnratoires en vue de produire la détermination personnelle, et plus les véritables sentiments de l'homme se manifesteront sous forme de maximes et fortifieront, par l'élément subjectif correspondant, le véritable élément objectif du caractère. Mais il y a là ,m écueil contre lequel se brise facilement même une éducation judicieuse par ailleurs. Les maximes qui jaillissent réellement des profondeurs de l'âme ne veulent pas être traitées comme celles provenant du simple raisonnement. Si l'éducateur commet la faute de se montrer, ne füt~ce qu'une fo.is, dédaigneux à l'égard de ce que l'élève juge très sérieux, il peut y perdre le résultat de longs efforts. Qu'il l'éclaire de Fia lumière et le blâme même, mais se garde de le mépriser comme du pur verbiage. C'est ce qui peut d'ailleurs se produire par une erreur bien naturelle. Les jeunes gens qui disposent de beaucoup de vocables et se trouvent à la période o@ l'on cherche l'expression, mettent souvent de l'affectation dans le langage de leurs sentiments les plus vrais et provoquent ainsi, à leur insu, une critique qui se montre à leur égatd de la plus criante injustice. La lulte, dans laquelle les principes cherchent à s'affirmer, la culture doit la soutenir, pourvu que les principes le méritent. Deux choses importent ici : il faut connaître exactement la disposition d'âme des combattants, et avoir de l'autorité. Car c'est précisément l'autorité intérieure des principes personnels qui doit être fortifiée et complétée par une autorit.é exté-
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rieurn absolument de même nature. Ce sont ces considérations qui déterminent la conduite du professeur. Il faut <l'abord user de précaution dans l'observation des combattants; puis on achèvera le tout en se montrant sérieux, calme, ferme, prudent dans les travaux d'approche. Mais la -culture morale intervient pour modifier largement tout cela. Loin d'affirmer que la mémoire de fa volonté soit toujours la bien-venue, nous disons au contraire qu'en présençe d'aspirations mauvaises, l'art de la culture consiste justement à les embarrasser, à leur faire houle, et à les faire tout doucement tomber dans l'oubli par toutes les occupations différentes et contraires qui solliGitent l'âme. Il ne faut pas que le choix soit déterminé par le résultat profondément ressenti des actions au point de jeter une ombre sur l'estime qu'il faut accorder à la bonne volonté, sans autrement s' oc-cuper du résultat. L'élément objectif du caractère doit d'abord affronter la critique morale avant que l'on puisse favoriser ses eftorts quand il veut s'ériger en principes et s'affirme~ par la .lutte. Dans les premières années, alors que l'enseignement et l'entourage invitent aux premières conceptions morales, il faut remarquer et ménager les moments où l'âme paraît en èt.re occupée. Il faut que la disposition d'esprit reste calme et claire : voilà ce que la culture morale doit réaliser en premier lieu. On a souvent dit, et à certains égards on ne saurait trop le répéter, , qu'il faut conserver aux enfants leur esprit enfantin. Mais qu'est-ce qui gâte cet esprit enfantin, ceL esprit naïf qui regarde tout droit devant lui dans le monde, ne cherchant rien, et remarquant précisément pour cela tout ce qu'il faut, voir? - Ce qui la gâte, c'est
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tout ce qui réagit contre le n9 turel oubli de soi-même. L'homme bien portant n'a pas la sensation de son corps ; de même l'enfant insouciant ne doit pas avoir la sensation de son existence, pour qu'il ne jauge pas d'après elle l'importance de toute chose extérieure à lui-même. Alors on peut espérer que parmi les remarques qu'il fera se trouveront également des conceptions claires du juste et de l'injusle au point de vue moral; et sa façon de juger les autres à cet égard, il se l'appliquera à lui-même; et de même que le particulier est soumis au général, de m~me il se trouvera soumis à,sa propre censure. Tel est le commencement naturel de la culture morale, faible et incertain en luimême et ayant besoin d'être fortifié par l'instruction . .Mais il est troublé par toute excitation vive et durable qui donne au sentiment de soi une prédominance, grâce à laquelle le propre moi devient un point de relation pour l'extérieur(1 ). Une telle excitation peut être agréable ou désagréable. Ce dernier cas se présente dans la maladie ou l'état maladif, et même chez dei:: tempéraments d'une très grande excitabilité; les éducateurs savent depuis fort longtemps combien le développement morale en souffre. C'est encore la même chose qm aurai t lieu si l'on traitait l'enfant avec dureté ouqu'6nle taquinâtlropsouvent ou qu'on négligeâtlessoinsquisont dusauxbesoins de l'enfant. En revanche, c'est à bon droit que l'on donne le conseil de favoriser la gaieté naturelle des enfants. Mais la pédagogie n'a pas moins raison quand elle déconseille tout ce qui poûrrait, par des se~timents de plaisir, faire ressor(1) On n'a pas à redouter la conception théorique du propre moi, la connaissance de soi-même; CE'lle-ci montrera l'individu tel qu'il apparaît au milieu des c.hoses qui l'entourent.
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tir le propre moi: par conséquent tout ce qui, sans aucune utilité, occupe les désirs, éveille trop tôt ceux qui sont réservés aux années ultérieures, tout, en un mot, ce· qui entretient la vanité et l'amour-propre. Par contre l'enfant aussi bien que le jeune garçon ou l'adolescent, c'est-à-dire l'élève de tout âge, doit être habitué à suppc_>rter la censure qu'il provoque, autant du moins qu'elle est juste et compréhensible. Un point capital de la censure consiste à veiller à ce que toutes les voix de l'entourage, qui représentent en quelque sorte l'opinion publique, fassent entendre les critiques dans une juste mesure, sans les rendre désagréables par des commentaires offensants. Il s'agit de faire en sorte, et ceci implique des efforts nullement superflus, màis fort peu considérables que l'enfant comprenne bien cette voix de son entomage et la fortifie même par l'aveu qu'il se fera au plus intime de lui-même (1). Si l'éducateur est obligé de représenter à lui seul l'opinion générale, ou même de la contredire, il lui sera difficile de donner du poids à sa critique. Ce qui importe alors surtout, c'est qu'il possède une autorité prépondérante, à côté de laquelle l'enfant n'estime plus aucun autre jugement. - Dans les premières années, l'instruction morale élémentaire se confondra presque avec cette censure; nous en laissons ici le soin aux mères et aux écrits enfantins bien
(1) On aurait tort d'éviter obstinément tout aveu public, quand les circonstances s'y prêtent; mais d'autre part, il ne faut pas que l'éducateur Je fasse dégénérer, par sa propre fautP., en jeu facile, en habitude, en moyen habile de s'aj,tirer des flatteries . Quiconque aime se confesser ainsi, n'a plus de honte. Et quand l'enfant avoue par ses actions , c'est-à-dire qu'il lient compte des indications données, une culture morale trop dure ne pourrait ne lui arracher que des mols.
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faits; nous demandons seulement qu'on ne la réduise pas à inculquer des maximes ; car un. tel procédé, même dans les cas les plus favorables, devance la formation subjective du caraotère et même la dérange, tout en portant préjudice à la naïveté de l'enfant. Il est utile et même en quelque sorte nécessaire qu'à cette période l'on ménage et favorise la délicatesse de l'enfant en écartant de lui tout ce qui pourrait habituer son imagination à la laideur morale. Pour cela il faut des précautions, mais on évitera toutes les mesures particulièrement gênantes, tant que le corps aura besoin de garde et de soins continus. Mais jamais la mère ne doit empêcher son enfant de s'ébattre librement dans les champs, dès qu'il sera en mesure de le faire, et les pédagogues se mettent dans leur tort quand aux préoccupations occasionnées par la nature physique ils ajoutent encore des inquiétudes à propos de la nature morale, d'autant plus qu'ils se trouvent amenés ainsi 1 au fur et à mesure que l'enfant avance en âge, à vouloir se rendre maîtres de tout l'entourage, sans remarquer que l'excès de soins, au moral aussi bien qu'au physique, est le pire des moyens pour aguerrir l'homme contre les intempéries du climat. Empêcher le froid extérieur de pénétrer ne veut pas dire augmenter la chaleur intérieure; par contre, l'augmentation de la chaleur morale provient en grande partie du travail intérieur et de l'excitation à laquelle la force existante déjà se trouve peu à peu conduite par les aiguillons du mal extérieur. - Il n'y a qu'un éducateur négligent qui puisse voir un enfant accepter comme modèle et imiter tout ce qu'il voil. Il suffit d'une moyenne sollicitude pédagogique pour que l'élève continue, pour lui seul, le chemin de sa culture et se borne à
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considérer et à juger comme des phénomènes étrangers toute la grande activité des naturP,S grossières, à part quelques comparaisons qu'il en fait avec ses propres aspirations. Et quand il se rencontre _ vec de tels a individus, ils blesseront si fréquemment son e!=prit plus délicat et lui feront sentir si bien sa propre supériorité intellectuelle que l'éducateur, pour peu qu'il ait auparavant fait son devoir, aura de la peine à rétablir les relations nécessaires entre celui dont ses soins ont fait quelqu'un de supérieur et ceux que le sort aura négligés. Mais ces réunions dues à une intention formelle, tout en servant à contrebalancer la présomption de l'élève, forceront son amour-propre à s'appuyer d'autant plus -sur le moral que l'immoral le rebutera davantage. Telle est la marche nécessaire de la culture morale par rapport à l'entourage. O:n suppose bien, il est vrai, une moralité existante antérieurement et très forte. Pour ne pas répéter combien il faut compter ici sur le cercle d'idées, je ne rappellerai que les points essentiels de lil rencontre entre élève et professeur. L'approbation méritée, accordée sans bruit, mais avec largesse et de tout cœur, est le fon,dement élastique sur lequel doit s'appuyer la puissance d'un blâme non moins abondant, éloquent, bièn mesuré et rendu énergique par les tournures les plus variées; et cela, jusqu'à ce que l'on constate que l'élève en est intérieurement saturé, et que l'un et l'autre lui servent à se guider et à se diriger. l:'ne époque vient forcément- u·n peu plus tôt ou un peu plus tard - où. l'éducateur dirait des paroles superflues, sïl voulait encore énoncer ce que l'élève se dit tout aussi bien lui-même. Et de ce moment datera une certaine familiarité, - qui jusqu'à ce jour n'eüt
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pas été à sa place; - et sous forme de méditations consacrées à des affaires communes l'on revient alors, en temps opportun, sur ce que l'homme a charge de faire en lui-même au point de vue moral. Nous sommes ici dans la sphère de la résolution morale et de la contrainte personnelle. Un langage ferme et énergique n'y est plus à sa place, c'est entendu; mais à force de rappeler les fautes commises, de répéter ses réprimandes avec une douceur de plus en plus grande, on arrive à mettre une attention constante, uniforme dans l'observation de soi-même. Ce qui importe à la moralité, ce n'est pas seulement la qualité ni la force des résolutions, mais encore la somme de leurs points de contact avec toutes les parties· du cercle d'idées. La loyauté morale a pour condition nécessaire une sorte de présence universelle de la critique morale. Une personne étrangère ne _saurait jamais mettre lrop de ménagements dans cette critique; mais d'autre part, quand on veut parler fort, critiquer et exhorter d'une certaine façon complète, on fera bien de choisir les moments qui peuvent permettre d'embrasser d'un seul coup d'œil et de revoir toute une longue série d' événements; il faut s'élever au-dessus du fait isolé, qui ne peut servir que d'exemple sans p.:>uvoir, envisagé d'un point de vue supérieur, donner de la clarté aux considérations générales. Autrement on aurait l'air mêsquin d'envelopper des choses insignifiantes dans de grands mots. P our ce qui est enfin de l'aide à donner dans la lutte morale, l'ensemble des relations qui existent entre l'élève et l'éducateur doit déterminer ici, comment ils peuvent se rapprocher l'un de l'autre et prendre con-
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tact. La confiance est, certes, chose bien souhaitable; mais il faudrait qualifier d'inintelligente une conduite qui supposerait comme réelle une confiance n'existant pas en fait. Serait-il possible à quelqu'un de parler plus exactement en des règles générales? Je préfère laisser à la nature humaine et au zèle de l'éducateur le soin de rechercher avec toutes les précautions voulues la pl~ce etla manière de saisir et d'élever avec le plus de sûreté et de succès à la fois, en des moments dangereux, les élèves confiés à sa sollicitude.
�CHAPITRE VI
Examen des éléments spéciaux de la culture morale.
Une pédagogie détaillée trouverait ici l'occasion d'exposer tout l'e trésor de ses observations et de ses tentatives, sans pourtant nous donner un tout. Tel n'est pas mon dessein; je serai, t~)Ut,au contraire, plus bref même que ne semblerait le permettre en lui-même le plan de cet ouvrage; et cela pour deux raisons. La première est celle-ci : aux endroits où il me faudrait parler des diverses manifestations du moral et de-la culture morale, je ne pourrais faire autrement que de renvoyer le lecteur à ma philosophie pratique qui n'est pas encore publiée; malgré toute la brièveté il ne sera pas possible d'éviter complètement cet inconvénient. En second lieu, je me crois en droit de supposer que tous les lecteurs de mon présent livre auront étudié au préalable l'ouvrage de Niemeyer, devenu classique, non seulement pour la langue mais encore pour son harmonieux développement. Je l'estime surtout parce qu'il renferme, éparpillées partout, toute une foule de fines remarques relatives à ce qui dislingue spécifiquement la conduite pédagogique. Les
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observations qui se trouvent accumulées aux paragraphes 113-130 du premier volume sont peut-être les plus importàntes : elles établissent les principes particuliers de l'éducation morale, par rapport à certaines vertus ou certains" défauts. A cette occasion je demande au · lecteur de bien vouloir, s'il établit une comparaison entre - les principes de Niemeyer et les miens, rechercher les points communs plutôt_que les contradictions. Il m'est avis qu'il est plus profitable d plus honorable pou·r moi d'inciter mes lecteurs à faire cette comparaison que de les voir tourner autour de la question ordinaire : qu'est-ce que cet auteur nous apporte de nouveau? Certes, il y aurait une raison irréductible de conflit entre nous si Niemeyer prenait absolument au sérieux les paroles qu'il écrit dans sa préface : en matière _ d'enseignement tout dépend. d'une expérience plus ou moins longue. Si Locke et Rousseau disaient cela,je ne serais _ en peine pour mettre ces paroles d'accord pas avec l'esprit de leurs écrits, et ce serait précisément une raison pour moi de me poser en adversaire de leurs doctrines. Que Niemeyei: me pardonne si j'en crois son ouvrage plutôt que cette affirmation ! Ce qui lui assure une supériorité décisive sur les étrangers, et nous permet d'être fier de son esprit allemand, c'est, du moins à mes yeux, la tendance nettement morale de ses principes; chez les deux autres, au contraire, c'est l'arbitraire grossier qui règne et se propose, à peine adouci par un sentiment moral très indécis, de préparer la vie terre à terre des sens. Mais je n'ai nullement besoin de démontrer à Ni~meyer que les véritables principes moraux ne s'apprennent pas du tout par l'expérience, et que même la concep-
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tion des expériences est modifiée par les sentiments que chacun y apporte. D~ cette façon j'aurai prévenu jusqu'à l'apparence d'un conflit, surLout si j'ajoute cet aveu : cet ouvrage a pour origine ma collection d'observations et d'expériences faites avec grand soin et recueillies dans les circonstan0es les plus variées - autant qHe ma philosophie personnelle.
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CULTURE MORALE OCCASIONNELLE OU CONSTANTE
La raison qui nous a permis de distinguer l'enseignement analytique de l'enseignement synthétique peut encore nous servir dans la culture morale. Car ici encore la façon dont l'élève va au-devant de l'éducateur est un facteur important; et de même que l'enseigement analyse le cercle_d'idées existant, afin de le rectifier, de même la conduite de I 'élève a besoin bien des fois d'une réplique qui la ramène dans la bonne voie, et 1es circonstances fortuites ou occasionnelles ont également besoin que quelqu'un en dirige les conséquences. Dans toute direction d'affaires il se produit quelque chose d'analogue; c'est ce qui nous fait saisir la différence entre des mesures isolées, interrompues, occasionnelles, et le procédé continu qui, toutes les circonstances étant supposées les mêmes, continue son travail d'après le même plan. C'est d'ailleurs une vérité partout et toujours reconnue que, plus ce procédé constant est approprié au but poursuivi, plus on s'y tient exactement, et plu~ les
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affaires en arrivent à une sorte de prospérité qui offre des forces pouvant servir aussi b~en à tirer parti d'i:p.cidents favorables qu'à éviter tout ce qui serait préjudiciable. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier dans la culture morale ! Elle aussi connaît une espèce de fausse économie qui, à l'occasion, voudrait d'un seul coup faire de grands bénéfices et néglige en même temps de bien administrer la provision acquise et de l'augmenter sans cesse; - mais en face d'elle il - existe une a,utre méthode d'acquisition, juste et certaine: elle dispose et maintient toutes les circonstances de façon que les mêmes sentiments, les mêmes résolutions se reproduisent toujours et se fortifient et s'affermissent par là mème. On devra donc s'occuper avant tout à faire entrer et rester la culture morale constante dans la bonne voie ; il faudra même augmenter de sollicitude quand des mesures prises occasionnellement ont dérangé quelque chose dans la situation auparavant bien ordonnée. Des façons inhabituelles tout comme des événements extraordinaires, - surtout les punitions et les récompenses, laissent facilement des impressions qui ne doivent ni durer ni surtout s'accumuler. C'est un art tout particulier que de savoir tout ramener à l'ancien état de choses en organisant sa conduite comme s'il ne s'était rien passé.
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II
.LA
CULTURE
MORALE
AU
SERVICE
D'INTENTIONS
PARTICULIÈRES
Il nous faut rappeler d'abord ce que hous avons dit au chnp1tre III sur l'élément détetminable et déterminant du caractère. Ce qui est déterminable, ce sont les appétits grossiers et le vouloir, c'est-à-dire ce que l'on veut supporter, posséder, faire. Ce qui est détetminant, ce' sont les idées, c'est-à-dire l'équité, la bonté, la liberté intérieure. Ces deux éléments ont leur origine dans l'ensemble du cercle d'idées; ils dépendent par conséquent, dans leur développement, des mouvements divers de l'âme, des instincts animaux aussi bien que des intérêts motaux. Mais il ne s'agit plus ici de leur origine, puisqu'à plusieurs reprises j'ai dit ce que je pensais de·Ia formation du cercle d'idées. Nous considérons plutôt, à l'hèure àètuelle, les résultats du cercle d'idées existant qui se manifestent sous une forme double, partie dans le détetminable moral, partie dans le vouloir détérminant et vorit ainsi audevant de la culture moralé qui peut les restteindre ou les favoriser. Nous nous ttouvons alors én présence · d'un travail de cotnbinais<in, semblable à eelui qu'au livre II, pour indiquer la matche de l'enseignement, nous avons exposé èn forme de tableaux. Quelle doit être là fonction de la culture occasionnelle ou constante pour dévelo·p per, dans le jeune homme, l'esprit de patience, de propriété, d'activité, en même temps quê les idées d'équit6, de bonté, de liberté inté11>
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PÉDAGOGIE &ÉNiRALE
rieure? Comment doit-elle collaborer à tous égards pour tenir, déterminer, régler, soutenir? Comment doit-elle surtout contribuer pour sa part à f'ensemble de la formation et à chaque idée morale en maintenant l'esprit enfantin, par l'approbation ou le blâme, le souvenir ou l'avertissement, par la confiance qui élève la force morale personnelle? Je laisse aux lec. teurs, ou plutôt aux éducateurs en pleine période de travail le soin de se livrér à ce sujet à de longues mé- . dilations, afin de t.o ut coordonner. Les raisons citées plus haut me seront une excuse suffisante si je n'essaie pas une fois de plus de donner une esquisse embrouillée de l'enchevêtrement de ces idées et si je me contente, après avoîr rappelé la possibilité d'un tel enchevêtrement, d'y ajouter encore, mais avec une rédaction plus libre, quelques remarques ayant trait au même sujet. Ce qui importe pour la manifestation d'un caractère juste et exa_ ce n'est pas seuiement l'élément moral ct, de la volonté, mars encore ce qui transparaît en quelAue sorte sous cet élément, c'est-à-dire ce que l'homme aurait voulu et mis à exécutio·n, si la détermination morale n'était pas venue modifier la direction de l'activité. Prenons deux personnes absolument pareilles quant à la bonté de la volonté: quelle différence n'y aura-t-il pas dans les actes et l'effica_ cité de cette même bonne volonté, si l'un des individus se voit forcé de compter avec toute sorte de capr'ices faibles et changeants, tandis que l'autre n'a qu'à dominer, par les résolutions morales qui s'y ajoutent, un ensemble solide et bien ordonné d'aspirations ! Dans ce dernier cas la . résolution morale trouvera de quoi s'appuyer; à côté de ce que l'on était capable d'oser et de penser, le
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choix meilleur ressort maintenant comme choix. Et grâce à cela la résolution morale trouvera une autre fois une mesure de force et de rapidité comme aussi d'habileté à manœuvrer parmi les obstacles extérieurs, plus grande que ce qu'elle aurait pu faire à elle seule. Enfin, chezleshommesaucaractèredéjà ferme, les conséquencés, toutes les fois que ces homrri:es se sont déterminés eux-mêmes paN:levoir, se produisent de façon continue; un autre individu, par contre, s'arrêterait à tout instant., recommencerait et ne pourrait faire appel aux travaux adjuvants les plus ordinaires que si l'impulsion lui en vient directement des considérations morales; ce qui entraînerait une confusion regrettable de ce qu'il y a de plus élevé avec ce qu'il y a de plus bas et les rendrnit tous denx insupportables. Mais comment les appétitions et le choix peuventils s'être décidés et affermis par des maximes, comment un plan solide peut-il s'établir en vue de la vie extérieure, sans que ce choix, ces maximes, ce plan partent de ce que l'on s'efforce de posséder et de faire et se continuent par ce que l'on s'apprête à supporter et à entreprendre dans ce but? Tout cela se concentre en un seul choix; et quand l'activité n'est pas en rapport avec les désirs de propriété, quand la patience vient à manquer juste au moment. où il s'agit de profiter des bons instants, les inconséquences dans la vie extérieure et le manque d'harmonie à l'intérieur se-r0nt inévitables. A force d'enchevêtrer ainsi ce qui, en lui-même, n'a rien de commun ,avec la moralité, la réflexion finira par se trouver embarrassée à son tour, et c'en est fait alors de la disposition pure et sereine de l'âme, qui seule permet dè voir et surtout de faire le bien. Chez ·les peuples il en va de même : la régres-
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sion de la prospérité et de l'ordre extérieur entraîne la disparition du bien; mais la réciproque n'est pas vraie: le bien ne revient pas avec la prospérité et l'ordre extérieur. Néanmoins les dispositions d'esprit qui renfermenb l'esprit de résignation, de propriété, d'activité, sont spécifiquement distinctes. Le .premier est conciliant, le second ferme et constant, le lroisième un perpétuel recommencement. Les maximes de la patience sont négatives, celles dela propriété sont positives t cellesci dirigent avec persistance l'attention sur le même objet; les maximes de l'activité, au contraire, sont un progrès constant de l'esprit d'un objet à l'autre. Il semble donc difficile de réunir en une seule personne et avec une énergie éminente des dispositions si dissemblables. Il est plus difficile encore de concilier ce que l'on veut supporter, posséder et faire et de le faire rentrer dans un seul et même plan de vie. Et c'est d'autant plus difficile qu'en bonne logique un plan de vie ne peut pas être quelque chose d'absolumenl concret: il peut, tout au contraire, contenir uniquement les maximes générates d'après lesqueUes an pense tirer parti des occasions possibles, en vue dé faire va~oir des talents ou des avantages particuliers. Mais voyons d'abord le détail puis nous étudierons l'ensemble. De très bonne heure· il y a moyert de s'exercer à la patience. Le plus petit enfant est destiné par la nature à se soumettre à ces exercîces; et seule une méthode absolumenterronée pourrait, soit parun excès de gâterie ou un excès de sévérité 1 rendre la patience difficile à l'enfant. Grâce aux pédagogues mod·e rnes nous avons une vo_ moyenne juste et nettement déterminée et ie
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je puis considérer cette détermination comme acquise. De très bonne heure on peut également exercer l'esprit de propriété. Au point de vue pédagogique le présent sujet est bien plus déticat que le précédent. Représentez-vous d'une part un jeune enfant qui veut faire valoir ses droits de propriété, et d'autre part un garçon qui ne sait pas -ménager son argent de poche: cela suffira pour nous rappeler que l'esprit d'économie doit être créé de bonne heure, sans que cependant l'on fasse tort au bon cœur enfantin qui n'est guère compatible avec l'exclusivisme. - Sans nous préoccuper davantage de considérations morales un simple regard jeté sur la nature de l'enfant nous montre qu.e le véritable esprit de propriété ne réside nullement dans ce mouvement capricieux qui, durant un instant, -veut avoir telle ou telle chose, mais dans l'acte de la retenir continuellement, qu'il suppose donc une direc.:. tion ferme de l'esprit vers un point unique, et que, s'il S(l manifestait de très bonne heure, il indiquerait une sorte de maladie mentale on du moins un manque de vivacité: l'enfant, en effet, a tellemenl à faire pour suffire aux c0nceptions et aux expériences dans un moJlde encore nouveau pour lui, qu'il ne trouve pas le temps de fixer dans sa pensée la propriété d'une seule chose. Au lieu donc de provoquer exprès une telle maladie, il faudrait au contraire, si elle se manifestait - d'elle-même, employer le remède naturel, c'est-à-dire provoquer de plus en plus l'onfant à se donner des occupations multiples. Mais il y aura ·bientôt parmi les choses laissées à l'enfant certains objets sur l'usage desquels il compte et dont la privation lui resterait toujours sensible. Ces objets, ~n peul dire qu'ils sont siens et laisser son esprif de propriété s'y exercer.
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Mais il ne doit pas posséder en propre plus que son esprit ne peut contenir. En outre, les échanges opérés entre ce qui lui appartient et cé qui est à d'autres l'amènera de façon pressante à bien évaluer la valeur des choses. Et cela constitue une préparation en vue du temps où on lui donnera de l'argent. Afin qu'il comprenne en même temps que toute propriété demande ·de la peine, on lui fera régulièrement tout acquérir; mais on n'atteindra pas ce but quand, à la façon des grand'mères, on leur achète souvent leurs petits produits au-dessus de lew valeur marchande. - Il en va de même pour ce qui regarde la possesion de l'honneur. L'ambition, dans les premières années, serait une maladie, la pitié et la distraction en seraient les remèdes efficaces. Mais de même que le sentiment naturel de l'honneur se développe lentement et graduellement au fur et à mesure que grandissent les forces de l'esprit et du corps, de même il faut en prendre un soin jaloux et le préserver absolument de toute maladie mortelle. L'homme, en effet, a besoin, pour vivre, auss1 bien de l'honneur que de la possession matérielle des choses: celui qui gaspille l'un ou l'autre passe dans la société, et à bop droit, pour un vaurien. Et si, par la faute des artifices pédagogiques les soins à apporter au développement naturel de l'un ou de l'autre se sont trouvés entravés ou même absolument contrecarrés, il en résulte plus tard une faiblesse funeste, ou bien le sentiment, dans des éveils soudains, fera des soubresauts et n'en deviendra que plus aisé, ment la proie des préjug·és les plus vulgaires. - Ayez · donc soin de remarquer si un garçon a quelque considération au milieu de ses compagnons ou si, grâce à de petits travers, il devient l'objet de leurs taquineries.
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Dans ce dernier cas il faut le soustraire à ce commerce réellement préjudicable ; et n'allez pas vous aviser de vouloir punir les taquins qui ne sont pas dignes d'occuper votre sensibilité; mais votre coup d'œil pédagogique vous dira quelles suites pourraient en subsi~ter chez l'élève confié à vos soins. Cherchez à guérir ses faiblesses, à donner plu3 de relief à ses qualités et choisissez-lui une société dans laquelle ces qualités soient suffisamment remarquées pour faire passer sur toutes les petites imperfections qui pourraient s'y rencontrer. Enfin l'on peut de bonne heure faire des exercices d'activité. Dès que se. manifeste le moindre souci d'occupation, auquel l'enfantsetrouve manifestement invité par les objets qui l'entourent, il faut nourrir ce penchant, le guider, l'observer sans discontinuer, èssayer de l'amener, tout doucement et sans heurt, à se fixer et à s'arrêter plus longtemps au même objet et à poursuivre la même intention. Il est permis, certes, de jouer avec l'enfant, et de le conduire, en jouant, à des occupations utiles, à condition d'avoir compris au préalable tout le sérieux qui réside dans le jeu de l'enfant, ainsi que l'effort volontaire auquel il se livre dans des moments propices, à condition encore de ne pas s'abaisser jusqu'à lui, ce qui le gênerait et l'empêcherait de s'élever, parce qu'on aurait l'air de vouloir l'instruire encore dans les enfantillages auxquels, sans cela, il n'aurait pas tardé à renoncer. - Pour l'enseignement - analytique ou synthétique - qui vise à la clarté des idées élémentaires et en fait le début du travail proprement dit de l'éducation, on s'efforcera de gagner par le plus court chemin l'activité de l'enfant. - L'activité morale est salutaire, el1e aussi,
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tout comme l'activité des meQ1bres et qes organes intérieurs; il faut donc mettre le toµt en mouyement e.q même temps, afin d'~rriver au résqJt&t voulu, &aqs épuiser âucune force. Se~.1le une occupation longtemps prolongée sans être i11téressante consume l'esprit et le corps; mais cette consomption ne se fait p&s assez vite p,our que nous pµissioni;; nous dispenser de surmonter les premières difficultés de ce qui intéressera soµs pe4. Il faut habituer l'enfanL à l'activité lél plus va1-iée. Dès que l'enfimt réussira surtput tel oq tel travail, son activité en prendra une directioq particulière; il y aura ioujours un choix fait parmi les occupations, et ce choix prodµira toujours des traits particuliers dans le canictère et le plan de vie. , Mais cette directioq de l'~~tivjté qpit encore cadrer avec les désirs de propriété, et tous qeux doivent s'armer de cette patience, de celte sprte d'endurance dans l'attente et lé\ souffrance · que les circonstances exigent de préférence poµr <le tf!ls vœux et une telle activité. -Il ne s'agit pas ici d'alourdir les débuts de l'éducation par des exercices spéciaux afin çl'endur~ cir l enfa,nt en vue de telle pu telle professio:p. déterminée l La préoccupation de la cultur~gé:p.érale ne p.erm_et même pas à renfant de vou}Qir savoir, dès maintenant, ce qu'il a envie de faire plus tard et de kl\cer, suivant ce but, des limites à son intérêt.L'homme qui possède une culture multiple est prépar~ da.os beaucoup de sens; il peut choisir a,i:,sez tard, parce qµ'il lui sera toujours facile d 'acquérir les talents spéciaux nécessaires ; et par ce ohoix tqrdif il gag·nera infiniwent en sûreté de ne pas se tromper parce qu'il aura mal jugé de ses prédisposi~ions ou que les circonstances auront varié.
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Mais ce choix tardif fait par le jeune homme pourrat-il réunir dans une juste mesure les penchants qui l'inclinent à supporter, à posséder, à faire? on est en droit de l'attendre d'un esprit lucide, pleinement développé. Car ceci est l'affaire d'une réflexion énergique plutôt que de n'importe quel exercice préparatoire. On n'aura qu'à laisser cette réflexion opérer tout à son aise ; que l'on se garde de troubler l'adolescent qui commence à se déterminer lui-même, en faisant valoir toutes sortes de considérations secondaires ou même les prétentions d'une culture morale jamais terminée: sans s'en douter, on aboutirait ainsi à de véritables cruautés à l'égard d'une âme délicate et sensitive. Il faut au contraire prendre l'hapitude d'envisager l'avenir et de considérer le monde à la façon même du jeune homme. Une fois de plus nous constatons donc que la culture morale est le centre de · toute éducation. Seuls les hommes qu'on a laissés grandir dan~ des concep· tions embrouillées, voire même absolument fausses, ou ceux encore auxquels on n'a laissé nulle responsabilité à force de les Lirailler par les fils ténus de leur sensibilité junévile (les premiers comme les derniers sont du reste incapables de s'accommoderau monde), sefrottentet s'usentaux contradictions de leurs propres efforts pour succomber finalement avec d'autant plus de sû.reté sous la rude ,nécessité de s'occuper de leur existence matérielle el de s'arranger des autres convenances de la vie civile. Üe tels phénomènes peuvent alors inciter les éducateurs à accumuler une masse d'artifices méticuleux, afin d'inculquer à la jeunesse une somme d'aptitud~s en vue de l'el'.istence commune; ils peuvent même les pousser à vouloir acca-
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parer, par de tels verbiages, l'attention des hommes adultes, et remplir les librairies. - Pour peu que l'on ait pris soin d'assurer la chaleur de l'intérêt moral et la santé physique, il se trouvera bien, en fin de compte, suffisamment d'intelligence et de souplesse pour permettre à l'homme d'affronter la vie. Et les procédés adjuvants de la culture dont nous avons parlé plus haut servent uniquement à nous donner plus d'assurance, plus de fermeté et de courage pour traverser la vie et nous permettent d'exercer avec plus de sûreté, j'allais dire avec plus de convenance intérieure, la domination morale sur nous-mêmes. Mais n·oublions pas qu'il s'agissait simplement ici d'édifier le piédestal sur lequel, doit se dresser la dignité morale. La culture morale n'aurait pas une tâèhe bien relevée si ell_ n'avait qu'à développer l'esprit d'endurance, de e propriété et d'activité de façon à déterminer et à consolider, non plus ce qui devrait toujours transparaître sous les résolutions morales, mais un caractère ferme, étranger à la moralité. La véritable tâche de la culture morale consiste tout au contraire à surveiller et à rectifier, durant toute la durée de l'éducation, le rapport qui existe entre ce genre de développement et la formation morale. C'est l'élément moral qui doit manifestement l'emporter sur l'autre; mais avec. les petits poids comme avec les grands, il y en a toujours un qui se trouve être plus lourd. Quand il s'agit de jeunes gens étourdis, les deux poids restent longtemps égaux : une légère prépondérance décide finalement de toute la vie. Chez des t~mpéraments posés, dont l'attention s'attache de bonne heure à l'éclat des biens et de la richesse, _ fortes conceptions de ce genre de
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se concilient parfois avec une énergie morale et religieuse, malgré tout, profonde. - Mais comment faire pour imposer des règles à l'observation et à la rectifi_ cation d'un rapport de cette importance? J'avoue mon impuissance, et je pense que l'éducateur en fonction n'aura pas de sitôt à partager avec une théorie quelconque le mérite qu'il s'acquiert en cela. Je passe dcmc à la deuxième partie de ce rapport, qui, prise à part, me force à faire encore quelques remar·q ues, brèves d'ailleurs, puisque ma philosophie pratique nous manque encore. Comme élément original multiple, auquel se rapporte l'idée de moralité par l'exigence de l'obéissance en général, j'ai nommé l'équité, la bonté, la liberté intérieure. J'ai déjà fait remarquer que sous le terme d'équité se trouvaient réunies deux idées pratiques spécifiquement différentes, entièrement indépendantes l'une de l'autre. Ces deux idées sont le droit et la justice. Pour les caractériser, nous dirons que la devise : ~ chacun le sien, s'applique au droit, tandis que la devise : à chacun ce qu'il mérite, s'applique à la justice. Et pour se convaincre que nos droits naturels difformes ont mélangé de la façon la plus étrange et embrouillé ces deux postulats, on n'a qu'à se souvenir, pour le moment, de ce qu'on appelle la balance de la Justice, et à se demander ce que le Juge ferait de cette balance dans le cas où quelqu'un réclamerait ce qui lui appartient. - On pqurrait encore réfléchir un peu . plus sérieusement à la fameuse contradiction : summum jus, summa injuria, afin de comprendre que le terme jus renferme .absolument, comme notre terme d'équité, deux idées absolument différentes, qui ne peuvent ni se contenir ni se déterminer l'une l'autre. - Mais ce
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qui fut jusqu'ici, dans la philosophie pratique, la raison d'une confusion considérable, peut être en pédagogie le motif de réunir les deux idées différentes. Elles se produisent en effet, la plupart du temps, ensemble et dans les mêmes circonstances ; elles se mêlent aux mêmes décisions ; et l'on ne peut guère supposer qu'une âme naïve, qui jette sur l'u~e un regard moPal acéré, n'ait en même temps de l'atte.ntion pour l'autre. Les mères qui maintiennent le bon ordre parmi leur~ enfants p.écident bien des fois suivant l'une ou l'autra idée; cela ne veut pas dire qu'elles ne se trompent jamais, leur erreur provient d'ordinairn de ce qu'elles veulent elles-mêmes trop gouverner. C'est ce qui m'amène à la remarque principale qu'au point de vue pédagogique je dois faire ici. En elle- ' même la grande affaire de l'éducation, qui veut que chez la jeunesse le sens de l'équité se manifeste de bonne heure, s'accomplirait sans difficulté, si la culture morale et le gouvernement ne laissaient rien à désirer; les conceptions morales qu~ rentrent dans ce cadre seraient entre toutes les premières et les plus naturelles, si on permettait aux enfants de se grouper et de s'arranger un peu plus à leur gré, et si en fin de compte on pouvait s'en occuper moins. Dès que des hommes, petits ou grands, entrent en contact, les relations auxquelles se rapportent ceS- conceptions se proçlµisent d'elles-mêmes en grnnde quantité. Chacun possède bientôt quelque chose de particulier que tous \es autres lui reconnaissent; ils sont en relations et échangent des choses ou des actions suivant des prix établis avec plus ou moins de fixilé. Seule rinterventï'on des adultes, ou du moins le pressentiment qu'une telle intervention puisse se produire, rend incertaine
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. toute idée d'équité parmi les enfants et la soustrait à leur estime i le gouvernement paternel, malgré toute ses bonnes intentions, partage cet effet avec le gouvernement despotique. Il est évidemment impossible de gouverher des enfants comme des citoyens. Mais on peut bien établir, pour son usage personnel 1 la maxime suiva,nte : ne jamais altérer r sans de graves raisons, ce qui existe che2i les enfants, ni changer leur commerce en une complaisance forcée. S'il y a des discussions, la première question doit toujours s'informef de ce que les enfants ont convemi ou établi entre eux ; on prendra d'abord le parti de celui qui, de qùelque façon que ce soit, a perdu ce qui lui appartenait. Mais ensuite on tâchera de procurer également à chacun ce qu'il a mérité, toutes les fois que cela se peut sang froisser ni violenter le droit. Enfin, par delà toàtes les contingences, on attirera l'attention sur le bien général, en faisant remarquer qu'il faut savoir lui sacrifier volontairement ce que l'on p'ossède ou ce qu'on a mérité et qu'il doit être la mesure essentielle de toutes les conventions à établir désormais. Une fois que la culture morale a franchi les premiets éléments, elle ne doit plus du tout permeUre--à l'élève de faire habituellement de son groit le motif déterminant de ses actions; seul le droit d'autrui doit être pour lui une loi rigoureuse. Personne n'a licence d'inventer à son profit un droit primordial; personne ne doit avoir l'audace de glisser dè son propre chêf, à la pface du droit existant, un droit pius raisonnable. L'expression bonté doit rappeler la bienverllance. Il importe beaucoup de distinguer ici deux points dont il faut s'occupér au même titre, justemenf parce qu'ils sont l'origine différents et indépendants l'un de
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l'autre, que par suite ils se trouvent rarement réunis avec la même force, tout en étant tous deux indispensables pour faire de la bienveillance un trait ferme du caractère. Il faut en effet qu'il se trouve, dans l'élément objectif dn caracLère, une bonne mesure de bienveillance en t?.nt que sentiment naturel; mais il n'est pas moins nécessaire que dans l'élément subjectif l'idée de bienveillance, en tant qu'objet du goût moral, soit arrivée à maturité. Jamais les philosophes n'ont donné à cette dernière considération la place et le rang qui lui .reviennent (1 ) ; l'enseignement de la religion est seul à contenir quelques maximes auxquelles il ne manque que le calme et la sobriété de la réflexion. On dirait que l'humanité a fréquemment la malchance de ne voir la b_ienveillance se conserver que dans le sentiment et disparaître au fur et à mesure que le caractère, grâce à la réflexion, prend un air plus froid. Et, en effet, il est malaisé, comme je le montrerai en détail en un autre endroit, de maintenir l'idée de la bienveillancé dans toute sa pureté (2). - Faire en sorte que le caractère ne soit pas privé de la bienveillance en tant que t=entiment, ou de la bonté d'âme : voilà ce qu'on réalisera en excitant vivement la sym(1) Serait-ce les Anglais ou ceux qui se mettent à leur remorque? Considértiz seulement combien Schleiermacher, dans sa critique morale, en vient facilement à boul. Mais qu'un critique comme lui, en qui la douceur et la sagacité s'unissent d'une façon si rare et sî remarquable, se soit ici contenté de si peu et ait pu totalement négliger, en voyant tout le ridicule qui offusque ses yeux, de rechercher le véritable facteur de la chose au fond des âmes : voilà ce que probablement une éthique future essaiera de rendre compréhensible. (2) Ces deux idées de bienveillance et d'équité qui ont été le plus méconnues j.usqu'à nos jours ont justement besoin, plus que les autres, de l'art spéculatif pour s'établir avec justesse.
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pathie (nous ne pouvons établir ici la différence entre sympathie et bienveillance). Afin de répondre à l'ins- lruction à cet égard, la culture morale devra veiller à ce que les enfants restent beaucoup en commun et qu'ils soient compagnons de plaisir et de peine. C'est le contraire qui au..raitlieu si l'on autorisait souvent des occasions où leurs intérêts sei:aient divergents. Mais il y a une grande différence éntre s'intéresser avec sympathie et bienveillance à une douleur ou à une joie, et considérer la bienveillance elle-même. Dès qu'il est question de bienveillance, le temps est venu pour le goüt de se rendre compte de l'approbation qui est le résultat nécessaire de la contemplation calme. Les peintures de sentiments bienveillants, des récits de faits où ils se sont manifestés peuvent acquérir le plus haut degré d'évidence par les traits les plus individuels; mais il ne faut pas que par l'émotion ils essaient d'entraîner le cœur, ou bien ils détruisent la disposition d'esprit où ils pouvaient réellement plaire. Lorsque donc l'excitabilité des enfants mêle ellemême l'émotion à la contemplation, on n'a qu'à jouir en silence du plaisir que procure toujours l'éclosion. de sentiments aimables ; mai5 on doit se défendre . d'augmenter encore l'excitation; on fera bien d'arrêter tout doucement et de revenir aux choses sérieuses. Les transports se calment, ils se font plus rares d'année en année, le jeune homme devenu plus instruit les tourne même plus tard en dérision, les renvoie dans le domaine des folies de jeunesse, et les maximes de l'égoïsme réfléchi les oppriment violemment, à moins que la maturité et la fermeté du goû.t ne s'y opposent et ne fassent naître une prudence d'un autre genre. C'est une des expériences pédagogiques les plus dé-
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sagréables mais nullement inattendue, que de constater la facilité avec laquelle des caractères bienveillants commencent à se pervertir, dès qu'ils restent un certain temps sans surveillance. A cet égard il faut redouter surtout la disposition d'ordinaire excellente à une virilité précoce. Par rapport aux dispositions naturelles on dirait presque que les hottun'.es enclins à la bonté et ceux portés vers la liberté intérieure forment lès deux cont1·aires (f ). Les hotnme1'J au cœur char:itable, qui peul vent éprouver un plaisir des plus ardents à voir le bonheur d'atitrni, aiment d'ordinaire le bien-être personnel et font de larges concessions au cbangemehi fréquent de sentiments ; ies hommes forts que la mauvaise fortuné ne peut. abattre et qui ne veulent rien savoir de soumission ont l'habitude de taxèt de faiblesse et de critiquer froidement ceux qui se sont courbés. Le conttaste ici ne repose nullemept dans les jugements du goüt qui produisent les idées de ll:l bienveillance et de la liberté intérieure; car ceux-ci sont absolument ihdépendants les uns des autres, et pour cela même, ne se combattent ni ne se favorisent. Il se trouve plutôt dans l'élément objectif de~ caractères qui rend difficile ou facile l'exécution des idées. Qu'on veuille bierr se rappeler Oup.6·, et 1hn6up./o: de Platon. L'âme sensible et appétitive qui constate en elle-tnême beaucoup de plaisir ét de déplaisir possède justement en cela
(1) Je dois probablement prier certains lecteurs de ne pas songer à la liberté transcendentale quand je parle de liberté intérieure. Tous hous avorts conscience de cette derhière quand, en dépit de nos inclinations, nous nous excitons au devoir; qutmt â l'autre nulle pédagogie Joit l'ignorer, parce qu'elle ne saurait qu'en faire. Ma pédagogie à moi n'en veut rien savoir, parce que ma philo8ophie la rejette,
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le principe d'une vive sympathie, en même temps qu'une source abondante de bienveiilance naturelle; à cela s'ajoute encore d'ordinaire la déférence que l'élément S!].bjectif aime montrer à l'élément objectif du caractère, lequel joint volontiers aux penchants des maximes correspondantes. Plus la sensibilité, au contraire, est faibie, plus l'activité de toute sorte et la conscience del' énergie sont fortes; et plus grande est l'aptitude en vue d'un vouloir véritable et résolu (d'après ce que nous avons dit plus haut de l'action comme principe du caractère); et ceci prépare le terrain au vouloir consécutif de la connaissance. Mais il arrive que cette connaissance ne cadre pas toujours parfaitement avec la bienveillance considérée comme sentiment naturel; il est plutôt de la nature de la liberté intérieure de n'obéir, sans condition, à aucun sentiment naturel. Si par conséquent l'idée de bienveillance fait .défaut, l'individu qui jouit de la liberté intérieure mettra son orgueil dans sa froideur, ce dont les hommes aux sentiments chauds, pleins de bienveillance, se froisseront à juste raison. Le développement de cette idée n'en est que plus nécessaire. - Pour ce qui concerne-le développement convenable de l'idée de liberté intérieure, il relève d'abord de la philosophie, puis de la pédagogie; et je ne manquerais pas de me perdre dans l'obf3curité la plus grande, si je voulais, en pédagogue, continuer mon raisonnement. - Il faut simplement se garder de trop parler au jeu{!e homme de son unité avec lui-même: il l'organiserait, en effet, conformément à ses inclinations. On doit bien se douter que les indications plus que sommaires que j'ai données jusqu'ici par rapport aux idées pratiques permettent <le déduire bien des règles
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assez délicates concernant l'enseignement éducatif, surtout l'enseignement synthétique; qu'entre autres choses elles seules sont capables de faire paraître sous le vrai jour le. caractère pédagogique du procédé consistant à faire lire d'abord Homère, puis Sophocle et Platon, enfin °Cicéron et Epictète. On pourrait encore trouver une autre indication du même genre en comparant l'Ulgsse de Sophocle avec celui d'Homère, si par hasard l'on voulait étudier le P hiloclèle immédiatement après l'Odyssée. On pourrait encore se demander quelle serait l'influence bienfaisante du fondement historique, si importanl en éducation, de notre religion positive, si la connaissance du Socrate de Platon tel qu'il nous apparaît dans le Criton ou !'Apologie avait précédé et què la morale stoïcienne servit ensuite d'introduction aux con.ceptions de Kant et de Fichte. Il n'est pas besoin de rapp~ler à quel résultat, absolument contraire à toute pédagogie, l'on aboutirait, si au lieu de se concentrer successivement en chacune de ces opinions, on voulait les amalgamer toutes en un mélange malpropre. Mais ce n'est point l'affaire d'une pédagogie générale d'exposer par le détail des choses de ce _ genre; elle peut tout simplement i10us amener à nous demander ce qui est nécessaire et utilisable pour répondre aux postulats essentiels. Pour la même raison je ne puis développer ici l'utilité que chacune des idées pratiques retire de l'instruction calculée d'abord en vue de l'intérêt multiple. Tout le monde, du reste, remarquera probablement que dans les cas où la sympathie, l'intérêt social préparatoire et enfin la. disposition d'esprit favorable à l'éclosion du goO.t sont provoqués et entretenus, il se formera bien tout seul une somme de conceptions,
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~a~s l~s.telles? par ~uite, une excellente exposition e. a~ l osophie pratique n'aura qu'à puiser les idées prmc1pal~s pour les déterminer plus nettement aux y~ux des Jeunes gens et fixer définitivement les ,ri pi n cipes de la morale. . Mai~ à côté de l'enseignement approprié l'esp ·t inventif pédaO' · · ' . oog~que d oit être continuellement ri en éveil, occupé à provoquer et à utiliser les occasions d~ns lesquelles les s.entiments moraux pourront à leur aise se montrer éveillés et vivaces ' se dé ve lopper et A' . ' s exer~er. 1-Je besoin de nommer les plus belles de ces . occa.,:non~. les f_êtes de famille? Au 'u d' Il échapper à l'altent1011 m ~ _ _ · ,. C; ne _e es ne doit 1 cateur. On se tromp~raü grossièremèri( 1Ce~Cvtth; 1,. ron croyait que ces impressions bienfaisantes, dont l'efficacité se continue pleinement durant de longues années, auront une forée considérable même dans un âge plus avancé: si l'on espérait pouvoir, en quelque sorte, composer tout le caractère d'un homme avec de telles émotions sentimentales. Mais l'état d'âme dans lequel on sait mettre et maintenir la jeunesse agit fortement sur l'élaboration intérieure de ce que l'enseignement a fourni, sur la manière de juger les expériences et les connaissances, sur l'énergie et la fusion des premières conceptions du bien.et de l'éternel vrai. Auta:qt que possible ce ne sera point par des occasions disséminées, mais plutôt par dés occupations continues qul'l l'on tiendra en haleine le sentiment du droit, la bienveillance, ~·empire sur soi-même. Pour la bienveillance, on n'en manquera pas~ quant au sentiment de droit et de justice l'on pourra voir naître tout seuls, sinon des exercices continus, du moins
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des exercices répétés entre frères et sœurs et camarades, du moment que la propriété, l'acquisition et les institutions qu'elles entraînent ne manquent pas totalement dans ces petits cercles ou que la culture morale ne les traite par trop rigoureusement. L'empire sur soi-même, qui assure à l'homme la liberté intérieure, trouve de nombreuses occasions de s'exercer, non seulement dans le moral proprement dit, mais encore dans tout ce qui peut, d'une façon ou d'une autre, relever du goût. Point n'est besoin ici de faire la -chasse aux raffinell?-ents pédagogiques ; point n'est besoin d'imposer des privations ni des pein~s arbitraires, sans utilité déterminée, qui · n'ont rien de commun avec la liberté intérieure : celle-ci consiste en effet à suivre la connaissance claire une fois acquise. Mais on aura soin d'entraîner de bonne heure et avec une sollicitude toujours croissante l'esprit à distinguer ce qui a le goût pour ou contre soi ; et depuis les efforts en vue de la propreté et de l'ordre jusqu'aux attentions exigées par les relations sociales il se constituera ~e la sorte une infinité de petites obligations dont la mise en pratique _ tiendra l'esprit dans une continuelle tension bienfaisante. Mais c'est dans ces choses que la culture morale doit surtout se défier d'une certaine énergie, que la saine appréciation de la situation ne saurait approuver. Rien ne doit être traité avec une importance exagérée, si l'on ne ·veut pas que l'âme naïve considère les choses petites comme de réelles mesquineries; il faut au contraire essayer de toujours réussir par la douceur et la persuasion. Le gouvernement intervient en cas de besoin. Mais si l'on confond la culture morale et le gouvernement, si on laisse la force, qui, par des interventions passagères,
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rétablit ce que les enfants ont gàté, se continuer toujours et faire obstinément sentir son action jusque dans les moindres èirconstances, si l'on donne à la pression la vigueur qui n'appartient qu'au simple choc, on aurait tort de s'étonner en voyant que la force de la jeunesse se trouve avoir le dessous et qu'en fin de compte le sauvageon privé de toute éducation l'emporte sur l'homme débile et trop cultivé. Tout jeune l'enfant est incapable d'apprécier le bienfait de l'éducation. L'enfant de douze ans, si vous lui avez donné dès le jeune âge la direction voulue, l'estime au-dessus de tout, parce qu'au fond de lui-même il comprend qu'il a besoin d'être guidé. L'adolescent de seize ans commence à réclamer pour lui-même la tâche de l'éducateur; il a, du moins en partie, compris les vues dP. celui-ci, il s'y rallie, les applique pour se tracer sa voie, se traite lui-même, et compare ensuite ce traitement avec celui que l'éducateur continue à lui appliquer. Et il arrive ce qui ne peut manquer : se connaissant mieux que quiconque, ayant de lui-même la vue la plus immédiate, il lui arrive parfois d'y voir beaucoup plus clair que l'éducateur qui, malgré tout, reste toujours une autre personne. Et naturellement il se sent opprimé à tort, et sa docilité se transforme de plus en plus en ménagement à l'égard du bienfaiteur de ses premières années. Mais encore voudrait.-il souffrir le moins possible de ce ménagement. De là ces tentatives de se soustraire tout doucement à l'éducation. Et ces tentatives augmenteraient dans une progression rapide si, d'une part, l'éducateur ne s'apercevait de quelque chose et :3i, d'autre part, l'élève ne commettait encore bien des manque-
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ments qui, à ses propres yeux, l'exposent à la censure. Malgré tout, elles se multiplient. - C'est alors que l'éducateur, pris d'une espèce de malaise, sera tenté d'en finir brusquement. Mais son devoir le retiendra. Ses interventions· se feront plus rares, plus mesurées et de plus en plus il supposera chez l'adolescent une sensibilité délicate, facile à exciter; il s'efforcera de toucher l'élément subjectif plus que l'élément objectif du caractère; il n'essaiera pas de tenir les rênes, il se bornera à tenir la main qui a saisi les rênes. Ce qui importe surtout alors, c'est de fixer et de rectifier définitivement les principes qui vont désormais commander la vie. Etvoilà pourquoi l'enseignementdevra se continuer encore alors que la culture morale a presque disparu. Mais l'enseignement lui-même ne s'adresse plus à un esprit simplement réceptif. Le jeune homme veut juger par lui-même. Or tout examen commeRce par le doute. Pour ne pas rester éternellement prisonnier dans son habituel cercle d'idées, il pénètre dans les sphères d'opinions différentes, contraires. De petites différences dans les vues, constituées peu à peu mais restées jusqu'alors inaperçues, se font sentir et augmentent à la faveur d'impressions étrangères .auxquelles le charme de la nouveauté donne de la force. Les principes se plient aux circonstances et cela précisément dans les années où la nature phy. sique de l'homme et les conditions sociales élèvent des prétentions Yiolentes. Qui s'érigera dès lors en protecteur du travail si pénible dè l'éducation? Qui? Mais l'adolescenllui.:.même, avec so justesse intérieure, lei vérité de ses convictions, la clarté et l'étendue de son regard moral, le sentiment qu'il est supérieur aux hommes et aux opinions, enfin la gratitude intérieure
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qui lui rappellera sans cesse les soins assidus grâce auxquels une telle supériorité s'est trouvée possible? Et si l'éducateur a commis des fautes, il faut qu'il ait le courage d'en contempler maintenant le ré§>ultat et de s'y instruire encore. - El que maintenant le jeune homme « devenu grand, entende d'autres discours ! » Que le temps l'entraîne à ses illusions et à ses renseignements, à ses tourments ~omme à ses joies! Ou que lui-même essaie d'intervenir dans la fuite changeante des années, afin d'éprouver et de montrer son courage et sa force quïl doit à la nature, à l'éducation ou à l'expérience personnelle!
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HERBART ANNONCE LUI-MtME SA : PÉDAGOGIE GÉNÉRALE.
( Gottingische gelehrte Anzeigen, n• 76, 12 mai 1806, pp. 753-758.)
Mon livre n'a pas d'avant-propos. La présente annonce peul d'autant mieux en tenir lieu que l'auteur, ne désirant pas cacher un seul instant qu'il parle lui-même, voudrait faire sur le caractère scientifique de son travail des remarques qui auraient servi plutôt à embarrasser certains de ses lecteurs qu'à leur donner des éclaircissements. En tant que science la pédagogie relève de la philosophie théorique aussi bien que pratique, des recherches · transcendentales les plus profondes non moins que du raisonnement qui se borne à grouper à la légère toutes sortes de faits. En tant que talent pratique la pédagogie relève du besoin général, pressaut, qqotidien, multiple dont les exigences ne sont pas les mêmes dans les hautes et les basr.es classes dela société, qui provoque des tentativës différentes dans les écoles ou les maisons privées et des expériences diverses suivant le sexe des élèves. L'éducateur pratique, mais qui réfléchit en même temps, se débat <loncnon seulement dans les doutes spéculatifs, mais encore dans les difficultés provenant de 1~ nécessité d'une adapta-
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lion très exacte à des circonstances déterminées. La grandeur de sa lâche lui est une grande charge ou un grand réconfort. Il est vrai que bien souvent ce sont les tâches les plus hautes qui sont entreprises ou abandonnées à la légère. Aussi bien rencontrons-nous beaucoup d'éducateurs; mais il en est peu qui voient dans leur besogne une .œuvre qu'il ne suffit pas d'attaquer, mais qui veut être commencée el menée à bonne fin. C'elui qui veut enseigner la bonne manière de travailler à cette œuvre a toul d'abord, quant à son exposé, le choix entre trois méthodes. En premier lieu: il laisse l'éducation se faire en quelque sorte sous les yeux de ses I.ecteurs ; il enseigne successivement ce qu'il faut faire successivement: tel113 est la méthode de Rousseau dans !'Émile. En second lieu: il décom·pose le travail en ses éléments constitutifs, il juxtapose ce qu'il faut faire simultanément, mais d'une façon continue. En troisième lieu enfin: il envisage toute l'éducation comme une tâche qu'il déduit de principes philosophiques, il laisse cette déduction se développer, conformément à ses lois intérieures, sans se croire lié par le temps ou les rubriques des soucis de l'éducation. - La première de ces méthodes est bonne pour le rhéteur> mais très mauvaise pour la chose elle-même ; il faut, en effet, à l'exemple de Rousseau, soumettre l'esprit au corps, pour pouvoir s'imaginer que l'œuvre continue du développement incessant de l'esprit se laisse graduer ~'une façon rigoureuse, pourvu que l'on prenne comme points de repère les époques de la formation physique. Le corps peut activer ou retarder l'œuvre, mais à cond~tion que quelque chose existe au préalable. Or ce quelque chœe est l'd propriété de l'esprit qui l'acquiert, l'augmente, le cult.ive ; vouloir fixer d'avance les diverses époques de celte culture, ce serait aussi ridicule que de vouloir à l'avance déterminer chronologiquement les époques de l'histoire de l'avenir. Se rendre compte, en général, de ce qu'il faut mettre dans la jeunesse, ce qu'il faut réserver à un âge
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plus avancé, c'est le résultat plutôt que le commencement de la science pédagog~que. - La première méthode sépare arbitrairement ce qui naturellement se trouve en une union constante; la deuxième, à son tour, nous fait craindre qu'elle ne puisse guère réussir avec toutes ses divisions : dans l'éducation il n'est en effet pour ainsi dire pas un seul objet que l'on puisse imaginer abRolument séparé des autres. Trait0rd' abord de la culture intellectuelle, puis de la culture esthétique et enfin de la culture morale, y ajouter encore une didactique, divisée d'après les matières à enseigner, n'est-ce pas favoriser Je préjugé qui se figure que dans l'âme ces diYerses cultures peuYent se juxtaposer comme dans les manuels? Mais !'écrivain ne saurait établir plus mal ses rapports avecles lecteurs qu'en se laissant entraîner à choisir la troisième méthode. De quel .système philosophique pourrait-il en effet déduire l'éducation? Son système personnel, il l'exposerait inutilement à la critique la moins compétente et ne réussirait peut-être qu'à attirer sur la pédagogie la méfiance publique à laquelle doit s'attendre tout nouveau système. -La pédagogie peut s'estimer heureuse, si elle peut gagner les Yues droites et saines de ses lecteurs et leur faire oublier quelles concessions ils ont faites jusqu'alors, d'une part à la théor_ie de la liberté, d'autre part à la phrénologie. • Ma pédagogie n'a nullement la prétention de passer pour un chet-d'œuvre spéculatif. Elle serait heureuse si, après l'avoir lue du commencement à la fin, on voulait lui faire l'honneur de la relire en sens inverse; on trouverait alors qu'à maints égar<ls la connexion intime des parties, diverses et distinctibles d'après leurs concepts, qui composent le travail et l'éducation, apparaît éclairée d'un jour beaucoup plus éclatant que ne permetLrait peut-être de le supposer la division symétrique de la table des matières. Mais afin de ne pas <lifférer davantage ce que je voulais écrire sur mon liYre, il faut dire que tout y paraî-t aussi parfaitement réglé que dans un jardin_ anglais. On trouve
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des divisions en deux, trois, quatre parties qui s'opposent d'abord deux par deux pour se couper ensuite à angle droit. Pourquoi cet étalage de pédanterie? Je laisse le soin de répondre aux jeunes éducateurs pour qui le besoin le plus sensible est de faire embrasser d'un seul coup d'œil toutes les considérations qu'ils ont à exposer. Les divisions entrelacées sont celles qui se comportent comme la forme et la matière. Et. l'art combina tif qui consiste à les agencer est peut-être de toutes les méthodes scientifiques la plus facile, mais il n'eu est pas moins indispensable. Aux yeux des pédagogues la division la plus surprenante pourrait bien être celle de gouvernement, culture morale et enseignement. Le tout est e11 effet divisé en trois livres : dams le premier se trouve brièvement exposé, en quelque sorte par anticipation, le gouvernement des enfants, afin que l'éducation proprement dite, c'est-à-dire la culture de l'esprit, puisse se manifester dans toute sa pureté. Tout ce qui doit être développé s'y trouve indiqué : intérêt multiple et force de caractère de la moralité : ce sont les titres du deuxième et du troisième livre. Le deuxième livre traite de l'enseignement, le troisième, de la culture morale. L'instruction se trouve donc plàcée enh'e le gouvernement et la culture morale. Le signe caractéristique de l'enseignement en résulte toul naturellement : dans l'enseignement le maitre et les élèves s'occupent en commun d'un· tiers élément, la culture moral.e et le gouvernement s'appliquent au contraire directement à l'élève. Mais le gouvernement qui maintient l'ordre est, lui aussi, dans son essence et dans son exercice, différent de la culture morale qui forme. Il ne faut pas tenir rigueur à l'auteur d'avoir employé ce terme de culture morale ..... Mais il est impossible de donner un compte rendu succinct de mon livre, en me plaçant à ce point de vue. Qu'on veuille encore remarquer que le titre ne promet qu'une pédagogie généràle. Pour cette raison le livre ne donne que des idées générales avec des liaisons générales. Il n'y est question
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ni d'éducation masculine ou féminine, ni de celle d'un paysan ou d'un prince; les écoles sont à peu près passées sous silence; il n'y est pas dit un mot de l'éducation diLe physique qui repose sur des idées entièrement différentes et forme une sphère à part. Naturellement l'ensemLle des préceptes exposés ici relativement à la culture de l'esprit rappelle l'éducation des hommes plutôt que celle ôes femmes. Comme, d'autre part, les idées de pédagogie générale ne veulent pas entendre parler d'établissement de nature absolument précise, tels que nos écoles; comme enfin ces idées demandent fort peu aux premières années de l'enfance, où l'on doit plutôt appliquer les seules prescriptions diététiques, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'un critique expliquât ouvertement au public que celte prétendue pédagogie générale ne trouve son application que dans le cas tout spécial où, sous les yeux du père et de la mère, un précepteur doit faire l'éducation parliculière d'un seul enfant, de la huitième à la dix-huitième année.
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RÉPLIQUE DE HERBART A LA CRITIQUE QUE JACHMANN AVAIT FAITE DE LA PÉDAGOGIE GÉNÉRALE,
(Extraits)
Il y a 'neuf ans que ce livre fut écrit; it fut mis en vente au nouvel an 1806. La critique de Jachmann parut en oëtobre 1811. On y lit à la fin qu'elle parut afin de soulever le voile qui jusqu'alors avait recouvert mon livre qu'elle voulait présenter à tous les yeux sous sa forme véritable. Telle était du moins la prétention du critique, alors que depuis fort longtemps les autres journaux, et ceux de Leipzig même avec force détails, aYaient parlé de mon livre. - Et pour comble d'outrecuidance l'auteur n'avait pas craint de signer de son nom. Eh bien, moi j'aurai aujourd'hui l'audace de défendre mon livre contre lui, bien que, s'il était à refaire, il est plus que probable que je ne l'écrirais pas du tout de la même façon. Il y a neuf ans j'arrivais à la fin d'une assez longue carrière pédagogique où j'avais connu bien des joies. J'avais le désir de ne pas laisser perdre les résul_ats que j'avais t obtenus et d'en faire part au public; mais ce n'était guère facile, parce qu'ils se trouvaient très étroitement liés à mes idées philosophiques ; mes recherches scientifiques
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avaient au surplus suivi une voie quî, depuis fort longtemps très éloignée de toutes les conceptions pédagogiques mises publiquement en circulation, s'en éloignait chaque jour davantage. Ma pédagogie n'était rien sans mes idées de la métaphysique et de la philosophie pra.tique: or, je ne faisais encore que les eommuruquer oralement. Que faire ? Il fallait qu~ ma pédagogie fût rédigée à ce moment-là: à coté de mes autres occupations·ce n'était en effet qu'un travail secondaire; et en la retardant. je risquais d'autant plus de lui faire perdre toute la fraîcheur de son contact immédiat avec ma pratique. - Cette pédagogje était destinée surtout à mes auditeurs, et en gJnéral à ceux qui s'occuperaient de mes principes philosophiques. Mais je voulais que n'importe quel 1ecteur pût y trouver quelque chose pour son profit personnel. Le livre devait donc contenir bien des choses capables d'intéresser beaucoup de gens : quant. au plan, à l'essence même, ils devaient rester sur de nombreux points un secret public, dont la solution demeurait réservée aux études philosophiques ultérieures. Mon critique a publié ses attaques à une époque où ma philosophie pratique ainsi que les points principaux de la métaphysique étaient mis en vente dans toutes les librairies. Le critique aurait donc pu tout à son aise, pour se renseigner sur le but de 1'6ducalion donL, suivant le titre, ma pédagogie devait être dérivée, ouvrir le livre précis qui peut traiter la détermination détaillée et ]a discussion du but qui, en un mot, est la vertu .... Et le critique aurait pu arriver, quant au plan de la pédagogie, à peu près à la conclusion suivante: Le but de I'6ducalion est la verlu. La vertu consiste en l'union etltre la connaissance juste et la volonté qui lui correspond. Cette connaissance embrasse cinq idées pratiques, indépendantes les unes des autres, en même temps qu'une quantité indéterminée du savoir qui concerne l'application des idées à la vie humaine. La volonté correspondante se compose de quelques éléments
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-PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
hétérogènes: force origineHe, indéterminée, variée; bienveillance naturelle; attention aux idées et, toutes les fois qu'il est nécessaire, retenue vigoureuse des aspirations intérieures qui pourraient agir à l'encontre des idées. Lè seul mot: vertu présente donc au regard de l'éducation un but excessivement composite; d'autant plus composite qu'il n'existe- point, dans l'homme, cette force simple et fondamentale que d'aucuns veulent y voir et qui n'aurait qu'à se développer avec énergie pour produire la vertu. Pour sortir de l'embarras dans lequel les différents signes caractéristiquesd u concept de vertu plongent le pédagogue, il faut d'abord jeter les yeux sur l'élève. Encore indéterminé à tous les autres égards, celui-ci se présente à l'éducateur comme un être vigoureux, voulant se manifester dans tous les sens. C'est pourquoi l'élève qui, pour les autres idées pratiques n'a encore guère d'importance, tombe tout d'abord sous le jugement d'après l'idée de perfection qui esl triple, puisqu'elle envisage l'intensité, l'extension et la concentration de la force. L'intensité de la force, chez l'élève, est d'ordinaire un don deJa nature; la concentration sur un objet principal n'est possible e1 utile que dans un âge assez avancé; il reste donc l'extension, c'est-àdire l'élargissement de la force sur une quantité indéterminée d'objets: plus il y en a, mieux cela vaut ! Cette idée se trouve appelée à subir toute une foule de règles et de limitations précises, car l'idée de perfection n'indique pas la vertu tout entière, toutes les idées pratiques se limitent au contraire les unes les autres à Lous les moments de lem application; cette idée n'en est pas moins la première que la pédagogie doive poursuivre. Au premier coup d'œil que nous jetons sur l'idée de vertu, nous avons immédiatement la restriction que voici: l'extension de la' force en une i~finie variété d'efforts ne doit pas provoquer une tout aussi grande multiplicité de désirs et d'exigences, car l'homme vertueux ne doit jamais avoir le désir absolu de ce qui lui est extérieur. Il faut donc comprendre qu'il s'agit
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de poursuivre l'intérêt mulliple. Et puisque l'extension de la force se fait en ce qu'on présente à l'élève une foule d'objets qui l'excitent et le mettent en mouvement, il faut, si l'on veut accomplir sa tâche, placer entre l'éducateur et l'élève un tiers élément dont celui-là puisse occuper celuici. C'est ce qu'on appelle instruire: le tiers élément, c'est la matière de l'enseignement; la partie correspondante de la pédagogie s'appelle la didactique. C'est pour cette raison que la didactique précède les autres doctrines, relatives à la conduite à tenir par l'éducateur visà-vis <le l'élève. Ilestde touteimpossibililéqu'clleintervienne au début avec toute sa dignité; mais plus Lard, au moment où la tâche consistant à former toute la vertu a repris ses droits absolus, l'on i::onstate que l'enseignement, donné dans le sens indiqué, a réalisé déjà les choses essentielles et qu'il ne reste plus qu'à ajouter certaines prescriptions. Comparez à ce sujet le long chapitr--e IV du livre III de ma Pédagogie: c'est en effet le point culminant où il faut se placer pour embrasser tout le livre, où le critique, en.-tout cas, aurait dü se placer, avant d'entreprendre sa critique. L'on y peut voir que la disposition de mon livre est excessivement commode pour une pédagogie générale,bien que cela ne paraisse pas dès le début. Nous avons donc distingué deux parties dans la pé1fagogie : la didactique qui repose sur une besogne spéciale dans l'ensemble de tout le problème de l'éducation ; et la partie relative à la formation morale du caractère qui, une fois terminé ce qu'il y a de plus difficile et de plu& étendu, traite encore une fois l'ensemble du problème, afin d'ajcuter à la didactique les prescriptions nécessaires concernant la conduite de l'éducateur à l'égard·de l'élève; c'est ce que j'ai appelé culture morale, en ~ant que cette conduite est directement déterminée par la nécessité de former l' élèv~ à.la vertu. Mais dans l'exécution de Lout ce que nous avons considéré jusqu'à ce moment, i'éducateut ne peut manquer de
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
se trouver encore, avec l'élève, dans un aulre rapport, différenL de celui qui découle à proprement parler du problème principal. Il s'agit de ce que l'élève doit être plus tard : un homme vertueux ou une femme vertueuse ; alors qu'il n'y a encore qu'un petit garçon ou une petite fille, il existe déjà, à cet égard, une foule de choses, dont il faudrait s'occuper quand bien même il ne serait pas question de préparer à la vertu. Avaut de songer à la véritable culture, il faut en avoir fini avec tout cela. A l'école les enfants devront se tenir tranquilles avant d'écouler le maitre; du dehors ils ne doivent pas escalader la clôture du voisin, car celui-ci veuL conserver pour lui ses fleurs et ses fruits; voilà ce qu'il faut d'abord considérer, avant de sofl.ger à développer chez l'enfant le sentiment du droit. Et tout cela je le résume sous le nom de gouvernement des enfants. Et à mon avis · il est très nécessaire que ces considérations soient séparées de celles qui ont trait à la véritable œuvre pédagogique: en effet, l'éducateur ne sait pas ce qu'il veut et s'embrouille dans son propre plan, tant qu'il ne se rend pas exactement compte de la proportion dans laquelle son acLiviLé tend à produire la culture, ni des modifications el des compléments multiples que les premières exigences du présent introduisent dans celle même activité. Mais qu'on ne rnedemande pas une définition positive, qui fixe le but du gouvernement des enfants. La culture el la non-culture, voilà l'opposition contradictoire qui existe entre l'éducation proprement dite et le gouvernement. Et cette distinction ne concerne pas les procédés de l'éducateur, mais ses idées, par lesquelles il doiL justifier à ses propres yeux son action. Les procédés se confondent bien des fois; comme du reste dans toutes les actions humaines où plusieurs motifs interviennent à la fois. Le gouvernement, l'enseignement et la culture mora,le ~ont donc les trois idées principales d'après lesquelles il convient de traiter toute la p~dagogie. Pour quiconque
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sait manier les enfants, il est assez _ facile d'être à la hauteur du premier, une fois qu'il en a suffisamm':lnt compris l'idée elle-même. Les difficulLés sont beaucoup plus grandes quand on aborde la question de l'enseignement. Celui-ci ne peul être divisé d'après les aptitudes à développer qui n'existent pas séparément; ni d'après les matières à enseigner qui ne sont que des moyens en vue fun but à aUeindre : semblables aux aliments, elles doivent être utilisées suivant les dispositions et les occasions et façonnées partot...t, telle une matière malléable, d'après les vues pédagogiques. En écrivant mon livre j'avais surtout en vue d'établir une pédagogie exempte des erreurs de l'antique psychologie, exempte également des habitudes des savants qui aiment transmettre leur savoir absolument comme ils l'ont ordonné et formé pour l'usage scienlifique. Si le traité de Glaser: De la divinité, avait été publié déjà, je pourrais dire que mon but ful également de présenter la pédagogie libre des fantaisies les plus récentes de la conception religieuse. - Ce qui, dans la théorie de l'enseignement, peut et doit créer des subdivisions, et trancher les questions litigieuses dans l'emploi pédagogique des sciences, c'est tout d'abord la distinction des états d'âme auxquels on lâche d'amener l'élève par l'enseignement varié, ou la distinction des différentes espèces d'intérêt qu'on veut éveiller chez lui ; c'est en somme la distinction en intérêt empirique, spéculatif, esthétique et sympathiqqe, telle que je l'ai développée dans ma Pédagogie. Que ceux qui veulent l'attaquer discutent à ce sujet I Ce que je demande avant tout au pédagogue, c'est qu'il s'oriente très soigneusement dans celle distinction et qu'il s'exerce à y ramener tout le travail du maître et de l'élève. Quiconque néglige cela peut bien être un praticien excellent, à mes yeux il n'est pas théoricien ; déterminer la mesure dans laquelle il faut employer chaque science, organiser l'enseignement, dans les lycées aussi bien que dans les écoles primaires, de façon que malgré la différence des
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
ressources, on tende au même but, choisir judicieusement l'enseignerr,.:mt pour les natures excellentes, faibles ou négligées : voilà ce que le praticien ne saura guère faire, comme encore bien d'autres choses lui sont impossibles. Ce qui importe surtout, c'est èle chercher constamment à atteindre la méœe mesure dans les différentes espèces d'intérêt, malgré la différence des circonstances et du procédé qu'elles déterminent. Cette règle est tellement générale qu'elle embrasse la culture des garçons et des filles, bien que les objets par lesquels il faut exciter les intérêts ci-dessus indiqués soient absolument différents, comme par exemple dans l'intérêt spéculatif. Il faut en outre q.ue chez l'homme l'équilibre soit maintenu, autant que. possible, entre ces divers intérêts. Par suite la division que nous avons établie plus haut s'applique aux choses variées qu'il faut traiter simultanément à chaque âge où l'élève est susceptible d'instruction; mais il n'y a rien de fixé pour les éléments successifs, pour la progression de l'enseignement. Il faut pour cela une toute autre sorte de division; pour la trouver il faut se bien pénétrer de la façon dont l'âme humaine varie san& cesse ses étais, faisacnt sortir l'un de l'autre. Les règles générales SQnt à cet égard les mêmes pour toutes les espèces d'intérêt; une fois qu'on aura donc trouvé la èl.i vision cherchée (la différence entre la concentration et la réflexion, par exemple), l'on verra que telle ou telle division coupe l'autre, qu'elles s'enchevêtrent, parce que toutes les parties d'une division doivent être rapportées à chaque partie de l'au Lre division. On peut voir d'après cela que le plan d'une pédagogie générale doit forcément ressembler à un tableau à plusieurs têtes de chapitre, comme diraient les mathéma·ticiens, et que la forme ordinaire d'après laquelle A se décompose en a, b, c, et ceux-ci en ex, ~. y, ~ans qu'il y ail de ra,pport intime entre les termes de A et ceux de B ne serait ici d'aucune utilité. Et cela d'au tant moins qu'il fau-
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drait encore admettre une troisième espèce de division, celle d'après les méthodes proprement· dites (forme de~criptive, analytique, synthétique) et que celle-ci ne manquerait pas de croiser les autres. Le plan de la didactique serail donc inévitablement : 1.0 Développement de chaque espèce de division prise à part ; 2° liaison logique et combinative de toutes les divisions entre elles, d'après la méthode que j'ai indiquée à la fin du premier chapitre de ma logique. , Voilà ce que j'ai tenu à dire sur la natur_e du plan sur lequel j'ai bâti ma théorie de l'enseignement. Celui d'après lequel j'ai disposé la théorie de la formation du caractère lui ressemble de point en point. Quiconque s'est bien pénétré de toutes les divisions et s'est exercé à en méditer tous les enchevêtrements, celui-là croira voir, quand il jette un coup d'œil sur l'ensemble, une carle géographique ou un plan, dans lesquels toute idée pédagogique, à moins qu'elle ne réclame une psychologie supérieure,. trouvera facilement la place qui lui revient; or, nulle pédagogie ne peut de nos jours réclamer une semblable psychologie. Il esl vrai qu'avant même de songer à écrire ma Pédagogie, je caressais l'idée d'établir les _ondements de ceUe psychof logie. Mais dans ma Pédagogie je ne pouvais en parler que comme d'une science qui n'existe pas encore (je veux dire la psychologie véritable et non la vulgaire ; cette dernière, en effet, est d'ordinaire fausse; elle ne possède même pas l'expérience pure et n'en a que les apparences, alors même qu'elle prétend simplement faire des récits). Personne ne pouvait encore penser aux exemples que j'en ai donnés depuis. - Mais le plan de ma Pédagogie, conçu après une pratique préliminaire, avait été pesé durant cles années; je l'avais poli et repoli avant d'en commencer la rédaction. Celle-ci n'en avançait que plus vite. Le pla11 fut incomplètement développé : certaines parties restèrent absolument nues et énigmatiques, d'autres furenl traitées plus en détail, selon qu'il y avait plus ou moins d'espoir
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
d'être compris dn public qui ne connaissait. pas encore nes principes philosophiques. Il me serait facile aujourd'hui de donner un autre revêtemènt à ce squelette. Comment l'aurais-je pu faire il y a neuf ans, alors que je ne pouvais m'appuyer sur aucun travail philosophique, alors que la philosophie de i'époque me gênait au contraire à tout instant'? Encore maintenant je ne saurais répondre à celte question. D'après ce qui précède l'on peut juger ce que pouvait bien avoir compris de tout le livre le critiq.ue qui l'annonçait comme un agrégat d'observations variées et de conseils juxtaposés sans le moindre ordre logique. Voici encore quelques-unes des remarques faites par Herbart contre Jachmann : « L'auteur, dit Jachmann, enlève aux éducateurs toute envie de faire des expériences. » - A Die~ ne plaise l Je veux seulement que l'on fasse réellement les expériences pour lesquelles la pédagogie indique les voies à suivre; ce que je n'admets pas, c'est qu'après s'être pendant quelques années occupé d'éducation sans jamais réfléchir à son travail, on aille donner sa routine pour de l'expérience, << Il est à regretter, continue le critique, que l'auteur n'ait pas établi le rapport exact entre l'éducation et l'instruction. Nulle part il n'est parlé de leur différenciation. » Je regret__te qu'aveuglé par la lumière le critique n'y ait plus vu clair. Rien n'a été démontré avec autant de soins et autant de détails, tout le livre en parle, on pourrait presque dire qu'il ne parle que de cela. La question se trouve même concentrée et exposée avec Loule la vigueur néceRsaire dans ledit chapitre IV du livre HI. Elle se trouve traitée directement dans le second paragra-phe intitulé: Influence des idées acquises sur le caractère; pour s'apercevoir que dans ce passage il était traité du rapport entre l'éducation et l'instruction, le critique n'avait qu'à se rappeler que l'instruction-veut spécialement former -le cercle d'idées et l'éducation le caractère. Le dernie-r
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n'est rien sans le premier - Yoilà le résumé de ma pédagogie. « L'éducateur ne devient jamais policier.» Celte remarque pourrait peut-être avoir son utilité dans certains cas, où Je travail de l'éducation se trouve écrasé sous une masse de formes policières qui, chez les enfants, sont d'un profit bien restreint. Le critique m'adresse cette remarque, parce qu'il ne peut pas comptendre que les motifs de l'éducation et ce_ux du gouvernement puissent se fondre en une seule et même activité pédagogique; il s'imagine au contraire qu'il y a deux moitiés dans la tâche, l'une pour l'éducation, l'autre pour le gouvernement. iCetie conception erronée provient de mon idée, nullement nouvelle d'ailleurs, mais connue de tout pédagogue : que dans les premières années c'est le gouvernement, et dans les années suivantes un traitement plus délicat, dénommé par moi culture morale, qui doit l'emporter momentanément (il est vrai que mon expression peut sembler un peu bizarre). Il serait d'ailleurs bien aisé de comprendre, me sembleL-il, que l'intérêt multiple force nécessairement l'esprit à passer d'un objet à l'autre et à modifier sans cesse sa disposi tion; mais que ce changement, pour ne pas dégénérer en éparpillement, doit revenir au recueillement de l'esprit, de même que les concentrations en des objets différents doivent en revenir à la réflexion générale et collective ; et qu'enfin l'intérêt multiple a besoin à la fois des concentrations et de la réflexion. Les termes: montrer, associer, enseigner, philosopher se rapportent aux idées de : clarté, association, système, méthode, développées au chapitre J•r. Les termes: intuitif, continu, stimulant, entrant dans la réalité, r~présentent les quatt"e idées de: attention, attente, recherche, action, développées au chapitre Il. Il est certain que telle est mon idée : on n'a qu'à se rappeler que dans la culture de la sympalhie les degrés les plus élevés auxquels puisse s'éle:-ver une émotion humaine, c'est-à-dire la recherche et
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
l'action, entrent en ligne de compte, alors que pour d'autres parties de la culture on s'en tient à l'attention et à l'altente. Mais ces termes sont absolument nécessaires pour indiquer la liaison entre les idées exposées dans les tableaux où se trouve combiné tout ce qui précède, et les deux premiers chapitres, qui contiennent les règles formelles les plus générales de l'enseignement. On dit, par exemple, page 132: avant tout il faut montrer ies objets. Ce terme: montrer suppose qu'on se rappelle ici tout ce que nous avons dit au chapitre I•r sur la clarté des idées où l'élève doit se concentrer. Celui qui ne sait pas interpréter ces termes, c'est-à-dire celui qui a poussé la négligence jusqu'à ne pas se soucier du plan de mon livre, celai qui ... ne sait pas s'engager sur le pont qui en relie toutes les diverses parties, s'est condamné lui-même en s'érigeant en critique.
�TABLE .DES MATIÈRES
lNTRODYCTION
•
•
•
Pages 1
LIVRE PREMIER
But de l'éducation en général.
CHAPITRE PREMIEI\. -
Du gouvernement des enfants.
25 27
I. - But du gouvernement des enfants. . . II. - Procédés du gouvernement des enfants . III. - Le gouvernement, relevé par l'éducation IV. - Considérations préliminaires sur l'éducation proprement dite dans ses rapports avec le gouvernement
CHAPITRE
29
36
38
43
II. -
De l'éd!lcalion proprement dite
I. - Le but de l'éducation est-il simple ou multiple?
44 48
Il. - Multiplicité de l'i~térét. - Force de caractère-de la moralité . . . . . . . . . . . . . . 18
�290
III. -
TABLE DES MATIÈRES
.
Pages.
L'individualité de l'enfant considérée comme point d'incidence . . . . . . . . . . . . . . .
52 54 57 59
IV. - De la nécessité de réunir les buts précédemment distingués . . . . . . .
V. - L'individualité et le caractère.
VI. - L'individualité et l'universalité
VII. - Aperçu des mesures de l'éducation proprement
dite.
. . . . .
. . . . .
62
LIVRE II
Multiplicité de l'intérêt.
CHAPITRE PREMIER. -
Que faut-il entendre par multiplicité?
65
I. - Concentration et réflexion . . . . . . . .
67 71
74
II. - La clarté. L'association. La systématisation. La méthode . . . .
CHAPITRE
II. - L'idée d'intérêt
I. - L'mtérét et le désir
75 76
79
II. - Apercevoir. Attendre. Exiger. Agir
CHAPITRE
III. - Objets de l'i11lél'êl multiple.
I. - Connaissance et sympathie . . II. - Membres de la connaissance et de la sympathie
CHAPITRE
80 81 84 85 94 102 108
IV. - L'instruction. . . . . . . . . . . . L'instruction considérée comme complément de l'expérience et du commerce des hommes
I. -
Il. - Degrés ùe l'instruction . .
m. - Matière de l'enseignement.
IV. - De la manière dans l'enseignement.
�TABLE DES MATIÈRES
291
Pages
CHAPITRE
V. - Marche de l'enseignement . . • • . . .
110
I. - Enseignement purement descriptif, analytique, synthétique . . . . . . II. - Enseignement analytique . III. - Enseignement synthétique . IV. - Des plans d'études . . . .
CHAPITRE
111
132
140
150
VI. - Résullal de l'enseignement.
157
158
I. - La vie et l'école.
. . . . . .·
II. - Coup d'œil sur la période finale de l'éducation.
164
LIVRE III Du caractère.
CHAPITRE PREMIER. -
Qu'entend-on par caractère en général ?
169 170 172 177 179
180
1. - Partie objective et partill subjective du caractère .
II. -
Mémoire de la volonté. - Chob:. - Principes. Lutte . . . . . . . . II. Du concept de moralité
CHAPITRE
I. - Partie positive et partie négative de la moralité
H. -
Jugement moral. - Chaleur. - Résùlution. - Contrainte exercée sur soi-même . . . . III. - Manifestation du caractère morctl . Le caractère, maître du désir et serviteur des idées
CHAPITRE
184
184 185
I. -
II. - L'élément déterminable. Les idées déterminantes .
CHAPITRE- IV.
-
Marche naturelle de la formation du CMactère
187 188 190 193
I. - L'action est le principe du caractère . . . .
II. -
Influence des idées acquises sur le caractère Influence des dispositions naturelles sur le caractère. . . . . . . . . . . . . . . . .
III. -
�292
IV. V. -
TABLE DES JIIATIÈRES
Pages
Influence du genre de vie sur Je caractère . . Influences qui agissent spécialement sur les traits moraux du caractère
V. -
198 201 212 215 218 227 245 247
249
CHAPITRE
La culture morale
I. - Rapports entre la culture morale et l'Mucation du caractère . . . . . . . .
II. - Procédés de la culture morale . . . . III. - Emploi de la culture morale en général
CHAPITRE
VI. -
Examen des éléments ~péciaux de la c111/ure morale . . . . . . . . . . .
I. - Culture morale occasionnelle ou constante . . . II. - La culture morale au service d'intentions particu• Jières
APPENDICE APPENDICE
I .
273 278
Il .
22<1-08. -Tours, imp. E.
ARRAULT
et C1•.
����_,
LIBRAIRIE SCHLEICHER FRÈI?ES Paris. - 61, Rue des Saint-Pères, 61. - Pans (VI•).
Bibliothèque de Pédagogie et de Psychologie
La pédagogie nouvelle doit être fondée sur l'observation et sur l'expérience ; elle doit être, avant tout, expérimentale dans l'acception scientitique dn mot. Celte Bibliothèque démontre1·a la, 11écessité de l'expé1•imcntation pour la pédagogie, et passeru. en revue les diffé1·ei1Les questions pédagogiques, toujours en usant de la. méthode expérimentale. 1. La Fatigue intellectuelle, par A. Binet tai.l·e de la rédaction de l'Année psychol avec 90 Ogu1·es et 3 planches ho1·s texte. 8 . spéciale . . . . . . . . . . . . . . . . . . · :·'-·: II. Cours de psychologie expérimentale. Sensations et Perceptions, par .IJ":dmond C. Sanfol'd, Ph. D., Professeur assistant de psycho1ogie $1- l'Université Clark ("Vorcester, Massachusetts). Traduit de l'anglais par Albert Schinz. Revu par M. BourJon, professeur à la Faculté des lettres del'Universitdlll11111111-. de Rennes. i vol. in-8, avec :1.40 figu1·cs dans le texte et i plan· che. Broché, 7 fr. ; ca1·tonné, plaque spéciale. . , . iO fr. III. La Suggestibilité, par Alfred Binet, :l vol. in-8, avec 32 ligure. et 2 planches hors texte. Broché, 9 fr. ; cart&uné, plaqn spéciale. . . . . . . . . . . . . . . · . . . . . . . i2 fl', IV. La Perception visuelle de l'espace, par B. Bourdon, Pro-fessenr à la Faculté tles Lettt·es de l'U uiversité de Re1me,,, 1 vol. in-8, avec i(r.3 figures et 2 planches. Broché, 9 fr. cartonné, plaque spéciale . . . . . . . . . . . . . ta r · V. L'Étude expérimentale de l'intelligence, p&l' k i vol. in-8, avec figures. Broché • • . .
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J.=P, HERBART
¾.
mm,ent élever nos enfants
(Pédagogie générale)
TRADUIT PAR J. MOLITOR
Professeur au Lycée de Lille
Procédés de gouvernement des enfants. - But de l'éducation. - lnstruction, complément de l'ex.périence. - Degrés de l'instruction. - Matière, ' marche et résultat de l'enseignement. - La vie et l'école. - Formation du caractère. - Jnfluence des dispositions naturelles, des idées acquises et du gwre de vie. - Culture morale.
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��PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
INTRQDUCTION
Quel est le but de ceux qui font l'éducation ou la réclament ? Cela dépend de la conception qu'ils apportent à la chose. Avant d'entreprendre leur tâche, la plupart des éducateurs o~t totalement omis de se former un point de vue personnel; il ne leur vient que peu à peu, au · cours de la besogne : c'est la résultante de leur propre originalité, de l'individualit6 et de l'entourage de leur élève. S'ils ·ont l'esprit inventif, ils utilisent tout ce qu'ils rencontr~nt et tâchent d'y trouver des stimulaqts .et des occupations pour l'enfant confié à leurs soins; s'ils ont de la prévoyance, ils éliminent tout ce qui pourrait nuire à la santé, au bon caractère, aux manières de l'élève. Et ainsi se d6veloppe et grandit un enfant qui s'est essayé dans tout ce qui ne présente point de danger; il est habile à considérer et à traiter tout ce qui touche à la vie journalière ;. il a tous les sentiments que le cercle étroit dans lequel il a vécu pouvait lui inspirer. - Pour peu qu'il ait
a
�2
PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
grandi tel, on n'aura qu'à s'en féliciter. Mais les éducateurs ne cessent de récriminer contre les circonstances qui trop souvent viennent gâter leur œuvre : ce sont les domestiques, les membres de la famille, les compagnons de jeu, l'instinct sexuel, et enfin le séjour à l'Université ! Et n'est-il pas assez naturel que dans des cas où le hasard plus que l'art ,de l'homme détermine le régime moral, une nourriture parfois bien maigre ne fasse pas toujours épanouir une santé robuste, capable au bésoin d'affronter les orages de la vie. Rousseau, du moins, voulait endurcir.son élève. Il · s'était fait une conception, et ne s'en est pas écarté: il suit la nature. Un développement libre et joyeux, voilà ce que l'éducation doit assurer à toutes les manifestations de la plante humaine, et cela depuis Je sein de la mère jusqu'à la couche nuptiale. Vivre, tel est le métier, q-0'il enseigne. Et cependant nous voyons qu'il partage l'opinion de Schiller : « La vie n'est pas le plus grand des biens))' car dans sa pensée il sacrifie totalement l'existence propre de l'éducateur, dont il fait le compagnon constant de l'enfant ! C'est acheter trop éher l'éducation. En tout cas la vie d'un tel compagnon a plus de valeur que celle de l'élève : je n'en veux pour preuve que les statistiques de mortalité qui nous disent que les probabilités de vivre sont plus grandes pour l'homme que pour l'enfant. - Mais la seule tâche de vivre est-elle donc si difficile à l'homme ? A notre iJéc la plante humaine ressemble à la rose : tout comme la reine des fleurs donne le moins de mal au jardinier, nous pensions que l'homme pouvait croître sous chaque climat, s'assimiler toute espèce de nourriture, apprendre
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mieux que quiconque à s'accommoder de tout, à tirer parti de n'importe quoi. Certes, élever un enfant de la nature au milieu d'hommes civilisés, voilà ce qui -0oit donner à l'éduc·ateur autant de peine qu'il en coûterait peut-être ensuite à l'élève pour continuer son existence d'homme de la nature au sein d'une société si différente de lui. Personne ne saura mieux s'accommod.e r à la société que l'élève de Locke. lei, c'est le convenu qui est la chose essentielle. Pour des pères de famille qui destinent leurs fils au monde, point n'est besoin ' d'écrire un traité d'éducation, après celui de Locke : ce que l'on pourrait y ajouter risquerait de dégénérer en subtilités. Procurez-vous à tout prix un homme posé, « de manières distinguées, qui connaisse lui-même les règles de la politesse et des convenances avec toutes les modifications apportées par la différence des personnes, dés temps et des lieux, et qui amène sans cesse son élève, dans la mesure où son âge le permetr à observer ces diverses choses» (1) . .Ici l'on n'a qu,à. se taire. Ce serait peine perdue que de vouloir dissuader les véritables gens du monde de cette idée fixe que leurs fils doiv~nt à leur tour devenir des gens du monde. Car, chez eux, celte idée fixe, cette volonté résultent de toute la puissante impression que fait. sur eux la réalité, cette volonté se trouve confirmée,. fortifiée par les impressions nouvelles qu'apporte chaque circonstance nouvelle; les prédicateurs, les poètes et les philosophes auront beau prodiguer, en prose ou en vers, toute leur onction, toute leur légèreté, toute leur gravité ; un seul regard jeté autour
(l) La cilalt0n se trouve chez Locke : Pensées su,· /'éducation ,
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de soi détruit en entier l'effet produit, et ce sont eux qui sembleront être ou des comédiens ou des rêveul's extravagants . D'ailleurs l'éduoation mondaine peut réussir : le monde n'est-il pas l'allié des gens du monde? Mais je sais des hommes qui connaissent le monde sans l'aimer ; qui, sans doute, ne veulent pas y soustraire leurs fils, mais veulent encore moins les y voir se perdre : ils supposent que pour un esprit avisé le sentiment de la propre dignité, la pitié pour autrui, le goût personnel seront toujours les meilleurs maîtres et qu'ils lui apprendront à se conformer, en temps utile et dans la mesure qu'il lui plaît, aux conventions de la société. Ceux-là font acquérir à leurs fils la connaiss:rnce des hommes au milieu de leurs camarades, avec lesquels, suivant le cas, ils jouent ou se baUent; ils savent que c'est dans la nature qu'on étudie le mieux la nature, à condition toutefois d'aiguiser, d'exercer et de dfriger l'altention à la maison ; et ils veulent que leurs enfants grandissent au milieu de la génération avec laquelle ils sont appelés à vivre. Mais, me direz-vous, comment cela peul-il se concilier avec la bonne éducation ? De la meilleure façon du monde, pourvu que les heures d'·enseignement, _ j'appelle ainsi, et je le dis une fois pour ~outes, les seules heui·es où le maître s'occupe de ses élèves sérieusement et d'après un plan méthodique, - amènent des travaux intellectuels capables de captiver tout _l'intérêt de l'élève et auprès desquels Lous les jeux de son âge lui semblent mesquins et 8'évanouissent à ses yeux. Mais ce travail de l'esprit, c'est en vain qu'on le chercherait dans une coursi folle entre les objets qui
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tombent sous les sens et les livres: pour le tr0uver, il faut combiner les deux éléments. Un jeune homme qui est sensible au charme des idées et qui a devant les yeux l'idée de l'éducation dans sa beauté et sa grandeur, qui enfin ne craint pas de se livrer pendant un certain temps au remous capricieux de l'esp-oir et du doute, du chagrin et de la joie, celui-là peut se risquer à élever, au sein même de la réalité, un enfant vers une existence meilleure, s'il possède la foN;e de pensée et la science nécessaires pour concevoir et représenter, d'une façon humaine, cette réalité comme un fragment du grand Tout . Alors, sans aucune autre influence, il se dira que ce n'est pas lui, mais la puissance fout entière de foui ce que les hommes ont jamais senti, appris el pensé qui se trouve être le vrai, le véritable éducateur convenant à son fils et que lui-même n'est qu'un simple auxiliaire, chargé d'interpréter les enseignements et de les rendre intelligibles, ainsi que d'accompagner comme il sied le guide réel. Tout ce que l'humanité peut faire de mieux à chaque moment de sa durée, c'est de présenter à la j eune génération le bénéfi.c e total de ses tentatives antérieures sous une forme concentrée, enseignement ou avertissement. L'éducation de convention cherche à prolonger les maux actuels; former des enfants de la nat.ure, c'est reprendre depuis le commencement et autant que faire se peut la série des maux endurés jusqu'à ce jour. Restreindre le cercle des enseignements et des avertissements à la réalité qui nous entoure, c'est la conséquence naturelle d'un esprit, borné lui-même, qui ignore le reste ou ne sait pas en tirer parti. Il est ma
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foi trop commode de s'en excuser par ces prétextes : « Les pédants ont gâté ceci ou cela, ou c'est Lrop difficHe pour les enfants ! » Mais la première assertion se laisse modifier ; quant à la deu.'<ièrne, elle est fausse. Quelle est la part de vérité et d'erreur dans tout ,ceci? Chacun l'établit d'après sa propre expérience._ Moi, je parle d'après la mienne, d'autres d'après la leur. Si seulement nous voulions méditer ce fait que personne n'acquiert d'expérience qu'en raison même .de ses propres essais ! Un magister de village, âgé de quatre-vingt-dix ans, a l'expérience de sa routine de quatre,vingt-dix ans, il a le sentiment d'avoir longtemps peiné, mais sait-il aussi faire la critique exacte <le ses efforts et de sa méthod~ ? - Nos pédagogues mo.dernes ne sont plus à compter leurs succès dans les innovations; l'expérienc·e leur a montré que la reconnaissance de l'humanité ne leur faisait point défaut, et ils peuvent s'en réjouir profondément. Mais fa questiq_n est de savoir si leur expérience les autorise .à déterminer tout ce que peut l'éducation,.tout ce qui peut réussir avec les enfants. Ceux qui voudraient ainsi fonder l'éducation sur la seule expérience devraient bien une bonne fois jeter un regard attentif sur d'autres sciences expérimentales. Ils devraient bien daigner ,s'informer de tout ce . qui est requis, en physique ou en chimie, pour établir empiriquement, autant du moins que c'est possible, an simple"principe. Ils sauraient alors par expérience qu'une expérience isolée ne nous apprend rien, -pas Elus d'ailleurs que des observations dispersées; qu'il faut au contraire répéter vingt fois, mais avec vingt gradations différentes, le même essai, avant d'arriver
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à un résultat que les théories eontraires se réservent
encore le droit. d'interpréter chacune à sa façon. Ils apprendraient par expérience qu'il serait prématuré de parler d'expérience tant que l'essai n'est pas terminé, tant qu'on n'a p11s examiné avec soin et pesé avec exactitude les résidus inévitables. Le résidu des expériences pédagogiques, ce sont les fautes commises par l'élève arrivé à l'dge d'homme. Ainsi le temps nécessaire pour une seule de ces expériences est donc pour le moins la moitié d'une existence humaine! Quand donc pourra-t-on êlre un éducateur expérimenté? Et combien faudra-t-il d'expériences, mi~igées du reste p~r de nombreuses modifications, pour constituer l'expérience d'un seul? - Infiniment pl.us grande est l'expérience acquise par le médecin empirique, pour qui, en outre, ont été consignées depuis de longs siècles les expériences des grands hommes? Et pourtant la science médicale est si faible que c'est précisément elle qui est devenue le sol mouvant où foisonnent à l'heure actuelle les plus récentes élucubrations philosophiques. Le 'même sort serait-il soùs peu réservé à la pédagogie? - Est-elle destinée à devenir à son tour le jouet des sectes, qui, elles-mèmes jouets du temps, ont depuis longtemps €ntraîné dans leur essor toutes les choses de haute valeur, ne respectant en quelque sorte que le monde de l'enfance, en apparence inférieur au reste? Déjà les choses en sont venues à ce point que les plus intelligents parmi les jeunes éducateurs qui se sont occupés de philosophie, comprenant sans doute que dans l'œuvre de l'éducation il ne faut pas renoncer à penser, ne jugent rien plus naturel que d'expérimenter sur l'éducation l'utilité
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pratique et toute la souplesse d'une sagesse réellement très flexible, pour construire a priori les enfants confiés à leurs soins, les_ améliorer sthéniquement (en les fortifiant), les instruire mystiquement, et, une fois à bout de patience, les renvoyer comme incapa:~ bles de subir la préparation à l'initiation. Il est vrai que les élèves ainsi repoussés ne seront plus les mêmes natures fraichés en passant en d'autres mains, Dieu sait lesquelles! Il vaudrait peut-être mieux pour la pédagogie se remémorer autant que possible ses idées propres et cultiver davantage la faculté de penser par elle-même: elle deviendrait ainsi le centre d'une sphère de _ recherches et ne courrait plus le risque d'être gouvernée par une puissance étrangèr~, · comme une lointaine province conquise. - Si nous voulons voir s'établit entre toutes les sciences des relations bienfaisantes, il faut que chacune essaie de s'orienter à sa façon, et même avec une énergie égale à celle de ses voisines. Il ne doit point déplaire à la philosophie que les autres sciences, en venant à elles, ne renoncent pas à leur pensée propre ; et il semble que, sinon la philosophie, du moins le public philosophique de nos jours a grandement besoin qu'on lui présente des points de vue multiples et variés d'où il puisse jeter ses regards de tous côtés. · Ce que j'ai demandé à l'éducateur, c'est la science cila force de pensée. Peu m'importe que d'autres considèrent la science comme des lunettes:; pour moi, elle est un œil et le meilleur, ma foi, dont les hommes disposent pour l'étude de leurs affaires. C'est précisément parce que toutes les sciences ne sont pas à l'abri del 'erreur dans leurs doctrines qu'elles n'arrivent
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pas à s'entendre entre elles: la part d'erreur se lrahit, ou du moins on apprend à se montrer circonspect dans les points controversés. Au contraire, celui qui se croit fort sans le secours de la · science entretient dans ses idées des inexactitudes tout aussi grandes, plus grossières peut-être, sans s'en rendre compte et parfois même sans les faire remarquer d'autrui, car les points de contact avec le monde sont émoussés. Bien plus les erreurs des sciences sont primitivement celles des hommes, mais seulement de l'élite. La première science que devrait posséder tout éducateur, bien qu'elle soit loin de constituer pour lui la science complète, ce serait une psychologie où se trouverait consignée à priori la totalité possible des mouvements de l'esprit humain. Je crois connaître la possibilité comme la difficulté d'une telle science: nous ne la posséderons pas de silôt et ce n'est que dans un avenir plus éloigné encore que nous pourrons l'exiger des éducateurs. Mais jamais elle ne pourrait nous dispenser d'observer l'élève : l'individu se trouve et ne se déduit pas. Le terme construction à priori de l'enfant est donc en soi une expression défectueuse ; pour le moment, ce n'est qu'une idée vide de sens et que la pédagogie devra bien se garder d'a.dmettre de longtemps: D'·autant plus nécessaire est donc le principe que j'ai posé dès le début: il faut savoir ce que l'on veut quand on commence l'éducation! - On voit ainsi ce que l'on cherche : le coup d'œil psychologique ~ ne manque à nul homme intelligent, pourvu qu'il lui importe de pénétrer des âmes humaines. Le but de son travail, il faut que l'éducateur le voie devanises yeux, clair comme un~ carte géographique ou même,
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si possible, comme le plan fondamental d'une ville bien construite, où les directions semblables se croisent uniformément, el où l'œil puisse, sans préparation antérieure, s'orienter de lui-même. C'est une carte de ce genre que j 'offre ici aux gens inexpérimentés qui désirent savoir quel genre d'expérience ils doivent rechercher et préparer. Quelle doit êLre l'intention de l'éducateur au moment de se mettre à la besogne ? Cette méditation pratique, mais analysée d'ailleurs en tous ses détails jusqu'aux procédés dont nous aurons à déterminer le choix d' après nos connaissa.nces acquises pour le moment, constitue p our moi la premièr6 moitié de la pédagogie. Comme pendant à cette première moitié il devrait y en avoir une seconde, où la possibilité de l'éducation serait expliquée théoriquement et représentée comme limitée par la mobilité des circonstances. Mais cette seconde moitié n'est, jusqu'à pré;;ent, qu'un vain souhait, de même que la psychologie qui devrait lui servir de fondement. En général, la première partie est considérée comme le tout, et je ne puis guère faire autrement que de me conformer à cet usage de la _langue. La pédagogie est la science dont l'éducateur a besoin pour lui-mtme. Mais il doit également posséder de la science qu'il pourra communiquer à d'autres. Et je l'avoue dès maintenant, je ne puis me faire une idée de l'éducation sans instruction ; et inversement, du moins dans le présent livre, je ne reconnais point d'instruction qui ne soit éducative. Au fond l'éducateur s'inquiète tout aussi peu de savoir quels arts et quels talents un jeune homme pourra, guidé par le seul intérêt, apprendre à l'école d'un maître quelconque,
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que de savoir quelle couleur il choisira pour ses vêtements. Le seul point qui lui importe, c'est la manière dont se détermine le cercle des idées chez son élève; les pensées, en effet, donnentnaissance auxsentiments, qui à leur tour engendrent les principes et les règles de conduite. Concevoir, avec cet enchaînement, le _ étail d et l'ensemble de ce qu'on pourrait présenter à l'élève et disposer dans son âme ; récbercher comment il faut tout coordonner, dans quel ordre il faut par suite se faire succéder les différentes choses, comment enfin chaque élément pourra servir d'appui à l'élément suivant: voilà ce qui donne, par le traitement des divers sujets particuliers, une infinité de problèmes et fournit à l'éducateur une malière inépuisable, grâce à laquelle il fera constamment porter sa réflexion. et son examen .sur toutes les connaissances et tous les écrits qui lui sonl accessibles, ainsi que sur tous les travaux et tous les exercices qu'il lui faudra faire poursuivre de façon continue. A cet égard il 'nous faudrait une foule de monographies pédagogiques, c'est-à-dire de guides pour l'emploi de Lel ou tel procédé d'éducation; mais toutes devraient être très rigoureusement composées d'après un seul et même plan. J'ai tenté de donner un exemple d'une telle monographie dans mon A B C de l'inluition, qui jusqu'à cc jour a toutefois le défaut d'être isolé, de ne se rattacher à rien et ne pouvoir servir de fondement à rien de nouveau. Les sujets importants pour de semblables écrits abondent: l'étude de la botanique, celle de Tacite, la lecture de Shake_ speare, et tant d'autres choses seraient alors à examiner en tant que forces pédagogiques. Mais je n'ose inviter pers- nne à entreprendre pareille besogne, pour celte· o se_ le raison déjà qu'il me faudrait supposer admi-s et u
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complètement compris le plan dans lequel pourrait entrer tout cela. Mais pour mieux mettre en lumière cette idée générale : l'éducation par l'instruction, arrêtons-nous sur l'idée contraire: l'éducation sans l'instruction. On en voit des exemples nombreux. Les éduc,a teurs, pris en bloc, ne sont pas précisément les gens qui ont les connaissances les plus étendues. Mais il y en a (parmi les femmes surtout) qui ne savent à peu près rien ou du moins sont incàpables d'a.ppliquer pédagogiquement le peu qu'iÎs savent; ceia ne les empêche cependant pas de mettre beaucoup d'ardeur dans l'accom- · plissement de leur tâche. - Que peuvent-ils faire? Ils s'emparent des sentiments de l'élève: ils le tiennent par ce lien et sans cesse ils ébranlent tellement celte âme juvénile qu'elle ne peut prendre conscience d'ellemême. Comment un caractère peut-il se former ··dans de telles conditions! Le caractère, c'est la fermeté intérieure ; mais comment l'homme peut-il prendre racine en lui-même, si vous ne lui permettez pas de compter sur quelqµe chose, si vou~ ne l'autorisez pas même à croire sa propre volonté capable de décision? - D'ordinaire l'enfant garde au fond de sa jeune âme un coin où vous ne pénétrez pas, et dans lequel, malgré vos assauts répétés, il vit à part, craint, espère, fait d_ s projets dont il tentera la réalisation à la pree mière occasion; et si ces projets réussissent, ils établiront un caractère juste à l'endroit que voq_s ne connaissiez pas. C'est p.récisérnent pour celâ qu'en général il y a si peu de rapport, ,en matière d'éducation, entre le but et les résultats. Sans doute ce rapport est parfois tel que p·lus tard, daris la vie, l'élève prend la place de son éducateur et fait endurer
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à ses subordonnés exactement les mêmes choses
qu'il lui a fallu supporter. Dans cette hypothèse le cercle d'idées ne diffère en rien de celui que d_ans le jeune âge fournissait l'expérience journalière, à ceci près que l'on a changé une place incommode pour une plus commode. C'est en obéissant qu'on apprend à commander ; et déjà les petits enfants traitent leurs poupéei,; tout comme on les traite eux-mêmes. L'éducation par l'instruction considère comme instruction tout ce qu'on présente à l'enfant comme objet d'examen. Elle comprend le gouvernement même auquel on le soumet; en outre elle agit par l'exemple d'une énergie qui maintient l'ordre bien plus que par la répression immédiate des fautes isolées, ce qu'on appelle d'ordinaire d'un nom beaucoup trop pompeux: la correction des défauts. La simple répression .p ourrait laisser le penchant complètement intact; bien plus, l'imagination pourrait, sans jamais défaillir, en parer l'objet, ce qui ne serait guère moins grave que la récidive constante, inévitable d'ailleurs dans les années de liberté. Mais lorsque, dans l'âme de l'éducateur qui le punit, l'enfant lit l'aversion morale, la désapprobation du goût, la répulsion à l'égard de tout désordre, il est amené à l'opinion du maître; il ne peut s'empêcher de voir de la même façon ; et cette idée devient alors une force intérieure qui lutte contre le mauvais penchant et ne demande qu'à être développée pour être victorieuse. Et il est facile de se rendre compte que la même idée peut être provoquée de bien d'autres manières et que la faute de l'enfant n'est nullement l'occasion indispensable de cette instruction. Pour l'éducation par l'instruction j'ai demandé la
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science et la force de pensée; j'entends une science et une force de pensée capables de concevoir et de représenter la réalité proche comme un fra.gment du grand Tout. - « Mais pourquoi du grand Tout? Pourquoi d'ùne chose éloignée? La réali&é proche n'est-elle pas asséz importante, assez claire? Ne fourmille-t-elle pas de circonstances qui, si elles n'ont pas été reconnues et appréciées avec justesse dans les éléments peu importants et très sim1:1les, ne séront pa•s davantage et probablement bien moins encore saisies avec justesse par le savoir le plus étendu? Et il est à prévoir qu'une telle prétention surchargera l'éducation d'une masse d'érudition et d'études philologiques, au détriment de l'éducation physique, de la dextérité dans les beaux-arts, de la bonne humeur dans les relations sociales. n Mais il ne faudrait pa~ que la juste crainte de semblables inconvénients_ nous fît bannir ces études ! Elles exigent · une organisation ·différente, de telle façon que, sans trop s'étendre et empiéter sur le reste, elles ne soient pourtant pas de simples moyens et ne distraient jamais l'élève du but principal, mais que dès le début elles portent des fruits durables et abondants. Si pareille organisation n'était pas possible, si la lourde et destructive ly rannie des habituelles études latines était inhérente à la chose, il faudrait alors travailler sans cesse à reléguer l'érudition scolaire dans certains coins, tout comme on enferme dans les boîtes des pharmaciens les poisons dontJa médecine ne fait que rarement usage. Supposé même qu'on puisse, sans des préparations exagérées et par trop compliquées, faire fonctionner une instruction qui, sans tours ni détours, traverserait en ligné' directe et sans perte de temps le champ de l'érudilion:
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s'en tiendrait-on toujours à l'objection ci-dessus et dirait-on que, par de pareils procédés, les enfants sont, sans profit aucun, distraits des réalités immédiates et conduits, sans utilité et prématurément, à des excursions en pays étranger? - Laissons de côté les objets matériels; tou.t en étant très près de i1os sens, ils ne sont pourtant pas, par eux-mêmes, accessibles et perceptibles à notre œil et à notre intelligence, mais je veux éviter de répéter ce que j'ai dit ailleurs sur le triangle et les mathématiques. C'est des hommes que je me propose de parler ici, ainsi que de ce qui les concerne directement! Que veut donc dire proche, à ce point de vue? Ne voit-on pas la distance infinie _ entre l'enfant et l'adulte? Elle n'a d'égale que le temps dont la longue suite nous a portés au présent degré de civilisation el de cor,'uption ! - Mais celte distance, on la voit; c'est pourquoi l'on écrit, à l'usage des enfants, des livres spéciaux, où l'on évite toute chose incompréhensible, tous les exemples de corruption; c'est pourquoi l'on recommande tant aux éducateurs de faire leur possible pour s'abaisser au niveau des enfants et pénétrer à n'importe quel prix dans leur sphère étroite. - Dans ce cas on néglige de voir toutes les nouvelles situations fdcheuses que l'on provoque de ce fait même! On ne voit pas qu'on demande ce qui ne doit pas être, ce que la nature punit inévitablement: n 'exige-t-on pas, en effet, que l'éduca.t eur adulle se penche vers l'enfant pour lui construire un monde enfantin! On ne voit pas à quel point se trouvent or<linairement déformés, en fin de compte, ceux qui font longtemps un tel métier et combien il répugne , à des esprits intelligents 1e s'y adonner. Mais ce n'est pas tout. Celle tentative ne réussit pas, parce que
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c'est impossible! Les hommes ne peu'Vent imiter Je style des femmes, à plus forte ra· des enfants! La seule intention de faire œuv tive gâte la littérature enfantine ; on y oubli Je monde, l'enfant comme les autres, ne p ses lectures que ce qui lui convient et juge à sa façon l'auteur et l'ouvrage. mal aux enfants, montrez-le clairement, ma
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vous de le donner comme objet de l'appétfi;:;;:f:;,~gm, trouveront q.ue c'est réellement mal. Arl" dans un récit pour faire quelque raisonneme~~;!f:l~i:::c~~b! ils trouveront votre façon de conter ennU!!rr;t,;:~~~::q:~~a! , leur représentez que le bien ; ils sentiront monotone et le senl attrait du changemen bien accueillir le mal. Rappelez-vous vo~~r:;;;;g;;J::J;:j:!:i;:tj~,:1 impressions, quand vous· assistez à un
spec~:2tf!,'f5:-~:d::ei=J:!=I,! ment moral! - Donnez-leur au contrairJ;J;/f;;;~;;JfJfi intéressant, riche en faits, en situations, en -.
plein d'une rigoureuse vérité psychologiq~E'.$j~:Clx:ict;t:tt=tl dépasse pas le cadre des sentiments et de hension d'un enfant, sans tendance appar pe.i.ndre ce qu'îl y a de meilleur ou de avez pris soin, en même temps, avec un discret et à peine év":,illé, de détourner 1 mal pour la faire pencher vers le bien, l'équitable, vous verrez avec quelle foi'ce tt~~~~1:1:::t:f:t:::i::~· ' ~ des enfants se fixera sur un tel récit, c découvrir la vérité jusqu'au tréfonds et à fai r:;J:,~t;:~:tt::d!~~ toutes les faces de la question; vous du sujet susciter la variété du jugement, changement se . fixer définitivement en la du mieux; vous verrez avec quel plaisir inl fond l'enfant qui, pour ce qui est du jugen
pir~~~:rw;p~~~f:le
verre~~~t.J;~:d~t::t!:~
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tr;;f::t:t:±:t,se sent déjà de quelques légers degrés supérieur au tlël::i::lt:!cDhéros ou à l'auteur, s'arc-boutera sur son point d'appui pour y résister à une grossièreté, au-dessus de laquelle f.f:l~bccil se sent déji. Il faut à ce récit une autre qualité encore, pour que son action puisse être durable et ,!-1::ê:~~efficace; il devra porter, dans toute sa force et toute ~~::::È::lsa pureté, l'empreinte de la grandeur virile. L'enfant , ~et:;t:;t:~distingue en effet, tout aussi bien que nous, la vulga;l:tlt::i:EIJ rité de ln· noblesse, la platitude..de la dignité; je dirai dtt::C:Cmême que celte distinction lui tient plus à cœur qu'à nous-mêmes; car ce lui est un crève-cœur de se sentir r:t::t::et:,:z::1peLit, il voudrait être homme. L'enfant bien organisé t-lè~i:cz:lne regarde qu'au-dessus de lui, et à huit ans, son U:i:::i:j~a horizon dépasse toutes les histoires enfantines. Ce sont tctx:c:::::cdonc des hommes tels qu'il voudrait en être un qu'il ltt~:c:ic faut présenter à l'enfant. Ces hommes, vous ne les tt::l~t:z:c trouverez pas dans la réalité présente, car rien de ce l:t::l::.tJ:D qui a grandi sous l'influence de notre culture actuelle ~i:ë:cc ne répond à l'idéal viril que s'est forgé l'enfant. Vous ne trouverez pas davantage cet idéal dans votre imagi.ifj:J:lcc nation encombrée de .souhaits pédagogiques, remplie N!jci:f:t:J:J par vos propres expériences, vos connaissances, vos ~tl=1l::::::l:::l affaires personnelles. - Mais quand bien même vous seriez des poètes tels qu'il n'en fut jamais (car dans ~t:::et:r.i chaque poète se reflète son époque), il vous faudrait. l:t~:b:l à l'heure actuelle, pour recevoir la récompense de vos efforts, les multiplier au centuple. En effet, de ce que ft~:t:l:l nous venons de dire il ressort clairement qu·e le tout n'a ni valeur ni influence tant qu'il reste isolé: il faut qu'il se trouve soit au milieu, soit en lêle d'une longue att~:b::i série d'autres moyens de culture, de telle façon que cette connexion générale reflète et conserve le profit ~t:f:z::::ci apporté par chaque élément particulier. Or, comm_ ~ ~ ~ ~ ~
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toute la littérature future pourrait-elle nous donner quelque chose qui convînt à l'enfant, celui-ci n'étant pas encore arrivé au point où nous en sommes, nous? Quant à moi, je ne connais qu'une seule époque où se puisse trouver le récit que j'ai esquissé plus haut: c'est la période de l'enfance classique des Grecs. Et là je rencontre tout d'abord l'Odyssée. L'Odyssée! je lui dois une des expériences les plus agréables de _ vie, et en majeure partie rhon amour ma de l'éducation (1). Cette expérience ne m'a pas appris les motifs de ma conduite; non! dès avantjé les voyais assez nettement pour pouvoir débuter dans ma carrière pédagogique par faire abandonner à deux enfants, - l'un de neuf, l'autre de moins de huit ans .- leur Eutrope; en échange je les mis au grec, et sans recourir au préalable à tout le fatras des chrestomaties, je leur fis, dès le premier jour, prendre Homère. Mon torl fut de m'en tenir beaucoup trop encore à la routine scolaire, d'exiger une analyse grammaticale rigoureuse, alors qu'il devrait suffire, pour ce comm<rncement, d'apprendre aux élèves les caractéristiques les plus sûres de la flexion, et de les leur montrer par une incessante répétition, plutôt que de les leur faire dire à force de questions. Ce qui m'a manqué, c'est tout travail antP-rieur au point de vue historique et mythologique, travail si nécessaire ici pour faciliter l'explication et qui ne serait qu'un jeu pour un savant doué d'un véritable tact pédagogique! Je fus g~né par maint vent contraire qui soufflait de loin; mais par contre je trouvai dans mon entourage immédiat des ·encouragements pour lesquels je ne puis que dire ma gratitude,
(1) Cette expérience, Herbart l'a faite en Suisse comme précepteur dès fils de M. de Steiger, gouverneur d'lnlerlaken (1797-1800).
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sans insister. Et cependant j'espère, - et rien ne me défend un pareil espoir, - que le bon naturel d'enfants sains n'est pas à regarder comme une exception, mais que tout au contraire il facilitera, comme ce fut mon cas, la tâche de la plupârt des éducateurs. Et comme j'imagine aisément que d'autres pourront mettre dans l'exécution d'une entreprise de ce genre beaucoupplus d'habileté que moi,je ne puis me vanterd'en avoir déployé dans mon premier essai, je crois avoir appris par mon expérience (la lecture de l'Odyssée nous demanda un an et demi) que dans l'éducation privée il est tout aussi faisable que profila.ble de commencer par où j'ai débuté; j'irai plus loin: en règle générale, un tel procédé -ne saurait manquer de réussir, pourvu que les maîtres abo_!:dent leur tâche non pas seulement avec un esprit philologique, mais encore avec un esprit pédagogique, et se donnent la peine, afin de venir en aide à leurs élèves et de les prémunir contre certains dangers, de fixer quelques points avec plus de précision que ne me le permettent, pour le môment, le temps et le lieu. Je ne me prononce pas sur ce qui pourrait se faire dans les écoles; mais si j'avais à y faire mes p~euves, je m'y essaierais de bon cœur et avec la ferme conviction que même en cas d'insuccès le mal ne serait jamais plus grand qu'il ne l'est actuellement avec la méthode employée d'ordinaire pour l'étude de la grammaire latine et des auteurs latins : parmi ceux-ci il n'en est pas un seul qui durant toute la période de l'enfance puisse même à peu près convenir pour initier les élèves à l'antiquité. Rien ne s'oppose à ce qu'on les étudie plus tard, après s'être au préalable occupé d'Homère et de quelques . autres écrivains grecs. Mais, à voir l'usage qu'on en a fait
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jusqu'à ce jour, il faut à coup sûr une extraordinaire prévention de savant pour tolérer que l'on gaspille ainsi, en vue d'un enseignement nullement éducatif, tant d'années, tant de peines, et que l'on sacrifie la gaieté naturelle de l'enfant et toutes les manifestations promptes de son esprit. Je m'en rapporte à plusieurs des pédagogues de la Révision Générale, oubliés peut- _ être, mais pas encore réfulés, et qui eurent au moins le mérite de signaler un grand mal, s'ils ne surent pas y remédier. Ces quelques observations permettent de faire superficiellement connaissance avec cette proposition, mais elles ne suffisent pas à la faire comprendre avec l'infinie variété de ses rapports. Et quand bien même quelqu'un serait disposé à résumer tout ce traité en une seule idée et à méditer cette idée pendant des années, il ne ferait encore qu'ébaucher le travail. Moi du moins je n'ai pas mis trop de hâle à publier le résultat de mon expérience; voilà plus de huit ans que j'entrepris mon essai e-t depuis cette date j'ai eu le temps d'y réfléchir. Élevons-n0us aux considérations générales ! Représentom;-nous l'Odyssée comme le trait <;!'union qui établit une communauté d'idées entre le maître et. l'élève, communauté qui, tout en élevant l'un dans sa propre sphère, ne rabaisse plus l'autre; qui, faisant pénétrer l'un de plus en plus avant dans le rr.ionde classique, permelte au second d'admirer, dans les progrès incessants de l'élève dus à l'imitation, l'image sensible la plus intéressante de la grande montée de l'humanité vers l'idéal; qui enfin prépare des réminiscences fortement liées aux œuvres éternelles du génie et qu'éveillera- chaque fois le retour vers -ces
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œuvres. De m.ê me une constellation familière rappelle sans dout.e aux amis les heures où ils la contemplaient ensemble. Est-ce donc peu de chose que l'enthousiasme du maître soit soutenu par le choix de la matière enseignée ? On exige que la pression qu'il subit <le l'extérieur soit allégée ; mais on n'aura pas même réalisé la moitié de ce desideratum, tant qu'on n'aura pas écarté les éléments mesquins qui rebutent les esprits éveillés et s'attachent aux esprits paresseux. L'es prit de petitesse qui se glisse si facilement dans l'éducation lui est funeste au plus haut point. Il affecte deux formes. L'espèce la plus commune s'attache aux choses insignifiantes; elle crie aux nouvelles méthodes alors qu'elle a inventé de nouvelles amusettes. L'autre est plus délicate et plus séduisante.: elle voit les choses importantes, mais ne sait distinguer ce qui est passager de ce qui est durable; tant qu'elle reste isolée, une mauvaise habitude est à son point de vue une faute ; et quelques émotions salutaires résument pour elle l'art de corriger. Comme notre conception sera différente si nous considérons combien sont fugaces les commotions les plus violentes ressenties au tréfonds de l'âme, {rnxquelles pourtant l'éducateur, qui doit pouvoir en disposer à son gré, est souvent forcé de recourir chez les natures robustes ! - Celui qui considère uniquement la qualité des impressions et non leur quanlilé prodiguera en pure perte ses méditations les plus attentives et ses procédés les plus ingénieux. Sans doute rien ne se perd dans l'âme humaine, mais dans la conscience il n' y a que fort peu de choses présentes à la fois ; les idées très fortes ou très complexes sont lf~s seules qui se présentent aisément et
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fréquemment à l'âme ; seules les idées éminentes entre toutes la poussent à l'action. Quant aux causes dont chacune, prise séparément, affecte fortement l'âme, elles sont si multiples et si variées, dans les longues années de 1a jeunesse, que même les plus fort_ s se e trouvent frappées d'impuissance, si elles ne sont'pas répétées par le temps el renouvelées à mainte reprise sous d'autres aspects. - Parmi les fait.s isolés il n'est de dangereux que ceux qui refroidissent le cœur intime de l'élève à l'égard de son éducateur, précisément parce que les personnalités se multiplient par chaque mot, par chaque regard. Cependant on peut en temps voulu détruire même ce germe funeste, mais à force de soins et de délicate sollicitude. Les autres imp'res_sions,1si artifiçiellement , qu'elles soient provoquées, font sortir fort inutilement l'âme de son état habituel; elle y revient bien vite, et elle éprouve quelque chose d'analogue à ce que nous ressentons en riant d'une vaine fra-yeur. Ceci nous ramène justement à ce que nous disions; plus haut: on n'est réellement maître de l'éducation qu'à la condition de savoir infuser à l'âme junévile un grand cercle d'idées, très intimewent lié dans ses différentes parties et capable de l'emporter sur les éléments défavorables du milieu, d'en absorber et de s'assimiler tous les éléments favorables. Il est évident que seule une éducation privée, faite dans des circonstances heureuses, peut en assurer l'occasion à l'art du maître; mais il serait à désirer que l'on profitât des occasions qui s'oflrent déjà ! Les moqèles ainsi constitués permettraient ensuite de poursuivre les étud.es à ce sujet. D'ailleurs, on aura beau regimber : le monde dépend d'un petit nombre d'indi-
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vidus, et il suffit de quelques rares savants, mais cultivés suivant la bonne règle, pour le diriger dans la bonne voie. Dans les cas où serait impossible l'applicati_on de cet art de l'enseignement, une seule chose importe : il faut rechercher quelles sont les sources existanles des impressions principales, puis il s'agit, si possible, de les diriger. Qu'y aura-t-il à faire? Ceux qui savent reconnaître comment le général se reflète dans l'individuel, pourront le déduire du plan général : ils ramèneront l'homme à l'humanité, le fragment au tout, et puis, suivant des rapports légitimes, ils iront du plus grand au plus petit, pàr une gradation logique. L'humanité elle-même fait continuellement son éducation par la somme d'idées qu'elle produit. Si, dans ce cercle d-idées, il n'y a qu'un lien lâche entre ' les éléments variés, l'action du tout est faible ; et le moindre élément qui émerge seul, quelque absurde qu'il soit d'ailleu_ provoque l'agitation et la violence. rs, Si les éléments variés sont contradictoires, il en résulte des controverses inutiles et insensiblement ce sont les appétits grossiers qui conquièrent la force, objet du litige. Pour assurer le triomphe de la raison et du mieux, il faut d'abord et surtout l'accord d.e ceux qui pensent, l'accord de l'élite.
��LIVRE PREMIER
BUT DE L'ÉDUCATION EN Crt~!ÉRAL
CHAPITRE PREMIER
Du gouvernement des enfants.
On ,pourrait discuter la question de savoir si ce_ n ·chapitre a bien sa place da_ s la pédagogie, ou s'il ne devrait pas plutôt _ être rattaché aux parties de la philosophie pratique qui traitent du gouvernement en général. Il y a, en effet, une différence essentielle entre le soin qui vise la culture de l'esprit, et le soin qui se contente de savoir l'ordre maintenu; et si le premier porte le nom d'éducation, s'il réclame des artistes spéciaux, les éducateurs ; s'il est vrai, enfin, que toute occupation artistique, pour être élevée à la perfection par la force concentrée du génie rendu plus puissant, doive être séparée de tous les travaux accessoires et hétérogènes, il serait à souhaiter, pour le
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succès de la bonne ca·u se non moins que pour la précision des idées, que le gouvernement des enfants ne restât pas plus longtemps à la èharge de ceux qui ont pour mission d'imprégner de leur regard et de leur activité le fond même des âmes. Cependant, maintenir des enfants en ordre, c'est une charge dont les parents aiment à se débarrasser ; et bien des gens qui se voient condamnés à vivre avec les enfants y trouvent pourtant la partie la plus agréQble de leur tâche, parce qu'elle leur fournit l'occasion de se dédommager en quelque sorte, par l'exercice d'une légère domination, de fa contrainte extérieure. Aussi serait-on tenté de dire à !'écrivain, qui n'en parlerait point dans une pédagogie, qu'il n'entend rien à l'éducation. Et en effet il serait obligé de se faire luimême C!e reproche, car autant il est peu profitable aux occupations différentes dont j'ai parlé plus haut d'être toutes et absolument réunies, autant il est impossible, dans la pratique, de les séparer tout à fait. Un gouvernement qui veut se satisfaire à lui-même sans faire de l'éducation étouffe l'âme; mais par contre une éducation qui se désintéresserait des désordres des enfants ne connaflrait même pas les enfants. On ne saurait du reste faire une heure de classe en négligeant de tenir d'une main ferme quoique douce les rènes du gouvernement. Enfin, pour effectuer ent.re l'éducateur proprement dit et les parents le départ exact de ce qui constitue l'éducation totale des enfants, il faut s'efforcer de régler convenablement, de part et d'autre, les rapports auxquels les amène l'aide qu'ils se prêtent mutuellement.
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I
BUT DU GOUVERNEMENT DES ENFANTS
A sa naissance l'enfant n'a pas encore de volonté; il est par conséquent incapable de toute relation morale. Les parents peuveut donc, soit de leur propre initiative, soit pour répondre aux exigences de la société, s'emparer de lui comme d'une chose. Ils savent fort bien, sans doute, que dans cet être qu)ls traitent à l'heure acluelle selon leur bon plaisir et sans lui en demander l'autorisation, il se révélera, avec le temps, une volon~é dont il..faudra o.voir fait la conquête, si l'on veut éviter les inconvénients d'une lutte inadmissible de pa-rt et d'autre. Mais il s'écoulera du temps jusque-là ; ce qui se développe tout d'abord chez l'enfant, ce n'est pas une volonté véritable, capable au besoin de se décider, mais simplement une fougueuse pétulance qui l'entraîne tour à tour dans tous les sens ; ce n'est qu'un principe de désordre, il blesse les institutions des adultes et n'est pas sans exposer à divers dangers la personnalité future de l'enfant lui-même. Il faut réduire cette pétulance, sinon il faudrait rejeter la faute de ce désordre sur ceux qui ont charge de faire vivre l'enfant. Mais toute soumission ne s'obtient que par la force; et il faut que cette force soit juste assez puissante et s'exerce assez de fois pour qu'elle réussisse complètement, avant que les traces d'une U'raie volonté s.e manifestent chez l'enfant: ainsi l'exigent les principes de la philosophiE> pratique.
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Mais les germes de cette pétulance aveugle, les appétits grossiers, continuent d'exister chez l'enfant, et même avec les années ne font_que se multiplier et se fortifier. Pour empêcher qu'ils ne donnent' à la volonté qui grandit au milieu d'eux une direction contraire au principe de société, il faut constamment et toujours exercer sur eux une pression très perceptible. · · L'adulte, formé , à la raison, finit to-ujours par . prendre à tâche de se gouverner lui-m~me. Mais il est pourtant des hommes qui n'y réussissent jamais; ceux-là, la société les tient perpétuellement en tutelle ; elle les désigne souvent sous le nom d'imbéciles ('faibles d'esprit) et de prodigues. Il en est d'autres, _ qui développent réellement en eux une volonté contraire aux lois de la société; le conflit est inévitable entre eux et la société, et ils finissent d'ordinaire par succomber devan't les mesures équitables qu'on leur impose. Mais cette lutte est pour la société elle-même un mal moral ; parmi les nombreuses dispositions qu'on peut prendre pour la prévenir, il faut compter le gouvernement des enfants. Comme on le voit,_ le but du gouvernement des enfants est multiple ; tantôt il s'agit de prévenir le mal, pour l'enfant et les autres, dans le présent et l'avenir; tantôt. d'éviter le conflit, en ce qu'il constitue par lui-même un état anormal ; tantôt enfin d'empêcher la collision par laquelle la société, sans y être absolument autorisée, se verrait contrainte à la lutte. Mais tout cela veut dire, en dernière analyse, qu'un tel gouvernement n'a pas de but à atteindre dans l'âœ.e de l'enfant et n'a d'autre prétenti~n que d'éta-
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blir l'ordre. Toutefois on sous peu qu'il ne saurait pourtant en aucune façon se désintéresser de la culture de l'âme enfantine. ·
remarquera
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II
PROCÉDÉS DU GOUVERNEMENT DES ENFANTS
Le premier procédé de tout gouvernement, c'est la menace. E,t tout gouvernement s'y p.eurte à deux écueils: d'une part il y a des natures vigoureuses qui méprisent toute menace et osent tout, pour pouvoir tout pouvoir ; d'autre part il en existe, et en bien plus grand nombre, qui sont trqp faibles pour se pénétrel' de.la menace et chez lesquelles le désir produit des lézardes jusque dans la crainte. On aura beau faire : on ne pourra jamais écarter cette double incertitude du succès. · On aurait vraiment mauvaise grâce à déplornr les cas peu fréquents où !e gouvernement des enfants se heurte au premier écueil, tant qu'il n'est pas trop tard pour faire contribuer des circonstances si favorables à l'éducation proprement dite. Mais la faiblesse, la nature oublieuse et la légèreté de l'enfant nous réduisent à compter si peu sur la seule menace, que depuis longtemps on a regardé la surveillance comme le moyen dont le gouvernement des enfants puisse se . passer moins encore que toute autre espèce de gouvernement. C'est à peine si j'ose exprimer franchement mon opinion sur la surveillance. Tout àu moins je serai
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bref et pas trop pressant, pour que parents et éducateurs n'aillent pas attribuer sérieusement à ce livre une importance suffisante pour le rendre nuisible. Peut-être ai-je eu le malheur d'apprendre, par des exemples trop nombreux, l'effet que produit finalement dans les écoles publiques une surveillance trop rigoureuse; peut-êLre encore suis-je trop féru,en ce qui concerne les moyens de proLéger la vie et la santé physique, de cette idée que, pour devenir des hommes, !es enfants et les jeunes gens doivent être exposés au danger. Qu'il me suffise donc de rappeler brièvement ce qui suit: une surveillance minutieuse et constante est fout aussi ennuyeuse pour le surveillant que pour la personne surveillée, et tous déux font d'ordinaire assé.tut de ruse pour l'éluder et s'en débarrasser à toute occasion ; au fur et à mesure qu'elle est exercée le besoin s'en fait davantage sentir, si bien q~'en fin de compte le moindre moment d'interrup- · tion fait craindre les plus grands ~angers; en outre, elle empêche les enfants de prendre conscience d'euxmêmes, de s'essayer et d'apprendre mille choses qu'il est à tout jamais impossible de faire entrer dans un système pédagogique et qui ne sauraient être trouvées que par des recherches personnelles; enfin, pour toutes ces raisons le caractère, qui doit sa formation uniquement à l'action résultant de la volonté · personnelle, ou bien demeurera faible ou bien sera faussé, suivant. que l'enfant surveillé aura trouvé plus ou moins d'échappatoires. Ceci s'applique à la surveillance longtemps continuée, mais ne s'applique guère aux premières années, ni dava.ntage à des périodes relativement courtes, où un danger particulier peut, il est vrai, faire de la surveillance le plus strict
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des devoirs. Pour de pareils cas, qui seront à 1 considérer comme des exceptions, il faut choisir les surveil/ lants les plus consciencieux et les plus infatigables, et non pas de véritables éducateurs: on ferait appel à ces derniers d'autant plus mal à propos qu'ils ne trouveraient guère,je le suppose, dans ces cas l'occasion d'exercer leur art. Mais si vous voulez faire de la surveillance une règle absolue, alors n'exigez de ceux qui ont grandi sous une pareille. contrainte ni adresse, ni force d'invention, ni audace, ni assurance, mais attendez-vous à trouver des hommes qui s'en tiendront toujours à la même température et n'aimeront rien autant que vivre dans une succession indifférente d'occupations prescrites, se dérobant à tout ce qui est élevé ou sort de l'ordinaire, pour s'adonner à tout ce qui est vulgaire et ne réclame aucun effort. Ceux qui seront ici de mon avis devront bien se garder, cependant, de croire que le simple fait de· laisser vagabonder leurs enfants sans smveillance, sans éducation ni culture, les autorise à dire qu'ils forment de grands caractèrt'!s ! - L'éducation est un grand ensemble d'efforts ininterrompus, qui demande à être, du commencement à la fin, exactement poursuivi : il ne sert à rien de prévenir quelques défauts isolés. Il se peut que je me rap'}:lroche à nouveau des autres pédagogues en passant maintenant aux auxiliaires que le gouvernement des enfants doit se ménager dans leurs propres âmes, je veux dire l'autorité et l'amour. L'autorité fait plier l'esprit; elle en contrarie le mouvement propre; et dans ce sens elle peut être excellente pour étouffer une volonté naissante, sur le point de prendre une mauvaise conformation. C'est
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chez les natures les plus vives qu'elle est surlout indispensable: celles-ci en effet s'essaient à la fois dans le bien et le mal, et poursuivent le bien à moins ·qu'elles ne se perdent dans le mal. - Mais l'autorité ne se laisse conquérir que par la supériorité de l'esprit; et celle-ci, comme on sait, ne se laisse pas ramener à des prescriptions; il faut qu'~lle existe par elle-même indépendamment de toute éducation. Une action logique et étendue doit s'exercer ouvertement, poursuivre sa propre voie sans détours, attentive aux circonstances, mais sans se soucier de l'approbation ou de la désapprobalion d'une volonté plus . faible. Si, par manque de culture, l'enfant étourdi empiète sur les sphères défendues, il faµdra lui faire sentir les dégâts qu'il pourrait occasionner; s'il était pris du mauvais désir de vouloir nuire, il faudrait sévèrement châtier l'intention qui s'est traduite en action ou aurait pu le faire ; mais on dédaignera d'attacher de l'importance à la volonté mauvaise ni à l'offense qu'elle implique. Quant à blesser par la profonde désapprobation qui lui convient la mauvaise intention, que le gouvernement des enfants comme aussi cel.ui de l'Etat est impuissant" à punir, c'est déjà l'affaire de l'éducation dont la tâche ne peut commencer ici qu'au moment où cesse le gouvernement. -=. L'exercice de l'autorité conqPise demande qu'on porte ses regards au delà du gouvernement jusq-ue sur l'éducation proprement dite; en effet, bien qu'il ne résulte, pour la formation de l'esprit, nul intérêt immédiat de la soumission passive à l'autorité, il n'en est pas moins vrai qu'il en découle une limitation très importante ou un élargissement considél'able du cercle d'idées, dans lequel l'élève pourra plus
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tard se mouvoir avec plus de liberté et s'établir en pleine indépendance. L'amour repose sur l'harmonie des sentiments et sur l'habitude. D'où il est facile de comprendre à quelles difficultés doit se heurter l'étranger qui veut le conquérir. Il ne le gagnera certainement pas, celui qui s'isole, qui le prend souvent sur un ton très haut, et affecte des manières me1Squines et trop calculées . Il ne le gagnera pas davantage celui qui verse dans la vulgarité et qui, dans les occasions où il doit se montrer complaisant sans rien perdre de sa supério rité, est à l'affût d'un plaisir personnel en partageant celui des ~fants. L'harmonie des sentiments exigée pour l'amour peut s'établir de deux façons : ou bien l'éducateur entre dans les sentiments de l'élève et s'y rallie avec une délicatesse suprême, sans jamais en parler ; ou bien il prend soin de se rendre luimême, d'une certaine manière, accessible à la sympathie de l'enfant. Ce dernier procédé est plus difficile, et il faut pourtant le combiner avec le précédent, parce que l'élève ne peut apporter de l'énergie propre à ces relations que s'il lui est possible de s'occuper d'une façon quelconque de son éducateur. Mais l'amour de l'enfant est éphémère et passager, si l'habitude ne s'y ajoute pas en proportion suffisante. Le temps, une sollicitude assidue, le tête-à-tête, ~ ·oilà ce qui donne de la force aux rapports dont nous parlons. Inutile de dire à quel point l'amour, une fois conquis, facilite le gouvernement; mais il est tellement important pour l'éducation proprement dite, car c'est lui qui communique à l'élbe la direction d'esprit de l'éducateur - qu'il faut très vivemer,it blâmer tous ceux qui, pour se donner à eux-m~mes -
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des preuves égoïstes de leur empire sur les enfants, aiment à s'en servir, même au détriment de leurs élèves. C'est le père qui dispose de l'autorité la plus natu-~elle; tout le monde lui obéit, tous s'adressent à lui, c'est lui qui règle et modifie l'organisation des affaires domestiques, ou plutôt la mère les fait en quelque sorte converger vers lui, le maître; car c'est chez lui qu'éclate le plus manifestement la supériorité de l'esprit à laquelle il est réservé de provoquer- par , quelques paroles de blâme ou d'approbation, le découragement ou la joie. Mais c'est chez la mère que l'amour est le plus naturel; c'est elle qui, au milieu de sacrifices de toute sorte, étu<lie et apprend à comprendre mieux que personne les besoins de l 1enfant; c'est elle q\li, entre elle-mêm,e et l'enfant, prépare et forme un langage, bien avant que d'autre& personnes aient trouvé le être ; c'est elle moyen de communiquer avec le petit _ qui, favorisée en cela par la délicatesse innée de son sexe, sait trouver si facilement le ton qui s'harmonise avec les sentiments de l'enfant; et la douce puissance de ce ton produira toujours son effet, tant qu'on n'en fera pas abus. Si donc l'autorité èt l'amour sont les meilleurs moyens de maintenir chez l'enfant l'effet de la toute première soumission, autant du moins que le gouvernement sera nécessaire par la suite, il s'en suivra peut-être que c_ gouvernement reslera le mieux entre e les mains de ceux à qui la nature l'a c0nfié; .tandis que l'éducation proprement dite, et notamment la culture de l'esprit et de la pensée, ne pourra vraisemblablement être faite que par des pel'sonnes que
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leurs occupations spéciales amènent à parcourir en tous sens le vaste champ des idées humaines et à en discerner, avec autant d'exactitude que possible, les hauteurs et les profc;mdeurs, les pics escarpés et les régions plates. ~lais puisque l'autorité et l'amour ont, par ricochet, une telle influence sur l'éducation, celui qui a pour mission deformerlesidées ne devra pas avoir la présomption de s'acquitter tout seul, et à l'exclusion des parents, de cette tâche à laquelle il se trouve appelé, avec certaines restrictions d'ailleurs, par la confiance d'aukui ; il enrayerait ainsi dans leur action des forces qu'il ne lui serait pas facile de remplacer. Mais si le gouvernement des enfants doit être confié à d'autres personnes qu'aux parents,· il importe de l'orgirniser de façon à le rendre aussi facile que possible. Or ceci dépend du rapport qui existe entre le besoin de mouvement des enfanls et les limites dans lesquelles il peut s'exercer. Dans les villes les enfanls peuvent causer une foule d'ennuis à bien des gens : on est obligé de les renfermer dans des barrières très étroites, et cela d'autant plus que leur mobilité est vivement excitée et augmentée par l'exemple même que tant d'enfants se donnent réciproquement. C'est pourquoi le gouvernement n'est nulle part plus difficile que dans les établissements des villes; on les /appelle bien des maisons d'éducation, mais l'expression ne paraît guère être juste; en effet, que peut-il advenir de l'éducation là où le gouvernement seul est déjà si difficile ? A la campagne, au contraire, les établissements pourraient mettre à profit l'espace plus grand dont ils disposent, si là encore.la responsabilité qu'entraîne la réunion de tant d'élèves ne conseillait trop ~ou vent des mesures trop minutieuses qui, pour parer
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à des inconvénients incertains, causent le mal le plus certain et le plus général. - Mais c'est avec infiniment de raison que les éducateurs ont songé depuis fort longtemps à offrir-aux enfants une foule d'occupations agréables et inoffensives, dans le but de fournir un dérivatif à ce besoin de mouvement qu'il est difficile d'endiguer. On a tant dit à ce sujet que je puis bien m'abstenir d'en parler. Quand l'entourage est tel que la mobilité de l'enfant trouve d'elle-même la voie où elle puissé s'exercer utilement et à satiété, on a trouvé le milieu où le gouvernement est le plus facile.
III
LE GOUVERNEMENT, RELEVÉ PAR L'ÉDUCATION
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La menace, au besoin sanctionnée par la contrainte, la surveillance qui sait en général ce qui pourrait arriver aux enfants, l'autorité unie à l'amour : - ces moyens pourront assez aisément, et jusqu'à un certain point, nous rendre maîtres des enfants; mais plus la corde est tendue, et plus il faut de force, relativement, pour l'amener tout à fait au ton voulu. L'obéissance ponctuelle, immédiate et de plein gré, r,ette obéissance que les éducateurs cônsidèrent non sans quelque raison comme leur triomphe, qui donc voudrait l'arracher aux enfants par les seules mesures coercitives ou même par la sévérité militaire? On ne peut raisonnablement la rattacher qu'à leur propre volonté; mais celle-ci ne _§aurait être le résultat que d'une éducation véritable, assez avancée déjà.
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Si l'on admet que l'élève a déjà le vif sentiment du profit que lui vaut la direction morale et du dommage que lui 9ccasionneratt la disparition et même toute diminution de cette direction, on peut alors lui représenter qu'on a besoin, pour la lui continuer, d'établir entre lui et l'éducateur un rapport très solide, sur lequel on puisse toujours compter, et grâce auquel on puisse hardiment escompter une docilité instantanée au moment même où l'on aurait quelques raisons de l'exiger. Il n'est nullement question ici d'une véritable obéissance aveugle, qui n'est compatible avec aucune relation sociale. Mais il existe p~tout des cas où un seul peut décider, et où tous les autres doivent lui obéir sans la moindre protestation, à la condition ' toutefois qu'à la première accalmi.e on leur explique le pourquoi de la décision prise et qu'ainsi l'orch:e donné aille au-d_ vant de la critique future des subore donnés; c'est donc parce que la subordination leur paraît, en ces cas, une nécessité évidente que ces derniers concèdent à leur chef momentané un droit qu'il ne s'arrogerait pas de sa propre autorité. Il en va de même dans l'éducation. Et plus que tout autre l'éducateur étr"anger se compromet absolument, quand il semble s'arroger une domination qui ne serait pas une émauatiQ.R du pouvoir paternel ou q1:1.'il ne tiendrait pas du libre consentement de son élève.
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IV
CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES SUR L'ÉDUCATION PROPREMENT DITE DANS SES RAPPORTS AVEC LE GOUVERNEMENT.
L'éducation proprement dite, ·elle aussi, connaît quelque chose qui peut s'appeler contrainte; tout en n'.étant jamais dure, elle est parfois très sévère. Son moyen extrême est le simple mot : je veux, qui trouve bientôt son équivalent dans la simple expression : je désire, sans autre addition; il fa.i.t donc montrer beaucoup de discrétion dans l'emploi de ces deux formules. Elles demandent en effet à l'élève quelque chose qui ne peut être que l'exception : qu'il renonce à avoir communication des motifs et à les peser d'accord avec son éducateur. Elles indiquent donc chez l'éducateur une étrange et fâcheuse disposition d'esprit, dont il faut rechercher les causes extraordinaires afin de les faire disparaître. L'éducation se fait tout aussi oppressive, bien que d'une façon moins subite, quand on s'acharne à demander à l'enfant ce qu'il fait absolument à contrecœur, et à ne jamais tenir le moindre compte de ses désirs. Dans ce cas, comme .du reste dans le précédent, elle invoque tacitement et s'il le faut ouvertement le pacte conclu : nos relations n'existent et ne subsistent qu'à telle ou telle condition. Il est clair que cela n'a pas de sens, si l'éducateur n'a pas su se créer une certaine situation libre vis-à-vis de l'élève. C'est à ce même ordre d'idées ·que se rattache le
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retrait des signes habituels de satisfaction et d'approbation. _ t ceci suppose à son tour qu'en règlJ généE rale l'élève, en tant qu'homme, est traité avec toute l'humanité voulue, et même, s' il est aimable, avec toute l'affection et tout l'attachement qu'il mérite. Mais cela suppose encore chez l'éducateur une qualité d'un ordre supérieur : le sentiment de tout ce que l'humanité et la jeunesse peuvent avoir de beau et d'attrayant. L'homme mélancolique chez qui ce sentiment s'est émoussé fera mieux d'éviter la jeunesse; elle ne saurait même pas le regarder avec toute l'indulgence qu'il mérite. Seul_ celui qui est capable de beaucoup recevQ.ir et par suite de beaucoup rendre, peut beaucoup retirer et par cette pression dir.i ger à sa guise l'humeur et l'attention de la jeunesse. Mais il ne la dirigera pas sans lui sacrifier en majeure partie la liberté de sa propre humeur. Comment voudrait-il, tout en gardant toujours une froide impassibilité, produire chez l'enfant, qui marche seul au grand jour de l'insouciance et de l'épanouissement constant de ses forces physiques, les nuances délicates des émotions morales, sans lesquelles il ne saurait y avôir ni vive sympathie, ni goot épuré, ni même véritable pénétration, ni esprit d'observation? Elles sont bien rares les natures capables de s'arracher d'elles-mêmes à cette-platitude qui n'est autre chose que ce que nous appelons vulgarité; bien rares encore celles qui peuvent acquérir, sans qu'illeur soit communiqué par autrui, l'esprit de discernement dont le rôle est de former à l'intérieur comme à l'extérieur. Il faut donc que l'éducateur secoue et éveille l'enfant> en cfiscernant ce qu'il y a en lui ; il faut qu'il lùi renvoie son image, douée de la force d'extension et ·de résistance
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qui pousse et aiguillonne l'homme adonné à sa propre culture. Celte force, où la trouverait-il, sinon dans sa propre âme agitée? -Ressentir à son tour ce qu'éprouve l'éducateur, quand ces sentiments et d'autres encore se manifestent chez l'enfant: voilà lepremier pas pour ;ortir de la grossièreté, le bienfait le plus immédiat de l'éducation. Mais pour le pressentir, il faut une modification douloureuse des propres sentiments ; cette modification ne convient plus à l'homme mûr, elle ne sied nalurèllement qu'à celui qui se trouve , encore lui-même dans la période de la Lulle pour la culture. C'est pourquoi l'éducation est l'aüaire des hommes jeunes, qui sont à l'âge où l'on est le plus sensible à la propr~ critique. Et alors, c'est en effet pour l'éducateur un adjuvant excellent, lorsqu'il jette les yeux sur un âge qu'il a eu, lui aussi, d'avoir devant lui cette plénitude intégrale de capacité humaine, en même temps que lui est impartie la mission complète de faire du possible une réalité et de faire, à la fois, l'éducation de l'enfant et la sienne propre. Cette sensibilité ne peut que disparaître avec le temps, soit qu'el_le ait trouvé satisfaction, soit que l'espoir vienne à sombrer et qu'on soit pressé par les affaires. Avec elle disparaissent la faculté et le goût de l'éducation. Ce sont les circonst,ances qui décident s'il faut parler beaucoup ou peu pour exprimer les mouvements de sa propre âme. Une âme fermée qui ne s'épanche.: rait jamais en paroles, un organe sans souplesse, ignorant les tons élevés ou bas, un langage dépourvu de variété dans'les tournures et incapable d'exprimer le mécontentement avec dignité et l'approbation avec une joyeuse cordialité : voilà ce qui arrêterait la meilleure volonté et mettrait dans l'embarras le sentiment
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le plus délicat. Il y a beaucoup à parler dans l'éducation, bien des fois il faut improviser; ces improvisations peuvent bien se passer d'ornements et d'art, mais elles ne sauraiept être complètement dénuées de forme. Combien de fois il faut <le l'énergie sans que cependant il y ait dureté! Où la trouver sinon dans quelque tournure inattendue ; dans une gravité qui augmente graduellement et inspire de l'inquiétude, parce qu'on ne sait jusqu'où elle ira; dans des mesures qui créent ou détruisent et laisseront le souvenir de l'espoir déçu ou de l'espoir réalisé? La personnalité rent:re en elle-même: elle s'arrache en quelque sorte à une situation fâcheuse, qui semblait la narguer. Ou bien elle ressort, elle s'élève au-dessus de la mesquinerie où elle se sentait trop à l'étroit. L'élève voit épars les liens rompus: par ~a pensée il se reporte au passé, va vers l'avenir; il entrevoit le vrai motif ou le vrai moyen; .et dès qu'il est prêt à comprendre et à rétablir ce qui se trouve détruit, l'éducateur accourt au devant de lui, dissipe l'obscurité, aide à renouer les liens brisés, à aplanir les difficultés, à fixer les irrésolutions. - Mais ces expressions sont trop générales, trop figurées : cherchez vous-mêmes des exemples pour les éclaircir. Surtout pas de longues bouderies, pas de gravité étu1iée, pas de taciturnité mystique! Et par-dessus tout, pas de feinte amabilité ! La droiture doit rester à Lous les mouvements de l'âme, quelle que soit la variété de leurs directions. Nombreuses seront les expériences que l'enfant devra faire a:~c son éducateur.' avant ?'envoi~· rés~!- _.. ., ..-.~-ll'=;·; j ter cette docilité souple et délicate qm ne doit pom~·~ ~ 4 ~ .~\ \
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avoir d'autre source que la connaissance et le ménagement de sa sensibilité. Mais à la première manifestation de cette docilité la conduite de l'éducateur devra se faire plus égale, plus uniforme, il faut qu'il · évite cette double suspicion : qu'on ne peut nouer avec·lui des ra.p ports solides, qu'on ne peut en toute sécurité se rêposer sur son cœur.
�CHAPITRE II
De l'éducation proprement dite.
L'art de troubler la paix d'une âme enfantine, de s'attacher cette âme par la confiance et l'amour, pour l'opprimer et l'exciter à volonté et la ballotter avant le temps dans l'inquiétude des années à venir, serait le plus haïssable de tous les arts mauvais, s'il n'avait à atteindre un but qui. pourrait servir d'excuse à de tels moyens aux yeux justement de celui dont on aurait à craindre semblable reproche. « Tu m'en sauras gré plus tard?» dit l'éducateur à l'enfant qui pleure; cet espoir seul peut d'ailleurs l'excuser de faire ainsi verser des larmes. Qu'il se garde, dans une sécurité trop grande, d'employer trop souvent des moyens trop énergiques I Toutes les bonnes intentions ne sont pas payées de reconnaissance, et c'est être mal placé que d'être dans la catégorie de ceux qu'un zèle malencontreux porte à voir des bienfait.s là où ùn autre ne ressent que du mal ! De là cet avertissement: Pas trop d'éducation ! Et il faut aussi s'abstenir de faire inutilement appel à ce pouvoir ' qui fail plier l'enfant dans un sens ou dans
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1:autre, opprime le caractère et trouble la gaieté. Car on trouble en même temps, pour l'avenir, le gai souvenir de, l'efifance, la joyeuse reconnaissance, la seule qui reconnaisse vraiment ! Préférerons-nous donc ne pas faire d'éducation du tout? nous bornerons-nous à gouverner et réduironsnous même ce gouverI)emen t au stri-ct nécessaire? - , Si tout le monde veut être sincère, beaucoup de voix se prononceront en ce sens. Une fois de plus on nous vantera l'Angleter.re; mais dès qu'on aura commencé ce manèg_e, on saura même excuser le manque de gouvernement, qui,dans cette ile fortunée, autorise des licences si diverses aux jeunes gens de condition. Mais évitons toute discussion I Pour nous la seule question est la suivante : Pouvons-nous discerner à l'avance, parmi les bals de l'homme futur, cellx qu'il nous saura gré an jour d'avoir de bonne heure saisis _ à sa place el poursuivis en lui-même. Alors il n'est point besoin d'autres raisons; nous aimons les enfants et c'est l'homme que nous aimons en eux; l'amour n'aime pas les hésitations., pas plus, qu'il n'attend des impératifs catégoriques.
I
LE BUT DE L ÉDUCATION EST-IL SIMPLE OU MULTIPLE?
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La recherehe de l'unité scientifique amène souvent les penseurs à vouloir artificiellement unifier ou déduire l'une de l'autre des choses qui, par leur nature, sont mulLioles et coexistantes. N'a-t-on pas été en
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trainé à cette aberration de faire de l'unité de ia science l'unité des choses, et de les postuler l'une avec l'autre? - De telles erreurs ne touchent pas la pédagogie; mais d'autant plus se fait sentir le besoin de pouvoir condenser en une seule iaée, d'où puisse sortir l'unité du plan et la force concentrée , un ensemble aussi complexe, aussi vaste, et pourtant si étroitement lié dans toutes ses parties que l'éducation. Si donc l'on envisage le ré::,u~~:ü que doivent donner les recherches pédagogiques pour être complètement utiles, on est poussé, dans l'intérêt de l'unité dont ce résultat ne saurait se passer, à réclamer et à présupposer également l'unité du principe d'où on espère le voir découler< Mais alors il y a deux (trois) choses qu'il faut envisager : 1 ° dans le cas où un tel principe existerait, connaît-on la méthode pour échafauder une science sur un principe? - 2° Ce principe, si, par hasard il existe, donne-t-il réellement toute la science? - 3° Cette construction de la science et cette conception qui la donne, sont-elles les seules bonnes ou bien en existe-t-il d'autres encore, moins appropriées peut-être, mais tout aussi naturelles, et que par conséquent on ne saurait entièrement éliminer? Dans un mémoire imprimé à la suite dela deuxième édition de mon ABC de l'intuition, j'ai traité, d'après la méthode qui me semblait requise à cet endroit, le but suprême de l'éducation: la moralité. Je demanderai très humblement à mes lecteurs d'établir une comparaison très serrée entre le travail présent et le mémoire indiqué, tout l'ancien ouvrage même ; je me vois du moins obligé -de faire une supposition de ce genre, pour pouvoir éviter des redites. - Pour l'intelligence exacte dudit mémoire, il s'agit avant tout
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de bien saisir en quels rapports la culture morale se trouve avec les autres parties de la culture, c'està-dire, comment elle les présuppose comme des conditions absolument indispensables à sa propre production certaine. Des gens non prévenus reconnaîtront sans difficulté, je l'espère, que le problème de la culture morale n'est pas un fragment qui se puisse séparer de l'ensemble de l'éducation, mais qu'il se trouve en un rapport néi:-essaire et très étendu avec les autres préoccupations de l'éducation. Mais le mémoire même peut montrer que ce rapport pourtant ne s'applique pas exactement et à un tel point à toutes les parties de l'éducation, que nous ne devions nous occuper de ces autres parties que dans la mesure où elles entrent dans ce rapport. ·Tout au contraire, il est d'autres idées, relatives à la valeur immédiate d'une éducation générale, qui se présenwnt avec force et que nous n'avons pas le droit de sacrifier. En conséquence, la conception qui accorde à la moralité le premier rang est bien, à mon avis, le point de vue essentiel de l'éducation, sans en être pourtant le seul, celui qui renferme tout en lui. Ajoutez à cela que l'enquête amorcée dans le dit mémoire, si 'l'on voulait la conduire à bonne fin, passerait forcément au beau milieu d'un système philosophique complet. Mais l'éducation n'a pas le temps d'attendre que les recherches philosophiques arrivent à des résultats absolument nets, chose fort _ outeuse d'ailleurs . Il faut plutôt souhaiter que la d pédagogie se maintienne a,utant que possible indépendante des dôutes philosophiques. Pour toutes ces raisons j'adopte ici une voie qui sera plus aisée et moins trompeuse pour les lecteurs ; au point de vue
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de la science elle touchera plus immédiatement tous les points; toutefois elle n'est pas avantageuse pour approfondir et réunir finalementl'ensemble, parce que l'éparpillement des considérations laissera toujours quelques traces et qu'il manqÛe toujours quelque chose à l'union la plus parfaite d'éléments divers: Ceci s'adresse à ceux qui se sentent' appelés à se prononcer en juges, ou plutôt à construire eux-mêmes, et par leurs propres ressources, une pédagogie. L'unité du but pédagogique ne peut nullement découler de la nature même de la chose, précisément parce que tout -doit dériver de cette unique pensée : L'éducateur représente auprès de l'enfant l'homme fular; les buts que l'enfant devenu adulte se fixera plus tard lui-même sont par ç_onséquent ceux que l'éducateur doit pour le moment fi;t;er à ses ·efforts; il doit préparer l'esprit de l'enfant à les poursuivre un jour avec facilité. Il ne doit en rien débiliter l'activité de l'homme futur; il se gardera donc de la fixer d'ores et déjà sur certains points particuliers, comme aussi de l'affaiblir en la dispersant. Il ne doit rien laisser perdre ni en force ni en étendue, qu'on puisse lui réclamer plus tard. Quelle que soit la facilité ou la difficulté de pareille tâche, un point est certain : puisque les aspirations de l'homme sont multiples, les préoccupations de l'éducation le sont forcément. Cela ne veut pas dire toutefois que les éléments multiples de l'éducation ne puissent aisément être subordonnés à un ou plusieurs principes fÔrmels (t).
(1) Au point de vue scientifique, je dois probablement faire remarquer ici que des principes et des formules auxquels on peut simplement subordonner des éléments divers sans qu'ils en découlent avec une rigoureuse nécess ité, ne sont pas pour moi des principes.
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Au coniraire, l'empire des buts fut~rs de l'élève se subdivise immédiatement en deux provinces: la première comprend les buts purement possibles qu'il voudrait peul-être atteindre un jour et poursuivre autant qu'il lui plairait; la deuxiènîe, totalemen't distincte de la précédente, renferme les buts nécessaires qu'il ne pourrait jamais se pardonner d'avoir négligés. · En un mot: le but de l'éducation se divise d'après les buts qui relèvent du libre choix (non pas de l'éducateur, ni de l'enfant, mais de l'homme futur) et les buts qui sont déterminés par la moralité. Ces deux rubriques principales se présentent immédiatement à quiconque veut bien se rappeler les plus connus des principes fondamentaux Je la morale.
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II
MULTIPLICITÉ DE L'INTÉRÊ:T. FORCE DE CARACTÈRE DE LA MORALITÉ
Comment l'éducateur peut-il à l'avance faire siens les buts futurs, purement possibles, de son élève? Le côté objectif de ces buts ne dépend que du libre choix et ne présente donc· aucun intérêt pour l'éducateur. Seul le vouloir de l'homme futur luimême, et par suite la somme des exigences que dans et par ce vouloir il élèvera à son propre égard, fait l'objet de la. bienveillance de l'éducateur : et la force, le plaisir original, l'activité, avec lesquels le premier devra satisfaire à ses propos exigences, voilà ce qui fait pour le second l'objet d'un jugemei:it basé sur
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l'idée de perfection. Ce qui nous occupe ici ce n'est donc pas un certain nombre de buts particuliers (il nous est du ~este impossible de les connaitre d'avance), mais plutôt, dans son ensemble, l'activité de l'homme qui se développe, - la quantité de force vive et d'activité immédiates qu'il recèle. Plus cette quantité est grande, plus elle est pleine, étendue, intimement harmonieuse, et plus elle est parfaite et offre de sécurité à notre bienveillance~ Mais il ne faut pas que la fleur brise son calice; la richesse ne doit pas dégénérer en faiblesse par l'excès de la dispersion à trop d'objets. - Depuis fort longtemps la société humaine a cru devoir établir la division du travail, pour que chacun puisse faire bien ce qu'il fait. Mais plus le travail est limité, divisf, et plus multiple est ce que chacun reçoit de tous les autres. Or, puisque la réceptivité intellectuelle est basée sur l'affinité des esprits et celle-ci sur des exercices intellectuels similaires, il va de soi que · dans le domaine supérieur de l'humanité proprement dite il ne faut pas isoler les travaux jusqu'à provoquer une ignorance réciproque. Tous doivent être amateurs en tout, virtuoses en une spécialité. Mais la virtuosité particulière est affaire de libre choix ; la réceptivité multiple, au contraire, qui ne peut résulter que des essais multiples faits par l'effort personnel de chacun, est affaire d'éducation. Aussi nous indiquons comme la première partie du but de la pédagogie la multiplicité de l'intérél, qu'il faut distinguer -de ce qui en est l'exagéràtion, je veux dire la multiplicité de l'occupation. Et puisque, parmi les objets du vouloir, parmi les diverses directions même, il n'en est aucune qui nous intéresse plus que l'autre,
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nous ajouterons encore, pour que personne ne soit froissé de voir la faiblesse à côté de la force, un mot à notre définition et nous aurons: intérêt muitiple el_ également réparti. De cette façon nous en arrivons à la signification de l'expression courante: développement harmonique de loufes les f acullés ; mais encore faudrait-il se demander ici ce que l'on entend par pluralité des facultés de l'âme et ce- que signifie l'harmonie de facultés différentes? Comment l'éducateur doit-il faire sien le but nécessaire de l'élève? Comme la morale réside uniquement dans le vouloir personnel consécutif à une compréhension juste, il est évident, tout d'abord, que l'éducation morale n'a pas à produire une certaine forme extérieure des actions, mais à développer dans l'esprit de l'élève le discernemenl ainsi que le vouloir qui doit y correspondre. Les difficultés métaphysiques inhérentes à cette dernière tâche, je les passe sous silence. Quiconque sait éduquer les oublie; et celui qui ne peut les surmonter, il lui faut, préalablement à la pédagogie, une métaphysique; le résultat de ses spéculations lui montrera si oui ou non l'éducation peut être pour lui chose possible. -Si je jettè un coup d'œil sur la vie, je vois bien des gens pour qui la morale est une gêne, et fort peu qui y trouvent un principe de vie. La plupart ont un caractère exclusif de toute bonté, leur plan 'de vie n'est que pour leur bon plaisir; le bien, ils le font à l'occasion, et ils évitent volontiers le mal lorsque le mieux les mène au mème but. Les principes de morale leur semblent ennuyeux, parce qu'il n'en résulte pour eux
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que de temps à autre une entrave mise au flux de leurs idées; bien plus; tout ce qui heurte cette entrave, ils l'accueillent de grand cœur; le jeune étourdi a leur sympathie, si ses fautes dénotent quelque force ; et au fond d'eux-mêmes ils pardonnent tout ce qui: n'est ni ridicule ni perfide. Si l'éducation morale n'a d'autre but que de faire entrer l'élève dans la catégorie de ces gens-là, nC?tre tâche est facile; nous n'avons qu'à veiller à ce qu'il ·grandisse sans être ni taquiné, ni offensé, dans le sentiment de sa force, et reçoive certains principes d'honneur, faciles à imprimer, parce qu'ils montrent l'honneur non point comme une acquisition pénible, mais comme un bien dont la nature nous a dotés et qui ne demande à être sauvegardé et revendiqué que dans certaines occasions et d'après des formules conventionnelles. - Mais qui nous garantit que l'homme falur ne recherchera pas le bien lui-même, pour en faire l'objet de sa volonté, le but de sa vie, la règle de son auto-critique ? Qui nous meL à l'abri de la sévérité qui dans ces conditions iombera sur nous? Qu'adviendrait-il s'il nous demandait pour quelle raison nous avons osé devancer le hasard qui peul-être eüt amené de meilleures occasions d'élever l'esprit dans son essence intime, et n'aurait certainement pas donné l'illusion de l'éducation? - On a des exemples de cette sorte! Et il y a toujours un certain danger à se faire l'homme d'affaires d'autrui, quand on n'a pas envie de bien s'acquitter de sa mission. Et quand il s'agit surtout d'un homme aux principes de morale rï'goureux, personne probablement n'encourrait une condamnation aussi sévère que celui qui s'est arrogé, à son égard, une influence capable de le rendre pire.
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Voici donc quel est tout le but de l'éducation morale : faire en sorte que les idées du juste et du bien deviennent, dans toute leur rigueur et leur pureté, lés objets réels de la volonté, veiller à ce que le fond intrinsèque et effectif du caractère, l'essence intime · de la personnalité se détermine conformément à ces idées, à l'exclusion de tout autre choix arbitraire. Et bien qu'on ne me comprenne pas tout à fait, quand je me borne à nommer les idées du juste et du bien, la morale s'est pourtant, pour notre plus grand bien, déshabituée des à-peu-près auxquels, naguère, elle se laissait aller parfois sous forme de doctrine du plaisir .. Et par suite l'essentiel de ma pensée est clair.
III
L'INDIVIDUALITÉ DE L'ENFANT CONSIDÉRÉE COMME POINT D"J:NCIDENCE
L'éducateur vise au général, mais l'enfant est un individu particulier. Sans faire de l'âme un mélange de facultés diverses, ni faire du cerveau un composé d'organes capables d'apporter à l'esprit une aide positive et de le décharger peut-être d'une partie de son travail, il faut bien laisser subsister .sans contestation et dans toute leur importance les expériences, d'après lesquelles l'êLre iritellectùel, suivant qu'il réside dans telle ou telle forme corporelle, rencontre telles et _telles difficultés dans son fonctionnement, ainsi que des facilités correspondantes, relatives.
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Or, si fortement entraînés que nous soyons d'éprouver par des essais la souplesse de ces dispositions, au lieu d'excuser notre paresse par le respect que nous inspire la supériorité de leur force, nous prévoyons cependant que la représentation la plus pure et la plus réussie de Vhumanité ~outrera toujours en même temps un individu particulier; et même nous sentons que l'individualité doit ressortir forcément, pour que l'exemplaire isolé de l'espèce ne paraisse pas insignifiantà côté del 'espèce même et ne s'efface comme chose indifférente; nous savons enfin quel intérêt il y a pour les hommes de voir des individus différents se préparer et se desLiner à des affaires différentes. D'ailleurs, le caractère propre du jeune homme se révèle chaque jour davantage au milieu des efforts de l'éducateur; et ~'est une vraie chance quand l'un ne contrecarre pas directement les autres ou que même, les heurtant de biais, il ne fasse surgir un tiers élément aussi âéplaisant pour l'élève que pour l'éducateur! Cette dernière hypothèse se réalise d'ordinaire chez ceux qui ne savent pas manier les hommes et qui par conséquent ne savent pas prendre chez l'enfant l'homme qui s'y trouve déjà. De tout cela il résulte, pour le but de l'éducation, un objectif négatif, aussi important que difficile à poursuivre : c'est qu'il faut laisser l'individualité intacte autant que possible. Pour ceci il importe avant tout que l'éducateur discerne bien ses propres accidences et remarque soigneusement les cas où lui veut d'une manière tandis que l'élève agit d'une autre, sans que d'un côté ni de l'autr~ il y ait avantage essentiel. Dans ces circonstances, l'éducateur doit immédiatement faire céder son désir personnel, et même,
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si possible, en supprimer jusqu'à la manifestation. Laissons les parents déraisonnables façonner à leur goû.t leurs garçons et leu_rs filles et app1iquer toutes sortes de vernis sur un bois non raboté - vernis qui sera violemment arraché, mais non sans douleur ni· préjudice, lorsque l'élève sera parvenu à l'âge de se gouverner lui-même __.; le véritable éducateur, s'il ne peut rien empêcher, du moins ne se fera pas complice, tout occupé de son propre édifice_pour lequel il trouvera toujours dans les âmes enfantines assez de terrain libre. Il se gardera de se charger d'une besogne qui ne saurait lui valoir de reconnaissance ; il aime laisser s'épanouir tout à l'aise la seule gloire à laquelle l'individualité puisse prétendre, celle d'être fortement accusée, reconnaissable jusqu'à l'excentricité ; pour lui, il met son honneur à ce que dans l'homme qui fut soumis à son bon plaisir l'on retrouve ineffacée la pure empreinte de la personne, de la famille, de la naissance, et de la nation.
IV
DE LA NÉCESSITÉ DE RÉUNIR LES BUTS PRÉCÉDEMMENT DISTINGUÉS
Nous n'avons pu, partant d'un point unique, développer notre plan pédagogique, sans fermer les yeux sur les exigences multiples inhérentes à notre sujet: il nous faut au moins ramener à un point unique ce qui doit être le but d'un plan unique. Autrement, où commencerait notre travail? où finirait-il ? où trouver
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un refuge contre les exigences sans cesse renaissantes des considérations si diverses? Peut-o; avoir apporté de la réflexion dans l'œuvre de l'éducation, sans avoir été frappé chaque jour de l'un·ité de but absolument indispensable? Peut-on songer..à s'occuper d'éducation, sans être effrayé de la multitude des soucis et des devoirs-multiples qui nous atten-dent' ? L'individualité est-elle compatible avec la culture mu-ltiple ? Peut-on ménager celle-là en _développant celle-ci? L 'individu est plein d'aspérités; la culture multiple est unie, lisse, arrondie, car d'après nos exigences elle devrait être formée avec répartition égale. L'individualité est déterminée et limitée ; l'intérêt multiple essaie de se développer dans toutes les directions et doit se donner là où l'autre resterait insensible ou même se montrerait hostile ; il doit se porter sur des objets différents, tandis que celle-là reste tranquille, recueillie en elle-même, pour une autre fois sè manifester avec force. Dans quel rapport l'individualité se trouve-t-elle avec le caractère ? Elle semble se confondre avec lui ou l'exclure absolument. C'est au caractère, en effet, que l'on connaît l'homme, mais c'est au caractère moral qu'on d_ evrait le reconnaître. Or l'individu peu moral ne se reconnaît pas à la moralité, mais au contraire à beaucoup d'autres traits individuels ; et il semble bien que précisément ces traits constituent son caractère. Bien plus ! la difficulté de beaucoup la plus grave gît entre les deux parties principales du but pédagogique même. En effet, comment la culture multiple condescendra-t-elle à se blottir, dans les limites étroites de la moralité ; et d'autre part, comment la
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modestie morale supportera-t-elle, dans son austère simplicit.é, d'être revêtue des couleurs variées d'un rntérêtmultiple? Si jama·is la pédagogie s'avisait de se plaindre que somme toute elle est étudiée et pratiquée avec assez de médiocrité, il lui faudrait s'en prendre à ceux qui, par leurs développements sur la destination de l'homme, nous ont apporté si peu d'aide pour nous évader de la situation ennuyeuse entre deux conceptions appelées, semble-t-il , à s'accorder entre elles. En effet, à force de lever les regards vers la nature ilevée de notre destinéé, nous oublions d'ordinaire °l'individualité et l'intérêt multiple des choses terrestres, jusqu'à ce que ce dernier nous fasse bientôt oublier la première; - et tandis qu'on berè@ la morale pour en faire la croyance à des forces transcendantes, les forces et les ressources réelles restent à la disposition des incrédules qui gouvernent le monde. Quant à rattraper d'un seul coup tout ce qui manque en fait de travaux préliminaires, ce serait une Lâche à laquelle nous ne pouvons songer ici! Nous serions heureux si nous réussissions à mieux faire envisager les points en question. - Notre tâche principale est naturellement d'analyser avec tout le soin voulu les diverses idées principales, c'est-à-dire la culture multiple, l'intérêt, le caractère, la moralité, puisque c'est sur elles que doivent porter tous les efforts que nous nous proposons. Il se peut qu'au cours même de cette analyse les rapports qui les relient se dégagent et s'établissent d'eux-mêmes. Quant à l'individualité, elle est à coup sûr un phénomène psychologique; l'étude en devrait donc être réservée à la seconde partie de la pédagogie mentionnée plus haut, qui aurait à cons-
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truire sur des idées théoriques tout comme la partie présente édifie sur des idées pratiques. Mais nous ne pouvons cependant ici laisser entièrement de côté l'individualité ; il nous en resterait en effet une réminiscence qui nous gênerait sans cesse; et nous serions empêchés de nous consacrer en toute confiance à la méditation des parties essentielles du but pédagogique. Il nous faut donc dès maintenant tenter quelques pas pour concilier l'individualité avec le caractère et la culture multiple; une fois établies ces règles el ces relations, il nous sera loisible â.e les emporter, par la pensée, pour l'étude des livres suivants ; et nous pourrons même nous exercer à considérer les objets de l'éducation sous toutes leurs faces, sans perdre de vue l'une des idées en nous appliquant à l'autre. Mais les seuls prééeptes ne pourront jamais tenir lieu de pratique personnelle.
V
L'INDIVIDUALITÉ ET LE CARACTÈRE
C'est par l'individualité que toute chose se différencie des autres de même nature. Ces signes distinctifs sont appelés souvent caractères individuels ; et c'est ainsi que l'usage de la langue confond les deux termes que nous voudrions déterminer dans leurs rapports. Mais on sent immédiatement que le mot caractère est employé dans une acception tout autre, dès qu'il s'agit de caractères au théâtre, ou encore de l'absence -de caractère chez les enfants. Des indivis
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dualités seules constituent un mauvais drame ; et les enfants ont des individualités très accusées, sans pourtant avoir de caractère. Ce qui manque aux enfants, ce que les personnages dramatiques doi;,,.ent montrer, ce qui, en résumé, est susceplible de caractère chez l'homme considéré comme être raisonnable, c'est la volonté, mais la volonté au sens rigoureux du mot, qui n'a rien du tout de commun avec les accès du caprice et du désir, car ceux-ci ne sont pas résolus, alors que la volonté l'est. Et ce qui constitue le caractère, c'est la nature de la résolution. Vouloir, - prendre une résolution; - ce sont deux opérations qui se passent dans la conscience. Mais l'individualité est inconsciente. C'est la source obscure d'où notre pressentiment psychologique croit voir jaillir ce qui, suivant les circonstances, se manifeste chez l'homme sous telle ou telle forme. Le psychologue finit par lui attribuer le caractère même, tandis que le professeur transcen<lental de la liberté (Fichte), qui n'a d'yeux que pour les manifestations du caractère déjà formé, creuse un abîme infini entre l'intelligible et l'être naturel. C'est en effet par la lutte que presque inévitablement le caractère se manifeste à l'égard de l'individualité. Car il est simple et constant, tandis qu'elle fait monter de son sein des idées et des concupiscences toujours nouvelles; et même quand son activité est vaincue, elle affaiblit encore par sa passivité et son excitabilité multiples l'accomplissement des résolutions prises. , · Non seulement les caractèr~s moraux, fous les caractères connaissent la lutte, car chacun cherche à sa façon à être conséquent avec lui-même. C'est par
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la victoire remportée sur les manifestations les meilleures de l'{ndividualité que se parachève l'ambitieux, l'égoïste; c'est par la victoire sur lui-même que se parachève le héros du vice comme aussi le héros de la vertu. Nous obtenons un contraste comique en leur comparant les êtres faibles qui, pour avoir une théorie et être logiques, bâtissent leur théorie sur le principe suivant: ne pas combattre, mais se laisser aller. Certes, c'est une lutte pénible, étrange, que celle qui faiL passer de la clarté aux ténèbres, de la conscience à l'inconscience; au moins vaut-il mieux la soutenir avec réflexion qu'avec entêtement.
VI
L'INDIVIDUALITÉ ET L'UNIVERSALITÉ
S'il nous a fallu précédemment distinguer ce qui semblait se confondre, nous avons à l'heure actuelle à -concilier ce qui tend à se détruire. L'homme universel n'a ni sexe, ni classe, ni époque l Grâce à son esprit flottant, grâce à sa sensibilité partout présente, il peut être indifféremment homme ou jeune fille, enfant ou femme; il sera , à votre choix, courtisan ou citoyen ; sa patrie, c'est Athènes ou Londres aussi bien que Paris ou Sparte. Aristophane et Platon sont ses amis, mais ni l'un ni l'autre ne.le possède. L'intolérance seule est un crime à ses yeux. Son attention s'attache aux choses les plus variées; il conçoit les pensées les plus élevées, aime ce qu'il y a de plus beau, raille tout ce qui est grotesque
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et s'essaie à · tout. Pour lui, rien de nouveau, tout garde pour lui sa fraîcheur. Ressuscifoz Alcibiade, promenez-le à travers l'Europe, et vous,aurez l'homme universel. Lui seul, autant que nous le sachions, avait une individualité universelle. Ce n'est pas dans ce sens que l'homme de caractère est universel, parce qu'il ne le veut pas. Il ne veut pas être le canal pour tous les sentiments qu'envoie le ~ornent présent, n~ l'ami de tous ceux qui s'attachent à lui, ni l'arbre sur lequel poussent les fruits de tous les caprices. Il dédaigne d'être le centre des contradictions; l'indifférence et la lutte lui sont également odieuses; ce qu'il lui faut, c'est l'intimité jointe à la gravité. L'universalité <l'Alcibiade peut donc une ou plusieurs fois se concilier avec l'individualité; c'est tout à fait indifférent à l'éducaleur, qui ne peut se soustraire à la tâche de former le caractère. Nous verrons d'aillears plus loin quel'idéed'universalilé prise comme qualité de fa pusonne se , décompose en plusieurs idées qui pourraient bien ne pas très bien cadrer avec ce tableau. Mais l'individualité qui parfois se donne de grands airs ët a des prétentions uniquement par.ce qu'elle est individualité, nous lui opposons le tableau de l'uni.: versalité, avec les prétentions· de laquelle elle pourra comparer les siennes propres. Nous admettons donc que l'individualité peut être en conflit avec l'universalité ; nous nous rappelons fort bien lui avoir même déclaré la guerre.au nom de cette dernière, si elle ne voulait autoriser l'intértU multiple également réparti. Mais .par le fait même que nous avons immédiatement renoncé à la multiplicité des(
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occupations, l'individualité conserve un champ assez vaste pour manifester son activité, - se choisir sa vocation, - et s'adonner en outre à mille petites habitudes et commodités qui, tant qu'elles ne voudront pas aller au delà de l'importance qu'elles ont réelÏement, ne seronl guère préjudiciables à la réceptivité et à la mobilité de l'âme. Ce que nous avons d'abord établi, c'est qqe l'éducateur ne doit pas ~lever de prétentions dont ne s'inquiètent pas les buts de l'éducation. Il y a beaucoup d'individm1.lités, l'idée ,d'universalité est une-i toutes celles-là y sont contenues,comme les parties dans le tout. Or, la partie peut être mesurée sur le tout, - elle peut même être amplifi6e jusqu'à être le tout : c'est ce qui forme ici la tâche de l'éducation. Mais n'allez pas croire que ce.ile amplification se fait en ajoutant successivement à la partie existànte d'autres parties. Non, l'éducateur envisage tôujours l'universalité tout entière, mais réduite ou agrandie. Sa tâche consiste à augm~nter la quantité sans rien changer aux contours, à la proportion, à la forme. Mais ce travail entrepris sur l'individu en modifie toujours les contours; tel un corps irTégulièrement anguleux ·dans lequel, autour .d'un certain centre, se développerait petit à petit une sphère qui pourtant ne serait jamais à même d'envelopper entièrement les aspérités les plus saillantes. Les aspérités, - les éléments forts de l'individualité - peuvent rester, si elles ne gâtent pas le caractère; qu'elles donnent au contour général telle ou telle forme ; ce sera chose facile, une fois le goüt formé, d'allier à chacune d'elles une certaine convenance spéciale. Mais ce qui détermine la pNvision de vie morale immédiate, c'est le
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PÉDAGOGIE GJtNÉRALE
fond solide et réel de l'intérêt uniformément élargi dans toutes les directions ; et comme cette vie morale ne tient pas à un fil unique, une seule épreuve ne saurait en amener la chute et les circonstances l peuvent simp_ement lui donner une autre face . Et_ cbmme d'ailleurs les circonstances ne sont pas sans influer sur le plan même de la yie morale, la culture multiple nous permet de passer, avec une facilité et un plaisir inappréciables, à tout nouveau genre d'occupation et d'existence, qui pourrait être chaque fois le meilleur de tous. Plus la fusion sera intime entre l'individualité et la culture multiple, plus il sera facile au caractère d'affirmer sa domination dans l'individu . Nous avons ainsi concilié ce qui, pour le moment, se laisse concilier dans les éléments du but pédagog ique.
VII
APERÇU DES MESURES DE L ÉDUCATION PROPREMÉNT DITE
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L'intérêt a comme point de départ des occupations et des choses intéressan.tes. C'est de la richesse de celles-ci que naît l'intérêt multiple. Produire cette richesse et la présenter convenablement, voilà la tâche de l'rNSTRUCTION qui continue et complète le travail préliminaire provenant de l'expérience et de la fréquentation. Pour que le caractère prenne la direction morale, il faut que l'individualité soit maintenue dans un élément fluide qui, suivant les circonstances, lui résiste ou la
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favorise, mais qui d'ordinaire soit à peine sensible. Cet élément, c'est la culture morale qui seconde efficacement le bon plaisir surtout, mais en partie même le juste discernement. A l'occasion du gouvernement nous avons déjà parlé de la culture morale, comme de l'instruction dans l'introduction. S'il n'en résultait pas encore avec assez de clarté pour quelles raisons, dans l'étude ordonnée des mesures d'éducation, la première place revient à l'instruction, la seconde à la culture morale, nous ne pourrions faire autre chose que de renouveler notre prière, que l'on veuille bien, en continuant à lire ce traité, ne pas p~rdre de vue le·s rapports · entre l'intérêt multiple et Je caractère moral. Si la moralité n'a pas de racine dans la culture multiple, alors on peut en fin de compte considérer la ~ulture morale comme indépendante de l'instruction ; alors l'éducateur doit immédiatement saisir l'ü1dividu, l'exciter et le pousser de telle façon que le bien ressorte avec force, et que le mal plie et cède. Que les éducateurs se demandent si jusqu'ici l'on a regardé comme possible une telle culture morale, si artificielle et si énergique?. Dans le cas contraire ils ont tout lieu de s,upposer qu'il faudra d'abord modifier l'individualité en élargissant l'intérêt el l'approcher d'une forme générale, avant qu'on puisse songer à la trouver apte à se plier à des lois morales universelles; qu'en outre, quand il s'agira de déterminer exactement, pour des sujets négligés jusque-là, ce qu'ils pourront s'assimiler, il faudra se laisser guider non seulement par la considération dé l'individualité existante, mais encore et surtout par les circonstances et l'aptitude de ces suiets à recevoir des idées nouvelles eL meil-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
leures; si bien que, dans les cas où cette ~valuation donnera un résultat défavorable, il faudra moins une éducation proprement dite qu'un gouvernement vigilant et constant: et ce gouvernement reviendra forcément uri jour ou l'autre soit à l'État, soit à d'autres pouvoirs extérieurs réellement efficaces.
�LIVRE II
MULTIPLICITÉ DE L'INTÉRÊT
CHAPITRE PREMIER
Que faut-il entendre par multiplicité?
L'usage, peut-être, n'a pas encore donné au terme
multiplicité une physionomie suffisamment nette. Par
suite on serait facilement t.enté de supposer qu'il y a là-dessous une signification imprécise qu'il suffirait de déterminer avec rigueur pour lui trouver un autre vocable., nécessaire à son expression. Un auteur s'est imaginé corriger l'expression en proposant Je terme d'universalité. En effet, combien de cr5lés a la multiplicité? Est-elle un tout, - et c'est dans ce sens que nous l'avons comprise plus haut, comme universalité, par opposition avec l'individualité, - ioules les parties rent'reront dans le tout; et il ne faudra plus parler d'un simple nombre de
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PÉ DAGOGJE GÉNÉRALE
parties, comme si l'on restait émerveillé devant le grand nombre des parties ! Nous réussirons peut-être par la suite à pouvoir complètement énumérer tous les côtés principaux de la multiplicité. Mais si les membres de division n'apparaissent pas comme remplissant parfaitement une_Jdée principale et pour la remplir; si nous comptons les trouver non pas tout réunis, mais isolés et dispersés dans l'âme sous forme de combinaisons ·variées; puisqu'enfin, dès le début, nous n'avons admis le vouloir multiple dans le but pédagogique qu'en tant que richesse de la vie intérieure, mais sans nombre déterminé (liv. I, chap. 2, II), il s'ensuit que le terme multiplicité est justement de beaucoup le meilleur, parce qu'il nous met en garde contre l'erreur de faire rentrer dans l'agr~gat intégral une seule partie choisie entre plusieurs, comme si la pensée ne pouvait concevoir cette partie sans y ajouter forcément les autres. Mais bien que les diverses directions de l'intérêt doivent présenter la même variét éque les objets mêmes auxquels elles s'appliquent, il faut pourtant qu'elles partent toutes d'un même point initial. En d'autres termes ces nombreux côtés, semblables aux diverses faces d'un seul et même corps, doivent représenter les côtés de la même personne. Et dans cette personne il faut que tous les intérêts appartiennent à la même conscience; c'est cette unité qu'il ne faudra jamais perdre de vue .. Il est facile de voir que dans la multiplicité nous séparons ici l'élément subjectif de rélément objectif. Du moment que nous nous proposons de développer tout d'abqrd la seule idée formelle, sans prêter nulle
�QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR MULTIPLICITÉ
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attention aux matières mêmes de la culture multiple, il est clair que pour le moment nous n'avons pas à introduire de divisions dans l'élément objectif. L'élément subjectif, par contre, nous donne à réfléchir. Allons-nous, pour échapper ·au reproche d'exclusivisme, tomber dans l'inconstance? -A chaque instant l'inconstant est autre, ou du moins il a une teinte différente, car en lui-même il n'est rien du tout, à vrai dire. Lui qui s'est galvaudé aux impressions et aux fantaisies, il n'a jamais été maître ni de lui-même, ni de ses objets; les divers côtés n'existent pas, car la personne manque, dontîls pourraient être les côtés. Et maiutenan t notre développement est · préparé.
I
CONCENTRATION ( 1) ET RÉFLEXION
Quiconque s'est jamais adonné avec q.mour à un objet quelconque de l'ingéniosité humaine doit bien savoir ce que nous appelons concentration. Quelle esL en effet l'entreprise ou l'espèce de savoir qui soit assez mesquine, quel est le bénéfice qui, dans la voie de la culture, se laisse réaliser sans arrêt d'aucune sorte, de façon qu'on n'ait pas besoin de distr.aire momentanément ses pensées de tout le reste pour les fixer là ! - De même que chaque tableau demande un éclairage particulier, de même que les critiques exigent
(1) Par pénétration, concentration, Herbart entend l'opération qui consiste à concentrer l'attention s.ur une seule chose. Nous employons indistinctement l'un et l'autre terme.
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· PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
chez l'observateur un état d'âme spécial pour toute œuvre d'art, de même tout ce qui est digne de notre observation, de notre pensée, de notre sentiment, exige une sollicitude propre, qui nous le fasse comprendre avec exactitude et dans sa totalité, qui, en un mot, soit capable de nous y absorber. L'individu saisit avec justesse ce qui lui est conforme; mais plus il s'est formé en vue de cette appréciation, et plus sa disposition habituelle faussera certainement toute autre impression. Voilà ce que l'homme à l'intérêt multiple doit éviter, On lp.i demande de se concentrer successivement sur bien des objets. Chacun de ces objets, il faut qu'il le prenne d'une maia pure et s'y adonne sans restriction. Ce qu'on d~m:rnde, ce n'est pas qu~ des traces variées et confuses lui soient ~Tavées à fleur de peau, non, il faut que son âme s'ouvre et se sépaj'e distinctement dans beaucoup de directions. La question est de savoir commenL on pourra dans ces opérations sauver la per-sonnalité. La personnalité repose sur l'unité de la conscience, sur le recueillement, la réflexion. Les« concentrations» s'excluent réciproquement, et par ce fait même elles excluent également la réflexion, où elles se trouveraient forcément réunies. Comme les opérations que nous demandons ne sauraient être simultanées, il s'en suit qu'elles sont consécutives. Il y a d'abord une concentration, puis une seconde, ensuite leur rencontre dans la réflexion! Combien de, transitions de ce. genre _l'esprit n'aura-t-il pas à faire avant que la personne puisse se dire multiple, en possession d'une réflexion abondante et douée d'une facilité extrême à revenir à chaque pénétration.
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�Une autre question se pose: quel sera fourni par .les concentrations quand elles s i:_e contreront? Si elles réunissent des éléments · co t ,,....,·._-~ toires, il ne saurait en résulter une réflexion · ------ni par suite une véritable multiplicité. Dans celte hypothèse : ou bien elles n'arrivent jamais à se réuni~t restent étendues côte à côte, et l'homme est distrait; ou bien elles s'entredétruisent, tourmentent l'esprit par des doutes et des désirs irréalisables. et c'est à la bonne nature à voir si elle pourra surmonter cetle maladie. Et quand bien même elles ne -renfermeraient pas d'éléments contradictoires (la culture · à la mode_ amène pourtant assez soavent de pareils antagonismes), il y a encore une grande différence résultant du mode et de l'exactitude de leur compénétration. Plus leur unité est parfaite, et plus la personne y gagne. Si la corn pénétration est insuffisante, l'homme aux aspirations multiples devient ce qu'on appelle parfois, avec une certaine nuance de raillerie mauvaise, un pédant; si au contraire on se borne à une seule concentration, suivie d'une réflexion mal ordonnée, on arrive à produire le virtuose capricieux. Il ne nous est pas permis de développer ici, ·en nous réclamant de la multiplicité, plus que la nécessité de la réflexion en général. Savoir à l'avance comment elle se composerait, dans çhaque cas particulier, de telles ou telles concentrations, ce ser;;\it l'affaire de la psychologie; le pressentir, c'est l'essence même du tact pédagogique, ce joyau le plus précieux de l'art pédagogique. Nous pouvons cependant faire une simple remarque: c'est entre les deux extrêmes de la pénétration con/
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
centrée et de la réflexion universelle que se trouvent les états ordinaires de la conscience que nous pouvons, à notre choix, considérer comme des pénétrations partielles ou des réflexions partielles. Comme il est impossible d'atteindre à la multiplicité parfaite, comme d'autre part, au lieu de la réflexion embrassant absolument tout, il faudra bien se contenter d'une réflexion partielle quoique tr'ès riche, on pourrait se_ demander quels contours il conviendrait de lui donner, quelle partie il faudrait surtout faire ressortir dans le tout. Heureusement la réponse est toute prête: c'est l'individualité, c'est, délimité par l'occasion, l'horizon de l'individu qui crée les premières pénétrations, établissant ainsi, sinon des centres, du moins des points de départ pour la culture progressive ; il est vrai qu'on n'a pas besoin de les respecter trop méticuleusement, mais o·n devra bien se garder aussi · de les r négliger de façon à rend_e très difficile la fusion intime des dons de l'éducation et des apports des circonstances. L'instruction pourra bien se rattacher à ce qui lui est le pluS" proche, mais qu'on n'aille pas s'épouvanter si ·ce qu'~lle rattache ainsi à la proche réalité se trouve séparé de nous par des espaces ou des siècles. Les pensées vont vite; pour la réflexion il n'y a d.' éloignées que les choses qui sont séparées d'elle par des idées intermédiaires ou de nombreuses modifications de la manière de penser.
�QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR MULTIPLICITÉ
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II
LA CLARTÉ. L'ASSOCIATION. LA SYSTÉMATISATION.
LA MÉTHODE
L'âme est toujours en mouve~ent. Parfois ce · mouvement est précipité, d'autres fois il est à peine perceptible. Dans des groupes entiers d'idées présentes à la fois, il n'y a, pendant un temps peut-être, que peu de modifications; et quant à la partie qui reste intacte, on peut dire qu'à son égard l'âme est en repos. LÏ1 manière même du progrès .est enveloppée de mystère. - Néanmoins ces considérations parti-· culières nous donneront un motif de divjsion, dont nous avons souvent besoin pour ramener dans la sphère de l'application possible les idées trop générales . . Il est de toute nécessité que les pénétrations se · modifient, qu'elles passent les unes dans les autres et aussi dans la réflexion; celle-ci, de son côté, doit se, résoudre en une nouvelle réflexion. Mais chacune prise à part est en repos. La pénétration en repos,_pourvu qu'elle soit pure et sans mélange, voit chaque détail av.ec clarté. Car elle n'est pure que si tout ce qui dans la représentation donne un mélange trouble est mis à l'écart ou si, démêlé par les soins de l'éducateur, chaque élément est présenté à part en une seule ou en plusieurs pénétrations. Le passage d'une pénétration à l'autre associe les idées. L'imagination plane au milieu de la foule des
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
assoc_iations ; elle goûte à chaque mélange et ne dédaigne que ce qui est fade. Mais toute la masse devient fade, dès que toutes les · parties peuvent se mélanger, ce qui est possible, si les contrastes nettement marqués des divers éléments ne s'y opposent pas. La réflexion calme voit le rapport de plusieurs choses; elle voit chaque chose à la place convenable, comme membre dé ce rapport. La bonne ordonnance d'une réflexion riche s'appelle système. Mais il n'y a ni sy~tème,' ni ordre, ni rapport sans clarté du détail. Le rapport, en effet, ne se trouve pas dans le mélange; il n'existe qu'entre des membres séparés et réunis à nouveau. Le progrès de la réflexion s'appelle méthode. Elle parcourt le système, elle y produit de nouveaux membres et veille à ce que leur utilisation soit conséquente. - Nombreux sont ceux qui emploient le mot sans rien connaître de la chose. Somme toute, on déchargerait bien volontiers l'éducateur du travail difficile d'inculquer la méthode à autrui; et si le présent opuscule ne fait pas toucher du doigt la nécescité de dominer avec méthode sa propre pensée pédagogique, eh bien, il ne sera de nul profit au lecteur. L'expérience ne cesse pas un instant d'amasser des masses sombres dans l'âme de l'enfant. Il est vrai qu'-elle en désagrège ensuite une bonne partie par les allées et venues des objets, et à la place i'l ne reste plus alors qu'une bienfaisante facilité d'association. Mais la tâche qui attend l'éducateur est bien complexe ; il aura surtout beaucoup de travail avec les individus qui furent pendant d,e longues années privés de toute aide intellectuelle. Chez ceux-ci l'esprit est
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très paresseux en face de tout ce qui devrait l'inciter au changement. Dans le nouveau l'h.o.mme ne voit jamais que l'ancien, si, par réminiscence, toute ressemblance fait à nouveau surgir la même masse. Une association défectueuse se rencontre d'ordinaire dans les connaissances apprises à l'école. De deux choses l'une : ou bien la force contenue dans les .connaissances emmagasinées n'était pas assez grande pour se frayer un chemin jusqu'à l'imagination; ou bien l'étude allait jusqu'à arrêter la circulation des imaginations journalières et l'esprit s'est figé dans toutes ses parties. Personne n'exigera de l'expérience qu'elle soit systématique; ce serait même justice de ne pas lè demander davantage aux sciences qui, jusqu'à nos jours, ont plutôt suivi un plan qu'un système. Mais quand même l'exposé d'une science serait juste au point de vue système, l'auditeur ne s'appropriera cependantiout d'abord qu'une série; et il lui faudra se tourmenter longtemps quant à l'association, avant que la réflexion, servant de trait d'union, lui rende sensible que telle ou telle série mérite le choix et la préfére~ce. Que sera-ce donc lorsqu'il s'agira d'appliquer comme il faut le système exposé! Ne sera-ce pas pire encore! Pour la plupart des gens la méthode n'est qu'un terme savant : leur pensée flotte incertaine entre l'abstraction et la détermination, elle suit le charme du moment et non pas les rapports; ils associent des similitudes et font rimer les objets et les idées, semblables en ceci aux mauvais versificateurs.
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�CHAPITRE II
L'idée d'i,ntérêt,
Au lieu de permettre à la vie personnell e mûltiple de se disperser à un trop grand nombre d'occupations, nous l'avons limitée à l'intérêt multiple, afin que les pénétrations ne s'écartent jamais trop loin de la réflexion qui a pour mission de les unir. En effèt, la pénétration humaine n.'a pas une force suffisante pour pouvoir à tout instant se concentrer sur un autre sujet, changer d'endroit et pourtant agir a:vec perfection (et nous comptons ici avec la totalité de l'activité humaine,' à côté de laquelle les hommes les plus actifs cessent d'exister) ; aussi c'est une obligation pour nous que d'empêcher l'individu de s'attarder à tort et , à travers ; voulant ainsi produire quelque chose par-ci par-là, il ne rendrait aucun service à la société; tout au contraire, le succès incomplet finirait par le dégoûter de son propre effort, et la dispersion jetterait une ombre sur la personnalité. Pour constituer la notion d'intérêt, nous avons en quelque sorte décapité légèrement les · pousses de l'activité humaine, en refusant à la vitalité intérieure
�L'IDÉE D INTÉRÊT
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non pas ses manifestatiqns variées à l'extérieur, mais la possibilité de les poursuivre jusqu'au bout. Mais qu'est-ce que nous avons en somme enlevé ou défendu? C'est l'aciion ; c'est ce qui pousse immédiatement à l'action, le désù·. C'est ainsi que le désir et l'intérêt réunis doivent représenter la totalité d'une émotion humaine qui se manifeste au dehors. On ne peut du reste nous prêter le dessein d'inte.r;dire à tous les mouvements intérieurs de se changer en activité extérieure; tout au contraire, une fois que nous aurons distingué les divers mouvements suivant leurs objets, nous verrons bien quels sont ceux à qui nous pourrons permettre de préférence de se continuer, d'une certaine façon, jusqu'à leur dernière manifestation extérieure.
I
L'INTÉRET ET LE DÉSIR
L'intérêt, comme aussi le désir, le vouloir, le jugement critique, s'oppose à l'indifférence; mais il se distingue des trois autres ~n ce qu'il ne _ dispose pas de son objet, mais y est attaché. Dans notre for intérieur nous sommes, il est vrai, actifs par le fait seul de nous intéresser-à quelque chose, mais à l'extérieur nous restons oisifR jusqu'à ce que l'intérêt se chal'lge en désir ou volonté. L'intérêt océupe donc le juste mi'1ieu entre la s1 mple vue et l'acte qui voudrait prendre. Cette considération nous permet de. bien établir une diITérence qu'on ne saurait négliger : l'objet de l'intérêt ne peut jamais être identique avec celui du
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
désir. Le désir, en effet, du moment qu'il voudrait prendre telle· ou telle chose, recherche le futur qu'il ne possède pas encore ; l'intérêt, par coritre, se développe par la seule vue et s'attache donc à l'objet vu encore présent. L'intérêt s'élève au-dessus de la simple aperception en ce que, chez lui, l'objet aperçu pénètre surtout l'esprit et se fait valoir entre toutes les autres représentations par une certaine causalité.
II
APERCEVOIR . ATTENDRE. EXIGER. AGIR
La première causalité qu'une représentation (une idée) qui domine les autres exerce sur elles, c'est de les refouler et de les obscurcir involontairement. Et quand elle fait valoir sa force pour préparer ce que nous avons appelé plus haut la pénétration, nous pouvons désigner l'état de l'esprit ainsi occupé par le terme de : apercevoir. Le progrès le plus facüe et le plus habituel de la même causalité qui, par là même, n'en arrive que - rarement à une pénétration calme, consiste en ce que la chose aperçue provoque une autre représentation. Tant que l'esprit n'est occupé qu'à l'intérieur et que par suite cette provocation ne rencontre pas d'obstacles insurmontables, il en résulte tout au plus une nouvelle aperception. Mais il arrive trop souvent que la nouvelle représentation ainsi provoquée ne puisse se manifester sur le champ; c'est ce qui arrive toujours (sans parler des efforts obscurs de la recherche
�L'IDÉE o'JNTÉFŒT
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et du pressentiment) quand l'intérêt passe de l'aperceptj.on à une réalité extérieure et qu'à ceci se rattache une nouvelle représentation, comme si le réel progressait et se modifiait de telle ou telle façon. Tandis que le réel hésite à présenter aux sens ce progrès, l'intérêt reste dans l'attente. L'objet de l'attente, cela va · de soi, ne saurait être identique avec la cause de l'attente. Le premier; devant se réaliser peut-être, est futur; la seconde, au contraire, sur laquelle se produira ou de laquelle proviendra l'élément nouveau, est bien Je présent qui, dans l'intérêt, ne fixe nullement l'attention. Mais si la disposition d'esprit se modifiait suffisamment pour que l'esprit s'attachât davantage au futur qu'au présent, si d'autre part la patience qui réside dans l'attente venait à disparailre, l'intérêt se changerait en désir; et celui-ci s'annoncerait en .Iéclamant, en exigeant son objet. Et lorsque les organes se mettent au service de cette exigence, elle se manifeste comme action. Il n'est guère honorable de s'absorber d~ns des désirs, et surtout dans des d~sirs multiples; et quand bien même on voudrait corriger cette multiplicité de désirs en résolvant les pénétrations en réflexion, on aboutirait tout au plus à un système du désir, à un plan de l'égoïsme, mais à rien qui se puisse concilier avec la modération et la moralité. Par contre, l'intérêt patient ne saurait jamais devenir trop rièhe, et c'est précisément l'intérêt le plus riche qui se pliera le premier à la patience. En lui le caractère dispose, pour l'accomplissement de ses résolutions, d'une facilité qui l'accompagnera toujours et partout, sans jamais, par ses exigences, entraver les plans conçus.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
Mais bien que l'action soit en réalité la prérogative du caractère, il existe cependant urie espèce d'activité qui convient parfaitement aux enfants qui, cela va de soi, n'ont pas encore de caractère; je veux parler des essais. L'essai découle de l'attente plutôt que du désir; quel que soit le résultat, il reste important, parce qu'il fait toujours progresser l'imagination; en même temps qu'il enrichit l'intérêt.
�CHAPITRE III
Objets de l'intérêt multiple.
Les idées formelles traitées jusqu'ici seraient dépourvues de tout sens si l'élément qu'ellés supposent n'existait pas. C'est l'intéressant que les pénétrations doivent poursuivre et ·que le~ réflexions doiv_ nt e recueillir. Les choses aperçues comme les choses _ attendues demandent la clarté, l'enchaînement, le système et la méthode. Nous avons donc maintenant à parcourir la sphère de l'intéressant. Mais entreprendrons-nous d'énumérer la somme des choses intéressantes? Descendronsnous au détail des objets pour n'oublier aucun objet digne d'être connu dans ce catalogue des leçons utiles ? - Mais alors nous tomberions dans cette atmosphère étoufl'ante, où le zèle embarrassé des maîtres et des élèves se trouve fort mal à l'aise, dès qu'ils se figurent ne pouvoir atteindre la culture rn.ultiple s'ils n'entassent pas formules sur formules et ne se chargent d'autant de besognes qu'il y a d'heures dans un jour. - Quel manque de modération ! A chaque espèce d'intérêt le ·ciel a départi mille occa-
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PÉDAG-OGIE GÉNÉRALE
sions; ils poursuivent toutes les occasions et n'aboutissent qu'à la fatigue. • · Il nous faut mettre en garde contre un léger travers. Qu'on n'aille pas, à force de s'occuper de l'intéressant, perdre de vue l'intérêt; ce qu'il s'agit de classer, ce ne sont pas des objets, mais des états d'âme.
I
CONNAISSANCE ET SYMPATHIE
La connaissance imite dans l'image ce qu'elle trouve à sa portée: la sympathie se met dans le sentiment d'autrui. Dans la connaissance il y a opposition entre la chose et l'image, la sympathie multiplie au contraire le même sentiment. Les objets de la connaissance sont d'ordinaire en repos et l'esprit va de l'un à l'autre. Les · sentiménts sont généraletnent en mouvement, et l'esprit sympathique ac.c ompagne leur marche. Le cercle des objets soumis à la connaissance. em.:. brasse la nature et l'humanité. Seules quelques manifestations de l'humanité appartiennent à la sympathie. Le savoir peut-il arriver à une fin? - Il est toujours au commencement. Et dans ce cas la même réceptivité convient à l'homme et à l'enfant. La ·sympathie peut-elle jamais deveniE trop vive? L'égoïsme est toujours assez proche. Sa force ne se heurtera jamais à des contrepoids trop sérieux ; mais sans la raison, sans la culture théorique, une
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OBJETS . DE L'INTÉRÊT MULTIPLE
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sympathie, même faible, peut courir de folies en folies.
II
MEMBRES DE LA CONNAISSANCE ET DE LA SYMPATHIE
Nous commençons à voir séparés les éléments multiples qui font partie de la multiplicité. Mais comme nous ne voulons traiter que de la multiplicité, nous ne chercherons pas à trouver des motifs de division; nous nous bornerons à établir la pure opposition des membres. Libre à d'autres d'essayer d'en découvrir un plus grand nombre : Connaissance du multiple, de sa conformité avec la loi, de ses rapports esthétiques. Sympathie pour l'humanité, la société, leurs rap'ports avec l'être suprême. a) Différenee spécifique entre les membres de la connaissance. Quelle que soit d'ailleurs la richesse et la.grandeur de la nature, tant que l'esprit la prend telle qu'elle se donne, il. ne fait que s'emplir de phis en plus de réel; et la multiplicité constatée chez lui n'est que celle des phénomènes, de même que l' unité en l_ui n'est que celle de leur similitude et de leur coordination. Son intérêt dépend de leur force, de leur variété, de leur . nouveauté, de leur succession toujours changeante. Mais dans la conformité aux lois on reconnaît ou du moins l'on présuppose de la nécessité; l'impossibilité du contraire est donc trouvée ou admise ; la chose donnée est décomposée en matière et forme, et
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
la forme à son tour est transformée pour les essais; de cette façon seule la connexion pouvait apparaître comme donnée et plus tard comme nécessaire. L'intérêt s'attache à des idées, à leurs contrastes et leurs entrelacements, à leur manière d'embrasser les aperceptions sans se mélanger avec elles. Ce n'est pas une opposition, c'est une addition que le goût apporte à l'aperception. Son jugement suit partout, avec légèreté ou avec force, dès qu'une représentation est terminée, à moins que celle-ci ne disparaisse immédiatement dans le changement. Ce jugement ne repose pas dans la simple apl;lrception : l'approbation et la désapprobation se prononcent sut· un objet, mais ne s'y absorbent pas. L'intérêt adhère à l'image, non pas à l'être, aux rapports et non pas à la masse ni à la quantité. . b) Différence spécifique entre !es membres de la sympathie. Tant que la sympathie se contente d'accueillir les mouvements qu'elle rencontre dans les âmes humaines, si elle en suit le cours en se mêlant à leurs divergences, à leurs collisions et leurs contradictions, elle est simplement sympathique. Telle serait la sympathie du poète s'il n'était pas, en sa qualité d'artiste, le créateur et le mattre de sa matière. Mais elle peut aussi abstraire des individus les nombreux mouvements des hommes; elle peut essayer de concilier leurs contradictions et s'intéresser au bienêtre en général que par la pensée elle répartira ensuite est entre les individus. C~ la sympathie pour la société. Elle dispose du particulier pour s'attacher au général : elle exige des échanges et des sacrifices, elle lutte contre les mouvements réels et toujours en pensée
�OBJETS DE L'lNTÉRtT lltULTIPLE
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les remplace par d'autres meilleurs. C'est ce que fait l'homme politique. Enfin la simple sympathie peut se changer en crainte ou espérance au sujet de ces mouvements, en considérant la situation de l'homme vis-à-vi's des circonstances. Cette sollicitude, à côté de laquelle toute prudfmce el toute activité paraît faible en fin de compte, conduit au ' besoin religieux, besoin moral - auLant qu'eudémonistique. La foi jaillit de ce besoin. Si l'on veut éviter l'exagéraLion et le développement par trop minutieux, on nous autorisera à faire ici un parallèle explicatif. Toutes deux, la connaissance comme la sympathie, prennent à l'origine leurs objets tels qu'elles les trouvent; l'une · paraît purement empirique, l'autre exclusivement sympathique. Mais toutes deux s'élèvent, ' poussées par la nature des choses. De l'empirisme les énigmes du monde font sortir la spéculation, et de la sympathie les exigences . contraires des hommes font · éclore l'esprit d'ordre social. Ce dèrnier donne les lois, que la spéculation reconnaît. Entre temps, l'esprit s'est libéré de l'oppression des masses et, au lieu de s'absorber dans le détail, il se sent attiré par les rapports: la méditation calme est attirée par les rapports esthétiques, la sympathie l'est par le rapport qui existe entre les désirs et lP,s forces des hommes d'une part, leur soumission à la marche des choses d'autre part. Et c'est ainsi que la première devient le goût, la seconde la religion.
�CHAPITRE IV
L'instruction .
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Abandonner l'homme à la nature ou même vouloir l'y amener grâce à l'éducation, ce serait de la folie. En effet, qu'est-ce que la nature de l'homme ? Aux stoïciens comme aux épicuriens, elle servit également pour l'établissement de leur système. La nature humaine, qui semble calculée en vue des états les plus divers, flotte dans une telle généralité que la détermination plus précise comme aussi le développement final appartiennent absolument à l'espèce. Le navire qu'un art suprême a construit de manière à ce qu'il puisse céder aux vagues et aux vents par toutes les oscillations, attend maintenant le -pilote qui lui assignera son but et le dirigera suivant les circon~ stances. Nous connaissons notre but. La nature fait mainLe chose capable de nous venir en aide, et s-ur le chemin qu'elle a déjà pai'couru la nature a fait bien des provisions : à nous de combiner l'un avec l'autre.
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L'INSTRUCTION CONSIDÉFÉE COMME COMPLÉMENT DE L'EXPÉRIENCE ET DU COMM!ffiCE DES HOMMES
De par sa nature l'homme va à la science par l'expérience, à la sympathie par le commerce avec les hommes. L'expérience, bien qu'elle soit notre guide à ti avers toute la vie, né · nous fournit cependant qu'un fragment bien minime d'un grand tout ; des temps et des espaces infinis nous cachent une expérience . possible infiniment plus grande . Le commercé avec les hommes est relativement moins pauvre, car les sentiments des hommes que nous connaissons ressemblent en général aux senliments de tous les hommes; mais pour la sympathie les moindres nuances ont de l'importance, et la sympathie exclusive est bien pire que la science exclusive. Par suite, les imperfections que laissent subsister le commerce des hommes dans la petite sphère des sentiments et l'expérience dans le cercle plus étendu du savoir se valent à peu près à notre regard, et dans un cas comme dans l'autre nous accepterons avec grand plaisir l'instruction qui viendra tout compléter. · Mais ce n'est pas une petite affaire que de combler des lacunes de cette importance et avant d'en charger l'instruction nous ferons bien de voir ce qu'elle peut ou ne peut pas faire ! - L'instruction file un fil long, mi-nce et flexible qui se déchire et puis se renoue à toute heure; à tout instant ce fil entrave
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les libres mouvements de l'esprit - hez l'élève, et, se c déroulant d'après le temps qui lui est mesuré, embrouille la mesure de- ces mouvements, ne les suit pas dans lems bonds et ne leur permet pas de se reposer. Quelle dilîérence avec l'enseign.ement intuitif ! Celuici étale d'un seul coup une surface large, étendue ; le regard, revenu de sa propre surprise, divise, associe, va et vient en tous sens, s'arrête, se repose, s'élève de nouveau; puis s'y ajoute le toucher, ensuite les autres sens, les idées se rassemblent, les essais commencent ; il s'ensuit de nouvelles formes qui suscitent de nouvelles idées; partout c'est la vie libre et pleine, partout c'est le plaisir de jouir de la richesse offerte ! Mais cette richesse, cette façon de la présenter sans prétention ni contrainte,~comment l'enseignement didactique y parviendrait-il ? - Comment surtout pourra-t-il lutter avec le commerce des hommes qui invite sans cesse à la manifestation de la force individuelle et qui, élément absolument mobile et souple, montre autant de réceptivité qu'il déploie d'activité et de force quand il s'agit de pénétrer jusqu'au plus intime de l'âme, pour y mettre en mouvement et mélanger les sentiments les plus divers; qui enfin n'enrichit pas seulement la sympathie par les sentiments d'autrui, mais encore multiplie notre propre sentiment dans d'autres cœurs, pour nous le rendre fortifié et purifié. Si ce dernier avantage est particulier à la présence personnelle et s'affaiblit déjà lorsque le commerce se fait par lettres, il est évident qu'il disparaUra totalement, dès qu'il y au.ra simple représentation de sentiments étrangers de personnages inconnus appartenant à des contrées ou à des époques lointaines ; et pour l'enseignement
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didactique ce ser1;1.it pourtant le seul moyen d'élargir le cercle des relations avec les hommes. En effet, qui donc voudrait, dans l'ceuvre de l'éducation, se passer de l'expérience et du commerce des hommes? C'est comme si l'on voulait renoncer à la clarté du jour pour n'utiliser que la lumière des hou~ gies ! ~ Ac:quérir l'abondance, la force, la précision individuelle dirns toutes nos idées ; s'exercer dans l'application du général, s'ç1.ttacher au réel, au pays, à. l'époque, avoir de la patience à l'égard des hommes tels qu'ils sont: tout cela doit être puisé à ces sources premières de la vie morale. Malheureusement l'expérience et le commerce des hommes ne sont pas au pouvoir de l'éducation ! Que l'on -compare les lieux mis à notre disposition dans les propriétés d'un industrieux propriétaire campagnard ou dans le palais d'une dame du monde qui vit à la ville ? Dans le premier cas il nous sera loisible de conduire l'élève partout, dans l'autre il faudra tout au contraire le retenir partout. - Quel q~e soit notre élève, dans les années de sa première jeunesse ce sont les paysans, les pàtres, les chasseu~s, les travailleurs de toutes sortes qui seront avec leurs enfants pour lui la, meilleure des fréquentations; partout où ils -l'emmèneront, ils lui feront apprendre et gagner quelque chose. Mai~ placez-le au milieu des jeunes citadins, enfants de familles notables, au milieu de la domesticité, et voyez quels ne seraient pas les sujets d'inquiétude! Tout cela comporte une réglementation plus précise et admet des exceptions. Mais enfin, quand nous .,. nous rappelons de nouveau notre but, c'est-à-dire la multiplicité de l'intérêt, il est facile de remarquer
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combien sont limitée~les circonstances qui dép'e ndent du lieu, et combien l'esprit réellement cultivé les dépasse. Et même le lieu le plus avantageux a des limites si étroites que personne ne pourrait jamais assumer la responsabilité d'y renfermer la culture d'un jeune homme, à moins que la nécessité ne nous y force. S'il a des loisirs et un maitre, rien ne dispense celui-ci de s'étendre dans l'espace au moyen de descriptions, de demander au temps la lumière du passé et d'ouvrir aux idées le domaine du suprasensible. Et pourquoi nous le dissimuler que bien souvent par les descriptions et les dessins l'espace illuminé 1 nous semble plus séduisant que l'espace présent, el que le commerce avec le monde passé nous donne plus de satisfaction et nous élève davantage que le commerce de nos voisins! Combien l'idée ne l'emporte-t-elle pas en clarté sur ce que nous voyons ! et jusqu'à quel point le contraste e_ tre 1~ réalité et ce n qui devrait être n'est-il pas indispensable pour nos · actes! Sans doute le commerce et l'expérience des hommes nous causent souvent de l'ennui, et parfois nous sommes forcés de le supporter. Mais il n~ fautjamais que l'élève ait à supporter pareille chose de la part du maître ! L'enseignement ne connaît pas de pire défaut que l'ennui. Son privilège est justement de passer comme à vol d'oiseau par-dessus les steppes et les marécages; s'il ne lui est pas toujours possible de se promener dans d'agréables vallées, en revanche il nous exerce aux ascensions de montagnes et- nous récompense par les belles et larges vues qui nous attendent en haut. L'expérience semble compter que l'instruction va
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la suivre pour décomposer les masses qu'elle a jetées entassées, pour en assembler et coordonner les fragments épars et informes. Quel est en effet le tableau que présente la tête d'un homme sans instruction? Il n:y a ni haut ni bas déterminé, il n'y a même pas d'ordre, tout y flotte pêle-mêle. Les pensées n'ont pas appris à attendre. Une fois l'occasion donnée, elles affluent toutes, autant que le fil de l'association en a mises en mouvement, autant que la conscience peut en contenir à la fois . Celles qui par une impression fréquemment répétée ont acquis de la force se mettent en valeur; elles attirent ce qui leur convient et repoussent ce qui les gêne. Le nouveau, on le regarde avec surprise, mai.son n'y fait point attention, ou une réminiscence suffit pour le juger. On ne prend pas soin d'éliminer ce qui n'y est pas à sa place! On ne fait · point ressortir le point principal; - ou bien, si par hasard une nature bien douée jette les regards du bon côté, les moyens manquent pour suivre la piste trouvée. - C'est ce que l'on observera quand on commencera-l'instruction d'un garçon inculte de 10 à 15 ans. Au début il sera totalement impossible de donner à son attention un cours toujours égal. Comme il n'y a nulle idée principate pour maiïllenir l'ordre, que d'ailleurs les idées ne sont pas subordonnées les unes aux autres, l'âme toujours inquiète se jette de côté et d'autre; à la curiosité succède· la distraction, puis un enfantillage sans suite aucune. Mettez en regard l'adolescent cultivé qui saisit et s'assimile à la fois, sans difficulté et sans confusion, plusieurs séries de cours scientifiques. On n'aura pas davantage lieu de se déclarer satisfait des résultats donnés par le seul commerce des
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hommes. 11 s'en faut de ~rop que la sympathie soit toujours l'esprit directeur de cc commerce. Les hommes se regardent, s'observent, s'essaient mutuellement. Les enfants eux-mêmes, dans leurs jeux, se servent les uns des autres ou se gênent réci1 )roquement. Et même la bienveillance et l'amour montrés d'un côté i;ie sont jamais certains de susciter chez autrui dés sentiments analogues. En rendant un service on ne peut en même temps transmettre l'amour; des complaisances que vous sèmerez un peu au hasard feront plaisir, et ce plaisir produira le désir d'autres complaisances, mais pe.s du toul la reconnaissance . .Ceci s'applique aux relations}es enfants' entre eux ou avec les adultes. L'éducateur qui essaiera de s'attirer l'affection en fera !ui-même l'expérience. Il faut qu'à ces complaisances s'ajout~ un élément gui en détermine l'aspect; il faut que le sentiment se présente de façon à exciter Je· propre sentiment de l'enfant par un accord parfait. Cette exposition est du domaine de l'enseignement; et même les heures de leçons déterminées, dans lesquelles personne ne songera sans doute à faire entrer régulièrement et de force l'éxposihon de son sentiment personnel, sont pourtant d'une utilité incroyable en tant que travail préliminaire, en vue de prédisposer l'esprit, et doivent s'occuper de la .sympathie non moins que de la science. La vie entière et toute l'observation des hommes confirment ce fait que tout un chacun fait de son expérience et de ses relations quelque chose de conforme à sa nature, développant ainsi les idées et les sentiments qu'il y a apportés. Il y a des vieillards frivoles, il y a des gens du monde dépourvus de sagesse ; d'autre part il est des jeunes gens et des enfants pré-
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voyants. J'ai vu des exemples des deux cas. Et il est probable que tous mes contemporains ont remarqué combien minime est, sur des idées préconçues, l'influence des plus grands événements du monde. Les faits d'expérience les plus extraordinaires s'étalent à nos yeux à tous, toutes les nàtions ont des relations ensemble; et cependant la différence des opinions et le désaccord des sentiments ne furent peut-être jamais plus grands que de.nos jours. Ainsi donc la partie vraiment essentielle de notre existence intellectuelle ne peut être développée, avec un succès certain, par l'expérience ni le commerce des hommes. Il est évident que l'instruction pénètre plus avant dans le laboratoire de nos sentiments et de nos opinions. Rappelez-vous simplement la puissance de tout enseignement religieux! Rappelez-vous l'empire qu'une leçon de philosophie obtient si facilement et presque à l'improviste sur un auditeur attentif. Ajoutez à cela la puissance teuible de la lecture des romans, - car tout cela rentre dans l'instruction, bonne ou mauvaise. Sans doute l'instruction actuelle est intimement liée à l'état prèsent et même passé des sciences, des arts et de la littérature. Il s'agit donc ici de tirer autant que possible parti de ce qui ex,iste, et dans cet ordre d'idées les progrès à réaliser ne se laissent même pas compter, tant ils sont nombreux. Et cependant, au - cours de l'éducation, on se heurte à mille desiderata qui dépassent le but de la pédagogie ou qui, pour mieux dire, font nettement sentir que l'intérêt pédag;:>gique n'est pas une chose isolée et q!)e, moins que partout ailleurs, il ne saurait se développer dans l'esprit de ceux qui s'accommodent de la tàche de l'éduca-
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tion ainsi que de la sociét'3 des enfants, uniquement parce que tout le reste leur semble trop sérieux ou ·.,rop au-dessus de leurs forces, .et avec le désir de briller quelque part au premier rang. L'intérêt pédagogique n'est qu'une manifestation de l'intérêt géné-ral que nous avons pour le monde et les hommes; et l'instruction concentre tous les objets de cet intérêt à l'endroit même où nos espérances chassées de partout finissent i:>ar se réfugier, c'està-dire dans le sein de la jeunesse qui n'est autre que le sein de l'avenir. Sans cela l'instruction est vide à coup sûr et sans nulle importance. Que personne ne vienne me dire qu'il met toute son âme dans l'œuvre de l'éducation: c'est une phrase creuse. Ou bien il n'a rien à créer par l'éducation, - ou bien la majeure parLi~ de ses méditations doit s'appliquer aux choses qu'il communique à l'enfant et qu'il lui rend accoosibles, doit s'appliquer à l'attente de ce qu'une humanité cultivée avec plus de soin pourra réaliser unjour par-delà tous les phénomènes actu~llement connus de notre espèce. -Mais alors il jaillira de l'âme saturée une abondance d'instruction que l'on · peut comparer · à l'abondance de l'expérience ; l'âme mise en mouvement permettra à l'auditeur lui aussi de se mouv-oir librement; et dans ce vête~ent ample, aux nombreux replis, l'enseignement trouvera suffisamment de place pour mille idées accessoires, sans' que l'idée essentielle perde une parcelle de la pureté de sa forme. L'éducateur lui-même devient pour l'élève un objet d'expérience aussi riche qu'immédial; bien plus, au cours même des leçons, il s'établit entre eux un commerce dans lequel il y a pour le moins le pressentiment du commerce avec les grands hommes
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du passé, ou avec- les personnages dont le poète a retracé les caractères avec une pureté parfaite. Les personnages absents, histo1·iques ou poétiques, deman dent à être vivifiés par la vie du professeur. Qu'il commence seulement, et le jeune homme, et même l'enfant, ne tardera pas à fournir l' apport de son imagination, et bien des fois ils 1-e trouveront tous deux dans une société distinguée et choisie, sans avoir pour cela besoin de la présence d'un tiers. Enfin l'instruction peut seule prétendre à produire une culture multiple étendue également répartie. Qu'on se figure un plan d'instruclion, divisé tout d'abord suivant les divisions de la connaissance des choses et de la sympathie, sans a:ucun égard pour la classitication des matières de nos sciences; celles-ci, en effet, comme elles ne distinguent pas diverses faces dans la personnalité, n'entrent nullement en ligne de compte quand il est question de culture multiple également répartie. Par comparaison avec un tel plan on verra facilement oelles de ses parties qui, avec un sujet donné et dans des circonstances précises, profiteront surtout des apports de l'expérience et du commerce des hommes, ainsi que celles, sans doute beaucoup plus important.es, qui n'en tireront aucun profit. On remarquera, par exemple, que par son entourage l'élève est amené à l'intérêt social, patrio· tique peut-ètre, plutôt qu'à la sympathie pour les individus, ou bien qu'il est plutôt porté vers les choses du goût qu'aux choses de la spé.culation, ot.: réciproquement, ce qui est du reste un travers non moins grave. Cela nous donne une double indication. Il faut d'abord, du côté qui l'emporte, analyser lei, masses d'idées acquises, les compléter, les coordonner.
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En second lieu nous devrons, soit en nous appuyant sur ce premier travail, soit en procédant directement, rétablir l'équilibre au moyen de l'instruction. Mais à un âge où l'flme se laisse modeler si facilement, il faudra surtout se garder de voir en telle ou telle prédominance une indication à faire contribuer l'éducation au développement de ce point particulier. Une pareille règle qui protège la diITormité fut inventée par l'amour de l'arbitraire et recommandée par le mauvais goût. Celui quî aime les assemblages bizarres et les caricatures trouverait peut-être un plaisir extrême à voir, au lieu d'hommes b ien bâtis et de taille égale, aptes à se mouvoir en raugs et en files, uµ tas de bossus et d'estropiés de toute sorte s'ébattre dans un pèle-mêle désordonné; c'est ce qui arrive dans une société composée d'hommes aux sentiments disparates. où chacun se targue de sa pro·pre individualiLé, mais où personne ne comprend son voisin.
II
DEGRÉS DE L'INSTRUCTION
Quelles sont les choses qui doivent, se faire successivement, et l'une au moyen de l'autre? - quelles sont au contraire celles qui doive1tt se faire simultanément, chacune par sa force propre et originale? Ce:!> questions s'appliquent à toutes les entreprises, à tous les projets qui comportent une grande diversité de mesures empiétant les unes sur les autres. Tou-
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jours en effet il faudra bien commencer de plusieurs côtés à la fois, et préparer également l:iien des choses par ce qui précède. Telles sont en quelque sorte les deux dimensions d'après lesquelles il convient de s'orienter. Nos notions préliminaires nous apprennent que l'inskuction doit développer simultanément la con-· naissance des choses et la sympathie, comme des états d'âme · distincts et primitivement originaux. Jetons les yeux sur les éléments subordonnt'.:s: nous y trouverons bien une certaine suite, une certaine dépendance, mais pas une succession rigoureuse. La ~péculation et le goû.t supposent, il est vrai, la conception des faits empiriques, mais, pendant que cette conception ne cesse pas de s'effectuer, ils ne vont pas attendre qu'elle soit terminée; tout au contraire, ils se manifcslent de très bonne heure déjà et se développent dès lors au fur et à mesure que s'élargit la simple connaissance des choses multiples, en la suivant pas à pas tf\_nt qu'il n'y a pas d'obstacles pour l'arrêter. Ce mouvement spéculatif est surtout frappant durant la période où les enfants nous assaille.nt de leurs continuels: pourquoi? Le goùt se cache peut-être davantage sous d'autres mouvements de l'attention et de la sympathie; néanmoins il apporte toujours sa contribution aux préférences et aux dédains, par lesquels les enfants manifestent .qu'ils distinguent les choses. Et de combien son développement ne serait-il pas plus rapide, si nous commencions par lui présenter les rapports les plus simples, au lieu de le précipiter dès le <lébut dans des complications qui dépassent ses forces? - Le gout étant, comme la réf1ex.ion, quelque
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chose d'original qui ne peut s'apprendre, on peut, même indépendamment de l'expérience, escompter que dans la sphère des objets qui leur seront suffisamment connu·s tous deux entreront tout de suite en mouvement, si l'âme n'est pas par ailleurs distraite ou opprimée. Mais il est bien entendu que les éducateurs, s'ils veulent remarquer les mouvements qui se font dans les jeunes âmes, devront eux-mêmes posséder cette culture, dont ils ont à observer ici les - traces les plus délicates. - Voilà justemen~ le malheur de l'éducation que mainte faible lumière qui brille légèrement à l'âge de la tendre jeunesse est complètement et depuis longtemps éteinte chez les adultes, qui, par ce fait même; ne sont pas capables de la raviver et de la convertîr en flamme . Ce qui prfcède s'applique également aux divers éléments de la sympathie. Dans le moindre groupe d'enfants, pour peu qu'il existe encore un peu de sympathie et qu'on prenne soin de l'entretenir, il se développe spontanément un certain besoin d'ordre social en vue du bien général. Et de même que . les natious les plus incultes ont leurs divinités, de même aussi les enfants ont le pressentiment d'une quissance surnaturelle qui p0Ùrrait s'immiscer d'une façon ou d'une autre dans la sphère de leurs désirs. Quelle serait aut_rement la source de la facilité avec laquelle les idées superstitieuses aussi bien que les idées purement religieuses se glissent dans l'âme des petits et y font sentir leur influence_. Cependant pour un enfant qui se trouve dépendre étroitement de ses parents et de ses maîtres, ces personnes visibles occupent, il.est vrai, la place qu'en temps ordinaire le sentiment de la dépendance assigne aux puissances surnaturelles;
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c'est même pour celte raison que la première instruction religieuse n'est en somme qu'une extension très simple des rapports existant entre les parents et les enfants. C'est ainsi d'ailleurs que les premières idées sociales sont empruntées à la famille. La diversité de l'intérêt que l'instruction doit établir ne nous offre donc que des qifférences entre des choses simultanées, mais non pas une gradation nettement accusée. Par contre, les principes formels que nous avons développés au début, de ce traité reposent sur les oppositions des choses qui doivent se succéder. Il s'agit de faire de ceci une application juste. En général, la concentration doit précéder la réflexion. Mais de combien? C'est ce qui reste d'ordinaire indéterr(liné. 11 est certain qu'il faudra mettre entre ces deux opérations le moins d'espace possible, car nous ne pouvons désirer de concentration faite au détriment de l'unité personnelle qui est maintenue par la réflexion; répétées trop souvent et d'une façon ininterrompue, ces concentrations produiraient une tension qui ne permettrait plus l'existence d'un esprit sain dans un corps sain. Pour maintenir dans l'âme une cohésion constante, nous établirens donc pour l'enseignement cette première règle : si minime que soit le groupe des objets, il faut tenir la balance égale entre la concentration et la réflexion; il faudra donc essayer d'établir, avec une succession régulière, la clarté de chaque objet pris à part, l'association des objets divers, la coordination des objets associés, et enfin une certaine habitude à progresser dans cet ordre. C'est la base mêmè de la netteté qui doit régner dans toutes les parties de notre enseignement. Le plus
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difficile pour le maitre sera peut-être ici de trouver l'élément parfaitement isolé, et de décomposer pour lui-ru-ême ses pensées en leurs parlies constitutives. Les ouvrages didactiques pourraient en partie préparer ce travail. Quand clone l'enseignement traite de cette manière chaque petit groupe d'objets, il en résulte dans l'âme un gr:mù nombre de groupes, et chacun d'eux se trouve retenu dans une concentration relative jusqu'à ce que finalement ils soient tous réunis dans une réflexion supérieure. Mais la réunion de ces groupes suppose l'unité parfaite de chacun d'eux. Par suite, tant que le moindre élément constitutif d'un groupe est encore susceptible de s'en séparer, il ne saurait être question d"une réfiexion supérieure. Mais au-dessus de cette dernière il en est d'autres plus élevées encore, et ainsi de suite indéfiniment jusqu'à la réflexion suprême, universelle, que nous poursuivons par le système des systèmes sans jamais l'atteindre. La prime jeunesse doit renoncer à tout cela. Elle est. toujours dans un état intermédiaire entre la concentration et la distraction. Il faut que le premi~r enseignement se résigne à ne pouvoir donner ce qu'on appelle système dans le sens le plus élevé du mot; qu'il s'applique par contre à donner à chaque groupe d'autant plus de clarté; qu'il associe les groupes avec d'autant plus de soin et de vari6Lé, et veille à ce que la marche vers la réllexion universelle s'effectue de toutes parts avec régularité. C'est là-dessus que repose la structure de l'enseignement. Les parlie.,s plus grandes se composent de parties plus petites, et ainsi de suite. Mais dans la moindre partie il faut disLing~er quatre degrés de
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l'enseignement, car celui-ci doit assurer la clarté, l'as~ociation, la coordination et le moyen de ·parcouTir tout cet ordre. Or ce qui se succède ici avec rapidité se suocède avec plus de lenteur dès que les parties moindres servenl à constituer des part.ies immédiatement plus grandes, et ainsi cle suite avec des intervalles de temps toujours plus grands, suivant qu'il s'agit de gravir des degrés de réflexion de plus en plus élevés. Si nous jetons un coup d'œil rétrospectif sur l'analyse du concept de l'intérêt, nous trouvons là encore certains degrés distincts : l'aLtenlion, l'attente, la recherche, l'action. Le fait de faire aUenlion repose sur la force d'une idée vis-à-vis des autres qui doivent lui céder; il repose donc partie sur la force absolue de cette idée, ' _ parlie sur la facilité avec laquelle les autres s' efTacen t devant elle. Cette dernière constatation nous amène à l'idée d'imposer une discipline aux pensées, et c'est de cela qu'il dut surloul être question dans l'A B C de l'intuition. Une idée peul acquérir de la force ou bien par l'acuité de l'impression sensible (c'est ce qui arrive quand on fait parler les enfants en chœur, quand on représente le même objet de façons diverses, dessins, instruments, modèles, etc.) ; ou bien par la viva~ité des descriptions ou encore et surtout par l'existence, au fond de l'âme, d'idées du même genre qui s'unisse(lt alors avec l'idée nouvelle. Faire en sorte que ce dernier cas devienne la règle générale exîge un grand art et beaucoup de méditations qui doivent toujours viser à faire précéder loute connaissance nouvelle d'une connaissance acquise qui lui prépare le terrain; ainsi, par exemple, la mathématique sera
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précédée de l'A B C de l'intuition, la grammaire de jeux aux mille combinaisons, et avant d'aborder l'étude d'un auteur classique on fera quelques récits empruntés à l'antiquité. Dans l'attention, chaque objet pris à part est inondé de clarté ; mais il faut que l'attention s'étende aussi à l'association, à l'ordonnance systématique, à la progression suivant cet ordre. De même les attentes ont leur clarté et leur association ; il y a même une attente systématique et méthodique. Mais ce ne sont pas ces combinaisons qui doivent ici retenir principalement notre attention. - Nous savons que la manifestation de l'objet attendu donne uniquement naissance à une nouveUe attention. C'est d'ordinaire ce qui se produit dans le domaine du savoir. Dès qu'il existe une certaine provision de connaissances, il est rare qu'on fasse attention à quelque chose sans y attàcher une attente; mais cette attente s'éteint ou bien une nouvelle connaissance vient lui donner satisfaction. Si par impossible des désirs désordonnés devaient· en résulter, ils seraient forcément dominés par la règle de la modération, c'està-dire la discipline. - Mais il est une attention qu'il n'est point si facile de satisfaire ni d'oublier, il est une exigence qui est destinée à se transformer en action : c'est celle qui a pour but la recherche de la sympathie. Cependant, en dépit de tous les droits que la modération exerce ici, il faut bien admettre l'échec complet de l'éducation qu1 ne déposerait pas dans l'esprit la résolution de travailler au bien de l'humanité et de la société, en même temps qu'une certaine énergie du postulat religieux. Dans la formation de la
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sympathie il faut donc envisager à tout instant les degrés supérieurs auxquels peut accéder l'intérêt. Et il est facile de comprendre que ces degrés coïncident avec les divers âges de l'homme. L'attention sympathique convient à l'enfant, l'attente au tout jeune homme, qui, dans un âge un peu plus avancé, doit rechercher la sympathie, afin que l'homme fait puisse exercer son action dans ce sens. Mais la structure de l'enseignement permet une fois de plus de provoquer dans les divisions les moins importantes, celles qui s'adres&ent aux premières années, une certaine exigence qui voudrait bien se transformer en action. Et sous l'action simultanée de la formation du caractère, ces invites produisent, dans les années ultérieures, une exigence vigoureuse qui donne naissance aux actes. Qu'il nous soit permis ici de fixer par des termes concis et faciles à interpréter les résultats de ces développements. D'une façon générale l'enseignement doit:
1° Montrer 2° Associer 3° Enseigner 4° Philosopher d'où les quatre degrés suivants ·
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1° )2° clarté. association. 3° système. 4° méthode.
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Au point de vue de la sympathie, il doit :
1° Être intuitif ·1 2° E:tre continu d'où les quat1~ 3° Être stimulant degrés suivants 4° Entrer dans -la réalité
\ 1° attention.
2° attente. 3° recherche. 4° action.
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III
MATIÈRE DE L'ENSEIGNEMENT
La matière de l'enseignement réside dans les sciences. On n'attendra pas de la pédagogie générale qu'elle fasse l'exposé des sciences. Que chacun se demande ce qui, dans son savoir, revient à la simple connaissance des choses et ce qui revient à la sympathie; qu'il cherche aussi à déterminer comment chaque partie rentre dans l'une ou l'autre des divisions ci-dessus indiquées. D'ordinaire un examen de conscience de ce genre fera constater une grande inégalité dans la culture personnelle et révélera même jusqu'à quel point les parties les plus saillantes sont restées fragmentaires. Chez les uns, c'est le goût qui est insuffisamment cultivé; peut-être se sont-ils adonnés à un genre inférieur des bP.auxarts, tel que la peinture des fleurs, un peu de musique; peut-être ont-ils commis quelques distiques, rimé quelques sonnets, composé des romans. Chez d'autres, c'est une ignorance crasse quant à la mathématique ou la philosophie. Les plus érudits chercher-ont peutêtre longtemps avant de deviner la place où il faut mettre, dans le vaste domaine de leur savoir, toute cétte moitié que nous avons désignée sous le nom de sympathie. . Il est inévitable que l'éducation souffre-de toutes ces lacunes. Jusqu'à quel point? Cela varie beaucoup. et dépend de l'éducateur, de l'élève, des circonstances qui se présenteront accessoirement ou non.
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• Plus l'éducateur sera sincère envers lui-même, plus il montrera d'habileté dans l'utilisation de ce qui existera déjà, et mieux oela ira. Il est rare de trouver un individu complètement fermé à l'un ou l'autre des points de vue que nous avons distingués. Avec de la bonne volonté l'on peut apprendre encore bien des choses même en enseignant; on supplée parfois à l'imperfection de l'exposition par la nouveauté de l'intérêt personnel; et il n'est guère difficile à un adulte de s'assurer uné légère avance sur l'enfant plus jeune. Au moins vaut-il mieux procéder de la sorle que -de négliger totalement des parties essentielles de la culture, et de ne vouloir communiquer que ses propres talents et ses connaissances scolaires, pleinement développés il est vrai, mais pourtant fort limit6s. Il suffit parfois de donner à l'élève, en certaines choses, la }Jremière impulsion et de lui fournir constamment l'occasion et le sujet, pour qu'il marche tout seul ; peul-être même ne tardera-t-il pas à échapper aux yeux du maître. Il y a d'autres cas, il esl vrai, où il coûte bien de la peine pour découvrir dans un esprit obtus la moindre place où nous ayons prise, une nuance quelconque d'intérêt qui nous sollicite. C'est justement alors qu'il faut des connaissances multiples alin de pouvoir faire de nombreux essais, et une habileté pratique extraordinaire pour trouver la forme la meilleure. Si les lacunes de l'éducateur et de l'élève coïncident, il n'y a rien à faire. Souvent il se trouve tout près de nous un homme capable d'ense.igner avec assez de bonheur des choses que nous ne comprenons pas et dont nous jugeons cependant l'enseignement nécessaire. Il ne faut pas alors que la vanité dt: l'éducateur l'empêche de faire
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appel à cet homme. Il n'y a rien d'humiliant en effet à convenir qu'on ne sait pas tout ce qui pourrait contribuer au succès de l'éducation, car il y a trop de choses de ce genre. Tout ce qu'il y aurait à dire ici sur les objets divers de l'enseignement, en se rapportant aux idées essentielles précédemment développées, on le trouvera brièvement résumé dans le chapitre suivant. Pour le moment il nous faut noms arrêter un instant à une distinction, suivant que ces objets affectent plus ou moins directement notre intétêt. L'enseignement concèrne en effet des choses, des formes et des signes. Les signes, par exemple les langues, n 'intéressent évidemment què comme moyen de représenter ce qu'ils expriment. Les formes, c'est-àdire le gé_néral, ce que l'abstraction sépare des choses: les figures mathématiques, les concepts métaphysiques, c!e :;impies relations normales dans les beauxarts, nous intéressent non pas seulement de façon immédiate, mais encore à cause de l~ur application sur laquelle nous comptons. Mais si quelqu'un s'avisait de soutenir que les choses mêmes, les œuvres de la nature et de l'art, les hommes, les familles et les États ne nous intéressent qu'en tant qu'ils nous servent à la .réalisation de ·nos vues, nous le prierions de ne pas faire· entendre des discours aussi déplacés dans la sphère où s'exerce notre activité multiple ; car il poturait bien arriver en fin de compte qu'il ne demeurât plus comme unique intérêt immédiat que l'exécrable égoïsme. Les signes sont à coup sûr une charge pour l'enseignement; et si l'intérêt pour la chose représentée n'est pas assez fort pour annihiler cette charge, édu-
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cnteur et élève seront bientôt jetés hors de la voie de la culture progressive. Et pourtant l'étude des langues absorb~ une partie si considérable de l'enseignement I Si à cet égard le maître écoute les exigences ordinaires du . préjugé et de la coutume, il tombera infailliblement du rang d'éducateur à celui de magister. Mais dès que les heures d'enseignement ne feront plus œuvre éducative, tous les éléments vulgaires de son entourage ne tarderont pas à entraîner. l'enfant plus bas, Je tact intime disparaît, la surveillance devient nécessaire, et le maître n0 prend plus goùt à sa besogne. On devra donc s'opposer, aussi longtemps que possible, à tout enseignement des langues qui ne se trouve pas directement sur le grand chemin de la culture de l'intérêt. Qu'il s'agisse des langues anciennes ou modernes, peu importe! Seul a le droit d'être lu le livre qui peut intéresser dans le moment même et préparer pour l'avenir un nouvel intérêt. Aucun autre - et surtout, bien entendu, nulle chrestomathie, qui n'est jamais qu'une rhapsodie sans butne devra nous fa.ire perdre ne fût-ce qu'une semaine; car pour un enfant une semaine représente un grand laps de temps; on s'en aperçoit d'ailleurs dès que l'influence de l'éducalion s'exerce plus faiblement durant un jour I Mais si difficile que soit, au point de vue de la langue, le livre qu'il s'agit chaque fois d'étudier il n'est point de di.fficultés qu'on ne puisse surmonter avec de l'art, de la patience et des efforts ! Mais l'art de communiquer la connaissance des signes est le même _ que l'art d'instruire dans le :>-,·~ domaine des choses. Les signes sont tout d'abord des ,f ,~ ·_. ....., cho~es, on les aperçoit, _ on les ~onsidè~e, on !,~~~- !!}. . ~ ; copie comme les choses. Plus l'1mpress10n q~f~~/ ··· :î>'"'
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font sur les sens est forte et multiple, et mieux cela vaut. La clarté, l'association, l'ordre systématique et la marche régulière dans cet ordre doivent se succéder ponctuellement. Qu'on n'en vienne pas trop vite à l'explication du sens des signes ; que pendant quelque temps on ne s'en occupe même pas du tout, c'est toujours du temps de gagné (1). Il ri'y a d'ailleurs nulle utilité à enseigner à fond, dès le début, la théorie des signes; on n'a qu'à enseigner ce qui e~t strictement nécessaire pour la prochaine utilisation intéressante; alors s'éveillera bientôt le besoin d'une connaissancé plus précise; et dès que le sentiment de · ce besoin intervient, toute besogne devient plus facile. A l'égard des formes, c'est-à-dire de l'ahstraît, il faut d'abord rappeler ce principe général sur leq uel on insiste tant de fois dans des cas particuliers: l'abstrait ne doit jamais avoir l'apparence de vouloir devenir la chose même; il faut, au contraire, en assurer toujours le sens par une application réelle aux choses. L'abstraction doit partir d'exemples, de choses qui · tombent sous les sens, de données ; et bien qu'il fa·ille une concentration personnelle dans les pures formes, la réflexion ne devra jamais trop s'éloigner des choses réelles. L'enfant se trouve placé au milieu, entre les idées platoniciennes et les choses en soi. L'abstrait, pour lui, ne devra jamais devenir réel; mais il n'a pas non plus à chercher les substan.ces inaccessibles derrière leH choses qui tombent sous les sens, ni derrière sa
(1) Dans l'enseignement de la lecture on ferait peut-être bien d'habituer longtemps à l'avan,c e les enfants à la figure des lettres, par toutes sortes è.e représentations, avant d'y attacher un son quelcoi:i,que perceptible.
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conscience, son propre moi, ou m~me derrière la chose complexe la chose une qui ne soit pas complexe et qui pourtant renferme tç,ut. Si nous voulons qu'un jour il puisse aborder avec quelque chance ces conceptions, nous devons souhaiter fortement qu'on le laisse d'abord suivre son propre chemin, guidé par ses sens ouverts, jusqu'à ce qu'il arrive à l'endroit élastique qui sert de tremplin au métaphysicien. Pour l'enfant, les choses sont donc simplement des combinaisons données précisément des caractères distinctifs que nous détachons par l'abstraction pour les considérer séparément .. Aussi il y a un chemin qui conduit des caractères isolés (formes) aux choses dans lesquelles ils se trouvent réunis ; mais on peut aussi faire le chemin inverse et aller des choses aux caractères en lesquels elles " euvent se décomposer par p l'analyse. C'est ce qui fait la différence entre l'enseignement synthétique et l'enseignement analytique, dont nous parlerons au chapitre suivant. Malheureusement personne n'est ent.raîné à comprendre les choses comme des combinaisons de caractères isolés. Pour nous tous chaque chose est une masse trouble de caractères, dont sans aucun examen nous supposons l'unité; nous pensons à peine qu'elle pourrait peut-être être subordonnée, à plus d' un titre, à chacun de ces caractères; et il m'est avis que pas un de nos philosophes n '~ complèlement pris conscience de l'une ou l'autre hypothèse! Et voilà l'origine de la gêne et de la maladresse de certains esprits qui ne savent saisir le réel au milieu du possible ! Mais il m'est impossible de tout expliquer ici ; bien des points demandent à être élucidés par des recherches à venir.
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IV
DE LA MANIÈRE DANS L'ENSEIGNEMENT
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Nulle part la manière n'est la bienvenue, et pourtant - elle se trouve partout! Et comment en serait-il autrement.! Tout homme l'apporte avec son individualité; et dans une collahoration comme celle du m.attre et de l'élève, elle intervient des deux côtés. Cependant les hommes s'habitu.ent les uns aux autres, du moins jusqu'à un certain degré, au delà duquel commence l'insupportable que la répétition ne fait que rendre plus déplaisant. C'est à ce genre qu'appartient l'affectation, ainsi que ce qui, d'unè façon directe, nous frappe désagréablement. On ne pardonne pas l'aflcclation, parce que c'est un défaut volontaire; quant au ,désagréable, dont la répétition augm~nte sans cesse la sensation, il nous fait perdre patience. Il serait à souhaiter que nulle manière affectée ne se glissât jamais dans l'enseignement! Que l'on interroge ou que l'on enseigne, que l'on se mon~re plaisantou pathétique, que votre langue soit polie ou votre accent tranchant, tout rebute du moment qu'il a l'air d'être une addition volontaire; au lieu de découler de la chose même ou de la situation présente. Mais la multiplicité des choses et des situations donne lieu à des manières et à des tournures v_ariées dans l'exposition; aussi la quantité de ce que les pédagogues ont, avec une telle abondance, inventé et recommandé sous le nQm pompeux de méthodes ne manquera pas de s'ac-
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croître beaucoup ; et mJme telle ou telle partie pourra s'appliquer ici où là, sans que l'une présente sur l'autre des avantages absolus. L'éducateur doit disposer de beaucoup de tournures; il faut qu'il puisse les varier avec facilité, s'adapter aux circonstances et, tout en jouant avec l'élève, faire d'autant mieux ressortir l'es senti el. Toute manière est désagréable et oppressive en elle-même, dès qu'elle .réduit l'auditeur à un rôle purement passif et lui demande de renoncer absolument à sa propre mobilité d'esprit. C'est pourquoi l'exposition suivie doit émouvoir l'âme grâce à une attente constamment tendue; dans l'impos!:ibilité d'y réussir, comme d'ordinaire chez les enfants où pareille chose est difficile, on ne doit pas s'obstiner à {àire un exposé suivi, il faut au contraire tolérer et même provoquer les interruptions. La meilleure manière est celle qui accorde le plus de liberté dans les limites que le travail du moment . oblige à respecter. Le maître n'a d'ailleurs qu'à prendre ses aises et ne pas imposer de contrainte à ses élèves! Chacun a sa manière dont il ne saurait pas trop s'écarter sans perdre la facilité. Aussi, tant qu'il n'y a pas risque de dommage essentiel, - veniam damus petimasque vicissim.
�CHAPITRE V
Marche de l'enseignement.
Introduire dans la pratique tout ce que nous avons développé jusqu'ici, inais après en avoir fait des combinaisons convenables et l'avoir .appliqué aux divers objets de notre monde : telle est la grande tâ~he, la tâche vraiment immense de quiconque veut faire l'éducation par l'instruction. Un petit nombre de principes généraux ont suffi pour indiquer ce dont l'élaboration intégrale exigerait ·l'effort persévérant d'un grand nombre d'hommes et d'une longue suite d'années. Ce que je compte donner ici n'est qu'une esquisse, et ne doit servir qu'à deux choses: permettre d'une part de relier plus aisément les principes développés jusqu'ici, et d'autre part ouvrir à l' œil une vue sur l'ensemble des travaux à accomplir. La pédagogie générale ne doit pas entrer dans les détails spéciaux au point de détourner l'attention de l'ensemble sur une partie quelconque . Afin de ne pas tomber dans ce travers, j'essaierai même d'atteindre les yeux de l'esprit en m'adressant à ceux du corps, et de soumettre
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en une sellle fois cc qui doit être étudié en mtme temps ou être fait simultanément.
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ENSEIGNEMENT PUREMENT DESCRIPTIF, SYNTHÉTIQUE ANALYTIQUE,
Toutes les fois qu'il faut établir pour un individu quelconque un plan d'études, il se trouve toujours, quant à l'e~périence et le commerce des hommes, un certain cercle où se place cet individu. Peut-être serat-il possible d'élargir convenablement ce cercle sui~·ant l'idée de la culture multiple également répartie, ou de l'explorer plus à fond: et cela doit être la première de nos préoccupations. Mais cette abondance vivace, cette clarté pénétrante résultant de l'expérience .et du commerce des hommes, on pourra même leur faire dépasser le cercle en question ; ou, pour mieux dire, bien des parties de l'enseignement pourront, avec avantage, être placées dans la lumière qui découle de ces deux qualités. L'horizon, dans lequel l'œil est enfermé, peut nous fournir les mesures qui nems permettront de l'élargir par la de~cription de la contrée voisine. En se servant de la vie des personnes plus âgées qui l'entourent, on pourra reporter l'enfant aux temps antérieurs à sa naissance; - on peut en général rendre accessible aux sens, par une simple description, tout ce qui présente assez de ressemblance et de liaison avec ce que !'_ enfant a observé jusqu'à présent. _ sl ainsi C~
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que l'on peint les villes, les pays, les mœurs, les opinions inconnus avec les couleurs de ce qui nous est connu; il est des descriptions historiques qui nous donnent en quelque sorte l'illusion du présent _ parce qu'elles en empruntent les traits. Dans tous ces cas l'enseignement a liberté entière de faire appel à n'importe quelles reproductions ; et elles lui seront d'autant plus utiles qu'on aura moins permis d'en abuser au préalable pour les feuilleter simplement ou en faire un passe-temps inintelligent. Il est certain que la s·imple description perdra forcément en clarté et. en pénétration, à mesure qu'elle voudra s'éloigner davantage de l'horizon de l'enfant. Par contre, ses ::noyens augmenteront avec l'élargissement même de cet horizon. C'est aussi pour cette raison qu'on ne peut savoir au juste en quoi et jusqu'à quel point on peut compter sur elle, de même qu'il serait difficile de lui donner ~es.règles précises. D'après sa nature en effet, ce genre d'enseignement ne reconnaît qu'une loi : décrire de façon que l'élève croie
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S'appuyant davantage sur sa propre force) l'enseignement analytique s'élève aussi davantage au général. - Pour indique! sur le ch.a mp, du moins approximativement, de qùoi je veux parler, je citerai le Livre des mères, de P estalozzi, et les E x ercices d'intelligence, de Niemeyer. Tout éducateur qui pense se trouve conduit, par son tact naturel et sain, à l'analyse des masses qui s'amoncellent dans les têtes des enfants et que l'enseignement purement descriptif ne fait qu'augmenter; il sait aussi qu'il faut successivement concentrer l'attention sur les éléments de plus en, plus petits, afin de mettre de la clarté dans toutes les
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idées et de les épurer. Il s'agit simplement de réaliser ce programme. L'ensemble des choses qui nous entourent simultanément, on peut le décomposer en objets séparés, puis ceux-ci en leurs ptirties constitutives et ces dernières enfin en leurs propriétés distinctives. Les qualités, Jes éléments, les choses et l'ensemble de ce qui nous entoure peuvent être soumis à l'abstraction, pour en séparer divers concepts formels. Mais les choses ne présentent pas seulement des propriétés simultanées, elles en ont aussi de successives, et la variabilité des choses nous donne occasion de décomposer les faits en séries qui s'y coudoient ou s'y croisent. Dans toutes ces analyses on rencontre .tantôt ce qui ne peut pas être séparé et qui relève de la spéculation, tantôt ce qui doit ou ne doit pas être séparé et qui relève du goût. On peut également analyser le commeree des hommes et concentrer l'âme dans les divers sentiments de sympathie qu'il prépare. Il faut même le faire, pour que les sentiments s'épurent et_ gagnent en intensité. En effet, la totalité du sent-iment que nous éprouvons à l 'égard d'une personne et surtout à l'égard d'un cercle de personnes se compose invariablement de beaucoup de sentiments distincts ; et il ne faut pas confondre les sentiments que nous avons à leur égard avec ceux qui nous sont communs avec eux, afin que l'égoïsme, du moins, ne vienne à notre insu étouffer la sympathie. - Les femmes douées de la délicatesse de sentiment s'entendent mieux que quiconque à analyser le commerce des hommes, à inculquer aûx enfants plus d'attention sympathique, à multiplier par cela même des points
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de contact, à accroître l'intensité de ces rapports. Il est facile de voir si quelqu'un s'est trouvé, dans sa prime jeunesse, soumis à une telle influence féminine. Par cette analyse du particulier qui se présente à lui, l'enseignement analytique s'élève jusqu'à la sphère du général. Le particulier se compose en effet du général. Qu'on se rappelle en tout cas les définitions par le genre prochain el la différence spécifique; qu'on veuille bien réfléchir à ce que la différence spécifique, prise en elle seule, est également un genre dans lequel, tout comme dans le premier, peuvent se trouver compris d'autres genres plus élevés, avec les différences correspondantes, à chacune desquelles s'applique le même raisonnement. Alors on remarquera sans doute combien la logique et la théorie des combinaisons se touchent, et pourquoi l'analyse de ce qu'un horizon individuel renferme à l'état de combinaisons conduit d,ans la sphère du logiqu~ et du général, rendant ainsi l'âme plus accessible à d'autres conceptions où les éléments déjà. connus pourraient 'êti;e combinés de façon différente avec d'autres éléments. Tout cela s'opère, il est vrai, spontanément en nous tous, - et le maître n'a pas à s'arrêter ni à retarder les enfants à propos de choses qui vont toutes seules; mais ce processus n'est ni assez complet ni assez rapide pour que le maître (qui d'ailleurs doit observer ses sujets) ne trouve encore beaucoup à faire. En s'élevant au général, l'enseignement analytique facilite et favorise le jugement sous toutes les formes. L'objet sur lequel nous avons à nous prononcer est dépouillé maintenant de toutes détermin-ations accessoires qui apportent de la .confusion ; il est plus
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facile de pénétrer le simple que le compliqué. Les idées élémentaires ont gagné en force et la dispersion créée p!lr la multiplicité et la variété des objets a disparu. En outre, les jugements généraux sont tout prêts pour les occasions nouvelles, soit que nous voulions en faire usage, soit qu'il s'agisse de les soumettre à un examen. L'association des prémisses d'où dépend absolument _la grande facilité de l'induction logique, l'imagination scientifique elle aussi gagne par l'analyse fréquente des choses que nous trouvons devant nous. L'expérience n'étant pas un système, c'est précisément pour cela qu'elle amène le mélange varié et la fusion de nos pensées mieux que toute autre opération, à condition que notre réflexion l'accompagne sans cesse. Mais tous les avantages de l'enseignement analytique sont bornés et limités par le fait même que les résultats de l'expérience, du commerce des hommes ainsi que des descriptions qu'on y a rattachées sont loin d'être complets. L'analyse doit accepter la matière telle qu'elle se présente. De plus, la répétition d'impressions sensibles qui assurent d'un côté une prédominance est souvent plus puissante que les concentrations et les arrêts artificiels par lesquels le maître essaie · de rétablir l'équilibre. En outre, le général, que l'abstraction ne peut déduire que de certains cas, a de la peine à s'assurer dans l'âme une situation indépendante qui nous le fasse voir comme général, mais aussi comme également apte à toutes r.elations plus spéciales. Pour la spéculation et le jugement esthétique l'analyse ne peut en somme que faire ressortir les points qui importent. Tout le
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monde sait que l'expérience ne saurait donner ce qui est né~essaire au point de vue théorique ou esthétique; et l'analyse de la matière donnée ne suffira pas pour le faire découvrir. L'examen analytique des conceptions spéculatives ou esthétiques admise~ peut bien nous en rendre sensibles les éléments défectueux, mais n'arrive que rarement à la force de l'impression nécessaire pour effacer l'impression précédente, et ne parvient jamais à satisfaire sufisamment l'âme mi$e en mouvement. La contradiction et la critique seules n'ont pas grand effet; ce qu'il faut, -c'est d'établir le vrai. L'enseignement synthétique qui bâtit de ses propres matériaux est le soul qui puisse se charger d'élever dans son entier l'édifice de pensées qu'exige l'éducation. Certes, il ne peut être plus riche que nos sciences et notre littérature; mais il n'en est pas moins incomparablement plus riche que l'entourage individuel d'un enfant. Sans doute il ne pourra pas l'être plus que ne le permettent les ressources dont dispose le maître, mais l'idée même produira peu à peu des maîtres plus habiles. - Toutes les mathématiques, avec ce qui les. précède et les suit, - toute lo. série des progrès accomplis depuis l'antiquité jusqu'à nos jours par l'humanité travaillant à sa culture, - tout cela fait partie de l'enseignement synthétique. Mais il renferme également la table de multiplication, le vocabulaire, la grammaire, et il nous est facile de comprendre quel mal peut faire ici une méthode défectueuse.. S 'il fallait de toute né(:.essité graver les éléments dans notre esprit en les apprenant uniquement par cœur, les élèves auraient bien raison de protester contre toute extension de l'enseignement synlhétique.
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Faire d'abord prononcer par le maître, puis répéter par les élèves, avoir recours à la révision, aux exemplc-s, aux symboles de toute s0rte : voilà des moyens qui, de l'aveu de tous, facilitent la besogne. J'avais autrefois .proposé, pour les modèles de triangles, de les mettre d'une façon continue sous les yeux de l'enfant au berceau, en les traçant sur un tableau par des clous brillants. Une fois de plus je m'expose à la raillerie : à côté de ce tableau je place er:. effet des bâtons et des boules aux teintes différentes; je les change de place,.je les combine, je les varie constamment; plus tard je les remplacerai par des plantes et par les divers jouets de l'enfant. Dàns la chambre des enfants j'installe un petit orgue et durant des minutes j'en tire des sons simples coupés d'intervalles, j'y ajoute un pendule, autant pour l'œil de l'enfant que pour la main d'une joueuse inexpérimentée, afin de permettre l'observation des rapports de cadence. Le thermomètre me servira pour exercer le toucher de l'enfant à distinguer le froid et le chaud; avec les poids je lui apprendrai à évaluer la pesanteur; enfin je l'enverrai chez le drapier pour qu'il s'entraîne à distinguer au toucher, avec autant de sûreté que le drapier lui-même, la laine fine de la laine grossière. Et qui sait même si je n'illustrerai pas les murs ùe la chambre des enfants de grands dessins bariolés figurant les lettres? Tout cela est basé sur cette idée bien simple que cette ~açon de graver péniblement et tout à co\;.p des notions dans notre esprit par ce qu'on appelle apprendre par cœur, ou bien sera superflue ou bien très facile, du . moment que les éléments de la synthèse sont introduits de bonne heure, comme parties constitntives, dans l'expérience quotidienne de l'enfant, afin de pou-
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voir, autant que possible, se glisser cl.ans l'élève avec la foule incomparablement plus grande des choses qui, à l'époque où l'on apprend à parler, sont saisies, ainsi que leurs noins, ayec une admirable facilité. Mais je ne suis pas assez fou pqur faire dépendre le salut de l'humanité de ces sortes de petits expédients capables de faciliter et d'accélérer plus ou moins la marche de l'enseignement. Maisarrivonsa-ufait! -L'enseignement synthétique a une double tâche : fournir les éléments et en préparer la synthèse. Je dis préparer et non pas achever absolument. L'achèvement en effet n'a pas de fin; qui pourrait compter toutes les combinaisons des divers genres? L'homme cultivé né cesse de travailler à l'édifice de ses pensées. Mais la culture reçue dans le jeune âge peut seule lui permettre d'y travailler dans tous les sens. Elle doit donc donner non seulement les éléments, mais encore la façon de s'en servir habilement. L'espèce la ,plus générale de synthèse est la synthèse combinalive. Elle se présente partout, elle contribue à donner à l'esprit de l'adresse en toutes choses : il faut donc l'exercer avant tout et plus que les autres, jusqu'à ce qu'elle se fasse avec une aisance parfaite. Mais elle règnê surtout dans le domaine empirique où rien ne l'empêche de manifester le (logiquement) possible, dont le réel accidentel n'est qu'une partie et dans lequel il peut être rangé par diverses classifications. De là elle trouve sa voie ·pour pénétrer dans . les sciences pratiques, où elle sert d'intermédiaire, lorsqu'il s'agit d'appliquer des séries de concepts à des séries d'une catégorie multiple donnée: nous ne tarderons d'ailleurs pas à la voir dans la pédagogie .
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Dans le domaine de la spéculation son absence peut être des plus regrettables, comme les mathématiciens le savent par expérience! Mais là comme du reste dans le domaine du goût elle est obscurcie par les espèces particulières de synthèse qui y règnent et qui ont p6ur effet soit d'éliminer les combinaisons inadmissibles, soit de soustraire l'âme à tout jeu de pensées dénué de caractère. Il existe un rapport élroit entre les notions combinatives et les notions de nombre. Tout acte de combinaison constitue une cer:taine quantité d'éléments de combinaison, dont le nombre n'est que l'expression abstraite. Le temps et l'espace offrent., comme on le sait, des forme8 spéciales de synthèse expérimentale : ce sont les formes géométriques et rythmiques. C'est ici qu'il faut class~r l'A B C de l'intuition. Il est synthétique, puisqu'il part d'éléments; et cela biei;i que sa disposition soit déterminée par la considération analytique des formes qui se rencontrent dans la nature et qui doivent s'y laisser ramener. La synthèse spéculative proprement dite, totalement différente de la synthèse combinative logique, est fondée sur les rapports. Mais personne ne connait la méthode dés rapports ; et ce n'est pas le rôle de la pédagogie de l'exposer. - En outre, il n'appartient pas aux premières années de l'enfance de se mettre sérieusement en désaccord avec la nature. Mais d'autre part il ne peut guère être admissible de laisser l'esprit absolument inexpert dans la spéculation jusqu'à l'âge où un désir impérieux de conviction se développe de lui-même el s'emparf) témérairement du premier objet venu pour se satisfaire. C'est surtout à
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notre époque qu'il ne faut pas recommander une telle négligence : aujourd'hui, en effet, la diversité des opinions regarde tout le monde, et il faut être bien léger ou s'être prématurément confiné dans une résignation morose pour ne point s'occuper de connaitre la vérité ! L'éducateur doit au contraire, faisant entièrement abstraction de son système, chercher les voies les moins dangereuses pour armer à l'avance et autant que possible la·faculté de recherche, pour év~iller en tous sens le sentiment directeur qui est excité par les problèmes particuliers, c'est-à-dire les éléments de la spéculation : de cett-e façon- le jeune penseur n'ira pas se figurer qu'il sera bientM, au bout de ses peines . Le moyen le plus sûr, c'est à coup sûr l'étude des mathématiques ; malheureusement elle a par trop dégénéré en un jeu de lignes accessoires et de formules! Il faut la ramener, autant que faire Sfl peut, à la méditation des principes mêmes. La logique n'est pas non plus à dédaigner, mais il ne faut pas attendre trop d'elle. Parmi les problèmes de spéculation philosophique on fera bien de surtout insister sur ceux qui touchent aux mathématiques, à la physique, à la chimie ; de même, sous une habile direction, l'esprit de l'enfant pourra retirer de gr-ands avantages d'une étude très variée concernant les questions relatives à la lîberté, à la morale, au bonheur, à la justice; à l'État. Mais il faut beaucoup de discrétion dans tout ce qui touche à la religion. Aussi longtemps que possible, on conservera, sans le troubler, le sentiment religieux qui, dès !.es-premières années, doit s'attacher à la simple idée de Providence! ]Hais toute religion a une tendance à s'immiscer dans la s·péculation et à s'étaler en dogmes prétentieux. Et
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dans une âme qui travaille à sa culture multiple une telle tendance ne saurait manquer de se manifester. Alors le moment est venu de dire sérieusement un mot de toutes les vaines tentatives faites par tant d'esprits mQrs de toutes les époques, pour trouver à cet égard des principes solides ; <le la nécessité où nous sommes d'attendre d'abord, pour ces sujets, la fin de tous les exercices spéculatifs préparatoires; de l'impossibilité de se refaire d'un seul coup, grâceà une conviction spéculative, le sentiment religieux qu'on a perdu ; de l'accord qui exisle entre l'ordre naturel des choses qui nous entourent et les besoins impérieux qu'éveillent en nous les spectacles de la dépendance humaine et grâce auxquels la religion pousse de solides racines dans le terrain de la sympathie. - La religion positive ne regarde pas l'éducateur comme tel, mais l'Église et les parents ; , mais sous aucun p~étexte le premier ne devra y ·mettre le moindre obstacle ; et, du moins chez les protestants, il ne peut raisonnablement souhaiter de pouvoir le faire. La théorie du goû.t n'est pas encore suffisamment élucidée pour que l'on puisse entreprendre de déterminer, pour _ différentes branches de l'esthétique, les les éléments et leur synthèse. Cependant on tombera facilement d'accord pour admettre que la valeur esthétique ne dépend pris de la masse des objets, mais de leurs rapports et que le goût n'a pas son fondement dans la chose vue, mais dans la manière de voir. C'est à l'égard du beau, plus que pour tout le reste, que notre disposition d'âme est facilement perver--tie. Et même pour les yeux clairvoyants de l'enfant le beau n'est pas clair, bien qu'à notre appréciation il
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suffise de ·le uoir, 11 est évident que l'd3il non prévenu voit la masse et qu'il saisit assurément tbül et! qui lui est présenté; mais il n 'en rapproche pas lès rapports, comme le f;üb si fàèilètnent l:it si voltmtier$, à ses meilleur~ niaments surtout; l'hotllttte cultivé. Le goôt voisine d'ortlinai1'è avec l'imaginatioh 1 bien qu'il eri soit totalement différeht. Ii n'est mêinè pas faèile de comprendre quels sec!burs telle-ci pùf.sselnl apporter. Par le continuel ret11Ue-mérià~e fies iinages lès rapports se modifient ; et parmi ce ~rand horribl'è de tapptltts se houvenb également t,eux qùi, par leur effet, captent l'atttmtit)Il, et autour tiesqtiels se gt'oùpent d'auttl:ls iuiagês. G'ast ainsi tjul:i l'èsj:lrit se ttof.Ivti hmMé à la création pÇ>étique. Lti lâche de l'éducatitltl synthétique du goüt pbuntlit donc se ramètler à éeci ! faite naî,trè le beàù dans l'imaginatitin de l'élève. Aülant que possiblc cm comrnehcera par presentl:it 1e sujet, puis, grâce à des cohversations, dn en occupeta l'imagirtl1tion, enfin 1'0111nebtra l'œuvre tl'arl sous les yeux de l'enf'anL. C'<'lsb ttitlsi que l'on racontera tout d'abord le sujet d 'une pièce classique, non pas la suite tles scènes, mais les événements; on s'efforcera de déduire de chaque foit les cil'constàrlées et les situations, on les grbùpeta de telle bu tellé façott, on les développera par-ci pllr-là, .a- et enfin lé poète achèvera ce qui sera trop difficile pour hous. Peùt-être essaidrà• t:..an d'idéaliser' certains élêrbenLs du fail en leur don.: nant. un oorps, - et il !3e troltv<'ltà un tl¼bleàU, une statue, ' qui hOùs réprésertlera le groupe e11 question. __.:. Quantl il s'agit tlé la rri.usique, la marche à plus de sùreté ; les rapports essentiels ainsi què leur synthèse la plus ;impie sont aux inâlns du p1'ofesseur de basse · fondamentaJe ; il suffira que ce ne sblt pas ur1 pédant.
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Nous en arrivor1!3 à l'enseigttcmerH qui a pour mission dfj Îàirt3 l'éducatidh eynthétique dè la sytnp11thie, d'agrandi11 f:Hü' cons~quent le cce11t et de le remplir, rhêtne qifÊttld Il ne serait p_!:ls ~econdé par d'heureuses sit1Hitioh!3 de fiunillè, par de belles amitiés de jeunesse, ni même; peut-être, paf une extràordinuire s~mpatl:rie pârticuliète entre le matlre et l'élèvé. - Où trouvottsnous i.ttt tel ensèignemènt? Tout le monde n'est-il pas forcé dë rëcoI1nâître que la ttlêthode habituelle 0es études semble viser' suttbut à faire plier l'âme sous la rhasse des comiais~llnces, à refroidir le zèle de l'élève par lé côté sél'ietx de la sèience el même de l'art tant vàhté, â noU!'l ëloigttet des hommes, des hommes indivitluels et réels ainsi que des groupes patticuljers et réels qu'iis fotmeht, sous prétexte qu'ils cottvienrtertt pcti à notre goût, sont trop au-dessous de la spéculation èt d'ordinaire trop éloignés de l'obscrv11tion, alors-que Iiotl'e plus grande gloire serait pourt:1nL de tl:'availler par symptithie pour eux, forcés que nous so!nmès d'aill·eurs, .avec peut-être un Mntiment d'humiliation, de reconnaître que nous appartenons à léur espèce? Tout l'appareil combinatoire de l'histoire - ces séries complexes de noms provenan( de contrées diverses et se déroulant d'après l'ordre chronologique on l'a mis en tableaux, afin de l'imprimer à la tnémolre. On a cherché à tirer de l'étude des langues et de l'exploratioù de l'a1üiquité tout ce qui pouvait exercer l'intelligence; et l'on a fait valoir les poètes ahtlqut!s comme les modèles de tout art. C'est parfait. On a voulu en-fin envisager l'histoire de l'humanité cotnme un g;rttt1d déveltlppemettt, mai.s avec toules sortes d'idées qu'on y a fait entrer uprès coup, puis
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on a de nouveau détourné les regards; et l'on a eu raison, car au point de vue spectacle, ce tout n'est pas un tout, il n'élève guère et n'est pas suffisant. - Tout cela devait-il, en effet, nous faire oublier que là il est partout question d'hommes qui ont droit à la sympathie, auxquels il ne faut donc amener que des spect~ teurs sympathiques, - et que cette sympathie est précisément la plus naturelle chez ceux qui ne peuvent pas encore, comme nous, envisager l'avenir, parce qu'ils ne comprennent même pas encore le .présent, et pour lesquels, en conséquence, le passé représente justement le véritable pré.s ent! Le caractère enfantin, cette qualité commune à tous les anciens écrivains grecs, n'a-t-il donc pu courber ce sentiment de prétentieuse érudition avec lequel on s'est mis à l'é'tude de ces auteurs, - ou plutôt, avons-nous eu assez peu de sentiment personnel pour ne pas nous apercevoir qu'ils nous représentent bien une jeunesse telle que nous aurions dü en vivre une, mais nullement un âge mO.r auquel nous puissions encore aujourd'hui revenir? Nous ne pouvons plus nous soustraire à l'éducation faussée qui nous est parfois si pénible. Nous sentons qu'il est resté en route qu_ elque chose que nous devrions avoir avec nous, c'est en vain que nous essaierions de le rattraper au prix d'efforts ~umiliants. Mais rien ne nous empêche de faire débuter nos plus jeunes frères par le commencemtnt, afin qu'ils puissent ensuite poursuivre leur chemin tout droit dans l'avenir, se tenant sur leurs propres jambes sans avoir à emprunter des échasses. Mais pour qu'ils puissent faire avancer l'œuvre de leurs ancêtres, il faut qu'ils l'aient abordée, - il faut
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avant tout que de bonne heure ils aient reconnu ces ancêtres comme les leurs. Alors nous ne serons pas embarrassés quant à l'objet de la sympathie. Mai1; comment procéderons-nous? D'une manière synthétique élémentaire? Tout d'abord on ne supputera pas les éléments de la sympathie, on n'essaiera pas de les juxtaposer d'une façon rigide d'après une méthode synthétique quelconque. Il faut ici que l'ame se trouve à une certaine température plus chaude, produite non pas de temps à autre par la chaleur passagère due à une petite flarnme vacillante, mais engendrée pour toujours par un élément qui développe constamment une très douce chaleur. En second lieu, la sympathie se rapporte à des sentiments humains, il y a corrélation entre le progrès de la sympathie s'opérant graduellement en parlant des éléments et un certain progrès des sentiments humains; mais les sentiments sont subordonnés à l'état des hommes et progressent avec lui. Les sentiments que nous, nous éprouvons au milieu de la société sont le résullat de la complication même de la politique et · de la civilisation en Europe. Si nousvoulons que la sympathie qui nous y intéresse résulte ~e sentiments simples, purs et clairs, dont chacun s'est ~anifesté à part dans la conscience, de telle sorte .que l'être entier se rende compte de l'objet de son désir, - si nous voulons cela, il faut que cette sympathie suive toute la série des états humains jusqu'à l'état présent, en prenant comme point de départ celui qui le premier de tous s'est exprimé avec une pureté suffisante et s'est étendu~dans une mesure convenable grâce à l'étendue des mouvements
�inulliples qui tin relèveQt.
11 e13~ 13prl~in,
~Il effet, ql\~
le passé n'a exprimé que foFt peu ~e ses étair:; ; bien
plus rarel'! e11core sont les cas où celt~ e 4 presE\ion ait toµte la Mltoté, touta la variété qµe l'éqµcatiqp devrait dempQda11 • C'~st jul:ltt:im~nt pOlJf c~l~ qu'jl faut attacher une valeur inestimable aµ)(: ÀQCl.lments dana lesquels le pii.ssé noµs parle çl'une voj~ viv~I}te et yibr[lnlc. Quant au rei;te, nou~ somrriés fqrcés d'y suppléer- par l'imagination. Enfin, nous /.10nstç1tons que ln sympnthia trouverait son développemenl le plÙs élément;üre, lfl plµs parfait et le plus exempt de soubresa11ts dans l!! cornmorc~ réciproque des enfants. Mais ce oommerne dépt=md précisément des apports de chacun ; ces apports f3e règlent suivant les oooup&tions et les projets de chacun ; oi• ces occup11tions et cos prQjets, ~ moins qu'on pa laissa gPandir les enfants duns lagrqssièret~, dépendant à leur to,u,• de la roahàrfl que l'on propose à l'aotivité dr,s âmes. Les rel:üions des jtl»nef> gen& et des enfants enb•e eux difîèrnnt toti:ilflment P.Uiv:uü ln diveotion qu'on leur donne: cela ne fiiit pqa de do1-1te. Lo11sque cette direcLion prococle p~.u· bor.ds, les pjpves ont de la poine à sµivre, ifs suivent fl contr13,çœur, ils se retil'ent dl:lnS leurs jeux et leurs amus13ments enfantins, et leurs relations r~ciproqucs ne fçrnt qµc les y afTermir. M~is il lf3ur faudra hit:in un jpur ou l'autra se FisqueJl dans la soci6LI'.\, dans le mqnd!'l, On ne sera JJUS surpris de consta~ar qtJo là encorQ ils unissent leurs forces pour r(lsisLo.r et que v~n1.rn comme au milieu d'étrange11s auxquc]fi ne leJ, i•atl;:i~he nµJle sympathie, ils pei1sisl.ont ,l'f;lul;rn~ plus inflexiblement et tqujouFs J.Jnis dans leur étroiil:lsse da yueA ; on 11e sera pas surpris non plus de voir qu'en fin de oomple
�MA.RCf!È DE L'BNBEIGNEMENT
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sg~iét~ elle-même sr. compose d'une masse OottQnle de pçti~Ei groupes, dp.qt les membres aiment s'amuser f:\IÜfe euJC, fais1uit se11vir à ce but, autant que fai11e se poprr~, leii l'qp[wris qui les uniasent à l'ensemble. ConHne le 8peelacle sera différent chez une nation f}µ~ stmtiments p;ll1•iotiques: 1~ le-s petits garçons de si,. iHlfil vous fen:mt des récits tirés de la oh110njque, las enfants vous par-leront des grands enfants que funmt 11:\s héros de l'anLiquité I ils se feront leurs réAits les · UD8 aux autres et remonteront de concert dans l'histoire de leur pays. Ils s'efforceront de q~veni11 df::s hommes dans leur· palion, at ils le deviendront. ,- Les anoiens savaient leur Homère par cœm, .ils l'apprenaient non pas o. l'âge d'homme, m1:lis on leur jeunea~e. C'est lui qui fut l'éducateur général de la jeunass!:l et ses élèves ne lui font pas honte. Sans do~ te il ne put tout faire I et nom~ ne lui confierons p1ts n!:)n plus la tâche tout entière. Imaginez-vous un patriotisme européen, avec les GreGs; et los Romains cor.urne ancêtres, les dissensions n'éh1nt plui, qllfl les signes malheureux de l'esprit de parh, dont la disparition entraînera la leu11. - Qui pourra ~ettre en valeur une telle pensée? L'instr-uctjon. ltt qu·on ne vienne pas me dire que nous aut~~s Alleman.d~ nous ne sommes déjà que trop portés au cosmopoliUsme. T11op peu patriotes! hélas, oui! mais me faut-il donc ici commencer par concilier le patriotjsµie avec le cosmopolitisme ? Revenons aux anciens! · Poètes, philosophes, historiens rentrant tous dans la même catégorie, en tant qu'ils s'eflçir~ent tol.l~ d'intéresser à la nature humaine des cœurs hqmains. - L'épopée d'Homère, le dia-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
log·ue de Platon, ne sont pas d'abord d@s œuvres d'art et des livres de sagesse ; ils représentent avant tout des personnes et des sentiments, et réclament tout d'abord pour ceux-ci un accueil favorable. C'est un malheur pour nous que ces étrangers qu'on nous recommande parlent grec! C'est ce qui nous gêne un peù pour leur faire bon accueil ; nous sommes obligés de recourir au traducteur et d'apprendre nous-mêmes peu à peu cette langue. Peu à peu ! Cela ne se fait pas tout d'un coup, surtout si l'on veut faire une étude approfondie. Ce qui importe pour le moment, g_'est la pratique de la langue, d'autant plus que l'allemand des traducteurs n'est pas précisément des plus faciles à comprendre . Plus tard, aux moments de loisirs, nous essaierons de pénétrer· les finesses de la langue et par elle l'art même du poète ; en attendant, les deux choses nous indiffèrent également : la fable ne doit que nous amuser, mais les personnages doivent nous intéresser. Pour arriver à cette fin, le maître doit avoir à sa disposition une certaine habileté p,hilologique, précisément pour qu'il soit à même d'assigner à l'enseignement gramma~ical le cadi:e le plus étroit possible, et, ce cadre établi, d'y poursuivre avec la plus rigoureuse logique l'œuvre commencée. Toutefois cette habileté ne doit revendiquer d'àutre gloire que celle d'avoir rendu de bons services. Homère nous présente les formes les plus anciennes connues de la langue grecque, la construction chez lui est extrêmement simple et facile, le bénéfice qu'on retire de son étude quant à l'antiquité est décisif pour tous les progrès ultérieurs en littérature: toutes ces remarques sont exactes, mais n'ont aucune Yi.leur dans le cas présent. Quand bien même
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MARCHE DE L'ENSEIGNEMENT
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la difficulté serait double et le bénéfice au point de vue de l'érudition moitié moindre, les raisons précédentes n'en subsisteraient pas moins dans leur force incomparable. Mais tout dépend de l'esprit avec lequel on les conçoit. Il y a trois choses à faire pour mener à bonne fin cette partie spéciale de l'éducation. Il faut tout d'abord déterminer le choix des sujets à étudier ; on puisera surtout dans Homère, Thucydide, Xénophon, Plutarque, Sophocle, Euripide, Platon ; on puisera également chez les écrivains latins qui devront s'ajouter aux premiers, dès qu'on les aura suffisamment préparés; en second lieu, il faut exactement déterminer la méthode ; et en troisième lieu il faudra faire appel à certains livres auxiliaires pour tout ce qui peut, sous forme de récit ou de considérations, accompagner notre enseignement. Sans trop insister sur ce point, je me contenterai de rappeler que dans Homère ce n'est pas l'Iliade un peu grossière qu'on fera bien de lire, mais l'Odyssée tout entière, à l'excer.tion d'un 8eul passage assez long du huitième livre (partout l'on glissera d'ailleurs légèrement $Ur certaines expressions scabreuses;; de Sophocle, on lira d'assez bonne heure le Philoctète, de · Xénophon les écrits historiques (et non pas les Mémorables, ouvrage vraiment immoral, qui doit sa vogue à la doctrine du bonheur); - quant à Platon, il sera permis de lire, dès les dernières années 9e l'enfance, !e Traité de la République, après avoir lu toutefois quelques dialogues faciles. Le Traité de la République convient parfaitement à .l'époque où s'éveille chez l'enfant l'intérêt pour la société plus grande; mais dans les années où les jeunes gens s'adonnent sérieusement à la politique,
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Sllffit au~si peu qu'Homère suffirAit à un APQJesceµt
ii.u mo!T)ent préc,is oq il rompt avec toutes les préoccupritions de l'epfance ! Platon phiJopQphe et Homère poète sont, il est vrai, réserv~& à l'âge mar; rpais ces auteurs ne mériteraient-ils point p1:1r hasard ~ être lus ' deux fois ? Et l'éduç1:1teqr de lil j1ww1 s~f:! nç restet-il pas toujours libre qe s'arrêter à çertaip~ p11ssage1> et de glisser à çertains autr{:ls. Mais j1ai suffisamment pl:lrl~ d~ l'efüïeigµemept synthétique en général! Il f;rndra le faire comrq(lncer de bonne heur~ et l'on ne saur/:lit en troµver la fin. Mais il fcr 9 dµ , moins comprendre que pareq.ts at jeunes gens d.tlvront recqler le terwe des anµée13 de c.uHure au del~ des Jimite~ ,fixées par J'uiflge actuel ; ils peovoudPaient p1:).s, en .effet, livrer ::nJ trnsqrQ, ava~t çomplète maturité, les frµits précieu~ de lpngues pein~s . Pollr lil plupart c~ St=lf~it préc;isémept »nr. · raisqn de ne pa13 commencer; TJlf:lÏS il en t1std'a,µtres qui .recherchept la perfection parto»toq il leµr semble poµvoir lFt troQ.ver. Mais si l'on fi:lit trop tl:lrdivement /lppeJ 4 l'éducate\l,r, celui-ci, s'il ne tro.i.ive par lia.sard, ce qµi est bien rare, un c,aq\ct~re epfqqlip complètep:1~11t intqct, parce que retardé 1 fera bien cte renoncer apx Gr~ct, et de s'eJ1 remettre de préférence t. l'ep_seignement iH>,alyiiq1.1e ! Mais qµ'i} ne ~·ayir;~ pas alors Ql'l vo\llPir déiwmposer tout cl'up cpµp en lettr1> parties miniwes leSi gra~q&s masses accµmulées i il faudPa plutôt comrpencer pAr faire porter su~çessivement Jn concentrfltion sqr telle ou tell~ pf¼rtie i puis, P<lf q.e13 cqn... versations ~pµtipues (doqt l'oçpasioq p!:\Q.t fl.isément êtr~ fçiu.rni~ pç1r uertains livrt'ls n~qtrf.lnt dans le cerplp d'idéeiii déjà exjst,ant et qu'qp lit en commun), et ayec
�des tâtonnements ininterrompus à la recherche des points se11:sibks de l'àme, chaque groupe devra livrer à son tour ses moindres parties, afin que le travail consiste moins à corriger qu';:i rendre l'homme conscient de sa richesse intérieure. Une fois qu'il sera devenu poµr lui-mêrp.e un sùjet d'examc=:w 1 on yarra quelle opinion il a de lui, oà et comment il faudra lui . fournir une aide synthétique. Quant à l'enseignemen~ purement descriptif, nous pe pouvopi:,i, ain:'!i que nous l'avons dit plus haut, lui souhaiter •d'a1,1tPtJ r~gle que l'tlQjoµemeilt et J'esprit d'observation du maître. Les principes développés - au chapitre précédent devraient être appliqués, en les combinant, aux enseignerpents analytique et synthétique. On voudra bi~n Sf:l rappeler que j'ai promis upe simple esquji;se; on ne s'attendra do~c · pas à trouv13r qi:ins le cadre étroit d'un tahl~iHl l'org~Ili&atioµ hèa détaillée de l'enseignement.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
II. - ENSE'IGNEMENT
Expérience.
Au début il faut montrer les objets, les dénommer, les faire toucher, les faire· mouvoir. De l'ensemble on passera de plus en plus aux parties, puis aux parties des parties. On associe les parties en déterminant leur situation respective. On décompose les choses en leurs qualités distinctives que l'on associe ensuite par ùes comparaisons. - Une fois que le divers d'un cercle d'expériences a été suffisamment et en détail traité de
SPÉCULATION GOUT
L'examen analytique du cercle d'expérience rencontre à tout instant des indications relatives à une connexion régulièrede la nature des choses, relatives à des relations de causalité. Sans s'occuper de savoir si ces indications ont une valeur objective, s'il faut les expliquer comme transcendentales ou immaneJ:?tes, la culture de la jeunesse a intérêt à ce qu'elles soient comprises telles qu'elles se présentent; il lui importe que nous recherchions, avec le regard du physicien et de l'historien pragmatique (et non du raisonneur fataliste) la marche logique de la nature dans tout le-cours des événements. - Le premier pas consisté à montrer, à faire ressortir la relation du moyen et
C'est la considération prolongée qui donne naissance à !"esthétique : et par ce terme j'entends ici le beau, le sublime, le ridicule, avec toutes leurs nuances et leurs contraires. Tout jeunes les enfants n'en voient d'abord que la masse, comme ils voient toutes les masses. Au début ils trouvent beau ce qui est bigarré, ce qui présente des contrastes; ce qui ofTre du mouvement. Quand ils seront fatigués de ce procédé et qu'on les trouve un jour dans une disposition absolument calme," mais en même temps accessible à toute impulsion, alors le moment sera venu d'essayer de les occuper du beau. On attirera donc d'abord leur attention sur le beau, en le faisant ressortir
�MARCHE DE L'l::NSEIGNEMENT
ANALYTIQUE
Sympathie pour les hommes.
L'analyse du commerce avec les hommes, afin d'éveiller la sympathie pour les hommes pris à part, a pour idée principale la réduction des sentiments, bons ou mauvais, à des mouvements naturels, dont chacun puisse trouver la possibilité dans sa propre conscience, avec lesque.ls il puisse par conséquent sympathiser. Mais pour être à même de comprendre les sentiments d'autrui, il faut d'abord comprendre
SYMPATHIE POUR LA SOCIÉTÉ RELIGION
Les considérations sur les convenances du commerce des hommes et les institutions sociaÎèsde toutesortemettent en évidence la nécessité où se trouvent les hommes de s'aider et de se supporter mutQe!lement. C'est en s'appuyant sur cette nécessité que l'enseignement devra expliquer les formes de la subordination et de la coordination sociales. Afin deprocéder avec des exemples tangibles, il n'a qu'à se servir de celui qu'il a tout prêt : l'élève même ; il s'agit de placer l'enfant et toute sa situation sociale à la place qui lui revient, et de lui faire sentir toute la limitation, toute la dépendance de son existence. Grâce à la sympathie, ce sentiment interviendra, quand il s'agira de se
Le principe naturel et essentiel de toutes les religions se trouve dans la sympathie pour l'universelle dépendance des hommes.. · 11 _ conviendra d'attirer les regards sur les occasions où les hommes font connaître le sentiment qu'ils ont de leurs limites; toute présomption, il faudra l'interpréter comme une confiance erronée, voire dangereuse, en une force imaginaire. On représentera le culte comme l'aveu patent de l'humilité; l'incurie, en matière de culte, fera naturellement naître le soupçon, que tel individu est trop org17eilleux, trop affairé, se donnant ~rop de peine pour assurer un succès périssable. A force d'observer, d'une manière continue, la marche de
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PGDAGOGJE UÉNÉRAL~
cette manière, on analyse les faits qui se produisent lors du choc des choses diverses, et on- les réduit aux modifications subies par chaque objet en particulier. On parle ehst!Jte de l'usage que l'homme fait des choses. Les concepts de cause et d'effet, de moyêfl èt de flh; qi.ii ti'ont tWn à faire ici, peuvent en somme être laissés de côté; l'expérience n'a à s'occuper que de la suite des faits; aveo la succession de leurs séries. Dans les premières années ces analyses s'exercent d'une part sur le corps humain (parmi les objets extérieurs le eorps humain est même le plus important, car non seulement on voit son propre corps 1 on voit encore celui des autres de là fin, de 1a cause el de l'effet. Mais-en ce1a le rapport de lirni tatit:Jri èt dé Hët:Jebtlahte devrà se révéler, avec tll:1 1'ésultat différent süivarit les tetttatives dlffér!Jtttes ; rn1Ie une .machine que l'on fait marcher plus vite t!U J:Hus Hmteméht1 inUtt·veharit ici oti là pdur \rtJll' ttue!Ies sôht les roues qui tottctioflnètlt l'ég'Lilièremtmt, quelles autrës lie le ftmt p!is._ il falit disposer Et à sa guise du ré!rnitat, qtl! doit sollicité!' l'atteiltiori et êtte ni trop vulgaiI'è ni trbp éclatant. - Oh tlsstlciera les essais d'abord présentés isolément et oh les monti•era dans leur association; ainsi le pendulè et le thouvëthenfi de la montre, la tJhaleUr produîte mécanittliettlérit et l't!xplosion dè la poutlre datis les armes à teu; l'éxparlsJon des · vapeurs t!t la ~bnl.raétiol:J de 1a quantité dé ce qui, au point de vue esthétique, est sans importance. Puis on cbrnmenefü·a à l'analyser en pàl'tles dtJnt éhacuneailra enct:Jre urie valetii· poùr le goût. Ainsi par exemplé oh pi'end1'a Uh ar-bustl:l très biëli potissé, on ert ooùperà urte branche à l'endrt:Jlt pn\ci!I où elle sort de la tige, oh en séparera utie feuille qué l't:Jn tlécou pèhl. en sés dlvérsë!:I petitl'!s parties, ou bien ll:l fleur tlont les pétales se laissent également présenter isi:llément. SI telle dêbornpositioh est contraire aux 1'ègles, si l'on fait une incislbn au milieù de la feuille, l'élèvé le remarquera certainement et critiquera. Il faut ainsi {:lrehdre séparément et ensuite associer le l:Jeau darts son expression la plus simple, l'articulation di..l beau composé, et quand il s'àgit de réunir à ndi.rn,au
�MARCHE DE L'ENSt:IGNEAfEl'<T
les· siens pr'oj:Jrès. 11 faut tltJhc ~naiysèt la jeühè àrae à ehè même, pour qU'eÎle dëcouvre ëii ëhe le type des mouvènierlts qui agltenl l'âlne humàibe. il Ïùi l'aut ericotê appréndre à ihlerptéler hxpresslàli par làtjllëlÏe se mahitèsle toùt sentiment humain, d;al:H:ird i'éxpressioh ihvoiontail'e, puis petil à petit le t5oids ët la it1èsurè de là èlésigtialibri convehtîohnéile. EI1 rt1êtnë te1nps il faut veihèr avec soilicilüclê â vivre eri sorte que pèr'sdI1r1é he puisse se méprendre à notre sujet, à éviter les màlenhfüdus et les frol~seinehts dus au manque dê prudence. Ces Mtnmëiiceflients d'unë psychologié irilelligible ::tu Seris intime d<livëtil" se développer d\me façon éonfaire ctne idée de l'ufiivcr'sellé dé{lehdauce 11ôclptôqlle ; ië cotirs conlinu. du l:h<llivet:Iierlt sociàl, avec ttltites ses oscillations eh avlinl tsu eri arrière, sera d~ rrtleux eh rtlielix cèHripris et ètudié livèc ur1e âtlente ci'oissatlte ~ ët toul cëla Ïei·a que l 1enfanl titJtlréèier'a g-t'andert!ent l'ortli'e social, ie cônslclërerà cotnme inviolàblé, et comme digrie dl:\s sàcrifices qu'un joui· il 1üi denianderà petil-êlre. Dès qtie la force p~sique survient chez l'adolesèent, il cohvieril d'élever l'âme jusql11à l'idée de la dëfense de la pàlrie, en lui faisant voir l'armée, cè spèctaèle brillahl de l'Etat tjlii, dès le jeurie âge, attire si vivémënt les yeux tie tous et tl.evlent si facilement préjucliciahle à l'ëduéation, si l'enseignement ne vient opposer un contrepoids suffisant à toutes ces excitations de la turbulence lâ vie humâine et toutes ses viéissi ttides, on fera facilenient des èonsidéï·atiohs sur la brièVeté de la vie, i'iriéons-' tancé de toute jouissance, ia valeur équivoque dès richesses, te rapport éhlre lé lràvaH et le salaire. On y opposera la possibilité de là frugalité, la tl·anqulliité âë .celui qui a pëü de besoins, l,a contempltition de la haturè qui va au devant de nos besoins! rend possible le travail assidu et récompense en grarid, bien qu'elle interdise de s'attacher aux résultats particuliers de l'elîort fourni. be là on amènera l'esprit à uhè universelle recherche léléologique ; mais elle d{3vra rester dans la sphère de la naturè, et he pas se pei'dré dans le chaos de l'activité humaine. Somme t~u.te, l'esprit doit chômer en religion, il devra renoncer /J. toute. pensée, tout
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
hommes); et d'autre part sur la somme des choses qui nous entourent, ustensiles de ménage, plantes, animaux, etc. Mais au corps humain se rattachent les actions et les souffrances hùmaines, ainsi que les rapports les plus proches et les plus simples des hommes entre eux. - Ici intervient l'enseignement descriptif; par les premiers éléments de l'histoire et de la géographie, il élargit la connaissance de la nature et de l'homme. De là résultent peu à peu la géographie et l'histoire naturelle. En même temps l'observation empirique des hommes, résultant de l'entourage immédiat, progresse lentement. - Continuellement il faudra faire des exercices par le froid dans la machine
à vapeur, etc. On s'occupera
de savoir en même temps ce que devient chaque chose, où reste telle antre ; on n 'oubliera pas les résidus; on observera la totalité des successions, ou l'on notera le point précis où leur cours se soustrait à l'observation. - Mais les hommes comptent les uns sur les autres, se rapportent aux travaux de leurs devanciers ou se gênent réciproquement, dans leur maison, dans l'économie générale, dans les professions, dans l'État ; toutes ces manifestations de leur i).clivité sont à leur toùr associées avec le mécanisme inerte des forcés naturelles utilesounuisibles : et dès que nous en trouvons trace dans l'expérience ou dans l'enseignement descriptif, il faut le faire remarquer très soigneusement; jJ fa ut
les parties, le beau qui à son tour résulte des r.ontours naissants. De même on dépouillera le beau de l'élément purement amusant ou touchant, on séparera le principal de l'ornement accessoire, l'idée de la diction, le sujet de la forme. Mais toute celle dissociation devra toujours garder l'apparence d'être un adjuvant pour la synthèse, car c'est là l'objectif de l'esprit qui conçoit ; on examinera le détail, mais sans absolument faire oublier l'ensemble. On fera bien aussi de ne pas commencer par des objets trop grands; plus l'objet est simple et plus le jugement dugoûtestclair. Mais ce n'est pas dans les arts seulement, c'est encore dans la vie même, dans l~s relations journalières, les règles de convenance, la façon de s'exprimer que l'on fera remarquer
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tinue tlvec le commerce et la connaissance des hommes, et occ.uper l'âme de plus en plus. Et comme suite, tout phénomène humain doit devenir de plus en plus explicable, toute antipathie dirigée contre des êtres soi-disant étrangers sera de moins en moins possible, mais par contre on s'attachera d'autant plus intimement à tôut ce qui est humain. Mais encore faut-il que tout trait humain soit représenté, comme dans un miroir enchanteur, dans l'âme avide d'imiter, mais nullement entraînée; qu'il soit représenté d'une façon plus évidente, plus spécifiquement parfaite, moins effacée dans la vie ordinaire, sans que cependant il y ait exagération fabufougueuse et de la vanité. A tout cet éclat que l'armée et d'ailtres institutions de l'État répandent autour d'elles, l'enseignement oppose sans cesse le souvenir de la force réelle, que l'homme bonnète apporte à n'importe quelle for.ction, ainsi que la pensée des limites réelles où se doit confiner tout servite\lr de l'État. désir, tout souci, pour vivre dans le calme. Mais pour donner plus de solennité à ce chômage, il fera bien de faire appel à la communauté nombreuse, d'aller par conséquent à l'église. Mais ici encore il lui faudra garder assez de sang-froid pou'r dédaigner, comme absolument indignes de l'objet, toutes les fantasmag-0ries fantaisistes ou mystiques, et surtout les affectati,m de mysticisme.
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PiDAGOGIE GÉNÉRALE
d'analyse relatifs à la langue maternelle, afin de préparer l'étude de l'ortcographe, du style, de la g-rammaire générale, et mème pour distinguer, dès maintenant, certaines idées. Une fois les choses montrées et associées, on les coordonnera d'une façon précise par la récapitulation pour aboutir à la méthode: et quand il s'agira de savoir quelle place il faut assigner à ceci ou cela dans la méthode, - la classification peut-ètre, - le raisonnement interviendra déjà d'une certaine façon. que l'attention puisse s'y arrêter tout à son aise et l'examiner sous toutes les faces ; on aurait tort en tout cas de l'abandonner à une vue superficielle, à l'étonnement, à la frayeur ou même à un respect prématuré. Plus tard, nous pourrons y joindre d'autros opérations : séparer nettement les concepts, chercher les définitions, développer nos idées propres. - L'enseignement et l'application raisonn·ée appartiennent ici à la physique et enfin aux systèmes spéculatifs. ce qui est convenable, et on l'exigera des enfants autant qu'ils savent le produire par leur propre goüt. Et cela sera d'autant plus facile qu'on aura su écarter davantage toute affectation conventionnelle et qu'on aura su maintenir, en général, la plus grande pureté possible de l'âme. L'enseignement des analyses esthétiques suivant les règles de l'ac.t, ainsi que le raisonnement qui s'y rapporte, est d'ordinaire chose mauvaise.
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leuse, qui dépasserait le réel et tuerait par le fait même la sympathie. Pour comprendre ceci, on n'a qu'à se rapporter aux poètes classiques.
Remarque. - Pour entretenir l'intérêt durant le premier âge, l'enseignement descriptif dispose de récits historiques, de biographies animées de certains hommes, de descriptions de la foule. Mais qu'il laisse de côté toute politique d'actualité.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
Avertissemén t
L'enseignement synthétique fournit une foule de représentations nouvelles qn'il doit mettre en valeur. Toujours il devra se 1;endre comple s'il remplit l'âme par trop ou s'il la laisse _ trop vide ; ici l'on trouvera que non seulement les capacités, mais encore la disposition diffèrent suivant les heures, et il t'aud-ra se diriger <l'après cela. Le gouvernement et la culture, mais avant tout le recueillement du maître tout à son affaire, dévront essayer d'éveiller chez l'élève l'aspiration de saisir tout, dès le premier instant, d'une façoh absolue et juste, et de tout emmagasiner avec limpidité et netteté. On se gardera surtout à.e vouloir trop tôt élever de :::l ouvelles constructions sur des fondements de fraîche date: ce qi.;i s'est éclairci aujourd'hui, demain retombera dans
Ill. - ENSEIClNEMENT
Expérience.
De très bonne heure l'on montrera, par d'innombrables exemples, les diverses opérations combinatives, surtout celle de la variation, q_ui probablement est la plus fréquente. Bien indépecdamment ùe cela, l'on fera voir de même les séries de caractères distinctifs appartenant à des choses réelles, telles qu'on les trouve dans les manuels de minéralogie; par exemple les séries des couleurs, les degrés de pesanteur, la dureté, etc. De ce même ordre relèvent les formes rela~ives
SPÉCULATION GOUT
La déGouverle des rapports, c'est-à-dire la synthèse à priori, suppose, dans tous les cas importants, des difficultés dont on se soit au préalable rendu compte; elle sur,pose qu'on s'est plongé
De même que des lectures philosophiques répétées forment des philosophes, de même on ne saurait. se former le goût, en se p1·omenant au hasard au milieu de toutes sortes d'œuvres d'art, même
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préliminaire
' l'obscurité, et l'élève qui a de la peine à se rappeler les éléments isolés ne saurait les combiner ni les employer. Quant aux éléments, on aura soin, si possible, de les tenir prêts longtemps à l'avance ; les bases seront généralement fort larges, pour qu'on puisse s'occuper çà et là et qu'il en résulte du changement. Quant à la combinaison, il est très important d'occuper tout spécialement, autant du moins que faire se pourra, l'esprit à en connaître les formes diverses, pour qu'il puisse prévoir les voies de l'association et les chercher luimême.
SYNTHÉTIQUE
Sympathie pour les hommes.
L'homm~ P.n général, l'humain dans toutes ses variétés et toutes ses modifications réelles ou possibles, a droit à_une sympathie, que la simple analyse ne suffirait pas à déduire du commerce avec des individus connus ou représentés, mais qu'on saurait encore bien moins acquérir avec le concept
SYMPATHIE FOUR LA SOCIÉTÉ RELI.!,ION
La poésie et l'histoire doiven~, par le urs peintures, faire éclater la sociaLili té des hommes ainsi que &on contraire, leur caractère revêche; elles doivent également nous montrer comment, sous l'action de la nécessité ,des forces contradictoires se laissent apaiser et tenir réunies. On montrera ce que repré-
C'està la synthèse religieuse qu'il appartient de produire et de développer l'idée de Dieu. En tant que point terminus du monde et sommet de toute subliFr.ité, cette idée doit, dans les premières années m ême de l'enfance, apparaitre timidement, dés que l'esprit ose jeter un coup d 'œil général sur son savoir
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PÉDAGOGIE GÉNÉHALE
à l'espace. D'abord le carré et le cercle que nous pouvons observer le ·plus souvent, sans analyse préalable, dans les objets qui nous entourent. Puis les angles. On se servira aussi des aiguilles de la montre, de l'ouverture des po;rtes et fenêtres, etc. On dessinera, pour commencer, des angles de 90, 45, 30, 60 degrés. Mon ABC de l'intuition, qui trouve ici son application, suppose déjà une grande habileté dans ces diverses opérations. -- Mais au lieu de donner des exemples pour expliquer la construction combinative des choses au moyen des séries de caractères, construction qui veut toujours être précédée d'une libre association de ces séries ; au lieu d'en donner relativement à l'analyse ides choses présentées, analyse qui doit toujours revenir au principe fondamental posé par la combinaison et s'appliquer dans tous les cas où ia réalité ne nous fournit pas beaucoup de combinaisons possibles; au lieu de cela je ne dirai qu'un mot sur la grammaire, et tout d'abord sur la conjugaison. Il faudra, pour débuter, faire ·une distinction entre les idées générales qui
dans des problèmes spéculatifs. Mais le fondement réel de ces problèmes, c'est l'expérience interne et externe; aussi la culture de la jeunesse devrait-elle occuper ce fondement dans toute sa largeur. L'examen analytique du cercle d'expérience amène à des séries de causalités, dont on ne saurait trouver l'origine ni dans l'espace, ni dans les profondeurs du monde et de la· conscience. Les connaissances physiques et naturelles amènent à une foule d'hypothèses, d'où l'on ne pourrait, sans inconvénient, essayer d'ordinaire de revenir à la nature au moyen de la synthèse. Il faudra montrer
réellement classiques. On n'aboutit au sens esthétique que si, par d'innombrables opérations variées, effectuées au fond de l'âme avec une attention calme et soutenue, l'esprit s'est mis d'accord avec lui-même; et encore ce n'est d'ordinaire qu'une variété de ce sens, c'est-à-dire tel ou tel goût. - Avant que l'âme de l'enfant soit soumise à de fortes impressions qui pourraient y persévérer sous forme de réminiscences, il faut qu'elle ait été effleurée parles rapports simples etles:parties esthétiques constitutives de vastes compositions. Et ceci s'applique à toutes les sphères des arts, qu'elles soient parai-
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générique universel, l'humanité. Ceux qui ont produit en euxmêmes des images innombrables et variées de l'humanité sont les seuls qui possèdent, du moins en partie, cette sympathie et puissent la communiquer d'une cerlaine manière; ce sont les plus dignes d'entre les poêles et, tout à côté d'eux, les historiens. Nous cherchons chez eux la contemplation la plus sereine de l'universelle vérjté psychologique. Mais cette vérité subit des modifications incessantes suivant la situatien différente des hommes, par rapport au temps et au lieu. Et la réceptivité à son égard se modifie continuellement avec le sentent des hommes liés suivant les règles, sous quel . aspect ils peuvent se présenter eux-mêmes, comment aucun d'eux n'est à m~me de devenir, et encore moins d'effectuer quelque chose de ·grand, s'il est abandonné à ses propres forces, comment chacun, en lui et autour de lui, ne travaille que sur les matériaux que lui fournissent le temps et les circonstances : tout cela devra intéresser les élèves et les disposer à occuper et à diriger tous les hommes conformément à cette sociabilité, de façon que tous puissent avancer vers un but meilleur, particulier à chacun. Mais il faut en ceci que l'instruction fasse appel à toute la modestie qui est l'apanage naturel de la jeunesse encore pure ; il faut qu'elle applique à l'élève même les exigences de cette sociabilité et qu'elle lui montre tout le désordre de la'manie de raisonner,'qÙÎ et sa pensée, ses craintes et ses espérances, dès qu'il essaie de jeter les regards par delà les limites de son horizon. Jamais .J.a., :c_eligion ne pourra occuper au fond du cœur la place tranquille et calme qui lui revient, si l'idée fondamentale de ce qu'elle est ne remonte pas au premier temps du souvenir; si cette idtle n'a pas été intimément liée, fondue avec tout ce que la vie changeante a déposé au centre de la personnalité. - Toujours il faut à nouveau placer cette idée au point final de la nature, comme l'ultime postulat de tout mécanisme qui voudrait par son dé veloppement devenir une finalité. Aux yeux de l'enfant, la famille sera le symbole de l'ordre du monde; en idéalisant les qua li tés des parents, on en fera les propriétés de la divinité. Il pourra converser avec la divinité comme avec son père. Il fau,t
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s'y COID;binent : personne, nombre, temps, mode, voie, et les signes par lesquels chaque langue les représente. Il faut distinguer également l'explicalfon des diverses idées et des séries qui s'y rapportent et le développement du type de conjugaison qui résulte uniquement de la variation de ces séries. Mais ce type se développe tout seul, du moment qu'indépendamment de toute grammaire la forme de la variatioµ est connue en même temps que les idées. S'agit-il d'enseigner une seule langue, le grec par exemple, on fera voir, une fois terminées ces préparations générales, les cà.ractères les plus constants, ceux du futur, du parfait, du subjonctif, de l'optatif: on les fera découvrir en des mots isoà part ces hypothèses et ces
problè'n:es suivant l'occasion,; on en occupera l'imagination, lout en laissant aux diverses conceplions le temps de se clarifier, ou dµ moins de s'associer à l'infini. Et de ces problèmes, qui semblaient int.éresser directement la réalité, l'on dégagera peu à peu les idées ; l'on fera remarquer que le penseur est en-' gagé ici dans les enchevêtrements de ses propres pensées, qu'il a donc besoin, pour les étudier, de posséder la bonnè méthode. L'étude des mathémathiques (comme travail préparatoire L'ABC de l'intuition fait déjà remarquer que dans cette science certaines grandeurs dépendent des autres) devra depuis longtemps avoir atteint un degré élevé. Il faut nu m~ins que l'on a~t dep1.Pis longtemps acquis ·une habileté parfaite dans le rai-
lèles ou superposées. L'intelligence des rapports dépend de la clarté et de la maturité de l'impression : il faut que l'âme soit affectée, mais non pas entraînée, agitée légèrement, mais non pas bouleversée. - On devra donc l'entourer des matériaux de ces rapports, c'est-à-dire de ceux que chaque cet·cle spécial contiendra dans leur intégralilé parfaite. On les associera de toutes les façons possibles. Et même l'on montrera les rapports simples, du moment qu'on peut, comme en musique, les avoir sous la main. Mais on aura soin égalemenfde mettre l'esprit dans une disposition esthétique. Il ne faut pas que toute la force se partage entre l'étude · et l'activité physique : la turbulence extérieure demande à être limitée. C'est par des conversations libres el ani-
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progrès en àge. Il est du devoir de l'éducateur de veiller à ce que telles ou telLes modifications, concordant toujours sui• vanl les règles, puissent se poursuivre côte ·à côte. C'est pourquoi il faut remonter chronologiquement des anciens aux modernes! - D'elle-même cette ascension s'élargira des deux côtés et l'esprit se trouvera mis en contact avec les divergences qui peu à peu se font senlir chez les individus, au fur et à mesure qu'il s'agit de civilisation plus étendue, transplantée, imitée. Et quand dans ce~ divergences onrenconlrera des éléments irréguliers, artificiels et mauvais, on les représentera de telle façon, avec tous leurs contrastes et toutes leurs contradictions, qu'ils perdent leur caractère contagieux qui agit si facilement sur les esprits non préparés lorsque, à pe~t bien farcir · de discours équivoques des esprits inoccupés et vides, mais qui, aux moments critiques, enlève toute efficacité et toute valeur à l'activité publique. - L'intérêt social devra dédaigner tout ce qui parle de suffisance ou d'étourderie; il s'alliera par contre avec une réflexion économique d'ordre supérieur qui concilie les fins diverses, el fait la balance des difficultés et des circonstances propices. Il faudra considérer simultanément, non pas seulement ce qui se rattache au commerce des hommes, - l'excitation des besoins naturels ou artificiels qui l'anime, le pouvoir public qui le protège ou l'opprime, les différentes branches de l'administration dans l'État, - mais encore tout ce qui fait des hommes une commuqu'avec une évidence , croissante les anciens fassent comprendre à l'enfant qu'il ne peut pas partager leur destin ni croire à leurs dieux. L'art lui-même devra lui donner de bonne heure ce que par un vain arlifice la culture rétrograde YOudrait introd,uire de nouvel)u. - On atti.rera son attention particulière sur l'époque de Socrate où le Destin (réelle prédestination sans volonté ni causalité) commença à être supplanté par l'idée, nouvelle alors, de Providence. On fera devant lui la comparaison de notre religion positive avec celle où Platon voulait voir élever la jeunesse grecque. - Le jeune homme devra s'essayer à diverses opinions religieuses; mais il faut que son caractère le préserve toujours du désir de ne plus avoir de
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
lés ; puis on s'occupera des caractères moins constants, des anomalies, qu'il faut étudier su-rtout. De cette façon on occupe l'esprit de la conjugaison, on lui en associe de toute manière les éléments divers, avant de rien faire apprendre par cœur, bien qu'on ne puisse jamais se passer de ce dernier exercice. Une fois l'exercice combinatif fait suffisamment, on fait donner au type des formes différentes, en modifiant, dans la variation, la disposition des séries. - Un exemple bien plus facile serait fourni par la notation musicale, où la série des notes est variée par celle des signes rythmiques. - On emploiera les mêmes exerciGes en botanique, en chimie, en malhématiqnes et en philosophie ; seuls sonnement logique basé sur des moyens termes, et cela pour l'analyse aussi bien que pour la géométrie. Puis on y ajoutera l'étude des systèmes spéculatifs; on fera très bien de prend1·e d'abord les plus anciens et les plus simples et l'on y rattachera l'intérêt psychologique pour les opinions humaines. Quant à la lâche d'enseigner la ·synthèse à priori elle-même, on la laissera à l'éducation ; il suffira à l'instructeur de la jeunesse de l'y préparer avec impartialité. Les premières- opérations de la spéculation peuvent, il est vrai, occuper trop entièrement et trop exclusivement le jeune homme sain, et mêrue un enfant d'âge avancé; mais elles ne sauront jamais l'occuper trop vivemènt, tant qu'elles ne mettent pas d'autres intérêts en jeu, devenant ainsi oppressives et mées qu'on préparera lemieux cette disposition; et c'est dans les isolements bien calculés qu'elle arrive à son épanouissement. - Dès que le goût s'éveille, l'imagination doit chercher à observer. Une certaine intimité sera dès lors d'une grande utilité. Pour que l'élève s'y laisse amener, il faut surtout qu'il soit certain d'un bon accueil, sans réprimandes exagérées, mais aussi sans éloges outrés. Quand il crée lui-même quelque chose, il ne doit pas se laisser dominer par l'attrait exercé sur lui, il ne doit pas s'épuiser ni s'infatuer de sa personnalité. En doucem· on le rappellera à la réalité, le calmant sans l'arrêter, afin de le faire passer d'une production à la suivante. - Pom· qu'il ne se confine pas prématurément dans son propre goût, on lui fera voir des chefs-
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la recherche de culture, mais manquant d'une direction sûre, ils se laissent si aisément aveugler et même remuer dangereusement. Tout en avançant, on se tiendra sur les sommets de la culture humaine: arrivé à la littérature actuelle on passera donc sans appuyer à côté de ses bas-fonds marécageux; par là-même on donnera à l'élève une très grande assurance pour résister à toutes les séductions du monde de nos jours. Et. l'on terminera le tout p_ r l'opposition entre a l'époque en question et l'idéal rationnel de ce que l'humanité devrait être; mais on n'oubliera pas de se demander par quels moyens elle pourra le devénir et quelle contribution chacun. devra lui fouvnir. - L'homme qui, à grandes enjamnauté, la langue, la croyance, la science, la· vie de famille et les réjouissances publiques. - Un plan exact de la société, en quelque sorte une carte où toutes les places et toutes les voies soient indiquées, devra d'abord faire · connaltr.e au jeune homme chaque profession, avant que lui-même en choisisse une, et il est absolument certain qne ce choix ne se fera jamais assez tard. - Une· fois une carrière choisie, il faut que l~ cœur s'y attache tout entier et l'orne des plus belles espérances en vue d'une activité bienfaisante. religion; il faut que son goût soi.t assez pur pour lui rendre à tout jamais insupportable la désharmonie qui résulterait inévitablemen·t et sans remède possible d un monde sans ordre moral, par conséquent (pour peu qu'il reste r éaliste) d'une nature réelle sans divinité réelle.
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ils nous permettent d'exposer avec justesse l'édifice des sciences, de bien enseigner les classifications et de raisonner sur ces matières. Le coup d'œil combinatif, qui est certes d'une inestimable importance dans tous -les cas où il s'agit de réunir dans une seule et même pensée plusieurs choses, rend enc~re de signalés services dans les exercices de syntaxe, ainsi que pour l'intelligence du squelelle de l'histoire . L'étude de ce squelette est !'occupation propre de l'âge enfantin assez avancé déjà; et ilfaut nettementla séparer de la compréhension sympathique de ~écits historiques, dont un certain nombre aura été fait à ce moment. Dans cc squalette se trouvent juxtaposées plusieurs séries de noms appartenant à la chronique des divers pays, ou si l'on veut à la chronique de l'église, des diverses sciences, des arts; et il importe de pouvoir facilement non pas !iloulement poursuivre les diverses séries, mais encore les rattaeher à volonté deux par deux ou trois par trois. - Au point de vue juridique et des règles positives on pourrait à peu près faire les mêmes observations: et même il sera bon que de très bonne heure le jeune llomme acquît quelques notions à ce sujet, afin de le rendre plus attentif à la vie réetle et de lui assurer plus de facilité pour s'occuper plus tard de ses propres affaires. inquiétantes. Dès que ceci se produit, il faut réagir f6rtement en les coupant d'autres occupations. La disposition spéculative est du reste perdtie à ce moment-là. ù'œuvre de toute espèce. On l'y ramènera périodiquement afin qu'il puisse juger de ses propres progrès. Mi.is tout goût ne prend que fort tard un caractère ferme. Pour arriver à ce résultat, l'élève devra laisser sa propre conscience exercer continuellement ;:;ur lui-méme une action absolue et particulière.
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bées, a parcouru la suit.e des temps et a partout reconnu la même humanité, est .certainement moins porté qu'un autre à vouloir avec impétuosité que le, moment présent lui donne ceci ou cela: il ne sera pas non plus plongé dans une attente anxieuse. Peu touché lui-même par le changement, il voudra procurer à tous la liberté autant qu'elle est compatible avec notre nature. Tel est le summum de la sympathie.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
IV
DES PLANS D'ÉTUDES
Un simple coup d'œil fait comprepdre que les tableaux qui précèdent n'ont pas la prétention d'être un plan d'études : ils renferment en effet bien des choses qui ne permettent pas un enseignement distribué en des heures à succession régulière, mais comptent plutôt sur des occasions où elles puissent être ~êlées à un enseignement quelconque. Le plan d'études n'est pas autre chose que l'organisation de ces occasion Avant de, l'établir, il faut que l'éducateur ait mûrement pesé la masse des idées indiquées ci:dessus, qu'il y ait fait entrer la totalité de son savoir personnel et qu'il ait en outre suffisamment étudié les besoins de son élève. Afin d'être efficace, le plan d'études doit se rendre absolument indépendant de toutes les idées fortuites qui n'ont rien de commun avec l'idée générale de culture multiple. Une question très importante est celle de savoir ju" qu'à quel point et de quelle manière l'élève se s p1·êtera de lui-même aux efforts de l'éducateur. Un enseignement qui coc1mence de bonne heure et qui sera surtout synthétique peut assez se fier à la puis- . sance qu'il exerce par les choses même qu'il donne. Mais pour l'enseignement analytique, l'élève ,devrait à vrai dire lui fournir la matière, surtout dans les années avancées, où la masse de l'ex.périence commune est usée, et où mérite seul d'être analysé ce qui a déjà pénétré dans les profondeurs de l'âme. - P'après
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eela, il est facile d'expliquer ce que l'expérience nous montre: chez des jeunes gens a~ultes qui se livrent franchement, l'influence pédagogique agit très rapidement et surtout au début (aussi loin du moins que porte l'analyse) d'une façon presque merveilleuse, alors que tous les efforts sont faits en pure perte quand il s'agit de jeunes gens repliés sur eux-mêmes. Le véritable véhicule de l'enseignement analytique, c'est la conver;;ation, amorcée et entretenue par des lectures libres et même, le cas échéant, relevée par èles compositions écrites que l'élève et l'éducateur se soumettent réciproquement. La lecture doit être tirée d'une langue déjà connue; elle doit présenter maints points de contact avec l'élève, mais ne doit pas intéresser au point que les fréquentes interruptions et les digressions peut-être longues auxquelles elle doit se résigner puissent devenir intolérables. Les compositions ne devront être ni longues ni artificielles, mais exposer avec beaucoup de soin, de façon à la rendre claire et bien reconnaissable et à l'énoncer avec netteté et une précision frappante, la matière qu'elles auront puisée dans les conversations. Elles doivent apporter la preuve que l'esprit s'était concentré dans son sujet. Si l'élève ne réussit pas, libre au maitre de faire mieux. Il peut, quand c'est nécessaire, en appeler à l'émulation et à la discussion pour stimuler le relâchement, mais qu'il prenne garde de s'échauffer trop lui-même. - Quand il s'agira de faire tardivement l'instruction d'un jeune homme, il faudra surtout s'attacher à de pareils exercices, et les varier et les retourner suffisamment pour toucher peu à peu tous les points de l'intérêt. Mais pour remplir l'âme, on peut ajouter un enseignement descriptif quelconque,
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qui peigne avec viYacité; ou encore certaines études insignifiantes en soi, mais contrastant auî~nt que possible avec l'élément principal. - Telle sera la forme complète, en apparence désordonnée, du plan d'études <lans les cas où l'éducation a déjà perdu ses droits les plus beaux; cependant, même dans un enseign·e ment, qui par ailleurs procède synthétiquement, de tels exercices seront en quelque sorte. indispensables, du moins comme complément, ne fû.t-ce que pour faire connattre à la vigilance pédagogique ce qui se prépare au fond de l'âme. Si l'enseignement synthétique commence au moment voulu et avec plein espoir, il lai sera facile de trouver dans les développements ci-dessus les deux fils principaux qui réunissent les deux bouts extrêmes de l'éducation el qu'il ne faut jamais laisser échapper de sa main. Le goüt et la sympathie demandent impérieusement que l'on monte chronologiquement des anciens au~ modernes. C'est la tâche à laquelle doit satisfaire le plan d'études en faisant commencer l'étude du grec dans les premières années, le latin dans les années moyennes, et les langues modernes à l'âge de l'adolescence. La spéculation et l'expérience, en tant que celle-ci est illuminée par celle-là, exigent avant tout l'étude complète des mathématiques, avec de nombreuses applications ... Comme points culminants aux débuts de ces deux séries, j'ose indiquee l'Odyssée et l'A B C de l'intuition. On pourra placer en troisième série toute une suite d'études hétérogènes, dont les plus importantes seront l'histoire naturelle, la géographie, les récits historiques et la préparation au droit positif et à la politique. Il ne sera point nécessaire de terminer une étude ayant de commencer
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l'autre; il suffira de faire se succéder les périodes où chaque objet, se fait surtout valoir dans l'âme. Et lout objet a besoin d'une période de ce genre pour se fixer à tout jamais. Si l'on y ajoute les exercices décrits plus haut, qu'il faut de temps à autre consacrer à l'enseignement analytique, on a groupé les éléments essentiels nécessaires pour le plan complet de l'enseignement éducatif; il ne reste plus qu'à ajouter par l~ pensée les connaissances auxiliaires à ces études principales. Autour des travaux principaux viendront se grouper bien des travaux secondaires, qui pour une grande part ne rentreront pas dans les heures de classe, sans pourtant se trouver en dehors de la sphère d'action d'une éd~cation faite suivant les lois de la logique. Du reste, l'on peut espérer qu'un enfant dont l'intérêt est excité supporLera vaillamment les charges que cet intérêt entraîne. Mais il faudra prendre garde de disperser l'intérêt ! Or tout ce qui nuit à la continuité du travail amène forcément ce résultat. Le travail doit être organisé de manière à trouver en sa propre richesse la variété nécessaire, sans pourtant jamais, à force de rechercher la variété, se désagréger en une rhapsodie sans but. Dans cet ordre d'idées il semble bien que les pédagogues les plus expérimentés aient besoin d'expérience. Ils paraissent ignorer l'efficacité d'une méthode qui s'attache obstinément'à exploiter le filon uniforme d'un même · intérêt. Comment expliquer autrement la répartition morcelée du temps dans l.a plupart des plans d'études? On devrait pourtant savoir que de toutes les conditions extérieures d'une instruction qui vise à l'efficacité, la première et la plus indispensable est celleci: consacrer à la m~me élude une heure par jour.
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Mais l'on veut donner place à la masse des études. Il est des cas où l'on ne peut donner à l'enseignement synthétique tout son développement, sans pourtant vouloir y renoncer totalement. Il importe alors de l'abréger, mais sans le défigurer. Condensé d'une manière régulière, toujours le même quant. à la forme, il présentera, comme vu d;rns un verre rapetissant, des couleurs plus vives et des contrastes plus violents, mais inévitablement il perdra en abondance, en fini, en etTet. Il ne sera plus question de plusieurs langues : au lieu de lire des originaux et des œuvres entières, l'on se servira de traduétions et d'extraits. Mais on s'arrêtera d'autant plus avec insistance sur les idées essentielles qu'on pourra moins en soutenir l'action par un appareil varié. On renoncera, J?Our les sciences mathématiques, à faire l'exposé des relations infiniment variées que les-différentes parties de cette science entretiennent entre elles ; on ne donnera que les théorèmes principaux et les procé.d és de calcul les plus important.s, mais tout cela d'une façon encyclopédique, des degrés les plus infimes jusqu'aux degrés supérieurs ; ces derniers ne sont pas nécessairement. les plus compliqués. Et ce que l'on montrera, on le montrera à fond et de manière qu'il reste à tout jamais dans la mémoire. En histoire naturelle, eù géographie, en histoire on évitera de charger la mémoire d'une foule de noms; mais Ol'l. aura soin de présenter l'homme et l'humanité en un abrégé lumineux. Dans l'enseignement pédagogique des sciences il . faut compter sur de pareilles abréviations, grâce à un choix judicieux d'épisodes déterminés. Ainsi l'on , peut toujours produire la variété d'intérêt, bien que cet intérêt perde forcément en force
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intérieure et ne se manifeste plus avec la même souplesse. Mais quel que soit le plan d'études, si les occasions qu'il ménage ne sont pas.utilisées, il ne sert à rierr. J'espère que ce petit livre n'aJra jamais de ces amis inconsidérés qui se figureraient en avoir appliqué les préceptes, pow peu qu'ils aient commencé d'assez bonne heure Homère et l'A B C de l'intuition. Je ne leur aurai guère de gré, s'ils ne s'efforcent en même temps de faire ressortir les hommes peints par le poète et d'articuler les formes des choses . ~ Les plus -vains de tous les plans d 1études sont peut-être les programmes scolaires, rédigés pour des provinces ou des pays entiers ; et même ceux qui sont arrêtés par une réunion plénière de professeurs, sans que le directeur ait au préalable entendu les desiderata des uns et des autres, pesé le fort et le faible de chacun, étudié les relations privées établies entre eux et qu il ait en conséquence préparé la délibération. Vraiment, ce n'est pas chose négligeable pour un bon directeur que de connaître les hommes et d'être diplomate. Il se trouve en présence d'hommes qui, ne fût-ce que par ambition scientifique, s'érigent facilement en rivaux les uns des autres: c'est à lui qu'incombe le soin de les unir dans une collaboration très étroite, pour exercer toute leur action sur les élèves ! Il lui faudra déployer tous les efforts en tous sens, aussi bien pour diminuer les points de frottement entre rivaux que pour découvrir en ces hommes, -au moins dans ces individualités - l'esprit le meilleur, afin de leur assigner à chacun, suivant sa nature spéciale, un rayon d'action profitable (combien ne se trouve pas diminuée la valeur d'un homme riche en connais-
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PJtDAGOGIE GÉNÉRALE
sauces variées par le fait seul qu'on ne lui permet pas de se livrer au travail qu'il aime!), enfin pour leur inspirer à tous le sentiment comrpun de la réelle force éducatrice de chaque enseignement. - Comment un programme fait pour tout un pàys pourraitil tenir compte de tout cela? Élaboré sans qu'on ait tenu compte des diverses personnes qui doivent l'app_liquer dans des lieux différent~, un tel programme aura donné tont ce qu 'il péut, s'il évite de bouleverser par trop la succession des études et de heurter trop grossièrement l'esprit présent de tels ou tels habitants. 11 est certain qu'il ne pourra, de cette façon, jamais rendre de grands services. J'avoue ne pas éprouver de réelle satisfaction, quand je vois des Etats s'occuper des choses de l'éducation, comme s'ils se figuraient être à même de réaliser par eux-mêmes, par leur direction et ·1eur vigilance, ce que ne sauraient pourtant atteindre que les seuls talents, le dévouement, le zèle, le génie, la virtuosité des individus1 qui le créent par leur activité indépendante et le propagent par leur exemple, ne laissant aux gouvernements que le soin d'écarter les obstacles, d'aplanir les voies, de ménager les occasions, de distribuer les encouragements : tâche grande et honorable qui leur permettra de bien mériter de l'humanité.
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CHAPITRE VI
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Résultat de l'enneignement.
Le plus grand bonheur qui puisse arriver à un pédagogue, c'est de se trouver fréquemment en rapports avec des natures nobles; qui lui oflr:ent ouvertement, dans toute son abondance et son enlière intégrité, la réceptivité de la jeunesse. Ce contact lui maintiendra l'esprit ouvert et empêchera ses efforts de s ·étioler; et il acquiert la conviction qu'il possède dans l'idée de la culture humaine le vrai modèle de son œuvre. Il reste à l'abri de ces impressions de dédain, qui indisposent l'un contre l'autre le professeur et l'élève, quand le premier impose ce que le second ne demande pas. Il n'a pas la tentation de faire de l'enseignement un jeu, ou d'en faire de parti pris un travail pour l'élève. Il se voit mis devant une besogne sérieuse ef il s'efforce de l'accomplir d'une main légère, mais süre. Il se gardera bien plus encore de charger le plan des ;leçons en y introduisant ses connaissances encyclopédiques, où tout aurait été prévu, excepté l'intérêt des élèves ; il lui suffit de veiller à ce que l'enseignement ne soit pas moins varié
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que les aptitudes auxquelles il s'adresse. Ce n'est pas peu de chose, en effet, que de suffire d'une façon continue à l'âme encore pure d'un enfant et de la remplir sans cesse. Remplir l'âme : tel est, de manière générale, et même avant de préciser davantage, le résuUat qui doit ressortir de l'enseignement. L'humanité cultivée a toujours, dans son état artificiel, besoin de l'art; µne fois les commodiLés acquises, les trésors entassés et la · nature mise à l'abri des besoins, il faut occuper le1 force et ne point la laisser inactive. L'existence des · riches oisifs a de tout temps révolté les observateurs. « Mortifiez la chair! ou retournez dans les bois! » Jamais l'humanité ne pourra fa.ire autrement que se lancer à elle-même cette apostrophe, si elle n'apprend pas à empêcher les pousses qui jaillissent d'ordinaire de la culture avec autant de luxuriance que de laideur. - Le capricè doit s'épuiser dans les efforts intellectuels, et le mal est conjuré. Dans l'espoir que l'enseignement tel que nous l'avons décritjusqu'ici ne manquera pas dela quantité voulue, ni quant à l'étendue ni quant à la force, nous allons encore examiner la qualité de l'état d'esprit qu'il prépare.
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I.A VIE ET L'ÉCOLE
Non scholre, std vitre discendam I - Cette sage maxime gagnerait bien en clarté, si l'on savait d'abord ce qu'elle entend par les termes vie et école.
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Peut-être deviendrait-elle claire dans cette traduction : il faut apprendre pour se servir de ses connaissances, non pour en faire un vain étalage. Ainsi comprise, ce serait une règle d'économie fort sage s'appliquant à l'achat de meubles non. moins qu'à l'acquisition de connaissances. · Mais la vie ne consiste pas uniquement à faire servir divers moyens à divers buts. Une telle vie serait suspectée d'ét~)Uffer l'intérêt multiple sous quelques désirs. Mais tel ne saurait être, à coup sûr, le résultat de l'enseignement que nous av"ons en vue. Et de même que nous ne réduisons pas la vie à la simple utilisation de certains moyens, de même nous nevoulons pas que l'école ne vise qu'à l'ostentation. -Par suite la traduction que nous avons donnée de la maxime en question ne saurait notts servir. Sans vouloir longuement corriger les défectuosités de l'exégèse, nous préférons essayer de nous expliquer à nous-même les rapports entre l'école et la vie, sans d'ailleurs nous soucier d'aboutir justement à l'opposition indiquée : non , sohohe, sed vitœ. Le moyen le plus facile de comprendre la vie consiste certainement à no:.1s demander comment les divisions connues de l'in.tér-êt continueront à vivre avec nous dans le cours des anuées. L'expérience proprement dite, la simple observation, ne trouve et ne eherche d'ailleurs pas de terme final; elle aime les nouveautés et chaque jour apporte les siennes. - Mais quoi que le jour apporte, une partie appartient forcément à la sympathie, car la prospérité des hommes comme le bien de l'État sont constamment en mouvement. - Par ainsi l'observation et la_sympathie sont les mouvements de l'esprit, par
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lesquels nous nous approprions chaque moment du temps et par lesquels, en réalité, nous vivons. Dès . que ces opérations faiblissent, les hommes commencent à trouver le temps long; et ceux qui ont plus de courage ouvrent les portes du temps présent et recherchent l'éternel. La spéculation et le goùt ne sont pas faits pour le cours de la vi~, pour le changement. Les systèmes ne sont pas seuls à rougir du changement : tout individu, une' ·fois son· op·inion et son goO.t bien déterminés, n'y renonce pas de gaîté de cœur et ne le peut d'ailleurs pas. Nos principes sont par trop l'œuvre de l'effort et des années p~ur qu'une fois formés ils puissent décemment se prêter aux modific~tions. Ils sont l'ancre, qui retient la réflexion et la personnalité ; l'observation, au contraire, et à sa suite la sympathie, aiment se concentrer sur de nouveaux objets. Quiconque a beaucoup vu et ressenti ne peut manquer d'arriver avec le temps à une certaine température, où la tempête des passions ne se fait plus sentir. Le nouveau se-- trouve être trop insignifiant, comparé aux sensations éprouvées déjà. Mai~ cette température n'est encore que le calme, ce n'est pas encore la maîtrise : ce n'est qu'une tendance à se laisser émouvoir moins facilement. Chez les êtres d'élite, tant qu'ils soJÜ peu entraînés à penser, c'est presque exclusivement la religion qui dirige la vie, remplaçant à la fois la spéculation et le goo.t. Tout le monde a besoin de la religion pour le repos de l'esprit; quant aux mouvements de l'âme, ceux qui auront la culture voulue les soumettront à la double discipline du jugement théorique et pratique.
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L'observation qui accumulerait sans cesse ses données, mais qui, oubliant l'un pendant qu'elle découvre l'autre, finirait par perdre la personnalité propre ; - la sympathie qui, dans la chaleur de ses exigences, voudrait intervenir et régner partout, s'exposant par là même à des refi:oidissements mortels; c'est la spéculation qui doit les modérer et les tempérer, d'abord _ parce qu'elle ne s'attache pas aux phénomènes passagers, mais remonte à l'être, puis et surtout pour la raison que voici : planant dans le monde suprasensible elle regarde derrière elle, fixe et délimite la possibilité générale du sensible, se rattache de nouveau à l'expérience et met en garde contre la précipitation, l'exagération, les craintes et les espérances démesurées, les erreurs et la circonspection mesquine de ceux qui s'occupent du temps et de la rp.esure, mais oublient toute la grande marche générale des forces. Il s'agit d'occuper dignement la force mise en mouvement, mais qui, une fois les connaissances acquises, se confine dans les limit~s de la méditation, attendant qu'il lui vienne un guide : pour sdfire à cette tâche le goût a ses formes modèles, ses idées. La représentation de l'hounête, du beau, du moral et du juste, en un moJ de tout ce qui, achevé, plaît après la contemplation achevée; serait la sereine occupatio'i1 d'une vie sereine et réfléchie, s'il ne fallait pas d'abord faire l'effort nécessaire pour faire disparaître l'élément déplaisant dont les masses ennuyeuses s'entassent partout où des hommes ont agi sans attention, suivant leur seul bon plaisir. - Le goût est sévère et il ne se rétracte jamais. Il faut que la vie suive ses conseils ou qu'elle s'attende à ses repro.ches.
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Mais comment la spéculation et le goüt, ces deux maitres de la vie, en disposent-ils ? Afin de pouvoir donner à ce sujet tous les éclaircissements il faut rechercher le système de la philosophie, la olef de voû.te~ de l'enseignement. Il est triste de voir combien de fois nos philosophes ont méconnu jusqu'à présent la nature de la spéculation et du goût, dont chacun a la sienne propre, indépendante absolument; comment ils ont maltraité le goû.t au nom de la spéculation, ou la spéculation au nom du goüt; il est triste de voir comment ils s'en sont servis pour opprimer l'esprit d'observation et la sympathie, el blesser ainsi la vie même ; il .est triste de constater les convulsions et les contorsions au milieu desquelles se consument parfois de vigoureux jeunes gens qui, sans préparation, essaient de s'accommoder à l'univers et à leur propre moi, ~ le premier est trop étendu et tous deu~ sont trop profonds pour eux, - et qui, près de l'anéantissement final, se vantent d'avoir enfin compris l'inanité de tout! - Quoi de plus révoltant pour lo sentiment pédagogique que _ l'imprévoyance avec laquelle le résultat d'un enseignement fait avec sollicitude se trouve jeté en plein désarroi des spéculations et des tentatives hasardeuses de l'époque et sacrifié à des succès elouteux. J'aurais mauvaise grâce de me répandre ici en plaintes inutiles; mais lu pédagogie se devait d'attirer l'attention sur le point faible et dangereux. Mais la marche de l'espèce humaine demande naturellement que ceux qui en s6nt capables se risquent en avant, afin de chercher la bonne place où la réflexion pourra se fixer solidement, et qu'ils ne se reposent pas avant de l'avoir découverte.
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Nous admettons voJontiers la possibilité pour ' certains hommes, plongés dans une obscure simplicité n.it.urelle, de vivre tant bien que mal et même heureux: du moment que les flots de la vie ne sont pa$ houleux, il ne faut guère de force pour s'y maintenir. Mais nous autres, vivant au milieu de nombreux États cultivés, ayant en outre notre sympathie pour l'humanité et la société, nous sommes 'amenés par cela même à chercher une unité de pensée, où pourrait s'accumo.ler la réflexion universelle au sortir des innombrables concentrations où se disperse le grand nombre. Le reproche que Solon adressait aux Athé_niens: « Pris à part tous les individus ont de l'intelligence; réunis ils n'en ont plus>,, nous fait entrevoir un besoin très ancien de l'humanité, les sources d'une intelligence universelle. Toutes les concentrations doivent se condenser dans la réflexion, et la vie toujours nouvelle produire toujours à nouveau l'école. C'est ce, qui arrive réellement aux époques où il y a des hommes réfléchis qui savent cultiver les fruits de la vie . Et qu'on n'aille pas se plaindre que jusqu'à ce jour nous avons toujours vu naître des écoles différentes les unes des autres; qu'on réfléchisse plutôt aux courtes périodes de temps et aux forces peu nombreuses qu'on y a consacrées. Nous pouvons maintenant donnev une traduction plus fidèle! L'école - donnons à ce beau terme sa véritable signification l - l'école, ce sont les loisirs ; et les loisirs forment le patrimoine commun de la spéculation, du goüt et de la religion. La vie, c'est l'observateur sympathique qui s'adonne aux change-
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PÉDAGOGIE GÉ ' ÉRALE
ments de l'activité et de la passivité extérieures. La rude maxime qui fait du changement le but des loisirs, du moins en apparence, et de la réflexion le moyen, des concentrations, se laissera fléchir et nous permettra de passer d'un terme à l'autre. et de voir dans la transition de l'activité ou de la souffrance aux loisirs, et vice versa, la respiration de l'esprit humain, le besoin et le symptôme de la santé. Voilà ce qu'il était nécessaire de dire sur l'état d'âme spécial que la culture multiple, autant du moins que le savoir du temps le permet, essaie de préparer. On y trouve réunies la joie de vivre et l!'l noblesse de l'âme qui sait s'abstraire de la vie.
II
COUPS D'OEIL SUR LA PÉRIODE FINALE DE L'ÉDUCATION
C'est au moment précis où la mobilité naturelle est arrivée au maximun de sa force d'expansion, à l'instant même où elle peut rendre le plus de services à l'extension de l'intérêt, que l'œil distingue plus nettement les divers points sur l~squels doit se fixer le regard de l'esprit, afin de concentrer de plus en plus sa vision. Ces points mêmes ne nous intéressent pas; ce qui nous intéresse, c'est leur action générale. Tout homme a du travail. Et l'adolescent rêve de son travail, comme aussi des voies et des moyens, des obstacles et des dangers, du moins de ceux, grands oll petits, qui se trouvent en relation avec son travail. C'est pour cela qu'il s'intéresse à ce qui peut
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lui être utile ou nuisible, mais est indifférent à tout ce qui ne rentre pas dans cet ordre d'idées . Il procède à un triage des hommes, des choses et des sciences. Le réel monte, l'éru.dition baisse. Les. langues anciennes disparaissent; les langues mortes cèdent la placè aux _ vivantes. Le goût et l'étude aspirent à se mettre au niveau du temps, par s'arranger aisément avec les contemporains. La sympathie est remplacée par l'amour, et les vœux en faveur de la société cherchent un emploi. C'est le moment où se présentent les protecteurs, les envieux, les gens aux sentiments équivoques; il faut veiller, ménager, gagner, éluder, aveugler, effrayer, tlatter, et au milieu de tant d'objets d'intérêt, il ne saurait plus être question de culture multiple. Il est naturel que l'éducateur as!'liste avec tristesse à cet appauvrissement de l'esprit. Mais ce serait humiliant pour l'ami de la pédagogie, si jamais celle-ci pouvait se résoudre sérieusement à créer une pauvreté primitive, afin d'obvier à cet appauvrissement. Mais le mal n'en arrivera jamais là ._ intérêt bien Un fondé, réellement multiple, nourri par une instruction continue et forte, s'opposera .à ce rétrécissement; il aura même voix au chapitre quand il s'agira d'arrêter le plan de vie, il choisira lui-même- ou rejettera les voies el moyens, il ouvrira des horizons nouveaux, il gagnera des amis, confondra les envieux; il se manifestera par l'action, d'abord par le simple spectacle d~une personnalité hors ligne, et encore par une belle abondance d'exercices qui peuvent au besoin se transformer bientôt en talents. Et de ce fait le caprice brutal se verra refouler dans des limites qu'il ne pourra plus franchir.
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C'esJ de la tournure que prend ce développement que dépend la personnalité de l'homme futur. C'est'là que se fait la sépara-tion entre ce que l'homme veut et ce qu'il ne veut pas. A ce moment se manifeste l'opinion qu'il a de lui-même et se fixe l'honneur intérieur. Les relations se limitent; et le fait même de s'attacher de près à des personnes dont il s'agit de conquérîr l'estime impose en quelque sorte l'obligation de la mériter. Ici tout a son importance. Tout ce que l'adolescent a pu apprendre, penser, pratiquer jusqu'à ce jour contribue maintenant à lui assigner sa place parmi les hommes et en lui-même ; c'est même pour cette raison que cela se compénètre pour ne plus former qu' un tout. Les objets de son amour, de ses désirs, de ses concessions, de ses dédains se classent, se mélangent et se superposent avec toutes les gradations, en fixant à la fois les maximes et le plan de la vie. Et plus tard les conséquences s'en déroulent d'ordinaire tout droit. Quiconque se laisse entrainer comme malgré lui à donner publiquement cours à son activité, n'appor, tera guère de goû.t personnel à ses affaires; la fantaisie se sépare du devoir, et tous deux souffrent de cette séparation. Celui à qui l'égoïsme a ouvert la voie observera désormais les hommes et les choses en raison inverse de la distance qui les sépare de lui. Mais la part qui revient à la sympathie dans le choix de la condition future, la mesure dans laquelle . est intervenu le souci d'un perfectionnement personnel, voilà deux. choses assurées à l'un et à l'autre, non pas, il est vrai, dans l'exécution, mais du moins dans la volonté, la personnalité, pourvu que le jeune homme ait appris à résister à la versatilité. Nous voyons ici le résultat <le l'enseignement con ..
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finer au résultat de l'éducation du caractère. Il est assez facile de comprendre que l'heureux développement de l'instruction réellement multiple assure déjà la justesse du caractère, mais la fermeté, la rés1:,," ·"-l'invulnérabilité du caractère ~iffèrent de la justesse. Pour nous expliquer suffisamment sur ces deux points, autant qu'il est possible de le faire sans sup~ poser formellement l'étude de la psychologie et de la philosophie pratique, il nous faudra d'abord revenir à des développements de principes fondamentaux analogues à ceux que nous avons élucidés au début du présent ouvrage.
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LIVRE III
DU CARACTÈRE
CHAPITRE PREMIER
Qu'entend-on par caractère en général ?
Plus haut nous avons déjà considéré la volonté comme le siège du caractère. Il ne s'agit pas, cela va de soi, des désirs et des caprices changeants, mais de l'élément uniforme et constant de la volonté, qui lui donne tel ou tél cachet déterminé. Nous avons appelé caractère le genre spécial de résolution, c'està-dire, ce que l'homme veut, comparé à ce qu'il ne veut pas. Par une semblable comparaison la forme de c:haque chose se détermine. Cette forme, on la fait ressortir d'une sphère indéfiniment plus grande, on la reconnaît par distinction d'avec ce qui l'entoure. Le caractère est donc la forme de la volonté. Il ne peut être
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envisagé que dans l'opposition de ce qu'il décide et de ce qu'il exclut. Pour la partie négative du caractère, il nous faut distinguer entre le manque de volonté et la volonté négative. Une volonté absente, mais qui pourrait se produire, compterait parmi les éléments indéterminés de l'homme. Seul ce qui se trouve incompatible avec la ferme volonté positive et en est exclu par ce fait même est aussi caractéristique que le non-vouloir explicite. Mais ce dernier sert encore de confirmation. On observe l'homme pour savoir ce qu'il vaut: on veut le fixer comme objet. Lui-même éprouve un besoin analogue. Pour être compris, il faut qu'il soit compréhensible. Et ceci né>us conduit à une distinction digne d'attention.
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PARTIE OBJECTIVE ET PARTIE SUBJECTIVE DU CARACTÈRE.
De tout temps on s'est plaint de ce que l'homme ait en quelque sorte deux âmes. Il s'observe, il voudrait se comprendre,· se complaire, se conduire. Mais dès avant cette observation, alors qu'il est absorbé par les choses et les faits extérieurs, il a déjà sa volonté, et parfois même un carac- tère aux traits nettement accusés. Et ces traits constituent l'élément objectif qu'approuve ou contredit le sujet qui le contemple, et cela par une volonté nouvelle produite dans une disposition d'âme absolument différente. Mais, en cas de conflit, quelle est la volont.é qui
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détermine le caractère? Il est clair que ce qH-i réuni l'eû.t affermi le détruit et le désagrège maintenant; il ,,, est clair également que certaines règles meilleures que nous nous imposons à nous-mêmes, ne peuvent tout aÙ plus, si elles ne font que nous empêcher de tomber dans le mal absolu, que maintenir un salutaire manque de caractère. Tant que l'une des parties du caractère est encore faible, l'autre, plus résolue, pet1t beaucoup influer sur elle. C'est ce qui se confirme chez bien des jeunes gens qui, après avoii: grandi à l'abandon, mais sans avoir été corrompus, ne tardent pas, sous l'influence d'un ami plus âgé ou d'une lecture salutaire, à s'approprier une fermeté considérable dans le bien. Cela se confirme moins heureusement dans d'autres cas où, par de nombreuses leçons et des exhortations morales, - si pures qu'elles soient d'ailleurs, - on s'est efforcé de prévenir tous les vices de caractère qui essayaient de se faire jour. .Malgré toute son efficacité, cette influence ne saurait empêcher que de temps à autre, dans le cours prolongé des périodes d'éducation en perspective, les instincts cachés sous les bons enseignements ne fassent éruption et ne produisent parfois des anomalies bizarres. - La morale cependant, sielleveùtagir directement sur les hommes, est réduite à s'adresser à l'élément subj ectif de la personnalité, afin que celle-ci s'essaye alors sur le fondement subjectif et voie ce quïl lui est possible de faire. Mais l'éducation ne saurait nullement s'accom- moder d'une telle marche. Il est en effet un phénomène aussi naturel qu'habitue!: c'est après coup que les hommes inventent les maximes convenant à leurs
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
penchants pour jouir ainsi de la commodité d'un droit intrinsèque consacré par l'habitude. Constatant cela, l'éducation doit consacrer son attention spéciale à la · partie objective de la volonté, qui s'élève d'ailleurs et se forme assez lentement sous ses yeux et sous son influence ! Une fois cette partie bien ordonnée, on peut espérer que l'action régulatrice d'une bonne morale donnera de bons résultats ; il est vrai que la dernière . sanction et l'affinement du caractère disposé naturellement à être moral devront être réalisés par la partie subjective, mais ce ne sera plus qu'un simple jeu.
II
MÉMOIRE DE LA VOLONTÉ. CHOIX. PRINCIPES. LUTTE
Il est une certaine disposition à la fermeté de caractère, qui parfois se remarque de bonne heure déjà, et dont jé ne puis mieux désigner la manifestation qu'en l'appelant mémoire de la volonté. J'évite ici tout développement psychologique relatif aux phénomènes que l'on a estampillés des noms de mémoire, de faculté du souvenir, comme s'ils supposaient une activité spéciale, voire même une force de l'âme. Je m'étonne pourtant qu'on n'ail pas avec plus de soin parallélisé la persistance de nos idées et celle de notre vouloir qui constitue la base essentielle de la partie objective du caractère. Une chose est certaine : un homme dont le vouloir ne se représente pas immédiatement, à l'instar des
�QU'ENTEND-ON PAR CARACTÈRE EN GÉNÉRAL?
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idées conservées dans la mémoire, comme identiquement le même dès que la même occasion se renouvelle; un homme qui doit faire appel à la réflexion pour revenir à la résolution précédente, aura beaucoup de peine à s'assurer du caractère. Et c'est justement parce que _chez les enfants la persistance naturelle de la volonté est chose rare que l'éducation a tant à faire. Nous ne parlons tout d'abord que de la condition de cette persistan6"e : c'est une vue uniforme, une pénétration suffisante de la sphère dès idées qui donnent naissance à la volonté . Qui-conque négligera, dès le débu.t et même plus tard, de concentrer les ,, considérations sur lesquelles reposent la volonté, aura forcément à souffrir de la versatilité. La situa tion extérieure joue ici un grand rôle. La partie objective du caractère a comme élément · premier ce qui est voulu - résolu ou rejeté - avec persisl:M1ce. Mais cet élément premier est divers, et toutes les choses ne sont pas voulues avec la même force et la même fermeté. C'est le choix qui détermine ces gr&fat;j,o.m nu vouloir. Mais choisir signifie · préférer et rejeter. Pour quiconque choisit sans arrièrepensée toute chose a une valeur nettement limitée et seul le sublime peut .e mplir l'âme d'aspirations infinies. Lès penchants ont une composition fixe. Ce sont justement ces propov,tions quantitatives qui distinguent les caractères, à part cela tous les hommes ont à peu près les mêmes penchants. Il est évident d'ailleurs que celle évaluation p.e peut se faire que d'après un barème individuel. Mais il faut qu'elle ait lieu pour que le caractère s'affermisse. De toute nécessilé nous devons savoir à quel -point nos désirs nous
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sont chers. Les choses mesquines doivent s'éliminer et disparaître devant les autres plus grandes et plus importantes. Dès qu'il y a mémoire de la volonté le choix se décidera de lui-même. Le poids des désirs les subordonnera involontairement les uns aux autres. Sans aucune réflexion théorique (car les motifs préparés ainsi ne peuvent avoir et conserver leur importance pratiqu(que s'il y a eu choix original), l'homme s'apercevra de ce qu'il aimerait faire ou sacrifier ou qu'il redouterait plus ou moins: c'est en lui-même qu'il en f~ra l'expérience. Mais une âme changeante ne peut en ceci parvenir à une expérience bien nette. Quand alors l'esprit intervient en tant qu'intelligence, pour se considérer lui-même et l'objet de son vouloir, il importe de savoir jusqu'à quel point l'élément subjectif de la personnalité sait rester indépendant de l'élément objectif. Un goût pur porterait l'individu à montrer, dans le jugement qu'il émet sur lui-même, autant d'impartialilé que s'il agissait d'un étranger; la partie subjective du· caractère serait du moins et resterait purement morale, malgré tout son désaccord avec la partie objective. - Mais d'ordinaire l'homme qui se considère lui-même ne cherche qu'à exprimer sa propre personnalité. Et dans le cas présent, où nous parlons du caractère en général, nous pouvons pleinement négliger de rechercher à quel point cette expression de la propre personnalité peut différer de la loi morale. L'effort qu'on fait pour se concevoir agit immédiakment comme effort pour s'affermir ; car il contribue à faire encore davantage ressortir, dans la conscience,
�QU'ENTEND-ON PAR CARACT.ÈRE EN GÉNÉRAL?
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l'élément plus ferme au détriment de l'élément moins ferme. L'homme arrive facHement, de cette façon, à une certaine sorte d'unité avec lui-même. Il en résulte un sentiment d'aise assez puissant pour dominer la censure intérieure. Et les points saillants de l'élément objectif se transforment ainsi en prineipes pour la partie subjective du caractère, et les penchants dominants se trouvent alors légalisés. Mais la contemplation de soi-même, qui donne naissance aux principes, rend d'autres services encore à l'affermissement intérieur. L'individu ne peut se concevo.ir qu'avec ce qui l'entoure; il ne peut concevoir ses penchants qu'avec leurs objets. Une fois que le raisonnement théorique est devenu d'une certaine · force, les principes ont pour complément immédiat la considération de la variabilité des circonstances qui doivent en régler l'application. L'homme apprend à se déterminer d'après des motifs ; il apprend à écouter des raisons; en d'autres termes il apprend à coordonner chaque fois aux principes majeurs qu'il a adoptés les principes mineurs fournis par le moment -présent, et à ne mettre en pratique que les syllogismes qui en résultent. Cette propriété du caractère, je l'appelle molivilé ; et celle-ci doit s'allier directement à la fermeté des principes. Mais l'élément objectif de la personnalité ne peut jamais être complètement renfermé dans les principes. Chaque individu est et reste un caméléon ; là suite en est que tout caractère se trouve parfois engagé dans une lutte intérieure. Une telle lutte fait briller la force de l'homme, peut-être même sa vertu; mais la santé morale est en péril, et finalement même la santé physique. Il y aurait donc lieu de souhaiter
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que cette lutte n 'existà t point. Mais une fausse morale qui enseigne qu'il ne faut pas lutter ne saurait supprimer la lutte; on peut au moins espérer que les mesures préventives de l'éducation amènen.t quelque adoucissement.
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CHAPITRE II
Du concept de moralité.
Ce que nous avons dit jusqu'ici du caractère en général n'était qu'une énumération de phénomènes. Mais quiconque ne considère pas le terme de moralité comme un mot vide de sens doit bien se dire qu'il ne suffit point que chacun ait un caractère quelconque. On avoue donc que la moralité a pour point de départ certains droits à faire valoir contre le caractère qui pourrait exister. Et ces droits ne sauraient être amenés à la renonciation par les oppositions q4'ils rencontreront dans l'action, d'autant plus qu'ils ne possèdent en.. somme aucune force pour assurer leur triomphe; en outre, ils n'ont rien de commun avec le réel, le naturel ni même à aucun égard avec ce qui est; ils s'y ajoutent au contraire comme un élément absolument étranger, et ne s'y rencontrent que pour exercer leur critique ; or la critique ne saurait en venir aux mains avec ce qui fait l'objet de ses arrêts. Mais pour avoir refusé de se soumettre à une première critique, le caractère pourrait bien s'attirer une nouvelle critique. Et en fin de col!lpte la disharmonie
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de cetle critique serait capable de ne plus plaire à l'homme : si bien que de tout cela naîtrait peut-être à la fin la résolution d'obéir à ces prétentions comme à des lois. Tout le monde sait que les hommes , sans exception aucune, se sentent poùssés dans cette direction et que d'ordinaire ils font même, dans ce sens, des pas plus ou moins nombreux. Cependant, quelqu'un serait-il capable de répéter à la file ce que dit à proprement parler la première critique ? Le droit et la morale sont loin d'être d'accord ;sur ce sujet, bien que l'un et l'autre parlent au nom de tous. Dans mon traité : De la représentation e"sthdtique du monde j'avais fondé sur cette dernière considération certains postulats, n'ayant en réalité de signification que pour ceux qui seraient disposés, ne fO.t-ce que pour un moment, à se libérer de la contradiction suivante : vouloir imposer au concept de moralité, objectivement admis et universellement en vigueur, des règles découlant de leur idée pers_onnelle. Personne n'exigera de la pédagogie qu'elle anticipe sur les éclaircissements et les confirmations que seule peut fournir la philosophie pratique. C'est précisément la raison pour laquelle je dois me borner à prier mes lecteurs de bien vouloir prendre connaissance, au point de vue historique, de certaines conceptions qui ne pourront manquer de se glisser dans l'exposé de mes principes d'éducatio~.
�DU CONCÈPT DE MORALITÉ
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PARTIE POSITIVE ET PARTIE NÉGATIVE DE LA MORALITÉ
En dépit de toute l'humilité qui fait le fond de la moralité, la vertu qui se montre dans l'accomplissement de ce qui est moral s'appelle toujours force, ja. mais faiblesse. Et pourtant l'accomplissement de ce qui est moral ne serait que de la faiblesse, si ce n'était qu'une concession faite à des prétentions extérieures. C'est plutôt nous-mêmes qui parlons dans ces prétentions; nous parlons contre nous-mêmes, en nous érigeant en censeurs de notre caractère et en l'invitant à l'obéissance. C'est le sujet qui se considère et qui, en nous, s'élèye cette fois au-dessus de l'acte consistant à prononcer comment nous nous trouvons nous-mêmes. La partie positive et la partie négative de la moralité se touchent ici de près. L'acte de juger est positif, mais la teneur du jugement est négative en ce qui concerne le caractère en désaccord avec les exigences du jugement, c'est-à-dire le caractère tel qu'il est fondé dans l'élément objectif de la personnalité. Et la négation se change en une sorte de suppression, de sacrifice, dès que la personne se résout à l'obéissance. Elle considère alors comme impératif catégorique ce qui n'était par lui-même qu'un simple jugement. Ce fut évidemment une erreur que de commencer scientifiquement la morale par un impératif catégorique. Il fallait d'abord parler d'un élément purement
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
positif, il fallait étudier sous tous ses aspects un certain élément multiple que Kant n'a pas c.omplètement élucidé. Mais une erreur bien plus terrible fut commise par ceux qui eurent l'outrecuidance de vouloir dispenser l'humanité de l'impératif catégorique.
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II
JUGEMENT MORAL. CHALEUR. RÉSOLUTlON. CONTRAINTE EXERCÉE SUR SOI-MÊME
On parle d'un sentiment moral, on le trouve même de très bonne heure chez les enfants. On parle également de raison pratique; de tout cela il découle qu'on ne veut pas s'en remettre, pour les manifestations primordiales de la moralité, à je ne sais quel sentiment obscur et changeant, ni à uffe émotion ou une affection de l'âme, mais quel' on élève au contraire cette prétention très naturelle : des manifestations d'une telle autorité doivent être des déclarations précises et calmes, dans lesquelles se trouvent exprimés, avec une force et une clarté parfaites, ausGi bien l'objet de la dfoision que la décision elle-même. Mais quand on s'appuie sur d'aussi bonnes raisons pour charger la raison d'énoncer les premières règles fondamentales de la moralité, on ne s'aperçoit pas qu'on s'en remet au bon plaisir d'une artiste théorique : celle-ci n'aura rien de plus pressé que de recourir à la logique eL à la métaphysique, elle définira la loi morale par son uninrsalité, fera sortir le bien tle la liberté et même fera intervenir
�DU CONCEPT DE MORALITÉ
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toute la philosophie transcendentale pour exp1iquer la possibilité de la Conscience morale, plutôt que de nous éclairer définitivement, ne fût-ce que sur un seul point de notre sentiment moral : cette dernière chose serait pourtant seule capable de nous apprendre et de nous faire distinguer ce qui fait réellement l'objet de notre approbation quand nous employons ces expressio°i~ du jugement moral. Parmi mes contempora,ins il eh est certainement qui, durant qu'on faisait ainsi fausse route, ont compris qu'une décision morale n'était ni un sentiment, ni une vérité théorique ; ceux-là je n'aurai peut-être pas trop de difficulté pour les rendre favorables à l'idée de go"ût, surtout quand je leur aurai donné l'assurance que par goû.t moral je n'entends nullement ce qu'y voit le verbiage mondain de nos jours, pas plus que je ne confonds le beau et le bien, d'après le principe stoïcien : que le beau seul est bien. Mais queLque soit d'ailleurs le nom que l'on donne au jugement moral : c'est en tout cas un jugement clair et serein, ferme et précis, qui doit constituer dans l'homme le fondement de la moralité; à moins qu'on ne veuille substituer à la chaleur morale un zèle impétueux ou une nos.talgie maladive, qui tous deux voient dans le bien un objet du désir et sont tous deux également incapables de toute action opportune et judicieuse. Il faut que les occafilions du jugement moral soit nombreuses et vari6es ; l'individu en trouve d'ailleurs beaucoup en lui-même, et il s'agit de les embrasser d'un coup d'œil droit et déshabitué de toute crainte fuyante; de plus la famille, les relations, tout enfin ce qui tombe dans la sphère de l'e11seignement synthétique aussi bien que de l'enseignement analy-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
tique, en offrent une provision inépuisable. Ajoutons encore que cette abondance est capable d'une représentation ordonnée, saisissante _ même, d'une construction poétique, pour employer encore une fois cette expression hardie, et concluons que seule la puissance esthétique du coup d'œil moral qui embrasse tout peut produire <laps toute sa pureté, dépouillée de tout désir, etcompatible avec le courage et la circonspection, cette ardeur pour le bien, par laquelle la vrai~ moralité se fortifie jusqu'à devenir le caractère. Même dans l'élément objectif du caractère' les conceptions du bien et du juste doivent coexister avec les autres conceptions du goût ou de la prudence; rendues audacieuses par leur clarté même, elles doivent, dans le choix général, occuper le premier rang qui leur revient au·dessus de tous les mouvements du désir. Mais il faut également qu'elles pénètrent dans la partie subjective du caractère et s'y m;mifestent comme principes. La résolution morale qui introduit la partie négative de la moralité reste exposée à la non-exécution, par suite à l'humiliation, car une nature humaine ne s'y trouvera que fort rarement concentrée dans son intégralité. Cependant l'humiliation ne détruira pas la résolution, pourvu que l'ardeur soit durable, et pourvu que l'éducation se soit gardée de greffer des enseignements moraux sur des émotions fugitives. De même que la mineure, dans un raisonnement, se rattache à la majeure, de même la résolution appelle l'observation de soi-même. Ce qui importe surtout, c'est que chacun se fasse une- idée juste de sa propre individualité: quiconque porte sur lui-même un jugement faux court grand risque de s'annihiler. - Tout ce qui, en dernière analyse, fait partie de la motivité
�DU CONCEPT l)E lllORALITÉ
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du caractère, doit êlre soumis à la force d'impulsion du principe moral, et par un effet réflexe en déterminer l'application. Il faut que l'homme juge au point de vue moral sa position tout entière dans le monde : il faut qu'il se dise jusqu'à quel point son intérêt suprêmepeut être lésé ou favorisé par les circonstances. Il doit appeler la théorie au secours de la pratique et diriger toutes ses actions en conséquence. C'est à cela que je faisais allusion quand j 'ai parlé de la construction pratique du plan de vie moral. Nous avons, pour couronner le tout, la contrainte exercée sur soi-même, qui apprend à l'hommé ce qu'il est. Et quelle que soient les faiblesses dont on se soit rendu compte, il faut en rechercher et pour~uivre le principe jusqu'au fin fond de l'individualité.
�CHAPITRE III Manifestation du caractère moral.
· Les concepts que nous avons développés jusqu'ici sont purement formels; il s'agit maintenant de trouver l'élément réel qui s'y rattache, de déterminer à quoi le caractère moral est résolu, en quoi et pourquoi il montre sa fermeté.
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I
LE CARACTÈRE, MAITRE DU DÉSIR ET SERVITEUR DES IDÉES
De toute évidence la résolution morale se trouve placée entre son objet et son motif. Le désir, c'est-àdire tout ce qui rentre dans les appétits d'ordre inférieur, est limité, coordonné, fixé , suivant une gradation choisie ; tout ce qui, au contraire, a forcément suscité l'approbation ou la désapprobation d'un jugement flottant, mais tout dévoué, fournit ·à la volonté non seulemetit la loi, le principe de l'ordre, mais
�MANIFESTATION DU CARACTÈRE MORAL
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encore les objets de ses efforts. Et ce qui fut approuvé sans intervention de la volonté, voilà ce que j'appelle une idée pratique. Si nous voulons donc voir réaliser les concepts formels de caractère et-de caractère moral, il nous faut rechercher les éléments principaux non seulement de ce qu'il y a de déterminable dans l'appétilion d'ordre inférieur, mais encore de ce qui tombe dans le domaine des idées déterminantes, afin de connaître en quelque sorte l'être matériel et l'essence formelle du caractère moral.
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L'ÉLÉMENT DÉTERMlNABLE: CE QUE L'ON VEUT SUPPORTER, AVOIR, FAIRE. LES IDÉES DÉTERMINANTÊS: L ÉQUITÉ, LA B@NTÉ, LA LIBERTÉ INTÉRIEURE
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L'appétition vulgaire repose sur les sentiments de plaisir et de déplaisir. L'homme qui a du caractère supporte une partie du déplaisir, mais repousse l'autre: il sait ce qu'il doit et ne doit pas supporter; il ne connaît plus l'inquiétude de l'impatience. Il a mis également un frein à son plaisir, aussi bien à celui qui s'attache aux choses et_ qui, pour en être certain, voudrait les posséder, qu'à celui qui réside dans l'activité et là production personnelles, dans les occupations. C'est à la philosophie pratique 'que j'emprunte les idées. Dans la série des idées qu'elle m'offre, j'en passe une qui est purement formelle, celle de per11
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
fection ; il en est deux autres qui s'y trouvent nettement séparées et que je réunis ici sous la dénomination unique d'équité. Il m'est impossible de donner pour le moment soit les raisons de mon procédé, soit les différences spécifiques des idées mêmes; il ne sera pas difficile de comprendre avec suffü;;amment de clarté ces termes faciles, autant , que nous avons besoin pour la pédagogie généTale, Mais si l'on voulait donner un développement spécial de cette partie, toutes ces licences devraient naturellement disparaître.
�CHAPITRE 1V
Marche naturelle de la formation du caracière.
Lorsque certains mouvements que nous désirons diriger sont déjà en train de s'actomplir sous nos yeux, la première règle de la prudence d it nous amener à vouloir d'abord étudier ce qui se passe devant nous, avant d'intervenir à notre façon. Avant de parler de l'instruction, il nous a fallu de toute nécessité faire allusion à l'expérience et au commerce des hommes, ces maîtres constants de l'homme. A l'heure actuelle, où il s'agit de fixer les règles d'une éducation qui forme le caractère, il importe encore bien plus de voir d'abord la marche que prennent d'ordinaire les natures abandonnées à ellesmêmes pour acquérir peu à peu un caractère. C'est un fait connu que les hommes qui ne _sont pas formés d'une pâte trop molle n'attendent pas précisément que l'éducateùr veuille bien leut· donner tel oti tel caractère. Que de fois l'on se donne ù cet égard des peines et des sou~is inutiles pour produire ce qui se fait tout seul et qu'il faut en fih de compte accepter tel qu'il est une fois terminé.
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
I
L'ACTION EST LE PRINCIPE DU CARACTÈRE
Nous avons déjà fait voir plus haut en quoi consiste le caractère, et en quoi il réside une fois qu'il existe. C'est la volonté qui en est le siège: c'est la nature de la résolution de la volonté qui détermine tel ou tel caractère. Comment naît le caract.ère? Pour répondre à cette question, nous n'avons qu'à dir_ comment la volonté e en arrive à la résolution . Demandons-nous d'abord ce que serait une volonté sans résolution. Ce serait à peine une volonté ! - Une agitation sans but déterminé, une simple propension vers tel ou tel objet, sans la supposition qu'on pourra s'en rendre maître; peu importe que cela s'appelle désir ou aspiration. Celui qur dit: Je veux! celui-là s'est déjà, par la _ pensée, emparé de: ce qui n'est que futur; il se voit déjà dans l'exécution, la possession, la jouissance. Montrez-lui qu'il est impuissant: par le seul fait de vous comprendre il ne veut déjà plus. Il se peut que le désir subsiste, qu'il se livre à des manifestations violentes ou fasse appel à toutes les ressources de la ruse. Cette tentative implique un nouveau vouloir, s'appliquant non plus à l'objet même, mais aux efforts que l'oll fait, avec la conscience qu'on en est le maître, et avec l'espoir qu'en les combinaut avec adresse il sera possible d'atteindre le but. - Le général désire
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vaincre, c'est pourquoi il veut les manœuvres de ses troupes. Il ne les voudrait pas, si la force de son commandement ne lui était connue. - Je ra pp-elle ici un p;oblème posé par Jacobi: Qu'on aille vouloir danser comme peut le vouloir un Vestris. - Plus d'un aura bien le désir d'un tel vouloir; il est même certain que le talent du maitre eut pour point de départ le désir: mais il n'est pas moins certain que son vouloir ne p,it devancer d'une minute le succès progressif et que tout au plus il put le suivre immédiatement. C'est donc l'action qui du désir fait naître la volonté. Mais l'action exige l'aptitude et l'occasion. On peut dès lors embrasser d'un coup d'œil tout ce qui doit concourir à la formation de la volonté. Il est bien clair que les notions de l'homme dépendent en premier lieu du cercle où sont limités ses désirs. Mais les appétitions sont en partie d'origine animale et dérivent en partie d'intérêts moraux. En second lieu viennent s'y ajouter les aptitudes individuelles, en même temps que les occasions et les empêchements extérieurs. L'influence en est d'autant plus compliquée qu'il faut recourir à plus de moyens pour atteindre un but, et que par suite les activités intermédiaires peuvent être plus ou moins favorisées ou entravées par des agents extérieurs ou intérieurs. Mais avant toutes choses il faut ici considérer que l'activité de l'homme cultivé s'exerce en majeure partie intérieurement, et que ce sont surtout des expériences intérieures qui nous instruisent de notre pouvoir. Vers · quel but ùous avons ou n'avons pas le penchant et la facilité de tourner nos pensées : voilà
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le premier · élémenL essentiel d'où provient la direction de notre ca11actère. Il importe ensui~e de savoir quelle espèce d'activité extérieure, dan& ioute sa complexité, l'imagination réussit à élaborer avec le pluEi de clarté. Le grand homme a depuis fort longtemps agi par la pensée, - il s'est senti ::igir, il s'est vu entrer en scène, - avant que l'action extérieure, im:::ige de l'action intérieure, entrât dans le domaine des phénomènes. Il a facilement suffi de quelques ess11is fugitifs, sans aucune valeur probante, pour transformer son opinion flatteuse en la ferme assUl'ance qu'il peut _ accomplir à l'extérieur ce qu'il voit clairement en dedans de lui-même. Le courage qui en résulte remplace l'action pour établir le fondement de la volonté résolue. Ils sont malheureux ceux qui, voulant quelque chose de grand, n'ont pas la force nécessaire, La destruc-, tion suit en sens in.Yerse la même marche que la culture. Le dépit, lorsqu'il devient hobituel, est la phtisiQ du caractère.
II
INFLUENCE; D,J<;S IDÉES ACQUISES SUR LE CARACTÈRE
lgnoli nulla cupido ! La somme des idées acquises renferme la provision de cc qui peut s'élever, par les degrés de l'intérêt, jusqu'au désir, et puis par l'action j~squ'au vouloir. Elle renferme en outre la provision nécessaire à tout fonctionnement de la sagesse; c'est à elle qu'appartiennent les connaissanQes èt la prudence, sans lesquelles l'homme ne saurait avoir les
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moyens pour atteindre ses divers buts. Bien plus, c'est en elle que réside toute l'activité intérieure, la vie originelle, l'énergie première; toute activité doit s'y déployer avec pleine facilité, tout doit être à sa placeafin· qu'on puisse à n'importe quel instant le trouver et s'en servir; rien ne doit encombrer la voie, ni gêner la marche par l'excès de la lourde masse; ce qui doit y régner, c'est la clarté, l'association, le système et la méthode. S'il en est ainsi, le courage s'appuie sur l'assurance du bon fonctionnement intérieur; et non sans raison, car les obstacles extérieurs qui surprennent la prévoyance d'un esprit ordonné ne peuvent guüe effrayer celui qui sait que dans d'autres circonstances il formerait immédiatement des plans nouveaux. Lorsque cette assurance intérieure de l'esprit armé de façon suffisante quoique légère coïncide avec un intérêt purement égoïste, le caractère ne tarde pas à être définitivement et sOrement corrompu. C1est pourquoi tout ce qui se rapporte à la sympathie demande à êlre développé jusqu'à devenir désir et action. Si au contraire tous les intérêts moraux sont éveillés et tous assez vivaces pour se manifester par le désir, il arrive aisément que pour tant de buts il n'y ait pas assez de moyens, l'activité exagérée n'obtient guère de résultats, essuie peut-être des humiliations et le caractère reste petit. Toutefois ce cas n'est pas fréquent et il est facile de trouver le remède . Lorsque l'assurance intérieure fait défaut, qu'il n'y a pas d'intérêts moraux ni peut-être la moindre provision d'idées, alors le champ _ reste ouvert aux appétits animaux. Et même ceux-ci finissent par se transformer en quelque chose d'informe, en une espèce de caricature du caractère.
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Les limites du cercle d'idées sont des limites pour le caract.ère, tout en n'étant pas les limites du caractèrê. li s'en faut de beaucoup, en effet, que tout 1e cercle des idées se résolve en action. - Cependant, même ce qui repose tranquillement et livré à soi-même au fond de l'âme n'est pas sans importance pour les parties faibles du caractèrè. Les circon~tances peuvent le mettre en mouvement. Aussi l'enseignement doit-il bien se garder de négliger les choses qu'il ne peut pousser assez loin. Ces choses peuvent au moins aider à déterminer l'excitabilité; elles peuvent augmenter et améliorer les dispositions en vue d'impressions futures. Jusqu'ici nous n'avons parlé que de la partie objective du caractère. Si les opinions fausses lui sont déjà préjudiciables en tant que présomptions erronées sur lesquelles elle bâtit, tous les préjugés nuisent encore bien plus à la partie subjective, à la critique et à l'approbation de soi-même qui retient comme principe fixe ce qui paraît juste, permis, décent, utile à un bnt donné. On ne connait guère de grand· caractère qui ne soit prisonnier de ses préjugés! - -Les blesser, c'est attaquer les principes dans leur racine, provoquer la discorde entre l_es éléments objectif et subjectif, dépouiller l'homme de son unité avec lui-même, le désorienter. Sans doute ceux qui sont attachés à de vieux préjugés ont grandement raison ·de irn pas se livrer à de nouvelles imaginations; et d'autre part on ne peut faire de plus grand sacrifice à la vérité que de reconnaître les erreurs auxquelles la personnalité était attachée. Un tel sacrifice mérite une grande estime, mais est digne également de nos regrets. Ceux qui voudront poursuivre pour eux-mêmes les
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réflexions que nous venons d'ébaucher, mais dans lesquelles nous ne voulons pas nous égarer trop loin, ne pourront guère manquer d'en arriver à cette entière conviction que la culture du CP,rcle d'idées est la partie essentielle de l'éducation. Mais je les engage à comparer aussi l'ordinaire fatras scolaire et le cercle d'idées qu'il faut en attendre. A eux de se demander s'il est sage de faire encore et toujours de l'instruction une distribution de connaissances, et de laisser à l'éducation seule la tâche de faire des hommes de ceux qui ont face humaine. Il se peut que, fatigués avant l'heure par ces méditations, bien des individus s'allongent paresseusement sur le lit de la liberté, et même sur celui de la fatalité. A ceux-là je n'ai rien à dire. Et si la couche d'épines où ils se sont jetés ne les pousse pas eux-mêmes à se relever, la simple discussion ne p_ourra guère troubler leur re-pos.
III
INFLUENCE DES DISPOSITIONS NATURELLES SUR LE CARACTÈRE
Deux choses doivent concourir avec les désirs, pour qu'ils puissent se manifester par l'action: ce sont les dispositions naturelles et l'occasion. · Mais avant d'examiner de plus près ces deux choses, il nous faut faire une remarque qui se rattache directe.ment à ce qui~précède et qui a trait à l'importance pédagogique de ce qu'il nous reste à chercher. Les dispositions se développent lentement et n'arri-
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
vent à leur maturité qu'à l'age d'homme; c·est égale~ ment à celte époque que survient la véritable occasion d'agir à l'extérieur, ce qui donne pr6cisément à l'acti. vité intérieure son plus haut point de tension. Or,· comme c'est l'aotion qui constitue le caraotère, il n'existe de ce dernier, dans les premières années de jeunesse, que oe qui intérieurement tend à l'action: c'est en quelque sorte un état fluide d'où le caractère ne sortira que trop vite, par la suite, pour se cristalliser. Et c'est précisément au moment où le caractère s'attache et acquiert de la consistance, c'est-à-dire au début de l'âge viril, à l'entrée dans le monde, qu'il importe de déterminer quelles sont las dispositions naturelles et les occasions qui concourent avec les désirs antérieurement amassés. Mais à cc moment l'éducation est faite, son temps est écoulé et l'aptitude à la recevoir est épuisée ; - et son œuvre: il faut hien le reconnaitre, est en partie livrée au hasard, contre lequel on ne peut se garantir, et encore dans une certaine mesure, qÙe par le développement parfaitement égal de l'élément objectif et de l'élément subjectif de la personnalité. - C'est précisément pourquoi l'influence sur la somme des idées que l'homme apporte avec lui dans la période où le monde lui est ouvert et où il dispose d'une force physique complètement épanouie, - bien qu'elle ne s'applique qu'à un seul facteur du caractère, - constitue néanmoins à peu près dans son entier la culture intentionnelle du caractère. Quant aux dispositions naturelles, la différ,ence la plus importante ne consiste ntillement, abstraction faite de aertains cas extraordinaires, dans les choses mêmes pour lesquelles l'homme montre du goüt et de
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la facilité, mais plutôt dans une particularité formelle qui diffère en degrés suivant les individus, selon que leUJ' état d'âme se modifie avec plus ou moins de facilité. Les esprits les plus difficiles à mettre en mouvement, pour peu qu'ils aient en même temps une intelligence lucide, ont les meilleures dispositions: il leur suffit d'une instruction très soignée. Les esprits plùs mobiles sont plus faciles à instruire, ils y aident même par leurs recherches personnelles; mais ils ont besoin de l'éducation morale, au delà du temps de l'éducation; pour cette raison ils sont soumis au hasard el ne parviennent presque jamais à une personnalité aussi parfaite que les premiers. De toute évil:lence la première condition du caractère, c'est-à-dire la mémoire de la volonté, se trouve étroitement liée au degré de mobilité de l'âme. Les hommes les plus dénués de caractère sont précisément ceux qui, suivant leurs caprices, voient les mêmes choses tantôt en beau, tantôt en laid, ou qui, pour marcher avec leur temps, changent d'opinions avec la mode. Cette légèreté se constate déjà chez les enfants qui posent leurs questions à tort et à travers, sans attendre la réponse, et qui tous les joms ont. des jeux et des camarades nouveaux-; elle se trouve aussi chez ies adolescents qui tous les mois se mettent à un autre instrument et co-mmencent les langues l'une après l'autre; on la trouve même chez les jeunes gens qui un jour suivent six cours, étudient seuls le lendemain et le troisième jour partent en voyage. Ces derniers ont dépassé l'âge où l'éducation est possible, mais il n'en va pas de même des autres; mais oeux qui sont le plus dignes d'éducation, ce sont eaux qui restent attachés à l'ancien, se défient du nouveau
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précisément parce qu'il est nouveau, restent de sangfroid en présence de ce qui d'ordinairè éblouit par son éclat, ceux qui restent dans leur propre milieu, s'occupent de gérer leurs alfaires personnelles et de les faire prospérer, ne se laissent que difficilement arracher à -leur voie, paraissent quelquefois entêtés ou bornés, sans l'êti:e· réellement, commencent par admettre le professeur à leur corps défendant, lui opposent de la froideur et ne font .rien pour s'insinuer dans ses bonnes grâces: - ces individus qui ont le plus besoin d'éducation, qui, livrés à eux-mêmes, ne progressent pas, condamnés par leur ténacité même à une évidente étroitesse de vues et portés peut-être à toutes les déviations morales amenées par l'orgueil de race, l'esprit de secte et de clocher, - ce sont eux chez qui il vaut la peine d'exciter loutes sortes d'intérêts: ce' sont eux qui, par .leur bonne volonté, une fois qu'elle est acquise, offrent à l'éducation un terrain solide et permettent d'espérer qu'ils conserveront fidèlement, dans toute sa pureté et sa droiture, leur esprit actuellement ordonné, alors même que les dernières et les plus importantes étapes de l'éducation du caractère sont franchies dans des circonstances nullement préparées par l'action de l'éducation, mais amenées par le flot et le tumulte du monde. On ne redoutera pas, je l'espère, de voir des natures aussi dures opposer un.e trop forte résistance à la force de l'éducation qui voudrait les dompter. Elles le feraient à coup sOr, si on ne les prenait qu'à l'âge de l'adolescence, et qu'on ne rencontrât poinl de nombreux points de contact avec eux; mais un enfant qui serait plus fort qu'une instruction solide, un gouvernement exercé avec logique et une culture
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morale intelligente, un tel enfant serait un monstre. Certes, il faut également tenir compte, pour l'éducation du caractère, des di8positions naturelles différentes d'après lesquelles se déterminent les choses que l'individu réussit plus ou moins facilement. Les choses qu'on réussit, on aime à les faire, à les répéter, et si elles ne peuvent devenir un but, elles servent au moins de moyen, agissant par suite comme une force capable de favoriser certains autres buts et d'accentuer dans ce sens la direction de l'esprit. Cependant le succès extrême de certaines activités particulières qui dénote un génie spécial n'est nullement à souhaiter pour la formatio.o du caractère. Le génie, en effet, dépend par trop des dispositions naturelles pour admettre la mémoire de la volonté : il échappe à sa propre loi. Les caprices d'artiste ne sont pas le caractère. En outre, les occupations d'un artiste se trou-~ vent toujours dans une partie par trop isolée de la vie et de l'activité humaines, pour que l'homme tout entier puisse être dominé de là. Et même dans tout le domaine des sciences il n'en est pas une qui pourrait, à elle seule, porter dans le tourbillon de b vie celui qui s'y adonne corps et âme. Seul le génie universel - si toutefois il existe - est désirable. L'éducation ne doit jamais rien avoir de commun avec certaines anomalies que la nature a permises dans le11 dispositions naturelles ; si elle le fait, l'homme se désagrège. Que de beaux talents se développent aux heures perdues, sous le titre de modestes fantaisies d'amateur, et voientjusqu'àquel point ils peuventaller, soit; mais c'est à l'individu de voir s'il osera régler sa vocation là-dessus; l'éducateur peut en même temps être un conseiller, mais l'éducation ne travaille pas en vue d'une vocation.
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La ·base de toute disposition naturelle est la santé physique. Des uatures maladives se sentent dépendantes ; les natures robustes osent vouloir. C'est pourquoi les soins de la santé sont un facteur essentiel dans la culture du caractère, bien qu'ils ne rentrent pas dans la pédagogie ; èelle-ci ne dispose même pas des principes nécessaires.
IV
INFLUENCE DU GENRE DE VIE SUR LE CARACTÈRE
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Tant d'auteurs, et des pédagogues surtout, ont si souvent démontré l'influence nuisible qu'un genre de vie dissipée exerçait sur le caractère, que je n'ai qu'à formuler le vœu qu'on veuille bien les en croire et ne plus traiter de pédanterie la précaution absolument nécessaire qui ne veut pas lai sserles enfants se mêler aux réjouissances des adultes; et l'on fera bien de remarquer à quel point des parents qui, par tout l'arrangement tle leur vie domestiq"lle, veillent à une exacte_ régularité de leur existence quotidienne, se montrent les bienfaiteurs évidents de leurs enfants. Mais je ne dois pas oublier que cette régularité revêt parfois un caractère si uniforme, si tâtillon et si gênant, que la force comprimée de la jeunesse essaie de se donner de l'air; et alors, même quand le mal est réduit à ses moindres proportions, la formation du caractère est pour le moins jetée hors de la voie vouluP- et se trouve amenée à se chercher ellemême sa route. Car il rte saurait plus être question
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de direction, dès l'instant où l'élève se dit qu'il veut aulrementque son éducateur, - C'est par un procédé tout contraire qu'il faudrait essayer de donner libre cours aux forces de la jeunesse. On ne peut, il est vrai, le faire. à bon droit que si les désirs, au moment même oü ils éclosent, sont - dirigés dans .La bonne voie, et surtout s'ils découlent de l'intérêt également réparti. - L'éduc~tion du caractère! évidemment, réussira d'autant plus sürement qu'elle sera poussée plus activement et reportée dans la période d'éducation proprement dite. Or ce qui précède nous a montré que cel:1 ne se pouvait qu'en an1enant de bonne heure l'adolescent; et même l'enfànt, à l'action. Ceux qui, enfants obéissants, ont grandi passivement, n'ont pas encore de caractère, quand on cesse de les surveiller; ils s'en forgenb un suivant leurs penchants cachés et les circonstances, maintenant que personne n'a plus de pquvoir sur eux, ou que du moins tout pouvoir qu'à la rigueur on pourrait encore exercer sur eux les atteindrait en biais, les pousserait à s'y soustraire, peut-être même les broierait complètement. Qui de nous n'a pu faire, à ce sujet, assez d'expériences attristantes. On parle beaucoup de l'utilité que présente pour la jeunesse un genre de vie qui l'endurcisse. Je ne veux point dénigrer tout ce qui' contribue à endurcir le corps; mais je suis persuadé qu'on ne trouvera pas po~r l'homme - qui n'est pas uniquement un corps - le véritable principe capable d'endurcir, tant qu'on n'apprendra pas à organiser pour la jeunesse un genre de vie, où elle puisse exercer à sa guise, mais dans un sens juste, une activité sérieuse à ses propres yeux. Une certaine publicité de la vie y contribuerait
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dans une large mesure. Mais les actes publics tels qu'on les fait jusqu'ici ne résisteraient guère à la critique. Ce qui leur manque d'ordinaire, c'est la première condition nécessaire pour qu'une action puisse former le caractère ; ils ne naissent pas de l'initiative personnelle, ils ne sont pas l'acte par lequel le désir intérieur se décide comme volonté. II suffit de se rappeler nos examens, depuis la plus basse classe de nos écoles jusqu'aux soutenances de thèses! On peut même y ajouter, si l'on veut, les ùiscours, les exercices à l'appareil théâtral qui donnent parfois aux jeunes gens l'aplomb et l'adresse. Les arts destinés à jeter de la poudre aux yeux peuvent gagner à tout cela; - mais la force de se montrer soi-même et de ne pa_ varier à tout instant, cette force qui fait la base s du caractère, l'homme futur que vous aurez soumis à ces exercices sera •p·e ut-être un jour douloureusement déçu de la chercher en lui, sans. pouvoir la· trouver. Si l'on me demande quels ex_§rcices meilleur.s on pourrait recommander pour remplacer ceux-là, j'avoue que je ne· puis répondre. A mon avis, l'état actuel de notre société ne permet pas d'établir d'importantes institutions générales, dans le but ·de provoquer la jeunesse à une action convenable ; mais il me semble que les diverses personnes devraient apporter d'autant plus de soin à -examiner tout ce que leur situation offre de commodités, pour répondre aux besoins des leurs; et je crois qu'à cet égard précisément les pères, qui in,téressent de bonne heure leurs fils aux affaires de famille, méritent bien de l'éducation de leur caractère. - D'ailleurs tout cela n.ous ramène au principe énoncé ~i-dessus: L'éducation du caractère réside
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surtout dans l'éducation des idées. Car, en premier lieu, on ne doit point laisser agir d'après leur propre idée ceux qui n'ont pas de désir juste à mettre en action: ils ne feraient que progresser dans le mal; l'art de la pédagogie èonsiste plutôt à les en empêcher. En second lieu: une fois qu'on a donné au cercle des idées une forme assez parfaite pour qu'un goût pur domine absolument l'action en imagination, il n'est presque plus besoin de s'inquiéter, au milieu de la vie, de l'édur-ation du caractère ; l'individu que nous libérerons de t1otre surveillance saura choisir les occasions pour ·les actions extérieures ou tirer parti de celles qui s'imposent à lui, de façon que le bien ne puisse que se fortifier dans son cœur.
V
INFLUENCES QUI AGISSENT SPÉCIALEMENT
SUR LES TRAITS MORAUX DU CARACTÈRE
Partout l'action fait sortir la volonté du désir. Il en va ainsi dans l'élémènt objectif du caractère; ce qui frappe surtout ici, c'est qu'un audacieux: Je veux ne se prononQe que si l'homme a, par sa propre action, acquis immédiat.ement l'assurance de son pouvoir, ou si du moins il se l'est imaginé médiatement. De même dans l'élément subjectif où l'homme qui a 9-es principes non pas en paroles seulement, mais en réalité, a recours, pour prononcer un jugement sur lui-même, à l'opinion qu'il se fait de sa propre personne, opinion qui à son tour dépend de ses expé12
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riences intérieures; c'est pourquoi les hommes au caractère ferme ont l'habitude, par un excès de généralisation, de classer dans le domaine des pieux désirs tout ce qui leur paraît trop élevé pour l'humanité et aont la réalisation leur semble impossible; mais ils généralisent trop, car ils ne devraient pas conclure d'eux seuls à tous. - Il en est enfin de même dans la partie de la morale, qui est. réellement la volonté ; mais ce n'est en réalité que la résolution morale, la contrainte exercée sur soi-même qui, soit pour le nier, soit pour le détruire, agit sur le désir grossiêr, afin que la force de caractère soit et reste acquise au jugement moral et à la chaleur nécessaire. Dans ce cas également la contrainte personnelle n'est d'abord qu'une simple tentative; il faut qu'elle réussisse, qu'elle montre sa force dans l'expérience intérieure, et c'est cet acte seulement qui produit le vouloir moral énergique grâce auquel l'homme possède la liberté intérieure. - Tout ce qui vient au secours de la contrainte personnelle aide à précipiter et à fortifier la résolution. La culture morale trouve ici une belle et grande tâche. Mais l'élément purement positif de la morale cet élément dont l'homme doit être pénétré jusqu'au fond du cœur, pour que la résolution soit à 1 'abri de toute humiliation et que le noble sentiment : La vertu est libre! puisse être plus d'une courte extase, - cet élément primordial qui, en tant que moral, est le contraire de tout arbitraire, et comme fondement de la vertu figure une puissance absolument dépourvue de volonté et ne relevant que du seul jugement, puissance devant laquelle les désirs s'inclinent avec étonnement, avant même que la résolution leur ait
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fait sentir sa force problématique : cet élément appartient en entier au cercle des idées, et dépend entièrement de ce qui forme le cercle des idées. - Il est impossible de grandir au milieu des hommes sans apercevoir, par les yeux de l'esprit, une parcelle quelconque de la valeur esthétique spéciale impliquée par les divers rapport.s de volonté qui se produisent partout; mais que de différences dans l'intensité et la somme de ces conceptions, dans la netteté des distinctions, dans l'effet produit pa1: le tout sur l'âme! Il y a bien longtemps qu'un enseignement réellement bon s;occupe de mettre une certaine clarté dans les éléments moraux, de les isoler, d'assurer même la connaissance encyclopédique de toute leur série, ainsi que des occasions qui les font naître le plus sou vent ; il y réussit grâce à une foule de petits tableaux dans lesquels se trouve représenté, avec plus ou moins de bonheur, et comme épisode marquant d'une histoire, ce qui, par le charme même du côté intéressant, doit être recommandé à l'attention de l'enfant comme objet de méditation morale. Le mérite que se sont acquis ainsi nos pédagogues est, à mes yeux, incomparablement plus grand que toutes les défectuosités qui peuvent inhérer à ces exposés élémentaires. Nous n'avons d'ailleurs qu'à choisir dans la collection abondante dont nous disposons, et la Bibliothèque enfantine de Campe fournira bien, à elle seule, de nombreuses et estimables contributions à un recueil futur mieux choisi. Mais pour la morale c'est fort peu de chose que d'avoir simplement fait connaissance avec ces éléments! Et ce peu reste toujours insuffisant, même quand on y ajoute par la pensée toute une série d'e;ercices faits
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pour aiguiser la sagacité morale, ou encore tout un catéchisme de la raison pratique. La pureté des jugements n'en fait pas le poids. Une intelligence claire aux moments du recueillement intentionnel diffère énormément du sentiment qui, en pleine tempête des passions, annonce que la personnalité est en danger! Tout le monde sait que la solidité morale et la subtilité morale se trouvent presque plus souvent séparées que réunies. , La grande énergie morale est l'effet de grandes scènes et de grandes masses d'idées prises en leur totalité. Lorsqu'un individu a la chance que les conditions principales de la vie, dans la famille et la patrie, offrent longtemps à ses yeux une seule et même vérité morale, avec des contrastes vivaces, avec des reflets multiples provoqués par les effets qui s'en dégagent et sont ensuite réfractés; quand un homme s'est plongé dans l'amitié ou la religion, sans avoir par la suite à subir des désillusion_ amenant un changes ment d'opinions; celui enfin qui, sans idées arrêtées d'avance, rencontre à l'improviste l!ln phénomène nouveau et surprenant de décomposition sociale où il voit des personnes intéressantes supporter de profondes souffi·ances : nous le voyons qui intervient avec un esprit héroïque, qui apporte un secours radical ou porte préjudice sans y prendre garde; nous le voyons qui persévère ou se lasse, suivant que l'homme tout entier ou simplement la surface se trouvent pénétrés des principes directeurs, suivant que son action est inspirée par la totalité de la réflexion ou par une simple concentration toujours soumise à changement. - C'estfolie que de vouloir substituer aux masses d'idées qui agissent ici un
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amoncellement de beaucoup de contacts moraux isolés. Il faut bien que les romans et les pièces de théâtre soient écrits dans une tendance morale, s'ils veulent plaire au lecteur d'un sentiment sain; mais ce serait une erreur de croire que des exaltation s isolées, suivies à coup sür d'un retour à la marche ordinaire, puissent avoir une efficacité particulière. Considérés comme moyens moraux de culture ils ne trouvent leur emploi dans l'éducâti0n que si, par malheur, il faut, dans un âge assez avancé déjà, faire connaître aux élèves les éléments moraux qui auraient dü être appris par les toutes premières ledures,par les premières conversations qui s'ébauchent entre la mère et l'enfant. - La même obse-rvation s'applique aux exhortations morales, aux conseils fréquents, même aux divers exercices religieux, à moins que les idées religieuses fondamentales ne se soient installées de bonne heure au plus profond de l'âme. Quiconque veut conseiller un é1ève doit s'y prendre de telle façon qu'il ne cesse pas un instant de travailler à un rapport durable et important entre l'enfant et lui-même; soutenu légèrement par le sens moral du jeune homme comme par une base sans consistance fixe, ce rapport, augmenté de toutes ses conséquences, devra préparer un sentiment ineffaçable de bien-être ou de déplaisir, supérieur à tout pressentiment. Admettons un instant qu'il se rencontre réellement dans la vie, l'entourage, la destinée d'un jeune homme une- influence puissante, pénétrante, qui ne le modifie pas en mal au po1.nt de vue moral, mais le réchauffe au contraire et l'entraîne; dès le moment où son âme s'attache à un objet isolé, détc:rminé, il esf certain qu'il sera bientôt affligé d'une -espèce particulière
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d'inclination exclusivement dirigée d'un côté, et pour lui le juste et le bien se confondront somme toute av_ une espèce spéciale de leur manifestation. C'est ec ainsi que par exemple une partialité, appuyée sur des motifs sérieux, le rendra <l'avance favorable à une série d'hommes très différents, d'intentions et de mesures absolument dissemblaWes, et l'aliénera à d'autres. Ou encore une espèce de culte religieux l'enveloppera comme d'un vêtement uniforme, si bien qu'on verra en lui plutôt l'adepte de telle ou telle secte que l'homme proprement dit. Tout attachement peut du reste lui donner une couleur spéciale. Un corrosif d'une espèce particulière aura bien gravé dans tout son être, et d'une manière ineffaçable, certaines règles d'équité et de morale, mais à cause précisément de son mordant il aura détruit en lui les pousses variées de la pure nature. Parce qu'il se souviendra toujours avec trop de rigpeur des vœux prononcés jadis, il lui sera désormais impossible de se concentrer dans une idée nouvelle qui pourrait se présenter à lui. Mais nous avons l'air d'être en contradiction avec nous-même. Nous demandons qu'il y ait dans l'homme une grande masse inerte d'idées, constituant en lui la force du moral; et si nous avions le choix entre toutes celles qui pourraient se présenLer à cet effet, nous les rejetterions les unes après les autres, sous prétexte que chacune d'elles matérialise, mais sous une forme rapetissée, ce que nous voulons sous une forme plus pure, inLégrale. Nous réclamons une force plus puissante que l'idée et cependant aussi pure que l'idée ; mais comment l'idée pourait-elle être représentée par une force réelle qui ne serait pas
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quelque chose de particulier; de limité et de limitatif. Tous les hommes cultivés de notre époque connaissent, je suppose, cette q_ifficulté. Et si j'en fais ici mention, ce n'est pas dans l'intention de la résoudre. Si cela dépendait de moi, ce serait déjà fait. Nous avons parlé plus haut de l'union qui se fait entre les concentrations multiples et la réflexion simple, ou si l'on veut entre la culture et le sentiment intime, pour en taire la réelle culture multiple ; nou~ avons esquissé toute l'ordonnance du cercle des idées, c'est-àdire, d'un cercle d'idées qui absorbe tout ce qui pourrait agir sur l'âme avec une puissance trop spéciale, mais qui y ajoute également - en le rapprochânt parfois même, si c'est nécessaire, de la sympathie tout ce qu'il faut pour en faire une immense plaine d'idées s'étendant à l'infini afin de faciliterun vaste coup d'œilgénéral qui, s'élevant de lui-même à l'universalité, combine la pureté de l'idée avec la force de l'expérience. Du moment que les parties isolées de nos con· ceptions ne sont pas autorisées à se produire et à agir partout au nom et en quelque sorte comme les représentantes officielles de la morale, il faut bien, lorsque nous nous occupons d'affaires humaines, mettre dans chaque parcelle de n~tre activité les force~ qui doivent réaliser l'idéal. Si nous voulons q(!.e le cœur ardent embrasse un vaste objet immobile, qui, sap.s être ni particulier, ni limité, doit être absolument réel, il faut faire en sorte que toute la suite des hommes passés, présents et nos voisins immédiats soie.n t rendus accessibles, en tant que série ininterrompue, à une seule et même étude également ininterrompue, qui puisse exercer le jugement moral d tenir constamment en évéil l'intérêt religieux, sans que cependant les
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autres facultés esthétiques et l'observation et la spéculation soient frustrées ou même mises à l'écart,. Dans un autre ouvrage j'ai déjà dit que la représcnt.ation esthétique du monde était la tâche principale de l'éducation; et toutes mes raisons étaient dérivées du concept de moralité. Ceux de mes contemporains qui ne sont pas tombés dans l'erreur de voir dans les idées comme telles des forces fondées dans l'absolue liberté, - et quiconque commet cette erreur fera bien de parler de tout ce qu'il voudra, mais pas d'éducation - ceux-là dis-je, seront peut-être les premiers à m'objecter : « Mais vous appelez nouvelles des choses qui pour nous sont depuis fort longtemps des choses admises. Tous les efforts que nous faisons pour propager l'Humanité sont uniquement guidés par le souci d'amener l'homme à jeter ses regards directement sur lui-même, sur son espèce, sur les relations de celle-ci avec le 1 reste du monde, afin qu'il prenne conscience du sentiment, avertissement et encouragement à la fois, dont les formules de la morale ne sont que la brève expression. Depuis fort longtemps, continueront-ils, la poésie, l'histoire et la philosophie de l'histoire ont reconnu qu'elles avaient pour mission d'unir leurs forces en vue de réaliser cette représentation à la fois esthétique et morale du monde. Seule la philosophie transcendante pouvait introduire un trouble déplorable dans la marche en avant de ces efforts bienfaisants ; coïncidant malheureusement avec les duperies politiques, elle a pu fournir de nouveaux prétextes à l'impétuosité comme à la frivolité et leur permett!·e de tenir un langage audacieux dont les éclats peü harmo1 nieux domineront partout jusqu'à ce que les oreilles
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les moins sensibles en aient compris toùte l'horreur et que de toutes parts on réclame le silence. Mais alors on .fl.'aura qu'à renouer les fils déjà préparés; et puisque toutes les innovations ne peuvent être que préjudiciables au progrès d'une œuvre commencée dans de bonnes conditions, nous devons nous borner à demander une collaboration, et non pas de nouvelles propositions pédagogiques. » Dans la société d'hommes qui tiennent ce langage il ne saurait, en effet, être question que de co,llabora)ion, si quelqu'un rappelle les points suivants: La simple élaboration de tableaux historiques , philosophiques et poétiques (si tant est que ces tableaux puissent soulenir à tous égards la critique historique, philosophique et poétique) ne peut tout au qlus qu'amener les passants à y jeter un regard fugitif; l'éducation, au contraire, envisage un mode d'occupation longue, sérieuse, se gravant profondément dans l'élève, et grâce à laquelle une masse puissante, homogène et cependant articulée (1), de connaissances, de réflexions et de sentiments occupe le centre de l'esprit avec une telle autorité, avec de tels points de contact avec tout ce que pourrait y ajouter le cours des temps, que rien ne puisse passer à côté sans y faire attention ni aucune nouvelle culture d'idées y prendre
(1) L'expression: masse articulée semble contradictoire. Mais la meilleure preuve d'une instruction complète réside précisément en ce fait que la somme des connaissances et des idées que par la clarté, l'association, le système et la méthode elle a élevées à la plus haute souplesse de la pensée se trouve capable, grâce à la compénélralion parfaite de ses divers~s parties, à pousser très énergiquement la volonté, comme masse d'intérêts . C'est parce que celle condition manque que la culture devient si souvent le tombeau du caractère.
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pied, sans que les différences qui la séparent de la première n'aient totalement disparu. Quant à ce qui concerne d'ailleurs la philosophie transcendante, elle a montré non pas tant son efficacité bienfaisante que plutôt sa domination impérieuse, et l'on est bien forcé d'avouer que la cessation de ses influe.nces néfastes ne peut se produire que de deux façons : ou pien par un relâchement général de nos études ou par un effort qu'elle fera elle-même pour se perfectionner et corriger tous ses défauts. Ce que j'aurais encore à dire pour· arriver, après avoir ainsi exposé les principes de l'éducation, à une définition plus précise de la conception de la vie, telle que je voudrais la voir préparer par l'éducation, c'est la philosophie seule qui peut nous le doû'ner; cette philosophie, il est vrai, sera tr.a nscendante plutôt que populaire, bien que dans la séI'ie des systèmes les plus nouveaux de notre époque il ne s'en trouve pas un seul auquel elle puisse se rattacher. Il me faut encore dire quelques mots d'un autre poiut pédagogique très important. Comme l'on sait, la chaleur morale, une fois obtenue, se refroidit facilement sous l'influence des malheurs et de la connaissance des hommes. Des éducateurs distingués ont donc trouvé qu'il fallait une préparation spéciale en vue de l'entrée dans le monde: ils ont supposé que l'adolescent bien élevé s'y heurterait à des phénomènes absolument inattendus, et serait obligé bien des fois à cacher, dans son for intérieur, malgré les peines et les ennuis que cela puisse lui causer, sa franchise et sa confiance naturelles, universelles, toutes prêtes à un commerc~ suivi. Cette supposition repose moins sur l'idée que la jeunesse est irréfléchie
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que sur l'idée qu'une bonne direction aura, au préalable, écarté tout ce qui aurait pu blesser le sentiment moral. On ne veut pas d'une connaissance des hommes acquise de bonne heure. C'est à mes yeux une faiblesse de la pédagogie. Sans doute il est de toute nécessité que la jeunesse ne se familiarise jamais avec le mal; cependant il ne faudrait pas pousser trop loin ce ménagement du sentiment moral ni surtout le continuer au point que les hommes, tels qu'ils sont, puissent encore étonner l'adolescent. Certes, la mauvaise ·soçiété est contagieuse ; et le danger est presque aussi grand lorsque l'imagination s'arrête avec complaisance sur certaines représentations attrayantes du mal. Mais à connaître de bonne heure l'humanité dans ses manifestations multiples, non seulement on arrive à un entraînement précoce de la vue morale, mais on se met encore, ce qui· est très précieux, à l'abri des surprises dangereuses. Et la description vivante de ceux qui ont vécu avant nous est certainement la meilleure préparation à l'observation de ceux qui existent à l'heure actuelle; mais il importe de projeter sur Je passé une lumière assez vive, pour que les hommes d'alors nous apparaissent comme des personnages semblab.les à nous, et non pas comme des êtres d'une autre espèce. - On voit à quoi je fais allusion. Mais je m'arrête, avec l'espoir qu'on excus.e ra facilement une Pédagogie si, dans un chapitre dont le titre annonçait simplement la marche naturelle de la formation du caractère, elle ne craint pas d'introduire sans plus tarder les remarques pédagogiques qui se présentent.
�CHAPITRE V
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La culture morale.
On appelle culture morale cette partie de l'éducation que j'aborde seulement au moment d'arriver à la fin de mon travail. D'ordinaire l'on oppose l'instruction à l'éducation proprement dite; quant à moi c'est le gouvernement des enfants que j'oppose à l'éducation. D'où vient cette divergence? . L'idée d'instruction présente un caractère bien particulier grâce auquel il nous sera très facile de nous orienter. Dans l'enseignement il y a toujoursun tiers élément dont s'occupent à la fois le maître et l'élève. Dans toutes les autres préoccupations de l'éducation, c'est au contraire l'élève que l'éducateur a directement en vue, l'être sur lequel il doit agir et qui doit rester passif vis-à-vis de lui. Donc, ce qui a fait la distinction entre l'instrudion et l'éducation proprement dite, ce sont les deux choses qui donnent d'abord de la peine à l'éducateur: d'un côté la science qu'il faut enseigner, de l'autre l'enfant toujours en mouvement. Le gouvernement dut en conséquence se
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glisser subrepticement dans cette éducation proprement dite: personne ne s'aviserait en effet de le faire rentrer dans l'instruction. Et c'est ainsi qu'un prin· cipe, destiné précisément à maintenir l'ordre, n'a pu manquer de devenir en pédagogie un principe de grand désordre. Quand on essaie de considérer, avec un peu plus de netteté, le but de' l'éducation, on se heurte à ce fait que toute notre conduite à l'égard des enfants n'est pas motivée, à beaucoup près, par des vues les intéressant eux-mêmes, ni surtout par des intentions visant à l'ennoblissement de leur existence morale. On leur assigne des limites, pour les empêcher de devenir insupportables, on les surveille parce qu'on les aime, et cet amour, en réalité, s'applique avan• tout à la créature vivante qui fait la joie des parents; ce n'est que plus tard que s'y ajoute la sollicitude volontaire de donner à un futur être de raison le dével01?pement convenable. Or,· comme ce dernier souci entraîne sans aucun doute une occupation spéciale et particulière, absolument différente de tout ce ijUi peut être nécessaire pour soigner et préserver l'être animal et pour l'habituer aux conditions dans lesquelles il sera bien forcé de vivre désormais au sein de la société; comme d'autre part la volonté de l'enfant doit être formée pour une chose et pliée pour l'autre jusqu'à ce que la culture l'emporte sur le reste, on n'hésitera plus, je l'espère, à renonce,r enfin au trouble funeste que le gouvernement apporte d-ans l'éducation. On s'apercevra que, toutes choses allant bien, le gouvernement, prédominant au début, doit disparaître bien plus tôt que l'éducation; on sentira qu'il doit être fort préjudiciable à l'éducation que
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l'éducateur, comme c'est bien souvent le cas, s'habitue à gouverner et ne puisse plus comprendre ensuite pourquoi le même art, qui lui a rendu tant de services chez les petits, échoue constamment chez les grands, qu'il s'imagine alors devoir gouverner avec plus d'adresse un élève devenu plus adroit, et finisse par accuser le jeune homme d'ingratitude, alors que luimêmea méconnu toute la nature spéciale desa tâche, et persiste dans son idée fausse jusqu'à ce qu'il ait créé un malentendu intolérable et irrémédiable qui dure tout l'avenir. Un inconvénient analogue, quoique moindre, se produit même lorsque l'éducation, qui à son tour doit cesser plus tôt que l'instruction , ·est prolongée au-delà du terme voulu; une telle erreur ne serait du reste pardonnable qu'en présence de natures très renfermées qui ne laissent pas se manifester les signes auxquels on pourrait reconnaître le moment de finir. Il sera facile maintenant de définir la culture morale. Elle a des éléments communs avec le gouvervement des enfants et l 'inshmction: comme le premier elle agit directement sur l'âme, comme la seconde elle a pour but de former. Mais il faudra bien se garder de la confondre avec le gouvernement dans les cas où tous deux font appel aux· mêmes mesures. Il y a dans la manière d'appliqu~r ces mesures des différences .assez délicates que je préciserai dans la suite.
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I
RAPPORTS ENTRE LA CULTURE MORALE ET L'ÉDUCATION DU CARACTÈRE
L'action immédiate exercée sur l'âme de l'enfant dans Je but de la former con&,titue la culture morale. Il y a d'onc, à ce qu'il semble, possibilité de _ faire la culture morale, en s'adressant uniquement aux sentiments, sans tenir compte du cercle des idées! C'est ce que pourrait croire celui qui aurait pris l'habitude d'attribuer, sans aucun examen sérieux, une réalité quelconque à des idées que l'on aurait logiquement, combinées en se servant des divers caractères distinctifs. ' Mais le tableau sera tout différent, si d'un regard scrutateur nous en appelons à l'expérience. Du moins quiconque a remarqué, dans quels abîmes de douleur et de malheur un homme peut êlre plongé, même durant de longues périodes, pour en ressortir ensuite, une Fois que le temps a effacé tout ennui, presque intact, sous les traits de la même personne douée des mêmes aspirati~ns et de sentiments semblables et aussi de la même manière de se manifester, - celuilà n'attendra guère de résultats de ces secousses incessantes appliquées aux sentiments, par lesquelles les mères en particulier croient bien souvent faire l'éducation! - Et surtout quand on aura vu quel degré de sévérité paternelle un adolescent robuste est capable de supporter sans en être modifié, quels stimulants on prodigue à des natures faibles sans qu'elles
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s'en montrenl plus fortes, combien est éphémère toute la réaction qui suit l'action: on serait tenté de conseiller à l'éducateur de ne p~s se préparer à luimême de situation anormale qui est d'habitude le seul résultat durable de l'éducation pure et simple< Pour moi toutes ces expériences ne font que me confirmer dans une conviction psychologique extrêmement simple: je crois que tous les sentiments ne sont que des modifications passagères des idées existantes, que par conséquent, la cause modifiante venant à cesser, les idées reprennent forcément et d'ellesmêmes leur ancien équilibre. Le seul résultat que j'atten.d rai de ce tiraillement perpétuel de la sensibilité, c'est que les sentiments d'une délicatesse supé1 rieure viennent à s'émou sser et soient remplacés par une excitabilité factice, en quelque sorte raffinée, qui ne peut manquer de produire avec le temps des prétentions et tout leur déplaisant cortège. Il en va tout autrement, il est vrai, quand par hasard la somme d'idées s'est accrue en même temps ou que ç.es efforts se sont convertis en action, devenant ainsi volonté. Il faut tenir compte de ces circonstances pour interpréter avec justesse les faits del' expérience. On peut juger dès lors ce que la cullure morale peut être à l'éducation e~1 général. Toutes les modifications de sentiments par lesquelles doit passer l'élève ne sont que des transitions nécessaires pour arriver à la détermination des idées acquises et du caractère. Le rapport entre la culture morale et la formation du caractère est donc double : direct ou indirect. Cette culture permet, d'une part, le placement de l'instruction qui aura de l'influence sur la formation ultérieure du caractère chez l'homme déjà indépendant; d'autre
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par elle permet les manifestations d'un commencement de caractère, pai' l'action ou l'abstention. On ne peut instruire un enfant insoumis; et les tours qu'il joue doivent être considérés, à certains égards, comme les débuls d'une personnalité future. Toutefois, comme chacun le sait, il faut apporter à cetLe appréciation de grandes restrictions. Un enfant indiscipliné agit d'ordinaire sous la poussée d'idées passagères; sans doute il apprend ainsi ce qu'il peul faire, mais pour fixer une volonté il manque ici le premier élément, c'est-à-dire un désir ferme, profondément enraciné. Or les tours d'en fa rit ne conlribuen t à déterminer un caractère que si ce désir existe comme base de l'action. Le rapport le plus important entre la culture morale el la formation du caractère est donc le premier (le rapport indirect), d'après lequel la cutture fraie la voie à l'instruction qui pénétrera dans les pensées, les intérêts et les désirs. Mais il ne faudrait pas négliger le rapp<>rt direct, surtout en présence de sujets moins mobiles et agissant avec une intention plus ferme. Mais le concept de l'éducation morale tel que nous l'avons établi au début est en lui-même absolument vide de sens. Il est impossible d'introduire la simple intention de former dans les influences qui agissent immédiatement sur l'âme, de façon qu'elle devienne une force c.apaàle de former réellement. Ceux qui, par une culture aussi vide, font du moins preuve de bonne volonté agissent à leur insu sur les natures douces par le spectacle-qu'ils donnent ; les soins tendres, inquiets, empressés auxquels ils s'astreignent donnent à l'enfant observateur l'idée qu'une chose qui tient tant à cœur à une personne d'ailleurs respectée doit avoir beaucoup d'im18
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portance. A eux de faire en sorte de ne pas gâter ce spectacle par 'd'autres moyens, de ne pas étouffer le respect par un excès de chaleur ou de mesquinerie ou même, ce qui serait bien plus déplorable, dt: prêter le flanc à la critique aussi vraie qu'acerbe de l'eBfant. A cette condition ils pourront toujours beaucoup pour des âmes accessibles à leur influence, sans pour cela être à l'abri d'~rreurs grossières quand il s'agit de na· tures moins dociles.
II
PROCÉDÉS DE LA CULTURE MORALE
La culture morale produit des s1rntiments ou les empêche. Ceux qu'elle produit sont le plaisir ou le déplaisir. Pour les autres elle les empêche soit en évitant l'objet capable de les provoquer, soit en faisant que cet objet puisse être supporté ou laissé de côté comme indifférent. Dans le cas où l'objet est évité, soit qu'on l'éloigne de la sphère· de l'enfant ou qu'on tienne l'enfant à l'écart de la sphère de l'objet, l'enfant d'ordinaire reste à ce sujet dans une ignorance absolue, ou du moins il ne ressent pas directement ce procédé. Quand on supporte un objet avec indifférence, on dit qu'on s'y est habitué ; quand on arrive à se passer avec indifférence d'un objet auquel l'on s'était habitué, c'est qu'on s'en déshabitue. Le plaisir est provoqué par l'excitation. Non pas que toute excitation produise une impression agréable; mais la culture morale n'éveille le plaisir qu'en vue
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d'u-n but à obtenir, elle veut de la soFte faire naître une activité dans l'élève et c'est pourquoi elle l'excite. Le déplaisir est produit par la pression ; et quand celle-ci se heurte à une résistance, même purement intérieure, elle peut s'appeler contrainte. Un acte déterminé de l'excitation ou de la pression, motivé par une occasion déterminée fournie par l'élève, à laquelle il veut simplement répondre, s'appelle récompense ou punition. Par rapport à la pression, la contrainte et la punition, il faut noter quelques différences assez délicates, à cause surtout des procédés de gouvernement qui semblent coïncider ici avec ceux de la culture morale. Dès que le gouvernement est obligé de faire appel à la pression, il ne veut plus être senti que sous form@ dt1 puissance. Si don,c nous supposons, d'après ce qui précède, qu'une fois établies les intentions du gouvernement, on saura également reconnaître les cas où le gouvernement s'exerce, il faudra s'en tenir à la règle sui.vante: dans ces cas la pression doitôtre employée de telle façon que l'on vise uniquement la réalisation de l'intention ; en même temps l'on se montrera froid, bref, sec, et l'on semblera ne con .. server le souvenir de rien, dès que la chose sera passée. - La comparaison de la maison et de l'État nous fournira quelques indicati0ns précises quant au degré des punitions. Les princip~s font ici défaut: mais j'essaie de rendre aussi clairs que possible les emprunts que je ferai. On distinguera tout d'abord des délits en soi et des -délits contre la police de la maison. Les délits en soi, c'est-à-dire ceux où une intention mauvaise deviendrait action (dolu.s), où le manque d'attention occasionne un dommage, alors
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que la sollicitude s'imposait naturellement (culpa, du moins en partie), peuvent être punis sans qu'il faille d'abord se demander si une prescription antérieurement donnée était connue. Il faut encore tenir compte du plus ou moins de responsabilité : en ceci le gouvernement ne considérera que ce que l'action a réalisé; plus tard la culture morale ~evra s'occuper des intentions restées sans exécution. Dans les cas où l'intention qui d~vrait exister a fait défaut - dans la négligence - la punition sera d'habitude moins sévère, et d'autant plus douce qu'on pourra moins démontrer que l'intention pouvait être exigée. La police de la maison demande à être promulguée par des règles qu'il faut à tout instant rappeler à la mémoire. Les punitions pourront être plus sévères, suivant que les choses présentent une importance plus accentuée ; mais ici, plus que partout ailleurs, l'éducateur prendra bien garde de faire intervenir des mesure~ atteignant le fond de l'âme; les procédés de la culture morale seule auront à le faire. La gradation des peines, déjà si difficile dans l'État, l'est _ encore bien plus dans la maison, où tout doit se ramener à de si minimes proportions. Ce qui importe surtout, c'est la manière plus ou moins accentuée du gouvernement; c'est par elle que l'enfant doit sentir que dans le cas présent il n'a pas agi et n'est pas traité -en élève, mais en homme faisant partie de la société; c'est par elle qu'il doit être préparé à sa future existence sociale. A ce point de vue· le gouvèrncment précis des enfants fait 'en même temps partie de l'enseignement (1).
(1) Cette idée se trouve exprimée• déjà au commencement du présent livre. Mais comme je ne pouvais pas encore m'y Rervir de
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Tout autre est la manière de la culture morale : elle n'est ni brève ni rigoureuse, mais continue, pénétrant lentement et ne se relâchant que peu à peu. Car elle veut être sentie comme élément de formation . Je ne veux pas dire par là que cette impression constitue la partie essentielle de sa force éducative: mais elle ne peut cacher son intention de former. Et quand mê,!lle elle le pourrait, il faut qu'elle la manisfeste, ne fût-ce que pour être tolérable. Quel est donc l'enfant qui ne regimberait pas, ou du moins ne se fermeràit pas, dans son for intérieur, à un traitement sous lequel la joyeuse humeur a tant de fois à1 souffrir~ qui produit un sentiment perpétuel de dépendance, à moins qu'on ne puisse y soupçonner un principe quelconque apportant de l'aide et de la noblesse? La cult-ure morale doit éviter de louche~ l'âme de biais et de produire une impression contraire à son but; il ne faut donc pas que l'élève lui oppose la moindre résistance intérieure et SJive la diagonate comme poussé par deux forces; - mais qu'est-ce qui pourrait nous assurer une réceptivité pure et toujours ouvérle, si ce n'est la foi enfantine en l'intention bienfaisante et la force de l'éducateur? Et comment cette croyance pourrait-elle être produite par des procédés froids, peu engageants, sans nulle cordialilé? - La culture morale, tout au contraire, ne peut intervenir qu'au fur et à mesure que l'élève qui lui est soumis apprend par une expérience intérieure à l'accepter de bon gré. Qu'il s'agisse de . mouvements du goût, d'approbation donnée à une critique juste, d'impressions de plaisir ou de douleur, de succès
mon vocabulaire spécial, j'ai dénommé cullure morale ce qui en réalité aurait dO. s'appeler gouvernement.
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enfin ou d'insm:!cès: la force de la culture morale sera toujours en raison directe de l'accord que lui apporte l'élève. Et la len.teur avec laquelle l'éducateur débutant conquiert cet accord et le développe graduellement, il doit l'apporter également quand il s'agira d'élargir l'action de son influence. Ce qui le sert beaucoup dans les années de la première jeunesse, c'est que la culture morale vient adoucir quelque peu le gouvernement que ·l'enfant accepte, ne pouvant faire autrement. Plus tard il en va tout autrement. Un jeune homme qui se gouverne lùi-même, sent parfai· tement dans la culture morale la prétention importune de former; et, s'il n'existe pas la confiance, l'estime, et surtout le sentiment intime d'un besoin ·personnel qui vienne faire sérieusement contre-poids, si d'autre part l'éducateur ne sait pas s'arrêter à temps, il se manifestera petit à petit certains efforts en vue de repousser cette influence, et ces efforts aboutiront facilement; en mêrtle temps l'audace de l'élève gran• dit, sa réserve disparaît, les relations entre lui et le professeur se font de plus en plus pénibles, jusqu'à ce qu'enfin, mais un peu tard, elles cessent d'ellesmêmes. Envisageons maintenant la question par son point central! La culture morale, à proprement parler, est moins un ensemble composé de procédés multiples et surtout d'actes séparés qu'une rencontre continue entre maître et élève, dans laquelle on ne fait appel que par-ci par-là, et pour produire un effet plus dura• ble, à la récompense et à la punition ou à d'autres moyens analogues. - Le gouvernant et le gouverné, le maître et l'élève sont des personnes qui vivent ensemble et ne peuvent manquer d'avoir des rapports
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agréables ou désagréables. Dès l'instant qu'on approche un homme connu, on entre forcément dans une atmosphère déterminée de sentiments. La nature de cette atmosphère ne doit pas, pour l'éducation, dépendre du hasard; il faut au contraire une sollicitude continuelle, d'abord pour affaiblir l'influence de cette atmt>sphère s'il y a du dangP,r qu'elle puisse être nuisible (1); deuxièmement, afin d'en renforcer sans cesse les influences bienfaisantes et dé les élever ù la hauteur nécessaire pour assurer la formation du èaractère, la formation immédiate aussi bien que celle effectuée par le moyen du cercle d'idées. Il est clair que l'art de la culture morale ne peut être tout d'abord qu'une forme modiûée de l'art qui règle le commerce avec les hommes, et que par suite la souplesse dans les relations sociales doit être un des principaux talents de l'éducateur. Le caràctère essentiel de cette modification consiste en ce qu'il faut affirmer sa supériorité sur les enfants, de façon qu'ils sentent une force éducatrice qui, lors même qu'elle exerce une pression, ait encore une influence vivifiante, tout en suivant sa direction naturelle, dès qu'il s'agit directement d'encourager et d'exciter. La culture morale ne pr•end sa véritable allure qu'après avoir trouvé l 'occasion de faire ressortir aux yeux de l'enfant le propre moi de l'élève, non pas tant par un éloge que par une approbation qui va
(1) Ainsi, par exemple, il faut que l'élève et le maîtré ne soient pas forcés de se trouver constamment ensemble dans la même chambre. La première condition que doive poser un précepteur à son entrée dans une famille, c'est d'avoir une chambre séparée. Les parents qui connaissent leur int,érèt l'offriront d'eux-mêmes: de cette façon on évite le sentiment de gêna réciproque.
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jusqu'au fond de l'âme. L'enfant n'est réellement accessible au bl~me que lorsque celui-ci a cessé de se présenter à lui comme une quanlrité négative isolée : le blâme ne doit avoir d'autre menace que de détruire en partie l'approbation déjà méritée. C'est ainsi que les reproches intérieurs n'agissent de façon durable que chez l'individu qui est arrivé à s'estimer lui-même et qui craint de perdre une parcelle de celte estime. Un autre se prend tel qu'il se trouve; et l'enfant qui n'est que blâmé se met en colère quand l'éducateur ne veut pas le prendre tel qu'il est. Le simple blâme n'a d'effet que si l'amour-propre a déjà préparé le terrain. L'éduG_ateur peut bien essayer de s'en rendre compte, sans pourtant s'y fier aveuglément. Il ne suffit pas non plus que cet amour-propre ne fasse pas entièrement défaut; il faut qu'il atteigne un degré suffisant pour que le blâme puisse y trouver un point d'appui. Mais on ne peut donner d'approbation que si elle est méritée! C'est vrai I Mais ce qui ne l'est pas moins, c'est qu'après la question de l'éducabilité des id6es il n'en e~t pas de plus importante, pour la détermination de l'éducabilité en général, que celle de savoir s'il existe au préalable certains traits de caractère qui méritent de gagner le cœur de l'éducateur. Il faut au moj.ns que l'individualité manifeste quelques dispositions heureuses, afin que l'éducateur. ait quelque chose à mettre en relief. Et quand au début il ne peut ainsi s'emparer que de fort peu de chose, il devra bien se garder de toute précipitation; la culture ne pourra tout d'abord qu'allumer une seconde étincelle à la première et il lui faudra bien se·contenter p~ndant longtemps de réaliser peu de chose avec le peu dont elle dispose, en attendant que, si rien ne
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vient troubler ni détruire l'œuvre entreprise, le fond se soit accru petit à petit et suffise à des entreprises qui soie·nt en rapport avec les fins de l'éducation. Réjouir l'enfant par r ·a pprobâtion méritée, tel est le plus bel art de la culture morale. Il est rare que le beau puisse s'enseigner: il est plus facile à trouver pour ceux qu'une disposition intérieure porte à l'aimer. Il existe également un art pénible qui consiste à faire à l'âme des blessure1, certaines. Nous ne devons pas dédaigner cet arl. Il est souvent indispensable lorsque dé simples paroles trouvent une oreille in- sensible. Mais il faut de toute nécessité qu'un sentiment de délicatesse le domine et l'excuse tout à la fois, lui imposant des ménagements et ne s'en servant que pour éviter des rigueurs blessantes. De même qu'un chanteur s'exerce à étudier l'étend,ue et les nuances les plus délicates de sa voix, de même l'éducateur doit en quelque sorte s'exercer à parcourir par la pensée la gamme montante et descen~ dan te des différents . tons à employer dans ses rencontres avec son élève : non pas pour se complaire dans ce jeu, mais nfin d·en bannir, par une rigoureuse critique de lui-même, toute disharmonie, d'acquérir la sûreté nécessaire pour trouver chaque fois le ton juste, la souplesse nécessaire à toutes les variations et la connaissance indispensable des limites de son organe. Il a grandement lieu d'être timide dans les premiers mois, dès qu'il doit faire usage d'un ton qui dépasse le ton ordinaire des relations entre gens bien élevés; il a de grandes raisons de s'observer et d'observer son élève très rigoureusement; et même cette observation doit être le correctif permanent des habitudes qu'il prendrait peu à peu, - d'autant plus que
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l'élève se modifiera sans cesse avec le temps. - Et ·ceci est toujours vrai, en petit comme en gran<l. Quand il se trouve qt1e la même observation est nécessaire à plusieurs reprises, il ~e faut pas la répéter deux fois sur le même ton, ou bien elle manquera son effet la seconde fois parce qu'à la première fois elle l'avait déjà produit. - La culture moràle, com-ine un ouvrage ou un discours bien composé, ne doit connaitre ni la inonotonie, ni la fadeur. Et l'édU<.;ateur ne peut espérer la conquête de la force dont il a besoin, que si cette préoccù-pation s'allie à un certain esprit inventif. Il faut en effet que la culture morale ait aux yeux de l'élève une étendue sans limites et son action doit avoir pour lui un pI'ix incomparable. Comme un élément dont toutes les parties ne cessent d'avoir une cohésion parfaite elle doit embrasser toutes les manifestati.o ns de son àctivité, afin qu'il n'ait même pas la pensée de la tourner. Elle doit toujours être prête à faire sentir son action; mais il faut en outre, si réellement elle peut quelque chose, qu'elle se surveille avec une prudence perpétu'elle, afin de ne pas causer, par précipitation, des doulcUTs inutiles à l'enfant. U.n enfant aux dispositions délicates peul souffrir profondément, il peut souffrir en silence, et dans son âme peuvent s'imprimer des souffranees qui le tourmenteront en- core à l'âge mûr. Pour être à même de supporter le plein effet d'une culture morale parfaite, l'élève a besoin d'une santé parfaite. On ne peut guère faire d'éducation lorsqu'il faut ménager un état maladif; et pour cette seule raison il faut déjà qu'un genre de vie réglée par l'hygiène soit la condition première el le fon dement de toute éducation.
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Mais en admettant même _ que des deux côtés tout soit parfaitement en ordre, et que la réceptivité la plus parfaite vienne au-devant de la culture morale la plus conforme aux règles : tout s'évanouira. comme les sons d'une musique, et aucun effet ne subsistera si, aux -sons de cette musique, les pierres ne se sont pas entassées pour former des murailles et pour aménager au caractère, dans le château-fort que figure un cercle d'idées bien déterminé, une demeure sllre et commode. IllEMPLOI DE LA OULTURE MORALE EN GÉNÉRAL
1 ° Comment la culture morale doit contribuer à la formation du cercle d'idées. - Cette collaboratiorl s'applique non pas tant aux heures d'enseignement qu'à l'ensemble de l'éducation. Maintenir l'ordre et la tranquillité durant les classes, écartel' la moindre trace d'irrévérence à l'égard du maître, tout cela regarde le gouvernement (la discipline). Mais l'attention, la corn· préhension vive sont absolument différentes de l'ordre et de la tranquillité. On peut dress~r les enfants à se tenir bien tranquilles, sans que cependant ils saisissent un seul mot de ce qu'on leur dit ! - Pour réal.iser l'attention il faut réunir bien des conditions. L'enseignement doit être clair, difficile plutôt que facile, sous peine de provoquer l'ennui. Il doit entretenir continuellement le même intérêt, comme nous l'avons dit plus haut. :\1ais il faut encore que l'enfant arrive avec la disposition d'esprit vol:ilue, et cette disposit,ion
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doit lui être habituelle : c'est là que la culture morale doit intervenir. Tout le genre dP- vie doit r:tre à l'abri d'influences qui pourraient le troubler; aucun sujet d'un intérêt prédominant ne doit pour le moment remplir l'âme. Il est vrai q_ e ceci n'est pas toujours u entièrement au pouvoir de l'éducateur; -1.out au contraire, le fruit entier de son travail peut être absolument détruit par un seul événement qui entraîne les pensées de l'élève. - Ce qui est davantage en son pouvoir, c'est de graver, par l'ensemble de la- culture morale, dans l'âme de l'enfant, qu'il tient énormément à l'atlention la plus minutieuse, en sorte que l'élève se trouve inexcusable de paraître aux leçons autrement qu'avec le plus entier recueillement. L 'éducateur qui a obtenu ce résultat peut éprouver du chagrin qu'en dépit de tout un hasard plus puissant vienne détourner vers une autre direction l'intérêt qui lui aura coftté tant de peine à conquérir; - il ne pourra faire autre chose que d·e céder, de suivre et d'accompagner l'enfant avec sympathie; la plus grave faute qu'il puisse commettre c'est de rompre les relations par des défenses intempestives. - Toutes ces distractions petites ou grandes, l'homme, en fin de compte, en revient avec les traits fondamentaux de ses pensées antérieurement ordonnées - il se rappelle tancien ; état de choses et peut donc s'y rattacher ; il y introduit les élément~ nouveaux et l'on peut découvrir des moments propices pour les analyser. Seulement il faut toujours qu'on retrouve la même souplesse, la même bonne volonté, la même franchise ; ou bien qu'on les . crée de nouveau, çar toute action immédiate de la cultµre morale est fugitive. Une fois que l'élève est à même de poursuivre de
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sa propre initiative la bonne voie, il lui faut de la tranquillité l A par,tir de ce moment, la culture morale doit renoncer graduellement à toutes ses prétentions et se borner au rôle de spectateur sympathique, bienveillant et confiant; les conseils eux mêmes ne doivent plus chercher qu'à provoquer l'élève à la réflexion personnelle. Rien n'est alors plus bienfaisant, rien n'est accueilli avec plus de gratitude que la peine affectueuse que prend le maîLre pour éloigner toutes les causes inopportunes qui pourraient troubler l'élève et retarder chez lui l'harmonieux développement Îlltéri·eur. 2° Formation du caractère par la culture morale. Comment l'action volontaire doit-elle être restreinte ou encouragée? Nous supposons ici que le gouvernement a déjà pris soin d'obvier à .tout désordre qui, en outre de ses conséquences extérieures immédiates, pour!_'ait introduire dans l'âme de l'enfant des traits .grossiers de malhonnêteté. Il ne faut surtout pas oublier que l'action de l'hommt ne comprend pas seulement l'activité qui tombe sous les sens, mais encore l'accomplissement intérieur: l'union des deux est indispensable pour constituer le caractère. L'activité multiple qui chez les enfants bien portants n'est que l'expression de leur besoin de mouvement, les continuelles volte-faces des natures légères, et même les plaisirs grossiers qui sont l'indice d'une brutale virilité : tous ces symptômes apparents d'un caractère futur n'en apprendront pas autant à l'éducateur qu'une action unique, calme, réfléchie, faite de bout en bout par une âme repliée sur ellemême, ou qu'une seule résistance opi~iâtre <l'un
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enfant habituellement facile à. conduire : et même dans ce cas il faut unir à l'observation beaucoup de réflexion. La véritable fermeté n'existe jamais chez les enfants; ils sont incapables d'échapper à la modification du cercle d'idées 'qui les attend de tant de cNés, voire même, nous l'espérons, de la part de l'éducateur. Mais Ja culture morale est à peu près réduite à l'impuissance lorsqu'une actiop de l'enfant révèle une tendance déterminée, armée de réflexion: à moins qu'on ne veuille compter pour quelque chose ce résultat que, les occasions éloignées, l'enfant n'a pas le temps de s'y exercer assez pour en arriver à l'habitude: il faudra alors avoir soin de supprimer radicalement les occasions <"t reconnaître qu'on ne peut lutter contre l'imagination que par des occupa~ tions vivç1.ntes et attrayantes d'une autre nature, ce qui rentre encore dans l'action qu'il faut excercer sur le cercle à'idées . On 1mra donc à cœur de recourir à ce moyen, dès qu'il s 'agira de détruire une perversion sérieuse ; et c'est la culture morale qui doit surtout y contribuer : on négligera totalement, dans les cas indiqués, de faire appel aux châtiments rigoureux! Ils sont à leur place lorsqu'une teudance nouvelle se manifeste pour la première ou la deuxième fois et sans préméditation, sous les apparences d'une faute qui, si elle n'était point réprimée, se répéterait et finirait par laisser dans l'âme un trait vicieux. C'est alors que sans tarder 111 culture morale doit intervenir avec énergie. Airn~i le premier mensonge inté- ressé ne saurait être trop sévèrement puni, ni réprouvé avec trop de persévérance par des rappels fréquents, qui graduellement ij'envelopperont de plus de douceur, et l'on ne doit point craindre de porter les coups les
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plt,1s douloureux afin d'en graver la haine jusqu'au plus intime de l'âme. Quand il s'agit d'un menteur invétéré, ce même traitement ne servirait qu'à le rendre plus dissimulé et plus astucieux: il faut qu'avec une pression croissante· on l'enserre de plus en plus étroitement dans la situation fausse où il se place luimême; mais ce procédé ~eul n~ serait pas suffisant. Il faut ql.lè l'âme tout entière soit élevée, afin qu'elle sache sentir et estimer la possibilité de se procurer une estime qui ne peut être compatible aveo le mensonge. Mais le pourra-t-il, celui qui ne possède pas l'art de mettre en mouvement le cercle d'idées, en l'attaquant de n'importe quel côté? Oµ bien se figuret-on qu'il suffise pour cela de quelques discours isolés ou de quelq\leS exhortations? Il est une activité extérieure multiple, sans profondeur ni constance dans les tendances ni la réJlexion, et qui révèle des apt.itudes physiques plutôt que des dispositions intellectuelles; ell~ ne saurait cons~ituer un caractère: elle s'oppose au contraire à l'affermissement du caractère. Elle peut être tolérée comme manifestation de l'humeur joyeuse, favorable ::i la santé comme aussi au développement de l'adresse corporelle i bien plus, elle donne à l'éducateur le temps de tout préparer pour la détermination ultérieure du caractère, et à ce point de vue elle est profitable. D'autre part, elle n'est pas à souhaiter, parce que l'éducation ultérieure du caractère pourrait aisément s'en,trouver remise au delà de la période d'éducation. En conséquence, lorsque la formation d1~ cercle d'idées est arriérée ou qu'elle a besoin d'être:, fortement rectifiée, on ne peut rien sou.h~iLer de mieux que de voir la jeunesse manifester longtemps ~a jo_yeuse gaieté sans
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direction préci::;e; si, au contraire, le cercle d'idées existant permet déjà d'espérer une judicieuse déLermination du caractère; alors il est temps, quel que soit d'ailleurs l'âge de l'élève, d'y joindre une activité sérieuse, afin que l'homme se fixe bientôt. - Quiconque a été lancé trop lôt dans une activité ayant de l'importance n'est plus susceptible d'éducation ; ou celle-ci, tout au moins, ne peut être renouée qu'avec beaucoup de désagréments et un succès amoindri. En général, l'activité extérieure ne doit jamais être provoquée de telle sorte que la respiration intellectuelle - l'alternance de concentration et de réflexion dont nous avons parlé plus haut -- en soit troublée. Il est des natures pour lesquelles il faut, dès la prime jeunesse, s'imposer comme maxime d'éducation de soustraire à leur activité l'excès des attraits extérieurs. Sinon elles-n'auront jamaï"s ni profondeÙr, ni décence, ni dignité; elles n'auront pas assez de place dans le monde; elles feront du mal dans l'unique but d'agir: on les redoutera, et qu&nd on le pourra, on les repoussera. Pour ceux qui s'adonnent de bonne heure, avec une passion exclusive, à une occupation inintelligente, on peut présumer à coup sür qu'ils sont et resteront des esprüs vides, et qu'ils seront même plus insupP.ortables que les autres, parce que l'intérêt qui les anime encore pour le moment ne pourra même pas persister avec la même force ni les protéger contre l'ennui. Après ces considérations il nous faut encore tenir compte des distinctions que nous avons faites précédemment .dans la ·partie subjective aussi bien que dans la partie objective du caractère. La culture morale doit avant tout compléter les dis-
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positions naturelles par rapport à la mémoire de la volonté. On sait déjà qu'un genre de vie uniforme et simple, l'éloignement de tout ce qui pourrait être une cause de changement et de distraction, contribue à ce résultat. Quant à l'influence spéciale quer l'éducateur peut exercer p&r son attitude vis-à-vis de l'élève, on s'en rend le mieux compte en se représentant l'impression toute différente que l'on ressent, suivant que l'on vit avec des gens au caractère constant ou des gens au caractère versatile. Avec ces derniers nos relations subissent des modifications fréquentes: pour nous maintenir nous-mêmes à côté d'eux, il nous faut deux fois plus de force qu'avec les premiers qui nous communiquent insensiblement leur ég,alilé d'humeur et nous font avancer dans une voie unie, en nous présentant toujours le même rapport. - Mais dans l'éducation il faut se donner infiniment de peine pour montrer toujours aux enfants le même vis-age, les circonstances restant les mêmes; il est tant de choses en effet qui nous émeuvent et que les enfants ne peuvent comprendre et qu'ils ne doivent pas davantage éprouver. Et quand plusieurs enfants se trouvent réunis, le travail de l'éducation affecte lui-même de tant de façons différentes, qu'il faut une sollicitude toute particulière pour rendre à chacun la disposition d'esprit qu'il a fait naître, et ne pas confondre ni altérer par la confusion les différents tons qu'il faut prendre à l'égard des divers enfants. C'est ici que les dispositions naturelles de l'éducateur entrent en ligne de compte, non moins que l'expérience qu'il a du commerce des hommes. Lorsque celle-ci fait défaut et que celles-là n'ont qu'unè influence nuisible, l'insuccès de la culture morale peut souvent provenir uniquement
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de ce que l'éducateur ne sai~ pas assez se dominer pour paraître indifférent, si bien - 1e~_ qÙ€ élèves confiés à ses soins ne le comprennent plus et renon0ent à l'espoir de pouvoir j.amais le satisfaire. C'est précisement le contraire de ce qui fait la première exigence de la culture morale ayant en vue la formatio_ du caractère. En n effet, ce qui existait en fait de mémoire de la volonté se trouve diminué de tout ce que la culture morale aurait pu réaliser, et le caractère se voit forcé de chercher un asile dans quelque profondeur cachée. Celui qui réuss-ira le premier avec une culture morale qui tient l'en.fant (j'appelle ainsi celle qui collabore comme il convient à la mémoire de la volonté) sera donc l'éducateur qui aura naturellement le caractère égal. Mais celui qui peut se vanter d'un tel avantage doit prendre garde de ne pas satisfaire à la deuxième condition. La culture morale doit avoir également 1rne action déterminante, afin que le choix se décide. Or, pour cela, il faut une âme mobile, toujours à même d~ répondre aux mouvements de l'âme enfantine. Ce qui dans ce cas est encore plus important que les dispositions naturelles de l'éducateur, c'est la concen ration de son esprit, qui doit être gagné à l'éducation, de telle façon que l'éducateur, en grande partie déterminé par l'élève, le détermine à son tour par une réaction naturelle. Il faut qu'il soit entré dans les désirs de l'enfant pour la partie où ils sont innocents et qu'il ait fait sien ce qui, dans les vues et les opinions de l'élève, est quelque peu fondé; il doit se garder de vouloir corriger trop tôt avec rigueur ce qui pourra lui fournir des points de contact; ou est bien forcé d'être en 'contact avec celui que l'on veut déterminer? Mais ceci est un point qui demande à êlre
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développé par l'application plutôt que par la plume. Il serait plus facile de traiter par écrit le deuxième élément de la culture morale déterminante : elle doit, comme nous le savons, accumu1er autour de l'enfant et avec suffisamment d'insistance tous les sentiments qui peuvent le déterminer naturellement, et l'entourer sans cesse des conséquences engendrées par chacune de ses façons d'agir ou de penser. Ce qui se trouve être l'objet du choix ne doil pas aveugler par un éclat équivoque; les plaisirs et les ennuis passagers ne doivent ni trop attirer ni trop effrayer; il faut que d'assez bonne heure l'élève sente la véritable valeur des choses. Parmi les procédés pédagogiques qui doivent amener ce résultat, il faut remarquer surtout les réelles punitions en usage dans l'éducation; elles n'ont pas besoin d'impliquer une juste mesure du châtiment, comme cell~s demandées par le gouvernement; elles doivent êlre calculées de telle façon qu'aux yeux de l'individu elles restent toujours un avertissement bien intentionné,et ne produisent pas une antipathie durable à l'égard de l'éducateur. C'est la façon dont l'élève est sensible aux punitions qui est ici la règle décisive. Quant à la qualité de la punit.ion, la différence entre les punitions d'éducation et celles de gouvernement est évidente: les dernières visent uniquement à rendre, par n'importe quel moyen, la quantité de bien ou de mal méritée par l'élève; les premières, au con"traire, doivent chercher autant que possible tout ce qui serait positif ou arbitraire et s'en tenir uniquement, quand ·elles pourront le faire, aux suites naturelles des actions humaines. De bonne heure elles doivent en effet déterminer l'élève comme il se trouverait déterminé après une plus mûre réflexion personnelle et assagi peut-être
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par les ennuis supportés. En outre, le choix qu'elles produisent aurait une tendance à n'être que passager ou du moins de devenir plus tard hésitant. - Les récompenses pédagogiques sont à établir d'après ces mêmes principes. Mais elles n'auront guère d'efficacité si elles ne peuvent tabler sur un ensemble de rapports qu'elles pourront encore accentuer. Mais nous avons assez parlé d'un point qrn a déjà tant occupé les éducateurs. L'élément subjectif du caractère consiste, comme nous l'avons dit, à se prononcer soi-même en des principes. La culture morale y contribue par un procédé régulateur. On suppose que l'élève a déjà fait son choix; on ne doit donc pas l'inquiéter davantage; il n'est plus question de prévenir ni d'intervenir d'une façon sensible. L'élève agit lui-même; et il ne peut être jugé par l'éducateur que d'après la mesure qu'il lui fournit:. lui-même,. Le conta~t du professeur et de l'élève fait sentir à celui-ci qu'une façon d'agir inconséquente ne trouverait ni compréhension ni réponse, qu'elle suspendrait même les relations et le commerce, jusqu'à ce qu'il plai eau jeune homme de rcn:. trer dans une voie connue. - Parfois les enfants qui voudraient de bonne heure être <les hommes ont besoin qu'on leur fasse remarquer que leurs principes saisis au passage manquent de maturité et pèchent par la /. précocité. Mais il est rare que cela puisse se faire immédiatement, car à douter de la fermeté prétendue de quelqu'un on ne risque que trop de l'offenser. Quand on se trouve en face d'un jeune raisonneur il faut, à l'occasion, l'embarrasser dans ses propres rai" sonnements, ou encore l'amener à se fourvoyer dans 1es circonstances extérieures. Une fois qu'il se trouve
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surpris il est facile de cl~oisir le bon moment pour le ramener à la modestie et lui faire embrasser d'un coup d'œil les degrés de culture qu'il lui reste à parcourir. Plus on saura réduire adroitement les principes imaginés au rang de simples exercices prépnratoires en vue de produire la détermination personnelle, et plus les véritables sentiments de l'homme se manifesteront sous forme de maximes et fortifieront, par l'élément subjectif correspondant, le véritable élément objectif du caractère. Mais il y a là ,m écueil contre lequel se brise facilement même une éducation judicieuse par ailleurs. Les maximes qui jaillissent réellement des profondeurs de l'âme ne veulent pas être traitées comme celles provenant du simple raisonnement. Si l'éducateur commet la faute de se montrer, ne füt~ce qu'une fo.is, dédaigneux à l'égard de ce que l'élève juge très sérieux, il peut y perdre le résultat de longs efforts. Qu'il l'éclaire de Fia lumière et le blâme même, mais se garde de le mépriser comme du pur verbiage. C'est ce qui peut d'ailleurs se produire par une erreur bien naturelle. Les jeunes gens qui disposent de beaucoup de vocables et se trouvent à la période o@ l'on cherche l'expression, mettent souvent de l'affectation dans le langage de leurs sentiments les plus vrais et provoquent ainsi, à leur insu, une critique qui se montre à leur égatd de la plus criante injustice. La lulte, dans laquelle les principes cherchent à s'affirmer, la culture doit la soutenir, pourvu que les principes le méritent. Deux choses importent ici : il faut connaître exactement la disposition d'âme des combattants, et avoir de l'autorité. Car c'est précisément l'autorité intérieure des principes personnels qui doit être fortifiée et complétée par une autorit.é exté-
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rieurn absolument de même nature. Ce sont ces considérations qui déterminent la conduite du professeur. Il faut <l'abord user de précaution dans l'observation des combattants; puis on achèvera le tout en se montrant sérieux, calme, ferme, prudent dans les travaux d'approche. Mais la -culture morale intervient pour modifier largement tout cela. Loin d'affirmer que la mémoire de fa volonté soit toujours la bien-venue, nous disons au contraire qu'en présençe d'aspirations mauvaises, l'art de la culture consiste justement à les embarrasser, à leur faire houle, et à les faire tout doucement tomber dans l'oubli par toutes les occupations différentes et contraires qui solliGitent l'âme. Il ne faut pas que le choix soit déterminé par le résultat profondément ressenti des actions au point de jeter une ombre sur l'estime qu'il faut accorder à la bonne volonté, sans autrement s' oc-cuper du résultat. L'élément objectif du caractère doit d'abord affronter la critique morale avant que l'on puisse favoriser ses eftorts quand il veut s'ériger en principes et s'affirme~ par la .lutte. Dans les premières années, alors que l'enseignement et l'entourage invitent aux premières conceptions morales, il faut remarquer et ménager les moments où l'âme paraît en èt.re occupée. Il faut que la disposition d'esprit reste calme et claire : voilà ce que la culture morale doit réaliser en premier lieu. On a souvent dit, et à certains égards on ne saurait trop le répéter, , qu'il faut conserver aux enfants leur esprit enfantin. Mais qu'est-ce qui gâte cet esprit enfantin, ceL esprit naïf qui regarde tout droit devant lui dans le monde, ne cherchant rien, et remarquant précisément pour cela tout ce qu'il faut, voir? - Ce qui la gâte, c'est
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tout ce qui réagit contre le n9 turel oubli de soi-même. L'homme bien portant n'a pas la sensation de son corps ; de même l'enfant insouciant ne doit pas avoir la sensation de son existence, pour qu'il ne jauge pas d'après elle l'importance de toute chose extérieure à lui-même. Alors on peut espérer que parmi les remarques qu'il fera se trouveront également des conceptions claires du juste et de l'injusle au point de vue moral; et sa façon de juger les autres à cet égard, il se l'appliquera à lui-même; et de même que le particulier est soumis au général, de m~me il se trouvera soumis à,sa propre censure. Tel est le commencement naturel de la culture morale, faible et incertain en luimême et ayant besoin d'être fortifié par l'instruction . .Mais il est troublé par toute excitation vive et durable qui donne au sentiment de soi une prédominance, grâce à laquelle le propre moi devient un point de relation pour l'extérieur(1 ). Une telle excitation peut être agréable ou désagréable. Ce dernier cas se présente dans la maladie ou l'état maladif, et même chez dei:: tempéraments d'une très grande excitabilité; les éducateurs savent depuis fort longtemps combien le développement morale en souffre. C'est encore la même chose qm aurai t lieu si l'on traitait l'enfant avec dureté ouqu'6nle taquinâtlropsouvent ou qu'on négligeâtlessoinsquisont dusauxbesoins de l'enfant. En revanche, c'est à bon droit que l'on donne le conseil de favoriser la gaieté naturelle des enfants. Mais la pédagogie n'a pas moins raison quand elle déconseille tout ce qui poûrrait, par des se~timents de plaisir, faire ressor(1) On n'a pas à redouter la conception théorique du propre moi, la connaissance de soi-même; CE'lle-ci montrera l'individu tel qu'il apparaît au milieu des c.hoses qui l'entourent.
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tir le propre moi: par conséquent tout ce qui, sans aucune utilité, occupe les désirs, éveille trop tôt ceux qui sont réservés aux années ultérieures, tout, en un mot, ce· qui entretient la vanité et l'amour-propre. Par contre l'enfant aussi bien que le jeune garçon ou l'adolescent, c'est-à-dire l'élève de tout âge, doit être habitué à suppc_>rter la censure qu'il provoque, autant du moins qu'elle est juste et compréhensible. Un point capital de la censure consiste à veiller à ce que toutes les voix de l'entourage, qui représentent en quelque sorte l'opinion publique, fassent entendre les critiques dans une juste mesure, sans les rendre désagréables par des commentaires offensants. Il s'agit de faire en sorte, et ceci implique des efforts nullement superflus, màis fort peu considérables que l'enfant comprenne bien cette voix de son entomage et la fortifie même par l'aveu qu'il se fera au plus intime de lui-même (1). Si l'éducateur est obligé de représenter à lui seul l'opinion générale, ou même de la contredire, il lui sera difficile de donner du poids à sa critique. Ce qui importe alors surtout, c'est qu'il possède une autorité prépondérante, à côté de laquelle l'enfant n'estime plus aucun autre jugement. - Dans les premières années, l'instruction morale élémentaire se confondra presque avec cette censure; nous en laissons ici le soin aux mères et aux écrits enfantins bien
(1) On aurait tort d'éviter obstinément tout aveu public, quand les circonstances s'y prêtent; mais d'autre part, il ne faut pas que l'éducateur Je fasse dégénérer, par sa propre fautP., en jeu facile, en habitude, en moyen habile de s'aj,tirer des flatteries . Quiconque aime se confesser ainsi, n'a plus de honte. Et quand l'enfant avoue par ses actions , c'est-à-dire qu'il lient compte des indications données, une culture morale trop dure ne pourrait ne lui arracher que des mols.
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faits; nous demandons seulement qu'on ne la réduise pas à inculquer des maximes ; car un. tel procédé, même dans les cas les plus favorables, devance la formation subjective du caraotère et même la dérange, tout en portant préjudice à la naïveté de l'enfant. Il est utile et même en quelque sorte nécessaire qu'à cette période l'on ménage et favorise la délicatesse de l'enfant en écartant de lui tout ce qui pourrait habituer son imagination à la laideur morale. Pour cela il faut des précautions, mais on évitera toutes les mesures particulièrement gênantes, tant que le corps aura besoin de garde et de soins continus. Mais jamais la mère ne doit empêcher son enfant de s'ébattre librement dans les champs, dès qu'il sera en mesure de le faire, et les pédagogues se mettent dans leur tort quand aux préoccupations occasionnées par la nature physique ils ajoutent encore des inquiétudes à propos de la nature morale, d'autant plus qu'ils se trouvent amenés ainsi 1 au fur et à mesure que l'enfant avance en âge, à vouloir se rendre maîtres de tout l'entourage, sans remarquer que l'excès de soins, au moral aussi bien qu'au physique, est le pire des moyens pour aguerrir l'homme contre les intempéries du climat. Empêcher le froid extérieur de pénétrer ne veut pas dire augmenter la chaleur intérieure; par contre, l'augmentation de la chaleur morale provient en grande partie du travail intérieur et de l'excitation à laquelle la force existante déjà se trouve peu à peu conduite par les aiguillons du mal extérieur. - Il n'y a qu'un éducateur négligent qui puisse voir un enfant accepter comme modèle et imiter tout ce qu'il voil. Il suffit d'une moyenne sollicitude pédagogique pour que l'élève continue, pour lui seul, le chemin de sa culture et se borne à
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considérer et à juger comme des phénomènes étrangers toute la grande activité des naturP,S grossières, à part quelques comparaisons qu'il en fait avec ses propres aspirations. Et quand il se rencontre _ vec de tels a individus, ils blesseront si fréquemment son e!=prit plus délicat et lui feront sentir si bien sa propre supériorité intellectuelle que l'éducateur, pour peu qu'il ait auparavant fait son devoir, aura de la peine à rétablir les relations nécessaires entre celui dont ses soins ont fait quelqu'un de supérieur et ceux que le sort aura négligés. Mais ces réunions dues à une intention formelle, tout en servant à contrebalancer la présomption de l'élève, forceront son amour-propre à s'appuyer d'autant plus -sur le moral que l'immoral le rebutera davantage. Telle est la marche nécessaire de la culture morale par rapport à l'entourage. O:n suppose bien, il est vrai, une moralité existante antérieurement et très forte. Pour ne pas répéter combien il faut compter ici sur le cercle d'idées, je ne rappellerai que les points essentiels de lil rencontre entre élève et professeur. L'approbation méritée, accordée sans bruit, mais avec largesse et de tout cœur, est le fon,dement élastique sur lequel doit s'appuyer la puissance d'un blâme non moins abondant, éloquent, bièn mesuré et rendu énergique par les tournures les plus variées; et cela, jusqu'à ce que l'on constate que l'élève en est intérieurement saturé, et que l'un et l'autre lui servent à se guider et à se diriger. l:'ne époque vient forcément- u·n peu plus tôt ou un peu plus tard - où. l'éducateur dirait des paroles superflues, sïl voulait encore énoncer ce que l'élève se dit tout aussi bien lui-même. Et de ce moment datera une certaine familiarité, - qui jusqu'à ce jour n'eüt
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pas été à sa place; - et sous forme de méditations consacrées à des affaires communes l'on revient alors, en temps opportun, sur ce que l'homme a charge de faire en lui-même au point de vue moral. Nous sommes ici dans la sphère de la résolution morale et de la contrainte personnelle. Un langage ferme et énergique n'y est plus à sa place, c'est entendu; mais à force de rappeler les fautes commises, de répéter ses réprimandes avec une douceur de plus en plus grande, on arrive à mettre une attention constante, uniforme dans l'observation de soi-même. Ce qui importe à la moralité, ce n'est pas seulement la qualité ni la force des résolutions, mais encore la somme de leurs points de contact avec toutes les parties· du cercle d'idées. La loyauté morale a pour condition nécessaire une sorte de présence universelle de la critique morale. Une personne étrangère ne _saurait jamais mettre lrop de ménagements dans cette critique; mais d'autre part, quand on veut parler fort, critiquer et exhorter d'une certaine façon complète, on fera bien de choisir les moments qui peuvent permettre d'embrasser d'un seul coup d'œil et de revoir toute une longue série d' événements; il faut s'élever au-dessus du fait isolé, qui ne peut servir que d'exemple sans p.:>uvoir, envisagé d'un point de vue supérieur, donner de la clarté aux considérations générales. Autrement on aurait l'air mêsquin d'envelopper des choses insignifiantes dans de grands mots. P our ce qui est enfin de l'aide à donner dans la lutte morale, l'ensemble des relations qui existent entre l'élève et l'éducateur doit déterminer ici, comment ils peuvent se rapprocher l'un de l'autre et prendre con-
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tact. La confiance est, certes, chose bien souhaitable; mais il faudrait qualifier d'inintelligente une conduite qui supposerait comme réelle une confiance n'existant pas en fait. Serait-il possible à quelqu'un de parler plus exactement en des règles générales? Je préfère laisser à la nature humaine et au zèle de l'éducateur le soin de rechercher avec toutes les précautions voulues la pl~ce etla manière de saisir et d'élever avec le plus de sûreté et de succès à la fois, en des moments dangereux, les élèves confiés à sa sollicitude.
�CHAPITRE VI
Examen des éléments spéciaux de la culture morale.
Une pédagogie détaillée trouverait ici l'occasion d'exposer tout l'e trésor de ses observations et de ses tentatives, sans pourtant nous donner un tout. Tel n'est pas mon dessein; je serai, t~)Ut,au contraire, plus bref même que ne semblerait le permettre en lui-même le plan de cet ouvrage; et cela pour deux raisons. La première est celle-ci : aux endroits où il me faudrait parler des diverses manifestations du moral et de-la culture morale, je ne pourrais faire autrement que de renvoyer le lecteur à ma philosophie pratique qui n'est pas encore publiée; malgré toute la brièveté il ne sera pas possible d'éviter complètement cet inconvénient. En second lieu, je me crois en droit de supposer que tous les lecteurs de mon présent livre auront étudié au préalable l'ouvrage de Niemeyer, devenu classique, non seulement pour la langue mais encore pour son harmonieux développement. Je l'estime surtout parce qu'il renferme, éparpillées partout, toute une foule de fines remarques relatives à ce qui dislingue spécifiquement la conduite pédagogique. Les
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observations qui se trouvent accumulées aux paragraphes 113-130 du premier volume sont peut-être les plus importàntes : elles établissent les principes particuliers de l'éducation morale, par rapport à certaines vertus ou certains" défauts. A cette occasion je demande au · lecteur de bien vouloir, s'il établit une comparaison entre - les principes de Niemeyer et les miens, rechercher les points communs plutôt_que les contradictions. Il m'est avis qu'il est plus profitable d plus honorable pou·r moi d'inciter mes lecteurs à faire cette comparaison que de les voir tourner autour de la question ordinaire : qu'est-ce que cet auteur nous apporte de nouveau? Certes, il y aurait une raison irréductible de conflit entre nous si Niemeyer prenait absolument au sérieux les paroles qu'il écrit dans sa préface : en matière _ d'enseignement tout dépend. d'une expérience plus ou moins longue. Si Locke et Rousseau disaient cela,je ne serais _ en peine pour mettre ces paroles d'accord pas avec l'esprit de leurs écrits, et ce serait précisément une raison pour moi de me poser en adversaire de leurs doctrines. Que Niemeyei: me pardonne si j'en crois son ouvrage plutôt que cette affirmation ! Ce qui lui assure une supériorité décisive sur les étrangers, et nous permet d'être fier de son esprit allemand, c'est, du moins à mes yeux, la tendance nettement morale de ses principes; chez les deux autres, au contraire, c'est l'arbitraire grossier qui règne et se propose, à peine adouci par un sentiment moral très indécis, de préparer la vie terre à terre des sens. Mais je n'ai nullement besoin de démontrer à Ni~meyer que les véritables principes moraux ne s'apprennent pas du tout par l'expérience, et que même la concep-
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tion des expériences est modifiée par les sentiments que chacun y apporte. D~ cette façon j'aurai prévenu jusqu'à l'apparence d'un conflit, surLout si j'ajoute cet aveu : cet ouvrage a pour origine ma collection d'observations et d'expériences faites avec grand soin et recueillies dans les circonstan0es les plus variées - autant qHe ma philosophie personnelle.
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CULTURE MORALE OCCASIONNELLE OU CONSTANTE
La raison qui nous a permis de distinguer l'enseignement analytique de l'enseignement synthétique peut encore nous servir dans la culture morale. Car ici encore la façon dont l'élève va au-devant de l'éducateur est un facteur important; et de même que l'enseigement analyse le cercle_d'idées existant, afin de le rectifier, de même la conduite de I 'élève a besoin bien des fois d'une réplique qui la ramène dans la bonne voie, et 1es circonstances fortuites ou occasionnelles ont également besoin que quelqu'un en dirige les conséquences. Dans toute direction d'affaires il se produit quelque chose d'analogue; c'est ce qui nous fait saisir la différence entre des mesures isolées, interrompues, occasionnelles, et le procédé continu qui, toutes les circonstances étant supposées les mêmes, continue son travail d'après le même plan. C'est d'ailleurs une vérité partout et toujours reconnue que, plus ce procédé constant est approprié au but poursuivi, plus on s'y tient exactement, et plu~ les
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affaires en arrivent à une sorte de prospérité qui offre des forces pouvant servir aussi b~en à tirer parti d'i:p.cidents favorables qu'à éviter tout ce qui serait préjudiciable. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier dans la culture morale ! Elle aussi connaît une espèce de fausse économie qui, à l'occasion, voudrait d'un seul coup faire de grands bénéfices et néglige en même temps de bien administrer la provision acquise et de l'augmenter sans cesse; - mais en face d'elle il - existe une a,utre méthode d'acquisition, juste et certaine: elle dispose et maintient toutes les circonstances de façon que les mêmes sentiments, les mêmes résolutions se reproduisent toujours et se fortifient et s'affermissent par là mème. On devra donc s'occuper avant tout à faire entrer et rester la culture morale constante dans la bonne voie ; il faudra même augmenter de sollicitude quand des mesures prises occasionnellement ont dérangé quelque chose dans la situation auparavant bien ordonnée. Des façons inhabituelles tout comme des événements extraordinaires, - surtout les punitions et les récompenses, laissent facilement des impressions qui ne doivent ni durer ni surtout s'accumuler. C'est un art tout particulier que de savoir tout ramener à l'ancien état de choses en organisant sa conduite comme s'il ne s'était rien passé.
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II
.LA
CULTURE
MORALE
AU
SERVICE
D'INTENTIONS
PARTICULIÈRES
Il nous faut rappeler d'abord ce que hous avons dit au chnp1tre III sur l'élément détetminable et déterminant du caractère. Ce qui est déterminable, ce sont les appétits grossiers et le vouloir, c'est-à-dire ce que l'on veut supporter, posséder, faire. Ce qui est détetminant, ce' sont les idées, c'est-à-dire l'équité, la bonté, la liberté intérieure. Ces deux éléments ont leur origine dans l'ensemble du cercle d'idées; ils dépendent par conséquent, dans leur développement, des mouvements divers de l'âme, des instincts animaux aussi bien que des intérêts motaux. Mais il ne s'agit plus ici de leur origine, puisqu'à plusieurs reprises j'ai dit ce que je pensais de·Ia formation du cercle d'idées. Nous considérons plutôt, à l'hèure àètuelle, les résultats du cercle d'idées existant qui se manifestent sous une forme double, partie dans le détetminable moral, partie dans le vouloir détérminant et vorit ainsi audevant de la culture moralé qui peut les restteindre ou les favoriser. Nous nous ttouvons alors én présence · d'un travail de cotnbinais<in, semblable à eelui qu'au livre II, pour indiquer la matche de l'enseignement, nous avons exposé èn forme de tableaux. Quelle doit être là fonction de la culture occasionnelle ou constante pour dévelo·p per, dans le jeune homme, l'esprit de patience, de propriété, d'activité, en même temps quê les idées d'équit6, de bonté, de liberté inté11>
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PÉDAGOGIE &ÉNiRALE
rieure? Comment doit-elle collaborer à tous égards pour tenir, déterminer, régler, soutenir? Comment doit-elle surtout contribuer pour sa part à f'ensemble de la formation et à chaque idée morale en maintenant l'esprit enfantin, par l'approbation ou le blâme, le souvenir ou l'avertissement, par la confiance qui élève la force morale personnelle? Je laisse aux lec. teurs, ou plutôt aux éducateurs en pleine période de travail le soin de se livrér à ce sujet à de longues mé- . dilations, afin de t.o ut coordonner. Les raisons citées plus haut me seront une excuse suffisante si je n'essaie pas une fois de plus de donner une esquisse embrouillée de l'enchevêtrement de ces idées et si je me contente, après avoîr rappelé la possibilité d'un tel enchevêtrement, d'y ajouter encore, mais avec une rédaction plus libre, quelques remarques ayant trait au même sujet. Ce qui importe pour la manifestation d'un caractère juste et exa_ ce n'est pas seuiement l'élément moral ct, de la volonté, mars encore ce qui transparaît en quelAue sorte sous cet élément, c'est-à-dire ce que l'homme aurait voulu et mis à exécutio·n, si la détermination morale n'était pas venue modifier la direction de l'activité. Prenons deux personnes absolument pareilles quant à la bonté de la volonté: quelle différence n'y aura-t-il pas dans les actes et l'effica_ cité de cette même bonne volonté, si l'un des individus se voit forcé de compter avec toute sorte de capr'ices faibles et changeants, tandis que l'autre n'a qu'à dominer, par les résolutions morales qui s'y ajoutent, un ensemble solide et bien ordonné d'aspirations ! Dans ce dernier cas la . résolution morale trouvera de quoi s'appuyer; à côté de ce que l'on était capable d'oser et de penser, le
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choix meilleur ressort maintenant comme choix. Et grâce à cela la résolution morale trouvera une autre fois une mesure de force et de rapidité comme aussi d'habileté à manœuvrer parmi les obstacles extérieurs, plus grande que ce qu'elle aurait pu faire à elle seule. Enfin, chezleshommesaucaractèredéjà ferme, les conséquencés, toutes les fois que ces homrri:es se sont déterminés eux-mêmes paN:levoir, se produisent de façon continue; un autre individu, par contre, s'arrêterait à tout instant., recommencerait et ne pourrait faire appel aux travaux adjuvants les plus ordinaires que si l'impulsion lui en vient directement des considérations morales; ce qui entraînerait une confusion regrettable de ce qu'il y a de plus élevé avec ce qu'il y a de plus bas et les rendrnit tous denx insupportables. Mais comment les appétitions et le choix peuventils s'être décidés et affermis par des maximes, comment un plan solide peut-il s'établir en vue de la vie extérieure, sans que ce choix, ces maximes, ce plan partent de ce que l'on s'efforce de posséder et de faire et se continuent par ce que l'on s'apprête à supporter et à entreprendre dans ce but? Tout cela se concentre en un seul choix; et quand l'activité n'est pas en rapport avec les désirs de propriété, quand la patience vient à manquer juste au moment. où il s'agit de profiter des bons instants, les inconséquences dans la vie extérieure et le manque d'harmonie à l'intérieur se-r0nt inévitables. A force d'enchevêtrer ainsi ce qui, en lui-même, n'a rien de commun ,avec la moralité, la réflexion finira par se trouver embarrassée à son tour, et c'en est fait alors de la disposition pure et sereine de l'âme, qui seule permet dè voir et surtout de faire le bien. Chez ·les peuples il en va de même : la régres-
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sion de la prospérité et de l'ordre extérieur entraîne la disparition du bien; mais la réciproque n'est pas vraie: le bien ne revient pas avec la prospérité et l'ordre extérieur. Néanmoins les dispositions d'esprit qui renfermenb l'esprit de résignation, de propriété, d'activité, sont spécifiquement distinctes. Le .premier est conciliant, le second ferme et constant, le lroisième un perpétuel recommencement. Les maximes de la patience sont négatives, celles dela propriété sont positives t cellesci dirigent avec persistance l'attention sur le même objet; les maximes de l'activité, au contraire, sont un progrès constant de l'esprit d'un objet à l'autre. Il semble donc difficile de réunir en une seule personne et avec une énergie éminente des dispositions si dissemblables. Il est plus difficile encore de concilier ce que l'on veut supporter, posséder et faire et de le faire rentrer dans un seul et même plan de vie. Et c'est d'autant plus difficile qu'en bonne logique un plan de vie ne peut pas être quelque chose d'absolumenl concret: il peut, tout au contraire, contenir uniquement les maximes générates d'après lesqueUes an pense tirer parti des occasions possibles, en vue dé faire va~oir des talents ou des avantages particuliers. Mais voyons d'abord le détail puis nous étudierons l'ensemble. De très bonne heure· il y a moyert de s'exercer à la patience. Le plus petit enfant est destiné par la nature à se soumettre à ces exercîces; et seule une méthode absolumenterronée pourrait, soit parun excès de gâterie ou un excès de sévérité 1 rendre la patience difficile à l'enfant. Grâce aux pédagogues mod·e rnes nous avons une vo_ moyenne juste et nettement déterminée et ie
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je puis considérer cette détermination comme acquise. De très bonne heure on peut également exercer l'esprit de propriété. Au point de vue pédagogique le présent sujet est bien plus déticat que le précédent. Représentez-vous d'une part un jeune enfant qui veut faire valoir ses droits de propriété, et d'autre part un garçon qui ne sait pas -ménager son argent de poche: cela suffira pour nous rappeler que l'esprit d'économie doit être créé de bonne heure, sans que cependant l'on fasse tort au bon cœur enfantin qui n'est guère compatible avec l'exclusivisme. - Sans nous préoccuper davantage de considérations morales un simple regard jeté sur la nature de l'enfant nous montre qu.e le véritable esprit de propriété ne réside nullement dans ce mouvement capricieux qui, durant un instant, -veut avoir telle ou telle chose, mais dans l'acte de la retenir continuellement, qu'il suppose donc une direc.:. tion ferme de l'esprit vers un point unique, et que, s'il S(l manifestait de très bonne heure, il indiquerait une sorte de maladie mentale on du moins un manque de vivacité: l'enfant, en effet, a tellemenl à faire pour suffire aux c0nceptions et aux expériences dans un moJlde encore nouveau pour lui, qu'il ne trouve pas le temps de fixer dans sa pensée la propriété d'une seule chose. Au lieu donc de provoquer exprès une telle maladie, il faudrait au contraire, si elle se manifestait - d'elle-même, employer le remède naturel, c'est-à-dire provoquer de plus en plus l'onfant à se donner des occupations multiples. Mais il y aura ·bientôt parmi les choses laissées à l'enfant certains objets sur l'usage desquels il compte et dont la privation lui resterait toujours sensible. Ces objets, ~n peul dire qu'ils sont siens et laisser son esprif de propriété s'y exercer.
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Mais il ne doit pas posséder en propre plus que son esprit ne peut contenir. En outre, les échanges opérés entre ce qui lui appartient et cé qui est à d'autres l'amènera de façon pressante à bien évaluer la valeur des choses. Et cela constitue une préparation en vue du temps où on lui donnera de l'argent. Afin qu'il comprenne en même temps que toute propriété demande ·de la peine, on lui fera régulièrement tout acquérir; mais on n'atteindra pas ce but quand, à la façon des grand'mères, on leur achète souvent leurs petits produits au-dessus de lew valeur marchande. - Il en va de même pour ce qui regarde la possesion de l'honneur. L'ambition, dans les premières années, serait une maladie, la pitié et la distraction en seraient les remèdes efficaces. Mais de même que le sentiment naturel de l'honneur se développe lentement et graduellement au fur et à mesure que grandissent les forces de l'esprit et du corps, de même il faut en prendre un soin jaloux et le préserver absolument de toute maladie mortelle. L'homme, en effet, a besoin, pour vivre, auss1 bien de l'honneur que de la possession matérielle des choses: celui qui gaspille l'un ou l'autre passe dans la société, et à bop droit, pour un vaurien. Et si, par la faute des artifices pédagogiques les soins à apporter au développement naturel de l'un ou de l'autre se sont trouvés entravés ou même absolument contrecarrés, il en résulte plus tard une faiblesse funeste, ou bien le sentiment, dans des éveils soudains, fera des soubresauts et n'en deviendra que plus aisé, ment la proie des préjug·és les plus vulgaires. - Ayez · donc soin de remarquer si un garçon a quelque considération au milieu de ses compagnons ou si, grâce à de petits travers, il devient l'objet de leurs taquineries.
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Dans ce dernier cas il faut le soustraire à ce commerce réellement préjudicable ; et n'allez pas vous aviser de vouloir punir les taquins qui ne sont pas dignes d'occuper votre sensibilité; mais votre coup d'œil pédagogique vous dira quelles suites pourraient en subsi~ter chez l'élève confié à vos soins. Cherchez à guérir ses faiblesses, à donner plu3 de relief à ses qualités et choisissez-lui une société dans laquelle ces qualités soient suffisamment remarquées pour faire passer sur toutes les petites imperfections qui pourraient s'y rencontrer. Enfin l'on peut de bonne heure faire des exercices d'activité. Dès que se. manifeste le moindre souci d'occupation, auquel l'enfantsetrouve manifestement invité par les objets qui l'entourent, il faut nourrir ce penchant, le guider, l'observer sans discontinuer, èssayer de l'amener, tout doucement et sans heurt, à se fixer et à s'arrêter plus longtemps au même objet et à poursuivre la même intention. Il est permis, certes, de jouer avec l'enfant, et de le conduire, en jouant, à des occupations utiles, à condition d'avoir compris au préalable tout le sérieux qui réside dans le jeu de l'enfant, ainsi que l'effort volontaire auquel il se livre dans des moments propices, à condition encore de ne pas s'abaisser jusqu'à lui, ce qui le gênerait et l'empêcherait de s'élever, parce qu'on aurait l'air de vouloir l'instruire encore dans les enfantillages auxquels, sans cela, il n'aurait pas tardé à renoncer. - Pour l'enseignement - analytique ou synthétique - qui vise à la clarté des idées élémentaires et en fait le début du travail proprement dit de l'éducation, on s'efforcera de gagner par le plus court chemin l'activité de l'enfant. - L'activité morale est salutaire, el1e aussi,
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tout comme l'activité des meQ1bres et qes organes intérieurs; il faut donc mettre le toµt en mouyement e.q même temps, afin d'~rriver au résqJt&t voulu, &aqs épuiser âucune force. Se~.1le une occupation longtemps prolongée sans être i11téressante consume l'esprit et le corps; mais cette consomption ne se fait p&s assez vite p,our que nous pµissioni;; nous dispenser de surmonter les premières difficultés de ce qui intéressera soµs pe4. Il faut habituer l'enfanL à l'activité lél plus va1-iée. Dès que l'enfimt réussira surtput tel oq tel travail, son activité en prendra une directioq particulière; il y aura ioujours un choix fait parmi les occupations, et ce choix prodµira toujours des traits particuliers dans le canictère et le plan de vie. , Mais cette directioq de l'~~tivjté qpit encore cadrer avec les désirs de propriété, et tous qeux doivent s'armer de cette patience, de celte sprte d'endurance dans l'attente et lé\ souffrance · que les circonstances exigent de préférence poµr <le tf!ls vœux et une telle activité. -Il ne s'agit pas ici d'alourdir les débuts de l'éducation par des exercices spéciaux afin çl'endur~ cir l enfa,nt en vue de telle pu telle professio:p. déterminée l La préoccupation de la cultur~gé:p.érale ne p.erm_et même pas à renfant de vou}Qir savoir, dès maintenant, ce qu'il a envie de faire plus tard et de kl\cer, suivant ce but, des limites à son intérêt.L'homme qui possède une culture multiple est prépar~ da.os beaucoup de sens; il peut choisir a,i:,sez tard, parce qµ'il lui sera toujours facile d 'acquérir les talents spéciaux nécessaires ; et par ce ohoix tqrdif il gag·nera infiniwent en sûreté de ne pas se tromper parce qu'il aura mal jugé de ses prédisposi~ions ou que les circonstances auront varié.
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Mais ce choix tardif fait par le jeune homme pourrat-il réunir dans une juste mesure les penchants qui l'inclinent à supporter, à posséder, à faire? on est en droit de l'attendre d'un esprit lucide, pleinement développé. Car ceci est l'affaire d'une réflexion énergique plutôt que de n'importe quel exercice préparatoire. On n'aura qu'à laisser cette réflexion opérer tout à son aise ; que l'on se garde de troubler l'adolescent qui commence à se déterminer lui-même, en faisant valoir toutes sortes de considérations secondaires ou même les prétentions d'une culture morale jamais terminée: sans s'en douter, on aboutirait ainsi à de véritables cruautés à l'égard d'une âme délicate et sensitive. Il faut au contraire prendre l'hapitude d'envisager l'avenir et de considérer le monde à la façon même du jeune homme. Une fois de plus nous constatons donc que la culture morale est le centre de · toute éducation. Seuls les hommes qu'on a laissés grandir dan~ des concep· tions embrouillées, voire même absolument fausses, ou ceux encore auxquels on n'a laissé nulle responsabilité à force de les Lirailler par les fils ténus de leur sensibilité junévile (les premiers comme les derniers sont du reste incapables de s'accommoderau monde), sefrottentet s'usentaux contradictions de leurs propres efforts pour succomber finalement avec d'autant plus de sû.reté sous la rude ,nécessité de s'occuper de leur existence matérielle el de s'arranger des autres convenances de la vie civile. Üe tels phénomènes peuvent alors inciter les éducateurs à accumuler une masse d'artifices méticuleux, afin d'inculquer à la jeunesse une somme d'aptitud~s en vue de l'el'.istence commune; ils peuvent même les pousser à vouloir acca-
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parer, par de tels verbiages, l'attention des hommes adultes, et remplir les librairies. - Pour peu que l'on ait pris soin d'assurer la chaleur de l'intérêt moral et la santé physique, il se trouvera bien, en fin de compte, suffisamment d'intelligence et de souplesse pour permettre à l'homme d'affronter la vie. Et les procédés adjuvants de la culture dont nous avons parlé plus haut servent uniquement à nous donner plus d'assurance, plus de fermeté et de courage pour traverser la vie et nous permettent d'exercer avec plus de sûreté, j'allais dire avec plus de convenance intérieure, la domination morale sur nous-mêmes. Mais n·oublions pas qu'il s'agissait simplement ici d'édifier le piédestal sur lequel, doit se dresser la dignité morale. La culture morale n'aurait pas une tâèhe bien relevée si ell_ n'avait qu'à développer l'esprit d'endurance, de e propriété et d'activité de façon à déterminer et à consolider, non plus ce qui devrait toujours transparaître sous les résolutions morales, mais un caractère ferme, étranger à la moralité. La véritable tâche de la culture morale consiste tout au contraire à surveiller et à rectifier, durant toute la durée de l'éducation, le rapport qui existe entre ce genre de développement et la formation morale. C'est l'élément moral qui doit manifestement l'emporter sur l'autre; mais avec. les petits poids comme avec les grands, il y en a toujours un qui se trouve être plus lourd. Quand il s'agit de jeunes gens étourdis, les deux poids restent longtemps égaux : une légère prépondérance décide finalement de toute la vie. Chez des t~mpéraments posés, dont l'attention s'attache de bonne heure à l'éclat des biens et de la richesse, _ fortes conceptions de ce genre de
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se concilient parfois avec une énergie morale et religieuse, malgré tout, profonde. - Mais comment faire pour imposer des règles à l'observation et à la rectifi_ cation d'un rapport de cette importance? J'avoue mon impuissance, et je pense que l'éducateur en fonction n'aura pas de sitôt à partager avec une théorie quelconque le mérite qu'il s'acquiert en cela. Je passe dcmc à la deuxième partie de ce rapport, qui, prise à part, me force à faire encore quelques remar·q ues, brèves d'ailleurs, puisque ma philosophie pratique nous manque encore. Comme élément original multiple, auquel se rapporte l'idée de moralité par l'exigence de l'obéissance en général, j'ai nommé l'équité, la bonté, la liberté intérieure. J'ai déjà fait remarquer que sous le terme d'équité se trouvaient réunies deux idées pratiques spécifiquement différentes, entièrement indépendantes l'une de l'autre. Ces deux idées sont le droit et la justice. Pour les caractériser, nous dirons que la devise : ~ chacun le sien, s'applique au droit, tandis que la devise : à chacun ce qu'il mérite, s'applique à la justice. Et pour se convaincre que nos droits naturels difformes ont mélangé de la façon la plus étrange et embrouillé ces deux postulats, on n'a qu'à se souvenir, pour le moment, de ce qu'on appelle la balance de la Justice, et à se demander ce que le Juge ferait de cette balance dans le cas où quelqu'un réclamerait ce qui lui appartient. - On pqurrait encore réfléchir un peu . plus sérieusement à la fameuse contradiction : summum jus, summa injuria, afin de comprendre que le terme jus renferme .absolument, comme notre terme d'équité, deux idées absolument différentes, qui ne peuvent ni se contenir ni se déterminer l'une l'autre. - Mais ce
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qui fut jusqu'ici, dans la philosophie pratique, la raison d'une confusion considérable, peut être en pédagogie le motif de réunir les deux idées différentes. Elles se produisent en effet, la plupart du temps, ensemble et dans les mêmes circonstances ; elles se mêlent aux mêmes décisions ; et l'on ne peut guère supposer qu'une âme naïve, qui jette sur l'u~e un regard moPal acéré, n'ait en même temps de l'atte.ntion pour l'autre. Les mères qui maintiennent le bon ordre parmi leur~ enfants p.écident bien des fois suivant l'une ou l'autra idée; cela ne veut pas dire qu'elles ne se trompent jamais, leur erreur provient d'ordinairn de ce qu'elles veulent elles-mêmes trop gouverner. C'est ce qui m'amène à la remarque principale qu'au point de vue pédagogique je dois faire ici. En elle- ' même la grande affaire de l'éducation, qui veut que chez la jeunesse le sens de l'équité se manifeste de bonne heure, s'accomplirait sans difficulté, si la culture morale et le gouvernement ne laissaient rien à désirer; les conceptions morales qu~ rentrent dans ce cadre seraient entre toutes les premières et les plus naturelles, si on permettait aux enfants de se grouper et de s'arranger un peu plus à leur gré, et si en fin de compte on pouvait s'en occuper moins. Dès que des hommes, petits ou grands, entrent en contact, les relations auxquelles se rapportent ceS- conceptions se proçlµisent d'elles-mêmes en grnnde quantité. Chacun possède bientôt quelque chose de particulier que tous \es autres lui reconnaissent; ils sont en relations et échangent des choses ou des actions suivant des prix établis avec plus ou moins de fixilé. Seule rinterventï'on des adultes, ou du moins le pressentiment qu'une telle intervention puisse se produire, rend incertaine
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. toute idée d'équité parmi les enfants et la soustrait à leur estime i le gouvernement paternel, malgré toute ses bonnes intentions, partage cet effet avec le gouvernement despotique. Il est évidemment impossible de gouverher des enfants comme des citoyens. Mais on peut bien établir, pour son usage personnel 1 la maxime suiva,nte : ne jamais altérer r sans de graves raisons, ce qui existe che2i les enfants, ni changer leur commerce en une complaisance forcée. S'il y a des discussions, la première question doit toujours s'informef de ce que les enfants ont convemi ou établi entre eux ; on prendra d'abord le parti de celui qui, de qùelque façon que ce soit, a perdu ce qui lui appartenait. Mais ensuite on tâchera de procurer également à chacun ce qu'il a mérité, toutes les fois que cela se peut sang froisser ni violenter le droit. Enfin, par delà toàtes les contingences, on attirera l'attention sur le bien général, en faisant remarquer qu'il faut savoir lui sacrifier volontairement ce que l'on p'ossède ou ce qu'on a mérité et qu'il doit être la mesure essentielle de toutes les conventions à établir désormais. Une fois que la culture morale a franchi les premiets éléments, elle ne doit plus du tout permeUre--à l'élève de faire habituellement de son groit le motif déterminant de ses actions; seul le droit d'autrui doit être pour lui une loi rigoureuse. Personne n'a licence d'inventer à son profit un droit primordial; personne ne doit avoir l'audace de glisser dè son propre chêf, à la pface du droit existant, un droit pius raisonnable. L'expression bonté doit rappeler la bienverllance. Il importe beaucoup de distinguer ici deux points dont il faut s'occupér au même titre, justemenf parce qu'ils sont l'origine différents et indépendants l'un de
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l'autre, que par suite ils se trouvent rarement réunis avec la même force, tout en étant tous deux indispensables pour faire de la bienveillance un trait ferme du caractère. Il faut en effet qu'il se trouve, dans l'élément objectif dn caracLère, une bonne mesure de bienveillance en t?.nt que sentiment naturel; mais il n'est pas moins nécessaire que dans l'élément subjectif l'idée de bienveillance, en tant qu'objet du goût moral, soit arrivée à maturité. Jamais les philosophes n'ont donné à cette dernière considération la place et le rang qui lui .reviennent (1 ) ; l'enseignement de la religion est seul à contenir quelques maximes auxquelles il ne manque que le calme et la sobriété de la réflexion. On dirait que l'humanité a fréquemment la malchance de ne voir la b_ienveillance se conserver que dans le sentiment et disparaître au fur et à mesure que le caractère, grâce à la réflexion, prend un air plus froid. Et, en effet, il est malaisé, comme je le montrerai en détail en un autre endroit, de maintenir l'idée de la bienveillancé dans toute sa pureté (2). - Faire en sorte que le caractère ne soit pas privé de la bienveillance en tant que t=entiment, ou de la bonté d'âme : voilà ce qu'on réalisera en excitant vivement la sym(1) Serait-ce les Anglais ou ceux qui se mettent à leur remorque? Considértiz seulement combien Schleiermacher, dans sa critique morale, en vient facilement à boul. Mais qu'un critique comme lui, en qui la douceur et la sagacité s'unissent d'une façon si rare et sî remarquable, se soit ici contenté de si peu et ait pu totalement négliger, en voyant tout le ridicule qui offusque ses yeux, de rechercher le véritable facteur de la chose au fond des âmes : voilà ce que probablement une éthique future essaiera de rendre compréhensible. (2) Ces deux idées de bienveillance et d'équité qui ont été le plus méconnues j.usqu'à nos jours ont justement besoin, plus que les autres, de l'art spéculatif pour s'établir avec justesse.
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pathie (nous ne pouvons établir ici la différence entre sympathie et bienveillance). Afin de répondre à l'ins- lruction à cet égard, la culture morale devra veiller à ce que les enfants restent beaucoup en commun et qu'ils soient compagnons de plaisir et de peine. C'est le contraire qui au..raitlieu si l'on autorisait souvent des occasions où leurs intérêts sei:aient divergents. Mais il y a une grande différence éntre s'intéresser avec sympathie et bienveillance à une douleur ou à une joie, et considérer la bienveillance elle-même. Dès qu'il est question de bienveillance, le temps est venu pour le goüt de se rendre compte de l'approbation qui est le résultat nécessaire de la contemplation calme. Les peintures de sentiments bienveillants, des récits de faits où ils se sont manifestés peuvent acquérir le plus haut degré d'évidence par les traits les plus individuels; mais il ne faut pas que par l'émotion ils essaient d'entraîner le cœur, ou bien ils détruisent la disposition d'esprit où ils pouvaient réellement plaire. Lorsque donc l'excitabilité des enfants mêle ellemême l'émotion à la contemplation, on n'a qu'à jouir en silence du plaisir que procure toujours l'éclosion. de sentiments aimables ; mai5 on doit se défendre . d'augmenter encore l'excitation; on fera bien d'arrêter tout doucement et de revenir aux choses sérieuses. Les transports se calment, ils se font plus rares d'année en année, le jeune homme devenu plus instruit les tourne même plus tard en dérision, les renvoie dans le domaine des folies de jeunesse, et les maximes de l'égoïsme réfléchi les oppriment violemment, à moins que la maturité et la fermeté du goû.t ne s'y opposent et ne fassent naître une prudence d'un autre genre. C'est une des expériences pédagogiques les plus dé-
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sagréables mais nullement inattendue, que de constater la facilité avec laquelle des caractères bienveillants commencent à se pervertir, dès qu'ils restent un certain temps sans surveillance. A cet égard il faut redouter surtout la disposition d'ordinaire excellente à une virilité précoce. Par rapport aux dispositions naturelles on dirait presque que les hottun'.es enclins à la bonté et ceux portés vers la liberté intérieure forment lès deux cont1·aires (f ). Les hotnme1'J au cœur char:itable, qui peul vent éprouver un plaisir des plus ardents à voir le bonheur d'atitrni, aiment d'ordinaire le bien-être personnel et font de larges concessions au cbangemehi fréquent de sentiments ; ies hommes forts que la mauvaise fortuné ne peut. abattre et qui ne veulent rien savoir de soumission ont l'habitude de taxèt de faiblesse et de critiquer froidement ceux qui se sont courbés. Le conttaste ici ne repose nullemept dans les jugements du goüt qui produisent les idées de ll:l bienveillance et de la liberté intérieure; car ceux-ci sont absolument ihdépendants les uns des autres, et pour cela même, ne se combattent ni ne se favorisent. Il se trouve plutôt dans l'élément objectif de~ caractères qui rend difficile ou facile l'exécution des idées. Qu'on veuille bierr se rappeler Oup.6·, et 1hn6up./o: de Platon. L'âme sensible et appétitive qui constate en elle-tnême beaucoup de plaisir ét de déplaisir possède justement en cela
(1) Je dois probablement prier certains lecteurs de ne pas songer à la liberté transcendentale quand je parle de liberté intérieure. Tous hous avorts conscience de cette derhière quand, en dépit de nos inclinations, nous nous excitons au devoir; qutmt â l'autre nulle pédagogie Joit l'ignorer, parce qu'elle ne saurait qu'en faire. Ma pédagogie à moi n'en veut rien savoir, parce que ma philo8ophie la rejette,
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le principe d'une vive sympathie, en même temps qu'une source abondante de bienveiilance naturelle; à cela s'ajoute encore d'ordinaire la déférence que l'élément S!].bjectif aime montrer à l'élément objectif du caractère, lequel joint volontiers aux penchants des maximes correspondantes. Plus la sensibilité, au contraire, est faibie, plus l'activité de toute sorte et la conscience del' énergie sont fortes; et plus grande est l'aptitude en vue d'un vouloir véritable et résolu (d'après ce que nous avons dit plus haut de l'action comme principe du caractère); et ceci prépare le terrain au vouloir consécutif de la connaissance. Mais il arrive que cette connaissance ne cadre pas toujours parfaitement avec la bienveillance considérée comme sentiment naturel; il est plutôt de la nature de la liberté intérieure de n'obéir, sans condition, à aucun sentiment naturel. Si par conséquent l'idée de bienveillance fait .défaut, l'individu qui jouit de la liberté intérieure mettra son orgueil dans sa froideur, ce dont les hommes aux sentiments chauds, pleins de bienveillance, se froisseront à juste raison. Le développement de cette idée n'en est que plus nécessaire. - Pour ce qui concerne-le développement convenable de l'idée de liberté intérieure, il relève d'abord de la philosophie, puis de la pédagogie; et je ne manquerais pas de me perdre dans l'obf3curité la plus grande, si je voulais, en pédagogue, continuer mon raisonnement. - Il faut simplement se garder de trop parler au jeu{!e homme de son unité avec lui-même: il l'organiserait, en effet, conformément à ses inclinations. On doit bien se douter que les indications plus que sommaires que j'ai données jusqu'ici par rapport aux idées pratiques permettent <le déduire bien des règles
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assez délicates concernant l'enseignement éducatif, surtout l'enseignement synthétique; qu'entre autres choses elles seules sont capables de faire paraître sous le vrai jour le. caractère pédagogique du procédé consistant à faire lire d'abord Homère, puis Sophocle et Platon, enfin °Cicéron et Epictète. On pourrait encore trouver une autre indication du même genre en comparant l'Ulgsse de Sophocle avec celui d'Homère, si par hasard l'on voulait étudier le P hiloclèle immédiatement après l'Odyssée. On pourrait encore se demander quelle serait l'influence bienfaisante du fondement historique, si importanl en éducation, de notre religion positive, si la connaissance du Socrate de Platon tel qu'il nous apparaît dans le Criton ou !'Apologie avait précédé et què la morale stoïcienne servit ensuite d'introduction aux con.ceptions de Kant et de Fichte. Il n'est pas besoin de rapp~ler à quel résultat, absolument contraire à toute pédagogie, l'on aboutirait, si au lieu de se concentrer successivement en chacune de ces opinions, on voulait les amalgamer toutes en un mélange malpropre. Mais ce n'est point l'affaire d'une pédagogie générale d'exposer par le détail des choses de ce _ genre; elle peut tout simplement i10us amener à nous demander ce qui est nécessaire et utilisable pour répondre aux postulats essentiels. Pour la même raison je ne puis développer ici l'utilité que chacune des idées pratiques retire de l'instruction calculée d'abord en vue de l'intérêt multiple. Tout le monde, du reste, remarquera probablement que dans les cas où la sympathie, l'intérêt social préparatoire et enfin la. disposition d'esprit favorable à l'éclosion du goO.t sont provoqués et entretenus, il se formera bien tout seul une somme de conceptions,
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~a~s l~s.telles? par ~uite, une excellente exposition e. a~ l osophie pratique n'aura qu'à puiser les idées prmc1pal~s pour les déterminer plus nettement aux y~ux des Jeunes gens et fixer définitivement les ,ri pi n cipes de la morale. . Mai~ à côté de l'enseignement approprié l'esp ·t inventif pédaO' · · ' . oog~que d oit être continuellement ri en éveil, occupé à provoquer et à utiliser les occasions d~ns lesquelles les s.entiments moraux pourront à leur aise se montrer éveillés et vivaces ' se dé ve lopper et A' . ' s exer~er. 1-Je besoin de nommer les plus belles de ces . occa.,:non~. les f_êtes de famille? Au 'u d' Il échapper à l'altent1011 m ~ _ _ · ,. C; ne _e es ne doit 1 cateur. On se tromp~raü grossièremèri( 1Ce~Cvtth; 1,. ron croyait que ces impressions bienfaisantes, dont l'efficacité se continue pleinement durant de longues années, auront une forée considérable même dans un âge plus avancé: si l'on espérait pouvoir, en quelque sorte, composer tout le caractère d'un homme avec de telles émotions sentimentales. Mais l'état d'âme dans lequel on sait mettre et maintenir la jeunesse agit fortement sur l'élaboration intérieure de ce que l'enseignement a fourni, sur la manière de juger les expériences et les connaissances, sur l'énergie et la fusion des premières conceptions du bien.et de l'éternel vrai. Auta:qt que possible ce ne sera point par des occasions disséminées, mais plutôt par dés occupations continues qul'l l'on tiendra en haleine le sentiment du droit, la bienveillance, ~·empire sur soi-même. Pour la bienveillance, on n'en manquera pas~ quant au sentiment de droit et de justice l'on pourra voir naître tout seuls, sinon des exercices continus, du moins
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des exercices répétés entre frères et sœurs et camarades, du moment que la propriété, l'acquisition et les institutions qu'elles entraînent ne manquent pas totalement dans ces petits cercles ou que la culture morale ne les traite par trop rigoureusement. L'empire sur soi-même, qui assure à l'homme la liberté intérieure, trouve de nombreuses occasions de s'exercer, non seulement dans le moral proprement dit, mais encore dans tout ce qui peut, d'une façon ou d'une autre, relever du goût. Point n'est besoin ici de faire la -chasse aux raffinell?-ents pédagogiques ; point n'est besoin d'imposer des privations ni des pein~s arbitraires, sans utilité déterminée, qui · n'ont rien de commun avec la liberté intérieure : celle-ci consiste en effet à suivre la connaissance claire une fois acquise. Mais on aura soin d'entraîner de bonne heure et avec une sollicitude toujours croissante l'esprit à distinguer ce qui a le goût pour ou contre soi ; et depuis les efforts en vue de la propreté et de l'ordre jusqu'aux attentions exigées par les relations sociales il se constituera ~e la sorte une infinité de petites obligations dont la mise en pratique _ tiendra l'esprit dans une continuelle tension bienfaisante. Mais c'est dans ces choses que la culture morale doit surtout se défier d'une certaine énergie, que la saine appréciation de la situation ne saurait approuver. Rien ne doit être traité avec une importance exagérée, si l'on ne ·veut pas que l'âme naïve considère les choses petites comme de réelles mesquineries; il faut au contraire essayer de toujours réussir par la douceur et la persuasion. Le gouvernement intervient en cas de besoin. Mais si l'on confond la culture morale et le gouvernement, si on laisse la force, qui, par des interventions passagères,
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rétablit ce que les enfants ont gàté, se continuer toujours et faire obstinément sentir son action jusque dans les moindres èirconstances, si l'on donne à la pression la vigueur qui n'appartient qu'au simple choc, on aurait tort de s'étonner en voyant que la force de la jeunesse se trouve avoir le dessous et qu'en fin de compte le sauvageon privé de toute éducation l'emporte sur l'homme débile et trop cultivé. Tout jeune l'enfant est incapable d'apprécier le bienfait de l'éducation. L'enfant de douze ans, si vous lui avez donné dès le jeune âge la direction voulue, l'estime au-dessus de tout, parce qu'au fond de lui-même il comprend qu'il a besoin d'être guidé. L'adolescent de seize ans commence à réclamer pour lui-même la tâche de l'éducateur; il a, du moins en partie, compris les vues dP. celui-ci, il s'y rallie, les applique pour se tracer sa voie, se traite lui-même, et compare ensuite ce traitement avec celui que l'éducateur continue à lui appliquer. Et il arrive ce qui ne peut manquer : se connaissant mieux que quiconque, ayant de lui-même la vue la plus immédiate, il lui arrive parfois d'y voir beaucoup plus clair que l'éducateur qui, malgré tout, reste toujours une autre personne. Et naturellement il se sent opprimé à tort, et sa docilité se transforme de plus en plus en ménagement à l'égard du bienfaiteur de ses premières années. Mais encore voudrait.-il souffrir le moins possible de ce ménagement. De là ces tentatives de se soustraire tout doucement à l'éducation. Et ces tentatives augmenteraient dans une progression rapide si, d'une part, l'éducateur ne s'apercevait de quelque chose et :3i, d'autre part, l'élève ne commettait encore bien des manque-
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ments qui, à ses propres yeux, l'exposent à la censure. Malgré tout, elles se multiplient. - C'est alors que l'éducateur, pris d'une espèce de malaise, sera tenté d'en finir brusquement. Mais son devoir le retiendra. Ses interventions· se feront plus rares, plus mesurées et de plus en plus il supposera chez l'adolescent une sensibilité délicate, facile à exciter; il s'efforcera de toucher l'élément subjectif plus que l'élément objectif du caractère; il n'essaiera pas de tenir les rênes, il se bornera à tenir la main qui a saisi les rênes. Ce qui importe surtout alors, c'est de fixer et de rectifier définitivement les principes qui vont désormais commander la vie. Etvoilà pourquoi l'enseignementdevra se continuer encore alors que la culture morale a presque disparu. Mais l'enseignement lui-même ne s'adresse plus à un esprit simplement réceptif. Le jeune homme veut juger par lui-même. Or tout examen commeRce par le doute. Pour ne pas rester éternellement prisonnier dans son habituel cercle d'idées, il pénètre dans les sphères d'opinions différentes, contraires. De petites différences dans les vues, constituées peu à peu mais restées jusqu'alors inaperçues, se font sentir et augmentent à la faveur d'impressions étrangères .auxquelles le charme de la nouveauté donne de la force. Les principes se plient aux circonstances et cela précisément dans les années où la nature phy. sique de l'homme et les conditions sociales élèvent des prétentions Yiolentes. Qui s'érigera dès lors en protecteur du travail si pénible dè l'éducation? Qui? Mais l'adolescenllui.:.même, avec so justesse intérieure, lei vérité de ses convictions, la clarté et l'étendue de son regard moral, le sentiment qu'il est supérieur aux hommes et aux opinions, enfin la gratitude intérieure
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qui lui rappellera sans cesse les soins assidus grâce auxquels une telle supériorité s'est trouvée possible? Et si l'éducateur a commis des fautes, il faut qu'il ait le courage d'en contempler maintenant le ré§>ultat et de s'y instruire encore. - El que maintenant le jeune homme « devenu grand, entende d'autres discours ! » Que le temps l'entraîne à ses illusions et à ses renseignements, à ses tourments ~omme à ses joies! Ou que lui-même essaie d'intervenir dans la fuite changeante des années, afin d'éprouver et de montrer son courage et sa force quïl doit à la nature, à l'éducation ou à l'expérience personnelle!
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HERBART ANNONCE LUI-MtME SA : PÉDAGOGIE GÉNÉRALE.
( Gottingische gelehrte Anzeigen, n• 76, 12 mai 1806, pp. 753-758.)
Mon livre n'a pas d'avant-propos. La présente annonce peul d'autant mieux en tenir lieu que l'auteur, ne désirant pas cacher un seul instant qu'il parle lui-même, voudrait faire sur le caractère scientifique de son travail des remarques qui auraient servi plutôt à embarrasser certains de ses lecteurs qu'à leur donner des éclaircissements. En tant que science la pédagogie relève de la philosophie théorique aussi bien que pratique, des recherches · transcendentales les plus profondes non moins que du raisonnement qui se borne à grouper à la légère toutes sortes de faits. En tant que talent pratique la pédagogie relève du besoin général, pressaut, qqotidien, multiple dont les exigences ne sont pas les mêmes dans les hautes et les basr.es classes dela société, qui provoque des tentativës différentes dans les écoles ou les maisons privées et des expériences diverses suivant le sexe des élèves. L'éducateur pratique, mais qui réfléchit en même temps, se débat <loncnon seulement dans les doutes spéculatifs, mais encore dans les difficultés provenant de 1~ nécessité d'une adapta-
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lion très exacte à des circonstances déterminées. La grandeur de sa lâche lui est une grande charge ou un grand réconfort. Il est vrai que bien souvent ce sont les tâches les plus hautes qui sont entreprises ou abandonnées à la légère. Aussi bien rencontrons-nous beaucoup d'éducateurs; mais il en est peu qui voient dans leur besogne une .œuvre qu'il ne suffit pas d'attaquer, mais qui veut être commencée el menée à bonne fin. C'elui qui veut enseigner la bonne manière de travailler à cette œuvre a toul d'abord, quant à son exposé, le choix entre trois méthodes. En premier lieu: il laisse l'éducation se faire en quelque sorte sous les yeux de ses I.ecteurs ; il enseigne successivement ce qu'il faut faire successivement: tel113 est la méthode de Rousseau dans !'Émile. En second lieu: il décom·pose le travail en ses éléments constitutifs, il juxtapose ce qu'il faut faire simultanément, mais d'une façon continue. En troisième lieu enfin: il envisage toute l'éducation comme une tâche qu'il déduit de principes philosophiques, il laisse cette déduction se développer, conformément à ses lois intérieures, sans se croire lié par le temps ou les rubriques des soucis de l'éducation. - La première de ces méthodes est bonne pour le rhéteur> mais très mauvaise pour la chose elle-même ; il faut, en effet, à l'exemple de Rousseau, soumettre l'esprit au corps, pour pouvoir s'imaginer que l'œuvre continue du développement incessant de l'esprit se laisse graduer ~'une façon rigoureuse, pourvu que l'on prenne comme points de repère les époques de la formation physique. Le corps peut activer ou retarder l'œuvre, mais à cond~tion que quelque chose existe au préalable. Or ce quelque chœe est l'd propriété de l'esprit qui l'acquiert, l'augmente, le cult.ive ; vouloir fixer d'avance les diverses époques de celte culture, ce serait aussi ridicule que de vouloir à l'avance déterminer chronologiquement les époques de l'histoire de l'avenir. Se rendre compte, en général, de ce qu'il faut mettre dans la jeunesse, ce qu'il faut réserver à un âge
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plus avancé, c'est le résultat plutôt que le commencement de la science pédagog~que. - La première méthode sépare arbitrairement ce qui naturellement se trouve en une union constante; la deuxième, à son tour, nous fait craindre qu'elle ne puisse guère réussir avec toutes ses divisions : dans l'éducation il n'est en effet pour ainsi dire pas un seul objet que l'on puisse imaginer abRolument séparé des autres. Trait0rd' abord de la culture intellectuelle, puis de la culture esthétique et enfin de la culture morale, y ajouter encore une didactique, divisée d'après les matières à enseigner, n'est-ce pas favoriser Je préjugé qui se figure que dans l'âme ces diYerses cultures peuYent se juxtaposer comme dans les manuels? Mais !'écrivain ne saurait établir plus mal ses rapports avecles lecteurs qu'en se laissant entraîner à choisir la troisième méthode. De quel .système philosophique pourrait-il en effet déduire l'éducation? Son système personnel, il l'exposerait inutilement à la critique la moins compétente et ne réussirait peut-être qu'à attirer sur la pédagogie la méfiance publique à laquelle doit s'attendre tout nouveau système. -La pédagogie peut s'estimer heureuse, si elle peut gagner les Yues droites et saines de ses lecteurs et leur faire oublier quelles concessions ils ont faites jusqu'alors, d'une part à la théor_ie de la liberté, d'autre part à la phrénologie. • Ma pédagogie n'a nullement la prétention de passer pour un chet-d'œuvre spéculatif. Elle serait heureuse si, après l'avoir lue du commencement à la fin, on voulait lui faire l'honneur de la relire en sens inverse; on trouverait alors qu'à maints égar<ls la connexion intime des parties, diverses et distinctibles d'après leurs concepts, qui composent le travail et l'éducation, apparaît éclairée d'un jour beaucoup plus éclatant que ne permetLrait peut-être de le supposer la division symétrique de la table des matières. Mais afin de ne pas <lifférer davantage ce que je voulais écrire sur mon liYre, il faut dire que tout y paraî-t aussi parfaitement réglé que dans un jardin_ anglais. On trouve
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des divisions en deux, trois, quatre parties qui s'opposent d'abord deux par deux pour se couper ensuite à angle droit. Pourquoi cet étalage de pédanterie? Je laisse le soin de répondre aux jeunes éducateurs pour qui le besoin le plus sensible est de faire embrasser d'un seul coup d'œil toutes les considérations qu'ils ont à exposer. Les divisions entrelacées sont celles qui se comportent comme la forme et la matière. Et. l'art combina tif qui consiste à les agencer est peut-être de toutes les méthodes scientifiques la plus facile, mais il n'eu est pas moins indispensable. Aux yeux des pédagogues la division la plus surprenante pourrait bien être celle de gouvernement, culture morale et enseignement. Le tout est e11 effet divisé en trois livres : dams le premier se trouve brièvement exposé, en quelque sorte par anticipation, le gouvernement des enfants, afin que l'éducation proprement dite, c'est-à-dire la culture de l'esprit, puisse se manifester dans toute sa pureté. Tout ce qui doit être développé s'y trouve indiqué : intérêt multiple et force de caractère de la moralité : ce sont les titres du deuxième et du troisième livre. Le deuxième livre traite de l'enseignement, le troisième, de la culture morale. L'instruction se trouve donc plàcée enh'e le gouvernement et la culture morale. Le signe caractéristique de l'enseignement en résulte toul naturellement : dans l'enseignement le maitre et les élèves s'occupent en commun d'un· tiers élément, la culture moral.e et le gouvernement s'appliquent au contraire directement à l'élève. Mais le gouvernement qui maintient l'ordre est, lui aussi, dans son essence et dans son exercice, différent de la culture morale qui forme. Il ne faut pas tenir rigueur à l'auteur d'avoir employé ce terme de culture morale ..... Mais il est impossible de donner un compte rendu succinct de mon livre, en me plaçant à ce point de vue. Qu'on veuille encore remarquer que le titre ne promet qu'une pédagogie généràle. Pour cette raison le livre ne donne que des idées générales avec des liaisons générales. Il n'y est question
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ni d'éducation masculine ou féminine, ni de celle d'un paysan ou d'un prince; les écoles sont à peu près passées sous silence; il n'y est pas dit un mot de l'éducation diLe physique qui repose sur des idées entièrement différentes et forme une sphère à part. Naturellement l'ensemLle des préceptes exposés ici relativement à la culture de l'esprit rappelle l'éducation des hommes plutôt que celle ôes femmes. Comme, d'autre part, les idées de pédagogie générale ne veulent pas entendre parler d'établissement de nature absolument précise, tels que nos écoles; comme enfin ces idées demandent fort peu aux premières années de l'enfance, où l'on doit plutôt appliquer les seules prescriptions diététiques, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'un critique expliquât ouvertement au public que celte prétendue pédagogie générale ne trouve son application que dans le cas tout spécial où, sous les yeux du père et de la mère, un précepteur doit faire l'éducation parliculière d'un seul enfant, de la huitième à la dix-huitième année.
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RÉPLIQUE DE HERBART A LA CRITIQUE QUE JACHMANN AVAIT FAITE DE LA PÉDAGOGIE GÉNÉRALE,
(Extraits)
Il y a 'neuf ans que ce livre fut écrit; it fut mis en vente au nouvel an 1806. La critique de Jachmann parut en oëtobre 1811. On y lit à la fin qu'elle parut afin de soulever le voile qui jusqu'alors avait recouvert mon livre qu'elle voulait présenter à tous les yeux sous sa forme véritable. Telle était du moins la prétention du critique, alors que depuis fort longtemps les autres journaux, et ceux de Leipzig même avec force détails, aYaient parlé de mon livre. - Et pour comble d'outrecuidance l'auteur n'avait pas craint de signer de son nom. Eh bien, moi j'aurai aujourd'hui l'audace de défendre mon livre contre lui, bien que, s'il était à refaire, il est plus que probable que je ne l'écrirais pas du tout de la même façon. Il y a neuf ans j'arrivais à la fin d'une assez longue carrière pédagogique où j'avais connu bien des joies. J'avais le désir de ne pas laisser perdre les résul_ats que j'avais t obtenus et d'en faire part au public; mais ce n'était guère facile, parce qu'ils se trouvaient très étroitement liés à mes idées philosophiques ; mes recherches scientifiques
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avaient au surplus suivi une voie quî, depuis fort longtemps très éloignée de toutes les conceptions pédagogiques mises publiquement en circulation, s'en éloignait chaque jour davantage. Ma pédagogie n'était rien sans mes idées de la métaphysique et de la philosophie pra.tique: or, je ne faisais encore que les eommuruquer oralement. Que faire ? Il fallait qu~ ma pédagogie fût rédigée à ce moment-là: à coté de mes autres occupations·ce n'était en effet qu'un travail secondaire; et en la retardant. je risquais d'autant plus de lui faire perdre toute la fraîcheur de son contact immédiat avec ma pratique. - Cette pédagogje était destinée surtout à mes auditeurs, et en gJnéral à ceux qui s'occuperaient de mes principes philosophiques. Mais je voulais que n'importe quel 1ecteur pût y trouver quelque chose pour son profit personnel. Le livre devait donc contenir bien des choses capables d'intéresser beaucoup de gens : quant. au plan, à l'essence même, ils devaient rester sur de nombreux points un secret public, dont la solution demeurait réservée aux études philosophiques ultérieures. Mon critique a publié ses attaques à une époque où ma philosophie pratique ainsi que les points principaux de la métaphysique étaient mis en vente dans toutes les librairies. Le critique aurait donc pu tout à son aise, pour se renseigner sur le but de 1'6ducalion donL, suivant le titre, ma pédagogie devait être dérivée, ouvrir le livre précis qui peut traiter la détermination détaillée et ]a discussion du but qui, en un mot, est la vertu .... Et le critique aurait pu arriver, quant au plan de la pédagogie, à peu près à la conclusion suivante: Le but de I'6ducalion est la verlu. La vertu consiste en l'union etltre la connaissance juste et la volonté qui lui correspond. Cette connaissance embrasse cinq idées pratiques, indépendantes les unes des autres, en même temps qu'une quantité indéterminée du savoir qui concerne l'application des idées à la vie humaine. La volonté correspondante se compose de quelques éléments
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-PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
hétérogènes: force origineHe, indéterminée, variée; bienveillance naturelle; attention aux idées et, toutes les fois qu'il est nécessaire, retenue vigoureuse des aspirations intérieures qui pourraient agir à l'encontre des idées. Lè seul mot: vertu présente donc au regard de l'éducation un but excessivement composite; d'autant plus composite qu'il n'existe- point, dans l'homme, cette force simple et fondamentale que d'aucuns veulent y voir et qui n'aurait qu'à se développer avec énergie pour produire la vertu. Pour sortir de l'embarras dans lequel les différents signes caractéristiquesd u concept de vertu plongent le pédagogue, il faut d'abord jeter les yeux sur l'élève. Encore indéterminé à tous les autres égards, celui-ci se présente à l'éducateur comme un être vigoureux, voulant se manifester dans tous les sens. C'est pourquoi l'élève qui, pour les autres idées pratiques n'a encore guère d'importance, tombe tout d'abord sous le jugement d'après l'idée de perfection qui esl triple, puisqu'elle envisage l'intensité, l'extension et la concentration de la force. L'intensité de la force, chez l'élève, est d'ordinaire un don deJa nature; la concentration sur un objet principal n'est possible e1 utile que dans un âge assez avancé; il reste donc l'extension, c'est-àdire l'élargissement de la force sur une quantité indéterminée d'objets: plus il y en a, mieux cela vaut ! Cette idée se trouve appelée à subir toute une foule de règles et de limitations précises, car l'idée de perfection n'indique pas la vertu tout entière, toutes les idées pratiques se limitent au contraire les unes les autres à Lous les moments de lem application; cette idée n'en est pas moins la première que la pédagogie doive poursuivre. Au premier coup d'œil que nous jetons sur l'idée de vertu, nous avons immédiatement la restriction que voici: l'extension de la' force en une i~finie variété d'efforts ne doit pas provoquer une tout aussi grande multiplicité de désirs et d'exigences, car l'homme vertueux ne doit jamais avoir le désir absolu de ce qui lui est extérieur. Il faut donc comprendre qu'il s'agit
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de poursuivre l'intérêt mulliple. Et puisque l'extension de la force se fait en ce qu'on présente à l'élève une foule d'objets qui l'excitent et le mettent en mouvement, il faut, si l'on veut accomplir sa tâche, placer entre l'éducateur et l'élève un tiers élément dont celui-là puisse occuper celuici. C'est ce qu'on appelle instruire: le tiers élément, c'est la matière de l'enseignement; la partie correspondante de la pédagogie s'appelle la didactique. C'est pour cette raison que la didactique précède les autres doctrines, relatives à la conduite à tenir par l'éducateur visà-vis <le l'élève. Ilestde touteimpossibililéqu'clleintervienne au début avec toute sa dignité; mais plus Lard, au moment où la tâche consistant à former toute la vertu a repris ses droits absolus, l'on i::onstate que l'enseignement, donné dans le sens indiqué, a réalisé déjà les choses essentielles et qu'il ne reste plus qu'à ajouter certaines prescriptions. Comparez à ce sujet le long chapitr--e IV du livre III de ma Pédagogie: c'est en effet le point culminant où il faut se placer pour embrasser tout le livre, où le critique, en.-tout cas, aurait dü se placer, avant d'entreprendre sa critique. L'on y peut voir que la disposition de mon livre est excessivement commode pour une pédagogie générale,bien que cela ne paraisse pas dès le début. Nous avons donc distingué deux parties dans la pé1fagogie : la didactique qui repose sur une besogne spéciale dans l'ensemble de tout le problème de l'éducation ; et la partie relative à la formation morale du caractère qui, une fois terminé ce qu'il y a de plus difficile et de plu& étendu, traite encore une fois l'ensemble du problème, afin d'ajcuter à la didactique les prescriptions nécessaires concernant la conduite de l'éducateur à l'égard·de l'élève; c'est ce que j'ai appelé culture morale, en ~ant que cette conduite est directement déterminée par la nécessité de former l' élèv~ à.la vertu. Mais dans l'exécution de Lout ce que nous avons considéré jusqu'à ce moment, i'éducateut ne peut manquer de
17
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
se trouver encore, avec l'élève, dans un aulre rapport, différenL de celui qui découle à proprement parler du problème principal. Il s'agit de ce que l'élève doit être plus tard : un homme vertueux ou une femme vertueuse ; alors qu'il n'y a encore qu'un petit garçon ou une petite fille, il existe déjà, à cet égard, une foule de choses, dont il faudrait s'occuper quand bien même il ne serait pas question de préparer à la vertu. Avaut de songer à la véritable culture, il faut en avoir fini avec tout cela. A l'école les enfants devront se tenir tranquilles avant d'écouler le maitre; du dehors ils ne doivent pas escalader la clôture du voisin, car celui-ci veuL conserver pour lui ses fleurs et ses fruits; voilà ce qu'il faut d'abord considérer, avant de sofl.ger à développer chez l'enfant le sentiment du droit. Et tout cela je le résume sous le nom de gouvernement des enfants. Et à mon avis · il est très nécessaire que ces considérations soient séparées de celles qui ont trait à la véritable œuvre pédagogique: en effet, l'éducateur ne sait pas ce qu'il veut et s'embrouille dans son propre plan, tant qu'il ne se rend pas exactement compte de la proportion dans laquelle son acLiviLé tend à produire la culture, ni des modifications el des compléments multiples que les premières exigences du présent introduisent dans celle même activité. Mais qu'on ne rnedemande pas une définition positive, qui fixe le but du gouvernement des enfants. La culture el la non-culture, voilà l'opposition contradictoire qui existe entre l'éducation proprement dite et le gouvernement. Et cette distinction ne concerne pas les procédés de l'éducateur, mais ses idées, par lesquelles il doiL justifier à ses propres yeux son action. Les procédés se confondent bien des fois; comme du reste dans toutes les actions humaines où plusieurs motifs interviennent à la fois. Le gouvernement, l'enseignement et la culture mora,le ~ont donc les trois idées principales d'après lesquelles il convient de traiter toute la p~dagogie. Pour quiconque
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sait manier les enfants, il est assez _ facile d'être à la hauteur du premier, une fois qu'il en a suffisamm':lnt compris l'idée elle-même. Les difficulLés sont beaucoup plus grandes quand on aborde la question de l'enseignement. Celui-ci ne peul être divisé d'après les aptitudes à développer qui n'existent pas séparément; ni d'après les matières à enseigner qui ne sont que des moyens en vue fun but à aUeindre : semblables aux aliments, elles doivent être utilisées suivant les dispositions et les occasions et façonnées partot...t, telle une matière malléable, d'après les vues pédagogiques. En écrivant mon livre j'avais surtout en vue d'établir une pédagogie exempte des erreurs de l'antique psychologie, exempte également des habitudes des savants qui aiment transmettre leur savoir absolument comme ils l'ont ordonné et formé pour l'usage scienlifique. Si le traité de Glaser: De la divinité, avait été publié déjà, je pourrais dire que mon but ful également de présenter la pédagogie libre des fantaisies les plus récentes de la conception religieuse. - Ce qui, dans la théorie de l'enseignement, peut et doit créer des subdivisions, et trancher les questions litigieuses dans l'emploi pédagogique des sciences, c'est tout d'abord la distinction des états d'âme auxquels on lâche d'amener l'élève par l'enseignement varié, ou la distinction des différentes espèces d'intérêt qu'on veut éveiller chez lui ; c'est en somme la distinction en intérêt empirique, spéculatif, esthétique et sympathiqqe, telle que je l'ai développée dans ma Pédagogie. Que ceux qui veulent l'attaquer discutent à ce sujet I Ce que je demande avant tout au pédagogue, c'est qu'il s'oriente très soigneusement dans celle distinction et qu'il s'exerce à y ramener tout le travail du maître et de l'élève. Quiconque néglige cela peut bien être un praticien excellent, à mes yeux il n'est pas théoricien ; déterminer la mesure dans laquelle il faut employer chaque science, organiser l'enseignement, dans les lycées aussi bien que dans les écoles primaires, de façon que malgré la différence des
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
ressources, on tende au même but, choisir judicieusement l'enseignerr,.:mt pour les natures excellentes, faibles ou négligées : voilà ce que le praticien ne saura guère faire, comme encore bien d'autres choses lui sont impossibles. Ce qui importe surtout, c'est èle chercher constamment à atteindre la méœe mesure dans les différentes espèces d'intérêt, malgré la différence des circonstances et du procédé qu'elles déterminent. Cette règle est tellement générale qu'elle embrasse la culture des garçons et des filles, bien que les objets par lesquels il faut exciter les intérêts ci-dessus indiqués soient absolument différents, comme par exemple dans l'intérêt spéculatif. Il faut en outre q.ue chez l'homme l'équilibre soit maintenu, autant que. possible, entre ces divers intérêts. Par suite la division que nous avons établie plus haut s'applique aux choses variées qu'il faut traiter simultanément à chaque âge où l'élève est susceptible d'instruction; mais il n'y a rien de fixé pour les éléments successifs, pour la progression de l'enseignement. Il faut pour cela une toute autre sorte de division; pour la trouver il faut se bien pénétrer de la façon dont l'âme humaine varie san& cesse ses étais, faisacnt sortir l'un de l'autre. Les règles générales SQnt à cet égard les mêmes pour toutes les espèces d'intérêt; une fois qu'on aura donc trouvé la èl.i vision cherchée (la différence entre la concentration et la réflexion, par exemple), l'on verra que telle ou telle division coupe l'autre, qu'elles s'enchevêtrent, parce que toutes les parties d'une division doivent être rapportées à chaque partie de l'au Lre division. On peut voir d'après cela que le plan d'une pédagogie générale doit forcément ressembler à un tableau à plusieurs têtes de chapitre, comme diraient les mathéma·ticiens, et que la forme ordinaire d'après laquelle A se décompose en a, b, c, et ceux-ci en ex, ~. y, ~ans qu'il y ail de ra,pport intime entre les termes de A et ceux de B ne serait ici d'aucune utilité. Et cela d'au tant moins qu'il fau-
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drait encore admettre une troisième espèce de division, celle d'après les méthodes proprement· dites (forme de~criptive, analytique, synthétique) et que celle-ci ne manquerait pas de croiser les autres. Le plan de la didactique serail donc inévitablement : 1.0 Développement de chaque espèce de division prise à part ; 2° liaison logique et combinative de toutes les divisions entre elles, d'après la méthode que j'ai indiquée à la fin du premier chapitre de ma logique. , Voilà ce que j'ai tenu à dire sur la natur_e du plan sur lequel j'ai bâti ma théorie de l'enseignement. Celui d'après lequel j'ai disposé la théorie de la formation du caractère lui ressemble de point en point. Quiconque s'est bien pénétré de toutes les divisions et s'est exercé à en méditer tous les enchevêtrements, celui-là croira voir, quand il jette un coup d'œil sur l'ensemble, une carle géographique ou un plan, dans lesquels toute idée pédagogique, à moins qu'elle ne réclame une psychologie supérieure,. trouvera facilement la place qui lui revient; or, nulle pédagogie ne peut de nos jours réclamer une semblable psychologie. Il esl vrai qu'avant même de songer à écrire ma Pédagogie, je caressais l'idée d'établir les _ondements de ceUe psychof logie. Mais dans ma Pédagogie je ne pouvais en parler que comme d'une science qui n'existe pas encore (je veux dire la psychologie véritable et non la vulgaire ; cette dernière, en effet, est d'ordinaire fausse; elle ne possède même pas l'expérience pure et n'en a que les apparences, alors même qu'elle prétend simplement faire des récits). Personne ne pouvait encore penser aux exemples que j'en ai donnés depuis. - Mais le plan de ma Pédagogie, conçu après une pratique préliminaire, avait été pesé durant cles années; je l'avais poli et repoli avant d'en commencer la rédaction. Celle-ci n'en avançait que plus vite. Le pla11 fut incomplètement développé : certaines parties restèrent absolument nues et énigmatiques, d'autres furenl traitées plus en détail, selon qu'il y avait plus ou moins d'espoir
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
d'être compris dn public qui ne connaissait. pas encore nes principes philosophiques. Il me serait facile aujourd'hui de donner un autre revêtemènt à ce squelette. Comment l'aurais-je pu faire il y a neuf ans, alors que je ne pouvais m'appuyer sur aucun travail philosophique, alors que la philosophie de i'époque me gênait au contraire à tout instant'? Encore maintenant je ne saurais répondre à celte question. D'après ce qui précède l'on peut juger ce que pouvait bien avoir compris de tout le livre le critiq.ue qui l'annonçait comme un agrégat d'observations variées et de conseils juxtaposés sans le moindre ordre logique. Voici encore quelques-unes des remarques faites par Herbart contre Jachmann : « L'auteur, dit Jachmann, enlève aux éducateurs toute envie de faire des expériences. » - A Die~ ne plaise l Je veux seulement que l'on fasse réellement les expériences pour lesquelles la pédagogie indique les voies à suivre; ce que je n'admets pas, c'est qu'après s'être pendant quelques années occupé d'éducation sans jamais réfléchir à son travail, on aille donner sa routine pour de l'expérience, << Il est à regretter, continue le critique, que l'auteur n'ait pas établi le rapport exact entre l'éducation et l'instruction. Nulle part il n'est parlé de leur différenciation. » Je regret__te qu'aveuglé par la lumière le critique n'y ait plus vu clair. Rien n'a été démontré avec autant de soins et autant de détails, tout le livre en parle, on pourrait presque dire qu'il ne parle que de cela. La question se trouve même concentrée et exposée avec Loule la vigueur néceRsaire dans ledit chapitre IV du livre HI. Elle se trouve traitée directement dans le second paragra-phe intitulé: Influence des idées acquises sur le caractère; pour s'apercevoir que dans ce passage il était traité du rapport entre l'éducation et l'instruction, le critique n'avait qu'à se rappeler que l'instruction-veut spécialement former -le cercle d'idées et l'éducation le caractère. Le dernie-r
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n'est rien sans le premier - Yoilà le résumé de ma pédagogie. « L'éducateur ne devient jamais policier.» Celte remarque pourrait peut-être avoir son utilité dans certains cas, où Je travail de l'éducation se trouve écrasé sous une masse de formes policières qui, chez les enfants, sont d'un profit bien restreint. Le critique m'adresse cette remarque, parce qu'il ne peut pas comptendre que les motifs de l'éducation et ce_ux du gouvernement puissent se fondre en une seule et même activité pédagogique; il s'imagine au contraire qu'il y a deux moitiés dans la tâche, l'une pour l'éducation, l'autre pour le gouvernement. iCetie conception erronée provient de mon idée, nullement nouvelle d'ailleurs, mais connue de tout pédagogue : que dans les premières années c'est le gouvernement, et dans les années suivantes un traitement plus délicat, dénommé par moi culture morale, qui doit l'emporter momentanément (il est vrai que mon expression peut sembler un peu bizarre). Il serait d'ailleurs bien aisé de comprendre, me sembleL-il, que l'intérêt multiple force nécessairement l'esprit à passer d'un objet à l'autre et à modifier sans cesse sa disposi tion; mais que ce changement, pour ne pas dégénérer en éparpillement, doit revenir au recueillement de l'esprit, de même que les concentrations en des objets différents doivent en revenir à la réflexion générale et collective ; et qu'enfin l'intérêt multiple a besoin à la fois des concentrations et de la réflexion. Les termes: montrer, associer, enseigner, philosopher se rapportent aux idées de : clarté, association, système, méthode, développées au chapitre J•r. Les termes: intuitif, continu, stimulant, entrant dans la réalité, r~présentent les quatt"e idées de: attention, attente, recherche, action, développées au chapitre Il. Il est certain que telle est mon idée : on n'a qu'à se rappeler que dans la culture de la sympalhie les degrés les plus élevés auxquels puisse s'éle:-ver une émotion humaine, c'est-à-dire la recherche et
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PÉDAGOGIE GÉNÉRALE
l'action, entrent en ligne de compte, alors que pour d'autres parties de la culture on s'en tient à l'attention et à l'altente. Mais ces termes sont absolument nécessaires pour indiquer la liaison entre les idées exposées dans les tableaux où se trouve combiné tout ce qui précède, et les deux premiers chapitres, qui contiennent les règles formelles les plus générales de l'enseignement. On dit, par exemple, page 132: avant tout il faut montrer ies objets. Ce terme: montrer suppose qu'on se rappelle ici tout ce que nous avons dit au chapitre I•r sur la clarté des idées où l'élève doit se concentrer. Celui qui ne sait pas interpréter ces termes, c'est-à-dire celui qui a poussé la négligence jusqu'à ne pas se soucier du plan de mon livre, celai qui ... ne sait pas s'engager sur le pont qui en relie toutes les diverses parties, s'est condamné lui-même en s'érigeant en critique.
�TABLE .DES MATIÈRES
lNTRODYCTION
•
•
•
Pages 1
LIVRE PREMIER
But de l'éducation en général.
CHAPITRE PREMIEI\. -
Du gouvernement des enfants.
25 27
I. - But du gouvernement des enfants. . . II. - Procédés du gouvernement des enfants . III. - Le gouvernement, relevé par l'éducation IV. - Considérations préliminaires sur l'éducation proprement dite dans ses rapports avec le gouvernement
CHAPITRE
29
36
38
43
II. -
De l'éd!lcalion proprement dite
I. - Le but de l'éducation est-il simple ou multiple?
44 48
Il. - Multiplicité de l'i~térét. - Force de caractère-de la moralité . . . . . . . . . . . . . . 18
�290
III. -
TABLE DES MATIÈRES
.
Pages.
L'individualité de l'enfant considérée comme point d'incidence . . . . . . . . . . . . . . .
52 54 57 59
IV. - De la nécessité de réunir les buts précédemment distingués . . . . . . .
V. - L'individualité et le caractère.
VI. - L'individualité et l'universalité
VII. - Aperçu des mesures de l'éducation proprement
dite.
. . . . .
. . . . .
62
LIVRE II
Multiplicité de l'intérêt.
CHAPITRE PREMIER. -
Que faut-il entendre par multiplicité?
65
I. - Concentration et réflexion . . . . . . . .
67 71
74
II. - La clarté. L'association. La systématisation. La méthode . . . .
CHAPITRE
II. - L'idée d'intérêt
I. - L'mtérét et le désir
75 76
79
II. - Apercevoir. Attendre. Exiger. Agir
CHAPITRE
III. - Objets de l'i11lél'êl multiple.
I. - Connaissance et sympathie . . II. - Membres de la connaissance et de la sympathie
CHAPITRE
80 81 84 85 94 102 108
IV. - L'instruction. . . . . . . . . . . . L'instruction considérée comme complément de l'expérience et du commerce des hommes
I. -
Il. - Degrés ùe l'instruction . .
m. - Matière de l'enseignement.
IV. - De la manière dans l'enseignement.
�TABLE DES MATIÈRES
291
Pages
CHAPITRE
V. - Marche de l'enseignement . . • • . . .
110
I. - Enseignement purement descriptif, analytique, synthétique . . . . . . II. - Enseignement analytique . III. - Enseignement synthétique . IV. - Des plans d'études . . . .
CHAPITRE
111
132
140
150
VI. - Résullal de l'enseignement.
157
158
I. - La vie et l'école.
. . . . . .·
II. - Coup d'œil sur la période finale de l'éducation.
164
LIVRE III Du caractère.
CHAPITRE PREMIER. -
Qu'entend-on par caractère en général ?
169 170 172 177 179
180
1. - Partie objective et partill subjective du caractère .
II. -
Mémoire de la volonté. - Chob:. - Principes. Lutte . . . . . . . . II. Du concept de moralité
CHAPITRE
I. - Partie positive et partie négative de la moralité
H. -
Jugement moral. - Chaleur. - Résùlution. - Contrainte exercée sur soi-même . . . . III. - Manifestation du caractère morctl . Le caractère, maître du désir et serviteur des idées
CHAPITRE
184
184 185
I. -
II. - L'élément déterminable. Les idées déterminantes .
CHAPITRE- IV.
-
Marche naturelle de la formation du CMactère
187 188 190 193
I. - L'action est le principe du caractère . . . .
II. -
Influence des idées acquises sur le caractère Influence des dispositions naturelles sur le caractère. . . . . . . . . . . . . . . . .
III. -
�292
IV. V. -
TABLE DES JIIATIÈRES
Pages
Influence du genre de vie sur Je caractère . . Influences qui agissent spécialement sur les traits moraux du caractère
V. -
198 201 212 215 218 227 245 247
249
CHAPITRE
La culture morale
I. - Rapports entre la culture morale et l'Mucation du caractère . . . . . . . .
II. - Procédés de la culture morale . . . . III. - Emploi de la culture morale en général
CHAPITRE
VI. -
Examen des éléments ~péciaux de la c111/ure morale . . . . . . . . . . .
I. - Culture morale occasionnelle ou constante . . . II. - La culture morale au service d'intentions particu• Jières
APPENDICE APPENDICE
I .
273 278
Il .
22<1-08. -Tours, imp. E.
ARRAULT
et C1•.
����_,
LIBRAIRIE SCHLEICHER FRÈI?ES Paris. - 61, Rue des Saint-Pères, 61. - Pans (VI•).
Bibliothèque de Pédagogie et de Psychologie
La pédagogie nouvelle doit être fondée sur l'observation et sur l'expérience ; elle doit être, avant tout, expérimentale dans l'acception scientitique dn mot. Celte Bibliothèque démontre1·a la, 11écessité de l'expé1•imcntation pour la pédagogie, et passeru. en revue les diffé1·ei1Les questions pédagogiques, toujours en usant de la. méthode expérimentale. 1. La Fatigue intellectuelle, par A. Binet tai.l·e de la rédaction de l'Année psychol avec 90 Ogu1·es et 3 planches ho1·s texte. 8 . spéciale . . . . . . . . . . . . . . . . . . · :·'-·: II. Cours de psychologie expérimentale. Sensations et Perceptions, par .IJ":dmond C. Sanfol'd, Ph. D., Professeur assistant de psycho1ogie $1- l'Université Clark ("Vorcester, Massachusetts). Traduit de l'anglais par Albert Schinz. Revu par M. BourJon, professeur à la Faculté des lettres del'Universitdlll11111111-. de Rennes. i vol. in-8, avec :1.40 figu1·cs dans le texte et i plan· che. Broché, 7 fr. ; ca1·tonné, plaque spéciale. . , . iO fr. III. La Suggestibilité, par Alfred Binet, :l vol. in-8, avec 32 ligure. et 2 planches hors texte. Broché, 9 fr. ; cart&uné, plaqn spéciale. . . . . . . . . . . . . . . · . . . . . . . i2 fl', IV. La Perception visuelle de l'espace, par B. Bourdon, Pro-fessenr à la Faculté tles Lettt·es de l'U uiversité de Re1me,,, 1 vol. in-8, avec i(r.3 figures et 2 planches. Broché, 9 fr. cartonné, plaque spéciale . . . . . . . . . . . . . ta r · V. L'Étude expérimentale de l'intelligence, p&l' k i vol. in-8, avec figures. Broché • • . .
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1|TABLE DES MATIÈRES|295
2|lNTRODUCTION|7
2|LIVRE PREMIER : But de l'éducation en général|31
3|CHAPITRE PREMIER. - Du gouvernement des enfants|31
4|I. - But du gouvernement des enfants|33
4|II. - Procédés du gouvernement des enfants|35
4|III. - Le gouvernement, relevé par l'éducation|42
4|IV. - Considérations préliminaires sur l'éducation proprement dite dans ses rapports avec le gouvernement|44
3|CHAPITRE II. - De l'éducation proprement dite|49
4|I. - Le but de l'éducation est-il simple ou multiple ?|50
4|II. - Multiplicité de l'intérêt. - Force de caractère de la moralité|54
4|III. - L'individualité de l'enfant considérée comme point d'incidence|58
4|IV. - De la nécessité de réunir les buts précédemment distingués|60
4|V. - L'individualité et le caractère|63
4|VI. - L'individualité et l'universalité|65
4|VII. - Aperçu des mesures de l'éducation proprement dite|68
2|LIVRE II : Multiplicité de l'intérêt|71
3|CHAPITRE PREMIER. - Que faut-il entendre par multiplicité ?|71
4|I. - Concentration et réflexion|73
4|II. - La clarté. L'association. La systématisation. La méthode|77
3|CHAPITRE II. - L'idée d'intérêt|80
4|I. - L'intérêt et le désir|81
4|II. - Apercevoir. Attendre. Exiger. Agir|82
3|CHAPITRE III. - Objets de l'intérêt multiple|85
4|I. - Connaissance et sympathie|86
4|II. - Membres de la connaissance et de la sympathie|87
3|CHAPITRE IV. - L'instruction|90
4|I. - L'instruction considérée comme complément de l'expérience et du commerce des hommes|91
4|II. - Degrés de l'instruction|100
4|III. - Matière de l'enseignement|108
4|IV. - De la manière dans l'enseignement|114
3|CHAPITRE V. - Marche de l'enseignement|116
4|I. - Enseignement purement descriptif, analytique, synthétique|117
4|II. - Enseignement analytique|138
4|III. - Enseignement synthétique|146
4|IV. - Des plans d'études|156
3|CHAPITRE VI. - Résultat de l'enseignement|163
4|I. - La vie et l'école|164
4|II. - Coup d'œil sur la période finale de l'éducation|170
2|LIVRE III : Du caractère|175
3|CHAPITRE PREMIER. - Qu'entend-on par caractère en général ?|175
4|I. - Partie objective et partie subjective du caractère|176
4|II. - Mémoire de la volonté. - Choix. - Principes. - Lutte|178
3|CHAPITRE II. - Du concept de moralité|183
4|I. - Partie positive et partie négative de la moralité|185
4|II. - Jugement moral. - Chaleur. - Résolution. - Contrainte exercée sur soi-même|186
3|CHAPITRE III. - Manifestation du caractère moral|190
4|I. - Le caractère, maître du désir et serviteur des idées|190
4|II. - L'élément déterminable. Les idées déterminantes|191
3|CHAPITRE IV. - Marche naturelle de la formation du caractère|193
4|I. - L'action est le principe du caractère|194
4|II. - Influence des idées acquises sur le caractère|196
4|III. - Influence des dispositions naturelles sur le caractère|199
4|IV. - Influence du genre de vie sur le caractère|204
4|V. - Influences qui agissent spécialement sur les traits moraux du caractère|207
3|CHAPITRE V. - La culture morale|218
4|I. - Rapports entre la culture morale et l'éducation du caractère|221
4|II. - Procédés de la culture morale|224
4|III. - Emploi de la culture morale en général|233
3|CHAPITRE VI. - Examen des éléments spéciaux de la culture morale|251
4|I. - Culture morale occasionnelle ou constante|253
4|II. - La culture morale au service d'intentions particulières|255
2|APPENDICE I|279
2|APPENDICE II|284
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/6dfdea5eac13e520cc754a7ac5e01b19.pdf
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A name given to the resource
Bibliothèque virtuelle des instituteurs
Description
An account of the resource
A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
Document
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Title
A name given to the resource
Essai de pédagogie pratique (souvenirs de dix ans d'inspection)
Subject
The topic of the resource
Ecoles primaires
Pédagogie
Inspection des écoles
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Carré, Irénée (1829-1909)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Edouard Jolly, libraire
Leroy-Mailfait, libraire
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1880
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-18
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Domaine public
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Format
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Language
A language of the resource
Français
Type
The nature or genre of the resource
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Identifier
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MAG DD 37 007
Provenance
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Ecole normale de Douai - Fonds Delvigne
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Université d'Artois
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���PÉDAGOGIE PRATIQUE
(SOUVENIRS DE DIX ANS D'INSPECTION)
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AGREGE DE L'UNIVERSITE
INSPECTEUR D'ACADÉMIE A MÉZIÈRES
Enseigner, c'est produire la science chez les autres, en favorisant le développement rie leur raison naturelle.
SAINT THOMAS. _ * ■ •
Médiathèque Site ds Douai ^ 161, rue d'Esquerehin ;' BP. 827 58508 DOUAI CHARLE YILtTiS. 03 27 93 51 78
EDOUARD JOLLY
LIBRAIRE
LEROY-MAILFAIT
LIBRAIRE
Grande Placo et rue du Moulin
Grande Place et rue du Petit-Bois
1880
��AVERTISSEMENT
Ceci n'est point un livre ; c'est un simple recueil d'articles parus à diverses époques, à mesure que nos inspections et. la pratique des écoles nous les ont inspirés. Nous nous sommes contenté de les rapprocher et de tes réunir sous des titres généraux qui aidassent à les retrouver et à les faire mieux comprendre. Nous aurions voulu les refondre d'après un plan méthodique et suivi ; mais les occupations absorbantes de l'inspection ne nous en laissaient guère le loisir, et bon nombre d'instituteurs, regrettant de n'avoir , pas toujours sous la main, quand il les leur fallait, ces articles épars dans les volumes de notre Bulletin, nous pressaient d'en former un volume ; nous n'avons pas voulu tarder plus longtemps à déférer à leur désir. D'un autre côté, transformés en exposition générale, ces articles perdraient peut-être ce qu'ils ont de vivant et de réel et qui en fait probablement leur principal mérite. S'ils valent quelque chose, c'est surtout parce qu'au moment où ils ont paru, ils répondaient à un besoin, à un desideratum scolaire. Les raisons qui y ont donné lieu peuvent se reproduire ; les jeunes maîtres qui débutent, rencontrent des difficultés analogues à celles qu'ont éprouvées leurs devanciers. Nous avons voulu faciliter leur tâche, essayer
�de-leur montrer comment ils peuvent, par l'emploi de bons procédés et de méthodes rationnelles, obtenir plus de résultats avec moins de peine. Voilà pourquoi nous avons cédé aux instances q«inous ont été.faites. Si c'est une faiblesse, on voudra bien lui'trouver uné excuse dans l'intention que nous avons eue.<i'être utile. Mézières, le 1™ mars 1880. L CARRÉ.
���CHAPITRE F Nécessité d'une organisation pédagogique pour toutes les Écoles primaires publiques du Département. •
(Extrait d'un rapport présenté au Conseil départemental.dans sa séance du 28 juillet 1873.)
Le département des Ardennes comptait, au 31 décembre 1872, 724 écoles publiques communales, dont 205 spéciales aux garçons, 203 spéciales aux filles, — 316 écoles mixtes, et 19 écoles de hameaux. Ces établissements, placés dans des conditions très diverses, ont tous trois divisions, fractionnées en un plus ou moins grand nombre de sections. Mais si les différents groupes d'élèves portent une désignation commune, cette désignation ne représente ni un enseignement, ni une méthode, ni surtout un ensemble de connaissances uniformes. Dans l'enseignement secondaire, lorsqu'on parle de telle ou telle classe, on sait exactement quel degré de connaissances y répond dans tous les établissements du même genre. La force des élèves dépend, assurément, de bien des circonstances ; mais chaque classe a ses programmes déterminés, son rang dans la série progressive des études. Rien de semblable dans nos écoles. Sous le nom de première division, il faut comprendre partout, sans doute, la réunion des élèves les plus avancés ; toutefois ce degré d'avancement varie d'une école à une autre, et non-seulement il arrive que les matières de l'enseignement de telle première division répondent à peine à celles de l'enseignement de la
1
�deuxième ou quelquefois de la troisième division dans une école voisine ; mais ces matières elles-mêmes varient suivant les diverses écoles, alors que les conditions clans lesquelles celles-ci se trouvent, ainsi que leurs besoins,., sont identiques. La diversité n'est pas moins grande dans les procédés d'enseignement, sauf qu'en général on peut désirer à peu près partout une tendance plus pratique, une pédagogie plus simple et mieux appropriée à l'intelligence des enfants. Les instituteurs et les institutrices sortis des écoles normales apportent dans la direction des classes qui leur sont confiées] les traditions de ces établissements ; pour leurs collègues qui n'ont pas été formés par la même discipline, il y a autant de méthodes que d'individus. C'est pour remédier à cette diversité, disons mieux, à ce désordre, que l'instruction ministérielle du 18 novembre 1871 invitait tous les instituteurs et institutrices à rédiger un plan d'études et un emploi du temps spécialement applicables à leur école, d'après un modèle préparé par les soins de l'administration centrale, que chacun d'eux devait adapter aux besoins de sa localité. Cette mesure, excellente en principe, n'a pas produit tous les résultats qu'on en espérait. C'est que la rédaction d'un programme d'études n'est peut-être pas chose si facile qu'elle puisse être ainsi abandonnée à l'initiative de chacun de nos maîtres. Pour y réussir, ce n'est pas trop d'être versé clans la science pédagogique, et l'on voudra bien convenir que cette science fait souvent défaut à nos maîtres et surtout à nos maîtresses. Aussi se sont-ils contentés pour la plupart de copier le modèle qui leur était proposé et les changements •qu'ils y ont introduits sont-ils insignifiants, quand ils ne sont pas d'une utilité contestable. Malheureusement le programme type, excellent pour déterminer l'ensemble des matières qui doivent constituer un enseignement primaire
�complet, et parfaitement applicable dans les écoles où la fréquentation est régulière, dans celles surtout qui "sont pourvues d'un adjoint, ne peut convenir à nos écoles rurales qui sont dans de tout autres conditions. En vain les matières y ont-elles été réparties en trois cours concentriques, combinés de telle sorte que'chacun présentât, à des degrés différents, un certain ensemble de connaissances essentielles, de telle sorte aussi que l'enfant qui s'arrêterait en chemin et ne pourrait pas pousser ses études jusqu'au cours supérieur, eût du moins, à sa sortie de l'école, un fonds do notions formant un tout à peu près complet. La mesure serait parfaite, si les élèves ne quittaient les classes qu'à la fin de l'un ou de l'autre des trois cours; mais le plus grand nombre de nos élèves interrompent leurs études chaque année aux premiers beaux jours de l'été, pour ne les reprendre, quand ils les reprennent, que vers la fin d'octobre ou au commencement de novembre. La fréquentation moyenne est de sept mois et demi, mais parce que nous faisons entrer en ligne de compte les petits enfants qui fréquentent les classes'pendant toute l'année; elle serait beaucoup moins longue, si on la restreignait aux élèves qui suivent la division moyenne ou le cours supérieur. Il en résulte, les matières étant distribuées par trimestre, qu'il y a dans chaque cours certaines parties, et souvent ce sont les plus importantes, que la masse de nos élèves ne voit jamais, ou plutôt il en résulte que les programmes ne sont pas appliqués et ne peuvent pas l'être. Nous croyons donc qu'il faut : 1° Établir un programme uniforme des matières qui doivent être enseignées dans toutes les écoles publiques du Département : sans quoi les maîtres marchent à l'aventure, — l'inspection ne peut exercer ni direction ni contrôle, ni comparaison sérieuse entre les écoles, — les statistiques,
�enfin, ne peuvent donner une idée claire ni exacte des rérésultats obtenus ; 2° Faire en sorte pourtant que ce programme soit assez général et assez élastique pour pouvoir s'accommoder aux conditions diverses dans lesquelles se trouvent toutes nos écoles, qu'elles soient grandes ou petites, — dirigées par un seul ou par plusieurs maîtres, — régulièrement ou irrégulièrement fréquentées ; 3° Distribuer toutes les matières de l'enseignement primaire complet dans un certain nombre de cours, d'une manière bien précise et bien déterminée, en laissant toutefois aux maîtres et aux maîtresses le soin de répartir les matières de chaque cours sur les différents mois d'une année, ou sur une année entière, ou même sur deux années, suivant leur convenance et celle de leurs élèves. La seule chose qu'il y ait lieu d'exiger, c'est que, à quelque degré de leurs études qu'ils soient parvenus, les enfants possèdent un ensemble de connaissances déterminées, qu'on puisse vérifier et contrôler, Ci)
CHAPITRE II Répartition des Cours.
(Rapport au Conseil départemental.)
Cette situation établie et la nécessité d'un programme commun reconnue, la première question à examiner était le nombre de degrés que ce programme doit embrasser.
(4) On reconnaîtra aisément dans notre plan d'organisation les nombreux emprunts que nous avons faits au plan officiel, etsurtout à celui qui a été rédigé par M. Gréard pour les écoles de la Seine ; on reconnaîtra aussi les moditications que nous avons cru devoir y introduire, et dont quelques-unes ne sont pas sans importance. Nous nous sommes également inspiré de l'organisation établie dans le département du Doubs par notre collègue et ami M. Paul Rousselot.
�La division en trois cours a pour elle l'autorité des personnes les plus compétentes ; l'expérience en a d'ailleurs montré l'utilité. Nous l'avons donc admise en principe et nous avons réparti les matières de l'enseignement primaire proprement dit en trois cours, auxquels nous avons laissé les noms généralement adoptés de cours élémentaire, cours moyen et cours supérieur. Nous avons cru toutefois devoir faire précéder le cours élémentaire, là où il n'y a pas de salle d'asile, d'un cours préparatoire. En voici tes raisons : La plupart des communes rurales sont privées de salle d'asile ; les enfants doivent par conséquent y être reçus à l'école dès l'âge de quatre ou cinq ans. Y entreraient-ils plus tard qu'ils n'y apporteraient encore qu'une ignorance complète, et si l'on ajoute que le milieu où ils ont vécu est moins favorable que le séjour des villes au développement des facultés de l'esprit, on comprendra la nécessité d'un premier enseignement qui remplace clans une certaine mesure, là où elle n'existe pas, la salle d'asile, et qui ne peut être véritablement que préparatoire. L'enseignement de ce cours correspond à peu près, dans notre programme, à celui qui est donné clans les salles d'asile bien dirigées. Tout enfant qui sort de la salle d'asile, après l'avoir fréquentée régulièrement, sait lire, épeler les mots, écrire un peu, est exercé déjà sur les nombres ; son intelligence a été développée par les leçons de choses ; 'il est apte à suivre un cours élémentaire. Lorsque l'entrée à l'école n'a pas été précédée de ce premier enseignement qui exige beaucoup de zèle, do dévouement et d'aptitude, c'est à l'instituteur et à l'institutrice qu'il incombe, et nous avons cru qu'il était utile de leur en marquer au moins les principaux traits. Ce n'est pas tout. Il est certains centres importants, certains centres industriels surtout, où l'enfant qui a parcouru tous les degrés de l'instruction primaire a cependant encore
�-10 quelque chose à apprendre. Ce ne sont point les commencements do l'instruction secondaire qu'il lui faut, fût-ce de l'enseignement secondaire spécial ; non, ce sont des connaissances pratiques, spéciales au métier qu'il doit exercer, à la profession à laquelle il veut se livrer. A quelque degré de l'échelle sociale qu'on se place, en effet, l'éducation générale, commune à tous, a besoin d'être complétée par une éducation spéciale ou professionnelle. Le jeune homme qui a fait ses humanités, a besoin de fréquenter l'école de droit ou de médecine, s'il veut être avocat ou médecin ; de même l'enfant qui a appris à l'école à lire, à écrire et à compter, a besoin d'ajouter à ces connaissances générales, indispensables à tous, d'autres connaissances plus spéciales, qui l'aideront à acquérir, s'il est simple ouvrier, l'habileté et l'adresse de la main, — qui lui permettront, s'il est contre-maître ou patron, de diriger un ensemble de travaux avec intelligence et profit. C'est aux cours d'adultes, croyons-nous, qu'il appartiendra dans l'avenir de répandre partout cet enseignement professionnel, qui ferait apprécier l'utilité de l'instruction et contribuerait puissamment à accroître la richesse du pays. Mais nous avons pensé qu'il y a lieu dès maintenant d'accueillir la demande de certaines communes importantes, qui voudraient constituer cet enseignement d'une manière régujière. Seulement, comme il doit répondre à des besoins tout spéciaux et qu'il variera nécessairement selon les localités où il sera établi, on comprend qu'il n'est pas possible de lui tracer aucun programme général: En résumé, toutes les matières de l'enseignement primaire seraient réparties en trois cours ayant chacun leur objet nettement déterminé. Ils seraient précédés, partout où il n'y a pas de salle d'asile, d'un cours préparatoire, et ils pourraient être suivis, là où les besoins le demanderaient, d'un cours professionnel. Un cours de plus ne nous
�paraît pas nécessaire ; un de moins laisserait une lacune, un vide à combler. Il va de soi que ces trois cours euxmêmes ne seraient pas organisés dans toutes nos écoles, et que, dans un certain nombre de petites communes rurales, le cours moyen, et à plus forte raison le cours supérieur, ne seraient créés qu'autant que l'école renfermerait des élèves aptes à les suivre. On voit de suite quel ordre, non plus seulement superficiel et trompeur, mais reposant sur l'état véritable des études, cette disposition introduirait dans nos écoles. Dès lors les dénominations de premier et de deuxième cours ne seraient plus des appellations vaines, répondant à des situations inégales et diverses ; elles caractériseraient un niveau commun. On voit aussi quel sentiment d'émulation ces classifications, constatant un degré réel d'avancement, éveilleraient chez les maîtres et aussi chez les élèves.
CHAPITRE III Des Certificats d'Études primaires.
(Rapport au Conseil départemental.)
Restait enfin à encourager les enfants, et surtout les familles, si souvent plus insouciantes que les enfants, à parcourir jusqu'au bout cette voie d'études régulièrement tracée, ou au moins à y avancer le plus loin possible. Il fallait montrer un but à la persévérance de nos écoliers. C'est ce que nous espérons pouvoir réaliser par l'institution du certificat d'études primaires. L'idée de délivrer un certificat aux enfants qui auraient suivi les cours primaires est déjà ancienne. «Dans certaines
�mmunes, disait la circulaire ministérielle du 20 août « 1866, on a eu la bonne pensée de délivrer aux enfants « qui quittent pour toujours les bancs de l'école, des certi« flcats d'études primaires et ces certificats ont produit de « bons effets ; les élèves, comme les familles, les ont re« cherchés.... Toutefois, pour que ces certificats aient une « valeur réelle, ajoutait M. le Ministre, il conviendrait de « ne les remettre qu'aux élèves qui auraient subi avec « succès un examen. Cet examen serait fait par l'institu« teur; en présence et avec le concours du maire et du « curé, et les résultats en seraient indiqués par les mots « bien ou assez bien, en regard de la matière sur laquelle « l'examen aurait porté... On recherchera avec empresse« ment, selon toute probabilité, ajoutait-il encore, une sorte « de diplôme qui, attestant les connaissances acquises des « jeunes gens, leur rendrait plus facile l'accès de diverses « professions, et deviendrait même, pour des emplois sa« lariés, dans l'agriculture, l'industrie ou le commeree.-un « titre de préférence. Lorsque les familles s'apercevront « de cette préférence, lorsqu'elles verrontqu'à défaut de ce « diplôme, les enfants trouvent moins facilement à s'em» ployer selon leurs désirs, elles comprendront mieux le « prix de l'instruction et, par conséquent, la nécessité d'en« voyer leurs enfants aux écoles, de les rendre plus assidus « et de s'assurer des progrès qu'ils y font. » Cette probabilité dont parlait M. le Ministre ne s'est point réalisée, au moins pour le département des Ardennes, puisque c'est à peine si quelques certificats y sont délivrés chaque année. La cause principale de cette indifférence des parents et des élèves, peut-être aussi des instituteurs, est, croyons-nous, dans l'insuffisance des garanties dont ce diplôme est entouré. Sans doute l'examen que l'instituteur fait subir au candidat, en présence et avec le concours du maire et du curé, et l'approbation que doit donner l'inspecteur primaire,
�- 13 — après avoir apprécié la valeur des devoirs qui lui sont envoyés, suffisent pour empêcher que le certificat ne soit délivré à des élèves qui en seraient tout à fait indignes ; cependant on comprend que cet examen présenterait des garanties bien autrement irrécusables de surveillance sévère et d'impartiale équité, si tous les élèves d'un même canton, par exemple, subissaient ensemble les mêmes épreuves, le même jour, devant une commission composée de juges compétents et plus désintéressés, que présiderait l'Inspecteur primaire ; on comprend de plus que si tous les sujets de devoirs étaient envoyés par l'Inspection académique, qui réunirait ensuite toutes les copies, un certain niveau pourrait s'établir clans tout le département pour la force de cet examen, qu'il deviendrait une sorte de concours et permettrait d'apprécier la valeur relative des diverses écoles. Si la délivrance du certificat était entourée de ces nouvelles garanties, il y aurait lieu d'espérer que les élèves sérieux et vraiment capables tiendraient à honneur d'avoir, au sortir de l'école, cette pièce justificative de leurs études primaires, comme bien des élèves, à la fin de leurs études secondaires, tiennent à honneur d'avoir leur diplôme de bachelier, dussent-ils n'en jamais faire usage. Peut-être les parents eux-mêmes, en dehors de toutes les raisons d'intérêt signalées par M. le Ministre, seraient-ils curieux de connaître ce jugement définitif porté sur les études faites par leurs enfants. Enfin il y aurait là, pour les maîtres et pour les élèves, un sujet tout naturel d'émulation. Il ne faut pas, pour bien des raisons, abuser des concours ni des moyens de comparaison entre les élèves d'un même ressort ; cependant il est bon que, dans cette lutte pour le mieux, qui est la condition du progrès, chacun puisse savoir parfois ce qu'il est et ce qu'il vaut. Aussi nous ne doutons pas que les instituteurs ne soient vite amenés à faire tout leur possible pour présenter devant la commission cantonale des élèves nombreux et bien préparés. 1*
�—m—
Pour les y intéresser tous, nous admettrions un certificat à deux degrés, afin qu'il n'y eût pas d'école, si peu importante qu'elle fût, qui ne pût fournir quelques candidats. Les concours cantonaux ont découragé bien des instituteurs qui, ne se trouvant pas dans les mêmes conditions que tels de leurs collègues plus favorisés, et n'y envoyant leurs élèves qu'avec la certitude d'être battus, renonçaient à la lutte ou n'y prenaient part que contraints par l'administration. Ces concours ne donnaient pas d'ailleurs une idée exacte de la force réelle et relative de toutes les écoles, puisqu'il suffisait d'un bon élève dans une école, faible d'ailleurs, pour que celle-ci obtînt le premier prix. 11 n'en serait plus de même avec les examens cantonaux pour le certificat d'études. Il n'y aurait pas d'instituteur qui ne pût prouver son zèle et faire constater le résultat de ses. efforts; sa gloire consisterait moins à produire un ou deux élèves brillants qu'à amener le plus grand nombre d'enfants possible à un certain degré d'instruction ; son mérite enfin s'accuserait moins encore par le nombre des élèves qu'il aurait préparés au certificat, que par une proportion plus grande entre le nombre de ces élèves et le nombre total de ceux qui auraient fréquenté son école. Nous permettra-t-on d'ajouter que nous avons fait nous-même ailleurs l'expérience de cette organisation des certificats d'études, et qu'à tous égards nous en avons constaté l'heureuse influence (1). En résumé, nécessité d'une organisation pédagogique pour toutes les écoles publiques du département, — répartition des matières d'enseignement en trois cours progressifs, tout à la fois.indépendants et connexes, — institution du certificat d'études primaires comme moyen de retenir les élèves à l'école, de stimuler le zèle des maîtres et de constater les résultats définitivement obtenus, telles sont
(1) Dos 1870 nous avions établi dans la Haute-Saône l'organisation des certificats d'études que nous proposons ici.
�- 15 les mesures qui ont déjà reçu l'approbation de M. le Recteur de l'Académie de Douai, et pour lesquelles nous avons l'honneur de solliciter l'assentiment du Conseil. Elles seraient formulées dans des règlements et des programmes dont la teneur suit.
CHAPITRE IV.
Règlement d'organisation pédagogique pour les Écoles publiques du département des Ardennes.
ARTICLE lsr. — Les matières de l'enseignement primaire, clans les écoles publiques, laïques et congréganistes, de garçons et de filles du département des Ardennes, seront
réparties en trois cours : Cours élémentaire, Cours moyen, Cours supérieur. Le cours élémentaire sera précédé, là où il n'y a pas de salle d'asile, d'un cours préparatoire, et il pourra être organisé, après le cours supérieur, dans certains centres importants, un cours professionnel, spécialement adapté aux besoins de la localité.
ART. 2. — Le cours moyen, et à plus forte raison le cours supérieur n'existeront pas nécessairement dans toutes les écoles ; ils ne seront créés qu'autant que cellesci renfermeront des élèves qui auront été reconnus aptes à
les suivre.
�ART. 3. — L'enseignement, dans chaque cours, sera donne conformément aux programmes ci-joints (Voir ci-après). Des programmes particuliers seront ultérieurement rédigés pour chacun -des cours professionnels qu'il y aura lieu de créer. ART. ht. — Un cours pourra comprendre plusieurs divisions, suivant la force et l'âge des élèves, et surtout suivant le temps qu'ils y auront déjà passé ; mais toutes les leçons seront communes à tous les élèves qui suivront le même cours.
Si cependant une école compte plus de maîtres qu'il n'y a de cours, les matières d'un même cours pourront être réparties en deux années se faisant suite l'une à l'autre. Le cours comprendra alors une première et une deuxième année.
ART. 5. Aucun élève ne sera admis à passer dans un cours plus élevé, qu'autant qu'il possédera les connaissances exigées par le programme du cours qu'il va quitter. MM. les Inspecteurs primaires sont chargés de surveiller d'une manière toute spéciale l'exécution de cet article du règlement. ART. 6. — Des certificats d'études primaires du second degré, dits certificats ordinaires, seront délivrés par l'Inspecteur d'Académie aux élèves qui en auront été jugés dignes, après un examen, écrit et oral, passé sur les diverses matières du cours moyen.
Ces' examens auront lieu tous les ans, pour les garçons et pour les filles, à un centre désigné dans chaque canton.
ART. 1. — Des certificats d'études primaires, du premier degré, dits certificats supérieurs, seront également délivrés par l'Inspecteur d'Académie aux élèves, garçons et filles, qui en auront été jugés dignes, après avoir subi un en-
�— 17 — semble, d'épreuves écrites, qui auront lieu le même jour, dans tout le déparlement, sur les diverses matières du cours supérieur. Des prix pourront être accordés aux premiers lauréats de cet examen-concours départemental.
ART. 8. — La liste des certificats obtenus sera proclamée à la distribution solennelle des prix, et publiée dans le Bulletin départemental de l'instruction primaire.
CHAPITRE V
Règlement des examens pour l'obtention du certificat d'études primaires dans le département des Ardennes.
ARTICLE 1ER. — Des examens pour l'obtention du certificat d'études primaires ordinaire auront lieu chaque année, vers le mois de mai, dans chacun des cantons du département des Ardennes. Dans les communes urbaines, et là où les élèves ne quittent définitivement l'école qu'à la fin d'une année scolaire, un second examen pourra avoir lieu un peu avant le commencement des vacances. Ces examens seront présidés par M. l'Inspecteur d'arrondissement, ou par M. l'Inspecteur d'Académie, toutes les fois qu'il pourra y assister. MM. les délégués cantonaux et communaux en seront prévenus et ils seront invités à y prendre part, ainsi que les autorités locales préposées à la surveillance des écoles. Le jour et le lieu de chaque examen seront annoncés à l'avance par la voie du Bulletin. Chaque instituteur sera
�libre de conduire ses. élèves au centre d'examen qui sera le plus rapproché et le plus à sa convenance ; mais l'assistance à un examen quelconque est pour lui obligatoire.
ART. 2. — A ces examens seront admis tous les élèves âgés d'au moins douze ans, que MM. les instituteurs croiront pouvoir y présenter avec quelque chance de succès. Il n'est fixé aucun maximum d'âge et les adultes, par exemple, pourront s'y présenter comme les élèves de la classe du jour. Chaque candidat, devra toutefois produire une déclaration certifiée par l'instituteur, constatant la date et le lieu de sa naissance, le domicile de ses parents, l'école d'où il sort et le temps pendant lequel il y est resté. ART. 3. — L'examen se composera d'épreuves écrites et d'épreuves orales. Les compositions écrites seront faites par tous les élèves en même temps, sous la surveillance de l'Inspecteur primaire, ou de deux instituteurs désignés par lui parmi ceux qui ne présentent pas d'élèves. Les sujets de composition seront choisis par l'Inspecteur d'Académie et envoyés à l'Inspecteur primaire sous un pli cacheté qui ne sera ouvert qu'au moment de l'examen. Chaque candidat fera quatre compositions : une dictée, qui servira en même temps d'épreuve d'écriture, un petit devoir de style, une composition en arithmétique et système métrique, une composition en dessin. Une demi-heure sera accordée pour la dictée ; une heure pour le devoir de style ; une heure pour la composition d'arithmétique et une demi-heure pour le dessin. La durée entière des épreuves écrites sera.de trois heures; elles auront lieu, autant que possible, de neuf heures du matin à midi. ART.
i. —
Chaque composition sera corrigée, aussitôt
�- 19 qu'elle sera terminée, par une commission d'instituteurs que désignera, séance tenante, M. l'Inspecteur primaire, et qui se composera au moins de trois membres. — MM. les délégués cantonaux, et autres personnes qui honoreront de leur présence ces examens, seront de droit présidents des commissions aux travaux desquelles ils voudront bien s'associer. A mesure qu'une composition aura été corrigée, elle sera mise à la disposition de tous les instituteurs du canton, qui pourront prendre connaissance des copies corrigées et de la note qui aura été attribuée à chacune d'elles. S'il se produit quelque contestation, elle sera soumise à M. l'Inspecteur primaire qui décidera, en cas de partage des opinions. Toutes les corrections seront révisées par l'Inspecteur d'Académie avant la délivrance des certificats. Les épreuves écrites seront éliminatoires. Ne seront en conséquence admis aux épreuves orales, qui auront lieu le même jour, dans l'après-midi, que les candidats qui auront obtenu pour l'ensemble de ces compositions une moyenne de vingt points, le maximum pour chacune d'elles étant fixé à dix, sauf pour l'écriture et le dessin, dont le maximum sera cinq.
ART. S.
— L'examen oral comprendra également quatre
épreuves :
1° Des interrogations sur le catéchisme et l'histoire sainte, conformément aux programmes ; 2° La lecture intelligente et accentuée d'un passage d'auteur à l'usage des écoles primaires, et la récitation d'un morceau, soit en vers, soit en prose, laissé au choix du candidat. Il va de soi que celui-ci devra en outre répondre aux questions par lesquelles MM. les examinateurs croiront
�- 20 —
devoir s'assurer qu'il comprend bien ce qu'il vient de lire et de réciter, et spécialement le sens des mots, ainsi qu'aux questions de grammaire ou d'analyse auxquelles le texte pourrait donner lieu ; 3° Des interrogations sur l'histoire de France et la géographie, conformément aux programmes ; 4° Quelques opérations pratiques de calcul mental, et de système métrique. Si le nombre des candidats était trop considérable pour qu'ils pussent être examinés tous pendant la journée, même avec plusieurs commissions fonctionnant à la fois, ces deux dernières épreuves pourraient être remplacées par deux nouvelles épreuves écrites. Ces épreuves orales seront appréciées comme les épreuves écrites. Tous les candidats qui, pour cette seconde série d'épreuves, auront également obtenu une moyenne d'au moins vingt points, seront jugés dignes du certificat d'études primaires.
ART, 6. — Les examens pour l'obtention du certificat d'études primaires supérieur auront lieu, chaque année, au commencement d'août, au chef-lieu de tous les arrondissements et, si besoin est, dans certains centres désignés par l'Inspecteur d'Académie. Ils seront surveillés par MM. les Inspecteurs primaires ou par des délégués. Les candidats devront être âgés de treize ans au moins et avoir obtenu déjà le certificat ordinaire. Toutefois dès dispenses pourront être accordées à des élèves reconnus exceptionnellement intelligents par l'Inspecteur d'Académie, et le certificat leur sera délivré, s'ils obtiennent au moins la note bien. ART. 7. — L'examen ne comprendra que des épreuves écrites ; mais elles seront au nombre de six : instruction
�— 21 —
religieuse, dictée, écriture et dessin, exercice de style, arithmétique, histoire et géographie. Les aspirantes subiront en outre une épreuve de couture, mais elles seront dispensées du dessin. Les compositions seront corrigées au chef-lieu du département, par une commission que présidera l'Inspecteur d'Académie. Le maximum de points accordé à chaque composition sera dix. La note zéro en une matière quelconque entraînera l'élimination. Un candidat ne sera reconnu cligne du certificat supérieur que s'il obtient au moins trente points pour l'ensemble de ces épreuves.
ART. 8. — Les certificats porteront les mentions trèsbien, bien ou assez bien, suivant le nombre de points que chaque candidat aura obtenus.
CHAPITRE VI Programme général.
Le Conseil départemental ayant donné son approbation au projet d'organisation pédagogique ci-dessus exposé et invité M. l'Inspecteur d'Académie à le mettre à exécution dès la prochaine rentrée des classes, ce fonctionnaire ' rédigea immédiatement le programme ci-après qui, lui aussi, fut ultérieurement approuvé par les autorités compétentes.
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23 -
PROGRAMME
MATIÈRES
DE
GÉNÉRAlkt
L'ENSEIGNEMENT
COURS SUPERIEUR
COURS PRÉPARATOIRE
L'ENSEIGNEMENT
COURS ÉLÉMENTAi:
COURS MOYEN
Instruction religieuse.
PRIÈRES. - Principaux faits PETIT CATÉCHISME. - Pri de l'Histoire Sainte enseignés paux faits de l'Histoire Sainte par entretiens et récits, à l'aide seignés par des lectures expliij de dessins et d'images. et des résumés faits do vive voi
i
isme du diocèse et évangiles des Révision du cours précédent avec plus] et des fêtes, d'après les indi- de détails. — Ancien et nouveau Testa du ministre du culte. — Histoire ment. — Histoire de l'Eglise. — Géogra-| phie de la Palestine. t vie de J.-C.
Lecture.
Exercices de lecture d'après une méthode quelconque. (Les élèves ne devront quitter le cours préparatoire que lorsqu'ils sauront syllaber sans décompo sition.)
Lecture simultanée, par sylli détachées, dans un livre' simpl phrases courtes. — Explicatif sens des mots et des phrases. Epellation orthographique de ci aura été lu, en tout ou en partit Lecture par le maître. — Letl individuelle par les élèves.
Ire simultanée, faite surtout au le vue de l'articulation, ainsi que Trononciation nette et distincte de I syllabe..— Explication du texte, lure par le maître. — Lecture par les, à tour de rôle, avec intonation lible. Ire du latin et des manuscrits.
Plus de lecture simultanée : la Iecture| intelligente et sentie. — La leçon de lec ture sera surtout considérée comme un! moyen d'instruction et de développement] intellectuel.
Écriture.
On copiera sur l'ardoise, ou sur le papier avec un crayon, des lettres, des mots et des chiffres. — On copiera surtout des mots de la leçon de lecture.
Principes de l'écriture.
Sure ordinaire, moyenne et fine. — Perfectionnement de l'expédiée.— Ronde| Itachera à obtenir une bonne expé- et bâtarde. lourrie et lisible.
Langue française.
Dictées courtes et très simfl Aux premiers exercices de Exercices sur les différentes T pôces de mots. Règles géneïJ lecture, surtout quand ils seront faits par le maître, se mêleront d'accord; on ne signalera quel des interrogations sur la signi- exceptions réellement importa»! fication des mots et des phrases. — Etude très élémentaire de| — A l'aide de ces mots on ap- proposition. prendra aux enfants à distinguer Exercices d'invention sur des] les noms et les adjectifs, le jets usuels, connus des enfants.l masculin et le féminin, le sin- les amènera à imaginer et à cef gulier et le pluriel. truire eux-mêmes des phrases d Règles générales d'accord. genre simple, qu'ils feront oralei«| d'abord, qu'ils écriront ensuite.
les d'un style simple et clair, renII des idées utiles et pratiques Ique dictée devra être expliquée au lie vue de l'orthographe usuelle, de graphe grammaticale et du sens des 1- Le maître fera écrire à la suite (plusieurs règles dont l'application lé fréquente. — La dictée sera tranV net sur un cahier spécial et cette ription servira d'exercice d'écriture lté. — Grammaire élémentaire. |es lettres familières et pratiques.
Dictées comme dans le cours précédent, mais sur des sujets variés et plus difficiles Grammaire complète. Exercices de style : lettres usuelles, résumés de leçons de choses ; rapports ; pensées à développer. — Usera laissé une part de plus en plus large à l'initiative des élèves. ,
�- 25 MATIÈRES COURS PREPARATOIRE COURS ÊLÉMENTil
L'ENSEIGNEMENT
NUMÉRATION PARLÉE ET ÉCRITE. - Pour apprendre : former les nombres, à les nom mer el à les écrire, on se servira d'objets matériels, du boulier compteur, de bûchettes, ele On n'ira pas au-delà de 1,000; mais on exercera les enfants à faire de petites additions, de petites soustractions et même quelques multiplications qu'on montrera comme des additions successives. On insistera sur le calcul mental qu'on enseignera surtout par la décomposition en dizaines et en unités.
COURS MOYEN
COURS SUPÉRIEUR
Calcul.
s exercices que dans le cours On révisera et l'on compli| nt mais avec raisonnement et numération parlée et écrite. u'tableau. — Applications praExercices pratiques sur le ît usuelles des quatre opérations opérations. — On insistera calcul mental. — On ne si ■ les nombres entiers et les nombres ix. — Fractions avec raisonnepas l'étude dos nombres dé - Règle de trois simple par la méde celle des nombres entiers, donnera une idée des fraclii ide d e réduction à l'unité ; application ues problèmes d'intérêt et de sola vue d'un objet divisé eni tain nombre de parties égs té. jires, factures, quittances, billets On dira ce qu'il faut enteni :, etc.... et, dans les communes numérateur et dénominateur. raies , modèles de comptabilité agricole.
Révision de l'arithmétique avec exposition raisonnée des opérations. — Les quatre règles sur les nombres entiers et décimaux'avec la théorie. — Les fractions. — Règles d'intérêt, d'escompte, de société ; problèmes de mélange et d alliage. - Rentes sur l'Etat. - Actions et obligations industrielles, caisses d'épargne. — Règle pratique pour l'extraction de la racine carrée et de la racine cubique. Indication très élémentaire, faite .uniquement en vue des applications du système métrique.
Système métrique,
Opérations pratiques suri, tôme métrique. — On montra On montrera aux élèves le élèves les mesures effectivJ mètre et ses subdivisions. — les leur mettra entre les ml On leur fera mesurer des lon- on les habituera à s'en servit] gueurs. Mètre ; — mètre carré; cube ou stère; — litre; - . — franc; — divisions du teul
es exercices accompagnés d'opéabstraites et de calculs au tableau - Mesures effectives avec leurs es et leurs sous-multiples. — Apons diverses.
Révision du cours précédent. Exercices nombreux sur les applications du système métrique. — Notions elémen taires de géométrie. — Mesure des aires et de quelques volumes : moyens praques et opérations matérielles.
Leçons de choses.
LEÇONS COMMUI Description d'objets usuels et des principaux produits diverses parties, leurs diverses espèces, leurs usages, etc.
JX TROIS COURS dustrie locale :teur matière, leur origine, leur formation ou fabrication, leurs
Histoire de France.
On fera connaître les principaux faits et les principaux Lectures expliquées et personnages de l'Histoire de faits de vive voix par le mailif France, par des entretiens el les principaux personnages des récits à l'aide de dessins et d'images.
icipaux faits et principaux person " Histoire de France depuis les origine i de l'Histoire de France. — Date jusqu'à nos jours. tantes.
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MATIÈRES
DE
COURS PRÉPARATOIRE
r .
L'ENSEIGNEMEN
COURS ÉLÉMENTS
COURS MOYEN
COURS SUPÉRIEUR
Géographie.
Révision des cours précédents avec noEtude de la commune, do Révision sommaire du cours précédent. Notions élémentaires sur la terre, sur l'Europe et sur la et du département : — lîmi ■France: — limites; — montagnes; tions sur la géographie agricole, indusFrance à l'aide d'un globe. - montagnes ; — cours d'à cours d'eau; — voies de communica- trielle et commerciale. Géographie sommaire du reste de la voies de communication; - WÊ- divisions politiques et adminisEnseignement par l'aspect. terre. sions administratives. atives.
Exercices de mémoire.
; Fables ou morceaux très Fables ou morceaux choi simples en vers et en prose. prose et en vers. icipales dictées. Principales dictées. ■
Dessin.
Dessin linéaire; premier Dessin sur l'ardoise, comme sin linéaire avec applications au ments. (Constructions géomél dans les salles d'asile. simples.) essi a industriel le plus simple.
•
Dessin géométrique et d'ornement.
Musique.1
Chant suivant la méthode des Gammes. - Valeur des ni salles d'asile. signes musicaux.
écution de morceaux gradués voix.
à une
Exécution de morceaux à plusieurs voix.
Gymnastique.
Conformément au pi Dans toutes les écoles, on fera au moins les mouvemet
ramme du 3 février 1869. t exercices qui ne nécessitent pas l'emploi d'appareils.
Couture.
Point de marque et point de tricot.
Point devant; — point art - ourlet ; — point de chauss
rjet; — couture rabattue ; — pi ' Reprise invisible; - couture rentrée; ; — reprise ordinaire ; — œillet ; - " - remmaillage et raccommodages divers. onnière.
Agriculture.
Lectures, dictées,
p
ilèmes. — Leçons de choses. e jardin de l'instituteur, et spécialement taille et greffe des arbres.
Expériences pratiques d'horticulture et d'arboriculture (ta
�CHAPITRE VII Instruction générale adressée à MM. les Inspecteurs primaires sur la mise à exécution du règlement d'organisation pédagogique des Ecoles.
Mézières, le 1er octobre 1873.
MONSIEUR L'INSPECTEUR,
Le Règlement d'organisation pédagogique des écoles publiques du département des Ardennes, dont j'ai l'honneur de vous adresser un exemplaire, doit être appliqué à la prochaine rentrée des classes. Vous avez vu, par l'exposé des motifs qui le précède, quelles sont les mesures fondamentales qu'il prescrit ; mais il ne vaudra, je le sais, que si vous vous pénétrez bien vous-même de l'esprit qui l'a inspiré, du but vers lequel il tend, et si vous parvenez a en faire saisir nettement aux directeurs et aux directrices de nos écoles le caractère et la portée. Permettez-moi donc d'appeler, dès ce moment, toute votre attention sur les moyens d'en assurer la mise à exécution. La répartition de toutes les matières de l'enseignement en trois cours, d'une force déterminée, est la base et le point de départ de toute la nouvelle organisation: elle a pour but de substituer à des divisions vagues ou arbitraires une gradation d'études normale et commune à toutes les écoles. L'expérience vous a révélé combien cette uniformité est désirable, je n'y insiste pas ; mais ce que je vous demandé avec instance, c'est de faire que notre règlement ne soit pas une lettre morte, et que notamment les prescrip-
�tions relatives au classement des élèves soient strictement observées. Assurez-vous donc, avant toute chose, que la répartition des élèves dans les différents cours s'est faite avec intelligence et sincérité, qu'aucune division ne renferme d'élèves qui ne puissent répondre pertinemment sur toutes les matières du programme du cours qu'ils viennent de quitter. Vous rencontrerez des difficultés, des résistances même : d'abord chez les instituteurs, dont certains, par un amour-propre mal placé, -tiendront à établir dans leur école le cours supérieur, alors même qu'ils n'auront aucun élève capable de le suivre ; — chez les élèves ensuite, qui s'imagineront que leur âge est une raison suffisante pour être admis dans un cours plus élevé, n'y fussentils nullement préparés par leurs études antérieures et leurs connaissances acquises ; — chez les parents enfin, dont la vanité est souvent plus grande encore que celle de leurs enfants, et qui se croiront humiliés parce que ceux-ci, quoique plus âgés que certains de leurs camarades plus intelligents, ou plus laborieux, ou encore plus assidus, seront cependant dans une division moins avancée. Tâchez de convaincre tout le monde : dites aux maîtres que le meilleur instituteur, à nos yeux, n'est pas celui dont la classe renfermera le plus grand nombre de cours, mais celui dont les leçons seront le mieux appropriées à la force véritable cle ses élèves ; répétez aux enfants qu'il ne leur servirait de rien d'être admis clans un cours dont ils ne comprendraient pas les leçons, dont par suite ils ne profiteraient pas ; éclairez aussi les familles et montrez leur , qu'elles ont tout à gagner à laisser leurs enfants suivre, sans hâte mal entendue, la voie progressive de nos études. Il vous appartient, au surplus, Monsieur l'Inspecteur, de contrôler les listes de classement. Annexées au registre matricule, elles devront vous être présentées lors de votre tournée générale d'inspection et vous vous en ferez remettre
�- 30 une copie. A vous de les modifier, si vous le jugez nécessaire. Du reste, les programmes renfermant dans chaque cours les mêmes matières d'enseignement et une série de leçons parallèles, identiques quant â leur objet, quoique différentes par les développements dont elles seront accompagnées, il sera toujours possible à un élève trop fort pour le cours dans lequel il a été placé, de passer, à un moment quelconque de l'année, dans le cours immédiatement supérieur. ' . Ce premier point réglé, vient la question de savoir en combien de temps le programme de chaque cours devra être parcouru. C'est ici, Monsieur l'Inspecteur, que j'entends laisser à chaque maître sa liberté et son initiative. Nos écoles sont, en effet, au point de vue de la fréquentation, dans les conditions les plus diverses et nul ne me paraît plus à même que lui de décider, sous votre contrôle toutefois et éclairé par vos conseils, quel est le mode de répartition des matières le plus propre à assurer le succès de ses élèves. Là où la fréquentation est régulière et dure toute l'année dans tous les cours, le plus simple sera évidemment de distribuer les matières de chaque cours en quatre parties, de longueur à peu près égale, dont chacune pourra être vue et révisée dans chaque trimestre. Mais ces écoles, si tant est qu'elles existent clans le département, y sont assurément fort rares. Il en est dont la fréquentation n'est assurée pour toute l'année dans aucun cours ; d'autres, et c'est probablement le plus grand nombre, où la fréquentation, assidue à peu près pendant toute l'année pour le cours préparatoire et le cours élémentaire, n'est guère que de quatre à cinq mois pour la plupart des élèves du cours moyen, a plus forte raison, du cours supérieur. Que devra' faire alors l'instituteur? Dans les cours où la fréquentation est régulière et doit durer à peu près toute l'année, il parcourra son programme lentement, de manière à ne l'épuiser
�- 31 que dans les derniers mois de l'année scolaire ; mais dans les cours que la plupart des élèves ne doivent fréquenter que pendant quelques mois, il lui faudra parcourir son programme rapidement pendant ces quelques mois, sauf à revenir pendant le semestre d'été, avec ceux.qui lui seront restés fidèles, sur les parties qui auront été omises ou trop superficiellement vues pendant l'hiver. Il va de soi, en effet, que plus il ira vite et moins il approfondira ; plus il lui sera nécessaire par suite de revenir sur ses pas et d'insister, s'il veut que son enseignement laisse des traces durables. Mais n'allons-nous pas défraîchir, pour ainsi dire, l'objet de nos études et lui enlever l'attrait de la nouveauté en le1 présentant ainsi tout d'abord, dans 6es parties les plus essentielles, à la curiosité de nos élèves? Je ne le crois pas. Tous ceux qui ont quelque habitude de l'enseignement, et surtout de l'enseignement primaire, savent combien il est nécessaire de revenir souvent sur les mêmes choses, si l'on veut qu'elles pénètrent et séjournent dans des esprits facilement impressionnables, mais légers et oublieux. — Chaque cours devra en général, dans nos écoles rurales, être vu au moins deux fois : ceux donc qui fréquenteront l'école pendant l'été le redoubleront la même année; les autres le redoubleront pendant l'hiver suivant. Il en résultera même, ou je me trompe fort, une heureuse émulation pour quelques-uns qui, ayant déserté l'école pendant l'été, ne verront pas sans un secret dépit, au commencement de l'hiver suivant, leurs camarades passer dans un cours plus élevé. Peut-être en tireront-ils cette conclusion, que s'ils étaient venus à l'école pendant l'été, eux aussi seraient admis à suivre ce cours plus élevé ; et si nous obtenions ainsi par la persuasion cette fréquentation assidue dont nos législateurs hésitent à imposer l'obligation, il n'y aurait qu'à s'en féliciter : ce qu'on obtient en
�- 32 opérant la conviction, surtout clans des matières où la bonne volonté est l'agent principal du succès, étant infiniment plus efficace qu'un travail dû à la seule contrainte. J'ajouterai que cette élasticité de nos programmes concentriques a encore un autre avantage, c'est qu'elle s'accommode admirablement au développement naturel et progressif des facultés de l'enfant. Toutes les facultés sont en germe dans son esprit ; mais toutes n'apparaissent pas en même temps. Ce qui s'éveille d'abord chez lui, ce sont les sens, c'est la faculté d'observer le monde extérieur ; ce n'est que plus tard qu'il arrive à la réflexion, qu'il se replie sur lui-même, distingue ses idées, les rapproche et les compare ; c'est bien plus tard encore qu'il acquiert l'intelligence des rapports abstraits, qu'il saisit la liaison et l'enchaînement des faits. Donc si l'objet des études est le même ou à près dans les trois cours, il devra pourtant y exister des différences notables dans les développements qui seront donnés à la matière de chaque leçon. Le cours élémentaire se bornera à des notions de simple bon sens ; l'enseignement n'y aura pour objet que des faits facilement saisissables par les sens ; il sera essentiellement concret. Dans le cours moyen, l'enseignement deviendra méthodique et raisonné ; il comprendra les mêmes matières que le cours précédent, mais exposées d'une manière plus scientifique. Ce caractère d'abstraction et de science s'accusera davantage encore quand on s'élèvera au cours supérieur. Ainsi, en système métrique, tandis que l'enfant, dans le cours élémentaire, n'apprend que le nom et l'usage des mesures métriques les plus simples; dans le cours moyen, il est appelé à faire quelques opérations sur ces mesures, ainsi que sur leurs multiples et leurs sous-multiples ; enfin, dans le cours supérieur, s'il pousse ses études jusque là, il en étudiera l'application aux surfaces et aux volumes, et ainsi du reste. Il résulte de cette disposition que si, dans chaque cours, les études ont le même objet, chaque fois
�- 33 qu'on s'élève d'un cours à un autre, on s'élève pourtant d'un degré. Il en résulte également, le programme de chaque cours formant toujours un tout complet, qu'à quelque moment qu'un élève quitte l'école, à la fin de l'hiver ou à la fin de l'année scolaire, à la fin du premier, du deuxième ou du troisième cours, il en sort avec un ensemble de connaissances essentielles, ne supposant aucune étude complémentaire pour lui être utiles. À la fin du cours élémentaire, il n'aura vu, par exemple, que les principaux faits de l'histoire sainte et de l'histoire de France, mais il aura vu les faits plus récents aussi bien que les plus anciens ; il n'aura que quelques notions, mais ces notions formeront un tout. Ce tout, s'il revient à l'école, pourra s'agrandir et s'étendre ; mais il se suffit à lui-même. Donc l'élève qui s'arrêtera là n'aura pas, ce qui arrive trop souvent aujourd'hui, appris le commencement d'une chose dont il ne doit jamais voir la fin, qui ne peut avoir de sens pour lui par conséquent; il ne saura rien d'inutile, rien qu'il doive oublier plus tard. Il aura profité du peu de temps qu'il aura passé à l'école pour y apprendre ce qu'il lui importait le plus de connaître. Un autre point sur lequel j'appelle encore toute votre attention, c'est la question de savoir comment nos maîtres pourront faire parcourir à leurs élèves tous ces programmes simultanément. Ce n'est pas seulement au point de vue de la fréquentation des élèves, c'est encore, vous le savez, au point de vue du personnel enseignant que nos écoles sont dans les conditions les plus diverses. Dans les établissements d'instruction secondaire, chaque classe a son professeur spécial ; il n'en est pas de même dans nos écoles primaires. Sans doute, il en est quelques-unes où il y aura autant et même plus de maîtres qu'il n'y a de cours différents : là, nulle difficulté. Partout même où il y aura un instituteur et un adjoint, point de difficulté encore. Les
�- Mmatières d'enseignement sont, en effet, disposées de telle sorte qu'à chaque leçon orale faite par le maître puisse toujours succéder une étude ou un devoir écrit sur l'objet de la leçon, c'est-à-dire une occupation intelligente, utile, intéressante même pour les élèves. Chaque maître, grâce à cette succession alternative des leçons orales et des devoirs écrits, pourra donc toujours faire deux cours sans le moindre inconvénient. La difficulté n'existe réellement, que pour nos écoles, et malheureusement elles sont nombreuses, où il n'y a qu'un seul maître, et qui, dépourvues de salle d'asile, ont nécessairement un cours préparatoire. Il arrivera dans ce cas que le même maître sera chargé de trois ou de quatre cours à la fois. Comment devra-t-il s'y prendre pour qu'aucun de ses élèves ne reste inoccupé?Le plus simple est, je crois, qu'il fasse toujours lui-même le cours élémentaire et le cours moyen. Ces deux cours, en effet, sont les deux plus importants, et ils diffèrent considérablement, sinon par l'objet même des matières d'enseignement, du moins par l'esprit qui doit les animer, par le but vers lequel le maître doit tendre et par les méthodes qu'il doit suivre. S'il a de plus un cours préparatoire, il s'y fera remplacer presque toujours par des moniteurs qu'il préparera hors classe, et auxquels il devra donner quelques soins particuliers pour les indemniser du temps qu'ils auront perdu à faire à sa place l'instruction de leurs petits camarades. Enfin s'il a un cours supérieur, il s'arrangera de façon à ce que presque toutes ses leçons puissent être communes aux élèves du cours moyen et à ceux du cours supérieur ; et s'il est zélé, il retiendra ces derniers après la classe pour leur donner, dans une petite leçon supplémentaire, les explications qui auraient dépassé par trop la portée de l'intelligence de ceux qui n'en sont encore qu'au cours moyen.
�- 35 Vous le voyez, Monsieur l'Inspecteur, même clans les conditions les plus défavorables, il sera toujours possible à un maître actif et dévoué d'occuper utilement toutes ses divisions. — Est-ce trop compter sur notre personnel que d'attendre de lui ce zèle et ce dévouement? Je ne le crois pas. Quelques maîtres déjà font ce que j'indique ; pourquoi tous ceux qui ont à cœur les succès de leurs élèves ne le feraient-ils pas? Qu'on ne s'y trompe pas, c'est là qu'est la grande difficulté dans nos écoles rurales. Que d'enfants y restent inoccupés pendant des heures entières,, ou, ce qui ne vaut guère mieux, sont occupés pendant la plus grande partie de la classe à un travail inintelligent, dont le seul avantage est de les forcer à se tenir tranquilles ! Je ne voudrais pas affirmer que, grâce à cette nouvelle organisation, cette difficulté sera levée complètement ; je crois pourtant qu'elle sera singulièrement diminuée, et que, partout où le maître le voudra sincèrement, nous ne reverrons plus, ce qui nous a navré tant de fois, de malheureux enfants condamnés pendant de longues heures, sans aucune occupation utile, à une immobilité presque complète, au grand détriment de leur esprit qui sommeille et de leur corps qui s'étiole. Enfin je vous prierai, Monsieur l'Inspecteur, de bien faire comprendre aux instituteurs et même aux institutrices toute l'importance du certificat d'études primaires. 11 y a clans cette institution le germe de l'amélioration la plus heureuse pour notre service scolaire ; il faut que maîtres et élèves attachent le plus grand prix à cette sanction de leurs efforts, à ce couronnement de nos études primaires. Dites aux instituteurs qu'ils ne seront pas jugés uniquement d'après le résultat de ces examens, — que nous avons trop la pratique des choses de l'enseignement pour ne pas savoir qu'il y a, comme on dit, de mauvaises veines, et
�- 36 qu'un instituteur reste parfois plusieurs années sans trouver aucun élève vraiment intelligent, capable de lui faire honneur, — qu'ils seront par conséquent appréciés surtout par vos inspections. Ils ne devront pas se dissimuler pourtant que l'enseignement vaut surtout par la pratique et qu'il doit aboutir à des résultats dont les familles puissent elles-mêmes constater l'utilité. Si donc un instituteur, dans un milieu analogue à celui où se trouvent ses confrères qui présenteront chaque année'aux examens des élèves bien préparés, reste cependant plusieurs années sans produire aucun candidat, l'Administration sera fondée à croire que la capacité ou le zèle lui font défaut et elle se décidera difficilement à le proposer pour l'avancement. Mais je suis sûr que tous nos bons maîtres, au lieu do redouter cette épreuve des examens, l'appelleront de tous leurs vœux, parce qu'ils y verront un moyen de faire constater publiquement le résultat de leurs efforts et la valeur de leur enseignement. Recevez, etc
CHAPITRE VIII Instructions plus détaillées relatives : 1° à la répartition des élèves dans les différents cours ; 2° à la marche simultanée de ces cours ; 3° à un emploi du temps. * §1.
RÉPARTITION DES ÉLÈVES DANS LES DIFFÉRENTS COURS Toutes les écoles du département ont un cours préparatoire et un cours élémentaire; la plupart ont aussi, au
�- 37 moins pendant l'hiver, un cours moyen; quelques-unes seulement ont un cours supérieur. — Quant au cours professionnel, c'est dans le cours d'adultes qu'il se fait, là où il y a lieu. Avant tout, il importe que ces cours soient bien distincts, qu'aucun élève ne fasse partie d'un cours pour certaines matières d'enseignement et d'un cours différent pour les autres. 11 sera même bon que chacun sache bien à quel cours il appartient. C'est, du reste, suivant leur répartition dans ces divers cours, qu'ils devront être inscrits sur le registre de présence, et que l'appel devra se faire à chaque classe. Aucun élève ne passera dans un cours plus élevé que lorsqu'il connaîtra parfaitement les matières du cours précédent, ou plutôt lorsqu'il les aura déjà vues un certain nombre de fois, et que le maître aura acquis la conviction qu'un plus long séjour dans le cours dont il fait partie ne lui serait pas profitable, qu'il y a appris les choses comme 11 peut les apprendre. Les élèves du cours préparatoire auront, en général, de 4 à 7 ans ; ceux du cours élémentaire, de 7 à 9 ou 10 ; ceux du cours moyen, de 9 ou 10 à 12 ; ceux du cours supérieur, 12 ans et au-dessus. On comprend toutefois que ces chiffres n'ont rien d'absolu, puisque la classification des élèves dépendra surtout de leur force, et que la force de chacun dépend de son intelligence, de son application, de son assiduité à l'école. Aucun cours n'admettra de subdivisions, sauf le cours préparatoire, et pour quelques matières seulement, s'il y a lieu; notamment pour la lecture et le calcul. Cependant, ■comme les élèves devront, en général, rester deux ans dans chaque cours, on pourra, pour les compositions, les y distinguer en nouveaux et en vétérans. Il sera même bon, quand on leur rendra leurs places, d'indiquer celles que 2*
�- 38 les premiers des nouveaux, par exemple, auraient obtenues parmi les vétérans, — et réciproquement, quelles places les derniers des vétérans auraient obtenues parmi les nouveaux. Il y a là un moyen d'émulation que le maître aurait tort de négliger. Rien n'empêchera qu'un élève exceptionnellement intelligent, ou déjà âgé, fasse chacun de ces cours en un an. Même, comme les programmes sont concentriques et que leur développement doit se faire parallèlement dans tous les cours, il sera toujours possible de faire passer, à un moment quelconque de l'année, un élève devenu trop fort pour le cours dans lequel il est, dans le cours immédiatement supérieur. Ceci devra sans doute arriver assez souvent à la fin' du semestre d'hiver, dans les écoles où la principale sortie se fait au commencement du printemps. § 1 • MARCHE SIMULTANÉE DES DIVERS COURS
Cette répartition une fois admise, reste à savoir comment un seul maître pourra faire marcher ces quatre cours simultanément, de manière que tous ses élèves soient toujours occupés et occupés d'une manière utile. Nous lui conseillons d'abord de faire, autant qu'il le pourra, des leçons collectives, s'adressant non-seulement à deux cours, mais même à tous les élèves à laiois. Nous sommes convaincu, en effet, qu'il n'y a de leçons vraiment utiles, si l'on se place au point de vue du développement des facultés de l'esprit, et que l'on ne considère plus seulement l'apprentissage mécanique de la lecture, de l'écriture et du calcul, que celles qui sont faites par le maître lui-même, parce que l'art d'enseigner est un art dont la connaissance n'est pas commune, et qui suppose une apti-
�tude naturelle, perfectionnée par la pratique et l'exercice. — Or il nous semble que les leçons d'écriture et de dessin, et en général aussi celles d'histoire et de géographie, la leçon de choses et la récitation peuvent être communes à toute la classe. Jusqu'ici donc pas de difficulté. Mais il est évident que la lecture, la leçon de français et celle d'arithmétique devront, en général, rester distinctes pour chaque cours. Comment fera le maître? Le mieux est, à notre avis, qu'il se charge toujours lui-même du cours élémentaire et du cours moyen. La chose lui sera facile, s'il a soin de faire succéder à chaque leçon orale, dans l'un et l'autre cours, soit une étude, soit un devoir écrit sur l'objet de la leçon. Ainsi, après la leçon de lecture, qui n'aura porté que sur une portion de chapitre, vingt ou trente lignes au plus, il donnera à lire à ses élèves le reste du chapitre, dont font partie ces vingt ou trente lignes, — ou encore, surtout avec les élèves du cours moyen, il leur fera reproduire par écrit quelques-unes des explications auxquelles aura donné lieu la leçon de lecture. Quant à la leçon de français et à celle d'arithmétique, elles seront toujours nécessairement suivies d'un devoir écrit. On voit donc que rien n'est plus facile au maître que de se charger toujours lui seul du cours élémentaire et du cours moyen. Et ce n'est pas seulement parce que ces deux cours sont, en général, les plus importants dans nos écoles rurales, que le maître devra les faire lui-même, c'est aussi parce qu'ils diffèrent totalement, sinon par l'objet même des matières d'enseignement, du moins par l'esprit qui doit les animer, par le but vers lequel le maître doit tendre, et par les méthodes qu'il doit suivre. Le cours élémentaire doit se borner à des notions de simple bon sens ; l'enseignement ne doit y avoir pour objet que des choses tangibles, des faits facilement saisissables ; il doit être essentiellement
�pratique et concret. Ainsi, en français, on y exercera les enfants à parler correctement, à exprimer de vive voix leurs propres pensées, à les écrire ensuite, sans se préoccuper beaucoup des règles de la grammaire ; dans le cours moyen, au contraire, on joindra à l'étude de la langue usuelle celle des principales règles de la grammaire. De même, en arithmétique, on enseignera dans le cours élémentaire le calcul pratique, sans s'arrêter aux définitions ni à la théorie ; dans le cours moyen, au contraire, à la pratique on joindra un peu de théorie, et l'on amènera les élèves à trouver eux-mêmes la raison de ce qu'ils font ; et ainsi du reste. Cette distinction est délicate et elle demande un certain discernement ; il ne parait guère possible que des moniteurs, si bien préparés qu'ils soient, puissent ici remplacer le maître pour le cours élémentaire, à plus forte raison pour le cours moyen. Donc, en dehors des leçons collectives qui s'adresseront à toute la classe, le maître devra faire lui-même la leçon au cours moyen et au cours élémentaire, alternativement. Quant au cours préparatoire, il sera fait par des moniteurs. Il vaudrait mieux, sans doute, qu'il fût toujours fait par le maître, et à cet égard, les écoles auxquelles est attaché un adjoint, qui en est spécialement chargé, quelque nombreuse qu'en soit la population, seront toujours dans des conditions bien plus favorables aux progrès de l'instruction que celles que dirige un seul maître; Quoi qu'on en puisse penser, l'enseignement donné par des moniteurs ne sera jamais qu'un pis aller. Ce n'est pas un art facile que celui d'enseigner, nous le répétons, et tout le savoir, toute l'expérience d'un maître ne sont pas de trop pour faire une leçon, même à de tout petits enfants. Pourtant s'il est un cours dans lequel le maître puisse être suppléé, c'est à coup sûr dans celui-là. Pour enseigner à des enfants à former des lettres ou des chiffres sur une ardoise, à les
�- 41 distinguer, à les reconnaître, à les appeler ; pour leur faire réciter les petites prières ou leur apprendre de petites fables, pour les faire compter, etc., à la rigueur un élève plus avancé suffit. Nous ne voulons pas dire que le maître ne doive pas s'occuper du cours préparatoire ; au contraire, nous pensons que chaque fois qu'il pourra laisser ses autres élèves à eux-mêmes pendant quelques minutes, (pendant qu'ils reliront et corrigeront leur dictée, par exemple) il devra faire une apparition aux cercles du cours préparatoire, poser une question, donner un conseil, s'enquérir de la manière dont procèdent les moniteurs, etc. Nous prétendons seulement que son action directe et personnelle doit surtout s'exercer sur le cours élémentaire et sur le cours moyen, parce que là personne ne pourrait le suppléer, même très imparfaitement. Quant au cours supérieur, lorsqu'il existera (mais il arrivera souvent que dans ces écoles il n'existera pas, ou au moins n'existera pas d'une manière continue), il pourra se confondre presque toujours, pour les leçons orales, avec le cours moyen. Il suffit, en effet, d'un coup d'oeil jeté sur notre programme pour voir que, grâce à la disposition concentrique des matières, l'objet de la leçon sera presque toujours le même pour les élèves de ces deux cours. L'enseignement n'y diffère que par le plus ou moins de développements qui sera donné à chaque leçon, par le plus ou moins de théorie abstraite que le maître croira pouvoir mêler à la vue des objets, à l'exposition des faits ou aux opérations pratiques. Mais alors rien n'empêche que sa leçon ne s'adresse à la fois à des élèves de force différente. Si certains détails ont déjà été donnés l'année précédente à quelques-uns d'entre eux, il ne sera pas inutile qu'ils leur soient remis en mémoire ; ce sera pour eux une révision, et une révision qui gravera dans leur esprit ce qui n'y avait peut-être laissé qu'une trace éphémère. Si, dans le
�- 42 courant de la leçon, le maître croit devoir introduire certaines explications un peu abstraites, certaines considérations d'un ordre un peu relevé pour les. élèves du cours moyen, il ne faut pas trop s'en plaindre. Les plus intelligents les comprendront peut-être, et ils seront tout fiers de saisir ce qui ne s'adressait qu'à leurs aînés. N'y arrivassent-ils pas, que leur temps n'aura pourtant pas été complètement perdu. De l'effort qu'ils auront fait il leur restera plus, au point de vue du développement intellectuel, que de ces longues et interminables copies, pendant la confection desquelles la main seule est occupée, tandis que l'esprit inactif se repaît de rêveries. En résumé, pour l'écriture et le dessin, pour la leçon de choses et presque toujours pour l'enseignement de l'histoire et de la géographie, le maître fera des leçons collectives, que suivront tous ses élèves en même temps ; pour la lecture, le français et l'arithmétique, il réunira encore, chaque fois qu'il le pourra, deux et même trois cours à la fois. Quand des leçons distinctes devront être faites à chaque cours, il se chargera toujours lui-même du cours élémentaire et du cours moyen qu'il prendra alternativement ; il se fera suppléer au cours préparatoire par des moniteurs, et il réunira le cours supérieur au cours moyen Enfin, s'il est zélé, il retiendra, après la classe du soir, les élèves du cours supérieur, pour leur donner, dans une petite leçon supplémentaire; certaines explications qui auraient dépassé par trop l'intelligence de leurs camarades moins avancés ; ou encore, pour leur faire voir certaines parties du programme spécialement réservées à ce cours (en arithmétique, par exemple). Ce sera aussi un moyen de les indemniser du temps qu'ils auront perdu, pendant la classe, à faire, comme moniteurs, l'instruction des enfants du cours préparatoire. Bien des instituteurs en agissent ainsi ; pourquoi tous ceux qui ont à cœur le succès de leurs élèves ne le feraient-ils pas?
�- 43 On le voit : même dans les conditions les plus défavorables, un maître actif et dévoué pourra toujours occuper utilement tous ses élèves à la fois, quel qu'en soit le nombre. Nous ne proposons, du reste, que ce que nous avons vu pratiquer avec succès dans une école qui compte soixantequatre élèves des deux sexes, qui renferme les quatre cours, et qui est dirigée par un seul maître. Dans toute cette organisation nous avons surtout songé aux écoles qui n'ont qu'un seul maître, et nous les avons toujours supposées réunissant trois ou quatre cours. Il va de soi que l'ordre des leçons données par le maître devra être changé, quand pendant l'été, par exemple, il n'aura plus que le cours préparatoire et le cours élémentaire. Il devra prendre alors une part bien plus grande et plus directe à l'enseignement du cours préparatoire. Mais, même alors, nous lui conseillons encore de faire le plus possible de leçons communes. Qu'il ne forme de groupes distincts que pour la lecture et le calcul, et encore qu'il, n'en forme que lorsqu'il le jugera absolument indispensable. Comme lés élèves devront revenir fréquemment sur les mêmes choses, il y a peu d'inconvénients à ce qu'un enfant ne les comprenne ou ne les sache pas parfaitement la première fois qu'il les voit. Quant aux écoles qui possèdent un adjoint, cette organisation y sera d'autant plus facilement applicable, avec quelques modifications". L'adjoint aura avec lui le cours préparatoire, et le cours élémentaire (section des nouveaux) ; l'instituteur titulaire aura le cours élémentaire (section des vétérans) et le cours moyen, auquel sera joint le cours supérieur. Chaque maître n'aura que deux cours, et nous avons montré qu'en alternant les leçons, il était très facile au maître de faire marcher deux cours de front. Quant à l'adjoint, comme il ne trouverait pas, dans sa
�classe, des moniteurs suffisamment capables, il en empruntera, pour les quelques exercices où il en aura besoin, à la' classe du titulaire. Si la classe, au lieu d'avoir un seul adjoint, en a deux, la chose sera d'une exécution plus facile encore. Le second adjoint fera le cours préparatoire ; le premier adjoint, le cours élémentaire; l'instituteur titulaire se chargera du cours moyen et du cours supérieur. Nous supposons que le cours préparatoire et le cours élémentaire seront toujours beaucoup plus nombreux que les deux autres. Il importé assez peu d'ailleurs que les élèves soient répartis en nombre à peu près égal entre les trois maîtres, à moins qu'il n'y ait des considérations d'espace et d'hygiène dont il faille tenir compte. Mieux vaut, et pour la facilité de la discipline, et pour l'intérêt qui pourra être donné à l'enseignement, et pour les progrès des élèves, une classe nombreuse, mais dont tous les élèves peuvent suivre les mômes leçons, qu'une classe qui le serait beaucoup moins, mais où le maître serait forcé de partager son temps et sa peine entre deux ou trois cours.
§ 3.
EMPLOI DU TEMPS ET RÉPARTITION DES MATIÈRES D'ENSEIGNEMENT Pour faciliter la tâche des maîtres et des maîtresses, nous croyons devoir leur proposer également un emploi du temps, ainsi que la répartition des exercices et des diverses matières d'enseignement, pendant la classe du matin et pendant celle du soir.
MATIN
De 7 heures 3/4 à 8 heures. Inspection de propreté. Entrée en classe. Récitation de la prière du matin.
�- 45 -
heures
heures
Cours élémentaire. Cours moyen et supérieur.
De 8
à 8 1/4 Étude des leçons.
8 1/4 à 8
8 1/2 à 9 à
9 9
9 3/4 à 10 -10 à 10
10 1/2 à 11 11
Récitation du catéchisme, des évangiles et des autres leçons, par le maître. 1/2 Récitation du catéchis Devoir sur la leçon de lecture ou sur la leçon me et des autres lede choses delà veille. çons, par le maître. Id. Leçon de français, par le maître. 3/4 Devoir de français sur Leçon de français, par la leçon qui vient le maître. d'être faite. Récréation 1/2 Leçon de lecture, par le Devoir de français sur la leçon qui vient maître. d'être faite. I Ecriture ou dessin, alternativement. | Petite prière. Gymnastique ou chant, alternativement, pour les garçons ; travaux à l'aiguille pour les filles.
SOIR
De 12 heures 3/4 à 1 heure. Inspection de propreté. Entrée en classe. Petite prière.
heures heures
Cours élémentaire. Cours mmjen et supérieur.
De 1
1 1/2
2 2 1/2 2 3/4 3 1/4 4
à -1 1/2 Étude ou devoir sur la Arithmétique et système leçon de lecture faite métrique. Leçon par le matin. le maître. Calcul et système mé- Devoir sur la leçon à 2 trique. Leçon par le précédente. maître. à 2 1/2 Devoir sur la leçon Leçon de lecture, par le maître. précédente. Récréation. à 2 3/4 à 3 1/4 Histoire sainte et histoire de France, alternativement. Géographie et leçon de choses, alternativement. à 4 Récitation de la prière du soir.
�'
heures heures
Cours préparatoire.
MATIN
De 8 8
9
9 10 10
Récitation du petit catéchisme, par un élève du cours élémentaire. 1/4 à 9 Lecture, avec explication du sens des mots, premières notions de grammaire, écriture de lettres, de mots et de chiffres au tableau noir ou sur l'ardoise, par un élève du cours moyen ou du cours supérieur. à 9 3/4 Conjugaison des verbes. Étude et récitation de fables et de petits morceaux en prose et en vers, par un élève du cours élémentaire. 3/4 à 10 Récréation. à 10 1/2 Leçon de choses, par un élève du cours moyen ou du cours supérieur. 1/2 à H Écriture et dessin, par le maître.
SOIR
à 8 1/4
1 1 1/2
2
2 1/2 2 3/4 3 1/4
à 1 1/2 Répétition de .la leçon de lecture du matin par un élève du cours élémentaire. à 2 Leçon de calcul ou de système métrique, par un élève du cours moyen ou du cours supérieur. à 2 1/2 Lecture et écriture, au tableau noir ou sur l'ardoise, par un élève du cours élémentaire. à 2 3/4 Récréation. à 3 1/4 Histoire sainte et histoire de France, alternati. vement, par le maître. à 4 Géograhie et leçons de choses, alternativement, par le maître.
Nous ne prétendons point que cet emploi du temps soit parfait. Certains instituteurs trouveront sans doute regrettable que le devoir que doivent faire les élèves du cours moyen sur la leçon de lecture, ne vienne pas immédiatement après cette leçon. Nous leur ferons remarquer pourtant que, s'il est impossible qu'il en soit autrement, mieux vaut que cet inconvénient existe pour les élèves du cours
�-mmoyen que pour ceux du cours élémentaire. — Ils trouveront aussi que le temps consacré à l'arithmétique est insuffisant; mais rien n'empêche d'y consacrer un quart d'heure de plus et de reculer d'autant tous les exercices de la classe du soir. C'est la leçon de géographie et la leçon de choses qui y perdront ; ce qui sera regrettable aussi. — Quant au cours préparatoire, nous voudrions qu'il eût, le matin comme le soir, deux leçons de lecture ; mais nous avons pensé qu'il valait mieux encore qu'il eût aussi une petite leçon de choses, etc. Cet emploi du temps présente des desiderata, nous le répétons ; mais il présente aussi certaines combinaisons assez avantageuses, que les instituteurs sauront sans doute reconnaître et apprécier. Du reste, nous ne le proposons p'as comme un type que tout le monde doive adopter, mais comme un exemple de ce qu'on peut faire. Nous désirons que chacun le corrige, l'amende et fasse mieux.
CHAPITRE IX
Du cours supérieur considéré comme préparation à l'enseignement secondaire spécial et aux études supérieures.
(Compte-rendu, en assemblée générale, des examens pour le certificat d'études.) Août 1875.
« Messieurs, « Des certificats d'études supérieurs ont été délivrés cette année, dans des conditions nouvelles qui ont fait de i
�cet examen une sorte de concours. Permettez-moi de profiter de l'occasion qui nous réunit pour faire à ce sujet un retour en arrière, afin que chacun, l'embrassant dans son ensemble, en saisisse bien le but et la portée, et puisse se rendre compte de l'agencement de tous ses détails. « Au début de nos études primaires, au premier degré de l'échelle scolaire se trouve le cours préparatoire. C'est là que, soit dans les asiles, soit dans les petites classes, soit dans le cours inférieur des écoles dirigées par un seul maître ou une seule maîtresse, nos plus jeunes .enfants doivent apprendre à lire, à écrire et à chiffrer ; c'est là qu'ils doivent se familiariser, par la vue des objets et par les leçons de choses, avec les diverses matièrès de l'enseignement. Ils ne doivent quitter ce cours, que lorsqu'ils savent lire couramment dans un livre de lecture facile ; — écrire, sous la dictée, soit des mots et des phrases, soit de petits nombres ; — exécuter, de tète, quelques additions ou soustractions fort simples. C'est à quoi le plus grand nombre de nos enfants arrivent vers l'âge de sept ans. « Au sortir du cours préparatoire, ils entrent dans le cours élémentaire, où ils doivent perfectionner leur lecture et leur écriture, se rendre familières la pratique des quatre règles et la manipulation des mesures du système métrique, acquérir une idée des principaux faits et des principaux personnages de l'histoire de France,. étudier le relief de leur département et ses grandes divisions. En moyenne, ils passent deux ans dans ce cours, s'ils ont une intelligence ordinaire et s'ils fréquentent l'école à peu près régulièrement. « Ces deux cours, Messieurs, réclament tous vos soins. Chacun d'eux, en effet, ne comprend pas moins de 38 à 40 pour cent de notre population scolaire, et vous n'oublierez pas que c'est là que se préparent vos candidats au certificat d'études, que c'est en fortifiant ces cours inférieurs que vous vous assurerez un bon recrutement.
�- 49 « Vers neuf ou dix ans vos élèves passent dans le cours moyen, dont les études reçoivent leur sanction dans le certificat du second degré. 11 est inutile que j'insiste sur l'objet de ce cours ; les examens qui ont eu lieu deux fois déjà dans chaque canton, vous en ont donné une idée plus exacte que ne pourraient le faire tous les programmes. Le certificat du second degré est notre véritable certificat d'études primaires : il constate que les enfants qui l'obtiennent savent rédiger une lettre de famille ou d'affaire, sinon toujours dans un style correct, au moins d;une façon nette et claire, sans trop de fautes d'orthographe, — qu'ils peuvent résoudre tous les problèmes usuels surles quatre opérations de l'arithmétique, — qu'ils possèdent quelques notions d'histoire de France et de géographie ; en un mot, qu'ils ont reçu une véritable instruction primaire, restreinte pourtant aux connaissances usuelles et pratiques. L'organisation des examens pour ce certificat d'études primaires du deuxième degré ne me paraît pas devoir être modifiée. Sauf les esprits ergoteurs et pointus, elle satisfait tout le monde, maîtres et élèves ; elle permet aux autorités scolaires, aux délégués, représentants des pères de famille, d'apprécier ce qu'on fait dans nos écoles et d'en rendre témoignage aux intéressés. Je le répète, je ne vois rien à changer à cette organisation, et le niveau de la force des examens est suffisamment élevé. Une seule chose est regrettable, c'est qu'un cinquième seulement des enfants qui viennent dans nos écoles emporte, en les quittant, ce certificat qui ne comprend pourtant que le minimum obligatoire des connaissances primaires. Nous n'aurons point assez travaillé tant que nous n'aurons point atteint par nos certificats annuels le chiffre des conscrits de l'année, de sorte que tout conscrit puisse se présenter à l'armée avec son certificat. C'est là, Messieurs, que .vos efforts doivent tendre, et votre principale gloire sera d'amener le plus
�- so d'élèves possible à l'obtention du certificat d'études primaires du second degré. « J'arrive au certificat du premier degré, qui doit être la constatation des connaissances acquises dans le cours supérieur. Le cours supérieur, je vous l'ai déjà dit, doit différer du cours moyen, non par l'objet des matières enseignées; mais par la manière dont elles sont étudiées. Tandis que, pour le cours moyen, l'enseignement doit se renfermer exclusivement dans les notions usuelles, s'approprier autant que possible aux besoins de la localité dans laquelle il se donne ; tandis que les leçons doivent toujours avoir pour objet des connaissances d'une utilité immédiatement pratique, — dans le cours supérieur, au contraire, la théorie vient se mêler parfois à la pratique, et les leçons ont pour objet, non plus seulement des connaissances usuelles, mais aussi la culture des facultés de l'esprit. Ainsi, en français, on ne se borne plus à l'orthographe d'usage, mais on y joint l'étude détaillée des règles de la grammaire ; en arithmétique, on ne se contente plus d'opérer des calculs, mais toujours on en donne, sinon la théorie, au moins une explication suffisante et raisonnée ; en histoire, on ne se borne plus à l'étude des faits, mais on en suit l'enchaînement, on en recherche les causes et les conséquences ; et ainsi pour toutes Jes autres parties de l'enseignement. Du reste, les sujets qui ont été donnés dans le dernier examen précisent parfaitement l'objet de ce cours et en indiquent l'esprit. « Si le certificat du second degré est fait pour tout le monde, si l'examen à la suite duquel il est conféré doit garder son caractère exclusif d'examen et non de concours, ne faire appel à l'émulation des maîtres et des élèves que dans une sphère restreinte, dans l'étendue du canton, il m'a semblé qu'il ne devait pas en être tout à fait de même de celui du premier degré. Celui-ci, en effet, ne s'adresse
�- SI qu'aux élèves du cours supérieur, c'est-à-dire à des élèves d'élite, dont Ja proportion n'a pas dépassé jusqu'ici deux pour cent 'de la population totale. Il est bon pour ces der niers qu'il soit fait appel à leur émulation, et voilà pourquoi j'ai voulu que cet examen, tout en conservant son caractère d'examen, qui donne droit à un nouveau diplôme, prît cependant un peu le caractère d'un concours. Il a dû, en conséquence, ne comprendre que des épreuves écrites, mais en nombre suffisant pour que toutes les matières de l'enseignement y trouvassent leur sanction. Ces épreuves ont été les mêmes pour tous les candidats ; elles ont été subies, le même jour, à la même heure, sur tous les points du département, dans des conditions de surveillance sévère et d'impartiale équité qui ne peuvent laisser place aux soupçons. C'est le résultat de ces examens que je vais avoir l'honneur de vous faire connaître :
(Suivait la liste des candidats jugés dignes du certificat d'études primaires supérieur.)
Vous le voyez, Messieurs, ce sont nos grandes écoles de ville, dont les élèves sont plus nombreux et plus âgés, qui ont dans ces examens obtenu les plus beaux succès. Il fallait s'y attendre. Mais ce qu'on voudra bien remarquer, c'est que nos modestes écoles de village ont, elles aussi, fourni leur contingent. Je suis heureux de pouvoir établir, par des faits irrécusables, que les instituteurs de nos moindres villages, s'ils trouvent dans leur école des élèves intelligents et qui fréquentent régulièrement la classe, peuvent eux aussi leur donner cet ensemble de connaissances qui constitue une véritable instruction primaire, sérieuse et complète. Et dans cet ordre d'idées, permettezmoi d'aller plus loin, de vous dire des choses qu'il faut que vous sachiez et que vous puissiez répéter aux pères de famille qui vous entourent. L'instruction primaire a son objet bien déterminé ; elle
�-mest suffisante pour la masse des élèves qui fréquentent nos classes. 11 n'est pas bon de pousser plus loin, sans nécessité et sans but, des enfants auxquels on rendrait un mauvais service en leur créant des besoins qui ne peuvent être satisfaits, en leur donnant des goûts et des aspirations qui n'auront pas plus tard d'aliment. Je n'aime pas les déclassés. L'instruction primaire donne la clef de la science ; il ne faut point que la porte en soit fermée à personne; je ne trouve pas pourtant qu'il soit nécessaire de pousser au delà de certaines limites ceux qui n'ont pas besoin de parcourir cette carrière des études secondaires, pleine d'agréments sans doute et de douces jouissances, mais pleine aussi d'écueils et de déceptions. Toutefois il est deux catégories d'élèves dont il serait regrettable que l'instruction se bornât aux études primaires : ce sont d'abord ceux qui sont doués d'une intelligence supérieure ou d'aptitudes exceptionnelles, et qui peuvent payer plus tard à la société, par les services qu'ils lui rendront, les sacrifices qu'elle aura faits pour utiliser, à son profit et au leur, les forces intellectuelles que la nature leur a départies. Grâce à Dieu, l'aide qui leur est nécessaire ne leur fait pas défaut : l'État, le département, les villes, et, j'aime à le dire, des particuliers eux-mêmes ne se refusent pas à faciliter à des élèves réellement intelligents les moyens de se livrer à des études ultérieures ; il y a, aux collèges de Charleville et de Sedan, des jeunes gens sans fortune, qui justifient par leur ardeur au travail et les succès qu'ils obtiennent, les encouragements bienveillants dont ils ont été l'objet. A cet égard je vous serai obligé de vouloir bien signaler à MM. les Inspecteurs primaires et à moi ces élèves d'élite que vous rencontrez parfois dans vos classes, et je ne négligerai rien, soyez-en sûrs, pour leur faciliter l'accès des études secondaires. Toutefois il né faut pas nous faire d'illusion, ces élèves d'élite sont rares, les intelligences exceptionnelles n'abondent pas.
�- 53 Mais il est une autre catégorie d'élèves bien intéressante aussi, sur laquelle je crois devoir également appeler votre attention : ce sont ceux qui, doués d'une intelligence ordinaire, appartiennent à des parents jouissant d'une certaine aisance. Ils ont obtenu, je suppose, dès l'âge de treize ou quatorze ans, leur certificat d'études supérieur; que vont-ils faire jusqu'à l'âge où ils seront réellement capables de travailler et de rendre à leurs parents de véritables services? Pourquoi n'ajouteraienl-ils pas à ce léger bagage de leurs connaissances primaires ces connaissances plus sérieuses et plus solides qu'embrasse l'enseignement secondaire spécial ? Mais il importe que vous compreniez bien vous-mêmes quel est l'objet et le but de l'enseignement spécial et comment il se relie à l'enseignement primaire. L'enseignement spécial comprend un ensemble d'études réparties dans trois années, à la suite desquelles les élèves obtiennent un diplôme d'études qui peut être considéré, dans son genre, comme un véritable baccalauréat ôssciences, moins le latin, et qui donne droit, comme lui, au volontariat d'un an sans nouvel examen ; il peut être précédé, s'il y a lieu, d'une année préparatoire. Or, et c'est ici le lien que je veux vous faire bien saisir entre l'instruction primaire et l'instruction secondaire spéciale, le programme de notre cours supérieur correspond à peu près à celui* de cette année préparatoire. Donc, tous les élèves qui viennent d'obtenir leur certificat d'études supérieur, ou qui possèdent des conaissances équivalentes, sont reconnus aptes à entrer, soit au collège de Charleville, soit à celui de Sedan, dans la première année de l'enseignement spécial, et à en suivre tous les cours avec fruit. Qu'ils y passent trois ans, et ils en emporteront des notions de sciences physiques et naturelles, de législation usuelle, de géogra3
�- 34 phie industrielle et commerciale, etc..., grâce auxquelles ils pourront, soit pour l'industrie, soit pour le commerce, soit pour l'agriculture, se rendre bien compte plus tard de ce qu'ils feront, exécuter avec réflexion et en connaissance de cause ce que leurs devanciers n'ont fait le plus souvent que par imitation et par routine. Mais un point sur lequel je vous prie de bien insister, c'est que si après avoir suivi toutes les parties de l'enseignement spécial, ils seront aptes à entrer dans diverses administrations, ce n'est point dans ce but qu'ils doivent étudier. Ne craignez pas de leur répéter que les administrations sont encombrées d'aspirants qui n'arrivent, après de longues années, qu'à des situations précaires et peu rétribuées ; que s'ils ont de l'intelligence et un savoir réel, ils en trouveront facilement l'emploi, et un emploi fructueux, sans sortir de leur village, sans renoncer à la profession de leurs parents. ' Enfin, de même que je vous ai montré comment l'enseignement primaire se liait à l'enseignement spécial, qui en est, pour ceux auxquels l'instruction primaire ne suffirait pas, le complément naturel, je voudrais vous faire voir maintenant comment l'enseignement spécial se relie à son tour à des études plus élevées et peut donner accès aux grandes écoles du gouvernement. Un élève, qui a suivi avec fruit les trois années d'enseignement spécial et obtenu son diplôme d'études, peut, avec l'aide de quelques leçons particulières de latin, en vue d'arriver à la traduction, se mettre à même de suivre le cours de mathématiques élémentaires qui a sa sanction dans le baccalauréat ès-seiences, et rentrer, par cette voie détournée, dans le grand courant des études classiques qui conduisent à l'école de Saint-Cyr, à l'école centrale, même à l'école polytechnique et à l'école normale supérieure. Ce que j'avance là n'est pas une pure hypothèse ; je ne fais que tracer la route qu'a parcourue un
�- 55 élève sans fortune, sorti d'une modeste école de village, et qui, après avoir suivi les cours de l'enseignement spécial au collège de Charleville, est aujourd'hui un élève distingué de l'école normale supérieure. Je pourrais en citer deux autres, qui, également sortis de l'enseignement spécial, sont actuellement admissibles à l'école normale supérieure et à l'école polytechnique (1). Voilà, Messieurs, ce que je tenais à vous dire, et, je le répète, ce qu'il faut que vous sachiez pour pouvoir éclairer les pères .de famille qui, par ignorance, sont souvent incapables de diriger eux-mêmes leurs enfants dans la voie qui leur serait la plus profitable. Je ne vous demande pas de devenir des agents de recrutement pour notre enseignement spécial ; mais je vous saurai gré de tout ce que vous vou(d) Nous croyons devoir extraire d'une circulaire de M. le Ministre de l'instruction publique à MM. les Recteurs, le passage suivant qui intéresse particulièrement MM. les instituteurs : « Les bourses dans les lycées et les collèges n'ont pas « seulement pour objet de récompenser les services rendus au « pays par les parents; elles doivent aussi nous aidera développer, « pour le bien de tous, les vocations que nous, trouvons dans l'en« seignement élémentaire. Dé même que vous devez vous attacher « à découvrir, dans les petites classes, les enfants de mérite qui « ont, dès les premières années, quelques-unes de ces qualités qui « promettent un homme de valeur, pour les amener au collège par « le moyen des bourses, de même vous devez chercher dans les « collèges et dans les lycées les élèves qui peuvent profiter mieux « que d'autres de l'enseignement supérieur. C'est à ceux-là surtout « que nous sommes tenus de rendre service, et par esprit de justice « et pour le bien de l'Etat. Nous voudrions faire en sorte que qui« conque a d'heureuses dispositions, ou seulement cette volonté « ferme qui tient lieu des qualités plus brillantes, ne fût jamais « arrêté par les difficultés matérielles ; nous voudrions régulière« ment appeler des premiers degrés de l'enseignement aux plus « hauts un grand nombre d'intelligences qui ont été perdues si « longtemps pour la prospérité nationale. « Ainsi les bourses de .Faculté seront en rapport étroit avec « l'instruction primaire ; la solidarité de tous les ordres d'ensei« gnement sera tous les jours plus visible, et, au lieu do cet anta« gonisme, absolument contraire aux principes de la vraie démo« cratie, qu'on établit quelquefois entre l'école primaire et les « autres écoles, nous n'aurons qu'un grand service public dont « chaque partie, également utile, également indispensable, contri« huera au bien de toutes les autres.
�-m—
cirez bien faire pour élever le niveau de notre enseignement, aussi bien que pour aider à sa propagation. Conduire des élèves au certificat d'études supérieur, et par suite à l'enseignement spécial, ce sera pour vous un moyen d'entretenir vos connaissances, et même, pourquoi ne pas le dire ? de les fortifier et de les étendre, d'introduire dans vos écoles l'animation et la vie, en faisant profiter vos élèves de vos études personnelles ; car, là où le maître travaille, l'école tout entière s'en ressent ; ce sera aussi le moyen de vous signaler entre les bons maîtres, et d'attirer sur vous l'attention de l'administration.
CHAPITRE X
Du certificat d'études. — Appréciation des examens pour le certificat d'études.
Septembre 1876.
C'est cette année seulement que notre organisation des examens pour l'un et l'autre certificat d'études, pour les filles aussi bien que pour les garçons, a fonctionné partout, uniformément et d'une manière complète. La période des tâtonnements et des essais est passée ; la nouvelle institution est définitivement entrée dans nos mœurs scolaires; tous les élèves sérieux tiennent aujourd'hui à ne quitter l'école qu'après avoir obtenu leur certificat. Les familles ont vu là un moyen de s'assurer du degré d'instruction auquel étaient parvenus leurs enfants ; les bons maîtres, de leur côté, n'ont pas été fâchés de faire constater publiquement les résultats de leur enseignement ; enfin les autorités locales ne sont pas restées indifférentes à ce
�-•57 qu'elles regardent, et avec raison, comme un moyen des plus efficaces pour retenir les enfants à l'école et élever le niveau général de l'instruction (1). Nous voudrions aujourd'hui jeter sur tous ces examens un coup d'œil d'ensemble, faire quelques rapprochements et en tirer certains aperçus qui ne seront peut-être pas sans intérêt pour nos lecteurs.
§ 1.
CERTIFICAT D'ÉTUDES ORDINAIRE, OU DU SECOND DEGRÉ Avant tout rappelons que le certificat d'études du second degré, ce qu'on appelle partout ailleurs purement et simplement le certificat d'études est une sorte de petit diplôme conféré par l'Inspecteur d'Académie à tout élève qui a prouvé, dans un examen public, qu'il possède suffisamment
(1) Voici ce que nous disions à la fin de l'année scolaire 1873-74, dans le compte rendu que nous avons publié de ces premiers examens: « Quand nous avons convié les instituteurs et les institutrices à présenter leurs élèves à ces petits examens, nous nous proposions surtout deux choses : « 1° Stimuler les enfants par l'espoir d'obtenir une attestation de leurs connaissances acquises et amener leurs parents à les laisser plus longtemps à l'école ; « 2° Bien marquer aux maîtres et aux maîtresses les limites dans lesquelles il convient de restreindre l'enseignement pour qu'il ne s'égare pas dans de vagues superfluités ; mais aussi déterminer d'une manière précise le niveau qu'il doit nécessairement atteindre pour ne pas rester stérile et impuissant. « Il nous semble que nos efforts n'ont pas été en pure perte et que nous venons de faire un premier pas dans une voie qui sera féconde en résultats. Nous avons, en effet, délivré plus de douze cents certificats. (Notre moyenne est aujourd'hui de quatorze cents à quinze cents, pour une population scolaire d'environ 80,000 enfants.) Nous croyons donc pouvoir affirmer que l'essai est concluant, et que la délivrance d'un certificat, à la fin des études primaires, va passer dans nos habitudes scolaires. — L'avantage des examens cantonaux pour le certificat d'études primaires sur les concours can-
�- 88 les matières comprises clans le programme du cours moyen de notre organisation pédagogique, — c'est-à-dire qu'il sait lire et comprend ce qu'il lit ; qu'il ne sait pas seulement écrire, mais qu'il peut au besoin rédiger une petite lettre clans un style, sinon toujours correct, clair à tout le moins; qu'il possède la pratique des quatre règles de l'arithmétique; enfin, que l'histoire et la géographie de la France ne lui sont pas tout à fait étrangères. C'est donc à tort
tonaux, tels qu'ils existaient auparavant, a été bien compris de nos maîtres. Chacun sait maintenant qu'il lui suffit, po ur réussir, d'amener ses élèves à un niveau bien connu, bien déterminé, auquel peuvent atteindre les écoles les moins favorisées. 11 n'a plus à se préoccuper de la concurrence de classes établies dans des conditions plus avantageuses et qui devaient nécessairement obtenir toujours les prix et les accessits. Aujourd'hui le succès est accessible à tous et il y a place pour tout le monde à la distribution des récompenses. — Toutes les personnes qui s'intéressent à l'instruction ont pensé aussi qui! nous étions dans le vrai, en établissant cette sanction des études primaires par des examens qui nous permettent de voir et de montrer, chaque année, l'état de l'instruction des enfants que nos écoles rendent à la famille et à la société. — Oh ne peut guère d'ailleurs reproduire contre le certificat d'études la grande objection qu'on a toujours élevée contre les concours, à savoir que ceux-ci développaient démesurément la vanité des lauréats, et qu'ils amenaient les maîtres à ne s'occuper que de quelques élèves d'élite au détriment de toute la classe. L'examen pour le certificat entretient l'émulation, et c'est par là qu'il est bon, mais sans exciter des rivalités jalouses et malsaines. Chacun a son émulation propre, individuelle, qui consiste avant tout à atteindre un but déterminé qu'il s'est proposé d'atteindre. On no peut plus dire que les maîtres ne s'occuperont que des élèves qu'ils doivent présenter à l'examen, qu'ils négligeront les divisions inférieures : ce serait un mauvais calcul de leur part, puisque c'est dans ces divisions inférieures qu'ils devront recruter leurs candidats pour l'avenir, — ni qu'ils soigneront l'instruction de quelques élevés au détriment du reste de la classe, puisque l'examen leur sera d'autant, plus honorable qu'ils y auront présenté un plus grand nombre de candidats. Le niveau à atteindre pour obtenir le certificat d'études n'est pas tellement élevé que tous ne puissent y prétendre : il suffît pour cela d'une intelligence bien ordinaire, d'un travail régulier et assidu. Ce serait, du reste, exiger beaucoup des maîtres que de vouloir qu'ils ne portassent pasunintérêt particulier à ceux de leurs élèves qui prennent eux-mêmes le plus d'intérêt à l'école et qui la suivent le plus assidûment. Aux parents donc qui nous feraient cette objection nous répondrions : envoyez assidûment vos enfants à l'école ; nous vous garantissons que le maître s'en occupera luimême, et avec bonheur.
�- 59 qu'on s'imaginerait que ce certificat n'est accessible qu'aux élèves d'élite, et que les maîtres et maîtresses ne doivent y préparer que les enfants les plus intelligents et les plus laborieux. C'est une erreur contre laquelle on ne saurait trop se mettre en garde ; car elle ne tendrait à rien moins qu'à fausser l'institution du certificat d'études et à transformer ce petit examen en un concours entre les meilleurs élèves des écoles de chaque canton. Aussi, pour en accentuer davantage encore le caractère, avons-nous l'intention de dresser l'an prochain la liste des candidats reçus dans chaque canton, d'après l'ordre alphabétique et non d'après l'ordre de mérite. Le certificat d'études, nous tenons à le répéter, a tout simplement pour objet de constater que l'enfant qui en a été jugé digne possède d'une manière satisfaisante les matières obligatoires de l'enseignement primaire ; par conséquent, tout élève d'une intelligence moyenne, qui a fréquenté l'école à peu près régulièrement, de six à douze ans, doit être en mesure de subir avec succès l'examen. Sans doute quelques-uns échoueront, alors môme que le maître n'aura rien négligé pour les bien préparer ; mais c'est là un malheur qu'il leur sera facile de réparer l'année suivante. Nous ne pouvons donc trop engager tous les instituteurs et toutes les institutrices, soit laïques, soit congréganistes, à annoncer à leurs élèves, dès la rentrée des classes, que tous ceux d'entr'eux qui auront onze ans accomplis au 1er janvier 1877, doivent tâcher de se mettre à même de subir avec succès, à la fin de la prochaine année scolaire, l'examen pour l'obtention du certificat d'études. Cette perspective d'un examen à subir* d'un diplôme à conquérir, les rendra plus assidus à l'école, stimulera leur ardeur, et quel que soit leur succès à la fin de l'année, leurs efforts n'auront pas été perdus. Ce caractère du certificat d'études bien déterminé, voici
�- 60 quelques rapprochements que nous ne croyons pas inutiles pour bien établir la situation, marquer le point où nous en sommes et indiquer ce qu'il nous reste encore à faire. Le département des Ardennes a compté, pendant le cours de l'année 1875, 50,000 élèves inscrits aux registres matricules de ses écoles primaires ; au mois de décembre dernier, près de 39,000 enfants étaient présents dans- nos classes communales, et sur ce- nombre, 8,000, dont 4,500 garçons et 3,500 filles, suivaient le cours moyen, c'està-dire le cours au sortir duquel on devrait toujours obtenir son certificat d'études primaires. En admettant que chaque élève dût rester deux ans dans ce cours, c'est 4,000 certificats environ que nous aurions dû délivrer à la fin de l'année scolaire qui vient de s'écouler ; or, nous n'en avons délivré que 1,283. Ce sont donc 2,700 élèves environ, ou qui étaient trop faibles pour suivre le cours dans lequel on les avait placés, ou qui n'y ont pas suffisamment travaillé pour s'approprier les diverses connaissances qui font l'objet de ce cours. Cette proportion de non-valeurs, ou de valeurs insuffisantes, est trop considérable ; il faut qu'elle soit moindre l'an prochain. A un autre point de vue, nous sommes plus loin encore du but que nous visons. 11 est sorti l'an dernier de nos écoles, pour n'y plus rentrer, un peu plus de 5,000enfants; ce chiffre sera sans cloute, à peu de chose près, le même cette année.'C'est donc un peu plus du cinquième seulement des enfants qui fréquentent l'école, qui en emporte une véritable instruction primaire. Le nombre des certificats que nous délivrons va chaque année en augmentant, et nous nous hâtons d'ajouter que le niveau des examens s'est plutôt élevé qu'il n'a été abaissé. Nous sommes eh progrès ; c'est incontestable. Mais que nous somnj^leiu, clu but encore, c'est-à-dire du moment où chg ^iç^tir de l'école, emportera son certi-
^^ês
�- 61 ficat constatant qu'il possède ce minimum de connaissances fixé par la loi elle-même, et que devrait posséder chaque citoyen français ! Au point de vue de la valeur des examens, nous avons constaté des améliorations sensibles. Si l'orthographe et le calcul sont à peu près restés ce qu'ils étaient, la petite composition française, quoique bien défectueuse encore, est cependant meilleure ; l'écriture, surtout l'écriture courante, est plus ferme, plus régulière, plus lisible ; la lecture est faite sur un ton plus naturel ; on récite mieux, avec un accent local moins prononcé. La géographie, qui avait fait quelques progrès pendant les années précédentes, semble être restée stationnaire ; mais l'histoire est beaucoup mieux sue que par le passé. Enfin il y a quelques candidats qui n'avaient évidemment aucune pratique du dessin ; mais il en est d'autres, et en assez grand nombre, dont le travail dénote déjà un coup d'œil juste et une main expérimentée.
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§ 2.
CERTIFICAT D'ÉTUDES SUPÉRIEUR, OU DU PREMIER DEGRÉ Nous voudrions que le caractère de ce nouveau certificat, dit certificat supérieur, fût lui aussi bien déterminé, que chacun en comprît bien l'objet et la portée. Du moment où nous voulions faire du certificat d'études un moyen de retenir à l'école le plus grand nombre d'enfants possible, il nous fallait le rendre accessible aux élèves ordinaires et ne pas trop en élever le niveau. C'est ce que nous avons fait. Mais si nous nous étions borné là, il était à craindre que cette institution, favorable aux progrès de la masse, ne nuisît au contraire à l'élévation du niveau de l'instruction des élèves les plus intelligents.' Il en est plus d'un, en 3*
�effet, qui, pourvu de son certificat d'études, se fût facilement imaginé qu'il pouvait s'en tenir là et n'avait plus rien d'important à apprendre. Il fallait donc tâcher de retenir à l'école les candidats déjà pourvus du certificat d'études, par la perspective d'un nouvel examen à subir et d'un nouveau diplôme à conquérir. C'est à quoi se prêtait parfaitement notre plan général d'organisation pédagogique. Audessus du cours moyen, où les élèves acquièrent des notions élémentaires sur toutes les matières obligatoires.de l'enseigement primaire, nous avons, en effet, placé le cours supérieur, qui comprend ces mêmes matières plus étendues, plus développées, plus approfondies surtout. Si donc le certificat ordinaire, ou du second degré, doit rester accesible à tous, si l'examen à la suite duquel il est conféré doit garder son caractère exclusif d'examen et ne ressembler en rien à un concours, il peut n'en être pas de même en ce qui concerne l'obtention du certificat supérieur. — Celui-ci n'est plus que pour les élèves qui ont suivi le cours supérieur, pour des élèves d'élite par conséquent, dont la proportion n'a guère jusqu'ici dépassé 2 p. 0/0 de la population scolaire totale. Or il nous a paru bon, pour ces derniers, qu'il fût fait appel à leur émulation, et que ce nouvel examen, tout en conservant son caractère d'examen, qui donne droit à un nouveau diplôme, à une sorte de petit brevet de capacité,, prît cependant en même, temps le caractère d'un concours. lien est de l'émulation comme de tous les sentiments humains : elle peut, si elle est. exagérée, produire des conséquences regrettables ; mais si elle est renfermée dans de justes limites, elle peut aussi, en stimulant l'activité des maîtres et des élèves, produire les plus heureux effets. — On s'explique dès lors que ce nouvel examen, pour être un concours, ne devait comprendre que des épreuves écrites, mais en nombre suffisant pour que toutes les matières enseignées dans le cours supérieur
�- 63 y trouvassent leur sanction ; il fallait aussi que ces épreuves fussent les mêmes pour tous les candidats, qu'elles fussent subies le même jour, à la même heure, sur tous les points du département, dans des conditions de surveillance qui ne laissassent aucune place aux soupçons ; ce qui a pu être fait, grâce au concours empressé qu'ont bien voulu nous prêter quelques délégués, et pour lequel nous leur adressons nos plus sincères remerciements ; il fallait enfin que toutes les copies fussent corrigées, au moins pour chaque matière, par une Commission unique, siégeant au chef-lieu du département : c'est également ce qui a été fait par nous-même ou sous notre présidence. 558 candidats se sont présentés : 334 garçons et 224 filles ; 170 garçons seulement et 151 filles ont été jugés dignes du certificat. La proportion des admissions n'a été, comme on le voit, que de 51 p. 0/0 pour les garçons et de 67 p. 0/0 pour les filles, relativement au nombre des candidats qui avaient concouru. Elle paraîtra faible sans doute ; mais ces nombreux échecs ont tenu à ce que bien des maîtres et des maîtresses ne s'étaient pas fait une juste idée de la force de cet examen. Les élèves, avons-nous dit, doivent passer deux ans dans chaque cours ; donc, à moins d'être doué d'une intelligence un peu plus qu'ordinaire, nous ne comprenons pas qu'un élève ne mette pas une distance de deux ans entre ses deux examens. Au lieu de cela qu'avons-nous vu? Un bon nombre d'élèves qui venaient d'obtenir leur certificat ordinaire, sans que rien les eût fait remarquer dans leur examen, et qui, quelques jours ou quelques mois plus tard, demandaient le certificat supérieur ! Ce que nous avons dit plus haut mettra pour tout le monde les choses dans leur vrai jour, et épargnera l'an prochain des déceptions que nous avons regretté de ne pouvoir éviter cette année à plus d'un candidat malheureux.
��CLASSES ENFANTINES
ET
COURS PRÉPARATOIRE
��- 67 -
CHAPITRE XI Salles d'asile et petites classes mixtes. §1.
(Extrait d'un rapport au Conseil départemental.) Juin 1876.
On ne saurait trop encourager la création de ces établissements, où les jeunes enfants reçoivent des soins intelligents et hygiéniques que souvent leurs parents ne peuvent pas leur donner, où-ils trouvent des occupations qui les intéressent et des leçons qui, en éveillant leurs facultés naissantes, les préparent à l'enseignement de l'école. Mais l'établissement dlune salle d'asile bien installée et bien outillée est assez coûteux ; son entretien serait d'ailleurs, pour bien des communes, une charge qu'elles ne pourraient supporter. A défaut d'une salle d'asile proprement dite, nous avons cru devoir alors conseiller la création d'une petite classe mixte, d'une classe enfantine, dirigée par une institutrice, où les enfants entrent dès trois ou quatre ans, pour en sortir entre, six et sept ans. Ces petites classes tiennent à la fois de la salle d'asile et de l'école. Elles empruntent à la première ses méthodes et ses procédés d'enseignement, ses leçons courtes, variées, entremêlées d'exercices corporels, de marches et de chants, ses récréations plus fréquentes et plus longues, etci ; à la seconde, son programme dans tout ce qu'il a de plus élémentaire pour la lecture, l'écriture et le dessin, le calcul et le système métrique, les premières notions d'histoire et de géographie, enseignées par l'aspect à l'aide d'images, de dessins et de cartes. Les essais tentés.
�- 68 en ce genre ont donné les plus heureux résultats. Chacun y a trouvé avantage : et les enfants qui, sans être astreints à la discipline et à l'immobilité de l'école, aux longs devoirs écrits n'ayant d'autre but que de les forcer à se tenir tranquilles et de permettre au maître de donner ses soins aux élèves plus avancés, y apprennent cependant, sans efforts ni fatigue, à l'aide d'entretiens familiers, les rudiments si ingrats de toutes les parties du programme scolaire, — et les familles, qui trouvent commode de se débarrasser, surtout pendant la saison d'été, à l'époque des travaux des champs, d'enfants qui ne- peuvent que courir des dangers s'ils restent abandonnés sans surveillance ou confiés à la garde de frères et de sœurs qu'ils empêchent en outre de fréquenter l'école ; — et les instituteurs et institutrices qui, n'ayant plus dans leur classe cette foule encombrante d'enfants nécessairement bruyants, venus là pour être gardés plutôt que pour être instruits, dont ils ne peuvent guère s'occuper eux-mêmes et qu'ils doivent abandonner à des moniteurs, retrouvent pour l'instruction de leurs véritables élèves une liberté d'esprit et un temps qui leur permettent d'obtenir des progrès sérieux ; — et enfin les communes, qui, sans ces petites classes, se verraient souvent obligées de créer deux emplois nouveaux, un d'adjoint et un d'adjointe. § 2.
(Extrait d'un rapport au Conseil départemental.) Juin 1878.
Aux écoles proprement dites se rattachent de bien près les salles d'asile, ainsi que les classes enfantines qui en tiennent lieu dans certaines communes, puisque aujourd'hui
�- 69 les enfants y apprennent à lire, à écrire et à compter, et qu'ils y reçoivent les premiers rudiments de toutes les matières de l'instruction primaire qui les occuperont plus tard à l'école. C'est à multiplier et à perfectionner ces.classes enfantines que l'Administration mettra ses meilleurs soins. Leur utilité est vivement appréciée partout où elles existent ; les enfants n'ont généralement qu'à gagner à leur création sous le rapport de l'hygiène soit physique, soit morale ; les parents d'un autre côté sont tranquilles de les savoir bien surveillés pendant qu'eux-mêmes sont à l'atelier ou aux champs. Les instituteurs et institutrices surtout s'applaudissent de n'avoir plus dans leur classe tous ces jeunes enfants nécessairement bruyants, venus là plutôt pour être gardés que pour être instruits, et dont la présence nuit singulièrement aux progrès des véritables élèves. D'ailleurs le profit que ces enfants eux-mêmes en retirent n'est pas à dédaigner : il arrive ordinairement qu'à leur sortie de ces petites classes, ils savent déjà lire et écrire, un peu compter ; mais surtout ils ont l'esprit cultivé, leur intelligence est ouverte et préparée à recevoir les leçons de l'école. Une avance d'un an et même de deux ans est précieuse pour ceux-là surtout, et ils sont nombreux, qui quitteront définitivement l'école à onze ans, immédiatement après leur première communion. En établissant ces petites classes dans lesArdennes nous n'aurons fait, du reste, que devancer une organisation générale dont les pouvoirs publics se préoccupent actuellement. (Voir sur cet objet la circulaire ministérielle du 30 octobre 1879.)
�§ 3. PROGRAMMES ANNEXÉS AU PLAN D'ORGANISATION PÉDAGOGIQUE DES ÉCOLES PRIMAIRES PUBLIQUES 'DU DÉPARTEMENT DES ARDENNES
COURS
PRÉPARATOIRE
Instruction religieuse.
PRIÈRES
ET
PETIT
CATÉCHISME. SAINTE
—
ABRÉGÉ
DE
L'HISTOIRE
Prières et petit catéchisme enseignés de vive voix d'abord, puis a l'aide d'un livre, conformément aux indications du ministre du culte. Abrégé de l'Histoire sainte, enseignée par entretiens et récits, à l'aide de dessins et d'images (1). \. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. — La Création et le Déluge. — La tour de Babel. — Histoire d'Abraham. — Isaac. — Histoire de Jacob. — Histoire de Joseph. — Histoire de Job. — Histoire de Moïse. — Josué.
(4) La collection Lahure est particulièrement recommandée, à cause de son bas prix, qui la rend accessible à toutes les écoles : 2 fr. 80 les SO images, comprenant toute l'Histoire sainte.
�- 71 10. — Histoire de Ruth. 11. — Saûl et David. 12. — Salomon. 13. — Tobie. U. — Naissance de Jésus-Christ. — Son enfance. — Principaux faits de sa vie publique. — Sa passion et sa résurrection.
Lecture et langue française.
Exercices de lecture d'après une méthode quelconque. Les élèves ne doivent quitter le cours préparatoire, que lorsqu'ils savent lire couramment dans un livre de lecture facile, te premier Livre des Lectures graduées de Dupont, par exemple, ou tout autre analogue. A ces exercices de lecture se joindront des interrogations sur la signification des mots et des phrases. On se servira également des mots de la leçon de lecture pour apprendre aux enfants à distinguer les noms et les adjectifs, le masculin et le féminin, le singulier et le pluriel, — la règle générale d'accord de l'adjectif avec le nom. On fera épeler, puis écrire au tableau noir et sur l'ardoise, en vue de l'orthographe d'usage, des mots et môme de petites phrases, empruntés à la méthode de lecture. On apprendra aux élèves et on leur fera réciter simultanément les principaux temps du verbe avoir et de quelques autres verbes, conjugués avec complément.
Écriture.
Indépendamment de la leçon d'écriture proprement dite, pour laquelle il est conseillé aux maîtres de mettre entre les mains de leurs élèves des cahiers tout préparés, on leur
�— 11 —
fera copier sur l'ardoise, — ou sur le papier, avec un crayon d'abord, avec une plume ensuite, — des lettres, des mots et des chiffres ; on leur fera surtout copier des mots et des phrases tirés de la leçon de lecture.
Calcul. NUMÉRATION.
1. —-On formera des groupes de 1, 2, 3,4, etc., 9 objets (1) ; on les nommera et l'on écrira les nombres correspondant à chacun d'eus. — Formation de la dizaine et emploi du zéro. — On fera compter de 1 à 10 et de 10 à 1. 2. — On formera des groupes de 1, 2, 3, 4, etc., 9 dizaines, comme on l'a fait pour les unités ; on les nommera et l'on écrira les nombres correspondant à chacun d'eux. Ainsi 2 dizaines ou vingt, soit 20 ; 3 dizaines ou trente, soit 30 ; 7 dizaines ou septante, soit 70 ; 8 dizaines ou octante, soit 80 ; 9 dizaines ou nonante, soit 90 (2). 3. — On ajoutera successivement à chaque groupe de dizaines 1, 2, 3, 4, etc., 9 objets. — On nommera et l'on écrira tous les nombres compris entre 0 et 100. Ainsi dixun, soit M ; dix-deux, soit 12, etc. ; dix-six, soit 16 ; dixsept, soit 17, etc. ; — vingt-un, soit 21 ; quarante-deux, soit 42, etc.; — septante-un, soit 71, etc.; octante-cinq, soit 85 ; nonante-huit, soit 98, etc. (3). — On fera remarquer
<1) L'emploi des bûchettes est spécialement recommandé. (2 et 3) Nous engageons les instituteurs à ne se servir d'abord, pour l'appellation des dizaines, que des vieux mots septante, octante ou même huilante et nonante, qui seront d'un emploi beaucoup plus rationnel que les mots soixante-dix, quatre-vingts, quatrevingt-dix, dont l'usage a prévalu et qui déroutent les enfants. — Dans le même ordre d'idées, nous leur conseillons également de dire dix-un, dix-deux, etc., dix-tix, dix-sept, au lieu de onze, douze, etc., seize et dix-sept. Il sera toujours facile, et même il conviendra, quand les élèves sauront bien compter, de substituer à ces appellations celles qui sont généralement usitées aujourd'hui.
�- 73 — que, dans tous ces nombres, le chiffre de gauche exprime les dizaines, et celui de droite, les unités. 4. — Exercices nombreux et divers, soit sur la lecture, soit sur l'écriture des nombres de deux chiffres. On insistera sur la distinction des dizaines et des unités. 5. — On fera compter de 2 en 2, de 3 en 3, etc., de 9 en 9, de 10 en 10, en partant soit de 0, soit de 1, jusqu'à 100. — Mêmes exercices en descendant. 6. — On formera une centaine par la réunion de dix dizaines d'objets ; on la nommera et on l'écrira. On formera les groupes intermédiaires compris entre deux groupes consécutifs de centaines ; on les nommera et on les écrira. Ainsi trois-cent-soixante-deux, soit 362; quatre-cent-un, soit 401 ; sept-cent-cinquante-quatre, soit 734 ; huit-centsoixante-treize, soit 873 ; neuf-cent-quatre-vingt-seize, soit 996, etc. On fera remarquer l'usage du zéro pour tenir la place, soit des dizaines, soit des unités manquantes.. 7. — Exercices divers et nombreux sur la lecture et l'écriture des nombres de trois chiffres. On insistera sur la distinction des centaines, des dizaines et des unités.
ADDITION ET SOUSTRACTION
8. — Pour faire comprendre ce que c'est qu'additionner, on réunira en un seul plusieurs tas ou groupes d'objets de même espèce; pour faire comprendre ce que c'est que soustraire, on ôtera quelques objets d'un tas ou groupe quelconque. — On expliquera ce que signifient les mots somme ou total, reste ou différence. On fera remarquer que ces deux opérations ne peuvent s'effectuer que sur des objets de même espèce. Comme exercices, on ajoutera à un nombre quelconque un nombre d'un seul chiffre, et l'on retranchera d'un nombre quelconque un nombre d'un seul chiffre.
�—u MULTIPLICATION ET DIVISION
9. — On donnera une idée de la multiplication en ajoutant un certain nombre de fois à lui-môme un nombre d'un seul chiffre. Si, par exemple, à 5 on ajoute 5, puis S, puis encore 5, on aura pris 5 quatre fois, on aura multiplié 5 par 4 ; ce qui donne le produit 20. On donnera de même une idée de la divisio7i en ôtant un certain nombre de fois d'un nombre quelconque un nombre d'un seul chiffre. Si, par exemple, de 20on ôte 5, puis S, puis S, puis encore 5, on aura ôté quatre fois 5 de 20, on aura montré que S est contenu 4 fois dans 20. — Dans le môme but on fera partager un certain nombre d'objets entre 2, 3, -4, etc., 9 élèves. Si, par exemple, on a 15 billes et qu'on les partage entre 5 enfants, de telle sorte qu'ils en aient autant l'un que l'autre, chacun en aura 3. On aura montré qu'il y a cinq fois 3 billes dans 15 billes, on aura divisé 15 par 5. On répétera et l'on variera ces exercices, de manière à faire voir qu'une multiplication n'est autre chose qu'une suite d'additions ; qu'une division n'est autre chose qu'une suite de soustractions. On aura soin de toujours opérer sur des objets réels,, familiers aux enfants. ■ •
Système métrique.
On montrera aux élèves le mètre et ses divisions en décimètres, centimètres et millimètres. On mesurera la longueur d'une table, d'une règle, d'un fil. On tracera au tableau noir des lignes d'une longueur donnée. On évaluera la longueur de diverses lignes tracées.
�On évaluera différentes longueurs d'objets choisis dans la classe. On tracera des lignes droites horizontales, verticales, obliques. On tracera des lignes perpendiculaires à' une autre, parallèles à une autre. On tracera des angles droits, aigus, obtus. On tracera des carrés, des rectangles, des triangles, des circonférences. On fera chercher et reconnaître la représentation de toutes ces figures dans la salle de classe. On exécutera tous les exercices du cours de dessin (cours préparatoire). — Voir plus loin.
Leçons de choses.
Indépendamment de la leçon de choses générale, qui sera faite par le maître pour tous les élèves de l'école, un moniteur adressera aux élèves du cours préparatoire une série de questions familières sur les points suivants : Notions générales sur l'homme; — Le corps humain et ses différentes parties ; nom et usage de chacune d'elles. — Les organes des cinq sens ; leur utilité, etc. Les diverses couleurs. — Par le rapprochement et la comparaison d'objets»préparés à l'avance, on fera distinguer les sept couleurs primitives, puis le blanc et le noir ; puis les couleurs composées ; enfin, les nuances d'une même couleur, etc. , La famille et ses divers membres..— On aura soin de prendre des exemples réels dans la famille même des enfants. Les métiers et les diverses professions. Les animaux domestiques et les animaux sauvages. ~? Comment ils sont faits, comment ils se nourrissent, quel
�- 16 genre de cris ils poussent, etc., les services qu'ils nous rendent, etc. La division et la mesure du temps ; les saisons, etc.
Histoire de France.
On fera connaître les principaux personnages et les grands faits de l'histoire de France, par des entretiens et des récits, à l'aide de dessins et d'images (1). 1. — La Gaule et les mœurs gauloises. 2. — Vercingétorix et la conquête des Gaules par les Romains. 3. - Attila. t. — Histoire de Clovis. 5. — Charles Martel et Pépin-le-Bref. 6. - Charlemagne. 7. - Les Croisades. — Saint-Louis. 8. - Guerre de Cent ans. — Jeanne d'Are. 9. - François Ier et Bayard. ' 10. - Henri IV. 11. - Louis XIII et Richelieu. 12. - Mazarin et Louis XIV. 13. - Louis XVI et la Révolution. 14. - Napoléon. *
Géographie.
Par l'aspect du pays lui-même, — ou par la vue d'un relief, si grossier qu'il soit, — en rappelant aux élèves des choses qu'ils voient souvent et qu'ils connaissent bien, et
(1) La collection Lahure est particulièrement recommandée, comme pour l'Histoire sainte : S fr. les 100 images comprenant toute l'Histoire de France.
�- 77 en les leur dessinant au tableau noir, — on tâchera de leur l'aire comprendre ce que c'est qu'une colline, une montagne; une vallée, un vallon ; une plaine, un plateau ; une source, un ruisseau, une rivière, un fleuve; ce qu'on appelle le lit de la rivière, la rive droite et la rive gauche, un affluent, un confluent, une embouchure. Par la vue d'une mare, d'un étang, on essaiera de leur donner une idée de ce que peuvent être un lac ou une mer. — On leur dessinera au tableau noir et on leur fera reconnaître sur la carte murale des caps, des golfes, des îles. A l'aide d'un globe ou d'une boule quelconque, on leur donnera une idée de la forme de la terre ; on leur fera voir ces vastes étendues d'eau auxquelles on a donné le nom de mers ou d'océans, ces étendues de terre moins considérables qu'on a appelées continents ou grandes îles ; on leur fera distinguer les cinq parties du monde. A l'aide de cette même boule, qu'on éclairera au moyen d'une lampe et qu'on fera tourner sur elle-même, on expliquera la succession des jours et des nuits. — On leur dira que la température n'est pas la même sur tous les points du globe, et l'on appellera leur attention sur la diversité des animaux et des végétaux que l'on rencontre dans les pays chauds et dans les pays froids : on leur parlera des animaux qui abandonnent certains pays pendant l'hiver pour des pays plus chauds, etc. Points cardinaux. On leur expliquera le Levant et le Couchant par l'apparition et la disparition du soleil, — le Nord cl le Midi, — l'orientation de la classe, de la cour. — On leur demandera de nommer des choses environnantes qui sont au Nord, au Midi, a l'Est, à l'Ouest de la maison d'école. Sur le plan topographique de la commune, qui doit exister dans la classe, on fera voir la maison d'école avec ses dépendances, la mairie, l'église et le presbytère ; — les
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�ruisseaux, les rivières, s'il y en a, etc. ; — les routes, les fermes environnantes et les villages voisins ; — l'orientation de ces divers lieux par rapport à l'école, etc. Ce dessin doit initier les enfants à la connaissance d'une carte. Sur le globe on fera voir encore la position de l'Europe et celle de la France, leurs étendues respectives par rapport au reste de la Terre. Sur une carte de France, on montrera le département des Ardennes, et sur la carte du département on montrera le canton et la commune où se trouve l'école. On aura soin d'y faire voir, surtout si ces cartes sont en relief, les principales montagnes et les grands cours d'eau ; on suivra le cours de la Meuse et de l'Aisne, depuis leur source jusqu'à leur embouchure, selon la pente du terrain, etc., etc. Toutes ces leçons doivent être faites d'après la méthode de l'enseignement par l'aspect, et ne consister que dans des explications données sous une forme simple et familière, à la vue des objets eux-mêmes, ou de leur représentation en relief, ou de leur figuration sur une carte. Elles seront nécessairement simultanées, et tout ce qui devra être gardé dans la mémoire (les définitions par exemple), sera répété par tous les élèves à la fois.
Exercices de mémoire.
Fables ou morceaux très simples, en vers et en prose, On en apprendra tous les jours, et on les récitera au cercle. Si le cours est nombreux, les élèves pourront être répartis en plusieurs cercles distincts, suivant leur force, sous la direction d'autant de moniteurs.
Dessin.
On exécutera sur l'ardoise, — ou sur le papier, au crayon,
�- « 79 — tous les dessins du cours préparatoire, spécialement composé par M. Darchez pour les écoles primaires du département.
Gymnastique et ehant.
Les élèves seront exercés à marcher au pas, en chantant, soit pour entrer en classe, soit pour en sortir, soit pour aller en récréation, soit pour en revenir.
Travaux à l'aiguille.
On fera successivement le point de tricot à l'endroit et à l'envers ; — le tricot à côtes ; — le point de marque. — Chaque maîtresse aura un album contenant des modèles ou spécimens de ces diverses sortes d'ouvrages. § L DE "L'ENSEIGNEMENT DANS LES PETITES CLASSES (SALLES D'ASILE ET COURS PRÉPARATOIRE) De toutes les parties du programme d'enseignement proposé aux instituteurs et institutrices du département, la moins bien remplie est incontestablement celle qui concerne les petites classes et que nous avons appelée cours préparatoire. Ce cours doit se faire à la salle d'asile, là où il y a une salle d'asile, — à l'école, là ou il n'y a pas de salle d'asile. Or, en général, soit à l'asile, soit à l'école, il se fait d'une manière défectueuse. 11 est bien des asiles qui tiennent encore autant de la garderie que de la salle d'asile proprement dite, et où l'on ne pratique pas assez « cette méthode régulière et ration« nelle par laquelle le jugement est exercé, l'intelligence
�- 80 « éveillée, le sens moral affermi, toutes les facultés mises « en jeu. » La mission de la salle d'asile est double, en effet. « Les salles d'asile, dit une circulaire ministérielle du «10 mai 1869, ont pour objet non-seulement de recueillir « les tout jeunes enfants, afin de leur assurer les soins spé« ciaux que réclame leur âge (c'est généralement ce qui se « fait le mieux) ; mais encore de les préparer à la vie de « l'école par la connaissance des notions premières de lec« ture, d'écriture et de calcul (en général cet enseignement « laisse à désirer), et à la vie commune par le développe« ment, au point de vue religieux et moral, des facultés de « Tâme, par des habitudes de discipline maternelle sagement « calculées, enfin par des enseignements destinés à éveiller « doucement leur attention en leur apprenant déjà à réflé« chir. Il est inutile d'ajouter que ces enseignements « doivent toujours être très simples, de manière à être « compris d'enfants de deux à six ans. » Nous ne voulons certainement pas transformer nos asiles en écoles, ce qui serait contraire à l'esprit de leur institution et à toutes les instructions ministérielles ; nous voudrions seulement que certaines directrices se rappelassent un peu plus, comme le dit encore si justement une circulaire ministérielle, que la salle d'asile doit être le vestibule de l'école. Or, nous ne croyons pas qu'il y ait, dans notre programme du cours préparatoire, rien qui dépasse les limites de l'enseignement donné dans les salles d'asile bien tenues. 11 faut seulement que les directrices comprennent bien que tout cet enseignement consiste en récits courts, vifs, variés, auxquels des images et des objets viennent ajouter un intérêt vivant, et en exercices propres à assurer l'éducation graduelle de toutes les facultés. Nous les prierons aussi de ne pas oublier qu'elles gardent les enfants jusqu'à six ou sept ans, et que .vers onze ans la plupart d'entre eux quittent définitivement l'école ; encore, pendant ces quatre ou cinq ans où
�- 81 ils suivent les classes proprement dites, ne les fréquententils en général que pendant les mois d'hiver ! Quel résultat final peut-on espérer, dans ces conditions, avec des enfants qui, au sortir de l'asile, ne sauraient pas lire, un peu écrire et compter et né seraient pas déjà familiarisés avec les principales mesures du système métrique, dont l'intelligence et la réflexion n'auraient pas encore été éveillées par des leçons de choses, et que l'enseignement intuitif, sous toutes ses formes, n'aurait pas rendus capables d'une certaine attention ? ' D'un autre côté, les instituteurs et institutrices ne savent pas toujours assez approprier leur enseignement, dans les petites classes, à l'intelligence des enfants qui leur sont confiés. Presque partout, dans les écoles rurales, nous autorisons l'admission des enfants de quatre à six ans, et nous avons eu souvent le regret de constater qu'ils y sont soumis, à très peu de chose près, au môme régime que leurs condisciples plus âgés. Comme ceux-ci ils sont avant tout et essentiellement voués, nous allions dire condamnés, à la lecture et aux exercices purement matériels de la lecture ; —- à l'écriture, c'est-à-dire à la copie, œuvre mécanique et qui exerce peu l'intelligence ; — à l'étude du livre enfin, c'est-à-dire à un travail aride, monotone et froid ; — et par dessus tout, comme conséquence de toutes ces occupations, au silence et à l'immobilité, c'est-à-dire à la compression. Sans doute on ne peut, dans une classe, les soumettre aux marches et aux exercices si variés de l'asile, quoique pourtant, là où l'école compte un ou plusieurs adjoints, là encore où elle ne renferme guère que des élèves du cours préparatoire et du cours élémentaire, ce qui est le cas le plus fréquent pour un certain nombre de nos petites écoles rurales pendant l'été, la chose nous paraisse jusqu'à un certain point, et dans de justes limites, parfaitement possible ; — mais au moins faudrait-il que toujours
�- 82 les leçons leur fussent données sous forme d'entretiens et de récits, qu'elles fussent entremêlées d'exercices pratiques, créant une occupation aux yeux et à la main, en même temps qu'à l'esprit, qu'elles fussent, pour tout dire en un mot, la continuation de la salle d'asile. En résumé, nous voudrions qu'on se préoccupât un peu plus, dans les salles d'asile, de donner aux enfants des notions préparatoires à toutes les parties de l'enseignement primaire, — et que clans les écoles où il n'y a pas de salle d'asile, où il y a pourtant des enfants de quatre à six ans, maîtres et maîtresses s'inspirassent un peu plus de l'esprit et des procédés de la salle d'asile, et s'ingéniassent à approprier leurs leçons à l'âge et à l'intelligence de leurs jeunes auditeurs. La première de ces deux améliorations est facile à réaliser : que les directrices le veuillent sérieusement, et elle se fera ; or, elles le voudront ; nous en avons pour garant le zèle et le dévouement qu'elles apportent en général dans l'exercice de leurs fonctions. La seconde l'est moins. Il nous faut, en effet, compter ici avec les difficultés d'exécution, c'est-à-dire avec le grand nombre d'élèves dont est souvent chargé un seul maître, avec l'exiguité du local, avec l'absence de ce matériel sans lequel les efforts sont paralysés et les meilleures volontés trop souvent impuissantes. En tout cas, la chose n'est pratique qu'avec l'intervention d'un ou de plusieurs aides. Mais il nous faut surtout compter avec des habitudes prises, quelquefois invétérées, auxquelles il ne nous est pas toujours permis d'espérer un renoncement absolu. C'est pour y aider, c'est pour assurer par une bonne préparation les succès futurs de nos écoles, que nous empruntons aujourd'hui à une publication officielle l'article suivant, dont maîtres et maîtresses pourront s'inspirer pour leurs leçons. Et si tout n'en est pas partout et toujours applicable, ils n'y trouveront rien pourtant qu'ils ne puissent lire avec intérêt et profit.
�DE L'ENSEIGNEMENT DU CALCUL.
Numération parlée. — Les élèves, ayant déjà une idée à
I peu près exacte des nombres, apprendront très vite la I numération parlée. Il sera bon de ne les exercer à compter I que sur des objets matériels! On pourra, par exemple, faire I à l'avance une provision de bûchettes. Ce sont de petits I morceaux de bois de la grosseur d'une allumette et longs I de cinq à six centimètres environ. Chaque élève en compte I dix et les lie ensemble en un paquet qu'on lui fait appeler I dizaine. On l'exerce ensuite à trouver la quantité de dizaines I et d'unités nécessaires'pour former les différents nombres I compris entre dix et cent (1) ; puis il réunit dix dizaines' et I les lie ensemble pour former une centaine. On l'exerce de I même à trouver les quantités de centaines, de dizaines et I d'unités nécessaires pour former les différents nombres I compris entre cent et mille. Enfin, on lui fait composer un I mille au moyen de dix centaines, et il continue sûr les
mille les mêmes exercices que sur les unités simples, les dizaines et les centaines. Il connaît ainsi la numération parlée. Numération écrite. — Pour lui apprendre la numération écrite, on se servira encore des bûchettes ; mais, dans ce cas, il sera nécessaire qu'elles puissent se suspendre par
(1) Nous engageons les instituteurs à ne se servir d'abord, pour t l'appellation des dizaines, que des vieux mots septante, octanle, ou même huilante, et nouante, qui seraient d'un emploi beaucoup plus rationnel que les mots soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix, dont l'usage a prévalu et qui déroutent les enfants. — Peut-être même y aurait-il avantage à dire également dix-un, dix-deux, etc., dix-six, dix-sept, au lieu de onze, douze, etc., seize et dix-sept. Il sera toujours facile, quand les enfants sauront bien compter, de substituer à ces appellations celles qui sont généralement usitées aujourd'hui.
�- 84 un fil à des pointes fixées sur une ligne horizontale, dans le haut du tableau noir. On suspendra les unités simples à la première pointe à droite, les dizaines à la seconde, les centaines à la troisième, et ainsi de suite. Les bûchettes en bois, peut-être difficiles à suspendre, pourront être remplacées par des morceaux de fil de fer dont on aura recourbé l'un des bouts en forme de boucle. L'élève ne sera pas embarrassé pour dire le nombre total de bûchettes qui se trouveront ainsi suspendues sur le haut du tableau, et il lui suffira de savoir faire les dix chiffres pour être en état de représenter ce nombre. Que ce nombre soit, par exemple, 423 ; sachant qu'il y a 4 centaines, 2 dizaines et 5 unités, il écrira naturellement 4 sous les centaines, 2 sous les dizaines et 5 sous les unités. Le m'aître lui fera remarquer que ces trois chiffres, placés dans cet ordre, représentent effectivement le nombre de bûchettes suspendues au tableau, et il pourra profiler de cette occasion pour apprendre aux élèves le principe fondamental de la numération écrite; tous le comprendront. Il leur fera remarquer que, si au lieu de 425 bûchettes, il n'y en avait que 405, il faudrait, pour les représenter en chiffres, remplacer par un zéro les dizaines qui manquent dans le nombre (-1). L'emploi des bûchettes sera aussi un excellent auxiliaire pour l'étude des quatre opérations de l'arithmétique. Addition. — Pour faire comprendre l'addition, il suffira de placer, les uns au-dessous des autres, plusieurs nombres de bûchettes, puis de faire réunir tous ces nombres en un seul, en mettant ensemble d'abord les unités, puis les dizaines, les centaines, etc., on ayant soin d'extraire du total des unités les dizaines qui s'y trouvaient, pour les joindre
(1) Si l'on avait eu soin do prendre des bûchettes un peu longues, on pourrait en couper quelques-unes en dix parties, et il serait facile de faire comprendre la théorie des nombres décimaux, qui se rattacherait ainsi tout naturellement à celle des nombres entiers.
�- 85 aux dizaines, et de procéder de la même manière pour les autres ordres d'unités. La définition de l'addition et la règle à suivre pour cette opération ne devront être apprises par les élèves que lorsqu'ils auront vu exécuter l'opération, d'abord avec des bûchettes, puis avec des chiffres seulement. Cette remarque s'applique, d'ailleurs, à toutes les définitions et à toutes les règles. On ne doit les faire apprendre par cœur aux élèves qu'après la série des exercices oraux et écrits, destinés à les faire comprendre. Soustraction. — Pour la soustraction, on fera placer le plus petit nombre de bûchettes sous le plus grand, et l'on ôtera de ce dernier, d'abord un nombre d'unités égal aux unités du plus petit nombre, puis un nombre de.dizaines égal aux dizaines du second nombre, etc. Le premier nombre se trouvera ainsi diminué d'autant d'unités, de dizaines, de centaines, etc., qu'il y en a dans le second, et l'on fera voir que le reste, joint au second nombre, reproduit le premier tel qu'il existait avant l'opération. Le cas où l'un des chiffres du second nombre est plus fort que celui qui kii correspond dans le premier sera facile à expliquer par la méthode des compensations, etc Il est bien entendu que l'usage des bûchettes devra cesser au bout de quelques leçons, dès qu'on se sera assuré que tous les élèves ont compris (1).
^ (1) L'emploi des bûchettes est un excellent moyen pour initier l'enfant à la connaissance des nombres et à la numération ; il parle aux yeux et ne permet ni incertitude ni erreur : toutefois, il en est de ce moyen comme de tous les procédés pédagogiques, il ne faudrait peut-être pas en faire un usage exclusif. Il serait à craindre que l'idée du nombre ne se matérialisât, pour ainsi dire, et qu'elle ne se fixât dans l'imagination de l'enfant sous la forme de bûchettes. Les élèves pourraient'arriver à ne savoir compter que des bûchettes, comme il y en a qui ne savent lire que dans leur livre de lecture. Que l'instituteur varie donc ses exercices en faisant compter des objets très divers. Il pourrait se servir, par exemple, de petits cailloux qui seraient réunis par dizaines ou par centaines dans de petits
I
I I
I I I I I
�- 86 On fera marcher de front l'étude du système métrique et celle de l'arithmétique, afin d'appliquer aux mesures légales les calculs qu'on fera exécuter. Pour familiariser les élèves avec la connaissance de ces -mesures, on fera bien, nonseulement de les leur montrer à chaque leçon, mais de les exercer de temps à autre à mesurer et à peser des objets. (Extrait du Bulletin administratif du ministère de l'Instruction publique. — Année 1870, n" 248.)
§ 5. LES PREMIÈRES LEÇONS DE CALCUL A DE TOUT JEUNES ENFANTS Dans bien des écoles encore, les enfants apprennent à compter mécaniquement : un, deux, trois,.... seize, dixsept, soixante-neuf, soixanle-dix, soixante-onze, soixante-dix-neuf, quatre-vingts quatre-vingt-dix, quatre-vingt-onze,.... cent; et ils finissent ainsi par retenir les cent premiers'nombres. Que ne retiendraient-ils pas? Ils apprennent de même à écrire les chiffres correspondants, par routine, et à force de les avoir écrits ou vu écrire. Mais rarement ils comprennent les rapports des dizaines et des unités. Aussi, plus tard, ne s'expliquent-ils guère les reports de l'addition, ni surtout pourquoi, dans la soustracsacs ; de boutons qui seraient reliés par un fil, etc., etc. Il pourrait également employer dos sous comme unités, des pièces de dix sous comme dizaines, et des pièces de cent sous comme centaines, quoique l'enfant ne voie déjà plus bien, dans la pièce de S francs, les cent sous ou unités qu'elle comprend ; mais cet exemple venant après les précédents, aurait l'avantage de l'habituer graduellement à considérer les nombres indépendamment des objets qu'ils représentent. La seule chose qui importe, c'est que les objets composant chaque groupe soient des objets semblables ou du moins analogues, afin que l'enfant comprenne tout d'abord qu'on ne peut réunir que des unités de même nature.
�— 87 ion, après avoir ajouté à un chiffre du nombre supérieur lis unités de l'ordre qu'il représente, on doit ensuite, par ompensation, ajouter au chiffre du nombre inférieur de 'ordre suivant une unité, mais une unité seulement, etc. Qu'on essaie de leur faire écrire soixante-treize ou uatre-vingt-quinze, il y a tout à parier qu'ils écriront 613 181S. En vérité leur erreur est si naturelle qu'on aurait ort de les en blâmer. Et voilà où conduit l'absence de méthode, l'habitude de suivre la routine plus que la raison ! [Voilà où l'on en arrive pour avoir confondu avec un principe rationnel et logique des choses qui, bien que consacrées par l'usage, n'en restent pas moins des anomalies et lies exceptions ! Ne croit-on donc pas qu'il soit plus facile he mettre dans l'esprit des enfants ce qui est simple, ce pui présente un enseignement régulier et suivi, que ce qui lest irrégulier et comme compliqué à plaisir? Pourquoi embrouiller dès le début des choses claires par elles-mêmes, p y introduisant des exceptions qui plus tard seront mieux p leur place? Ce n'est pas tout. L'enfant ne saisit d'abord bien que les jchoses matérielles et sensibles ; ses premières idées ne ont guère que des images. Sans doute on peut lui faire etenir des noms de choses abstraites, parce qu'après tout bes noms eux-mêmes sont des mots et que les mots sont es signes matériels, sensibles de nos idées ; mais cette connaissance ne sera fructueuse pour lui que lorsqu'il l'aura faite sienne, par une opération personnelle et propre. Il faut qu'il réunisse bien des fois deux objets de la même espèce, avant de comprendre, sous sa forme abstraite, que deux et deux font quatre. Que conclure de là ? C'est que, pour l'enseignement du calcul, plus peut-être encore que pour tout le reste, il faut d'abord procéder avec les enfants par l'enseignement intuitif, il faut leur matérialiser les idées, en quelque sorte, et ne les leur présenter que pro-
�- 88 gressivement sous leur forme abstraite et réellement scientifique. C'est afin d'amener dans cette voie tous les instituteurs et institutrices du département, que nous allons essayer de tracer ici la marche à suivre pour donner les premières leçons de calcul à de tout jeunes enfants. Nous supposerons que la leçon est faite par le maître luimême à des élèves du cours préparatoire, c'est-à-dire à des enfants de quatre à six ou sept ans. C'est ce qui a lien d'ordinaire dans les écoles auxquelles est attaché un adjoint. Dans celles qui sont dirigées par un seul maître, celui-ci devra d'abord faire plusieurs fois la leçon lui-même; puis, la marche tracée, le procédé bien compris, un moniteur pourra facilement la reproduire, ou en faire d'autres analogues. Avant tout, le maître devra se procurer le matériel nécessaire. Nous avons bien des fois déjà recommandé, pour ces premières leçons de numération et de calcul, l'usage des bûchettes. Quelques instituteurs les ont employées avec succès ; mais d'autres n'ont obtenu que des résultats insignifiants. C'est que ceux-ci n'ont compris, ni la manière de s'en servir, ni le parti qu'on peut en tirer. Donc, on se procurera des bûchettes. C'est un matériel peu coûteux : il n'est pas de maître qui ne puisse le fabriquer lui-même et même le faire fabriquer par ses élèves. Ce matériel se composera : 1° De vingt bûchettes unités. Au lieu de bûchettes proprement dites, d'allumettes dépourvues de soufre, nous conseillerions de prendre plutôt des baguettes, de deux décimètres au moins de longueur, de la grosseur des crayons, afin que tous les élèves, môme ceux qui sont les plus éloignés du maître, pussent les voir distinctement de leur place. On en réunira dix ensemble et l'on en fera une petite botte solidement liée par les deux bouts ; 2° D'une dizaine de bâtonnets de môme longueur que les baguettes, mais dix fois plus gros. On aura soin de peindre
�- 89 aux' deux extrémités de chacun d'eux dix petits ronds, simulant les dix baguettes qu'il est censé contenir, de manière à bien faire comprendre que chacun d'eux est formé par la réunion de dix petites baguettes, équivaut à dix baguettes qui ne seraient pas encore détachées les unes des autres ; 3° D'une dizaine de bâtons dix fois plus gros que les bâtonnets ; par conséquent, cent fois plus gros que les baguettes. On peindra également dix petits ronds aux deux extrémités de chacun d'eux, pour faire voir que chaque bâton n'est qu'un assemblage de dix bâtonnets, équivaut à dix bâtonnets. La leçon renfermera toujours trois choses : on formera des groupes d'objets, on les nommera, on les écrira ; puis inversement, on écrira des nombres quelconques au tableau noir, on les nommera et l'on formera des groupes ou réunions d'objets correspondant à ces nombres. La leçon commence. Le maître a, sur sa chaire ou sur une table, ses baguettes devant lui. Un élève est au tableau, la craie à la main. Tous les autres sont en face du maître, les yeux fixés sur lui.
PREMIÈRE SÉRIE D'EXERCICES, DE 1 A 9 INCLUSIVEMENT
Le maître prend une baguette et la montre à ses élèves.
DEMANDE. RÉPONSE. 11 D. R.
Qu'est-ce que je tiens à la main?
Une baguette.
en prend une seconde qu'il réunit à la première. Quelqu'un pourrait-il me dire ce que je viens de faire? Monsieur/vous avez réuni, ajouté une baguette à une
autre baguette.
�- 90 D. Combien ai-je maintenant de baguettes dans la main? R. Deux baguettes. D. Et si j'en ajoute encore une ! (En même temps il en ajoute une troisième.) R. Cela fera trois baguettes. D. Et maintenant? (Il en ajoute une quatrième.) R. Cela fait quatre baguettes. Etc., etc., jusqu'à neuf inclusivement. Chaque fois que le maître forme un nouveau groupe, une nouvelle réunion de baguettes, tous les élèves à la fois disent le nombre de baguettes que renferme le groupe, et celui qui est au tableau écrit le chiffre correspondant. Le maître aura soin d'exiger que tous les chiffres écrits au tableau noir soient bien formés. Peut-être, même devraitil habituer ses élèves à les faire droits, ce qui rend les additions plus commodes. Il serait bon aussi que des chiffres modèles fussent peints à l'huile, en haut du tableau noir. Vient ensuite l'opération inverse. D. Si, de ces neuf baguettes que je tiens à la main, j'en ôte une, combien en reste-t-il ? R. Huit. D. Et si de huit j'en ôte encore une? R. Sept. Etc.. jusqu'à zéro ou rien. Les élèves devront être rompus à compter de 1 à 9 et de 9 à 1. C'est alors seulement que le maître leur montrera, tantôt trois, tantôt cinq, tantôt neuf baguettes, et chaque fois les élèves devront répondre combien il en tient à la main, chaque fois aussi l'élève qui est au tableau écrira le nombre qu'auront prononcé ses camarades. Inversement, le maître écrira lui-même au tableau noir, tantôt un nombre, tantôt un autre ; les élèves le nommeront et l'un d'eux formera, avec les baguettes, le groupe correspondant, qu'il montrera à ses camarades. Tantôt le maître adressera ses
�— 91' questions à tous les élèves à la fois, tantôt il ne les adressera qu'aux élèves d'une seule table ; d'autres fois encore, pour stimuler ceux qui seraient distraits ou inattentifs, il procédera par des questions individuelles. Quand un élève se trompera, au lieu de le reprendre lui-môme, il le fera reprendre par un de ses camarades, etc. Il donnera des bons points à ceux qui répondront bien ; il en marquera des mauvais à ceux qui répondront mal ou ne répondront pas du tout. Ainsi il tiendra tout le monde occupé et attentif. Parfois encore, pour empêcher le désordre et le bruit, et aussi pour ménager ses poumons, ce à quoi il est prudent de songer quand on doit enseigner pendant quarante ans, il pourra n'autoriser ses élèves à répondre que lorsque, le groupe de baguettes formé et présenté à leurs yeux, il leur en aura donné le signal à l'aide d'une règle, par exemple, dont il frappera un léger coup sur la table, ou par tout autre moyen quelconque qu'il trouvera plus commode. Une fois les choses organisées et l'habitude bien prise, la leçon se fera pour ainsi dire d'elle-même, à la muette, par l'aspect des objets et des chiffres, et sans fatigue pour lui. Supposons maintenant que les élèves en sont arrivés à savoir imperturbablement compter de 1 à 9 et de 9 à I, à reconnaître, sans jamais se tromper, le nombre d'unités comprises dans un groupe quelconque, ainsi que la valeur de chaque chiffre. Avant d'aller plus loin, avant de leur parler du nombre dix, il devra encore faire deux choses : 1° leur faire exécuter toutes les additions et soustractions qu'on peut opérer sur les neuf premiers nombres ; 2° leur donner, à l'aide de ces mêmes nombres, une idée de la multiplication et de la soustraction. Le procédé sera le même. Il prend deux baguettes d'une main et trois de l'autre ; pais, les leur montrant : D. Combien ai-je de baguettes à la main gauche? R. Deux.
�- 92 L'élève, qui est au tableau, écrit le nombre 2. D. Combien ai-je de baguettes à la main droite ? R. Trois. L'élève, qui est au tableau, écrit le chiffre 3 au-dessous du chiffre 2. Le maître réunit les trois baguettes qu'il tenait à la main droite aux deux baguettes qu'il tenait à la main gauche. D. Combien ai-je maintenant de baguettes à la main gauche ? R. Cinq. L'élève, qui est au tableau, tire une barre et écrit audessous le chiffre 5. D. Quelqu'un pourrait-il me dire ce que je viens de faire? R. Monsieur, vous avez ajouté trois baguettes à deux baguettes. LE MAÎTRE. — Rien, mes enfants. Vous vous rappellerez que lorsqu'on réunit ainsi des objets de même espèce, qu'on ajoute un paquet à un autre paquet, un tas à un autre tas, etc., cela s'appelle additionner. Cinq est formé par la réunion de deux et de trois ; cinq est une somme, un total. Il aura soin de faire remarquer aux élèves qu'o?i ne peut ainsi réunir, additionner, que des objets de même espèce :■ des baguettes, des billes, des boutons, etc. Il fera exécuter toutes les additions possibles, dont la somme ne dépasse pas neuf. Il agira de même pour la soustraction. Il prend cinq baguettes. D. Combien ai-je de baguettes à la main? R. Cinq. (L'élève, qui est au tableau, écrit le chiffre S.) Il en sépare deux et les pose sur la table. D. Qu'ai-je fait ? R. Monsieur, vous avez ôté, enlevé deux baguettes. (L'élève, qui est au tableau, écrit le chiffre 2 au-dessous du chiffre S.)
�- 93 D. Combien m'en reste-t-il à la main ?
R.
Trois.
(L'élève,
qui est au tableau, tire une barre et
écrit au-dessous le chiffre 3.)
LE MAÎTRE.
— Mes enfants, ce que nous venons de faire
s'appelle une soustraction. D: Et si je remets les deux baguettes que j'ai ôtées avec les trois qui me restent, combien en aurai-je? R. Monsieur, vous en aurez cinq comme tout à l'heure. (Preuve de la soustraction.) Et ainsi du reste. On fera exécuter toutes les soustractions possibles sans dépasser le chiffre 9. Enfin, toujours sans sortir des neuf premiers nombres, il faut que les élèves prennent une idée de la multiplication et de la division. D. Voici 3 baguettes, puis encore 3 baguettes. Si je les réunis toutes ensemble, combien aurai-je de fois 3 baguettes. R. Monsieur, vous aurez deux fois 3 baguettes, ou 6 baguettes. D. Voici 2 baguettes, puis 2 baguettes, puis 2 baguettes, puis encore 2 baguettes. Si je les réunis, qu'est-ce que j'aurai ? R. Monsieur, vous aurez & fois2baguettes, ou 8baguettes.
LE MAÎTRE.
— Mes enfants, cela s'appelle multiplier. Vous
venez de faire des multiplications. D. Voici 8 billes. Je veux les partager également entre Henri et Paul. Combien en auront-ils chacun ? R. Chacun d'eux en aura 4. D. Et si j'avais admis au partage, avec Henri et Paul, Jules et Louis, combien chacun d'eux en aurait-il? R. Chacun n'en aurait que 2.
LE MAÎTRE.
— Rien, mes enfants. Vous voyez que 8 billes
partagées entre deux donnent & pour chacun, et que, partagées entre quatre, elles ne donnent que 2. Eh bien, vous
�- 94 retiendrez que, partager ainsi un tas, une réunion d'objets en un certain nombre de petits tas égaux, cela s'appelle diviser. Vous venez de faire des divisions.
DEUXIÈME SÉRIE D'EXERCICES, DE 10 À 100
mais en ne comptant que par dizaines. Supposons que les deux premiers mois de l'année aient été consacrés à ces premières leçons. A coup sûr, les enfants de cinq à six ans les posséderont parfaitement ; ceux qui, surtout parce qu'ils sont encore trop jeunes, ne les auraient pas bien comprises, devront redoubler le cours préparatoire et les revoir l'année suivante. Il s'agit maintenant d'entamer une nouvelle série d'exercices tout à fait analogues aux précédents. Le maître prend à la main neuf baguettes ; puis, s'adressant aux élèves ? D. Combien ai-je de baguettes à la main? R. Neuf. D. Et si j'en ajoute encore une, combien en aurai-je? Supposons que personne ne réponde. Le maître leur dira que cette nouvelle réunion forme un nouveau nombre, le nombre dix. Il lie les dix baguettes et en fait une petite botte. Puis, s'adressant de nouveau à ses élèves : Mes enfants, comme cela deviendrait gênant de tenir à la main un si grand nombre de baguettes, et que nous ne pouvons pas d'ailleurs donner un nouveau nom à chaque groupe qui serait formé par l'adjonction d'une nouvelle baguette, toutes les fois que nous en aurons réuni dix, nous
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I en formerons ainsi une botte que nous appellerons dizaine, I Et pour que cela soit encore plus commode, nous remplaI cerons ces bottes par d'autres baguettes dix fois plus I grosses.
En même temps il substitue à sa dizaine botte de dix
I unités, une dizaine formée d'un morceau de bois unique, et I il a soin de faire voir que si l'on divisait cette grosse baguette, cette baguette-dizaine, ce bâtonnet, dans le sens de sa longueur, on aurait dix petits bâtonnets, dix baguettes unités. Nous pouvons maintenant compter ces bâtonnets comme nous avons compté les baguettes, et nous dirons : une dizaine, deux dizaines, etc., neuf dizaines, comme nous avons dit : une unité, deux unités, etc., neuf unités. On recommencera sur les bâtonnets-dizaines toutes les opérations qu'on aura' faites sur les baguettes-unités, et ces nouveaux exercices ne présenteront aucune difficulté pour ■ les élèves. Ils ne différeront, en effet, des précédents qu'en ce que : 1° Les baguettes seront remplacées par des bâtonnets ; 2° Les1 bâtonnets s'appelleront des dizaines, tandis que les baguettes s'appelaient des unités ; 3° Pour écrire les nouveaux nombres qu'on formera, on se servira des mêmes chiffres que précédemment ; mais on mettra à la droite de chacun d'eux un zéro, pour indiquer qu'il ne s'agit plus de simples baguettes, mais de bâtonnets ou bottes de dix. Le maître procédera donc de la même manière qu'au début. D. Si à une dizaine j'ajoute une autre dizaine, qu'aurai-je? R. Monsieur, vous aurez 2 dizaines. D. Si à 2 dizaines j'ajoute une autre dizaine, etc. ; si à I 8 dizaines j'ajoute une autre dizaine, qu'aurai-je? R. Monsieur, vous aurez 3 dizaines, etc.; vous aurez 9 dizaines.
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I I I I I I I
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�- 96 =* D. Qu'est-ce que je tiens à la main? R. 3 dizaines, etc. ; 7 dizaines, etc. ; suivant le cas. D. Si, à ces 4 dizaines que je tiens à la main gauche, j'ajoute ces 3 autres dizaines que je tiens à la main droite, combien en aurai-je? R. 7 dizaines. Ce sera une addition. D. Si, de ces 8 dizaines que je tiens à la main, j'en ôte 3, combien m'en restera-t-il? t , R. Trois. C'est une soustraction. D. 3 fois 3 dizaines font combien? R. 9 dizaines. C'est une multiplication. D. Si je partage ces 9 dizaines entre 3 élèves, combien chacun d'eux en aura-t-il? R. Trois. Ce sera une division. Pendant que le maître exécute toutes ces opérations, un élève est au tableau, comme pour les exercices précédents, et il écrit les nombres correspondant aux groupes formés. Seulement, comme il s'agit de bâtonnets au lieu de simples baguettes, de dizaines et non plus d'unités, afin qu'on ne confonde pas cette seconde série d'opérations avec la première, il a soin de mettre à la droite de chaque chiffre qu'il écrit, un zéro, de mettre le chiffre des dizaines au second rang, à partir de la droite. Les personnes riches ont bien un domestique qui se tient à leurs côtés pour les servir ; les officiers supérieurs ont bien le droit d'avoir, à leur porte, un ou deux factionnaires, suivant leur grade ; — pourquoi le bâtonnet qui, lui aussi, est un personnage relativement à la baguette, n'aurait-il pas le droit d'avoir son domestique, une sorte de factionnaire qui indique le rang qu'il occupe? C'est ainsi que la centaine, qui à son tour est bien plus importante que la dizaine, en aura deux, etc.... Il reste à apprendre aux élèves, qu'au lieu de dire une dizaine, on dit simplement dix ; au lieu de deux dizaines, vingt, etc. ; au lieu de six dizaines, soixante ; au lieu de
�- 97 sept dizaines, septante; au lieu de huit dizaines, octanle ou même huilante; au lieu de neuf dizaines, nouante. Il est absolument indispensable d'employer d'abord ces vieux^ mots, qui sont rationnels, et qu'on a eu le tort d'abandonner. Si on ne le fait pas, on crée aux enfants une grande difficulté, et, comme nous le disions au commencement de cet article, on les amène infailliblement à.écrire 614 pour soixante-quatorze, 816 pour quatre-vingt-seize, etc. Ce sera fort peu de chose, du reste, quand ils sauront bien leur numération, qu'ils pourront facilement écrire tous les nombres jusqu'à 100, et que déjà ils auront été familiarisés avec le calcul, de leur apprendre que l'usage a prévalu de dire soixante-dix au lieu de septante, soixante-onze, au lieu de septante-un, etc. Il en est de ce procédé comme de celui d'après lequel, pour apprendre à lire, on donne d'abord aux lettres leur nouvelle appellation, sauf à revenir à l'ancienne, quand les élèves savent lire couramment. Ne présentons d'abord à l'esprit de l'enfant que des choses logiques, rationnelles, des principes généraux ; les exceptions, les anomalies, que l'usage seul peut expliquer, viendront plus tard et en leur temps. Nous engageons les maîtres et les maîtresses à écrire sur le tableau noir, ou mieux encore, sur le mur de leur école, afin de n'avoir pas à recommencer : Une dizaine s'appelle dix et s'écrit. Deux dizaines s'appellent vingt et s'écrivent. . . Sept dizaines s'appellent septante, et s'écrivent. Neuf dizaines s'appellent nouante, et s'écrivent. 10 20 70 90
Il nous semble qu'un mois doit servir amplement pour cette nouvelle série d'exercices, puisqu'elle ne diffère en rien, nous le répétons, de la précédente, et qu'elle ne consiste guère qu'à apprendre aux élèves dix mots nouveaux.
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TROISIÈME SÉRIE D'EXERCICES, DE 10 A 100
avec les unités comprises entre une dizaine et une autre dizaine. Le maître prend à la main gauche un bâtonnet dizaine, et à la main droite une baguette unité. D. Qu'est-ce que je tiens à la main gauche? R. Une dizaine ou dix. D. Et à la main droite? R. Une baguette ou un. D. Si je les réunis, qu'est-ce que j'aurai? R. Monsieur, vous aurez dix et un, ou dix-un. D. Et si, à la dizaine que je tiens à la main, j'ajoute deux baguettes ? R. Monsieur, vous aurez dix-deux. D. Et si j'en ajoute six, sept, huit, neuf? R. Monsieur, vous aurez dix-six, dix-sept, dix-huit, dixneuf. D. Et si j'en ajoute dix? R. Monsieur, vous aurez dix-dix, ou deux dizaines, ou vingt. Le maître montre qu'il peut remplacer ses dix baguettes par une botte, ou-par un nouveau bâtonnet. D. Qu'est-ce que je tiens à la main ? R. 7, 8, 9 bâtonnets. D. Qui s'appellent? R. 7 dizaines, 8 dizaines, 9 dizaines. D. Ou encore? R. Septante, octante, nonante. D. Si, à 7 bâtonnets j'ajoute ces 8 baguettes, qu'est-ce ■ que j'aurai ? R. Septante-huit.
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�D. Et si, à ces 9 bâtonnets j'ajoute ces trois baguettes, j'aurai? R. Nonanle-trois, etc., etc.... Un élève écrit chaque nombre au tableau, à mesure qu'on le prononce. Il est facile d'expliquer pourquoi les bâtonnets ou dizaines se mettent au second rang, et les baguettes ou unités, au premier, à partir de la droite. D. Pourquoi, lorsque vous écrivez septante, vous contentez-vous de mettre un zéro à la droite du 7 ? R. Cela veut dire qu'il y a 7 bâtonnets ou dizaines, et qu'il n'y a pas de baguettes, qu'il y a zéro baguettes ou unités. A ces exercices succéderont les exercices inverses. Un élève écrira au tableau noir toutes sortes de nombres de deux chiffres ; ses camarades les nommeront, et l'un d'eux formera les groupes d'objets correspondants. Rien de plus facile alors que d'exécuter des additions et des soustractions de toute nature, à condition que, dans l'addition, la somme ne dépasse pas 99, et que, dans la soustraction, le nombre supérieur ne soit pas plus grand que ce môme nombre 99. Ces opérations se font matériellement; chaque élève exécute le calcul de tête; puis on l'écrit en chiffres. Les reports dans l'addition se font tout naturellement. On veut, par exemple, additionner 24 et 9. Le maître prend, d'une part, 2 bâtonnets et 4 baguettes; d'autre part, 9 baguettes. Il réunit ensemble toutes les baguettes et chacun voit que 9 plus 4 baguettes, font une botte de dix, ou un bâtonnet, et 3 baguettes soit 3 dizaines et 3 imités ; soit trente et trois ou 33. Il en sera de même pour la soustraction. Avant tout il faudra que les élèves comprennent bien que la différence de deux nombres ne change pas, quand on les augmente tous les deux d'une même quantité. On pourra prendre l'exemple suivant :
�- 100 D. Paul a 7 ans el Henri n'en a que 4 ; quelle différence d'âge y a-t-il entre eux? R. 3 ans. D. Dans combien d'années Henri aura t-il 7 ans? R. Dans 3 ans. D. Alors, à ce moment, Henri sera aussi âgé que Paul ? R. Non, Monsieur. D. Comment cela? R. C'est que Paul alors aura, lui aussi, 3 ans de plus ; il aura 10 ans. LE MAÎTRE. — Oui, mes enfants, et il en sera toujours de même. Chaque fois que Henri aura acquis un certain nombre d'années nouvelles, Paul lui aussi aura ce même nombre d'années en plus. 11 y aura donc toujours la même différence entre leurs deux âges, etc. Il sera facile d'imaginer également quelques exemples très simples de multiplication et de division. Enfin on passera des dizaines aux centaines, comme on est passé des unités aux dizaines, et l'on s'arrêtera au nombre 1000. Dans les derniers mois de l'année on pourra, en prenant des baguettes d'un mètre de long, puis d'autres qui n'auront qu'un décimètre, et d'autres enfin qui n'auront qu'un centimètre, faire comprendre également le rapport de ces diverses unités, et enseigner par la même méthode la numération des nombres décimaux, qu'il ne faut pas séparer de celle des nombres entiers. On exécutera également sur ces derniers toutes sortes d'opérations, des additions et des soustractions, et les reports se comprendront aussi facilement que lorsqu'il s'agissait des nombres entiers. Tout cela peut se faire, croyons-nous, dans le cours d'une année scolaire, sans livres, sans matériel coûteux. 11 n'y faut qu'un peu de bonne volonté et d'entrain. Et pourtant le résultat obtenu serait, on en conviendra, considérable*
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non-seulement au point de vue de la pratique du calcul, mais encore au point de vue du développement de l'intelligence et du raisonnement. Que maîtres et maîtresses se mettent donc partout à l'œuvre avec confiance, et qu'avant un an il n'y ait plus, dans aucune école du département, une seule division qui ne comprenne la numération, qui ne soit déjà familiarisée avec les premières notions du calcul, qui ne sache, en un mot, comme le demande notre programme du cours préparatoire, exécuter des additions et des soustractions faciles et qui n'ait déjà une idée de ce qu'on appelle multiplier et diviser. — Nos programmes ont paru tout d'abord bien au-dessus de ce qu'on pouvait attendre et exiger des élèves de nos écoles primaires ; nous espérons convaincre peu à peu les plus incrédules et les plus défiants, que nous ne demandons rien qui dépasse la portée de leur intelligence, que tout cela devient parfaitement possible avec des maîtres qui savent et qui aiment leur métier. ' § 6.
INSTRUCTION A L'USAGE DES MAITRES ET MAITRESSES CHARGÉS DU COURS PRÉPARATOIRE.
Novembre 1876.
Assurément, il n'est jamais facile de bien faire une classe, quelle qu'elle soit. Pour bien enseigner, il faut d'abord des connaissances étendues et variées (autrement on répète toujours les mêmes choses, on devient monotone, on finit par ne plus intéresser et même par ennuyer) ; il faut encore beaucoup de jugement pour choisir, parmi les connaissances qu'on possède, les exemples les plus propres à faire comprendre aux enfants l'idée qu'on veut leur mettre dans dans l'esprit, beaucoup de vivacité et d'à-propos pour tirer
�- 102 parti des moindres incidents et les faire servir à la formation de leur cœur, aussi bien que de leur esprit ; il faut enfin le goût du métier, et par dessus tout l'amour des enfants; en un mot une véritable vocation. Toutefois ces qualités sont peut-être plus nécessaires encore, quand on s'adresse à de tout jeunes enfants. On trouve bien peu de maîtres qui ne soient pas capables de faire, d'une manière passable, le cours moyen et même le cours supérieur; ils sont rares, au contraire, ceux qui savent faire le cours élémentaire, et à plus forte raison, le cours préparatoire. Il leur manque ce qu'ont en général les bonnes directrices d'asile, le talent de se mettre à la portée des enfants, de s'en faire comprendre et de les intéresser, de leur développer l'esprit et de leur former le cœur, tout en les amusant. Par contre, il manque souvent aux directrices d'asile et en général aux femmes, dont ces qualités semblent plus spécialement être l'apanage, des connaissances suffisantes pour qu'elles puissent mettre dans leurs leçons de la variété et de l'agrément, ne pas toujours répéter des choses banales et convenues, éviter les réflexions niaises; en un mot, piquer la curiosité et réveiller l'attention qui s'assoupit. Nous serions heureux que les conseils que nous allons donner aidassent les uns et les autres dans l'accomplissement d'une tâche bien ingrate, quand on ne la comprend pas, — bien attrayante, au contraire, et bien utile, quand on s'y dévoue avec cette intelligence et cet amour qu'inspire une vraie vocation.
EMPLOI DU TEMPS.
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Avant tout, le maître ou la maîtresse qui sont chargés d'un cours préparatoire, doivent se tracer un emploi du emps. Un tableau indiquant l'ordre et la suite des exer-
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cices, ainsi que la durée de chacun d'eux, devra être suspendu à la muraille, et l'on devra scrupuleusement se conformer à ses indications. Voulez-vous que vos enfants soient exacts et réguliers? Commencez par leur donner vous-même l'exemple de l'exactitude et de la régularité. La chose sera possible, sj vous préparez soigneusement votre classe, si vous en avez noté tous les détails à l'avance et que vous ne laissiez rien à l'imprévu, au moins dans la distribution de l'ensemble. . Sans rien imposer d'une manière absolue, nous proposons le tableau suivant. Nous regretterions pourtant qu'à moins de bonnes raisons, on ne le suivît pas de point en point, et qu'on ne cherchât pas à réaliser, dans toutes les écoles du département, dont les conditions sont à peu près identiques, cette uniformité sans laquelle les enfants sont déroutés lorsqu'ils passent d'une classe dans une autre, sans laquelle aussi nos conseils arrivent difficilement à leur adresse.
MATIN.
heures
heures
De 13/4 à 8 Inspection de propreté. Entrée en classe. 8 à 81/2 Prière du matin et petit catéchisme, i; 81/2 à 91/4 Lecture aux groupes : explication du sens des mots; premières notions de grammaire, etc., etc. 91/4 à 9 3/4 Epelcr, puis écrire au tableau noir et sur l'ardoise, en vue de l'orthographe d'usage, des mots et même des petites phrases empruntés à la leçon de lecture. Exercices de français à l'aide du composteur. Conjugaison des verbes. Etude de morceaux de récitation. Récréation. 9 3/4 à 10 10 à 10 1/2 Exercice général et récapitulatif de lecture au tableau mural. 10 1/2 à 14 Ecriture et dessin alternativement. 14 Récitation d'une petite prière et sortie en rangs.
�-mSOIR.
heures
heures
De \ à 1 3/4 Lecture aux groupes, comme le malin. 1 3/4 à 2 1/2 Calcul oral et écrit (bûchettes) et système métrique. . 2-1/2 à 2 3/4 Récréation. 2 3/4 à 31/4 Exercice général et simultané de lecture au tableau mural récapitulatif, comme le matin. 3 1/4 à 3 3/4 Histoire sainte et histoire de France alternativement, à l'aide d'images. Leçon de choses et géographie, alternativement. 3 3/4 à 4 Récitation de la prière du soir et sortie.
CLASSE DU MATIN.
Pour que la classe puisse commencer à 8 heures précises, il sera bon que les enfants arrivent à l'école dès 7 h. 3/4. Le maître y entrera le premier et les surveillera. A 8 heures moins S minutes, il les mettra en rang et fera l'inspection de propreté. Cette inspection ne se bornera pas seulement aux mains et à la figure ; il s'assurera que les enfants ont le cou propre ainsi que les oreilles, qu'ils ont été peignés, que leurs vêtements ne sont ni déchirés ni couverts de boue. La pauvreté n'est une excuse ni pour le désordre ni pour la malpropreté. Au besoin, surtout s'il y a récidive, il renverra les enfants malpropres à leurs parents et il ne les recevra que lorsqu'ils se présenteront dans une tenue convenable. L'inspection terminée, les élèves entreront en classe au pas, et en chantant. Arrivés à leurs places, ils réciteront la prière du matin. Tous les mouvements se feront avec ensemble et à un signal convenu.
Prières. — La récitation des prières se fera toujours en commun. Il est convenable que la classe du matin commence
�- 105 par la récitation de la prière du matin, et que celle du soir se termine par la récitation de la prière du soir. A cet égard, du reste, le maître s'entendra avec le ministre du culte, à qui appartient la direction de l'enseignement religieux. Ce qui importe, c'est que, pendant ces prières, les élèves aient une bonne tenue et un air recueilli, c'est qu'ils les récitent à haute voix, mais sans crier, — lentement, avec des temps d'arrêt aux points et aux virgules, — d'un ton naturel enfin, qui montre qu'ils comprennent ce qu'ils disent. Nous croyons que cette récitation, faite ainsi tous les jours, matin et soir, par tous les élèves à la fois, suffira pour apprendre leurs prières à ceux qui arriveront à l'école ne les sachant pas encore. Si pourtant elle était insuffisante pour les graver dans la mémoire de certains élèves, dont l'intelligence serait particulièrement paresseuse, il y aurait lieu de les leur faire répéter au cercle, sous la direction d'un moniteur, pendant que leurs camarades plus avancés, se livreront à d'autres exercices, à apprendre des fables, ou à conjuguer des verbes, par exemple. Catéchisme. — La prière récitée, on fera apprendre aux élèves et réciter simultanément le petit catéchisme. Le maître posera la question, et il dira d'abord lui-même la réponse; il la répétera tout entière, ou en partie seulement si elle est trop longue, autant de fois qu'il sera nécessaire, pour que les élèves puissent à leur tour la dire sans faute. Il reviendra souvent sur, les choses apprises et sues, afin qu'elles ne s'oublient pas ; car, si la mémoire des enfants est prompte et facile, elle n'est pas moins fugitive. Les élèves devront chaque année apprendre en entier le petit catéchisme. Si le temps que nous y consacrons est bien employé, il suffira largement. Lecture. — A 8 heures 1/2, à un signal donné, les enfants quittent leurs tables et se réunissent par groupes, devant
�106 les tableaux, pour la leçon de lecture. Ils doivent exécuter ce mouvement, comme tous ceux du reste qu'entraîne un changement quelconque d'exercice, au pas et en chantant. Le nombre des groupes ne devra jamais dépasser trois, même quand le groupe le plus avancé serait déjà capable de lire dans un livre de lecture facile. Mieux vaut réunir dans un môme groupe des élèves de force un peu différente, que de morceler la classe en une infinité de divisions que le maître ne peut évidemment pas diriger toutes à la fois. L'objet de la leçon de lecture sera court : un seul exercice de la méthode, s'il s'agit des éléments ; huit à dix lignes au plus, si ce sont de petites phrases; mais on aura grand soin de revenir toujours sur les exercices précédents, pour s'assurer qu'ils n'ont pas été oubliés. On ne manquera pas non plus, si la leçon du jour ne porte que sur l'étude des lettres ou des syllabes, d'y joindre quelques mots, et même une ou deux petites phrases, comme application. Si la méthode n'en fournissait pas, ou ne donnait que des mots déjà connus ou expliqués, le maître en imaginerait d'autres lui-même, qu'il écrirait sur le tableau noir. La leçon durant trois quarts d'heure, on comprend bien que les exercices qui la composent doivent être variés'. On ne peut songer à faire lire des petits enfants pendant trois quarts d'heure. Aussi ajoutons-nous à la lecture, dans notre tableau de l'emploi du temps, l'explication du sens des mots et les premières notions de grammaire. Voici comment nous entendons la chose : les enfants lisent d'abord tous ensemble la leçon du jour; quelques-uns d'entre eux, tantôt l'un, tantôt l'autre, la répètent ensuite tout entière ou en partie. Alors vient l'explication du sens des mots, quelques petites digressions capables de les intéresser tout en les instruisant, des questions de toutes sortes sur les mots de la leçon du jour, des rapprochements avec ceux do la leçon de la veille, qui doivent avoir été expliqués, etc., etc.
�- 107 Quand les esprits auront été ainsi détendus et reposés, on recommencera la lecture comme précédemment, simultanément d'abord, individuellement ensuite. Puis viendront les questions de grammaire sur les mots que renfermera la leçon de lecture; ces questions auront successivement pour but d'apprendre aux enfants à distinguer les noms, propres ou communs, le genre et le nombre avec l'article qui les caractérise, les adjectifs et la règle d'accord, les verbes avec la distinction des trois temps, les pronoms qui tiennent la place des noms, etc., etc. Enfin, on redira une troisième fois la leçon de lecture. Grâce à cette variété d'exercices, si le maître sait y mettre de l'entrain, la leçon ne paraîtra ni longue, ni monotone, et les enfants pourront l'écouter attentivement pendant trois quarts d'heure. Il est neuf heures et quart, les enfants se sont tenus debout pendant trois quarts d'heure, ils sont fatigués ; le moment est venu de les renvoyer aux tables, pour qu'ils. puissent s'asseoir. Pour faire suite à la leçon de lecture, le maître écrira lui-même au tableau noir et leur fera reproduire sur l'ardoise, des mots et même de petites phrases empruntés à la leçon précédente. Ce sera encore une répétition manuscrite de la leçon de lecture, qui la leur gravera dans la mémoire, et qui ne peut manquer de les intéresser, à cause de la forme nouvelle donnée aux lettres. Il est bien entendu que, pour nommer chaque lettre isolément, on ne se servira que de la nouvelle appellation employée pour la leçon de lecture. Si le maître possède un composteur, ce sera le cas de faire composer aux élèves des phrases très courtes, soit celles de la leçon de lecture, soit d'autres analogues. La fin de cet exercice, qui d'après le tableau de l'emploi du temps dure une demi-heure, pourra être consacrée, soit à conjuguer mécaniquement des verbes suivis d'un complément qu'on aura soin de varier, soit à étudier de petits morceaux en vers ou en prose, que les élèves ré-
�- 108 citeront simultanément d'abord, individuellement ensuite, en prenant le ton de la conversation. A neuf heures trois quarts la récréation, qui doit durer un quart d'heure. Si le temps est mauvais et que l'école n'ait pas de préau couvert, les élèves la prendront dans la classe même; mais alors elle ne consistera guère qu'en marches accompagnées de chants, pendant lesquelles il sera généralement possible d'ouvrir les fenêtres pour aérer la classe. Toutefois, pour peu que le temps le permette, cette récréation devra être prise au dehors; et il ne faut pas alors que le maître s'imagine que ce temps est pour lui un temps libre, dont il peut disposer pour autre chose que pour la surveillance de ses élèves. C'est peut-être le moment de la journée dont un maître attentif et observateur pourra tirer le meilleur parti pour étudier leurs caractères et apprendre à les bien connaître. 11 aura soin d'organiser lui-même des jeux attrayants (ballons, cordes à sauter, etc.). Il faut à tout prix que les enfants y prennent goût. Outre qu'ils y trouveront une distraction qui les rendra plus propres à suivre ensuite avec attention les autres exercices de la classe, la privation totale et bien plus souvent partielle de cet amusement sera pour le maître un moyen efficace de punition. C'est même, avec les mauvais points et la. réprimande, la seule punition dont on devra user envers de tout petits enfants. A 10 heures, rentrée en classe au pas et en chantant. De 10 heures à 10 h. 1/2, exercice général de lecture au tableau mural. Si le maître n'a pas, pour cette leçon d'ensemble, un grand tableau récapitulatif de toutes les difficultés de la lecture, il préparera avant la classe et écrira au tableau noir les divers exercices qui devront faire l'objet de la leçon du jour. Il devra nécessairement y en avoir pour toutes les forces et pour chaque cours d'élèves. H commencera par faire repasser à ceux du cours inférieur
�ce qu'ils auront vu, et au lieu de les reprendre lui-même quand ils se tromperont, il les fera reprendre par ceux du cours moyen, et au besoin par ceux du cours supérieur. Ce sera un moyen de les intéresser et de les empêcher d'oublier ce qu'ils ont appris précédemment. Quand il s'adressera à ceux qui seront plus avancés, les plus faibles ne manqueront pas d'écouter, parce qu'ils entendront des choses nouvelles pour eux, et plus d'un, sans doute, étonnera le maître par sa perspicacité ou sa précocité d'esprit. C'est dans cet exercice surtout que le maître tâchera d'être varié, intéressant, et que la leçon de lecture prendra souvent le caractère d'une leçon de choses générale. De 10 h. 1/2 à 11 heures, écriture ou dessin alternativement. On écrira le lundi, le mercredi et le vendredi, on dessinera le mardi et le samedi. On ne confondra pas cet exercice d'écriture avec celui qui a été indiqué précédemment, de 9 h. 1/4 à 9 h. 3/4. Celui-ci n'avait d'autre but que d'habituer les élèves à reconnaître la forme des lettres et les éléments dont les mots se composent; de 10 h. 1/2 à 11 heures, au contraire, c'est une véritable leçon d'écriture, qui a pour but d'apprendre aux élèves, non-seulement à écrire, mais à écrire bien. Que les élèves aient ou non des cahiers préparés, le maître devra commencer la leçon par une exposition au tableau noir ; il tracera lui-même, sous leurs yeux, les lettres et les mots qui forment l'objet de la leçon. 11 ne manquera jamais de leur rappeler les principes relatifs à la forme des lettres, à la tenue du cahier et de la plume. 11 s'assurera que tous ses élèves sont dans une position commode, qui puisse leur faciliter l'imitation du modèle qu'on leur propose et qui n'amène aucune déformation de leur corps. Il aura soin de circuler dans les tables, d'ajouter à ces conseils généraux des avertissements individuels, de corriger, sur les cahiers eux-mêmes et sous- les yeux de l'enfant, ce qui sera particulièrement
�— 110 — défectueux. Quand il le jugera préférable, cette correction individuelle pourra être remplacée par une correction générale, etc. En ce qui concerne le dessin, on suivra de point en point le cours de M. Darchez. A11 heures, les élèves réciteront tous ensemble en guise de prière, mais en y mettant l'intonation convenable, quelque petite poésie d'un caractère pieux : Noire père des deux, etc.; 0 père qu'adore mon père, etc.; l'Ange gardien; la Conscience, etc. Puis ils sortiront au pas et en chantant; ils s'aligneront en dehors de l'école et ne rompront leurs rangs qu'à un signal donné. Ils pourront même, si la forme du village s'y prête, se partager en deux groupes et rentrer chez eux au pas, sous la direction de moniteurs qui commanderont et surveilleront la marche.
CLASSE DU SOIR.
La rentrée devant avoir lieu à une heure précise, le maître sonnera la classe à une heure moins le quart. Il se tiendra dans la cour et y recevra les élèves à mesure qu'ils ■ arriveront. Il les y laissera jouer- jusqu'à une heure moins cinq minutes. A ce moment, il les mettra en rang et fera l'inspection de propreté, comme le matin. On entrera en classe au pas, et en chantant. Arrivés à leur banc, les élèves continueront à chanter et à marquer le pas, jusqu'à ce que les derniers entrants soient en face de leur place. A un signal donné, le chant cesse; chacun se tient immobile, et la classe commence. Avant tout autre exercice, les élèves réciteront ensemble, lentement et avec l'intonation convenable, soit une petite prière qu'aura indiquée le ministre du culte, soit quelque petite poésie d'un caractère pieux, comme ils l'ont fait avant la sortie de la classe du matin.
�_ -111 _ De 1 heure à 1 heure 3/4, lecture aux groupes, comme le matin. De 1 heure 3/4 à 2 heures 1/2, calcul oral et écrit, et système métrique. Un exercice qui durerait trois quarts d'heure, et qui aurait toujours le même objet, serait évidemment trop long pour des élèves du cours préparatoire. On le coupera donc en deux parties. Dans la première, qui pourra durer une demi-heure, on s'occupera de calcul oral et écrit, et de petits problèmes, à l'aide de bûchettes. On suivra de point en point la marche indiquée précédemment. Quand les élèves seront bien familiarisés avec la pratique des bûchettes, on pourra reprendre les mêmes exercices en se servant de petites billes unités et de billes dizaines, dix fois plus grosses, ou encore de centimes unités et de décimes, tenant lieu de dizaines. Les élèves devront, à Pâques, posséder toutes les matières du programme du cours préparatoire. Depuis Pâques jusqu'à la fin de l'année, on reprendra ces exercices, toujours d'après la même méthode, mais sur les nombres décimaux. Si la valeur relative des unités, des dizaines et des centaines, a été bien comprise, il ne sera pas difficile de faire comprendre également celle des dixièmes, des ceatièmes et des millièmes. Les maîtres qui posséderont le Numérateur Cordier trouveront un précieux secours dans l'usage de la virgule mobile, qui, à l'aide d'un simple déplacement, rend sensible aux yeux de l'enfant la transformation d'une unité quelconque en une autre unité dix fois, cent fois plus petite ou plus grande. La durée de la leçon étant de trois quarts d'heure, et les exercices de calcul, soit oral, soit écrit, ne devant durer qu'une demi-heure au plus, il restera un quart d'heure au moins chaque jour pour s'occuper de système métrique. Il va de soi que l'enseignement ici devra être essentiellement
�pratique et intuitif. Comme le dit le programme, on montrera d'abord aux élèves le mètre et ses divisions en décimètres, centimètres et millimètres (autant que possible on aura un mètre en bois, un mètre pliant, un mètre en cordon roulé) ; puis, on mesurera sous leurs yeux et qp leur fera mesurer à eux-mêmes la longueur d'une table, d'une règle, d'un fil ; on tracera et l'on fera tracer au tableau noir des lignes d'une longueur donnée ; on leur fera évaluer la longueur de diverses lignes tracées, ainsi que celle de divers objets choisis dans la classe. On leur montrera un mètre carré et l'on fera compter les 100 décimètres carrés dont il est composé ; on leur montrera également, si l'on en a un, un mètre cube, au fond duquel on fera compter une rangée de dix décimètres cubes et l'on constatera qu'il en faudrait ,10 semblables pour former tout le fond de la boîte, qu'il faudrait également 10 fonds semblables pour remplir le mètre tout entier. Il est évident que tout cela leur sera uniquement enseigné par l'aspect, qu'on leur fera compter des choses qu'ils toucheront, qu'ils verront, et qu'on se gardera bien de vouloir leur faire comprendre le rapport du décimètre carré au mètre carré, par exemple ; à plus forte raison, du décimètre cube au mètre cube. Ensuite on leur mettra entre les mains des litres de toutes sortes de formes et on leur fera mesurer des matières sèches, des liquides, qu'ils transvaseront d'un litre dans l'autre ; on leur donnera à manier les divers poids usuels et on leur fera faire de petites pesées ; ils joueront au marchand et à la marchande; enfin on leur montrera également les monnaies usuelles et on leur fera faire de petits comptes relatifs aux marchandises qu'ils auront achetées ou vendues. A tous ces exercices on devra rattacher encore l'étude du cadran et de ses divisions en heures et en minutes. Cette leçon peut être rendue très intéressante pour les
�- 113 enfants, qui se familiariseront ainsi,- sans travail et sans peine, avec la connaissance et môme avec la pratique des diverses unités du système métrique. De 2 heures 1/2 à 2 heures 3/4, récréation, comme le matin. De 2 heures 3/4 à 3 heures 1/4, exercice générai de lecture au tableau mural récapitulatif, comme le matin. À défaut d'un tableau récapitulatif, ou encore pour alterner avec ce même tableau, le maître se servira avantageusement d'un composteur, à l'aide duquel il composera luimôme, ou fera composer par ses élèves, les mots et les phrases qui devront faire l'objet de sa leçon. Le tableau noir pourra aussi servir au même usage, surtout pour les mots écrits. De 3 heures 1/4 à 3 heures 3/4, histoire sainte et histoire de France alternativement, à l'aide d'images. La collection éditée par M. Lahure est la moins coûteuse. Elle comprend cinquante images pour l'histoire sainte, qui ne coûtent que 2 fr. 50, et cent pour l'histoire de France, qui ne coûtent que S francs. Pour n'avoir pas à les coller sur carton, ce qui coûte plus cher que les images elles-mêmes, le maître pourra les serrer fortement par le haut entre deux planchettes clouées ensemble, qu'à défaut d'un chevalet ou d'un pupître, il appliquera sur le bord de sa chaire ; et il laissera tomber, de manière à ce qu'elle puisse être vue par tous les élèves groupés autour de lui, l'image représentant le fait au le personnage qui est l'objet de la leçon. Il commencera par montrer l'image dans son ensemble, et successivement, dans tous ses détails, et il racontera en termes simples et familiers ce qu'elle représente. Il interrogera ensuite les élèves pour s'assurer qu'ils ont bien compris et retenu ; puis il leur fera répéter à tour de rôle, dans leur langage, ce qu'il leur aura dit* et montrer à leur tour
�- 114 les diverses parties de l'image qui se rapportent à leur récit. Cette collection Lahure, qui n'a pas été faite pour l'objet en question, renferme un nombre d'images beaucoup trop considérable ; on se bornera donc aux principales, à celles dont les titres figurent dans le programme du cours préparatoire. Nous conseillerions de faire des leçons d'histoire sainte le lundi, le mercredi et le vendredi, et des leçons d'histoire de France, le mardi et le samedi. De 3 heures 3/4 à 4 heures, leçon de choses et géographie alternativement. La leçon de géographie se fera trois fois par semaine : le lundi, le mercredi et le vendredi ; et la leçon de choses, le mardi et le samedi. Pour ces deux matières on se conformera de point en point aux instructions du programme. A 4 heures, les élèves réciteront en commun la prière du soir, comme ils ont, à 8 heures, récité la prière du matin ; puis, ils sortiront au pas et en chantant, et iront s'aligner dans la cour. Là le maître renouvellera, s'il y a lieu, ses recommandations relativement à la manière, dont ils doivent se tenir dans les rues, etc.... C'est le moment des bons conseils ; il fera bien de le mettre à profit.
§ 7. LES PREMIÈRES LEÇONS PAR COEUR
Vesoul, février 1871.
Dans plusieurs écoles on fait apprendre aux enfants qui commencent à lire de petits morceaux français, en prose
�- US ou en vers. C'est un excellent exercice et nous ne pouvons trop le recommander. Avant tout il faut occuper les enfants, si l'on veut qu'ils se tiennent tranquilles. Ce qui les fatigue, ce n'est point tant la continuité de l'attention que la nécessité d'appliquer longtemps leur esprit au même objet. Or, pendant les longs intervalles que laissent libres l'exercice de la lecture et celui de l'écriture, alors que le maître se doit à ses divisions supérieures, c'est à coup sûr un excellent moyen de les occuper que de leur faire apprendre sans livre, sous la direction d'un moniteur, et de leur faire réciter de mémoire quelques lignes de prose ou de vers. Je dis de prose ou de vers et je conseillerais d'alterner, parce que si la phrase est plus naturelle en prose, les vers s'apprennent plus vite, grâce au retour de la rime, et surtout se retiennent mieux ; de plus, ils forment l'oreille sans qu'on s'en rende bien compte et font qu'on acquiert instinctivement le sentiment de l'harmonie. Les enfants trouveront, dans ces morceaux, des mots qu'ils n'entendent jamais prononcer dans leur famille, mais qu'ils ont besoin de connaître pour comprendre les livres qu'on leur mettra plus tard entre les mains ; ils y trouveront surtout des tours de phrase plus élégants que ceux de leurs conversations ordinaires. Ils feront ainsi, sans ennui et comme à leur insu, une provision d'idées et de mots qui ne leur seront pas inutiles plus tard. — Oui, je le répète, c'est un excellent exercice, à une condition toutefois, c'est que les morceaux qu'on leur fait apprendre soient intéressants, qu'ils soient à leur portée, et surtout qu'ils leur soient bien expliqués. Voici une fable en prose qui me paraît réunir à peu près les qualités que devraient avoir ces petits morceaux. Peutêtre y trouvera-t-on trop de finesse, et faut-il craindre que cette délicatesse n'échappe à de jeunes esprits encore peu cultivés, comme sont souvent les enfants de six à huit ans,
�- 116 surtout dans les campagnes. Malgré cela, je n'hésite pas à la recommander. Je suppose d'ailleurs que les explications du maître suppléeront au défaut de perspicacité de ses élèves, et je demande qu'on n'oublie pas que cet exercice a un peu pour but d'éveiller et d'affiner leur esprit.
LA MAISONNETTE ET L'ESCALIER
« Des petits garçons avaient construit une maisonnette, non en papier ni en carton, vraiment; ils voulaient travailler pour la postérité et ils avaient employé la pierre et le bois. Les murs étaient solides ; il y avait des portes et des fenêtres, enfin la maisonnette était très gentille et il n'y manquait rien, — en apparence. Aussi lès petits architectes, qui n'avaient voulu prendre conseil de personne, croyaient-ils avoir fait, à eux seuls, un monument digne des Romains. « Lorsqu'il s'agit d'y loger le ménage des poupées de leur sœur, ils allèrent en grande pompe chercher les hôtes de cette jolie demeure. Les nouvelles venues arrivèrent pimpantes, coquettes, parées et toutes prêtes à s'emménager. Le premier et le second étage furent distribués et l'on voulut se hâter d'en prendre possession. — « Où donc est l'escalier? dit la petite sœur, qui voulut y faire monter en cérémonie sa nichée de poupées. — « L'escalier ! reprit en rougissant un des petits ouvriers tout penaud ; l'escalier ! Ah ! mon Dieu, nous l'avons oublié. « Ne faites rien, mes chers amis, sans les conseils de plus sages que vous ; sinon, dans ce que vous entrepren-
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drez, il manquera toujours l'escalier pour arriver où vous voudrez monter. » (1)
EXPLICATION
Je suppose que le maître a lu ce petit morceau du ton le plus naturel qu'il lui a été possible, et qu'avant de le faire apprendre, il l'explique à peu près de la manière suivante : Des petits garçons avaient construit une maisonnette, c'est-à-dire une petite maison, comme il vous arrive, mes amis, d'en construire tous les jours. Seulement, vos maisonnettes, vous les construisez d'habitude en pierres, vous qui avez des pierres à votre disposition ; mais les enfants des villes les construisent plus souvent en papier ou en carton, c'est-à-dire en gros papier fort épais! (Au besoin, leur montrer un morceau de carton.) — Les petits garçons dont je vous parle, au lieu donc de construire leur maisonnette en papier ou en carton, ce qui n'aurait pas fait une maisonnette bien solide, l'avaient construite en pierres et en bois ; ils voulaient qu'elle durât longtemps ; ils avaient travaillé pour la postérité, c'est-à-dire pour les hommes qui devaient vivre longtemps après eux, et qui jouiraient encore de leur maisonnette. Vraiment, en vérité. N'allez pas croire qu'ils se soient contentés de papier ou de carton pour construire leur maisonnette; non, ils employèrent des matériaux solides, de la pierre et du bois. — Avoir soin, en récitant, de bien détacher ce mot, qui doit être dit avec une intonation particulière.
Cette petite fable est de P.-J. Stahl ; elle est tirée du Magasin d'Education et de Récréation publiée par la librairieHetzel. Ce recueil renferme un grand nombre de récits très intéressants pour des enfants et il serait bien placé dans la bibliothèque d'un inslituteur, qui y trouverait des sujets propres à renouveler et à rajeunir son enseignement.
�- U8 Il n'y manquait rien. Il semble, en effet, que si les murs étaient solides, si la maisonnette avait des portes et des fenêtres, elle avait tout ce qu'elle devait avoir. En apparence. Avoir soin de s'arrêter après ces mots : il n'y manquait rien, et souligner, en les prononçant : en apparence. Il y a là une surprise qu'il faut faire pressentir par un léger repos, qui éveille l'attention. L'architecte est celui qui dirige la construction d'une maison. Prendre conseil de, qui n'avaient voulu demander de conseil à personne. A eux seuls. Les petits orgueilleux! Ils se sont crus capables de construire leur maisonnette sans le secours de personne; ils n'auraient pas voulu qu'on les aidât, parce qu'ils veulent en avoir toute la gloire. — Avoir soin, en récitant, de bien isoler les mots : à eux seuls. lin monument digne des Romains. Un monument est une construction importante destinée à durer longtemps. Les Romains étaient un peuple nombreux, qui vivait autrefois en Italie et qui a construit un grand nombre de monuments remarquables, dont quelques-uns subsistent encore. Nos petits architectes s'imaginent avoir construit un monument qui durera autant que ceux des Romains. Voilà la maisonnette achevée, et nous savons qu'elle est très gentille. Que vont-ils y mettre? Ils ne peuvent loger dans une si jolie demeure que des hôtes, c'est-à-dire des habitants qui soient dignes d'elle; ils y installeront les poupées de leur sœur. Ces poupées sont de grandes clames qui ont tout un ménage ; on va les chercher en grande pompe, c'est-à-dire en cérémonie ; on leur fait cortège comme à de hauts personnages. Les nouvelles venues arrivèrent pimpantes, c'est-à-dire élégantes, recherchées dans leurs habits; coquettes, qui cherchent à plaire par leur toilette ; parées, couvertes de parures : dentelles, colliers, bracelets, etc.;
�- 119 toutes prêtes à s'emménager, à s'installer avec leurs meubles dans leur nouveau logement. On décida ce qu'on mettrait au premier étage, ce qu'on mettrait au second, et l'on voulut se hâter d'introduire les poupées dans les appartements qui leur étaient destinés. On ne les mettra pas au rez-de-chaussée, ce serait trop humide ; les gens riches préfèrent se loger au premier. La petite sœur cherche donc l'escalier pour y faire monter en cérémonie, c'est-à-dire l'une après l'autre, chacune à son rang, comme dans une procession, sa nichée de poupées. ; appelle nichée les petits oiseaux d'une même couvée, qui sont encore dans le nid ; on dirait également une nichée de souris. — Ces poupées sont tellement nombreuses qu'elles ressemblent à une couvée de petits oiseaux. Et puis ce mot est employé ici familièrement, avec un certain mépris ; on fait pour ces poupées des cérémonies qu'elles ne méritent pas. Reprit en rougissant un des petits ouvriers tout penaud. Pourquoi rougit-il? C'est qu'il est honteux; il n'a voulu prendre conseil de personne et il s'aperçoit qu'il a fait une sottise; il est tout penaud, tout embarrassé, interdit; il ne sait plus que faire, ni que dire. L'escalier ! Exclamation de suprise et de regret; il reconnaît son tort ; il a oublié qu'il fallait un escalier ! Voici maintenant, mes amis, l'enseignement qui ressort pour vous de cette fable et le petit conseil que son auteur a voulu vous donner. Quand vous voulez faire quelque chose, consultez toujours des personnes plus âgées et par suite plus sages que vous ; autrement il manquera toujours quelque chose à ce que vous aurez fait. Ce ne sera peutêtre pas un escalier; mais ce sera quelque partie aussi importante, aussi indispensable que l'est un escalier dans une maison, et vous n'arriverez pas où vous vouliez monter, c'est-à-dire, vous n'atteindrez pas le but que vous vous
�- 120 étiez proposé d'atteindre ; vous ne ferez pas ce que vous aviez voulu faire.
§ 8. CE QU'ON PEUT FAIRE, PENDANT L'ÉTÉ, DANS UNE CLASSE OU IL NE RESTE PLUS QUE DE TOUT JEUNES ENFANTS.
(Extrait d'une conférence faite à Vesoul, en mai 1871.)
Oui, Messieurs, permettez-moi de vous le dire, ce qui manque surtout dans vos classes, c'est l'animation et la vie. Je sais qu'à cette époque de l'année vos écoles sont désertes, que presque partout la première division y fait défaut, que souvent la seconde y est à peine représentée, que, bon nombre d'entre vous n'ont que de tout petits enfants qui commencent à lire et qui seraient aussi bien dans un asile qu'à l'école. Est-ce une raison pour vous décourager ? pour croire que vous n'avez rien à faire, que vous ne pouvez rien faire? Non. Au contraire, c'est peut-être une raison pour vous livrer à vos fonctions avec plus de goût et d'ardeur ; car vous n'êtes plus distraits par les préoccupations de la discipline, par la nécessité d'entretenir dans une classe nombreuse l'ordre et le silence; vous avez toute votre liberté d'esprit pour essayer de nouvelles méthodes d'enseignement, pour faire une leçon telle que vous l'avez préparée et conçue. — Mais que faire, allez-vous me dire, avec des enfants qui savent à peine lire! Que peut-on leur enseigner? Comment peut-on les intéresser ? — Ce qu'on peut enseigner à des enfants qui apprennent à lire ? mais tout, puisqu'ils ne savent rien encore. — Comment on peut les intéresser ? mais en leur apprenant
�- 121 des choses qu'ils ne savent pas et qu'ils seront curieux d'apprendre. C'est moins difficile que vous ne semblez le croire, et vous n'avez que l'embarras du choix parmi les exercices auxquels vous pouvez les occuper. Je veux que vous leur appreniez à lire et à écrire, à mettre l'orthographe, à composer des phrases, à calculer, à reconnaître et à construire des figures de géométrie, je veux que vous leur appreniez l'histoire sainte et l'histoire de France, la géographie universelle, la physique, la chimie et les sciences naturelles. — Tout cela à de petits enfants, me direz-vous ; mais vous vous moquez ! — Je ne me moque point ; seulement il faut nous entendre. Je prétends qu'il y a moyen de leur enseigner toutes ces choses, sans rien leur dire qu'ils ne puissent parfaitement comprendre. Commençons par la leçon de français. Assurez-vous que vos élèves ont tous du papier, une plume et de l'encre, ou plus simplement et mieux encore, s'ils sont tout petits, une ardoise et un crayon. Vous tracez sur le tableau noir des fragments de lettres, puis des lettres, puis des mots qu'ils reproduisent sur l'ardoise ; vous leur apprenez à les reconnaître, à les appeler, à les lire ; c'est une leçon de lecture, et de lecture manuscrite, qui plus est. Quelques mots écrits au tableau noir, mais bien choisis, vous suffiront pour leur faire une leçon de grammaire et d'orthographe. Aux plus avancés vous ferez écrire de petites phrases, non pas des phrases banales, mais des phrases usuelles, à leur portée, intéressantes pour eux, par conséquent. Quand ils se tromperont, vous corrigerez leurs fautes, ou plutôt vous les amènerez à les corriger eux-mêmes, et vous aurez fait du style, vous leur aurez appris à se servir du mot propre, à ne faire que des constructions correctes. Joignez à cela trois ou quatre lignes de prose ou de vers, que vous écrirez également au tableau noir, et que vous leur ferez apprendre par cœur. S'ils en apprennent quatre lignes tous les jours,
�— 122 — à la fin de la semaine ils sauront un petit morceau qu'ils seront heureux et fiers' de réciter à leurs parents. Voilà, si je ne me trompe, un moyen de leur apprendre à parler cl à écrire leur langue, qui est à la fois très simple, très praticable, et que vous pouvez toujours, si vous le voulez, rendre intéressant. La leçon de français terminée, et je veux qu'elle soit courte, qu'elle ne dure pas plus d'une demi-heure, parce que l'attention des enfants ne peut pas se'concentrer longtemps sur un même objet, vous passerez à la leçon d'arithmétique. Je suppose que vous avez préparé vousmêmes, avant la classe, des tas de petits cailloux ou de petites bûchettes, ou encore que vous , avez recommandé à vos enfants d'apporter des grains de blé, des pois, etc., que sais-je ? Vous faites faire à chacun des tas de un, de deux, de trois, etc., jusqu'à dix; vous leur faites ensuite chercher le nombre d'unités qui existe dans d'autres tas préparés d'avance-par ceux qui sont plus avancés : c'esti la fois une occupation et un jeu. Quand tous savent compter jusqu'à dix, vous ajoutez à un tas de dix cailloux, par exemple, une nouvelle unité, et vous avez dix et un cailloux, puis dix et deux, puis dix et sept ou dix-sept, etc. En même temps que vous leur apprenez à composer des tas et à les compter, vous leur faites écrire en.chiffres le nombre correspondant à chaque tas. C'est l'affaire de quelques leçons pour leur apprendre, et cela d'une manière raisonnée et intelligente, la numération parlée et la numération écrite. Puis viendront les calculs de tête, les petits problèmes que vous leur poserez, relatifs à leurs jeux. Sans fatigue, ni pour eux ni pour vous, par une série d'exercices gradués, d'exemples habilement choisis, d'occupations bien dirigées, vous les amènerez en quelques mois à savoir l'addition et la soustraction. Arrêtez-vous là pour cette année, vous n'avez pas perdu votre temps; au mois
�d'octobre prochain vos enfants pourront entrer dans une division supérieure, et étonner par leurs progrès leurs camarades qui ont déserté l'école pendant l'été. Vous avez ensuite le dessin linéaire et même le dessin d'imitation. Vous tracez vous-même au tableau, et vous leur faites tracer sur l'ardoise des lignes droites et des lignes brisées, des lignes courbes ; avec une pierre suspendue au bout d'une ficelle, vous leur apprenez ce que c'est que la verticale ; il vous est facile alors de leur faire comprendre ce que c'est qu'une perpendiculaire, ce que sont des lignes parallèles ; avec une feuille de papier, vous leur montrez ce que c'est qu'un angle droit, un angle aigu, un angle obtus ; vous leur en faites chercher l'application dans la salle de classe elle-même. Les fenêtres, les portes leur en fourniront des exemples. Vous leur apprendrez ainsi à observer tout ce qu'ils voient, tout ce qu'ils touchent, c'està-dire que vous préciserez les notions vagues qu'ils ont dans l'esprit, qu'ils s'habitueront à concevoir nettement, à comparer les objets, à apprécier les rapports que ceux-ci ont entre eux ; c'est-à-dire que leur intelligence se meublera petit à petit d'idées justes, qu'elle se développera, qu'ils acquerront à la fois du jugement et un sens droit. Pourquoi même ne pas leur dessiner sur le tableau le chat, le chien, le bœuf, qui leur sont si familiers, l'arbre qu'ils voient par la fenêtre, etc., et qu'ils s'attacheront à reproduire? Leurs premiers essais seront informes ; ce ne seront que des barbouillages, d'accord; mais peu à peu leur goût s'épurera, et ils se feront une idée de plus en plus nette de la forme des objets. J'ai remarqué qu'un enfant n'est jamais si heureux que lorsqu'il a un crayon à la main et qu'on lui laisse barbouiller du papier fout à son aise; pourquoi ne pas mettre à profit,cette disposition de sa nature? Rien n'est petit, rien n'est à dédaigner quand il s'agit d'instruction. Votre leçon n'est qu'un germe que vous déposerez dans
�-mson esprit; mais ce germe se développera sous l'influence des observations que chaque jour il aura lieu de faire, et plus tard vous serez étonnés de trouver une véritable aptitude là où vous n'aviez vu qu'un instinct inutile. Vous parlerai-je maintenant de l'histoire? Vous savez combien l'enfant aime les contes. Mais vous trouverez dans l'histoire sainte, dans la vie de Jésus-Christ, dans l'histoire de France elle-même, des récits tout aussi intéressants et beaucoup plus moraux que les contes eux-mêmes. L'important est de les leur présenter sous une forme qui leur soit accessible, qui leur plaise, avec des expressions qu'ils comprennent. Arrière les livres et les leçons apprises par cœur depuis telle ligne jusqu'à telle autre. Soyez vous-, mêmes leur livre, un livre vivant ; racontez-leur les faits comme si vous en aviez été les témoins, et ils vous écouteront. — 11 en sera de même de la géographie. Tracez-leur sur le tableau la rue qui passe devant l'école ; dessinez-leur le village; puis remplacez-le par un point; unissez ce point par des routes aux villages voisins ; faites le canton, puis l'arrondissement, puis le département; dessinez chaque jour la carte ou la portion de carte dont vous avez besoin pour l'intelligence de votre leçon; surtout n'oubliez pas de leur raconter sur chaque pays, sur chaque ville, ce que vous en savez ; qu'à chaque nom soit attaché un fait intéressant, et ils ne l'oublieront pas. Je ne sais même pourquoi vous ne leur donneriez pas quelques notions d'histoire naturelle. Parlez-leur des mœurs de ces animaux qu'ils taquinent ou avec lesquels ils jouent, de ces plantes, de ces fleurs qui les entourent ; tâchez de leur faire comprendre cette nature au milieu de laquelle ils vivent, et ils la respecteront, et ils ne détruiront plus pour le plaisir de détruire. Ayez un mètre avec ses divisions; faites-leur msurer la longueur de la table, la dimension de la salle ; habituez-les à apprécier les distances d'un simple
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coup d'œil ; c'est une connaissance qui ne leur sera pas inutile, s'ils doivent plus tard manier le chassepot et se servir de la hausse. Empruntez à l'épicier ses poids, sa balance, montrez-leur comment on fait une pesée, comment on arrive à peser juste, même avec une balance fausse. (11 suffit pour cela que vous ayez vous-mêmes appris un peu de physique et que vous connaissiez la méthode des doubles pesées). Ayez un poisson aimanté ; c'est peu coûteux, et vous les instruirez en les amusant ; avec une carafe remplie d'eau, une cuvette et un verre, vous pouvez leur faire des expériences tr^s intéressantes. Que faut-il pour cela? Savoir soi-même et vouloir. Si vous ne savez pas, je vous dirai : apprenez. Si vous ne voulez pas, je vous dirai : retirez-vous, faites autre chose, vous n'êtes pas nés instituteurs. Croyez-moi, rompez avec la routine, avec l'enseignement mécanique ; appliquez résolument cette méthode naturelle qui vous est recommandée dans tant de bons ouvrages où vous trouverez à la fois le précepte et l'exemple ; et vous vous intéresserez à votre classe, fût-elle peu nombreuse, et vous vous attacherez à vos élèves, parce que chaque jour vous verrez leur esprit se développer et se former comme on s'intéresse à une plante qu'on cultive avec amour. Et où trouver, je vous prie, une plante plus curieuse, plus intéressante à étudier qu'une intelligence d'enfant? Vos élèves, de leur côté, viendront volontiers à vos leçons ; et puisque nos législateurs hésitent à décréter cette obligation de l'instruction primaire devant laquelle n'ont pas reculé, et bien/leur en a pris, nos voisins moins scrupuleux d'outre■ Rhin, obtenez par la persuasion cette fréquentation assidue de l'école que nous ne pouvons exiger par la contrainte, et vous aurez rempli votre devoir, et, dans vos modestes fonctions, vous aurez bien mérité de votre pays. Et quand l'Inspecteur viendra visiter vos écoles, n'eussiez-vous que 6
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quelques élèves, il constatera vos efforts et vous en saura gré ; si de plus il résulte pour lui, des renseignements qu'il prend auprès des autorités et des familles, que vous ne négligez pas l'éducation des enfants qui>vous sont confiés, que vous leur apprenez à remplir leurs devoirs religieux, à être polis et respectueux envers tout le monde, obéissants à leurs parents, convenables dans leur tenue et dans les expressions dont ils se servent ; oh ! alors, il vous remarquera et vous signalera, soyez-en sûrs, et vous n'aurez plus besoin de chercher des personnes influentes qui viennent vous recommander à l'Administration ; vous vous recommanderez vous-mêmes, vous vous créerez des droits assurés à l'avancement, et les meilleures places seront pour vous.
«sgijPyTOsi——■
�DES MÉTHODES
PÉDAGOGIQUES
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CHAPITRE XII Des .méthodes pédagogiques.
Octobre 1873.
Les questions de méthode sont, dans notre instruction primaire, de la plus haute importance. Sans doute, pour instruire des élèves, il faut avant tout savoir, et il est impossible qu'on puisse apprendre à d'autres ce qu'on ne sait pas soi-même ; il faut aussi l'amour des enfants, le zèle et le dévouement à ses fonctions : c'est le cœur surtout qui fait les grandes choses. Tout cela ne suffit pas pourtant pour obtenir les meilleurs résultats : il faut encore que le . maître sache son métier, c'est-à-dire qu'il sache enseigner ; il faut qu'il connaisse les méthodes les plus appropriées à chaque objet d'enseignement, à l'âge et à l'intelligencé de ses élèves, — les procédés les plus ingénieux, les plus capables de les intéresser, — les moyens les plus prompts enfin pour leur mettre dans l'esprit des connaissances saines et utiles. Nous sommes convaincu que si le temps qu'on passe à l'école était mieux employé, si l'on n'y faisait rien d'inutile, si les exercices étaient mieux choisis, les enfants en sortiraient avec une instruction beaucoup plus complète, plus solide surtout et plus pratique. Les conseils à cet égard n'ont pas manqué ; bien des fois des instructions ministérielles, des. circulaires locales sont venues indiquer aux maîtres et aux maîtresses ce qu'il leur fallait éviter, ce qu'ils devaient pratiquer ; mais ces instructions sont loin d'être connues de tous les directeurs et de toutes les directrices de nos écoles, et puis, là où elles sont connues, elles ne sont pas toujours suivies. Il est bien plus commode, en effet, de s'en tenir à la routine, à l'enseignement du livre par le Jivre, que de chercher et de payer de sa personne ! Nous croyons donc ne pouvoir mieux faire que d'inaugurer
�nos conseils pédagogiques en remettant sous les yeux de nos lecteurs et de nos lectrices quelques extraits de Vinstruction ministérielle du 20 août 1857, adressée à MM. les Recteurs, sur la direction pédagogique des écoles primaires, Cette instruction date déjà de loin, on le voit ; mais nous affirmons, sans crainte de nous tromper, qu'il y a bien des écoles encore dans le département où elle aura toute son actualité. Après avoir rappelé tout ce qui avait été fait avec le concours de MM. les Préfets, pour la construction d'écoles nouvelles et l'amélioration matérielle du service scolaire, M. le Ministre continuait ainsi : . « Mais, Monsieur le Recteur, construire des écoles n'est qu'une faible partie de la tâche. Quand on a rendu l'enseignement accessible, il reste à le rendre profitable. Il importe que les populations puissent toucher du doigt l'utilité pratique de l'instruction. On ne saurait se le dissimuler, le tour vague, abstrait, purement théorique de l'enseignement, est trop souvent l'une des causes de la désertion des classes. Pourquoi, dans les campagnes particulièrement, le chef de famille tiendrait-il à ce que les enfants fréquentent régulièrement l'école, si les heures qu'on passe paraissent des heures mal employées; si la dépense qu'elle entraîne est, à ses yeux, une dépense stérile? Il faut, à tout prix, que les familles, les communes, les départements, l'État puissent se considérer comme amplement dédommagés, par les résultats, des sacrifices qu'ils auront accomplis. « Ici, Monsieur le Recteur, apparaît sous son véritable jour la mission qui vous est attribuée dans la direction de l'enseignement populaire, et c'est pour me mettre à même d'apprécier jusqu'à quel point vous êtes secondé, dans cette mission, par les agents placés sous vos ordres, que je viens vous prier de me faire connaître, au point de vue de chacune
�des branches du programme, la manière dont l'enseignement est donné dans les écoles de votre circonscription académique. « C'est sur les matières comprises dans la partie obligatoire que j'attire tout spécialement votre attention. Ce serait déjà beaucoup, j'allais presque dire, il serait suffisant, que les matières essentielles fussent possédées à fond, par tous les enfants que leur âge rend tributaires de l'école. Il s'en faut malheureusement que nous soyons sur le point d'arriver à ce modeste résultat. « Et, pour commencer par l'instruction morale et religieuse, l'instituteur se fait-il, en la dispensant, l'auxiliaire utile et discret du curé? Le catéchisme et l'Évangile sont-ils toujours appris dans l'école? En ce qui est de l'histoire sainte, le maître s'attache-t-il à la présenter sous forme de récit, à la résumer dans la vie de quelques personnages célèbres dont les noms ne sauraient être ignorés? Un récit fait avec quelque vivacité, coupé, de temps à autre, d'interrogations qui tiennent l'attention éveillée, est préférable à tout autre mode d'enseignement. Je verrais avec un véritable regret que l'on continuât, dans vos écoles, à faire apprendre par cœur ces interminables séries de faits et de dates qui n'entrent dans la mémoire que pour en sortir aussitôt, sans y laisser ni une idée sérieuse, ni une notion utile. « En lecture, s'efforce-t-on, quelles que soient d'ailleurs les méthodes adoptées, de faire de cet exercice, presque toujours si fastidieux pour les élèves, un instrument de développement intellectuel? Il s'agit d'obtenir d'abord que la lecture soit faite avec aisance et naturel, et en général, sur le ton de la conversation ; ensuite, que les enfants prennent l'habitude de se rendre compte de tous les mots et de toutes les pensées. Quand un morceau a été lu, le maître le relit-il lui-même avec la
�prononciation, le ton, les inflexions de voix convenables! Adresse-t-il des questions sur le sens de telle phrase, l'orthographe de tel mot, la portée de telle expression ? « En enseignant l'écriture, on n'a pas, vous le savez, à former d'habiles professeurs de calligraphie, mais à mettre les enfants à môme d'écrire couramment et lisiblement. L'instituteur évite-t-il de mettre les élèves aux prises avec des difficultés extraordinaires et des traits bizarres? Réserve-t-il tout leur temps pour la posée et Yexpédiée'! « « « « « « Les élèves de nos écoles, disait mon prédécesseur dans une instruction que je me plais à rappeler, ont besoin d'apprendre leur langue, mais non les subtilités qui ont rendu, en la compliquant, l'étude de la grammaire française si peu attrayante, et, par conséquent, si difflcile. »
« Assurément, l'étude de la langue maternelle est indispensable et peut être féconde ; car, si la langue n'est autre chose que l'expression de la pensée, la culture n'en peut être sans influence directe sur l'intelligence. Mais qu'on se garde d'accabler l'esprit des enfants de ces définitions métaphysiques, de ces règles abstraites, de ces analyses prétendues grammaticales, qui sont, pour eux, des hiéroglyphes indéchiffrables ou de rebutants exercices. « Tout enfant qui vient s'asseoir sur les bancs d'une école apporte avec lui, sans en avoir conscience, l'usage des genres, des nombres, des conjugaisons. Qu'y a-t-il à faire? Tout simplement l'amener à se rendre un compte rationnel de ce qu'il sait par routine et répète de lui-même machinalement. Que le maître fasse lire une phrase claire et simple ; cette phrase lue, qu'il s'assure si les élèves en ont bien saisi le sens ; qu'il explique ensuite ou fasse expliquer le rôle que chacun des mots joue dans la construction de la phrase. Après quoi, qu'il donne cette phrase à copier.
�- 133 On a ainsi tout ensemble une leçon de logique pratique et une leçon d'orthographe. « Là est le seul genre d'analyse qu'il faille admettre dans les écoles. Si l'analyse ainsi pratiquée est fructueuse, parce qu'en étudiant à la fois la pensée et les mots elle s'adresse à l'intelligence, elle devient un pur gaspillage de temps, quand elle n'est, comme on le voit trop souvent, que le travail machinal de la mémoire. « Donc, point de ces longs devoirs écrits, ambitieusement décorés du nom d'analyses grammaticales ou logiques, et bons seulement à faire prendre en dégoût tout ce qui tient à Renseignement de la langue ; point de fantasmagorie de mots ; s'il est possible même, point de grammaires entre les mains des élèves. Faire apprendre par cœur des formules abstraites à des enfants qui sortiront de l'école pour manier la bêche ou le rabot, c'est, à plaisir et sans résultats, heurter les instincts des familles. Qu'on voie s'entrechoquer dans un pêle-mêle de notions confuses ces mots techniques dont une intelligence peu exercée ne parvient jamais à se rendre maîtresse, il n'y a là, avec une perte de temps certaine, que des avantages bien douteux. Les dictées graduées avec discernement, analysées au point de vue des idées, du sens des mots, de l'orthographe, dictées ayant pour objet un trait d'histoire, une invention utile, une lettre de famille, un mémoire, le compte-rendu d'une affaire, tel doit être, dans l'école primaire, le fondement de l'enseignement de la langue. « Dans l'enseignement du calcul, les maîtres s'attachentils à exercer le raisonnement, à donner à cet enseignement un caractère tout pratique en empruntant les problèmes aux circonstances de la vie réelle, aux faits de l'économie domestique, rurale et industrielle? S'efforce-t-on ainsi de faire de l'arithmétique une sorte de 6'
�cours de logique populaire appliquée aux besoins, aux relations de chaque jour? « Que si l'on complète ces données fondamentales par des notions très simples de géographie, en prenant pour point de départ le village, le canton, l'arrondissement, le département, en donnant des explications sommaires, mais précises, sur les faits historiques, administratifs, industriels, agricoles, qui se rattachent aux lieux indiqués sur la carte, on aura parcouru le cercle des matières qu'il est désirable d'enseigner à tous les enfants admis dans les écoles rurales, et dans un certain nombre de nos écoles de villes. « Ce programme épuisé, sans doute on n'auiy point formé des savants; mais on aura donné à de futurs ouvriers des notions vraiment utiles, et toutes les connaissances nécessaires pour qu'ils puissent se livrer aux travaux de leur profession avec intelligence et profit « Je vois, par les derniers rapports de MM. les Inspecteurs primaires, qu'un nombre très considérable d'enfants de votre circonscription s'abstiennent encore de fréquenter les écoles. Les causes d'un fait si digne d'exciter votre sollicitude sont assurément très complexes : on peut parler de l'indifférence des populations pour l'instruction, de la pauvreté des familles, de la difficulté ou de la longueur des chemins qui, dans certaines localités, séparent les habitations de l'école; mais à ces causes, contre lesquelles le temps seul permettra à l'administration de réagir, ne faut-il pas ajouter, pour une large part, celle dont je parlais plus haut, le caractère trop vague et trop théorique de l'enseignement? Or, on rendra l'instruction pratique, en employant moins de temps à enseigner des choses dénuées d'intérêt pour les élèves des écoles, et en donnant plus de temps, au contraire, à l'enseignement des connaissances usuelles. Sous ce rapport, évidemment, les efforts de l'admi-
�Imslration pourront, dès aujourd'hui, accélérer le progrès. » Des idées semblables se retrouvent dans la circulaire ministérielle du 7 octobre 1866, également adressée à MM. les Recteurs. . « J'appelle votre attention, disait M. le Ministre, sur les abus que quelques maîtres ont introduits dans l'étude de la grammaire, et sur la nécessité de donner à cet enseignement une direction plus pratique. Je trouve la preuve de cet abus persistant dans les mémoires produits en 1861, lors du concours des Instituteurs, et dans les rapports de l'Inspection générale, comme dans les copies des concours cantonaux que je viens d'examiner. Des enfants de dix à onze ans parlent de verbes transitifs et intransitifs, d'attributs simples et complexes, de propositions incidentes explicatives ou déterminatives, de compléments circonstanciels, etc., etc. Il faut n'avoir aucune idée de l'esprit des enfants, qui répugne aux abstractions et aux généralités, pour croire qu'ils comprennent de pareilles expressions, que vous et moi, Monsieur le Recteur, nous avons depuis longtemps oubliées; c'est un pur effort de mémoire au profit d'inutilités. « Une grande partie du temps de la classe est, chaque jour, employée dans certaines écoles à la récitation de longues leçons de grammaire, à la rédaction d'interminables analyses logiques et grammaticales, qui remplissent leurs cahiers ou leur mémoire, et ne disent rien à leur esprit. Cet enseignement doit être remplacé par des ■ leçons vivantes. 11 faut réduire la grammaire à-quelques définitions simples et courtes, à quelques règles fondamentales qu'on éclaircit par des exemples (1). Lhomond disait,
(1) N'abusez pas de la grammaire, ae croyez pas avoir tout fait
�- 136 — il y a quatre-vingts ans : « La métaphysique ne convient point aux enfants et le meilleur livre élémentaire, c'est la voix du maître qui varie ses leçons et la manière de les présenter selon les besoins de ceux à qui il parle. » . « Nos maîtres ne sont pas coupables de suivre les méthodes que j'accuse : ce sont celles qui leur ont clé enseignées. Ils en mesurent la valeur au prix qu'elles leur ont coûté, aux fatigues, au temps qu'ils ont dépensés pour acquérir des connaissances qui donnent à la plus simple des études les apparences, les embarras et les ennuis d'une science mystérieuse. « L'ardeur avec laquelle les Instituteurs ont ouvert et dirigé les cours d'adultes prouve qu'ils ne cherchent pas à ménager leurs forces et qu'ils ne redoutent pas le travail, Ce n'est donc pas le courage et le dévouement qui leur font défaut, mais une bonne direction pédagogique. Or, cette direction, c'est à l'école normale qu'ils la prennent, c'est donc de l'école normale qu'il faut chasser cette scholastiquc grammaticale qui se complaît dans les théories subtiles et s'amuse à des curiosités bonnes pour occuper les loisirs des lettrés. « Tout le monde s'accorde aujourd'hui à reconnaître que la meilleure méthode d'enseignement est celle qui exerce le plus l'intelligence des enfants, sans la fatiguer ni la rebuter; celle qui, tout en excitant leur mémoire, ne la charge que de choses utiles ; celle qui ne leur présente isolément aucune règle abstraite, mais leur fait comprendre l'utilité de la règle par une application raisonnée; celle enfin qui leur apprend le mieux à apprendre.
j '... ( quand vous aurez mis dans la mémoire -de vos élèves un grand nombre de règles, de distinctions et de mots techniques. Evitez les abstractions et les subtilités pour vous attacher aux applications et aux exemples, à ceux surtout que vous fourniront la leçon de lecture et l'explication de la dictée. (Circulaire ministérielle du 2 juillet 1866.)
�- 137 « J'ai malheureusement lieu de craindre qu'on ne soit pas pénétré de cette vérité dans toutes les écoles, et je vois avec peine de nombreux témoignages, confirmés par ma propre expérience, établir que l'enseignement primaire, en beaucoup de lieux, est plus mécanique que rationnel. C'est ce qui explique, jusqu'à un certain point, le long séjour, trop souvent infructueux, que font les enfants dans les écoles. Le chiffre qui m'a le plus vivement frappé dans la statistique que j'ai publiée pour l'instruction primaire, n'est pas celui du nombre des enfants restés en dehors des écoles, et que le progrès des mœurs et des idées suffira maintenant à réduire rapidement ; c'est le chiffre des non-valeurs scolaires, ce sont ces quarante élèves sur cent qui sortent de l'école, ou ne sachant rien, ou sachant si peu de chose que, sans le cours d'adultes, ils l'auront bien vite oublié. « Nous ne pouvons agir sur les familles qui nous refusent leurs enfants que par la contagion morale de l'opinion publique; mais, pour les autres, nous avons le devoir de chercher les moyens de diminuer chaque année notre déficit. « Ce moyen ne consiste pas à demander plus de temps pour l'étude aux maîtres et aux élèves. Les Instituteurs ne marchandent pas leur peine, et, quant aux élèves, nous ne leur faisons déjà que des classes trop longues. « L'amélioration à trouver doit être cherchée dans les méthodes d'enseignement ; car il est certain qu'il ne faudrait pas six années pour parcourir le programme de l'enseignement primaire, si cet enseignement était donné avec la parfaite connaissance des besoins intellectuels des enfants. >» Enfin, dans le même ordre d'idées, qu'il nous soit permis de citer encore l'extrait suivant, où des conseils analogues sont donnés avec la plus haute autorité, et d'une manière peut-être plus précise, plus pratique encore : « L'objet' propre de l'enseignement primaire, c'est d'à-
�- 138 bord, sans doute, d'inculquer à l'enfant un grand nombre de connaissances positives, en dehors desquelles l'homme se trouve aujourd'hui, comme on l'a dit, « en dehors de l'humanité. » Mais c'est aussi, en même temps, de former et de développer dans l'enfant le bon sens et le sens moral : le bon sens, par l'exercice du raisonnement ; le sens moral, par la culture de tous les sentiments honnêtes, de tous les instincts élevés dont Dieu a déposé le germe dans son cœur. « Si tel est bien le but de l'enseignement primaire, il est évident qu'il vaut surtout par la méthode, et la méthode qui lui convient peut se résumer en quelques traits. « Ecarter tous les devoirs qui faussent la direction de l'enseignement, sous prétexte d'en élever le caractère : modèles d'écriture compliqués et bizarres, textes de leçons démesurés, séries d'analyses et de conjugaisons écrites, définitions indigestes; ménager les préceptes et multiplier les exercices; ne jamais oublier que le meilleur pour l'enfant, c'est la parole du maître; n'user de sa mémoire, si souple, si sûre, que comme d'un point d'appui, et faire en sorte que l'enseignement pénètre jusqu'à son intelligence, qui seule peut en conserver l'empreinte féconde, le conduire du simple au composé, du facile au difficile, de l'application au principe ; l'amener, par des questions bien enchaînées, à découvrir ce qu'on veut lui montrer ; l'habituer à raisonner, faire qu'il trouve, qu'il voie ; en un mot, tenir incessamment son raisonnement en mouvement, son intelligence en éveil ; pour cela, ne rien laisser d'obscur qui mérite explication, pousser les démonstrations jusqu'à la figuration matérielle des choses, toutes les fois qu'il est possible ; dans chaque matière, dégager des détails confus, qui encombrent l'intelligence, les faits caractéristiques, les règles simples qui l'éclairent; aboutir, en toute chose,
�- 139 à des applications judicieuses, utiles, morales ; — en lectuïe, par exemple, tirer du morceau lu toutes les explications instructives, tous les conseils de conduite qu'il comporte; en grammaire, partir de l'exemple pour arriver à la règle dépouillée des subtilités de la seholastique grammaticale: choisir les textes de dictée écrite parmi les morceaux les plus simples et les plus purs des œuvres classiques ; tirer les sujets d'exercice, non des recueils fabriqués à plaisir pour compliquer les difficultés de la langue, mais des choses courantes, d'un incident de classe, des leçons du jour, des passages d'histoire sainte, d'histoire de France, de géographie, récemment appris ; inventer des exemples sous les yeux de l'élève, ce qui pique son attention, les lui laisser surtout inventer luimême et toujours les écrire au tableau noir; ramener toutes les opérations du calcul à des exercices pratiques empruntés aux usages de la vie ; n'enseigner la géographie que par la carte, en étendant progressivement l'horizon de l'enfant de la rue au quartier, du quartier au canton, à la commune, au département, à la France, au monde; animer la description topographique des lieux par la peinture des particularités de configuration qu'ils présentent, par l'explication des productions naturelles ou industrielles qui leur sont propres, par le souvenir des événements qu'ils rappellent ; en histoire, donner aux diverses époques une attention en rapport avec leur importance relative, et traverser plus rapidement les premiers siècles pour s'arrêter sur ceux dont nous procédons directement ; sacrifier sans scrupule les détails de pure érudition pour mettre en relief les grandes lignes de développement de la nationalité française; chercher la suite de ce développement moins dans la succession des faits de guerre que dans l'enchaînement raisonné des insti-
�- 140 tutiôns, dans le progrès des idées sociales, dans les conquêtes de l'esprit qui sont les vraies conquêtes de la civilisation chrétienne; placer sous les yeux de l'enfant les hommes et les choses par des peintures qui agrandissent son imagination et qui élèvent son âme ; faire de la France ce que Pascal a dit de l'humanité, un grand être qui subsiste perpétuellement, et donner par là même à l'enfant une idée de la patrie, des devoirs qu'elle impose, des sacrifices qu'elle exige. Tel doit être l'esprit des leçons de l'école, et tels sont, soit dans leur direction générale, soit dans leurs applications spéciales, les procédés d'enseignement et les méthodes que les instructions explicatives de l'organisation pédagogique rappelleront incessamment. « Que l'enseignement, ainsi entendu, offre des difficultés, on ne peut le méconnaître. Mais nos maîtres reconnaîtront aisément par eux-mêmes que, les premières difficultés des habitudes à prendre une fois vaincues, tout ce qui rompt avec la routine, tout ce qui contribue à apporter dans une classe l'intérêt, l'éveil, la vie, allège en réalité le poids de l'enseignement en devenant un élément de force et de progrès. Ils savent aussi que l'emploi intelligent de ces méthodes, agissantes pour ainsi dire, leur donne seul la possibilité de pénétrer jusqu'au cœur de l'enfant et de travailler, non plus seulement à l'instruire, mais à C élever : élever, tàehe grave, ou l'instruction a sa part, sans doute, mais où elle n'est pas tout et dont l'objet, attaché au caractère plus encore qu'au savoir, est de façonner dans l'enfant ce qui un jour sera l'homme. »
(Extrait du rapport présenté à M. le Préfet de la Seine, par l'Inspecteur général de l'instruction publique, directeur de l'enseignement primaire, sur la situation de l'instruction primaire pendant l'anaée 1871-72.)
�- 141 Conclusion du rapport sur l'instruction primaire à l'Exposition universelle de Philadelphie, par M. Buisson, aujourd'hui Directeur de l'enseignement primaire au Ministère de l'instruction publique.
Voici maintenant, en prenant à part les divers objets de l'enseignement primaire, les principaux procédés que nous avons eu occasion de voir à l'œuvre en Amérique et qui, croyons-nous, sont, dans une certaine mesure, utilement applicables partout, à la condition d'être tempérés et complétés par ceux qui sont déjà en usage. Lecture. — Supprimer l'épellation comme exercice préliminaire, et la réserver au moment où elle devient indispensable pour l'étude de l'orthographe. Rendre ce premier enseignement, non pas seulement plus attrayant, mais plus profitable, en l'animant par des leçons de choses, en le menant de front avec l'écriture et avec le dessin rudimenlaire. Donner plus d'attention à la prononciation, au débit, à l'accent, à la lecture expressive. Ecriture. — Exiger de tous les élèves-maîtres, nonseulement une bonne écriture, mais le talent d'écrire, de dessiner au tableau noir. Condamner l'abus des exercices de calligraphie et de copie machinale ; faire de la dictée, du problème, du résumé, l'occasion des exercices d'écriture courante et soignée. Ne pas permettre au maître d'assister de sa chaire aux exercices d'écriture ; lui prescrire de donner une leçon au tableau noir et de diriger les élèves, en allant de banc en banc surveiller la tenue du corps, de la main, de la plume.
�- 142 Langue maternelle. —Commencer l'étude de la langue, non par la grammaire, mais par l'exercice oral, et la poursuivre en s'attachant toujours à la pratique du langage plutôt qu'aux subtilités grammaticales. Diminuer, autant que possible, les exercices écrits d'analyse grammaticale et logique. Viser, dès le début, à apprendre à tout enfant à s'exprimer correctement, facilement, clairement et sincèrement, en ne lui faisant dire de vive voix et en ne lui demandant à écrire que ce qu'il sait, ce qu'il pense et ce qu'il veut. Employer les dictées, non-seulement comme exercice grammatical technique, mais comme moyen d'apprendre des faits, de faire acquérir des notions utiles, de faire réfléchir l'enfant sur le fond aussi bien que sur la forme du discours. Arithmétique. — Y préparer les enfants par l'usage du boulier, sans le prolonger trop longtemps. S'inspirer de la méthode de Grube, qui fait pour ainsi dire appliquer les quatre opérations sur des nombres do 1 à 10. Développer l'emploi du calcul mental, tant sous la forme d'opérations faites de tête que sous celle de solution rapide de petits problèmes. Ne pas craindre d'exercer les enfants de bonne heure au calcul intuitif des fractions, des nombres complexes, du système métrique, le tout présenté, non dans l'ordre rigoureux et définitif de l'enseignement ultérieur, mais sous la forme usuelle, élémentaire, analogique et en quelque sorte provisoire, qui convient à un premier aperçu. Algèbre et géométrie. — Enseigner l'algèbre dans les écoles normales et les écoles primaires supérieures, non dans tous ses développements, mais de manière à permettre la solution facile des équations auxquelles conduit la géométrie et
�- 143 celle de certains problèmes donnés aux examens et qui, traités sous la forme arithmétique seulement, présentent une extrême complication. Histoire et instruction civique. — Traiter l'histoire dans l'école primaire comme un enseignement national par excellence, c'est-à-dire lui donner pour but de faire connaître et aimer la patrie. Négliger les détails des faits, des dates, des noms secondaires et insister sur les grands tableaux, les grandes figures, les grandes étapes de la civilisation. Faire comprendre aux élèves des écoles primaires les rouages principaux de l'organisme social et administratif ■ dans les points qui leur sont accessibles et sur lesquels il y a lieu de combattre des erreurs, des préjugés ou des utopies populaires. Leur faire aimer le présent et honorer le passé, les pénétrer à la fois du sentiment du progrès et du respect des traditions nationales. Géographie. — Commencer par la méthode synthétique, qui fait partir du lieu où l'on se trouve pour étendre progressivement son horizon, mais ne pas s'y enchaîner trop longtemps; donner aux élèves, dès qu'ils se montrent capables de les recevoir, les notions nécessaires de géographie générale et de cosmographie. Les exercer de bonne heure à dessiner des cartes de mémoire, à reproduire au tableau les formes approchées des pays,. .................... Notions d'histoire naturelle. — Admettre quelques notions d'histoire naturelle très élémentaire dans le programme des écoles, d'abord comme leçons de choses, puis, dans les classes un peu plus élevées, sous la forme d'un petit cours gradué, insistant principalement sur les sujets familiers aux enfants.
�- 144 Encourager chez eux l'esprit d'observation et de comparaison, les inviter et les aider à faire de petites collections. Multiplier les musées scolaires, les collections de tableaux ou de spécimens en nature pour les leçons de choses; favoriser les associations d'élèves pour la préservation des oiseaux, pour la destruction des insectes nuisibles, pour l'entretien de petits jardins scolaires. Donner, dans des promenades bien conduites, des explications sur les phénomènes naturels, les procédés de culture, les ouvrages d'art, les établissements industriels, etc. Dessin. — Commencer le dessin dès que l'enfant entre en classe par des exercices sur l'ardoise et au tableau noir, à l'aide de quadrillages ou mieux de points placés régulièrement de façon à laisser faire les lignes aux enfants. Aller graduellement de la ligne droite aux figures élémentaires de géométrie, de celles-ci aux combinaisons plus compliquées, et de là au dessin industriel et d'ornement.
Chant et musique. — Encourager l'étude du chant dans les écoles primaires et faire que les entrées et les sorties générales soient accompagnées de petits chants bien rythmés. Instituer dans certaines circonstances de petites solennités scolaires réunissant tous les élèves et donnant lieu à l'exécution de chants en commun. Proposer aux conseils municipaux ou aux caisses des écoles de donner, à titre d'encouragement, un petit orgue ou harmonium scolaire aux écoles nombreuses qui se distingueront par l'enseignement du chant. Langues vivantes. — Dans les grandes villes et dans les localités où le besoin s'en fait sentir, favoriser, soit pour les instituteurs, soit pour les élèves, l'étude pratique d'une langue vivante.
�LES
MÉTHODES
DE LECTURE
��- m CHAPITRE XIII
Lettre à un jeune Instituteur. § 1.
Vesoul, le 25 janvier 1870.
MONSIEUR,
Vous me demandez des conseils sur les méthodes d'enseignement qui me paraissent les meilleures à suivre dans une école primaire; vous me priez de guider .votre inexpérience, d'assurer vos pas au début de la carrière. Je suis moi-même assez peu compétent sur ce sujet; cependant voici quelques réflexions que m'ont amené à faire et mes lectures personnelles, et l'inspection de quelques écoles. Je vous les livre telles qu'elles me viennent à l'esprit, et souhaite qu'elles puissent vous être utiles. Et d'abord, pour commencer par le commencement, je ne suis point d'avis qu'on suive, pour apprendre à lire aux enfants, l'ancienne méthode d'épellation, qui donne aux consonnes considérées seules un son tout autre que celui qu'elles ont quand elles sont réunies aux voyelles. En effet, « les consonnes ne sont appelées consonnes que « parce qu'elles n'ont point de son toutes seules, mais « qu'elles doivent être jointes avec des voyelles et sonner « avec elles. C'est donc se contredire soi-même que de « montrer à prononcer seuls des caractères qu'on ne peut « prononcer que quand ils sont joints avec d'autres : car, « en prononçant séparément les consonnes et en les faisant « épeler aux enfants, on y joint toujours une voyelle é, qui « n'est ni de la syllable ni du mot (c'est-à-dire qui ne fait
�-m« « « « « •« « « « « « « « « « « « « « partie ni de la syllabe dans laquelle se trouve la consonne à laquelle elle est jointe, ni du mot auquel appartient cette syllabe) : ce qui fait que le son des lettres épelécs est tout différent de celui des lettres assemblées. Par exemple, on fait épeler à un enfant ce mot bon, lequel est composé de trois lettres, b, o, n, qu'on lui fait prononcer l'une après l'autre. Or, b prononcé seul fait bé; o prononcé seul fait encore o, car c'est une voyelle; mais n prononcé seul fait enne. Comment donc cet enfant comprendra-t-il que tous ces sons qu'on lui fait prononcer séparément, en épelant ces trois lettres l'une après l'autre, ne fassent que cet unique son bon ? On lui a fait prononcer ces quatre sons (bé-o-en-ne), dont il a les oreilles pleines, et on lui dit ensuite : assemblez ces quatre sons et faites-en un, à savoir bon.— Voilà ce qu'il ne peut jamais comprendre, et il n'apprend à les assemhier que parce que son maître fait lui-même cet assemblage et lui crie cent fois aux oreilles cet unique son bon. » Ces critiques ont été imprimées pour la première fois en 1668 ; elles sont d'un maître des petites écoles de PortRoyal, Guyot, qui les tenait lui-même de Pascal, à qui l'on doit la première idée d'une méthode rationnelle. Je les connaissais depuis longtemps, et elles m'avaient toujours paru fort raisonnables ; je viens de les relire, et plus que jamais je les trouve fondées. Je souscrirais volontiers au jugement de Duclos, un maître lui aussi, qui dit « qu'elles « ne souffrent ni exception ni réplique. » La méthode rationnelle, dite nouvelle méthode, quoiqu'elle date, on le voit, de plus de deux cents ans, est assurément plus simple et plus avantageuse que l'ancienne ; elle doit évidemment conduire plus rapidement au but, qui est la lecture courante : aussi je la croyais depuis longtemps en usage dans toutes les écoles. — Hélas ! j'ai pu me convaincre qu'il n'en
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est rien, et j'ai assisté dernièrement a une leçon de lecture où un malheureux enfant, à qui l'on avait fait prononcer séparément cé, ache, a, ne pouvait supposer que tous ces sons assemblés faisaient dm, et encore bien moins que gê, en, i, enne, réunis, faisaient grin. Il est vrai que dans cette école de grands enfants de dix à douze ans savaient à peine lire. On m'objecte « qu'il est très utile d'habituer l'enfant à « décomposer les mots, non-seulement en syllabes, mais « en lettres ; que cette décomposition lui donne plus tard « une bien plus grande facilité pour apprendre l'ortho« graphe, et qu'il regagne largement le temps qu'il paraît « avoir perdu. » Je réponds que c'est là un mince avantage, si toutefois c'en est un, car l'orthographe s'apprend plus par les yeux que par les oreilles ; — que le plus pressé est d'intéresser l'enfant à ses études en le mettant à même I de lire et de comprendre le livre qu'il a entre les mains; — I qu'apprendre à lire est en, soi-même une chose assez inI grate, et qu'il ne faut pas la compliquer d'une difficulté I étrangère, en vue d'un avantage ultérieur, d'ailleurs très I problématique ; que savoir lire est la clé de tout ; — que I plus vite l'enfant saura lire et comprendre ce qu'il lit, plus I vite il lui sera possible d'acquérir des idées et de dévelopI per son intelligence, ce qui vaut mieux même que la connaissance de l'orthographe ; — qu'enfin, comme le dit encore le maître cité plus haut, « il faut toujours faciliter « toutes choses aux enfants et leur rendre l'étude même, « s'il est possible, plus agréable, que le jeu et les divertisse« ments. » J'ajoute qu'il sera toujours facile de faire connaître aux enfants l'ancienne épellation, quand le moment sera venu de les faire écrire sous la dictée et de leur corriger des devoirs, que quelques jours tout au plus y suffiront. On objecte encore (car que n'objecte-t-on point pour dé-
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fendre des habitudes avec lesquelles on ne veut pas rompre!) « qu'en suivant la nouvelle méthode, on se prive du con« cours des parents qui ont appris à lire d'après l'ancienne, « et qui, après la classe, font répéter la leçon à leurs en« fants. » — L'objection n'est pas sérieuse. La nouvelle méthode a-t-elle, oui ou non, des avantages sur l'ancienne! Conduit-elle plus vite et plus sûrement au but? Évidemmenl oui. Dès lors il n'y a pas à hésiter; on no peut pas éterniser ce qui est moins bon, parce que l'usage, ou plutôt la routine le veut ainsi. A ce compte, tout progrès deviendrai! impossible, et il aurait fallu continuer à compter par onces, par gros et par grains, etc..., parce que ceux qui nous oui précédés avaient compté de la sorte et pouvaient apprendre à leurs enfants à compter comme eux. D'ailleurs, ou je me trompe fort, ou les parents assez soucieux 'des progrès de leurs enfants pour se faire eux-mêmes leurs répétiteurs, auront bientôt compris la nouvelle méthode et sauront s'en faire les interprètes. , On me dit enfin : « mais on voit des enfants arriver en « très peu de temps à lire couramment par l'ancienne mé« thode. » — Je ne le nie point, quoique le fait soit contestable. Mais cela prouve uniquement qu'on peut arriver an but, même avec une mauvaise méthode. I)e quoi l'intelligence des enfants n'est-elle pas capable? En quelques années ils apprennent une langue, c'est-à-dire les sons qui forment les mots, leur signification, et même la manière de les assembler "pour en faire des phrases qui expriment leurs idées. Comment n'apprendraient-ils pas à lire, ce qui, après tout, est bien plus facile, même par une méthode illogique et compliquée à plaisir ? Mais pourquoi ne pas leur épargner les peines et les dégoûts que nous avons dû nousmêmes éprouver, quoique nous en ayons aujourd'hui perdu le souvenir? Pourquoi vouloir que la raison reste éternellement l'esclave de la routine ? — Chose étrange ! et il en s
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toujours été. ainsi, et toujours il a fallu des années pour qu'une innovation raisonnable triomphât des préjugés et des habitudes! Autrefois, nous voulons dire en plein XVIIe siècle, alors que Pascal et les solitaires de Port-Royal avaient déjà mis cette vérité en lumière, alors qiie la langue française était devenue d'un usage général, et que nos grands écrivains l'avaient portée à un point de perfection qu'elle n'a pas dépassé depuis, la coutume était encore, le croirait-on? de se servir de livres latins pour apprendre à lire aux enfants, et voici la singulière raison qu'on en donnait : « On fait lire d'abord en latin, parce que nous pronon« çons le latin plus comme il est écrit que le français. » — « Je crois, répond Fleury, dans son Traité des études, que « le plaisir qu'aurait un enfant d'entendre ce qu'il lirait et « de voir Futilité de son travail l'avancerait bien autant. » L'opinion de Fleury a fini par prévaloir; mais il a fallu du temps ! Je ne me dissimule point pourtant que la nouvelle méthode elle-même est loin de résoudre toutes les difficultés. Pascal, appliquant à cette question élémentaire son esprit si perspicace et si net, avait parfaitement vu qu'il est inutile d'apprendre aux enfants le nom qu'on donne habituellement aux lettres considérées seules, effé, ache, ixe, xed, etc...4 « puisque cette connaissance ne leur sert nulle« ment pour les assembler, ce qui fait proprement qu'on « sait lire»; mais ce principe si vrai ne satisfait point à tout. C'est ce que lui objecta, dès l'origine, sa sœur Jacqueline, celle qui, sous le nom de sœur Sainte-Euphémie, s'était faite religieuse à Port-Royal, et était chargée, dans son couvent, d'apprendre à lire aux petites filles. Voici en effet ce qu'elle lui écrivait, à la date du 26 octobre 4655 dans une lettre fort curieuse, tout récemment retrouvée par M. Feugôre : « Nos mères m'ont commandé de vous écrire, lui dit-
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elle, afin que vous me mandiez toutes les circonstances de votre méthode pour apprendre à lire par be, ce, de, etc., où il ne faut point que les enfants sachent le nom des lettres. Car je vois bien comme on peut leur apprendre par exemple Jesu, en leur faisant prononcer je, e, je ; %e, ti, zu ; mais je ne vois pas comme on leur peut faire comprendre facilement que les lettres finissantes ne doivent pas ajouter d'e. Car naturellement, suivant cette méthode, ils diront Jé, su, se, sinon qu'on leur apprenne qu'il ne faut prononcer Ye à la fin que lorsqu'il y est effecVivement. — Mais je ne vois pas comment leur apprendre a prononcer les consonnes qui suivent les voyelles, par exemple en ; car ils diront e-ne, au lieu de prononcer en, comme veut souvent le français. De même pour on, ils diront one ; et même en leur faisant manger Ye, ils ne le diront pas de bon accent, si on ne leur apprend à pari la prononciation de Yo avec JJ n'en ai pas d'autres (d'objections) dans l'esprit, mais je crois que vous les aurez prévues.... Signé Sœur Euphémie. » Quelle fut la réponse de Pascal ? On l'ignore ; elle ne nous est pas parvenue ; mais on peut supposer, d'après le chapitre VI de la Grammaire générale de Port-Royal, où Arnauld s'est évidemment inspiré des idées de Pascal, qu'il lui répondit qu'il ne fallait pas décomposer les voyelles nasales, puisqu'elles ne forment qu'un son et s'expriment par une seule émission de voix, pas plus que ch, gn, qui sont également des sons simples, quoiques'écrivantaveedeux lettres ; que souvent les consonnes finales no se prononcent pas ; que certaines lettres correspondent à deux sons tout différents, c, g, t, par exemple, et qu'il faut nécessairement les apprendre séparément ; que, dans les langues, il est bien des choses dont il est impossile de rendre raison, bien des particularités qu'on ne peut pas ramener à des règles, et qui doivent s'apprendre par l'usage seul ; que l'important
�- 453 est d'amener les enfants à pouvoir lire le plus tôt possible de petites phrases toutes simples, d'où l'on a banni les irrégularités ; ce qui ne peut manquer de les intéresser et de les encourager à faire de nouveaux efforts pour connaître ce qu'ils ne savent pas, etc.... Maintenant vous me demanderez peut-être quelle est celle que je préfère parmi les méthodes nouvelles. Je les crois toutes bonnes, pourvu qu'elles renoncent à cette ancienne épellation des lettres qui ne peut qu'ajouter de nouvelles difficultés à une chose déjà difficile par ellemême ; pourvu surtout qu'elles soient graduées, qu'elles aillent du plus facile au plus difficile, et que chaque leçon nouvelle soit accompagnée de nombreux exercices et d'applications qui gravent profondément dans la mémoire les connaissances précédemment acquises. Je crois aussi que la meilleure est en général celle qui plaît le plus au maître qui l'emploie. Apprendre à lire à des enfants est en effet et restera, quoi qu'on fasse, une chose ennuyeuse et pénible, qui exige de sa part de la conviction et du dévouement. Qu'avant tout donc il ait foi dans l'excellence de sa méthode, et il mettra de la chaleur et de l'entrain dans son enseignement, et il obtiendra des résultats. Or, c'est ici surtout que le point capital est d'arriver au but. Si pourtant j'étais capable d'avoir une préférence, elle serait pour la méthode de M. Béhagnon, éditée par M. Belin. Aucune peut-être n'est restée plus fidèle à l'esprit général de Port-Royal, à ce grand principe qu'il ne faut pas décomposer ce qui ne présente a C oreille qiCun seul son simple et irréductible, qu'il faut s'abstenir d'épeler, c'est-à-dire de décomposer tout ce qui est élément indécomposable pour l'oreille, lors même que ce son élémentaire s'exprimerait par plusieurs lettres. Il serait difficile d'ailleurs de trouver des leçons mieux graduées, un plan plus clair et plus méthodique. Qu'on en juge : un premier tableau renferme
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les quatre voyelles a, o, i, u, avec les trois sortes d'e : « muet, e fermé, è ou ê ouvert ; un second renferme toutes les consonnes prononcées d'après la nouvelle appellation, c'est-à-dire comme si elles étaient suivies du son e aussi peu accentué que possible ; naturellement ces consonnes n'y sont pas rangées d'après l'ordre bizarre de l'alphabet, mais elles sont groupées par familles et par consonnances. Faire apprendre ces deux tableaux aux enfants est une difficulté réelle ; mais c'est la seule, et, quoi qu'on fasse' qu'on réunisse toutes les consonnes clans un seul tableau, ou qu'on les distribue dans plusieurs tableaux séparés (I), on ne l'évitera pas. Mais une fois ce premier pas fait, l'enfant apprend à lire pour ainsi dire seul, et comme en se jouant. En effet, le troisième tableau comprend toutes les consonnes avec l'e muet, et même des mots comme application : une, âme, île, âne, etc; il est évident que l'enfant qui connaît ses consonnes le lira sans aucune difficulté; ce n'est pas autre chose que ce qu'il sait déjà. Dans le quatrième tableau, même exercice ; seulement l'e muet est remplacé par un e' fermé ; dans le cinquième, il est remplacé par l'è ouvert — è ou ê. Puis viennent successivement toutes les consonnes avec a, avec i, avec e, avec u, et à chaque nouvel exercice sont joints des mots et même des phrases ne renfermant que des éléments déjà connus. Ici, nouvelle difficulté. 11 faut apprendre de nouvelles voyelles et de nouvelles consonnes, que ne comprenaient pas les deux premiers tableaux, parce que, quoique simples comme les précédentes, elles se représentent par plusieurs lettres. — Ce sont, d'une part, ai, ei, ou, eu, ain, tau, etc., et aussi an, in, on, un ; d'autre part, pli, cli, gn, M. Ces
(i) M. Villemereux, par exemple, après avoir fait étudier deux consonnes feulement, les unit immédiatement aux cinq voyelles, (le manière à former des mots : dans la leçon suivante, il introduit deux consonnes nouvelles, et ainsi de suitè.
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�nouveaux éléments, une fois connus, donnent lieu à des assemblages nouveaux : ph, ch, gn, ill peuvent se joindre, non-seulement aux premières voyelles, à celles qui ne s'expriment que par une lettre, mais encore à celles qui ont été étudiées en second lieu et qui s'expriment par plusieurs lettres; de môme les premières consonnes, celles qui ne sont représentées que par une seule lettre, et qui ont déjà été unies précédemment aux premières voyelles a, e, i, o, u, peuvent également s'unir à ces dernières voyelles, à celles qui sont représentées par plusieurs lettres. C'est toujours la même marche, logique et graduée. Ensuite vient l'étude des consonnes composées, c'està-dire qui représentent plusieurs sons, comme bl, cl, sir, phi, etc., et celles des voyelles également composées, comme i-a, i-eu, i-on, o-in, tt-bi, ou-r, an-s, etc., qui, se combinant entre elles et avec les éléments précédemment étudiés, donnent encore lieu à de nouveaux assemblages. La méthode se termine par l'étude des syllabes inverses, é, id, oc, etc., etc., qui présente une difficulté particulière, et qu'il est bon, croyons-nous, de réserver pour la fin. Il ne reste plus qu'à faire remarquer les lettres nulles et autres particularités que l'usage seul apprendra. L'auteur est resté jusqu'à la fin fidèle à cette règle qu'il s'était posée au début : Tout ce qui présente à L'oreille un son élémentaire et distinct est indécomposable, et il faut lire sans le décomposer, qu'il soit exprimé aux yeux par une ou par plusieurs lettres. « Gardons-nous bien, dit-il, d'em« brouiller ces r/remières leçons si faciles, si naturelles, « avec les fastidieuses décompositions et recompositions « d'une irrationnelle épellation. » Nous lirons donc directement sans épellation les éléments distincts ou les syllabes simples du langage. — « Dans cette méthode, dit M. Rapet, « rien de ce qui fait entendre à l'oreille un seul son n'est « décomposé, on décomposé au contraire tout ce qui fait en-
�- 456 « tendre des sons distincts, forts ou faibles.... M. Béhagnon « est dans le vrai. » Oui, répèterai-je à mon tour, M. Béhagnon est dans le vrai, et je ne puis croire que le vrai soil plus difficile à faire entrer dans l'esprit des enfants que le faux ou le convenu. Voilà une lettre bien longue, Monsieur, et sur un bien petit sujet. Pourtant, ne vous y trompez pas, ce point de départ n'est pas à négliger. D'abord, s'habituer dès le début à suivre la raison et non la routine, c'est contracter soimême et faire contracter à ses élèves de bonnes habitudes d'esprit, ce qui est d'un bon augure pour le reste de l'enseignement ; mais la chose en elle-même a bien son importance. Et ici, permettez-moi encore une réflexion; ce sera la dernière. En général les jeunes maîtres, les maîtres-adjoints ont une tendance à négliger cet exercice de la première lecture qu'ils regardent comme au-dessous d'eux, et ils s'en acquittent fort mal. Parce qu'ils ont passé trois ans dans une école normale, parce qu'ils s'y sont, livrés à des études beaucoup plus relevées et qu'ils ont subi des examens roulant sur des matières de littérature et de science, il leur semble que ce serait s'abaisser que d'appliquer un esprit cultivé à une chose aussi mesquine que celle d'apprendre à lire. C'est un tort. Retenez-le bien ; il n'y a rien de petit dans l'enseignement ; il faut savoir beaucoup pour enseigner peu, et ce n'est pas trop de toute votre intelligence pour imaginer des moyens ingénieux qui faciliteront aux enfants cette étude ardue et ennuyeuse. Je ne vois pas d'ailleurs qu'il y ait à rougir pour un jeune instituteur d'appliquer les ressources de son esprit à une chose qui a préoccupé deux hommes de génie, comme Pascal et le grand Arnauld. Recevez, etc....
�- -157 § 2. DES AVANTAGES ET DES INCONVÉNIENTS DE L'ÉPELLAT10N COMME MÉTHODE PÉDAGOGIQUE DE LECTURE.
Octobre 1876.
Le sujet de style, que les aspirantes ont eu à traiter dans les derniers examens pour le brevet de capacité, avait pour objet les avantages et les inconvénients de Cépellalion comme méthode pédagogique de lecture. La manière dont la plupart d'entre elles se sont acquittées de leur tâche prouve qu'elles n'avaient pas une idée bien nette de la question. Nous croyons donc utile de chercher à l'élucider un peu pour leur instruction; aussi bien nous avons pu nous convaincre, dans nos tournées d'inspection, que beaucoup de maîtres et de maîtresses, qui sont déjà en exercice, n'ont, eux aussi, j sur cette importante matière, que des idées bien confuses : I ce qui amène comme résultat que des enfants de 6 à 7 ans, qui fréquentent l'école depuis longtemps déjà, ne savent pas encore lire. Avant tout, constatons que Yancience méthode de lecture, celle qui consiste à faire épeler les élèves dans un livre quelconque ou clans un abécédaire, est universellement condamnée aujourd'hui. Il n'est pas un homme du métier, à moins qu'il ne soit aveuglé par des préventions ou un parti pris, qui ne reconnaisse qu'apprendre à lire est une chose difficile, partant qui exige de la méthode. Or, la méthode consiste surtout dans la division et la gradation des difficultés, et il faut convenir que c'est bien à tort qu'on a décoré du nom de méthode l'ancienne manière de procéder pour apprendre à lire, puisqu'elle était Yabsence de toute méthode. Si l'on veut apprendre à lire à des enfants, leur épargner de la peine et atteindre promptement son but, il faut donc se servir d'une méthode et no1 pas prendre le premier livre
�- 158 venu. Cette méthode devra présenter successivement et dans un certain ordre toutes les difficultés de la lecture; elle devra aller de ce qui est facile à ce qui est plus difficile; en un mot, elle devra être graduée. 11 en existe un grand nombre qui peuvent être employées utilement; on n'a vraiment à cet égard que l'embarras du choix. , Mais quelle que soit la méthode qu'on adopte, il y a deux manières de s'en servir : 1° on donne aux lettres étudiées isolément l'ancienne ou la nouvelle appellation ; 2° on fail lire avec ou sans décomposition les éléments syllabiques. L'appellation des lettres et l'épellation sont deux choses très distinctes, qu'il importe de ne pas confondre.
1°
UE L'APPELLATION DES LETTRES.
On peut donner aux consonnes leur ancien nom, leur neftn usuel, bé. cé, dé, eff, ache, ixe, zedd : c'est l'ancienne appellation, — ou les faire suivre seulement, pour les nommer, du son de ïe muet be, ce, de, fe, he, xe, ze : c'est la nouvelle appellation. Chacune a ses défenseurs. Les partisans de la nouvelle appellation prétendent, et en cela ils ont raison, qu'il est plus facile d'amener l'enfant à dire be a ba, re a ra, ze a za, que bé a ba, err a ra, zedd « za; (dans le premier cas, en effet, assembler les deux éléments, c'est faire une élision qui se fait tout naturellement, et quand on sait le nom de la consonne, on sait ponr ainsi dire le joindre à une voyelle, tandis que dans le second, il sert peu d'avoir d'abord appris le nom de la consonne, puisque, réunie à une voyelle, elle a un son tout autre que. lorsqu'elle est prononcée seule : béa fait béa et non ta; emme a fait emma et non ma; ixe a fait ixa et non xa, etc.); — que par suite la nouvelle appellation doit conduire plus facilement et plus vite à la syllabation et à la lecture cou-.
�- 159 rante; — que ce prétendu avantage qu'aurait l'ancienne appellation, quand viendra le moment de faire des dictées (pour lesquelles on convient généralement qu'il vaut mieux donner aux lettres leur ancien nom, leur nom usuel), est des plus minces, puisqu'il suffit do quelques jours pour amener des enfants qui savent lire à substituer l'ancien nom des lettres au nouveau; que d'ailleurs le temps qui s'écoule entre le moment où les élèves n'épellent plus (ce qui arrive naturellement quand ils savent syllaber et commencent à lire couramment) et celui où ils font des dictées, est plus que suffisant pour leur faire oublier le nom des lettres ; — que l'important est d'amener l'enfant à lire le plus vite possible, que la lecture est un instrument et que le maître, tant qu'il ne l'a pas à sa disposition, est privé d'un puissant moyen de développement intellectuel, etc. Les partisans de l'ancienne appellation conviennent que la nouvelle est plus rationnelle et qu'elle devrait conduire plus promptement les élèves au but, qui est la lecture courante; l'expérience pourtant, disent-ils, a démontré que la différence, au point de vue des résultats, n'était pas bien grande (?) ; — que si [leurs élèves mettent un peu plus de temps pour apprendre à lire, ils ne sont pas obligés d'apprendre plus tard un second alphabet, ce qui est bien quelque chose, quoi qu'on en dise, et qu'il faut éviter de mettre la confusion dans leur esprit en leur faisant apprendre pour chaque lettre, à des intervalles de temps très rapprochés, un double nom : l'un, tout provisoire, qui ne sert absolument que pour la lecture et qu'ils doivent oublier; l'autre, définitif, qu'ils devront toujours retenir; (il n'y aurait,, en effet, aucun [avantage à se servir plus tard de la nouvelle appellation, qui est contraire^! l'usage avec lequel il faut bien compter, et qui d'ailleurs ne serait pas, au poinlde vue de l'épellation, plus rationnelle que l'ancienne : il ne serait pas plus rationnel d'épeler e se pe re i té, que e ess pé en
�- 160 i té; lès deux épellations se valent et elles n'ont pas, l'une plus que l'autre, le moindre rapport avec les sons que nous émettons, quand nous prononçons le mot esprit) ; — qu'en voulant ne rien ajouter aux consonnes que le son e, qui est sourd,.on arrive à ne pas bien les distinguer les unes des autres; que les enfants retiennent plus facilement emmt pé err, que me pe re, parce que à la différence dans la forme des lettres vient se joindre alors la différence dans les sons et que l'oreille aide les yeux; — qu'il faut d'ailleurs beaucoup compter sur une sorte d'instinct qu'ont les enfants (?); — que leurs parents, qui se plaisent à leur faire répéter leur leçon, après la classe, ne connaissent que l'ancien nom des lettres, et que le maître se prive d'un précieux concours en employant la nouvelle appellation, etc. Nous croyons que l'avantage de la nouvelle appellation sur l'ancienne ne serait pas bien considérable, si l'on bornait la question aux consonnes que la première fait suivre d'un e muet, tandis que la seconde les faisait suivre d'un é fermé : b, c, d, p, t et v. Quoique Ye muet soit évidemment plus facile à élider que Yé fermé, il faut convenir que les enfants prennent l'habitude de dire béa ba, péa pa, à peu près tout aussi vite que be a ba, pe a pa, et qu'avec l'ancienne appellation ils n'ont pas à changer plus tard le nom des dites lettres. — En ce qui concerne les voyelles nasales, et les consonnes qui, simples quant aux sons qu'elles expriment, se représentent cependant par plusieurs lettres, la difficulté est la même avec l'une ou l'autre appellation : ainsi o ne ne fait pas plus on que o enne; a i ne ne fait pas plus, ain que a i enne; pe lie, c lie, ge ne ne font pas plus plie che gne que pé aclie, ce ache, gé enne; (il est vrai de dire qu'en général les partisans de la nouvelle appellation des lettres ne décomposent pas pli, ch, gn, pas plus que an, in, on, etc., tandis que les partisans de l'ancienne appellation préfèrent en général les décomposer en leurs éléments
�- 161 graphiques les plus simples; mais ceci n'est point une conséquence nécessaire de l'ancienne appellation, car rien n'empêche, après avoir appris aux enfants à dire séparément pé et ache, de leur faire prononcer d'une seule émission de voix et sans décomposition, soit plie ou plia, soit on, soit même, en réunissant l'articulation et la voyelle, plwn). Mais il n'en est plus de même quand il s'agit des consonnes dont le nom, dans l'ancienne appellation, n'a que peu ou point de ressemblance avec le son qu'elles ont, quand elles sont unies à des voyelles ; ainsi f, li, j, k, l, m, n, q, r, s, x, z. Il est évident que l'enfant dira plus facilement fe a fa, me a ma, xe a xa, qu'il ne dira eff a fa, emm a ma, ixe axa. Effet a font effa et non fa; ixe et a font ixa et non xa, etc. On nous dira que ce qui frappe surtout l'enfant, ce qu'il retient, c'est la caractéristique de la consonne, c'est qu'il lui faut rapprocher les dents du haut et la lèvre infé" rieure pour produire le son /, presser les deux lèvres l'une contre l'autre pour produire le son m, serrer la langue contre les dents du devant, pendant que celles-ci sont un peu entr'ouvertes, pour produire le son sifflant de ess ou de zedd, etc., — qu'on ne peut articuler quoi que ce soit, c'està-dire prononcer aucune consonne, sans y joindre un son quelconque, qui lui donne pour ainsi dire un corps et une individualité, et qu'il importe assez peu que ce son qu'on y ajoute soit tel ou tel, qu'il soit avant ou après la consonne. Ceci est vrai ; mais on conviendra pourtant que l'enfant, qui a appris séparément re et a, les assemblera plus facilement pour en former ra, qu'il ne le ferait avec err et a. On sera même forcé de convenir encore qu'il ne lui servira guère, quand il lui faudra syllaber, d'avoir appris le nom de ces lettres, puisque le son qu'elles ont, quand on les prononce seules, ne conduit nullement à celui qu'elles auront, quand elles seront réunies à des voyelles.
�- 162 Mais où l'avantage de la nouvelle appellation est peut-être plus manifeste encore, c'est quand on arrive aux syllabes inverses ab of ir, etc... ; l'enfant passe facilement de a be à ab, de o fe à of, de i re à ir, tandis qu'en assemblant a et bé, o et eff, i et err, il ne trouvera nécessairement que abéel non ab, o effe et non of, ier et non ir, etc., ; et aussi quand il s'agit de lire les consonnes composées, et comme sons et comme lettres, c'est-à-dire qui représentent deux sons distincts et sont composées de plusieurs lettres. L'enfant dira facilement be le ble, se pe spe, se te re, ste re, stre, tandis que bé et ell prononcés isolément ne le conduisent 'nullement à ble, que ess et pé ne le conduisent pas davantage à spe, et que esse té erre le conduisent bien moins encore à stre. Nous le répétons, avec l'ancienne appellation, il est des cas où il ne sert guère et d'autres où il ne sert absolument pas à l'enfant de connaître le nom des lettres pour apprendre à lire; dès lors, quelle nécessité y a-t-il de lui mettre tout d'abord dans la mémoire cette connaissance qui lui est pour le moment inutile ? Il faudra qu'il l'acquière plus tard sans doute ; mais pourquoi ne pas attendre qu'il sache lire d'abord, puisque c'est là le point de départ de tout ? Ce sera d'ailleurs si peu de chose pour lui, quand il saura bien lire, de substituer l'ancienne appellation à la nouvelle, tandis que ce lui est une grosse affaire d'apprendre à lire et d'arriver à comprendre ce qu'il lit ! La discussion pourrait, ce nous semble, se résumer dans les affirmations suivantes : 1° Il est plus avantageux de dire^ be a ba, de a da, teala, etc., que.de dire béa ba, dé a da, té a ta. 2°s II est bien plus avantageux encore de dire fe a fa, re a ra, se a sa, ze a za, etc., que de dire eff a fa, err a ra, ess a sa, zedd a za. 3° En ce qui concerne ph ck gn ill, an in on un et leurs équivalents, ai, ou, eau, etc., la difficulté estla môme (qu'on
�- 163 les décompose ou qu'on ne les décompose pas), avec l'ancienne ou la nouvelle appellation. L'épellation de ces sons qui sont simples, quoique représentés par plusieurs lettres, n'est pas une conséquence nécessaire de l'ancienne appellation. 4° Mais où l'avantage est considérable encore, c'est pour les syllabes inverses. Il est évidemment plus facile d'arriver de a be à ab, de i re à ir, que de passer de a bé à ab, de i en à ir, etc.. 5° Enfin on ne peut contester que la nouvelle appellation ne serve aussi beaucoup plus que l'ancienne pour la lecture des consonnes doubles ble, stre, auxquelles on arrive si facilement en passant par be te et par se te re, tandis que bé ell et ess té err ne donnent pas la moindre idée de ble ni de stre, — et aussi pour la lecture des voyelles composées, qui sont terminées par une consonne — i fe, ou re mènent licitement à if et à our, tandis que i eff et ou err n'y conduisent pas du tout.
2°
DE L'ÉPELLATION.
Indépendamment de cette question do l'appellation des lettres, il en est une autre non moins importante quand il s'agit d'apprendre à lire aux enfants, c'est celle de savoir s'il faut décomposer ou non les mots et les syllabes en leurs éléments, s'il faut épeler, c'est-à-dire nommer séparément chacun des caractères écrits, chaque lettre particulière, ou ne rien décomposer de ce qui présente à l'oreille un son simple et indécomposable pour elle, lors même que ce son serait représenté par plusieurs lettres. Les partisans de l'épellation distincte de chaque lettre prétendent que les yeux ne suffisent pas à l'enfant pour retenir la forme des caractères écrits, qu'il faut appeler
�l'ouïe à l'aide de la vue ; que si l'on n'épelle pas, on ne pourra jamais ensuite savoir l'orthographe, etc.... Les partisans de la lecture sans épellation répondent que c'est par les yeux surtout qu'on apprend la forme des lettres et la manière dont les mots s'écrivent, qu'il convient d'ailleurs de faire écrire aux enfants, après la leçon de lecture, les mots qu'ils viennent de lire et que cet exercice les forcera à considérer chacune des lettres isolément ; qu'il n'y a pas lieu, quand on apprend à lire à des enfants, de se préoccuper de l'orthographe, que quelques-uns d'entre eux n'apprendront peut-être jamais ; que le plus pressé est de les amener d'ahord à savoir lire, qu'à chaque jour suffit sa peine, et que la lecture à elle seule est déjà une chose assez difficile, sans qu'il soit besoin de la compliquer encore par une autre difficulté qui viendra plus tard et en son temps, etc.... Nous croyons que la question de savoir s'il faut épeler, c'est-à-dire s'il faut décomposer ou non, est une question de degré. 11 ne viendra sans doute à l'esprit de personne d'essayer d'apprendre à lire à des enfants, en leur faisant lire tout d'abord des mots tout entiers, surtout si ces mots sont composés de plusieurs syllabes. Evidemment les partisans eux-mêmes de la lecture sans épellation feront lire séparément chaque syllabe, avant de les réunir toutes pour former le mot entier. — La discussion roule donc uniquement sur la syllabe. Faut-il la décomposer en ses éléments consécutifs ou la faire lire d'emblée, d'une seule émission de voix ? Ici encore il faut distinguer. En admettant que la lecture immédiate soit possible pour les syllabes représentées par une seule lettre comme a, i, M-, OU par plusieurs lettres comme ou, ai, un, et même pour celles qui sont formées par la réunion d'une voyelle simple et d'une consonne simple, soit que celle-ci n'ait qu'une seule lettre comme b, f, r, ou qu'elle en ait plusieurs comme ph, ch, gn), elle
�- 163 — présenterait évidemment des difficultés très grandes, quand la syllabe serait la réunion d'une consonne composée comme bl ou str, et d'une voyelle également composée comme our, ans, etc., etc., bon jour, cou vreur, con struc leur. Qu'on puisse faire accomplir ce tour de force à des enfants exceptionnellement intelligents, nous ne le nions point; mais il ne faut point raisonner sur des exceptions. Le mieux est de nous en tenir à ce grand principe posé par Descartes dans son Discours de la Méthode, principe qui trouve son application ici comme bien ailleurs, à savoir « qu'il faut diviser les difficultés en autant de parcelles que « faire se peut et qu'il est requis pour les mieux résoudre », et encore « qu'il faut toujours commencer par les choses « les plus simples et les plus aisées à connaître et n'arriver » que peu à peu, comme par degrés, à celles qui sont plus « difficiles et plus compliquées ». Ceci posé, quand une syllabe est formée de deux éléments, une voyelle et une consonne, comme l'étude de chacun des éléments est évidemment plus simple et plus facile que celle du tout qu'ils servent à former, il sera, logique de prononcer d'abord séparément la consonne et la voyelle, puis de les réunir ensuite. C'est décomposer une difficulté en ses parties, afin d'arriver plus facilement à la résoudre. — Mais la décomposition doit-elle aller plus loin, jusqu'à la prononciation distincte et successive de. toutes les lettres qui composent, soit la voyelle, soit la consonne ? Doit-on dire che, a, cha; gre, in, grin, = chagrin, ou faut-il, avec les partisans de l'ancienne appellation et de l'épellation à outrance, dire dès l'abord, comme on le fera nécessairement plus tard, quand on corrigera des dictées, ci, ache, a, cha ; ge', err, i, enn, grin, = chagrin, ou encore tre, em, trem ; ble, er, bler; trembler, plutôt que té, err, e, emme, = trem ; bé, ell, e', err, —bler, trembler ? C'est là, croyons-nous, qu'est le véritable point de la discussion.
�Nous n'hésitons pas à condamner d'une manière absolue cette épellation de chaque lettre, toutes les fois que plusieurs lettres réunies ne forment qu'un seul son, soit voyelle, soit consonne, simple et indécomposable pour l'oreille. Quand l'enfant a prononcé séparément cé, aclie, a, il est aussi loin de la syllabe cha, que s'il n'avait rien prononcé du tout; gé, err, i, enne, réunis n'ont pas plus de rapport avec grin qu'avec tout ce que l'on voudra. — Cette décomposition préalable, cette épellation est donc parfaitement inutile. Il ne servirait à rien non plus de décomposer les voyelles nasales an, in, on, un, ou leurs équivalents, om, ain, etc., ni les autres voyelles simples, comme ou, eu, ai, eau, etc., puisque, quoique composées de plusieurs lettres, elles n'expriment pourtant qu'un seul son, simple et indécomposable. — Mais il peut y avoir avantage, surtout avec des enfants peu intelligents, à décomposer bl, en h, le, ble ; str, en se, le, re, sire. 11 en est, du reste, de cette question particulière comme de toutes les autres parties de l'enseignement. Qu'un élève ait à comparer deux idées; s'il ne voit pas bien tout d'abord le rapport qui les unit, le maître devra , chercher une, et au besoin deux, trois idées intermédiaires qui l'aideront à trouver ce rapport. 11 faut traverser un ruisseau : une grande personne, d'une enjambée, sautera d'une rive sur l'autre ; un enfant, qui ne le pourra pas, mettra dans ce ruisseau, une pierre, deux au besoin, qui lui permettront de passer sur l'autre rive. 11 en est de même ici, si l'enfant peut d'emblée dire bl ou str, il est inutile de lui en montrer les éléments séparés ; mais s'il ne le peut pas, il faut l'y amener en le faisant passer par les intermédiaires be, le ; se, te, re ; puis sle, re. En résumé : . 1° Il ne faut décomposer aucun son (voyelle ou articulation), qui par nature est simple et indécomposable pour
�l'oreille : ainsi les voyelles nasales an, in, on, un (et leurs équivalentes ain, ira, etc.), ou les autres voyelles simples eu, ai, œu, eau, etc. ; ainsi encore, pli, cli, gn, M, qui sont des consonnes simples, quoiqu'elles s'écrivent par plusieurs lettres. C'est, en effet, un accident purement graphique qui fait qu'en français ces divers sons, bien que simples et irréductibles, élémentaires au premier chef, s'écrivent par plusieurs lettres. Cela est si vrai qu'il est des langues dans lesquelles Tu simple, par exemple, se prononce ou, et que les Grecs n'avaient qu'une seule lettre pour exprimer,**soit notre pli, soit notre ch. Aussi voudrions-nous que, dans toutes les méthodes de lecture, les diverses lettres servant à exprimer un son simple, fussent réunies par une accolade, ou mises entre parenthèse, pour qu'il fût bien entendu que leur réunion ne constitue pour ainsi dire qu'un seul caractère, puisque leur ensemble n'exprime qu'un seul son. Sur ce point donc, nous ne voulons pas-de la méthode par épellation. 2° Nous croyons qu'en dehors de là, il y a toujours avantage à pousser la décomposition aussi loin que possible, c'est-à-dire jusqu'aux éléments simples et irréductibles. Ainsi non-seulement on décomposera, s'il y a lieu, la syllabe en ses deux éléments, la voyelle et la consonne ; mais encore, si cette voyelle et cette consonne sont elles-mêmes composées, on devra en prononcer d'abord séparément les sons simples qui les constituent. Finalement, par exemple, l'enfant devra dire bon jour ; mais il devra avoir appris, dans les exercices précédents, à dire be, on, bon ; je, our, jour; et même il ne devra avoir été amené à dire our qu'après avoir étudié isolément ou et re,:ou-re, oure, et en élidant Ye muet final our. Sur ce point, au contraire, nous sommes partisan de la méthode par épellalion. Toutefois, cette décomposition devra s'arrêter tout aussitôt que l'enfant sera capable de lire immédiatement, et
�- 168 d'une seule émission de voix, plusieurs éléments simples réunis. L'épellation, en effet, n'est qu'un moyen ; le but qu'il faut atteindre le plus promptement possible, c'est la lecture des éléments réunis, la syllabation. Si maintenant on nous demandait quelle est celle que nous préférons parmi les méthodes nouvelles, nous répondrions que nous leur trouvons à toutes, plus ou moins, un défaut capital, c'est de présenter tout d'abord aux enfants des mots exprimant des idées que les enfants n'ont pas encore et ne peuvent pas avoir, que parfois même ils n'auront jamais. Il est inutile, en effet, il peut même être dangereux de mettre dans la mémoire des enfants des mots qu'ils n'auront jamais occasion d'employer. Ils devront nécessairement les oublier ; ou, s'ils les emploient, ils les emploieront à contre-sens : mieux vaudrait évidemment qu'ils ne les eussent pas connus. Et puis, nous ne comprenons pas une leçon de lecture sans l'explication des mots lus : ainsi seulement la leçon présentera de la variété et de l'intérêt, et elle développera l'intelligence des enfants en même temps qu'elle leur apprendra la lecture mécanique. Il est facile, du reste, de remédier à l'inconvénient que nous venons de signaler, en barrant sur la méthode et en considérant comme nuls tous les mots dont on ne croit pas pouvoir ou dont on ne veut pas expliquer le sens aux enfants. A part ce défaut, nous croyons que toutes les méthodes nouvelles sont bonnes, et que les meilleures sont celles qui sont le mieux graduées. Il est utile que chaque leçon nouvelle y soit accompagnée de nombreux exercices et d'applications qui gravent profondément dans la mémoire les connaissances précédemment acquises. Mais si le maître trouvait les applications insuffisantes, il lui serait facile d'imaginer lui-même de petites phrases qu'il écrirait au tableau noir et qui viendraient compléter la leçon de la méthode.
�§3. ENCORE LES MÉTHODES DE LECTURE À propos de notre dernier article sur les méthodes de lecture, nous avons reçu la lettre suivante, que nous nous faisons un devoir et un plaisir d'insérer ici. Nos lecteurs ne la liront pas sans profit. Charleville, le 2 novembre
4876.
MONSIEUR I/INSPECTEUR,
J'ai lu avec un véritable intérêt votre article si substantiel et si clair sur les méthodes de lecture. 11 m'a remis en mémoire quelques idées que j'avais moi-même consignées autrefois par écrit sur cette matière. Veuillez me permettre de puiser dans ces souvenirs quelques réflexions, qui viendront compléter ce que vous avez dit sur ce sujet, plus important qu'on ne le croit communément. Appelé par métier à diriger depuis longtemps une école annexe, c'està-dire à apprendre à de futurs instituteurs la pratique de la classe, j'ai pu me convaincre que les jeunes gens sont en général peu soucieux de connaître les procédés par lesquels on apprend à lire à de tout jeunes énfants. De là, plus tard, la peine qu'ils sont obligés de se donner pour n'arriver souvent qu'à de médiocres résultats. La chose vaut donc la peine qu'on y insiste. Vous avez parfaitement distingué, Monsieur l'Inspecteur, et avec beaucoup de raison, deux choses qui ont été confondues trop souvent : l'appellation des lettres, c'est-à-dire le nom qu'on leur donne quand on les considère seules, et l'epellalion, c'est-à-dire la décomposition, poussée plus ou
�moins loin, des mots et des syllabes en leurs éléments, soit phoniques, soit graphiques. Permettez-moi cependant de vous signaler une méthode très usitée au-delà du Rhin, et dont vous n'avez sans doute pas cru devoir tenir compte, parce qu'elle est peu connue et surtout peu pratiquée dans les Ardennes. Je veux parler de la méthode phonique, qui est incontestablement la plus logique et la plus rationnelle de toutes, et qui, à ce titre, méritait au moins une mention. C'est elle que je voudrais exposer ici. Outre les deux manières d'appeler les lettres, qui consistent à dire esse ou se, erre ou re, il en est une troisième, qui consiste dans un sifflement sss..., ou dans un roulement rrr... prolongés, qu'on unit immédiatement à une voyelle, comme dans la lecture ordinaire. Il en est de même pour l'épellation, qui n'est qu'un mode particulier de décomposition de la syllabe. . Soit à lire le mot chemin. . i° Par la méthode sans épellation, on dira che-min, sans décomposition de la syllabe ; 2° Avec l'ancienne épellation, on dira : cé-ache-e-àe; emme-i-enne-min ; chemin ; 3° Avec la nouvelle épellation, on décomposera ce mot de la manière suivante : ch-e, che; me-in, min; chemin; é° Enfin la méthode phonique procédera comme il suit: cheheh... e; mmm...in ; puis, par degrés, chehehe, mmmv, chemin. Ce dernier procédé réunit, ce me semble, les avantages de la méthode sans épellation et ceux de l'épellation, soit ancienne, soit nouvelle, sans présenter les inconvénients inhérents aux trois autres. La lecture d'une syllabe simple, si, par exemple, fera mieux encore ressortir la différence caractéristique qa existe entre les méthodes en usage et la méthode phonique. 4° Sans épellation : si ;
�- 171 —
Ancienne épellation : esse-i, si ; i Nouvelle épellation : se-i, si ; 4° Enfin, la méthode phonique passera par les trois degrés suivants : sss... i; sssi; si. Soit encore le mot son : sss... on ; ssson ; son. Veuillez me permettre encore deux réflexions. Comme vous l'avez fort bien reconnu, Monsieur l'Inspecteur, toutes les" méthodes nouvelles ont leurs mérites ; mais toutes ont aussi, plus ou moins, certains défauts, sur lesquels il n'est peut-être pas inutile d'appeler l'attention de nos jeunes Maîtres. S'il est une vérité dont on est vite convaincu"; quand on est chargé d'apprendre à lire à de jeunes enfants, c'est que cette étude n'a pour eux rien d'attrayant. Ce dont il faut se préoccuper, par conséquent, c'est de leur éviter le plus possible l'ennui et le découragement : on n'y arrivera qu'en jetant dans ces premières leçons si arides un peu de variété et d'intérêt. Est-ce bien ce qu'ont toujours tâché de faire les auteurs de méthodes? N'est-il pas vrai que tous, ou presque tous, renferment clans le premier, ou tout au plus dans les deux premiers tableaux, la série complète des voyelles et des consonnes minuscules et majuscules, sans même en excepter 17i, soit muette, soit aspirée, ni Ytj. Quel enfant, en présence de tant de signes nouveaux pour lui, de tant d'éléments sans analogie'avec les objets ordinaires de ses préoccupations, ne se sentirait rebuté dès ses premiers pas dans la vie scolaire? Je voudrais donc que, le premier tableau renfermant les voyelles (1), chacun des
2° 3°
(I) Même pour ce premier tableau, qui ne doit renfermer que les sons monogrammes, ou voyelles, a, e, é, è, i, o, v, il n'est pas ■ inutile de recourir à certains procédés qui en facilitent singulièrement l'étude. l'our faire connaître ces sept voyelles, on a coutume de placer les enfants devant le premier tableau, et de les leur faire nommer invariablement dans l'ordre dans lequel elles sont présentées.
�- -172 —
tableaux suivants ne comprît qu'une ou deux, ou trois articulations au plus, unies à ces même voyelles, et peutêtre serait-il bon de commencer par les lettres s, f, r, /, x, z, m, l, v, n, dont le son peut se prolonger- avant d'être uni à la voyelle ; on continuerait par p, t, c, le, b, d, g, qui n'ont
Ce système me paraît essentiellement défectueux, lors même qu'on varierait l'ordre dans lequel on les l'ait lire, et cela pour plusieurs raisons : 10 L'enfant se trouve en présence de sept difficultés à la fois, ce qui l'effraie tout d'abord et ne peut manquer de le dégoûter de 11 lecture. Quel élève apprendrait la démonstration de sept théorèmes de géométrie à la fois, si le professeur s'avisait de les lui faire lire successivement une trentaine de fois, sans appeler son attention sur chacun d'eux en particulier? Et ce qu'il serait déraisonnable dt demander à un jeune homme de quinze ans, on l'exige d'un enfant de quatre à six ans ! Cependant on peut admettre, qu'en raison dt la différence des âges, la difficulté n'est guère moindre dans un cas que dans l'autre. 2° Lorsque l'enfant nomme les sept voyelles dans leur ordre alphabétique, il finit sans doute par les connaître, mais au prix de quels efforts et après combien de répétitions fastidieuses ! Ce y a surtout de vicieux dans cette manière de procéder, c'est la fausse direction donnée à la mémoire. Comme celle-ci s'attache i retenir la position des lettres, bien plus que leur forme, l'impression produite par la vue de la lettre n'est pas assez vive pour se graver profondément dans l'esprit. Dn des principaux buts de l'éducation, le développement de la faculté d'observer et de comparer, se trouve manqué ou à peu près. 3° L'enfant se fatigue vite à regarder longtemps le même objet. Si rien ne vient captiver son attention mobile, il est vite distrait et fini! par regarder sans voir. 4° Quand l'enfant se borne à lire sur le tableau ou dans le syllabaire, il est presque totalement privé du mouvement physique si nécessaire à son âge. Le moniteur lui-même se lasse bientôt de la tache ingrate qui lui est dévolue, et, pour rompre la monotonie dt cette lecture insipide, éludant la règle du silence, noue avec sts camarades quelque conversation sur un sujet plus intéressant. Voici ce que j'ai imaginé, à l'école annexe, pour éviter ces inconvénients. Soit à faire apprendre à des débutants la lettre t, par exemple. 11 est évident qu'on ne peut pas leur répéter le son i pendant totile la leçon, en leur montrant la dite lettre au tableau. Il faut nécessairement jeter, dans cet exercice monotone, quelque variété. Voici donc comment je m'y prends. J'ai une planchette avec uni petite tringle au bas, sur laquelle je puis poser des caractères mobiles. Je prends la lettre i et je la pose sur la planchette, dt manière que tous les enfants rangés en cercle puissent la voir facilement ; je la leur montre et je la nomme moi-même ; puis je la fais nommer successivement par plusieurs élèves.
�- 173 pas au môme degré la même propriété, mais que l'enfant, qui en aura pris l'habitude avec les précédentes, unira facilement aux diverses voyelles pour les prononcer d'une seule émission de voix. Je remarque encore que les auteurs, même ceux qui isolent avec le plus de soin les difficultés, ne manquent pas de placer, à la suite des lettres, des syllabes rangées d'ans un certain ordre uniforme, puis des mots isolés, et enfin des phrases. Qu'arrive-t-il? C'est que l'enfant,«principalement s'il est intelligent et s'il a de la mémoire, répète bien vite, et par cœur, comme un perroquet, les syllabes et les mots donnés comme application, et surtout les phrases, sans que pour cela il sache les lire. Quel est l'adulte qui ne se rappelle avoir ainsi appris dans son enfance cet assemblage de syllabes cadencées, ba-bê-bi-bo-bu, ma-mé-mi-momu, ta-té-ti-lo-tu, ou une série de mots toujours les mêmes, âme, âne, bête, ou enfin des phrases comme : René a vu la lune, Papa fume sa pipe, Caroline a sali sa robe.
Je l'écris ensuite au tableau noir au bas duquel repose ma planchette, et je l'écris sous ses deux formes, la forme imprimée et la l'orme écrite, .le la nomme de nouveau et la fais nommer par mes élèves. J'ai soin de leur faire remarquer la ressembtance qui existe entre la lettre imprimée et la lettre écrite. Je la fais écrire par quelques élèves à tour de rôle. Je place ensuite en vue des enfants un tableau de lecture quelconque, et j'invite les élèves à chercher, en les nommant, tous les i qui s'y trouvent. Je donne des bons points à ceux qui les découvrent elles reconnaissent les premiers. Pour varier,je leur donne à compter le nombre des i qui se trouvent dans le tableau tout entier, ou même dans un alinéa, dans une ligne, suivant leur force. Il va sans dire que, pendant tout cet exercice, la lettre mobile i devra rester exposée sur la planchette, en vue des élèves. Enfin je renvoie les élèves à leur place et je leur donne comme devoir à souligner, sur la fouille d'un vie;ix livre, d'un morceau de journal, d'un prospectus, etc., tous les i qui s'y trouvent. C'est une sorte de devoir écrit qui suit leur première leçon, et qu'ils peuvent faire, soit en classe, soit à la maison, sous la direction de leurs parents. Plus tard, ils auront à reproduire par écrit, soit les mots mêmes le la leçon de lecture, soit des mots analogues. Ainsi, dès le début, j'intéresse et les élèves et le maître, et aussi les parents.
�-mII est évident qu'au bout de deux ou trois leçons, el môme plus tôt, l'enfant à qui on lira le premier mot de la phrase, en dira le reste sans la moindre hésitation, quoiqu'il soit incapable de lire ces mêmes mots dans une autre phrase. On peut même dire qu'il en sera surtout ainsi, quand l'idée sera familière et intéressante. On éviterait cet inconvénient, si les méthodes ne renfermaient que des lettres et des syllabes que l'enfant pourrait ne jamais lire deux fois de suite dans le même ordre, et si le maître prenait le soin de composer lui-même et d'écrire chaque jour au tableau noir, ou de représenter sur une planchettecomposteur, à l'aide de caractères mobiles (4), soit les mots, soit les phrases qui doivent servir d'application à chacun des exercices de la méthode. Cette manière de procéder aurait encore un double avantage : elle permettrait de faire des méthodes beaucoup moins volumineuses, et qui, par suite, coûteraient moins cher ; de plus, elle forcerait le maître à travailler et à s'intéresser à sa leçon, ce qui ne manquerait pas d'y intéresser aussi ses élèves. Je finis là cette lettre déjà trop longue et vous prie d'agréer, Monsieur l'Inspecteur, l'assurance de mon respectueux dévouement.
TH. FRIEH,
Maître adjoint, chargé de la direction de l'école primaire annexée à l'Ecole normale de Charleville.
(1) Il est des maîtres qui sont embarrassés pour tout, et qui vont répondre qu'ils n'ont pas de composteur, qu'un composteur coûte cher, que la commune est pauvre, qu'elle ne peut ou ne veut rien faire pour son école. Qu'ils prennent un vieux journal, une vieille affiche, une feuille quelconque sur laquelle sont imprimées de grosses lettres, qu'ils les découpent et qu'ils les collent sur un morceau * carton, et ils auront un excellent composteur, qui n'aura rien coûte à personne.
���CHAPITRE XIV PROGRAMME
COUPS
élémentaire.
4. — Lecture simultanée et mécanique, par syllabes détachées, dans un livre simple, à phrases courtes. . 2. — Explication du sens des mots et des phrases. 3. — Épellation orthographique de ce qui aura été lu, en tout ou en partie. • L — Lecture par le maître. 5. — Lecture simultanée, avec intonation cette t'ois, phrase par phrase, ou alinéa par alinéa, et enfin lecture individuelle par quelques élèves, à tour de rôle.
Cours moyen.
On continuera encore, au moins au commencement de l'année, la lecture simultanée, qui sera faite surtout au point de vue de l'articulation ainsi que de la prononciation nette et distincte de chaque syllabe. C'est clans ce cours qu'on s'attachera plus spécialement à faire disparaître tout mauvais accent, toute intonation vicieuse. 1. — Lecture de la leçon par le maître. 2. — Explication du sens des mots et des phrases. Enseignement moral qui ressort du morceau, objet de la leçon. 3. — Lecture par les élèves, à tour de rôle, avec intonation convenable. Lecture des manuscrits et du latin.
�COUPS
supérieur.
La leçon de lecture sera surtout considérée comme un moyen d'instruction et de développement intellectuel. Le morceau lu, ainsi que les explications auxquelles il aura donné lieu, pourra être reproduit sous forme de rédaction, § 1. DÉVELOPPEMENT DU PROGRAMME
Cours élémentaire.
Il est bien entendu que tous les élèves doivent avoir entre les mains le même livre, et que ce livre doit être écrit dans un style très simple, ne renfermer que des phrases courtes, des idées qui soient à la portée de l'intelligence des plus faibles, des mots usuels dont on puisse facilement leur faire comprendre le sens. Voici dans quel ordre doivent se succéder, à notre avis, les différentes parties de cet exercice : 1° On fera lire tous les élèves à la fois, en détachant toutes les syllabes, en les scandant, pour ainsi dire, mais sans aucune intonation particulière. On s'attachera à obtenir une prononciation nette et distincte de chaque son. On articulera bien et l'on appuiera sur les syllabes muettes, comme sur les autres. Pour obtenir de l'ensemble et éviter toute cacophonie, le maître devra, au moins dans les premiers temps, et peut-être même toujours, ne fût-ce qu'au commencement de chaque leçon, marquer la mesure en frappant sur la table avec une règle. 2° On expliquera le sens de tous les mots un peu difficiles ; on s'assurera par des interrogations que chaque
�- 179 phrase en particulier, ainsi que la pensée générale du morceau, a été saisie et bien comprise. 3° On épellera, sinon tout entier, du moins en partie, au point de vue de l'orthographe, et pour remédier au défaut de la méthode de lecture par syllabation, le morceau qui fait l'objet de la leçon. 4° Le maître lira ce morceau avec l'intonation convenable, d'une manière accentuée et intelligente, de façon à faire sentir aux élèves ce que la lecture mécanique ne leur aurait pas suffisamment fait comprendre. 3° Tous les élèves, ou s'ils sont trop nombreux, les élèves de chaque table à tour de rôle, liront ensemble, avec intonation cette fois, phrase par phrase, ou alinéa par alinéa. On répétera chaque phrase autant de fois qu'il sera nécessaire pour obtenir un résultat satisfaisant. En un mot, le morceau qui fait l'objet de la lecture sera traité comme un chant qu'on fait apprendre aux élèves, et qu'on leur répète jusqu'à ce qu'ils arrivent à le chanter juste. 6° Enfin, dans la crainte que certains élèves ne s'iiabituent trop à être soutenus par leurs camarades et à se contenter de les suivrô, on en fera lire chaque fois quelques-uns, à tour de rôle, individuellement, et des bons points pourront être accordés à ceux qui reproduiront avec le plus de naturel le ton donné par le maître.
Cours moyen.
On y continuera encore,' au moins au commencement de l'année, la lecture simultanée, qui sera faite surtout au point de vue de l'articulation, ainsi que de la prononciation nette et distincte de chaque syllabe. C'est dans ce cours qu'on s'attachera plus spécialement à faire disparaître tout mauvais accent, toute intonation vicieuse; c'est là que les
�- 180 élèves apprendront, non-seulement à lire couramment, sans hésitation, mais encore à bien Lire. Enfin la leçon de lecture, tout en conservant son objet spécial,, qui est d'apprendre à lire, aura cependant pour but, bien plus que dans le cours précédent, la culture des facultés et le développement de l'esprit. La nature des exercices et l'ordre dans lequel ils doivent se succéder devront nécessairement être un peu modifiés. 1° Le maître commencera d'abord par lire lui-même le morceau qui fait l'objet de la leçon. 2° 11 expliquera le sens des mots et des phrases, et pour donner à sa leçon plus d'animation, pour introduire l'émulation et la vie dans toute la classe, il le fera plus souvent encore expliquer par les élèves eux-mêmes, en s'adressant d'abord aux plus faibles, et en ne donnant la parole aux ' plus forts que lorsque les premiers n'auront pu répondre d'une manière satisfaisante. Il ne négligera pas l'enseignement moral, ni les règles de conduite pratique qui ressorterft de l'étude attentive du morceau. 3° Il fera lire les élèves à tour de rôle, mais sans suivre aucun ordre déterminé, afin de les tenir tous attentifs, et il exigera que la lecture soit faite avec aisance et naturel, et en général sur le ton de la conversation. 11 s'assurera qu'ils se rendent bien compte de tous les mots et de toutes les pensées. Quand une phrase aura été mal lue par un élève, il la fera relire par un autre, ou il la relira lui-même, jusqu'à ce qu'elle puissé être réproduite avec la prononciation, le ton, les inflexions de voix convenables. Mieux vaut ne faire lire, que 15 à 20 lignes, 30 au plus, et les faire bien lire, que de laisser Anonner des pages entières, sans aucun profit pour le développement intellectuel, et avec un grand ennui pour tout le monde. i° Une fois par semaine, le samedi par exemple, la leçon de lecture aura pour objet les manuscrits et le latin, aller-
�- 184 nativement. Si on le préfère, un quart d'heure pourra être consacré, chaque fois, à la lecture du latin, et l'autre quart d'heure à la lecture des manuscrits : il va de soi que cette lecture sera purement mécanique. Indépendamment du Manuscrit et du Psautier, les élèves n'auront à la fois qu'un seul livre de lecture, qu'ils devront parcourir en entier avant de passer à un autre.
Cours supérieur.
La leçon de lecture y sera surtout considérée comme un moyen d'instruction et de développement intellectuel. Elle ne se fera plus qu'une ou deux fois par semaine. L'analyse du morceau lu, ainsi que les explications auxquelles il aura donné lieu, pourra être reproduite sous forme de rédaction. Aux lectures faites sous la direction du maître devront s'ajouter, autant que le temps le permettra, des lectures particulières faites par les élèves, dont ils devront rendre compte, soit de vive voix, soit par écrit.
§ 2. BIBLIOTHÈQUES CLASSIQUES. - LIVRES A PRÊTER AUX ÉLÈVES POUR LA LEÇON DE LECTURE Nous voudrions qu'il y eût dans toutes nos écoles des bibliothèques classiques, des séries de livres appartenant à l'école et pouvant, être prêtés aux élèves pour la leçon de lecture. Tous les élèves ayant le même livre entre les I mains, l'instituteur choisirait, dans un chapitre, 13 ou 20 lignes pour le cours élémentaire, 30 ou 40 au plus pour le cours moyen, qui seraient l'objet de la leçon du jour. Pendant l'étude qui suivrait cette leçon, les élèves liraient, en 8*
�leur particulier, le chapitre entier dont ils n'auraient lu qu'une partie avec le maître, et ils se prépareraient à répondre aux diverses questions qui pourraient, au commencement de la leçon suivante, leur être posées sur ce chapitre. Ainsi ils acquerraient une foule de notions utiles; peut-être aussi que l'habitude de lire seuls, après avoir lu avec le maître, leur donnerait le goût de la lecture, et qu'ils seraient heureux d'emporter après la classe, pour lu lire chez leurs parents, le livre dont ils n'auraient pu lire qu'une partie à l'école. 11 y aurait agrément et profit pour tout le monde. Pour les élèves du cours supérieur, la leçon de lecture pourra parfois être remplacée par une lecture individuelle, que fera chaque élève, dans un livre qui lui aura été donné par le maître, et dont il rendra compte ensuite, soit oralement, soit par écrit. Il serait à désirer que les élèves pussent changer de livre de lecture tous les quinze jours, ou au moins tous les mois, Cette succession d'ouvrages variés, qui passeraient sous leurs yeux, ne pourrait manquer de les intéresser vivement par l'attrait de la nouveauté. La leçon de lecture proprement dite, faite par le maître, leur apprendrait comment il faut lire, et la lecture qu'ils feraient ensuite, en leur particulier, tout en leur donnant l'habitude du travail individuel, aurait encore pour effet de cultiver leur esprit, d'augmenler chaque jour la somme de leurs connaissances.
§ 3.
LA LEÇON DE LECTURE Extrait d'une conférence. — Mai 4870 (Haute-Saône). Oui, la lecture doit d'abord être intelligente ; oui,
�- 183 — la lecture faite en classe doit encore inspirer aux enfants le goût de lire en dehors de la classe, le goût de lire surtout après les années d'école. C'est là une vérité de bon sens, et qui pourtant est loin d'être bien comprise. On semble encore admettre que cet exercice de la lecture, qui figure au programme officiel pendant toute la durée des études, n'a plus d'autre but, quand une fois l'élève sait lire, que de l'empêcher de perdre ce qu'il a appris, ou de perfectionner chez lui la prononciation, résultat important sans doute, mais secondaire. Aussi la leçon de lecture ne produit-elle pas tous les résultais qu'on serait en droit d'en attendre. Permettez-moi donc d'insister ; la chose en vaut la peine. Si, comme le dit un de ces maîtres de Port-Royal que je vous citais naguère, « l'instruction a pour but de porter les « esprits jusqu'au plus haut point auquel ils sont capables d'atteindre, » il est évident qu'elle ne doit comprendre que des exercices propres à les former, à leur donner à la fois de la justesse et de l'étendue. Dès lors il faut que l'élève se rende compte de toutes choses, qu'il n'admette que des idées parfaitement claires, qu'il ne confie à sa mémoire que des notions bien comprises. Chaque leçon de lecture doit ajouter une idée nouvelle à la somme de ses connaissances ; mais, pour cela, il faut que le morceau qui fait l'objet de la leçon lui soit expliqué et qu'il le comprenne bien. Et ce n'est pas seulement dans la division supérieure, à laquelle ne parviennent qu'un petit nombre des élèves de nos écoles primaires, que la lecture doit être expliquée, commentée, faite avec intelligence; c'est dès le tableau, c'est au sortir du tableau, c'est partout et toujours. Ne jamais prononcer devant un enfant, et ne jamais lui faire prononcer "un mot correspondant à une idée qu'il ne comprend pas, à plus forte raison qu'il ne peut pas comprendre : telle est la règle qu'un bon maître doit avoir constamment présente à l'esprit dès le début, et qu'il doit observer pendant tout
�- 184 son enseignement. A quoi bon faire apprendre à un élève des mots dont il ne comprend pas le sens? Autant vaudrait apprendre à parler à un perroquet. N'est-ce donc pas un être intelligent que vous avez à former ? Mais, pour qu'il puisse toujours comprendre ce qu'il lit, il faut ne mettre entre ses mains que des livres qui soient à sa portée ; il faut les graduer successivement, à mesure que son intelligence prend de la force et de l'étendue ; il faut surtout, si vous voulez vraiment l'intéresser et l'instruire, le faire passer le plus souvent possible d'un livre à un autre. J'ai vu une bonne école, où les élèves de la première division n'avaient d'autres livres de lecture que le Télémaque (c'est un peu vieux), et des leçons agricoles qu'ils savaient littéralement par cœur : quel profit sérieux veulon qu'ils retirent d'une leçon de lecture qui les fait toujours tourner dans le même cercle? — Presque partout, je trouve comme unique livre de lecture la Morale pratique de Barrau ; c'est un bon livre, et je ne veux pas en médire ; mais seul, il est insuffisant, car il ne renferme guère que des traits de morale et d'histoire, et l'on conviendra, sans doute, que les élèves ont besoin d'apprendre une foule d'autres choses. Et puis, s'il doit servir à toutes les divisions, au moins faudrait-il choisir les morceaux qu'on fait lire, et les approprier à l'âge et à la force des élèves. J'ai assisté à une leçon où de jeunes enfants de huit à dix ans, qui savaient à peine lire, s'évertuaient à déchiffrer un article sur Épaminondâs, personnage bien inconnu pour eux, peut-être aussi pour le jeune maître qui leur faisait la leçon. L'élève commence : « Épaminondas » (c'était pour lui M. X... ou M. Y... t;'est-à-dire le premier venu). « Les ennemis d'Épaminondas, pour le mortifier (il ne comprenait nullement le sens de ce mot) le firent nommer... télé.... télé.... téléraque.» — « Non, reprend le maître d'un ton doctoral, c'est téléarque « qu'il faut dire. » En vérité, l'enfant ne me parut pas avoir
�- 185 une idée bien nette de la faute qu'il venait de commettre, et il lui était assez indifférent, je pense, qu'Épaminondas eût été nommé téléraque ou téléarque, ces deux mots n'ayant pas pour lui plus de signification l'un que l'autre. — Dans une autre école, on fit lire en ma présence un beau trait de Charondas. Je respecte infiniment Charondas, et il paraît même, d'après le trait qu'on rapporte de lui, que ce fut, en son temps, un homme juste et tout dévoué à sa patrie ; mais enfin il y avait peut-être des choses plus intéressantes et plus utiles que celle-là à faire lire à des enfants de douze ans, intelligents d'ailleurs et déjà fort exercés. Si encore le maître, avant la lecture, avait dit quelques mots sur les législateurs de l'antiquité, Solon et Lycurgue ; s'il avait ajouté que Charondas, quoique bien moins connu, avait, lui aussi, rédigé quelques lois fort sages, et qu'il avait, par son exemple et à ses dépens, appris à ses concitoyens à les respecter..., etc., etc., peut-être les élèves s'y seraient intéressés, et ils auraient retenu de leur lecture, avec un souvenir historique de peu d'importance, une excellente idée morale. Mais non, ils entrèrent d'emblée dans ce trait de la vie de Charondas, sans savoir bien au juste ni où ni quand la chose s'était passée ; aussi je doute que cette lecture leur ait été d'un grand profit. — À côté de ces traits de morale et d'histoire, je voudrais des récits de voyage ; je voudrais surtout des notions usuelles sur les sciences, sur l'industrie, le commerce, l'hygiène, sur la législation enfin que chacun de nous est censé connaître, et je voudrais que tout cela leur fût longuement expliqué ; et alors les élèves, en même temps qu'ils apprendraient à lire, meubleraient leur esprit d'une foule de connaissances utiles ; la leçon de lecture ne serait plus un exercice mécanique, ce serait l'exercice scolaire le plus intéressant, le plus favorable au développement de l'esprit. -
�- 186 Il est vrai que pour pouvoir faire une leçon de lecture comme je l'entends, il faudrait que le maître l'eût préparée avant la classe ; il faudrait qu'il possédât les principaux faits de l'histoire ancienne, qu'il connût au moins les éléments des sciences physiques et naturelles, etc. ; il faudrait, en un mot, qu'il eût le brevet complet, ou des connaissances équivalentes. Eh oui ! pour bien faire une leçon de lecture, à n'importe quels élèves, dans n'importe quelle école, si petite qu'elle soit, il faudrait que l'instituteur tût très capable, qu'il eût les connaissances les plus variées. Ne vous étonnez donc pas si je ne cesse de vous recommander de compléter votre brevet simple, en y.ajoutant successivement toutes les matières facultatives, et si ce sont en général des instituteurs pourvus du brevet complet qui s'imposent au choix de l'Administration pour les meilleures places. En résumé, dans quelque division que ce soit, même avec de tout petits enfants, je crois que le maître doit commencer la leçon de lecture par exposer dans un langage simple, familier, à la portée de tous ses élèves, le chapitre qui va en être l'objet ; faire reprendre ce qu'il vient de dire par un ou deux élèves pour s'assurer qu'ils l'ont bien compris ; le lire alors lui-même, en nuançant sa lecture avec intelligence ; faire remarquer à ses élèves pourquoi il s'arrête, même où il n'y a pas de virgule, pourquoi il élève la voix ici et la baisse là ; leur expliquer la signification des mots qu'ils pourraient ne pas comprendre leur donner tous les commentaires nécessaires pour la parfaite intelligence du texte ; puis, quand il est sûr que le morceau est bien compris, et dans son ensemble et dans ses détails, faire lire successivement quelques phrases à chaque élève; et alors la leçon sera intéressante et la discipline facile; elle-exercera les élèves non-seulement à bien prononcer, mais encore à bien penser.
�- 187 On m'objecte que la leçon de lecture faite de la sorte prendra un temps considérable et qu'il n'en restera plus pour les autres exercices. Aussi je ne vois pas grand inconvénient à ce que d'autres exercices soient singulièrement réduits ; et quand le maître consacrerait une demiheure au moins tous les matins et autant tous les soirs à la leçon de lecture, je crois que ce serait un temps bien employé, si en même temps qu'il apprend à lire à ses élèves, il leur remplit l'esprit de notions utiles en histoire, en géographie, en physique, en hygiène, en législation, etc.; s'il détruit chaque fois un préjugé ou une idée fausse, pour mettre à la place une connaissance utile et vraie. On m'objecte encore qu'il ne sera pas possible, en procédant de la sorte, de faire lire chaque jour chacun des élèves. Je le sais et je m'en préoccupe peu. Croyez-moi, si vos élèves ont été attentifs, ils en auront plus appris en vous écoutant, même au point de vue de la lecture, que s'ils avaient ânonné chacun, pendant plusieurs minutes, quelques phrases d'un grimoire auquel ils n'eussent rien compris. Enfin l'on me dit : mais, pour varier les livres de lecture, il faudrait en avoir, et l'on sait combien il est difficile, surtout dans les campagnes, d'obtenir que des parents, môme aisés, consentent à dépenser quelques francs pour acheter à leurs enfants les livres les plus indispensables. — Eh ! sans doute, c'est là la grande difficulté, et c'est à la vaincre que doit travailler un instituteur vraiment zélé et dévoué à ses fonctions. Pourtant, examinons. Ne serait-il pas possible, dans votre commune, d'obtenir que le conseil municipal volât une cinquantaine de francs pour constituer un premier fonds de bibliothèque scolaire, où l'on aurait des livres qu'on prêterait aux indigents? Je le crois, surtout si vous faites observer qu'il ne sera pas nécessaire de renouveler cette dépense tous les ans, que les livres une fois
�- 188 achetés pourront servir plusieurs années, parce que vous ne les prêterez aux élèves qui en manquent que pendant le temps de la leçon, et qu'ils seront ensuite serrés dans une armoire dont vous aurez la surveillance. Ne craignez pas de répéter à ceux qui vous entourent que la gratuité absolue, ou au moins la gratuité aussi large que possible accordée aux indigents, est illusoire, si on ne leur donne pas en même temps les livres nécessaires pour qu'ils puissent profiter des leçons de l'école. Et le jour où vous aurez des livres de lecture pour vos élèves indigents, vous aurez fait un grand pas. Ceux qui peuvent en acheter ne voudront pas se mettre dans l'impossibilité de suivre la leçon de lecture en ne se procurant pas le livre dans lequel leurs voisins liront. — A défaut du conseil municipal, ne pourriez-vous pas trouver dans la commune quelques personnes aisées et amies du progrès, qui vous aideraient de leurs deniers, si vous ieur faisiez bien comprendre l'urgente nécessité d'une pareille réforme? — Enfin ne vous serait-il pas possible d'y intéresser les enfants eux-mêmes par de petites souscriptions? C'est une fête pour des élèves de quitter un livre qu'ils ont déjà lu pour en prendre un nouveau qu'ils ne connaissent pas, surtout s'ils sont convaincus que ce livre sera très intéressant. Bref, vous êtes des apôtres, et les apôtres d'une bonne cause ; à vous le choix des arguments et des moyens, mais gagnez-la.
§ 4. COMPTE-RENDU DÈS EXAMENS ORAUX POUR LE CERTIFICAT D'ÉTUDES
Vesoul, juillet 1871.
A part quelques exceptions, vos élèves lisent
�mal : la lecture reste monotone, je dirais presque mécanique ; bien peu d'entr'eux prennent un ton naturel, même en lisant les choses les plus simples. Évidemment la leçon de lecture est encore mal faite dans la plupart de nos écoles : bien des maîtres s'imaginent toujours qu'elle consiste uniquement à reprendre l'élève qui se trompe et à lui rappeler les liaisons qu'il oublie. Eh bien, non ; cela est insuffisant. Apprendre aux élèves à lire, c'est leur apprendre à bien lire, à lire de manière à montrer qu'ils comprennent ce qu'ils lisent et à être compris de ceux qui les écoutent. Je n'entre jamais dans une classe sans faire lire quelques élèves ; j'ai donc vu les choses de près, j'ai pu faire mes marques. Voici quelques recommandations que je crois ouvoir adresser à plusieurs d'entre vous : ne mettez jamais ntre les mains de vos élèves que des livres qui soient à eur portée ; s'il se présente quelque paragraphe difficile u'ils pourraient ne pas comprendre, passez-le, ou mieux encore, si vous croyez pouvoir le faire, expliquez-le d'aord, rendez-le intelligent même pour vos élèves les moins avancés ; ne faites pas lire de trop longs morceaux ; rerenez vous-mêmes les passages mal lus et faites remarquer vos élèves, phrase par phrase, mot par mot, en quoi votre ecture diffère de la leur ; ne laissez passer aucune ligne ans qu'elle ait été bien comprise et bien lue ; exigez que ■os élèves prennent toujours en lisant le ton naturel : ce era facile, si vous le prenez toujours vous-mêmes, si dès e début vous ne leur laissez pas contracter ces habitudes icieuses qu'il devient si difficile de leur faire abandonner tas tard (1); n'attachez pas trop d'importance à ces liaisons
I (I) Certains maîtres font prononcer IV final des verbes à l'infinitif P la première conjugaison, même devant une consonne. C'est, lisent-ils, afin d'habituer les élèves à distinguer l'infinitif du participe passé ; c'est-à-dire que, pour leur faire éviter une faute d'orrograplie, ils leur font contracter un vice de prononciation : je ne °'s pas bien où est le profit.
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qui sont moins nécessaires que vous ne le croyez ; surtout ne laissez pas relier, après une pause, la consonne qui finit un mot avec la voyelle qui commence le mot suivant ; faites lire lentement ; montrez qu'on peut s'arrêter non pas seulement aux points et aux virgules, mais partout où le sens le permet : ainsi vos élèves pourront toujours voir chaque mot tout entier avant de le prononcer et ils éviteront ces coupures, ces reprises, ces hésitations qui rendent la lecture si pénible pour celui qui écoute. Bref, il ne suffit pas que la lecture soit matériellement correcte, il faut encore et surtout qu'elle soit naturelle et intelligente : à cette condition seulement, elle présentera agrément et profit. Il est vrai qu'une leçon de lecture, pour être faite comme je l'entends, doit avoir été préparée ; il faut que le maître, avant la classe, ait étudié jusque dans ses détails et ses nuances le morceau qu'il va faire lire. Préparer une leçon de lecture! s'exercer soi-même à lire avant la classe ce qu'on va faire lire à ses élèves ! Vous allez vous étonner qu'on puisse vous faire une pareille recommandation; quelques-uns même regarderont cette préparation comme au-dessous d'eux. Us auront tort. J'ai connu des personnes lisant parfaitement bien et qui n'auraient jamais voulu lire, même en famille, un livre qu'elles n'eussent pas connu et déjà lu à l'avance.
§ 5. QUELQUES CONSEILS A PROPOS DE LA LECTURE
• Décembre 4874.
Voici maintenant quelques petites pratiques dont nous
�- 191 avons remarqué l'emploi, tout dernièrement, dans une de nos écoles les mieux tenues, et que nous croyons devoir (aire connaître a tous les instituteurs et institutrices, afin qu'ils en fassent leur profit. Quand l'élève se laissait aller à chanter en lisant, le maître l'interrompait subitement et lui posait une question quelconque sur les occupations de sa journée, sur ses jeux. Ainsi il lui demanda en notre présence, quand il avait fait son devoir de la veille, avec qui il avait joué à la dernière récréation. A ces questions l'enfant répondait sur un ton tout autre que celui qu'il avait pris d'abord en lisant. Le maître ne manqua pas de lui faire remarquer alors la bizarrerie de son double langage et l'enfant nous parut avoir profité de l'observation. Pour les reprises et corrections qu'il y avait à faire pendant la lecture, le maître avait recours à des signaux convenus. Un signal unique avertissait l'élève qu'il avait fait une faute et qu'il devait reprendre les derniers mots qu'il venait de lire. Quand il ne trouvait pas sa faute, un double signal avertissait toute la division qu'un camarade pouvait demander à corriger la faute commise. Un simple signe du maître donnait la parole tantôt à l'un, tantôt à l'autre de ceux qui avaient levé la main. Quand, dans le courant de la lecture, le maître s'aperJcevait qu'un enfant était distrait, il donnait un signal particulier, qui attirait l'attention générale et indiquait qu'un Jélève ne suivait pas. Si celui-ci ne s'appliquait pas immédiatement à suivre de son mieux, il était alors nominativelent désigné pour continuer la lecture à l'endroit où celui fini lisait venait de s'arrêter, etc., etc. Le tout était accompagné d'une distribution de bons points à ceux qui, plusieurs fois, avaient bien repris leurs camarades, de mauvaises notes à ceux qui avaient mal lu ou n'avaient pas suivi. Ces mauvaises notes s'acquittaient le plus souvent
�-192 par la restitution de bons points gagnés précédemment Tous ces comptes se réglaient en un instant, à la fin delà leçon. Bref, nous avons vu là ce que pouvaient une bonne organisation des exercices scolaires, l'habitude de l'ordre et de la discipline. Le maître avait fait en notre présence, et sans crier, sans se fatiguer, une excellente leçon.
§ 6. LA LEÇON DE LECTURE AU POINT DE VUE DE L'ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS
Mai 1875.
Une leçon qui tient de bien près à la leçon de français et qui doit, elle aussi, aider puissamment à la connaissance et à la pratique correcte de la langue, c'est la leçon de lecture. Nous en dirons quelques mots. Nous n'avons pas à revenir sur la manière dont le maître doit faire cette leçon, ni sur l'ordre dans lequel doivent se succéder ses diverses i ties ; nous avons exposé tout cela' dans nos programmes | d'enseignement. — Nous expliquerons seulement ce nous entendons par cette étude ou ce devoir, qui, dans l'uni ou l'autre cours, succèdent à la leçon faite par le maître.T Supposons que la leçon de lecture, dans les cours moyen el| supérieur, ait eu pour objet un passage choisi dans chapitre, soit de la France, par Manuel et Alvarès, soit deI l'Industrie manufacturière, par Leguidre, soit de la Chiré\ agricole, par H. Fabre, soit, en un mot, d'un ouvrage qt conque se prêtant facilement à l'analyse, ou mieux encore,] dont chaque chapitre se termine par un questionnaire; rien ne nous paraît plus simple que de donner à lire auxl élèves le chapitre tout entier dont on n'a lu qu'une partiel
�pendant la leçon de lecture, et c'est la ce que nous appelons une élude. Dans ce cas les élèves ont à préparer pour la leçon suivante, qui commencerait alors par quelques interrogations, la réponse à chacune des questions qui se trouvent à la fin du chapitre. Si, au contraire, le livre dans lequel s'est faite la leçon de lecture se prête difficilement à l'analyse, si les chapitres ne se terminent pas par un questionnaire, il arrivera bien pourtant que le morceau lu donnera lieu de la part du maître à une explication intéressante; or nous disons que cette explication pourra être reproduite par écrit, et c'est là ce que nous entendons par un devoir fait sur la leçon de lecture. Ainsi l'on a rencontré cette phrase dans le passage qui a été lu : « C'est sous François Ier qu'eut lieu la renaissance des lettres et des arts » : le maître n'aura pas sans doute manqué de l'expliquer, et la reproduction de son explication pourra donner lieu à un petit devoir fort intéressant, et ainsi du reste (1). (1) Charlemagne, restaurateur des lettres. Les instituteurs sont quelquefois embarrassés pour trouver des sujets de style qu'ils puissent faire traiter par leurs élèves. Il nous semble pourtant qu'ils n'ont que l'embarras du choix. En voici un que nous leur signalons ; il leur sera facile d'en trouver d'analogues. « J'étais en tournée, dans la commune de V , nous écrit un de MM. les Inspecteurs primaires. Un enfant de 10 ans lut en ma présence que Charlemagne avait été le restaurateur des lettres et des «ris. Je lui demandai ce qu'il entendait par lettres. Il me répondit fièrement : les voyelles et les consonnes. Encouragé par cette réponse, je lui demandai de vouloir bien m'expliquer également ce que signifiait le mot restaurateur. Cette fois il ne me répondit rien ; mais un de ses camarades, qui probablement était déjà venu à la ville, et qui se croyait plus savant, leva la main pour avoir la parole : - Monsieur, me dit-il, c'est quelqu'un qui vend à boire et à manger. J'essayai de faire comprendre à ces pauvres enfants que ce qu'on entendait ici par lettres, ce n'étaient point les vingt-cinq lettres de l'alphabet, mais l'instruction, la science, une manière élégante d'exprimer sa pensée, etc, etc. Je leur expliquai également ce que c'était que restaurer une maison délabrée, qui tombe en ruines, se restaurer soi-même, c'est-à-dire se rendre des forces, quand on est affaibli par la faim, etc, etc. Je leur dis que, chez les Grecs et les Romains, peuples fort anciens, il fut un temps où l'instruction avait été très Prospère, où l'on avait composé un grand nombre de livres, etc.; qu'ensuite, les barbares étant venus, ils avaient détruit la plupart de
�-m11 sera difficile toutefois de demander aux élèves du cours élémentaire, au moins au commencement de l'année, la reproduction par écrit des principales explications données pendant la leçon de lecture : ils écrivent encore trop lentement et ne sont pas suffisamment habitués à la rédaction. Le maître fera, bien de ne leur donner que des lectures à faire. Or, les livres qu'ils ont entre les mains ne renfermenl guère d'ordinaire que des histoires enfantines, instructives et amusantes. On peut donc espérer qu'ils les liront avec un véritable intérêt, et que cette demi-heure qui leur sera laissée pour une lecture individuelle, dont ils devront eus aussi rendre compte; ne sera pas celle qui aura pour eux le moins d'attrait. En résumé, au lieu de faire apprendre aux élèves des leçons qu'ils ne comprennent pas, au lieu de leur donner à transcrire des textes qui ne leur ont pas encore été expliqués et ne leur présentent aucun intérêt, au lieu de leur imposer des recherches que souvent ils sont incapables de faire, au lieu, en un mot, de compter sur leur travail individuel et personnel, ce qui est une illusion quand on s'adresse à de jeunes enfants, nous voudrions que leur travail consistât surtout à écouter les leçons du maître, à tâcher ensuite de les retenir et de les graver dans leur mémoire, à essayer enfin de les reproduire par écrit, afin de se les mieux assimiler. Ce n'est guère que dans le cours supérieur que les élèves peuvent être abandonnés parfois à eux-mêmes et qu'il y a lieu de compter sur leur travail personnel.
ces ouvrages, qu'alors l'instruction avait été très négligée, que le peuple tout entier était tombé dans l'ignorance et que personne presque, au temps de Charlemagne, ne savait plus lire ni écrire. C'est alors que ce grand empereur rétablit des écoles. La science était commme un édilice qui était tombé en ruines ; il voulut la restaurer. Et voilà pourquoi on le nomme le restaurateur des lettres. Je leur donnai, comme devoir, à reproduire par écrit les explications qu'ils venaient d'entendre.
�- 19S -
§ 1. LA LEÇON DE LECTURE AU POINT DE VUE DE L'ENSEIGNEMENT MORAL
Décembre 4876.
Nous avons toujours conseillé aux maîtres et aux maîtresses, et nous leur avons encore tout spécialement recommandé dans nos dernières conférences, de ne jamais l'aire lire aucune leçon h leurs élèves, sans la leur bien expliquer, parce que douze ou quinze lignes bien comprises et bien lues laissent certainement plus de traces et sont plus profitables que des pages entières péniblement déchiffrées sans intelligence, avec un grand ennui pour tout le monde. Nous les avons prévenus toutefois qu'ils devaient savoir se borner dans leurs explications et ne pas parler de tout à propos de tout, que des digressions sur l'histoire ou la géographie, par exemple, sur la cosmographie, etc., étaient hors de propos dans une leçon de lecture, qu'il fallait faire chaque chose en son temps et à son heure. Mais il est un genre de réflexions dont ils ne doivent jamais s'abstenir, quand ils en trouvent l'occasion, ce sont celles qui ont trait à la morale. Nous ne cesserons de le répéter : il est bien difficile dans une école primaire, que le maître, en dehors du catéchisme et de l'instruction religieuse proprement dite, donne un enseignement moral, méthodique et suivi, qui courrait grand risque de n'être pas intéressant et de produire peu de fruits ; mais l'enseignement de la morale doit se mêler à toutes les autres parties de l'enseignement, qui doivent en être comme imprégnées et nourries. De bonnes pensées, de sages résolutions, des règles pratiques de conduite doivent résulter de toutes les leçons
�qui peuvent naturellement y donner lieu. L'instruction, les maîtres ne l'oublieront pas, n'est guère pour eux qu'un moyen ; leur véritable objectif doit être l'éducation. Apprendre à leurs élèves à bien penser pour bien agir, leur faire connaître ce qui est bien pour les amener à le pratiquer : voilà quelle doit être leur préoccupation 'constante; voilà le but auquel leurs meilleurs efforts doivent tendre, Nous convenons toutefois que la pratique ici n'est pas sans difficultés, et que bien des maîtres, avec des connaissances réelles et la plus grande bonne volonté, n'y réussissent pas toujours au gré de leurs désirs. Aussi croyons-nous bien faire d'emprunter, pour leur usage, au Bulletin départemental de l'Yonne, un modèle d'explication de lecture, C'est ce qui se pratique, paraît-il, dans certaines écoles de la Suisse. En pareille matière, nous ne devons pas hésiter à adopter les bons procédés, d'où qu'ils nous viennent. Voici d'abord le morceau, objet de la leçon, qui conviendrait, ce nous semble, pour notre cours élémentaire : « Guillaume était arrêté devant la porte du jardin du « voisin ; celui-ci lui cria d'entrer. Le voisin cueillait des « fruits à un arbre : il offrit à Guillaume deux magnifiques « pêches. Le jeune garçon fut tenté d'en manger une; mais « il les déposa toutes les deux dans son chapeau et courut « à la maison. Il avait deux petites sœurs qui étaient ma« lades. Guillaume demanda d'abord à sa mère si les malades « pouvaient manger des pêches. Elle lui dit que cela ne « leur ferait aucun mal. Alors il s'approcha doucement de « leur lit et leur donna à chacune une pêche. Elles saisirent « les pêches de leurs mains amaigries et les mangèrent « avec joie. Guillaume s'assit auprès de leur lit et prit « plaisir à regarder ses sœurs manger les fruits. Guillaume « aimait bien ses sœurs. — Nous devons tous aimer nos « frères et sœurs. » Voci maintenant comment cette leçon peut être expliquée:
�m
I UN ÉLÈVE (lisant), — Guillaume était arrêté devant la Hporte du. jardin du voisin; celui-ci lui cria d'entrer.... — LE
■MAÎTRE.
— Comment s'appelle le petit garçon dont il est
L'ELÈVE.
Hparlé ? — H-LE
— Guillaume. —
LE MAÎTRE.
— Où était-
lil arrêté? —
L'ELÈVE.
— Devant la porte du jardin du voisin.
LE MAÎTRE.
MAÎTRE.
— Que fit le voisin lorsqu'il vit Guillaume? lui cria d'entrer. — — Oui, et
-L'ELÈVE. — 11
remarquez bien : on ne doit pas entrer dans les jardins étrangers sans permission. Il y a des enfants qui pénètrent dans les jardins des autres ; et qu'y font-ils? — dégâts aux plantes. —
LE MAÎTRE. L'ELÈVE. —
Ils prennent des fruits et des fleurs et causent parfois des — Cela n'est ni beau ni bien. Mais Guillaume n'agit pas ainsi ; il resta devant la porte du jardin jusqu'à ce que le voisin lui eût crié d'entrer. Continuez de lire.
L'ELÈVE
(lisant). — Le voisin cueillait des fruits h. un
— LE L'ELÈVE.
irbre ; il offrit à Guillaume deux magnifiques pêches.
HUÎTRE.
— Etait-ce un voisin généreux ou non? —
LE MAÎTRE. L'ELÈVE.
-C'était un voisin généreux. — nommez-vous généreux ? — deux pêches à Guillaume. —
— Pourquoi le
— Parce qu'il donna — Les pêches sont,
LE MAÎTRE.
en effet, des fruits délicieux ; elles sont rougeûtres ou jaunâtres, ont une peau veloutée, une chair succulente et un noyau très dur. Le pêcher croît rapidement et porte des teurs d'un très beau rouge. Voudriez-vous bien avoir une pêche? —
L'ELÈVE.
— Oh ! certainement. —
LE MAÎTRE. —
Si l'on dépose un noyau de pêche dans la terre, il en sort un arbre. On peut ainsi obtenir un pêcher. Continuez la lecture.
L'ELÈVE
(lisant). — Le jeune garçon fut tenté d'en manger
— LE MAÎTRE.
ne ; mais il les déposa toutes les deux dans son petit chapeau & courut à la maison. manger. — '" '' '■
LE MAÎTRE.
— Que voulait faire voulait la 9
Guillaume d'une des pêches ? — ' ' ' "■
L'ELÈVE. — 11
— Oui, cela se conçoit ; de si beaux
�- 198 -
fruits sont délicieux. Guillaume eut certainement grande envie d'en manger un. Le fit-il? — L'ELÈVE. — Non, il les emporta toutes deux à la maison. — LE MAÎTRE. — Guillaume était un garçon sérieux ; il avait déjà une pêche à la bouche, et cependant il ne la mangea pas. Beaucoup d'enfants n'auraient pu se retenir de la manger. Guillaume sul repousser la tentation et conserver la pêche. Cet enfant me plaît beaucoup. Continuez de lire. L'ELÈVE (lisant). — II avait deux petites sœurs qui étaient malades. Guillaume demanda d'abord à sa mère sites maltdés pouvaient manger des pêches ; elle lui dit que cela ne leur causerait aucun mal. — LE MAÎTRE. — Remarquez-vous maintenant ce que Guillaume voulait faire de ses pêches! — L'ELÈVE. — Il voulait les donner à ses soeurs. — LE MAÎTRE. — Mais auparavant, que demanda-t-il à sa nïèré?L'ELÈVE. —11 lui demanda si les malades pouvaient manger des pêches. — LE MAÎTRE. — Cela montre encore que Guillaume était très sensé. Il savait que ses sœurs, étant malades, ne pouvaient.manger de tous les mets; les pêches pouvaient être dangereuses pour elles, c'est pourquoi il le demande à sa mère. Vous devriez agir ainsi si vous aviez des frères, des sœurs ou des camarades malades. Continuez la lecture. L'ELÈVE (lisant). — Alors il s'approcha doucement de leur lit et leur donna à chacune une pêche. — LE MAÎTRE. — Voyez comme Guillaume était plein d'attentions. Il entra doucement dans la chambre des malades. Il pensa que s'il faisait du bruit, cela pourrait leur faire mal à la tête. Rappelez-vous bien Guillaume. Si quelqu'un est malade dans votre maison, tenez-vous tranquilles, ne criez pas, ne sautez pas, ne faites pas de tapage, pour ne pas causer de douleurs au malade. Lisez. L'ELÈVE. — Elles saisirent les pêches de leurs mains amaigries et les mangèrent avec joie. Guillaume s'assil
�- 199 uprès de leur lit et prit plaisir à regarder ses sœurs manger ts fruits. Guillaume aimait bien ses sœurs. Nous devons mis aimer nos frères et sœurs. Nouvelles explications et conclusion morale. 11 nous semble, ou nous nous trompons fort, que ce pro■édé pourrait être suivi avec des élèves qui commencent à ire couramment, et appliqué, plus ou moins, à toutes les eçons de lecture, quelles qu'elles soient. Outre qu'ils comrendraient ce qu'ils auraient lu et pourraient le reproduire n y mettant l'intonation convenable ; outre qu'ils se seraient ■endu compte de la suite et de l'enchaînement des idées, les rapports que les différents mots de la phrase soutienent les uns avec les autres, ce qui serait pour eux un excellent exercice d'analyse logique, qui ne contribuerait pas peu à fortifier leur jugement, — il ressortirait, à coup |siir, de cette foule de questions et d'explications qui se présentent tout naturellement au cours de la leçon, cet enseignement moral dont nous parlions en commençant et penous voulons avant tout leur inculquer. Que nos maîtres et nos maîtresses essaient donc de ce procédé, mais qu'ils en essaient avec confiance, et nous ne doutons point qu'ils n'obtiennent de bons résultats. Nous terminerons par une dernière recommandation que nous ne saurions trop répéter : un maître ne doit pas entrer en classe sans avoir préparé toutes ses leçons, mais d'une manière plus particulière encore, sa leçon de lecture. S'il songeait à l'influence qu'une leçon de lecture bien choisie et bien préparée peut avoir sur le développement de l'esprit et sur la formation du cœur de ses élèves, il n'y voudrait jamais manquer. « Les mots pour les pensées ; les pensées pour le cœur et pour la vie! »
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LECTURE ET RÉCITATION
Extrait d'une conférence. — Charleville, novembre 4877.
Lecture. — J'ai peu de chose à vous dire de la lecture : j'en ai traité bien des fois dans le Bulletin d'une manière toute particulière, et les conférences qui ont eu lieu l'an dernier , pour l'enseignement de cette matière vous ont fait connaître pratiquement ce que vous aviez à faire. Aussi MM. les Inspecteurs primaires sont-ils unanimes à reconnaître qu'à cet égard un véritable progrès a été réalisé. On lit mieux, avec plus d'intelligence et sur un ton plus naturel. Je ne puis donc que vous engager à persévérer dans la voie dans laquelle vous êtes entrés. Quelques réflexions pourtant. La lecture n'a pas seulement pour but d'apprendre à lire à vos élèves ; elle doit encore servir au développement de leur intelligence. Le texte de la leçon devra donc toujours être expliqué : il. faut.pour, cela qu'il soit court; il.faut aussi que vous l'ayez vous-mêmes étudié à l'avance et que vous soyez fixés sur ceux.de ses mots dont vous devez faire connaître le sens, ainsi que sur les réflexions dont vous voulez l'accompagner. Autrement vous marchez à l'aventure ; vous omettez des choses essentielles et vous perdez un temps précieux dans des digressions utiles. ^-fNpn'seulement le morceau qui fait l'objet de votre leçon de lecture sera expliqué, et par suite la lecture de vos 'élèves-sera intelligente,; mais encore il faut qu'elle soit ponctuée. Cette expression vous surprend ; elle est pourtant bien vraie. M. Legouvé, qui s'est fait, parmi les membres
�|dc l'Académie française, une réputation par la manière dont lil sait lire, l'a fait voir en racontant, dans une conférence, lime anecdote que je vous demanderai la permission de [vous lire à mon tour : «Un jour, dit-il, M. Samson (l'un des meilleurs profes|seurs du Conservatoire de Paris) voit arriver chez lui, comme élève, un jeune homme assez satisfait de lui-même. « Vous désirez prendre des leçons de lecture, Monsieur? -Oui, Monsieur. — Vous ètes-vous déjà exercé à lire tout haut? — Oui, Monsieur, j'ai récité beaucoup de scônes de Corneille et de Molière. — Devant du monde?... — Oui, Monsieur. — Avec succès? — Oui. Monsieur. — Veuillez prendre ce volume do La Fontaine, la fable : le Chine et le Roseati. « L'élève commença :
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Le chêne un jour, dit au roseau...
« — Très bien! Monsieur, vous ne savez pas lire! — Je le crois, Monsieur, reprit l'élève un peu piqué, puisque je viens réclamer vos conseils ; mais je ne comprends pas que, sur un seul vers... — Veuillez le recommencer?...
Le chêne un jour, dit au roseau...
« — Je l'avais bien vu, vous ne savez pas lire. — Mais... - Mais, reprit M. Samson avec flegme, est-ce que l'adverbe se joint au substantif au lieu de se joindre au verbe? Est-ce qu'il y a des chênes qui s'appellent un jour? Non ; eh bien, alors, pourquoi lisiez-vous : « Le chêne un jour, dit au roseau?... » Lisez donc : « Le chêne », virgule, « un jour, dit an roseau. » — C'est pourtant vrai!... s'écria le jeune homme stupéfait. — Si vrai, reprit son maître avec la même tranquillité, que je viens de vous apprendre une des règles les plus importantes de la lecture à haute voix, l'art de la
�- 202 ponctuation ! — Comment, Monsieur, on ponctue en lisant! — Eh! sans cloute ! tel silence indique un point ; tel demisilence, une virgule ; tel accent, un point d'interrogation, et une partie de la clarté, de l'intérêt même du récit, dépend de cette habile distribution des virgules et des points, que le lecteur indique sans les nommer, et que l'auditeur entend sans qu'on les lui nomme... » En d'autres termes, bien ponctuer en lisant, c'est tout simplement faire de l'analyse logique, et' de la meilleure, parce qu'elle n'a rien de mécanique, ne doit rien à la routine et ne peut être qu'intelligente. Maintenant, ne vous lassez pas de veiller à ce que vos élèves prononcent bien et articulent distinctement, — à ce qu'ils n'aient aucun mauvais accent, fût-ce l'accent de leur pays, — à ce qu'ils ne prennent pas un ton pleureur, on traînant, ou nasillard, à ce qu'ils ne chantent pas à la fin des phrases, soit en baissant, soit en haussant la voix, avec une monotonie dont parfois ils ont pris l'habitude à l'asile, mais qui n'en est pas plus naturelle pour cela. Ces réformes, surtout celles qui ont trait à l'accent local, ne sont pas l'oeuvre d'un jour ni même d'une année ; en effet, chaque génération nouvelle qui vous arrive a puisé dans le milieu où elle a été élevée les défauts de ses devancières. C'est donc un labeur incessant qu'il vous faudra recommencer chaque année jusqu'à ce que vous ayez changé les habitudes du pays lui-même. Ne vous découragez pas pourtant : ce que vous avez obtenu l'an dernier, vous l'obtiendrez encore cette année ; avec le temps vous aurez pour collaborateurs, dans votre œuvre de réformation, vos élèves eux-mêmes, et votre succès finira par être complet. Un mot encore. Quand vous faites lire vos élèves individuellement, ayez soin de ne pas les appeler dans l'ordre dans lequel ils sont rangés à leur banc. En effet, s'ils lisent à la (ile, le voisin étant invariablement interrogé après son
�voisin, ceux des autres bancs n'écoutent guère et ceux qui ont passé n'écoutent plus. 11 n'est pas absolument nécessaire d'aillèurs que tous les élèves d'une division lisent dans la même séance ; la grande affaire, c'est qu'ils soient attentifs et que la lecture faite par plusieurs profite à tous. Or cette attention, vous l'obtiendrez surtout en les appelant un peu au hasard et en revenant même parfois à ceux qui ont déjà lu. Enfin tenez pour certain qu'une vingtaine de lignes bien lues et bien comprises sont infiniment plus profitables que plusieurs pages mal dites et entendues d'une oreille distraite. Récitation. — De la lecture je ne sépare pas la récitation de morceaux appris par cœur, en prose et en vers. Cet exercice, prescrit par les circulaires ministérielles, a aujourd'hui sa place marquée dans nos écoles ; mais il s'en faut encore de beaucoup qu'on lui donne l'importance qu'il mérite. Je vous parlerai tout à l'heure de l'influence qu'il peut avoir plus tard sur les exercices de style. Pour l'instant, je vous rappellerai seulement que la récitation aux cercles, sous la direction de moniteurs, est un moyen commode d'occuper utilement vos plus jeunes enfants et d'obtenir qu'ils se tiennent tranquilles, pendant que vous vous devez à vos divisions supérieures ; que vos explications se graveront bien mieux dans le souvenir de vos élèves, si elles se rattachent à un texte appris par cœur, parce qu'alors la mémoire des mots vient en aide à la mémoire de l'esprit et que, comprenant mieux,-ils oublient moins. Mais je voudrais surtout que vous comprissiez bien que la lecture intelligente et accentuée est merveilleusement aidée par l'habitude de la récitation bien faite. Je vous ai conseillé de traiter un morceau à apprendre par cœur, une fois qu'il est bien su, comme un chant que tous doivent reproduire avec ensemble et avec des intonations justes ; je vous ai conseillé aussi la
�- 204 récitation collective, parce qu'alors les timides et les faibles se laissent entraîner par les plus hardis et les plus forts. Or, je le demande à ceux d'entre vous qui en ont fait sérieusement l'expérience, n'est-il pas vrai que la chose est parfaitement pratique et même qu'elle intéresse vivement les enfants ? N'est-il pas vrai aussi que, lorsqu'ils'ont pris en récitant l'habitude d'un ton naturel et d'inflexions justes, ils la conservent facilement en lisant? Et comment n'en seraitil pas ainsi? C'est la même chose après tout, avec cette seule différence que lorsqu'ils récitent un morceau qu'ils savent bien, ils n'ont plus qu'à se préoccuper de le bien dire, tandis que la lecture leur présente, en outre, un texte à déchiffrer. Mais on conviendra que l'une doit conduire à l'autre. Faites donc apprendre beaucoup de morceaux par cœur, en prose et en vers. Je dis : en prose et en vers ; parce que, si les vers se gravent plus facilement dans la mémoire et se retiennent mieux, la prose pourtant est plus naturelle et fournit plus de mots et de tours de phrase qui serviront plus tard. — Commencez dès le cours préparatoire, avec les enfants qui ne savent pas encore lire : ils ne sauraient s'habituer de trop bonne heure à retenir et à réciter chaque jour textuellement quelques lignes. — Choisissez bien vos morceaux : qu'ils soient gradués et appropriés à l'intelligence de ceux qui les apprennent ; qu'ils soient intéressants surtout. 11 va de soi d'ailleurs qu'ils ne peuvent être qu'excellents, sous le rapport des idées et des sentiments, et même de la forme ; « car les choses qui sont apprises sont comme des moules que prennent ensuite nos pensées, quand nous voulons les exprimer. » — Enfin, quand une fois un morceau a été su, ne permettez pas qu'on l'oublie; faites en sorte qu'il soit toujours su et qu'on puisse toujours le réciter.
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CHAPITRE XV
PROGRAMME
Cours élémentaire.
1. — Exposition méthodique et raisonnée des principes d'écriture faite par le maître au tableau noir, au commencement de chaque leçon. 1 — Surveillance et correction des cahiers. Indépendamment de la leçon d'écriture proprement dite, les élèves remettront au net, après correction, un certain nombre de devoirs pour se former à une écriture courante, propre, nette et régulière.
Cours moyen.
Révision des principes. Écriture ordinaire, moyenne et fine. On aura surtout en vue une bonne expédiée, nourrie et lisible. La mise au net, sur des cahiers spéciaux, de toutes les dictées, des meilleurs devoirs de style et des principaux problèmes, sera en outre considérée comme un exercice d'écriture courante. On attachera un grand prix à la propreté des cahiers, à la régularité des. titres, des marges, à la distinction des alinéas, etc., à tout ce qui exige du soin des élèves et peut leur faire contracter de bonnes habitudes.
Cours supérieur.
On perfectionnera l'expédiée et l'on y ajoutera la ronde et la bâtarde.
�- 208 Tableaux, comptes, factures, mémoires d'un genre simple, etc., réunissant les trois'genres d'écriture.
LETTRE A UN INSTITUTEUR
Novembre, 1870.
MONSIEUR,
Je ne suis pas un calligraphe ; je n'ai jamais eu d'autre prétention que d'écrire assez lisiblement pour pouvoir me lire moi-môme et être lu de ceux à qui je m'adresse. Je ne serais donc pas un juge bien compétent pour apprécier*des méthodes d'écriture et vous indiquer celle que vous devez suivre. Je me permettrai seulement de vous soumettre, à ce sujet, quelques réflexions toutes pratiques que m'ont inspirées mes lectures et l'expérience de vingt années de professorat, où je crois avoir vu toutes les variétés d'écriture que peut inventer l'imagination ou la paresse des écoliers. D'abord est-il très utile qu'on sache bien écrire ? Voici ce qu'en pensait un maître de la jeunesse, Quintilien, il y a près de deux mille ans : « Ce n'est pas un soin indifférent, « dit-il dans son Institution de l'Orateur, quoique parmi « les personnes de distinction il soit presque d'usage de le « négliger, que d'écrire bien et vile. Une chose essentielle « dans les études, et qui seule rend possibles de véritables « progrès, c'est décrire, et cela dans l'acception propre du « mot. En effet, une écriture trop lente retarde la pensée; « mal formée et confuse, elle est inintelligible ; d'où résulte « un second travail, celui de dicter ce que l'on veut trans-
�- 209 « crire. C'est donc un détail que partout et toujours, mais « surtout dans les correspondances secrètes et familières, « on se trouvera bien de n'avoir pas négligé. » L'utilité d'une bonne écriture est tellement évidente, que vous me permettrez de ne pas insister. Perte de temps, fatigue des yeux, impossibilité de se relire soi-même et de se faire comprendre des autres, ce qui entraîne parfois les erreurs les plus regrettables : tels sont quelques-uns des ennuis auxquels s'expose quiconque n'a pas su ou n'a pas voulu s'habituer à écrire d'une manière lisible. Ils devraient être plus que suffisants pour que chacun apprît à bien écrire. Toutefois, s'il est nécessaire que tout le monde sache bien écrire, il serait fâcheux qu'on donnât à l'écriture plus d'importance qu'elle n'en mérite, et par suite qu'on consacrât dans les écoles à la leçon d'écriture un temps qui pourrait être plus utilement employé à d'autres exercices. 11 ne faut, en effet, faire état des choses qu'autant qu'elles peuvent servir à leur fin. Or l'écriture n'a point d'autre fin que la lecture : on n'écrit que pour être lu ; par conséquent, elle ne doit être estimée qu'autant qu'elle peut rendre la lecture facile. La bonne écriture sera donc, non pas celle qui est la plus ornée, celle même qui plaît le plus aux yeux, mais celle qui est la plus facile à tracer et à lire. Écrire vite et bien, comme le dit Quintilien, tel est le seul but qu'on doit se proposer d'atteindre. Mais comment amener les enfants à écrire vite et bien? « Pour cela il faut, disait un maître du xvite siècle, les « accoutumer à écrire d'un caractère assez gros, à bien « former et arrondir toutes leurs lettres, en y gardant tou« jours une juste proportion, et prenant garde à toutes les « choses qui peuvent contribuer à rendre une écriture « nette, lisible et agréable. » Je ne sais si je m'abuse ; mais ces conseils me paraissent pleins de bon sens, et ils résument en quelques lignes
�- MO toutes les conditions d'une bonne écriture. — D'abord, que les caractères soient assez gros pour ne pas fatiguer les yeux, c'est un point de la plus haute importance ; il n'y a pas de beauté ni d'élégance qui puissent compenser les inconvénients d'une écriture microscopique. — Ensuite, que toutes les lettres soient bien formées et arrondies. Si, en effet, les lettres ne sont pas formées, si les boucles sont remplacées par des traits, les vides par des pleins, des lettres tout entières par de simples points, il n'y a pas, à proprement parler, d'écriture ; ce sont des hiéroglyphes de convention imaginés par le caprice d'un individu, et dont il impose la fastidieuse étude à ceux qui sont dans l'obligation de le lire.. Se permettre une écriture pareille, quelque mérite qu'on ait d'ailleurs, c'est manquer d'égards à ses supérieurs, de charité envers ses inférieurs, c'est faire perdre à tous ceux à qui on s'adresse un temps dont on n'a pas le droit de disposer, et qui pourrait être employé d'une manière plus utile pour la société tout entière. Ainsi, que les caractères soient assez gros, que toutes les lettres soient formées et bien arrondies, et l'écriture sera lisible. Si de plus on garde toujours entre les lettres une juste proportion, au point de vue de leur longueur, des intervalles qui les séparent, de la pente qu'on juge à propos de leur donner, elle sera régulière, elle aura toute la beauté qu'elle comporte. Si enfin on évite les fioritures et tous ces enjolivements qui ne font que l'embrouiller, elle sera nette et correcte ; par sa simplicité même, elle sera parfaite à mes yeux. Ne rien omettre en écrivant qui puisse contribuer à rendre Cécrilure lisible ; n'y rien ajouter qui soit inutile et de pur ornement : telle est la double règle dont il ne faut jamais se départir. L'écriture, ne l'oublions pas, n'est pas une œuvre d'art ; elle doit être une peinture des sons aussi
�— 211 exacte que possible ; il ne faut pas lui demander autre chose. L'écriture aiiglaise, dont l'usage est devenu général dans ces derniers temps, ne satisfait peut-être pas à toutes ces conditions. « La cursive anglaise étant une suite de renflements et « de déliés, exige qu'on l'écrive posément ; pour peu qu'on « se hâte, les pleins disparaissent ; elle ne comporte ni « précipitation ni fatigue de la main. Elle ne saurait donc « être l'écriture des gens de lettres, des jeunes étudiants « qui ont toujours hâte d'en finir, ni des commerçants, ni « enfin de toute personne qui a beaucoup à écrire et qui « n'écrit que pour être lue. » Elle ne convient pas davantage aux ouvriers d'industrie ni aux cultivateurs : elle exige trop de délicatesse pour des mains qui viennent de manier la bêche, le marteau ou le rabot. Autre inconvénient. La plume à pointe extrêmement fine est peu favorable à l'écriture courante ; elle s'émousse vite, et quand une fois elle est fatiguée, elle ne se prête plus aux renflements ni aux déliés. Si l'on se presse alors, on fait du griffonnage et des pattes de mouche ; or l'anglaise, élégante et légère de sa nature, n'admet pas de médiocrité. Pour "toutes ces raisons, je préfère de beaucoup à l'écriture anglaise l'écriture dite française, dont vous trouverez un spécimen dans la Méthode de M. Flament (1). Elle conserve de l'anglaise ce que celle-ci a de plus simple pour le combiner avec ce que la bâtarde et l'ancienne coulée ont de plus expéditif et de moins contourné. Tout ce qui est jambage devant avoir un plein uniforme de haut en bas, s'obtient par une simple traînée de la plume ; le délié se fait par une pousse oblique de gauche à droite ; ennemie
(l) Nouvelle méthode d'écriture française par M. E. Flament, professeur de calligraphie au lycée et aux écoles normales de Douai, chez Eug. Belin, éditeur, rue de Vaugirard, Paris.
�— %ii — de toutes fioritures et d'ornements futiles, quoique pleine et nourrie, elle peut s'écrire aussi vite que le permet le mouvement de la main, sans cesser d'être correcte et facile à lire. Enfin, plus grosse que l'anglaise, elle permet de se servir de plumes plus fortes, et qui conservent plus longtemps leur forme et leur fraîcheur. Voici du reste en quels termes M. Flament fait lui-même ressortir les avantages qu'offre l'écriture française sur l'écriture dite anglaise. « L'écriture expédiée française, dit-il, est beaucoup plus « lisible, plus simple, plus solide, plus uniforme, plus sé« rieuse, et d'un aspect plus beau, plus correct. Tracée « doucement ou rapidement, elle a toujours les mêmes « pleins, sans qu'on soit obligé d'appuyer, la plume étant « naturellement grosse : c'est un avantage immense sur « l'écriture anglaise, qui est toujours maigre, dès l'instant « qu'elle est rapidement tracée, à cause de la finesse de la « plume ; si l'on veut que les lettres aient un plein, il faut « écrire plus doucement, ce qui nécessite une certaine « pression et occasionne une perte de temps. » (1)
(-1) Je sais que les inventeurs ont toujours une excellente opinion de leurs inventions ou prétendues inventions. Rien d'étonnant dès lors que M. Flament trouve tant d'avantages à sa nouvelle écriture, qui n'est guèrè~que notre ancienne écriture rajeunie. Je dois dire cependant qu'il obtient dans son enseignement d'excellents résultats. Ces résultats tiennent-ils à l'excellence de sa méthode, ou au talent du maître qui l'applique? Je ne sais ; mais ce que j'affirme pour l'avoir vu de mes yeux pendant six ans, c'est que les enfants qui reçoivent ses leçons à l'école primaire, ainsi que tous les jeunes gens qu'il forme au lycée et dans les écoles normales, ont une écriture particulière qui se reconnaît entre toutes, que cette écriture est une expédiée rapide, parfaitement nette et lisible, et que les élèves en prennent l'habitude avec une vitesse et une facilité surprenantes. — Ce,que j'affirme également, c'est que DANS TOUTES LES ÉCOLES DB DÉPARTEMENT OU L'ON A ADOPTÉ CETTE MÉTHODE, OÙ On l'a pratiquée avec intelligence et suite, sans parti pris, sans Tarrière-pensée qu'on n'obtiendrait pas de bons résultats, les élèves écrivent beaucoup mieux que dans les autres. C'est un fait que je constate tous les jours et devant lequel il n'y a qu'à s'incliner.
�Comme écriture courante, la seule dont je veuille m'oecupér, parce qu'elle est la seule qui soit réellement utile, la seule dont tout le monde ait besoin, je préfère donc de beaucoup l'expédiée française à celle dite anglaise. Elle s'écrit plus vite et elle est plus lisible; elle admet moins le caprice et les ornements inutiles ; elle est plus pratique, plus rationnelle. Cependant, en cette matière comme en toute autre, je ne veux jurer' sur la foi d'aucun maître. Prenez telle méthode que vous jugerez convenable, celle de M. Flament ou toute autre ; choisissez vous-môme parmi les différentes méthodes ; modifiez ici, corrigez là ; faites que vos élèves apprennent à écrire vite et bien, et votre méthode, quelle qu'elle soit, sera excellente. Un mot encore, et je finis. Quand un enfant sera arrivé à écrire à peu près couramment, si son écriture est défectueuse, n'essayez pas de tout corriger, de tout améliorer à la fois. Regardez-y de près et vous verrez que jamais toutes ses lettres ne sont également mauvaises, que quelques-unes seulement sont mal formées ou incomplètes. Divisez alors la difficulté ; attachez-vous, fût-ce pendant toute une semaine, à lui en corriger une sans vous occuper des autres. - Est-ce le t ou le v qu'il fait mal? — Quand il a fini sa page, exigez qu'il la relise en s'occupant exclusivement de voir si les l ou les v sont bien faits. Quand il se sera corrigé de sa mauvaise habitude pour une lettre, vous en attaquerez une autre, et en quelques semaines vous l'aurez corrigé de tous ses défauts, vous lui aurez fait prendre l'habitude d'une écriture nette, régulière et correcte. C'est une recette dont j'ai usé pour ma part bien des fois, et grâce à laquelle, sans être maître d'écriture, j'ai amélioré bien des écritures détestables. Je vous la donne pour ce qu'elle vaut, et serai lieureux que vous puissiez en faire votre profit. Recevez, etc.
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QUELQUES CONSEILS POUR L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉCRITURE EN GÉNÉRAL, ET EN PARTICULIER DE L'ÉCRITURE FRANÇAISE
Décembre 1874.
Avoir soin de faire écrire tous les élèves à la fois, afin de pouvoir, pendant tout le temps que dure la leçon, surveiller la manière dont chacun écrit. Faire lire d'abord à l'enfant le caractère et les mots qu'il doit tracer ; autrement il est souvent incapable de lire son écriture et il s'habitue à tracer des signes qui n'ont pas de sens pour lui. S'assurer ensuite, avant toute chose, que tous les élèves se tiennent bien, la jambe gauche en avant supportant le principal poids du corps, le bras gauche appuyé sur la table pour maintenir le cahier droit en face de l'épaule droite ; — que les deux becs de la plume font bien face au papier et que son extrémité supérieure va droit à l'articulation de l'épaule ; — que personne n'a de plume à bec fin, mais que tout le monde a la plume Flament, ou une plume analogue, à bec large. Circuler alors dans les tables, et aller de l'une à l'autre pour corriger les cahiers ; — reproduire au tableau noir les principales corrections. . Veiller à ce que l'écriture soit correcte, non seulement dans le cahier qui sert particulièrement à la leçon d'écriture, mais encore clans tous les autres devoirs, etc.. Quelques maîtres considèrent, le temps de la leçon d'écriture comme un moment de liberté pour eux, et ils en profitent pour s'occuper d'un autre travail ou d'une autre division. Ils ont le plus grand tort : ils semblent ignorer que cette leçon exige des soins tout particuliers et qu'elle
�ne peut porter des fruits, si elle n'est surveillée. Pour que l'enfant s'aperçoive des défauts de son écriture, il faut les lui faire remarquer en corrigeant, devant lui et sur son cahier, les fautes qu'il commet. Le maître fera en outre la correction générale au tableau noir ; il y expliquera la formation et la proportion des lettres, etc. L'élève, ainsi guidé et soutenu, arrivera vite à posséder une écriture régulière, sinon élégante. La méthode qui produit les meilleurs résultats et les plus rapides est la méthode Flament. Il serait à désirer qu'elle fût suivie partout. Elle donne aux mains les plus rebelles une écriture toujours lisible; elle s'écrit aussi rapidement que toute autre, quoi qu'on en ait dit, et elle ne dégénère jamais en ces indéchiffrables pattes de mouche de l'anglaise, quand celle-ci est trop fine ou qu'on l'écrit trop vite. § 3. DE L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉCRITURE
Novembre 1878.
De toutes les parties de notre enseignement primaire, l'une des plus défectueuses, l'une de celles où l'on sent le plus l'absence d'une direction ferme et suivie, c'est assurément l'écriture. — Malgré d'assez nombreuses exceptions, il reste vrai de dire, d'une manière générale, qu'on écrit mal clans les écoles primaires du département des Ardennes. A quoi tient cette faiblesse, disons le mot, cette infériorité? A ce que la plupart des instituteurs ne surveillent pas assez la leçon d'écriture, à ce qu'ils s'imaginent pouvoir laisser à eux-mêmes les élèves qui écrivent, quand ils leur ont donné des modèles à transcrire, et se réserver ce temps pour faire une autre leçon un autre cours ; peut-être
�aussi à je ne sais quelle incertitude sur la méthode qu'ils doivent suivre, sur les procédés qu'ils peuvent employer. Le remède est facile. Que les instituteurs, comme cela leur a été recommandé clans les conférences, fassent toujours écrire tous leurs élèves en même temps ; qu'il y ait, chaque jour, pour tous tes cours et au même moment, une leçon d'une demi-heure. Le maître consacrera cinq minutes environ, au commencement de chaque leçon, à exposer ou à rappeler les principes, à donner des conseils sur la tenue du corps, du cahier, de la plume, etc. ; et pendant tout le reste du temps que durera la leçon, il circulera dans les tables, rectifiera et corrigera les lettres défectueuses, etc. Il n'essaiera pas, dans une écriture mauvaise, de tout réformer à la fois ; il s'attaquera, pour chaque élève, à deux ou trois lettres seulement, les plus défectueuses, et il n'entreprendra d'améliorer les autres que lorsqu'il aura amené l'élève à faire celles-ci d'une manière satisfaisante. Il barrerajes lettres mal faites et les reproduira lui-même audessus dans l'interligne. Chaque cahier, comme le veut le règlement, portera ta trace de ses corrections. Ce qui amènera en écriture, comme dans tout le reste, des résultats sérieux, qu'il le sache bien, c'est son action directe et personnelle. Si, de plus, il ne considère pas sa tâche épuisée quand il a donné et bien surveillé sa leçon, mais qu'il exige que tous les autres devoirs, quels qu'ils soient, soient toujours soignés, propres et lisiblement écrits, il nous paraît impossible qu'il n'arrive pas, en fort peu de temps, à ne plus avoir clans sa classe que des écritures parfaitement lisibles, correctes et par suite d'un aspect agréable à l'œil. . Quant à la méthode d'écriture qu'il peut ou doit suivre, nous n'en prescrivons aucune. Certains maîtres ont pensé que l'administration voulait leur imposer l'écriture dite française, la méthode de M. Flament. Il n'en est rien, et nous ne pouvons, à cet égard, que répéter ce que nous
�- 217 déjà dit cent fois. Ce que nous voulons avant tout, nous allions dire presque uniquement, c'est une bonne expédiée, nourrie et lisible, assez grosse pour ne pas fatiguer les yeux, pas trop penchée, régulière quant à la grandeur des lettres ou des boucles, à leur écartement, à la distance qui les sépare les unes des autres, mais par dessus tout, dépourvue de toute fioriture, de tout ornement, ne renfermant rien d'inutile et n'omettant rien de ce qui est nécessaire, de ce qui peut contribuer à en rendre la lecture commode et facile. Or, de toutes les écritures que nous connaissons, nous n'en avons guère vu qui réunît tous ces caractères au même degré que l'écriture de M. Flament, et voilà pourquoi nous avons parfois recommandé sa méthode. Mais qu'on le sache bien, nous n'avons aucun parti pris. Nous irons même plus loin ; nous voudrions que chaque instituteur se fît sa méthode à lui-même. Que, pour plus de commodité, il' donne à ses commençants des cahiers tout préparés, soit ; mais nous aimerions que, lorsque les élèves ont parcouru la méthode et qu'ils commencent à écrire couramment, il ne leur donnât plus d'autres modèles que ceux qu'il tracera lui-même au tableau noir, qu'ils n'eussent plus à leur disposition que du papier blanc, qu'ils apprissent à le régler eux-mêmes, à moins qu'ils ne préfèrent se servir de transparents, qu'ils s'habituassent à disposer convenablement une page, avec son titre, sa marge, etc. Ce qui nous paraîtrait surtout devoir être efficace, ce serait que toutes les dictées et les devoirs de style, au moins les meilleurs, fussent toujours transcrits au propre, sur un cahier spécial, et que l'instituteur tînt la main à ce que ces mises au net fussent, pour les élèves du cours moyen et du cours supérieur, un véritable exercice d'écriture courante. Avant de quitter cette question de l'écriture, un mot encore. Il est bien entendu que nous laissons les maîtres et
avons
�maîtresses complètement libres de suivre telle méthode d'écriture qu'ils voudront. L'important, avons-nous dit, c'est qu'ils obtiennent des résultats. Nous avons même ajouté que nous voudrions que chaque instituteur se fît sa méthode à lui-même, eût son écriture à lui. A ceux cependant qui tiennent absolument à se servir d'une méthode et de cahiers préparés, au moins pour les commençants (et nous croyons qu'ils ont raison), et qui nous ont demandé nos préférences, nous avons répondu que nous ne connaissions pas d'écriture qui se rapprochât plus de notre idéal, pour nos écoles de campagne, que l'écriture de M. Flament. Là-dessus bon nombre d'instituteurs et d'institutrices ont voulu essayer de la méthode Flament; mais ils la pratiquent mal. Nous avons vu tout dernièrement, mais vu de nos yeux, une école de filles où l'institutrice avait voulu essayer de l'écriture Flament ;. mais presque toutes ses élèves avaient des plumes anglaises, des plumes à bec très fin ! Et elle s'étonnait qu'elles n'arrivassent pas à reproduire les traits du modèle ! Presque nulle part, les élèves ne tiennent bien leur cahier ; il faut, pour cette écriture, que le cahier soit tenu droit, en face de l'épaule droite, ce que M. Flament pratique et fait pratiquer à ses élèves, et ce que malheureusement il a oublié de mentionner dans ses conseils. Mais toutes les autres recommandations qui se trouvent sur la couverture de ses cahiers, il faut les lire, tâcher de les comprendre et les mettre en pratique, si l'on veut faire un essai sérieux. Nous ajouterons que M. Flament tient essentiellement, et il a raison, car c'est là ce qu'il y a de plus particulier dans sa méthode, ce qui donne à son écriture un caractère et du cachet, à ce petit trait horizontal par lequel commencent et se terminent tous ses mots, et même un grand nombre de lettres. Le trait initial a l'avantage inappréciable de rendre impossibles les boucles aveugles clans les b, les /», les f, les e, etc., de faciliter la courbe de
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l'a, qui se détache tout naturellement du trait horizontal là où il le faut, dans l'a, dans le d, etc., etc. Le trait final, de son côté, empêche les fioritures et les enjolivements inutiles, auxquels les élèves se laissent si facilement entraîner, et surtout il remet la main dans le mouvement nécessaire pour commencer le mot suivant. Qu'on modifie, si l'on veut, dans cette écriture, la forme de telle ou telle lettre, si l'on trouve qu'il est plus facile de la faire autrement; mais qu'on conserve ce qui en est le caractère essentiel ou qu'on y renonce tout à fait ; autrement, on fera je ne sais quoi de bâtard, qui n'aura pas d'aspect et ne sera même pas toujours lisible.
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CHAPITRE XVI
PROGRAMME
COUPS
élémentaire.
Exercices d'orthographe et de grammaire sur les différentes espèces de mots. Règles générales d'accord. On ne signalera que les exceptions réellement importantes. Quel qucs dictées très simples. Les trois éléments de la proposition. Exercices de composition ou style : leçons de choses écrites. Par des interrogations habilement conduites, on amènera les enfants à imaginer et à construire eux-mêmes des phrases d'un genre simple, qu'ils feront oralement d'abord, qu'ils écriront ensuite.
Cours moyen.
Grammaire et orthographe. — Dictées d'un style naturel et simple, renfermant des idées utiles et pratiques, un enseignement moral. On n'y recherchera pas les difficultés orthographiques. Chaque dictée devra être expliquée au point de vue de l'orthographe grammaticale et du sens des mots. Après la correction, qui sera générale, elle sera transcrite au net sur un cahier spécial. Les élèves reproduiront à la suite l'explication du sons de quelques mots, et une ou plusieurs règles de grammaire dont l'application se sera rencontrée. Le maître visitera les cahiers. 11 récompensera les élèves
�-mdont les cahiers seront bien tenus, et qui n'y auront laisse que peu ou point de fautes. Il les punira dans le cas contraire. Les élèves apprendront par cœur et réciteront, après qu'ils auront été expliqués par le maître, les passages les plus importants d'une grammaire très élémentaire. Exercices de composition ou style. Petites lettres familières et pratiques.
Cours supérieur.
Grammaire et orthographe. — Dictées. — On choisira des textes offrant quelques difficultés grammaticales et exigeant un effort d'intelligence pour être compris. On veillera tout particulièrement sur la ponctuation. — Une grammaire complète sera mise entre les mains des élèves, qui la consulteront au besoin. Le maître leur en expliquera les parties les plus importantes et les plus difficiles. Exercices de style. — Les exercices de style seronl variés : description d'un objet usuel ; récit d'un trait d'histoire ou compte-rendu d'une visite à une usine, etc.; analyses littéraires. Ils porteront plus spécialement encore sur certaines questions de sciences usuettes qui auront fait l'objet d'une lecture. (Voir le programme ci-après.)
§ il
DÉVELOPPEMENT DE CE PROGRAMME EN CE QUI CONCERNE LE COURS MOYEN De tous nos exercices scolaires, l'un des plus importants, à coup sûr, et aussi l'un des plus difficiles pour le maître,
�-mcelui peul-être où il sent le plus le besoin d'une direction, c'est l'enseignement du français. Qu'on nous permette donc d'y insister et d'indiquer avec détails comment nous comprenons la leçon de français dans le cours moyen. Dans l'emploi du temps que nous avons proposé, cinq quarts d'heure sont réservés chaque matin à l'étude du français. Ces cinq quarts d'heure comprennent deux exercices : une leçon faite par le maître et une étude pendant laquelle les élèves font un devoir. D'un autre côté, nous entendons par étude du français deux choses : 1° la dictée, l'étude de l'orthographe et des principales règles de la grammaire ; 2° les exercices de composition ou de style. Les exercices d'orthographe ont lieu trois fois par semaine : le lundi, le mercredi et le vendredi ; les exercices de style, deux fois par'semaine : le mardi et le samedi. En quoi consistent précisément ces exercices ? Que doit taire le maître? Comment doit-il procéder ? C'est ce que nous allons tâcher d'expliquer. Le tableau de l'emploi du temps porte : de neuf heures à neuf heures trois quarts, leçon par le maître ; de dix heures à dix heures et demie, devoir sur la leçon qui vient d'être laite par le maître. Voici dans quel ordre, à notre avis, les différentes parties de la leçon doivent se succéder.
Dictée. — S'agit-il de la dictée?
1° Le maître lit le morceau qui doit en faire l'objet. 2° Il le dicte lentement, indiquant d'abord la ponctuation: puis, à mesure que les élèves deviennent plus forts, n'indiquant plus que les points ; et enfin ne laissant pressentir les signes de ponctuation que par ses inflexions de voix, ses pauses plus ou moins longues et ses temps d'arrêt. 3° Il relit le morceau dicté. Il laisse quelques minutes aux élèves pour le relire en leur particulier, corriger leurs fautes, chercher, s'il y a
i°
�- 226 lieu, dans le dictionnaire les mots qu'ils ne connaissent pas. 11 profite de ce temps pour faire une apparition aux cercles du cours préparatoire, poser quelques questions aux élèves, donner quelques conseils aux moniteurs. S0 II corrige la dictée. Il en fait épeler tous les mots et donne les explications qu'il croit nécessaires, soit sur l'orthographe usuelle, soit sur l'orthographe grammaticale, soit sur la signification de certaines expressions que les élèves pourraient n'avoir pas bien comprises. Chaque élève garde son cahier et corrige lai-môme ses fautes. 6° La correction terminée, il fait ressortir les idées pratiques ou morales que renferme le morceau, et si la dictée s'y prête, il montre la suite et l'enchaînement des idées ; tâche de faire saisir l'art que l'auteur a mis dans sa composition, de montrer comment il a pris les meilleurs moyens pour exprimer clairement ce qu'il voulait dire. Ces réflexions seront une excellente préparation au devoir de style, qui est le but final vers lequel doivent tendre toutes les leçons de français. Tout cela est-il possible? Oui, à condition que la dictée ne soit pas trop longue, qu'elle ait été choisie et préparée avant la classe, que le maître ne divague pas et ne dise que ce qu'il doit dire. A l'étude qui suit immédiatement la récréation, c'est-àdire de dix heures à dix heures et demie, les élèves trans-' enront cette dictée sur Un cahier spécial, avec la date du jour où elle aura été faite. A la suite ils reproduiront, s'ils a lieu, les explications données sur le sens de quelques mots, ou une règle de grammaire qu'ils auront eu occasion d'appliquer. Comme ils ont déjà l'habitude de récriture expédiée, une demi heure est largement suffisante pour cette transcription. Allons au-devant d'une objection. « D'après l'emploi du | « temps, la leçon de grammaire et d'orthographe, c'est-à-
�—. *m « dire la dictée, est commune aux élèves du cours moyen « et du cours supérieur ; or, dans les programmes, nous « recommandons, pour le cours moyen, des dictées d'un «style naturel et simple, où l'on n'aura pas recherché les « difficultés orthographiques, et pour le cours supérieur, « des textes de dictées présentant quelques difficultés grar.i« maticales, et exigeant un effort d'intelligence pour être « compris. Cette double recommandation n'est-elle pas « contradictoire? » Elle ne l'est peut-être pas autant qu'elle en a l'air. Il est évident qu'il serait plus commode de faire deux dictées distinctes et qu'on pourrait les mieux approprier à l'intelligence et à la force des élèves ; mais dans les conditions dans lesquelles nous nous sommes placés, il n'y faut pas songer. N'y a-t-il pas moyen pourtant de concilier les deux choses jusqu'à un certain point? Nous supposons que la dictée présentera toujours bien, sans qu-'on l'ait cherché, l'application de quelques règles de grammaire. Dans ce cas, c'est aux élèves du cours supérieur surtout que s'adresseront les questions relatives à la grammaire ; ce sont eux qui seront plus spécialement chargés de rechercher les règles qu'il y aura lieu d'appliquer, de les reproduire à la fin de leur dictée, tandis que ceux du cours moyen s'attacheront avant tout à l'orthographe d'usage. Si, au contraire, la dictée ne renfermait aucune difficulté grammaticale, il ne serait pas bien difficile, ce nous semble, d'y ajouter, mais pour les élèves du cours supérieur seulement, deux ou trois phrases préparées à l'avance et à l'aide desquelles le maître, s'il suit un certain ordre, pourrait faire passer successivement en revue les principales difficultés de la grammaire. Les élèves du cours moyen auraient alors, pour relire leur dictée et en corriger les fautes, un peu plus de temps que ceux du cours supérieur ; ce qui ne serait pas un inconvénient, puisqu'on les suppose moins avancés. Ainsi se concilieraient, dans une leçon commune,
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les deux enseignements de nature un peu différente, que nous avons recommandés pour le cours moyen et pour le cours supérieur. Encore un mot pour en finir avec la dictée. Nous pensons qu'il serait bon que les élèves eussent, sinon toujours, an moins souvent, il apprendre le soir, pour le réciter le lendemain matin après l'entrée en classe, le texte môme delà dictée. Et non seulement ils auraient à réciter le texte, mais ils devraient pouvoir reproduire les principales explications données par le maître au moment de la correction, ainsi que les principales règles de grammaire qui auraient été rappelées. Si l'on entrait résolument dans cette voie, les élèves en prendraient vite l'habitude et ce serait pour eux un bien mince travail. Nous posons en fait qu'un élève qui a fait une dictée, qui en a écouté attentivement la correction et qui vient de la transcrire, la sait à peu près par cœur. Affaire d'habitude, nous le répétons : que les maîtres essaient, et bientôt ils seront eux-mêmes étonnés du résultat; nous en parlons après expérience. Nous croyons que ce serait là un excellent moyen-de fixer définitivement dans la mémoire des élèves la leçon et les explications du maître, et qu'ils posséderaient vite ainsi plus de vrai français qu'en apprenant de longues pages de grammaire. 11 va de soi qu'il ne serait pas nécessaire de faire réciter cette dictée, chaque jour, à tous les élèves ; il suffirait de la faire réciter, en tout ou en partie, à quelques élèves seulement, à condition qu'il y aurait, à des époques marquées, des révisions générales, des récapitulations suivies d'une sanction (récompense ou punition). Les choses ne se passent pas autrement clans les lycées, où les élèves sont parfois très nombreux dans la même classe, et en général les leçons y sont sues. » Exercice de style. — Le mardi et le samedi, l'exercice
�l'orlhographe est remplacé par un exercice de style. Comîent faut-il ici entendre la leçon du maître? Cette leçon onsiste-t-elle à dicter un sujet et à le développer, ou bien ' corriger les devoirs faits par les élèves à la suite de la eçon précédente? — Elle comprend les deux choses. La leçon durant trois quarts d'heure, le maître peut en consacrer la première moitié, ou même les deux tiers, à la correction des devoirs. Pendant le reste du temps, il dictera un autre sujet et en développera le plan, ou plutôt, par des questions habilement posées, il amènera les élèves à trouver eux-mêmes les principales idées que ce sujet comporte et l'ordre dans lequel elles doivent se succéder. « Mais pour peu que les. élèves soient nombreux, nous « a-t-on déjà objecté, il est impossible au maître, pendant « un temps aussi restreint, de corriger les devoirs de tous « ses élèves, et si chaque devoir n'est pas corrigé, les élèves « ne s'y intéressent pas et par suite ne profitent pas. » 11 ne nous paraît pas nécessaire pourtant que le maître corrige chaque devoir individuellement ; la chose d'ailleurs ne serait pas possible sans qu'il s'imposât un surcroît de travail que ne lui permettent pas ses autres occupations, si diverses et si nombreuses. Mais si le plan a été bien tracé à la fin de la leçon précédente, si l'ordre dans lequel toutes les idées doivent se succéder a été bien indiqué, si même chaque alinéa a été numéroté, il y aura nécessairement entre tous les devoirs une certaine ressemblance ; ceux-ci ne pourront guère différer que clans les détails et dans la forme. Dès lors la correction peut fort, bien être générale. Ainsi, nous supposons que les élèves ont remis, le lundi malin, sur une copie détachée, le devoir qui leur avait été donné à faire le samedi précédent et qui doit être corrigé le mardi matin ; que de même le devoir, qui doit être corrigé le samedi, a été remis dès le vendredi. Le maître a pu, avant la classe, parcourir tous ces devoirs, marquer d'une manière visible 10'
�-• 230 les passages réussis, ainsi que ceux qui lui ont paru défectueux. Arrive le moment de la correction : il lit dans quelques copies lu développement de la première idée indiquée dans le canevas ; il loue ce qui est bien, il critique ee qui est mal ; il a soin surtout de faire ressortir tout ce qui est bien trouvé, soit comme idée, soit comme expression ; car c'est en encourageant les élèves, plutôt qu'en tournant en ridicule ce qu'ils ont fait de mal, qu'on obtient d'eux un travail sérieux et soutenu. Toutes les fois qu'il pourra donner comme corrigé la phrase faite par un élève, ou une phrase composée de diverses parties empruntées à des copies différentes, dût-il y apporter lui-même quelque léger changement, il lui faudra saisir cette occasion d'exciter leur émulation. Il ne devra leur dicter comme corrigé la phrase du livre, ou celle qu'il aura préparée lui-même, que lorsqu'il lui sera absolument impossible d'en faire une avec les devoirs de ses élèves. — Cette première phrase faite, il passera à la seconde, etc., et ainsi de suite jusqu'à la fin. Lui sera-t-il possible de faire tout cela en une demiheure? — Oui, s'il a lu les copies avant la classe, s'ila préparé sa correction, s'il sait à l'avance ce qu'il doit dire, s'il veut bien ne pas faire trop de digressions et rester dans son sujet. 11 y a des instituteurs qui ont le malheureux défaut de parler de tout à propos de tout ; ce sont de mauvais maîtres. Ils parlent beaucoup, se fatiguent beaucoup et ne mettent aucune idée nette dans l'esprit de leurs élèves. Il en est d'ailleurs de cet exercice comme de tout le reste ; c'est une habitude à prendre, et pour le maître et pour les élèves. Une fois la tradition bien établie, les choses vont d'elles-mêmes, et la fatigue du maître est diminuée d'autant. Pendant que ses élèves parlent, ses poumons se reposent et il y a profit pour tout le inonde. Les élèves pourront, pendant le jour de congé qui suivra, transcrire le modèle ou corrigé qui leur aura été dicté, sur
�un cahier spécial proprement tenu comme le cahier de dictées, avec la date du jour où le devoir aura été fait. Pendant le dernier quart d'heure de la leçon, le maître dictera le sujet qui devra être traité pour la leçon suivante, en préparera le canevas, etc. « On trouvera sans doute que la demi-heure qui suit la « récréation, de dix heures à dix heurt» et demie, suffi« santé pour la transcription d'une dictée, ne l'est plus « pour la confection d'un devoir de style. » — Nous convenons qu'en effet ce devoir devant être fait sur cahier et sur copie, une demi-heure est insuffisante ; mais l'élève peut le faire au moins sur cahier, et nous ne voyons pas grand inconvénient à ce que, pendant le jour de congé qui suivra (on voudra bien remarquer qu'il y a toujours un jour de congé entre les deux devoirs de style), il travaille à nouveau ce premier essai et le transcrive proprement sur la copie qu'il doit remettre à son maître. Ainsi il aurait, chaque jour de congé, à transcrire le corrigé du dernier devoir de style qui aurait été fait en classe, ce qui le mettrait déjà dans le ton et le mouvement, et à faire ensuite la copie du devoir qu'il doit remettre le lendemain. Nous n'aimons point, nous l'avons dit dans notre instruction générale, que les élèves aient à faire des devoirs en dehors de la classe, et nous en avons donné les raisons ; toutefois ceci est vrai surtout pour les élôve's du cours élémentaire et pour les devoirs qui doivent nécessairement être faits le soir, à la lumière, pendant l'hiver ; mais on conçoit que des élèves du cours moyen, et à plus forte raison ceux du cours supérieur peuvent bien, sur toute une journée de congé, prendre une demi-heure, ou même une heure,, pour transcrire des devoirs faits en classe. Bien des instituteurs d'ailleurs retiennent, après la classe du soir, leurs meilleurs élèves, et leur font une petite étude, pendant qu'ils s'occupent eux-mêmes de leurs travaux de secrétariat de mairie.
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Il y aura là une place toute naturelle pour ces transcriptions qui n'exigent de la part du maître aucune surveillance.
§ 2. DE LA DICTÉE
Haute-Saône, juin 1871.
LES DICTÉES GRADUÉES AVEC DISCERNEMENT, ANALYSÉES AI POINT DE VUE DES IDÉES, DU SENS DES MOTS, DE L'ORTHOGIUPHE, DICTÉES AYANT POUR OBJET UN TRAIT D'HISTOIRE, UNE UNE LETTRE DE FAMILLE, UN MÉMOIRE, LE
INVENTION UTILE,
COMPTE-RENDU D'UNE AFFAIRE, TEL DOIT ÊTRE, DANS L'ÉCOLE PRIMAIRE, LE FONDEMENT DE L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE.
(Extrait do la circulaire ministérielle du 20 août 1857 à MM. les recteurs.)
En général on ne lire pas de la dictée, dans nos écoles, tout le parti qu'on pourrait en tirer. Il semble en vérité que les" maîtres, en donnant une dictée à leurs élèves, ne se proposent pas d'autre but que de leur apprendre l'orthographe, comme s'il n'y avait pas autre chose et mieux encore que l'orthographe, à savoir : la connaissance du sens exact et précis des mots, ainsi que la manière dont ils s'unissent les uns aux autres pour former des phrases correctes, conformes au génie de notre langue ; — à savoir aussi : le jugement et le bon sens, c'est-à-dire cette faculté qui nous fait discerner le vrai du faux et apprécier les choses à leur juste valeur ; en un mot, le développement et la culture de l'esprit. Savoir les règles de la grammaire, ce n'est point savoir du français. Je ne fais pas fi de l'orthographe ; non,
�tant s'en faut ; mais enfin on trouve des esprits très cultivés, dés hommes très intelligents, possédant une foule de connaissances utiles, parlant bien et écrivant de même, qui ne connaissent pas toutes ces règles de la grammaire avec leurs exceptions multiples. S'il ne faut donner aux diverses parties de l'enseignement qu'une place proportionnée à leur importance réelle, il semble que les préoccupations des maîtres devraient être en sens inverse de ce qu'elles sont. Avant tout ils songent, dans le choix de leurs dictées, aux phrases qui leur permettront de faire appliquer à leurs élèves quelques règles de grammaire, c'est-à-dire de leur apprendre l'orthographe ; accidentellement, de leur apprendre du français ; plus accidentellement encore, de leur développer l'esprit, de leur former le jugement. C'est le contraire qui devrait avoir lieu. Chaque fois qu'un maître trouve clans un livre une idée juste, utile, intéressante, exprimée en termes clairs, qu'il n'hésite point à en faire le sujet d'une dictée, puisque ce sera pour lui un moyen de meubler et d'enrichir l'esprit do ses élevés. Qu'il leur explique ensuite le sens de tous les mots qu'ils pourraient ne pas comprendre, qu'il leur fasse remarquer comment ces mots s'unissent pour former des phrases qui expriment nettement ce que l'auteur a voulu dire, et il leur apprendra du français. Qu'enfin il fasse épeler tous les mots, qu'il appelle leur attention sur ceux qui présentent quelque irrégularité dans la manière dont ils s'écrivent, qu'à cette occasion il leur expose une règle de grammaire, et il leur apprendra l'orthographe. Cette méthode aura même, à ce dernier point de vue, deux avantages : le premier, c'est que les élèves retiendront bien mieux une règle qui leur aura été donnée à propos d'un exemple, d'une faute qu'ils auront commise, qu'ils ne la retiendront si elle leur est enseignée d'abord par des phrases préparées à l'avance et où ils savent qu'elle doit nécessairement trouver
�- 234. son application ; le second, c'est que chaque règle n'aura de cette façon que l'importance qu'elle doit avoir, tandis qu'autrement elles sont toutes mises sur le même pied, et celles qu'on applique tous les jours, et celles qu'on n'a pas occasion d'appliquer une fois en un an. Je ne dis pas qu'il faille rien ignorer, je désire au contraire qu'on finisse par savoir tout ; je prétends seulement qu'il faut d'abord apprendre les choses les plus importantes, celles qui sont d'un usage fréquent, journalier, et que si l'on doit ignorer quelque chose, mieux vaut ignorer ce qu'on a le moins besoin de savoir. Ce n'est pas tout. Si la dictée peut être si utile à ce triple point de vue, il importe que les leçons auxquelles elle donne lieu ne soient pas des leçons fugitives, qui ne l'ont que traverser l'esprit sans y laisser de traces. Non, il faut que toute idée qui est bonne, et qui entre dans l'esprit des élèves, y séjourne, s'y fixe et s'y grave en traits ineffaçables. C'est pour cela que je conseillerai aux maîtres de faire apprendre par cœur et de faire réciter, comme leçon de mémoire, sinon toutes les dictées qu'ils donnent, au moins celles qui leur paraissent les mieux choisies, les plus intéressantes. Voici à peu près comment je comprendrais la chose. Une dictée, par exemple, est donnée à la classe du matin; les élèves l'écrivent sur leur cahier de brouillon; quelques minutes leur sont laissées pour la relire à loisir, corriger leurs fautes, chercher dans le dictionnaire les mots qu'ils ne connaissent pas. Le maître alors la corrige : il la fait lire et s'assure que les élèves en comprennent bien le sens général ; puis il explique les mots difficiles, donne les commentaires historiques, géographiques, etc , nécessaires à l'intelligence du texte ; enfin il la fait épeler pour apprendre aux élèves l'orthographe des mots, s'arrêtant sur tous ceux qui présentent quelque difficulté, expliquant les règles de la grammaire dont il y a lieu de faire l'appli-
�cation. Rien ne s'opposerait même à ce que les élèves inscrivissent en note à la fin de la dictée les observations principales qui leur auraient été faites, celles surtout qui se reproduisent le plus fréquemment, qui sont les plus importantes par conséquent. A la classe suivante, le soir, il leur donne à transcrire, sur un cahier au propre (4), la dictée expliquée le malin : ce sera un exercice d'écriture et ils sauront déjà, ou je me trompe fort, leur dictée à peu près par cœur. Pour peu qu'ils veuillent, après la classe, se donner la peine de la relire attentivement deux ou trois fois, je ne doute pas qu'ils ne soient en état de la réciter sans faute le lendemain matin ; je crois même qu'ils la réciteront avec intelligence et d'un ton naturel, parce qu'ils la comprendront, et que les élèves sérieux seront capables de reproduire les observations auxquelles elle aura donné lieu. Il est une chose frappante, c'est que des enfants qui n'ont guère étudié, savent cependant parler et écrire d'une manière correcte, quelquefois même élégante, quand ils ont vécu dans un monde où l'on parle bien. Il n'en est pas de même des enfants de nos campagnes, ni souvent, hélas ! des aspirants au brevet de capacité ; lors même qu'ils savent l'orthographe, ils parlent et écrivent mal. D'où cela vient-il? De ce qu'ils ont vécu dans un milieu où l'on parle mal, qu'ils y ont contracté des habitudes vicieuses de langage, et qu'ils n'ont pas d'autres formes pour s'exprimer. Comment y remédier? En leur créant pour ainsi dire un autre milieu, en les faisant vivre, par les morceaux qu'ils confieront à leur mémoire, avec des gens qui ont bien
(1) Ce cahier sera le meilleur recueil de morceaux choisis qu'ils puissent avoir, et il ne leur aura rien coûte ; je crois même qu'ils le préféreront à lout autre,.parce qu'ils l'auront fait eux-mêmes : ce sera un souvenir qu'ils emporteront de l'école, quand ils la quitteront.
�- 236 parlé et bien écrit, en les familiarisant avec des choses bien pensées et bien dites. On arrive ainsi à cette conclusion qui paraît naïve à force d'être vraie, c'est que le moyen le plus sûr et le plus court pour apprendre du français, c'est
d'apprendre du français.
§ 3. DE L'ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS DANS LES COURS ÉLÉMENTAIRE, MOYEN ET SUPÉRIEUR. - EXERCICES ET MODÈLES
Octobre 1873.
Ce qu'il y a de plus défectueux dans toutes nos écoles et dans tous les cours, c'est toujours l'enseignement du français. Et à quoi cela tient-il? A ce que les instituteurs, en général, ne font guère consister l'étude du français que dans l'étude de l'orthographe. Enseigner du français, c'est trop souvent se borner à enseigner comment les mots s'écrivent ; c'est apprendre aux élèves toutes les variétés de formation du féminin et du pluriel, etc. De là ces éternelles dictées roulant exclusivement sur l'application d'une règle de la grammaire; de là ces exercices tout préparés, où l'élève n'a qu'à mettre le pluriel à la place du singulier ou le féminin à la place du masculin, à terminer un mot commencé, dont les lettres manquantes sont indiquées par autant de points, etc. On met entre les mains des élèves un livre sur lequel toutes les substitutions à faire sont indiquées ; ils le copient et exécutent machinalement quinze ou vingt fois de suite le même changement, en conformité de la règle qui se trouve en tête de l'exercice. C'est un travail tout mécanique, qu'ils peuvent faire sans y penser
�- 237 pour ainsi dire. 11 est vrai que pendant ce temps-là ils sont occupés et se tiennent immobiles ; tout est tranquille dans la classe, le maître se repose , et les esprits aussi. — Qu'en résulte-t-il cependant? c'est que des enfants arrivent à l'âge de dix ou douze ans, pouvant écrire, à peu près sans fautes, une dictée parfois assez difficile et dont souvent môme ils ne comprennent pas le sens, mais parfaitement incapables d'exprimer par écrit leurs propres pensées, de composer la lettre la plus simple. Et pourtant il est rare, dans la vie, qu'on ait à faire une dictée d'orthographe, tandis qu'on a continuellement à écrire des lettres de famille, des lettres d'affaires'ou d'intérêt. Aussi voudrions-nous que tous les maîtres et maîtresses comprissent bien que savoir écrire, ce n'est pas seulement savoir tracer des caractères plus ou moins réguliers, c'est encore savoir exprimer, la plume à la main, et faire connaître à des absents ce qu'on pense, ce qu'on sent et ce qu'on veut, de même que savoir lire, ce n'est pas savoir assembler mécaniquement un certain nombre de syllabes, mais bien savoir ce qu'expriment et signifient ces sons qu'on prononce ; — que savoir du français, ce n'est pas seulement connaître les règles de la grammaire et savoir comment les mots s'écrivent, c'est avant tout connaître le sens exact et précis de tous les mots qu'on emploie et la manière dont ils doivent s'unir les uns aux autres pour exprimer clairement nos pensées ; qu'il existe enfin une foule do gens dont les lettres renferment parfois des fautes d'orthographe, mais qui n'en disent pas moins très nettement ce qu'ils veulent dire. L'orthographe ne serait-ello donc qu'une superfluité inutile? Non assurément. Nous disons seulement que c'est un accessoire dans l'étude de la langue française, qu'il n'y faut pas attacher plus d'importance qu'elle n'en a réellement, et qu'elle ne doit venir qu'en son temps et à. sa place. Quand les enfants savent construire des phrases, qu'ils ont été exercés
�- 238 à s'exprimer correctement, qu'on leur fasse écrire ce qu'ils viennent de dire et qu'on leur apprenne l'orthographe des mots qu'ils emploient, rien de mieux ; mais leur apprendre d'abord comment s'écrivent des mots qu'ils ne connaissent pas, qu'ils n'emploieront peut-être jamais, c'est, comme on dit, mettre la charrue avant les bœufs. Le mot n'est que l'expression de l'idée et l'idée n'est rien si elle ne correspond à quelque chose ; ce sont donc les objets, les choses elles-mêmes qu'il faut d'abord s'attacher à connaître et du même coup les mots qui les expriment ; alors seulement l'orthographe, qui n'est que la peinture écrite du son, peinture soumise d'ailleurs à toutes sortes d'irrégularités et de caprices, aura sa raison d'être et pourra être étudiée avec fruit. Encore une fois, nous ne faisons pas fi de l'orthographe, nous voudrions seulement que les choses fussent remises clans l'ordre et en leur place : d'abord, les idées et les objets auxquels elles correspondent ; ensuite, les mots qui servent à les exprimer ; enfin, la manière dont les mots s'écrivent, — outre que nous ne savons pas si le meilleur moyen d'apprendre l'orthographe n'est pas de n'écrire que ce que l'on comprend ; car l'intelligence de ce qu'on fait n'est jamais inutile, fût-ce même pour apprendre de l'orthographe. Nous, distinguons dans notre plan d'études deux sortes d'exercices pour l'étude de la langue française : des dictées ou exercices de grammaire et d'orthographe et des exercices de composition. Il faudrait que dans toutes les écoles on donnât chaque semaine trois dictées et deux devoirs de style, soit un exercice français tous les jours. Nous donnons ci-après quelques sujets qui pourront guider les instituteurs et les institutrices dans la voie où nous voudrions les voir entrer.
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Cours
élémentaire.
Exercices de grammaire et d'orthographe.
1° LE NOM PROPRE.
LE MAURE.
— Voyons, mon ami. Comment vous appelez-
vous?
L'ÉLÈVE.
— Monsieur, jè m'appelle Paul. — Alors Paul est votre nom. — Et votre
LE MAÎTRE.
voisin de droite, comment s'appelle-t-il ?
L'ÉLÈVE.
— Monsieur, il s'appelle Henri. — Alors Henri est son nom, comme Paul est
LE MAÎTRE.
votre nom.
L'ÉLÈVE.
— Oui, Monsieur. — Et votre voisin de gauche? etc., etc. — Ainsi donc Henri, Paul, Louis, etc., sont — Monsieur, il s'appelle Louis t etc., etc.
LE MAÎTRE. L'ÉLÈVE. .
LE MAÎTRE.
vos noms, et chacun de vous a son nom à lui,' son nom propre. Mais n'y a-t-il pas plusieurs élèves dans la classe, qui ont le même nom?
L'ÉLÈVE.
— Oui, Monsieur. 11 y a Henri Vaucher, Henri
Beglot et Henri Jacquemart. LE MAÎTRE. — Bien, mon ami. Alors, quand je les appelle, quand je les nomme, si je me contentais de dire Henri, on ne saurait pas quel est celui des trois que j'appelle, et il faut que je dise Henri Yaucher, ou Henri Beglot, ou Henri Jacquemart. — Vaucher, Beglot, Jacquemart, sont donc aussi leurs noms. — Mais Vaucher, Beglot, Jacquemart,
�sont aussi les noms de leurs pères, de leurs oncles, de leurs cousins. Ce sont des noms de famille, tandis qu'Henri, Paul, Louis, sont des noms qu'on leur a donnés à leur baptême ; ce sont des noms de baptême, des prénoms. Tous nous avons un nom de famille et aussi un ou plusieurs noms de baptême, un ou plusieurs prénoms. Ces noms ne conviennent qu'à nous ; ils servent à nous distinguer les uns des autres. Ce sont des noms propres.
Le maître multipliera et variera ces questions. 11 choisira deux élèves qui ont le même nom- de baptême, et il montrera que s'ils n'avaient pas des noms de famille différents, on les confondrait ; puis deux élèves qui ont le même nom de famille, et il montrera qu'on a dû, pour pouvoir les distinguer, leur donner des prénoms différents. L'important est qu'il prenne des exemples vrais, choisis dans sa classe même. Il donnera, comme devoir, à écrire sur cahier le nom et les prénoms de.tous les élèves de la division ou delà classe ; — un autre jour, le nom et les prénoms de tous les habitants d'une rue, — ensuite le nom des villages qui entourent la commune et forment le canton, le nom des différentes parties du territoire, des cours d'eau qui l'arrosent, etc., etc. Il profitera de la circonstance pour leur apprendre que tous les noms propres commencent par une majuscule. Il sera bon, au commencement, que le devoir soit toujours fait oralement avant d'être fait par écrit, et même si plusieurs élèves étaient trop faibles pour pouvoir le faire sans être aidés, un des élèves les plus forts écrirait ces noms au tableau noir, tandis que ses camarades les reproduiraient sur l'ardoise ou sur un cahier.
�lin moniteur pourra remplacer le maître et suffira pour diriger ce travail.
2° LE NOM COMMUN.
Le maître montre à un élève la table sur laquelle il écrit et lui demande comment cela s'appelle. RÉPONSE. — Monsieur, c'est une table. DEMANDE. — Et sur quoi êtes-vous assis? RÉPONSE. — Sur un banc. LE MAÎTRE. — Alors cela (et en même temps il montre le banc) s'appelle un banc, se nomme un banc. Pour le désigner, pour le faire connaître, on dit un banc, comme pour vous distinguer de vos camarades, on dit Henri. — Banc est donc le nom de cet objet, comme Henri est votre nom. Mais est-ce encore un nom qui soit propre, c'est-à-dire qui ne convienne qu'à un objet? L'ÉLÈVE. — Oui, Monsieur. LE MAÎTRE. — Voyons, mon ami, vous ne me comprenez pas bien. (Il lui montre un autre banc, et lui demande comment cela s'appelle.) L'ÉLÈVE. — Cela s'appelle aussi un banc. LE MAÎTRE. —- Et là-bas ? (11 en montre un autre.) L'ÉLÈVE. — C'est encore un banc. LE MAÎTRE. — Et de l'autre côté de la classe, il y a encore d'autres bancs, n'est-ce pas? L'ÉLÈVE. — Oui, Monsieur. LE MAÎTRE. — Vous voyez donc que c'est toujours le même nom pour tous les bancs. Banc n'est plus un nom propre, qui ne convient qu'à un seul banc, comme Henri ne convient qu'à Henri, c'est un nom qui convient à tous les objets de la même espèce, à tous les bancs qui sont dans la classe, et même à tous les autres bancs, à ceux qui
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sont dans l'église, à celui qui est devant la porte de M. X... comme à celui qui est devant la porte de M. Z... Bancal un nom commun, et table aussi, pour la môme raison, parce que ce nom table convient à toutes les tables. Voyons, mes enfants, pourricz-vous me citer d'autres noms communs? (Profond silence ; les enfants s'imaginent que ce qu'on leur demande est très difficile ; ils sont timides et n'osent rien dire. Ce n'est pas une petite affaire que do les amener à parler, à dire ce qu'ils pensent.) Vous êtes embarrassés? Il n'y a pas de quoi. Mais les noms de tous les objets qui sont sur la table, dont YODS vous servez, sont des noms communs ! Voyons, appelez-les, nommez-les les uns après les autres ; un de vos camarades les écrira au tableau à mesure que vous les prononcerez. Ainsi nous avons déjà une labié et un banc. Voyons, nous aurons encore?... LES ÉLÈVES. — Une plume, un encrier, un cahier, une règle, un crayon, une ardoise, un livre, etc., etc. Le maître donne, comme devoir, à écrire le nom de Ions les objets qui se trouvent dans la classe. Il pourra imaginer autant qu'il le voudra de devoirs analogues à celui-ci ; par exemple, le nom de tous les objets qu'on aperçoit dans la rue en regardant par la fenêtre de l'école. Il pourra même en faire d'abord un exercice oral des plus intéressants. Il enverra un élève à la fenêtre, lui commandera de regarder dans la rue et de dire tout ce qu'il voit. A mesure que celui-ci prononcera le nom d'un objet, un de ses camarades l'écrira au tableau noir, et s'il se trompe, s'il fait une faute d'orthographe, le maître la corrigera, ou mieux encore il tâchera de la faire corriger par les élèves eux-mêmes. On écrira successivement les mots rouLe, pavé, caillou, pierre, cheval, voiture, poussière, boue, maison, tuile, ardoise, volet, etc.
�- MA Pour varier l'exercice et lui donner de l'intérêt, le maître ne craindra pas de faire quelques digressions. Ainsi, je suppose que l'énumération des objets mobiliers qui se trouvent dans la classe amène le mot poêle et que l'enfant qui est au tableau l'écrive poil, le maître demandera à ses camarades si ce mot est bien écrit. Les uns diront oui ; les autres, non. Le maître ajoutera qu'ils peuvent avoir raison les uns et les autres. Le tout est de savoir ce qu'ils veulent écrire. 11 leur dira que s'il s'agit d'un poil de barbe, par exemple, ce sera poil; que si, au contra-ire, il s'agit d'un poêle où l'on brûle du bois, qui sert à chauffer, on écrit poêle. Il ne manquera jamais de faire de ces rapprochements, à mesure que les exercices et les-mots trouvés par les enfants eux-mêmes lui en fourniront l'occasion. C'est ainsi que viendra tout naturellement la question des homonymes. Le maître pourra donner à rapporter ensuite le nom de tous les objets qui se trouvent dans l'église, — le nom des objets qui se trouvent dans la maison de leurs parents, dans la pièce où se fait la cuisine, par exemple. S'ils sont embarrassés, il les mettra sur la voie. Il leur dira : Voyons, près de la cheminée, qu'y a-t-il? et ils trouveront vite les mots pincette, soufflet, chenêt, bois, houille, coke, tison, etc., ou encore le nom de tous les objets qui constituent un lit, - de tous les instruments dont on fait usage à table, — des aliments qu'on y sert : plats de viande, légumes, dessert et fruits, etc. ; de ce qu'on y boit : vin, cidre, bière. 11 leur demandera ce qu'ils boivent en mangeant. Ils répondront, je suppose, qu'ils boivent de la bière. 11 profitera de la circonstance pour leur apprendre, s'ils ne le savent pas, qu'il y a des pays où la boisson ordinaire, en mangeant, est du vin mélangé d'eau ; que clans d'autres, en Normandie et en Bretagne, par exemple, on boit surtout du cidre. 11 leur expliquera que le raisin ne vient bien et ne mûrit que dans les pays chauds, que les productions varient suivant les
�-mpays, et qu'il faut vivre des choses que produit la terre là où l'on est, parce qu'autrement on a à supporter des frais de transport qui augmentent singulièrement le prix de ce que l'on consomme, etc., etc. Une petite digression, tout en les instruisant et en leur donnant quelques notions utiles, détendra leur esprit et rendra leur attention plus facile quand le maître reviendra ensuite au véritable objet de sa leçon. ■Te ne sais si je me trompe ; mais il me semble que quelques exercices de ce genre suffiront et au-delà, pour amener les enfants à bien comprendre ce que c'est qu'un nom et à distinguer les noms propres des noms communs. Ils auront encore un autre avantage, c'est qu'ils habitueront les élèves à observer, à rapprocher des objets qui ont un caractère commun, c'est-à-dire à comparer et à juger, ce qui ne peut manquer de les amener plus tard à se faire des idées justes de ce qu'ils verront. Enfin, comme les enfants n'écriront que des mots qu'ils auront trouvés eux-mêmes, ils ne seront point forcés d'apprendre l'orthographe de noms correspondant à des objets qu'ils ne connaissent pas, que souvent ils ne connaîtront jamais. Tout ici est pratique; tout est intéressant, animé, vivant, et l'enfant bien interrogé se fait sa grammaire à lui-même. Nul doute qu'elle ne lui plaise d'autant mieux.
3°
LES DÉTERMINATIFS.
—
LE MASCULIN ET LE FÉMININ.
LE MAÎTRE. — Mes enfants, les hommes et les femmes ont ordinairement des occupations différentes, et on les nomme encore d'après ce qu'ils font, d'après le métier qu'ils exercent. Voyons, dites-moi les noms de certains métiers exercés par des hommes — Personne ne répond?La
i
�chose est pourtant bien simple. — Ainsi, quels ouvriers faut-il pour construire'une maison?
LES ÉLÈVES.
— Monsieur, quand on construit une maison, il
faut d'abord un maçon pour bâtir les murs; puis un charpentier pour, etc.; puis un couvreur, un plafonneur, un menuisier, un serrurier, un peintre, un vitrier, etc., etc. (Avoir soin de leur faire trouver tous ces noms clans l'ordre dans lequel les ouvriers interviennent successivement pour travailler à la maison.)
LE MAÎTRE.
— Bien, mes enfants. Et pour faire la cuisine, — Monsieur, pour faire la cuisine, il faut
ou pour faire vos habits, par exemple, que faut-il?
LES ÉLÈVES.
une cuisinière, et pour faire nos habits, il faut une couturière.
LE MAÎTRE.
— Bien, et pour prendre soin du linge, pour — Monsieur, il faut une blanchisseuse, une
le laver, le raccommoder, etc.?
LES ÉLÈVES.
lessiveuse (buandiere), etc.. (Leur faire trouver la différence qui existe entre les deux mots blanchisseuse et lessiveuse et leur faire remarquer que la signification du premier est plus large que celle du second) ; puis une lingère et ne repasseuse.
LE MAÎTRE.
— Bien, mes enfants. Vous voyez donc qu'il
y a certains métiers qui sont surtout exercés par des hommes, d'autres qui sont surtout exercés par des femmes. - Pourquoi? C'est que les premiers, n'est-ce pas? exigent plus de force et causçnt une plus grande fatigue que les seconds, et que les hommes sont en général plus forts que les femmes. Or, de même qu'on dit un homme, tandis qu'on dit une femme, on dit un maçon, tandis qu'on dit une couturière ou une blanchisseuse. Je sais bien qu'on dit aussi un tailleur ; mais c'est précisément parce que le tailleur fait surtout ceux de nos habits qui ont besoin de plus de solidité et dont par suite la confection exige plus de force. li
�- 216 On est convenu d'appeler masculins tous les noms devant lesquels on met un et féminins tous ceux devant lesquels on met une.
LE MAÎTRE.
—- Voyons, Henri, répétez-moi ce que je viens
de dire.
L'ÉLÈVE. — Monsieur, vous avez dit qu'on appelle masculins tous les noms devant lesquels on met un, et féminins; tous ceux devant lesquels on met une. LE MAÎTRE. — Donc, pour savoir si un mot est masculin ou féminin, il suffit de voir si nous le faisons précéder du mot un ou du mot une? LES ÉLÈVES. — Oui, Monsieur. LE MAÎTRE. — Mes enfants, il faut bien retenir cela. C'esl une règle, et une règle générale, c'est-à-dire que cela est vrai pour tous les noms. On aura soin, dans la même leçon et dans les leçons suivantes, de ramener quelquefois l'application de cette règle et de poser des questions pour s'assurer que tous les élèves Font bien comprise. — Ainsi, comment appelle-t-on celui qui forge le fer? - RÉPONSE. — Un forgeron, — et celle qui file la laine? une fileuse, etc., etc. LE MAÎTRE. — Maintenant, mes enfants, vous allez me citer des noms de métiers qui sont exercés à la fois par des hommes et par des femmes, souvent même par le mari et par sa femme. Ainsi comment appelle-t-on celurqui moud le grain? LES ÉLÈVES. — Un meunier. LE MAÎTRE. — Et sa femme? LES ÉLÈVES. — Une meunière. LE MAÎTRE. — Et celui qui fait le pain? LES ÉLÈVES. — Un boulanger. LE MAÎTRE. — Et sa femme? LES ÉLÈVES. — Une boulangère, etc., etc; Il ne sera pas difficile de leur faire trouver, par des
�lestions analogues : un pâtissier, une pâtissière, — un ucher, une bouchère, — un charcutier, une charcutière, un épicier, une épicière, etc., elc. J'insiste pour-qu'on leur dise rien, pour qu'on leur fasse trouver tout, et ns un certain ordre ; ainsi, il était naturel, ici, de leur ire trouver d'abord ceux qui nous fournissent le pain, liment indispensable, celui qui fait le fond principal de Ire nourriture ; puis, ceux qui nous fournissent la viande ; suite, ceux qui nous fournissent les assaisonnements, est une chose qui a plus d'importance qu'on ne croit. ■Ile méthode pratiquée avec intelligence et d'une manière ivic, ne peut manquer de donner aux enfants des idées sles, de les habituer à rapprocher des choses qui s'apllent naturellement, de leur former le jugement par confient, S'agit-il, par exemple, de leur faire trouver ceux li nous fournissent la viande que nous mangeons? — Ils pondront : c'est le boucher, et la femme qui la vend appelle la bouchère. — Sans doute, ajouterez-vous, s'il agit de bœuf, de veau ou de mouton ; mais s'il s'agit de rc? Est-ce que celui qui tue les porcs s'appelle encore le ucher? — Non, Monsieur, il s'appelle un charcutier. — t sa femme? — une charcutière ; et ainsi de suite. On ne M pas en peine de leur faire trouver un chapelier, une apelière, — un bijoutier, une bijoutière, — un teinturier, e teinturière, — un passementier, une passementière, etc. nleur apprendra, s'ils ne le savent pas, ce qui arrivera Kent clans les écoles de village, ce que c'est qu'un pasœentier, etc., etc., et ainsi du reste, l'instituteur donnera ensuite un ou plusieurs devoirs f les noms des animaux domestiques, qu'on fera précéder ii mot le et la (quand l'occasion s'en présentera, il dira (lue c'est qu'une élision) ; puis, une série de devoirs où e * noms seront précédés do ce ou cet (il dira clans quel °n remplace ce par cet), et de celle : il fera écrire, par
�- 248 exemple, les noms des arbres fruitiers qui se trouvent dan les jardins, ceux des fleurs connues des enfants, etc..; un autre série où des noms seront précédés de mon ou de m (il saisira la première occasion qui se présentera pour dit dans quels cas,on remplace ma par mon, même devant u nom féminin) ; il pourra choisir comme sujet de devoir le diverses espèces de parenté, mon père, ma mère; m oncle, ma tante ; mon cousin, ma cousine, etc... ; enfin, un dernière série où des noms seront précédés d'un mot indi quant, soit un nombre précis, comme vingt livres, tel francs, soit un nombre approximatif comme quelques, pk sieurs, etc. Il pourra toutefois ajourner cette dernière séri jusqu'au moment où il fera recommencer tous ces devoii ou des devoirs analogues avec le signe du pluriel. 11 va d soi qu'il se contentera de donner la règle générale del formation du pluriel dans les noms, avec les exceptions le plus importantes, dont il ne parlera du reste que lorsao les noms trouvés par les élèves lui en fourniront l'occasio Faisant alors un retour sur tous ces devoirs, il ferai marquer à ses élèves que ces petits mots un, mie, — le, l — ce, cette, — mon, ma, — un, dix, quelques, etc., do~ on fait précéder le nom, ont pour fonction et pour eff d'en préciser la signification, d'en indiquer le sens d'un manière plus exacte. Ce sont des de'terminatifs ; parce qu déterminer, c'est restreindre, préciser. Ainsi, quand je dl un livre, jè parle d'un livre quelconque; le sens du m livre reste très vague, il peut s'appliquer à tous les livres si je dis le livre, c'est que je parle d'un livre dont il a déj été question : ce n'est déjà plus le premier livre venu; je dis ce livre, il est impossible d'indiquer l'objet d'un manière plus précise, puisque je le montre en le non niant, etc., etc. (t). (1) Ces quelques exercices suffisent pour faire connaître et coi
�-
249 -
Exercices d'invention et de style.
1° LE JOUR ET LA NUIT.
Un élève est au tableau, la craie à la main, tout prêt à 'crire. C'est à lui d'abord que le maître pose la question ; îais chaque fois que celui-ci hésite à répondre, il s'adresse i un de ses camarades, et au besoin, à toute la classe.
LE MAÎTRE.
— Voyons, mon enfant, qu'est-ce qui vient
près le jour?
L'ÉLÈVE.
—
La nuit.
— Écrivez, mon ami. • .
LE MAÎTRE. L'ÉLÈVE. LE
— Quoi? Monsieur. MAÎTRE. — Mais, ce que vous venez de dire. Qu'avez— J'ai dit la nuit. — Sans doute; mais faites une phrase plus question.
ous dit?
L'ÉLÈVE. LE MAÎTRE.
complète, en reproduisant les mots de ma Voyons; vous avez dit, n'est-ce pas?
lient la
qu'après le jour
nuit.
— Oui, Monsieur.
L'ÉLÈVE.
prendre la marche à suivre. Nous ne nous dissimulons pas pourtant eji'ils demandent, pour être bien conduits, une préparation préalable, et un travail qui ne sera pas toujours possible aux instituteurs, déjà si occupés d'ailleurs. Aussi conseillerions-nous de les faire alterner ivec de petites dictées qu'on écrirait au tableau noir, et dans lesquetles on ferait souligner : d'abord, les noms en général ; puis, es noms propres seulement ou les noms communs seulement; puis les noms masculins, les noms féminins; les noms qui sont au singulier, ceux qui sont au pluriel. On ferait de même pour les adjectifs, à propos desquels on expliquerait la règle générale d'aceorcl, etc., etc. On arrivera ainsi au même'but, avec cette différence pourtant que les élèves auront été moins excités à chercher, ù réfiéchir; que, par suite, leur esprit aura été moins cultivé. Mais à ■ impossible nul n'est tenu. (On pourra consulter avec fruit pour ce senre d'exercices les cahiers d'un instituteur, par Subercaze. Lib. Delalain.)
�- 230 LE MAÎTRE.
— Eh bien! écrivez : après le jour
mu
nuit. L'élève écrit.
" LE MAÎTRE. L'ÉLÈVE. — LE MAÎTRE.
— Et après la nuit?
Après la nuit revient le jour.
— Écrivez et réunissez vos deux phrases ps
le mot et comme vous le feriez en parlant. Voyons, von aurez? Après le jour vient la nuit, et après la nuit remit le jour.
LE MAÎTRE. L'ÉLÈVE. — LE MAÎTRE.
— Quand commence le jour?
Quand le soleil se lève.
— C'est bien ; mais vous ne pouvez pas tlii
seulement quand le soleil se lève, cela n'aurait pas de sens Voyons, faites comme tout à l'heure, une phrase complète présentant un sens, qu'on puisse prononcer seule, en re produisant les mots de ma question. L'ÉLÈVE. — Le jour commence quand le soleil se lève. LE MAÎTRE. — Bien ; écrivez. — Et quand finit-il? L'ÉLÈVE. — H finit quand le soleil se couche. LE MAÎTRE. — Béunissez vos deux réponses par le u et, comme vous l'avez fait tout a l'heure. Alors von aurez ?
L'ÉLÈVE. — JuC jour commence quand le soleil se lève, eli finit quand te soleil se couche. LE MAÎTRE. — Bien, mon ami ; écrivez cela sur le tableau
LE MAÎTRE.
— Les jours ont-ils toujours la même lon-
gueur?
L'ÉLÈVE.
— Non, Monsieur.
�- 251 LE MAÎTRE. L'ÉLÈVE. — LE MAÎTRE. L'ÉLÈVE. — LE MAÎTRE.
— Quand sont-ils plus longs?
En été.
— Et quand sont-ils plus courts ?
En hiver.
— Voyons, faites votre phrase.
Les jours sont plus longs pendant l'été et plus courts pendant l'hiver. LE MAÎTRE. — Bien, mon enfant. Et les nuits? L'ÉLÈVE. — Monsieur, c'est le contraire. LE MAÎTRE. — Comment ! c'est le contraire? L'ÉLÈVE. — Oui, Monsieur. Les nuits sont plus courtes en été et plus longues en hiver. LE MAÎTRE. — iNe pourriez-vous pas réunir vos deux phrases et les opposer Tune à l'autre ? L'ÉLÈVE. — Oui, Monsieur. LE MAÎTRE. — Comment? L'ÉLÈVE. — En mettant entre les deux au contraire. LE MAÎTRE. — Eh bien ! voyons, faites maintenant votre phrase complète. L'ÉLÈVE. — Les jours sont plus longs pendant l'été et plus, courts pendant l'hiver; au contraire, les nuits sont plus longues pendant l'hiver et plus courtes pendant l'été.
L'ÉLÈVE. —
LE MAÎTRE.
— Bien, mon enfant. Et que fait-on pendant
le jour?
L'ÉLÈVE.
— Monsieur, on travaille. — Alors le jour est le temps du travail. — Et pendant la nuit, que fait-on? — Alors, la nuit est le temps"! — Oui, Monsieur. — Monsieur, on dort.
LE MAÎTRE. L'ÉLÈVE.
LE MAÎTRE. L'ÉLÈVE.
LE MAÎTRE. L'ÉLÈVE. —
Du repos.
�- 252 -
LE MAÎTRE.
— Très bien, mon enfant. Allons, faites mainPendant te jour on travaille, et pendant k
tenant avec ces deux réponses une phrase complète.
L'ÉLÈVE. —
nuit on dort. Le jour est le temps du travail ; la nuit, m contraire, est le temps du repoi.
LE MAÎTRE.
— Effacez maintenant tout ce que vous avez
écrit sur le tableau et allez à votre place. Vous reproduirez comme devoir écrit sur votre cahier toutes les phrases que nous avons faites ensemble et que vous avez écrites au tableau. Pour aider les élèves et leur rendre la tâche encore plus facile, le maître pourra écrire sur le tableau les questions qu'il a posées, les unes à la suite des autres; l'élève n'aura qu'à transcrire les réponses dans le même ordre. Il va de soi qu'il serait mieux encore que le maître eût deux tableaux noirs à côté l'un de l'autre et qu'il eût écrit toutes les questions, avant la classe, sur celui de gauche ; les réponses se trouveraient sur celui de droite, en face des questions. Ou encore, s'il n'a qu'un tableau, et qu'il puisse le retourner, il pourrait écrire ses demandes au revers et le retourner quand la leçon serait finie. Qu'il s'arrange, en un mot, de façon à ce que les élèves, la leçon terminée, aient sous les yeux les questions qu'il leur a posées, et que celles-ci puissent les guider dans le devoir qu'ils vont avoir à faire. Nous rappellerons à l'instituteur que ce petit devoir doit avoir éLé préparé par lui avant la classe, et d'une manière générale, que rien de ce qui peut se faire avant l'entrée des élèves ne doit se faire pendant la classe. Aussitôt en effet qu'il a terminé sa leçon et qu'il a créé à une division une occupation intelligente et utile, il se doit à une autre division. Les élèves reproduiront donc le devoir suivant :
�- 233 -
Le jour et la nuit.
Après le jour vient la nuit, et après la nuit revient le jour. Le jour commence quand le soleil se lève, et il finit quand le soleil se couche. Les jours sont plus longs pendant l'été et plus courts pendant l'hiver ; au contraire, les nuits sont plus courtes pendant l'été et plus longues pendant l'hiver. Pendant le jour, on travaille et pendant la nuit on dort ; le jour est donc le temps du travail, et la nuit, le temps du repos.
Si quelques élèves ne reproduisaient pas textuellement le devoir tel qu'il aurait été fait au tableau noir, il n'y aurait pas lieu de s'en plaindre. Ce qu'il s'agit, en effet, d'excrçer chez eux, c'est l'intelligence et la réflexion, bien plus encore que la mémoire. N'oublions pas que cet exercice a pour but de leur apprendre à penser et à exprimer leurs idées. Ce devoir est bien peu de chose ; cependant un résultat est acquis. Les enfants ont été amenés à réfléchir, à se rendre compte de quelques-unes de leurs idées, à les distinguer,, à les disposer dans un certain ordre, à les exprimer en français. Le maure a repris leurs expressions impropres ou défectueuses ; il les a corrigées, ou mieux encore il les leur a fait corriger à eux-mêmes. Il leur a appris un peu d'orthographe usuelle : par exemple,.que temps s'écrit temps; peut-être même ûn peu d'orthographe grammaticale : par exemple, que lorsqu'un mot est au pluriel, c'està-dire lorsqu'il exprime plusieurs choses de la même espèce, il s'écrit avec un s à la fin; ainsi, le jour, les jours; — uu'on dit un jour bien long et une nuit bien longue, etc. Ce
11*
�-m—
sera peut-être le cas de leur rappeler, s'ils la savent, de leur apprendre, s'ils ne la savent pas, la règle générale d'accord de l'adjectif avec le nom auquel il se rapporte. Enfin, il pourra leur faire remarquer qu'après chaque phrase, quand le sens est fini et complet, on met un point, et que dans le corps de chaque phrase, là où on s'arrête en la prononçant, il y'a lieu de mettre un point-virgule ou une simple virgule, selon qu'on s'arrête plus ou moins longtemps. 11 ne lui sera pas difficile de trouver des sujets analogues à celui-ci sur la division du temps. Ainsi, combien faut-il de jours pour faire une semaine? Nommez-les. — Que faiton le jeudi ? le dimanche? etc. Combien y a-t-il de mois dans l'année? — Nommez-les. — Sont-ils tous de même durée? — Combien faut-il de jours pour faire un mois? etc. — Que fait-on dans tel mois? En général il choisira celui dans lequel on se trouve et il en décrira successivement les diverses occupations. er Il aura ensuite l'année qui commence au 1 janvier, et qui finit au 31 décembre, qui comprend trois cent soixantecinq jours, et quelquefois trois cent soixante-six, etc. 11 pourra dire qu'il s'est passé plus de dix-huit cents ans depuis la naissance de Jésus-Christ, que le monde existait déjà avant Jésus-Christ, etc., etc. Il pourra également parler de la division du jour en heures, minutes, secondes.
LE MAÎTRE. — Voyons, mes enfants, à quelle heure êtesvous venus à l'école ce matin? A quelle heure sortirez-vous? Combien d'heures par conséquent serez-vous restés en classe? Qu'avez-vous fait de telle heure à telle heure? — Combien y a-t-il d'heures dans un jour? Quand il faut préciser, par exemple, entre dix et onze heures, que faut-il ajouter?... Combien y a-t-il de minutes dans une heure? Est-il bien utile de compter par minutes? Dans quelles circonstances etc.
�- 285 Évidemment les maîtres ne seront pas embarrassés pour imaginer eux-mêmes de petits sujets semblables à celui qui est traité plus haut. Ils en trouveraient du reste qui sont tout traités dans les livres de lecture que leurs élèves ont entre les mains. Au fond ce que nous leur conseillons, ce sont de petites leçons de choses qu'on fait écrire après les avoir fait composer oralement. Nous voulons du reste plutôt leur tracer une méthode que leur donner des modèles ; car, nous sommes persuadé que la meilleure leçon sera toujours celle qu'ils auront composée eux-mêmes, fût-elle défectueuse par plus d'un endroit. Qu'ils le sachent bien, rien ne peut suppléer à leur initiative propre ; il faut qu'ils paient de leur personne et se dépensent eux-mêmes, s'ils veulent obtenir des résultats. 2°
L'HIVER.
« Il y a quatre saisons dans l'année : le printemps, l'été, l'automne et l'hiver. « L'hiver vient après l'automne. Quand l'hiver arrive, il fait froid, quelquefois même très froid ; le ciel est gris, il se couvre de gros nuages ; il pleut souvent ou encore il neige ; on ne voit plus le soleil ; les arbres n'ont plus de feuilles, on dirait qu'ils sont morts ; les oiseaux ne font plus entendre leurs chants : tout est triste. « L'eau gèle dans les étangs et sur les rivières ; elle se durcit et devient une glace solide sur laquelle on va patiner. L'air rougit nos mains ; le froid nous donne l'onglée. Aussi on ne sort plus guère ; chacun reste chez soi au coin du feu ; il fait bon alors d'avoir du bois pour se chauffer ; c'est surtout dans cette saison que les pauvres sont malheureux. « Cependant le soir, à la veillée, les parents et les amis se réunissent quelquefois pour travailler ensemble. Les hommes tressent des paniers et des corbeilles d'osier ; les
�- 256 femmes filent et tricotent ; les enfants épluchent des graines ou lisent des histoires que tout le monde écoute ; chacun se rend utile comme il peut. « L'hiver dure trois mois : en décembre, janvier et février ; mais la saison dos froids commence souvent avec le mois de novembre et quelquefois elle se continue pendant le mois de mars. » Nous choisissons cette composition parmi celles que plusieurs maîtres ont bien voulu nous envoyer, et nous la publions telle que nous l'avons reçue. Elle n'est pas bien merveilleuse ; encore soupçonnons-nous fort le maître d'y avoir un peu mis la main et de l'avoir retouchée ; mais enfin c'est un commencement. L'élève qui sait construire une proposition et l'unir à une autre avec laquelle elle a quelque rapport, est dans la voie ; il ne lui reste plus qu'à marcher. Et puis des exercices de ce genre, si imparfaits qu'ils soient, ont un immense avantage : c'est qu'ils habituent l'enfant à se rendre compte de ce qu'il voit, à concevoir nettement ses idées, à les comparer entre elles, à juger, à réfléchir ; à ce titre ils valent mieux cent fois que des compositions beaucoup plus parfaites, mais où il n'aurait fait que reproduire d'une manière plus ou moins exacte un morceau qui lui aurait été lu d'abord. Ce n'est point seulement sa mémoire qu'il exerce, c'est son intelligence tout entière, c'est son esprit lui-même qu'il développe. Voici par quelle suite de questions on peut amener les réponses dont l'ensemble constitue ce devoir : Combien y a-t-il de saisons dans l'année? — Nommez-les. — Après quelle saison vient l'hiver? — Quand l'hiver arrive, fait-il encore chaud? — De quelle couleur est le ciel? — Est-il encore clair et pur comme pendant les beaux jours de l'été? — Que tombe-Hl souvent? — Voit-on encore le soleil? — Les arbres sont-ils encore verts, couverts do feuillages? —
�— 257 — Quel aspect ont-ils ? — Entend-on encore le chant des oiseaux? — L'hiver est-il une saison triste? etc., etc. L'hiver produit-il encore d'autres effets?—.Voyons, sur l'eau? sur nous? sur nos mains? Sort-on beaucoup pendant l'hiver? etc.. Que fait-ore à la veillée? Les hommes? les femmes? les enfants? Combien l'hiver dure-t-il de temps? — Exactement? etc , etc.. 3°
LA FENÊTRE.
1. — Combien la classe a-t-elle de fenêtres? R. — La classe a X.... fenêtres. 2. — Vers quels points cardinaux sont-elles tournées? R. — Trois d'entre elles regardent le levant, les deux autres donnent au couchant. 3. — Pour faire ces fenêtres, quels ouvriers a-t-il fallu ? R. — Pour faire ces fenêtres, il a fallu un maçon, un menuisier, un vitrier et un peintre. L — Qu'a fait le maçon ? R. — Le maçon, en construisant la maison, a dû laisser une ouverture rectangulaire de X... mètres de haut sur X... mètres de large. 5. — Et le menuisier? R. — Le menuisier a fait le châssis et l'a fixé dans cette ouverture. 6. — Pourquoi les barreaux du châssis sont-ils si minces? R. — Les barreaux du châssis sont minces parce que, s'ils avaient été gros et larges, ils auraient empêché la lumière d'entrer dans la classe (obstrué la lumière). 7. — Qu'a fait le vitrier? R. — Le vitrier, à son tour, a mis les carreaux. R. — Combien y a-t-il de carreaux a chaque fenêtre? Quelle est leur forme? Quelles sont leurs dimensions?
�- 238 — R. — 11 y a, à chaque fenêtre, six (ou huit) carreaux, de forme rectangulaire, qui ont X... en hauteur sur X... de largeur. , 9. — Tous ces carreaux sont-ils fixes? Combien y en a-til qui ne sont pas fixes? Comment sont-ils? Pourquoi! Comment les appelle-t-on? R. — Ces carreaux ne sont pas tous fixes ; trois d'entre eux sont mobiles, afin qu'on puisse les ouvrir pour renouveler l'air. On les appelle des vasistas? 10. — Qu'a fait le peintre? Est-ce seulement pour lui donner plus de durée qu'il a recouvert la fenêtre de peinture? R. — Le peintre a recouvert le châssis et les barreaux de la fenêtre d'une couche de peinture pour les protéger contre la pluie et les empêcher de se pourrir, et aussi pour leur donner plus de propreté et de beauté. 11. — Le peintre n'a-t-il pas mis aussi une couche de couleur sur certains carreaux? Sur lesquels? Pourquoi pas sur tous? Pourquoi s'est-il servi de couleur blanche? Pourquoi une couche peu épaisse? R. — Le peintre a aussi recouvert les carreaux du bas d'une mince couche de couleur blanche, pour que les enfants ne puissent pas voir ce qui se passe dans la rue. 12. — En voyant toutes les précautions qu'on a prises pour que vous fussiez bien à l'école, quel sentiment éprouvez-vous? R. — Je ne puis remarquer toutes les précautions qu'on a prises afin que nous fussions bien à l'école, sans éprouver un sentiment de reconnaissance pour les autorités qui en ont surveillé la construction. Observations et conseils. 1. — Il est évident que le devoir doit avoir pour objet,
�- 239 non pas des fenêtres quelconques, mais les fenêtres mêmes de votre classe. 3. — Peut-être pourrait-on ajouter le serrurier, qui a ferré la fenêtre ; mais le devoir est déjà assez long, et l'on peut supposer que le menuisier s'en est chargé. 4. — Demandez à vos élèves de donner ces dimensions à vue d'œil ; puis vous ferez mesurer la hauteur et la largeur de la fenêtre, et vous donnerez un bon point à celui dont la réponse aura le plus approché des dimensions exactes. Expliquez le mot rectangulaire ou plutôt rappelez-leur la définition du rectangle qu'ils ont vue dans leur cours de dessin. Faites-leur remarquer les avantages qu'il y a à entourer les portes et les fenêtres de pierres de taille; les pentures y sont scellées plus solidement, etc. 6. — Faites distinguer ces deux idées : gros et larges, ainsi que leurs contraires : petits et minces. Amenez successivement les trois mots : empêcher la lumière de passer, boucher, obstruer la lumière. 9. — Vous pouvez insister sur la nécessité de renouveler fréquemment l'air de la classe. Pourquoi ? N'aurait-on pas pu le renouveler en ouvrant la porte ou les fenêtres ? Quels inconvénients? Les courants d'air qui substituent brusquement une température à une autre et qui auraient passé sur le corps des élèves. Avantages du renouvellement de l'air dans les parties supérieures de la classe. Demandez à vos vétérans une phrase de plus sur cette idée que vous aurez développée oralement. 10. — Faites remarquer que ce n'est pas seulement pour que ce soit plus beau qu'on met de la couleur sur les voitures, sur les portes, sur les fenêtres, comme les enfants doivent naturellement se l'imaginer; mais encore pour leur donner plus de durée en empêchant la pluie de pénétrer dans les fentes du bois et de le pourrir.
�-m11. — Pourquoi les carreaux du bas seulement? Inutile de mettre de la couleur sur ceux du haut, et puis s'il y en avait sur tous les carreaux, on ij verrait moins bien. Pourquoi de la couleur blanche? Une autre couleur aurait Iota tement bouché ta lumière. Pourquoi une couche mince') Parce qu'une couche épaisse, même de couleur blanche, n'aurait pas suffisamment laissépasser la lumière. Pourquoi faut-il que les enfants ne puissent pas voir, de la classe, ce qui se passe dans la rue ? Parce que cela les distrairait et qu'ils ont besoin d'être attentifs aux leçons du maître, etc.. Rien de plus propre que toutes ces questions à développer chez les enfants l'esprit d'observation, à leur exercer et à leur former le jugement. 12. — Faire remarquer à des enfants tout ce qu'ils doivent à une société pour laquelle ils n'ont encore rien fait, leur inspirer du respect pour les autorités qui en sont, en ce qui les concerne, les agents et les représentants, c'est les amener insensiblement à l'habitude de l'obéissance et exciter en eux l'amour de la patrie.
Cours moyen.
Dictées.
1° ASPECT DES BOIS COUPÉS EN AUTOMNE.
Je ne sais rien de plus touchant que la vue des bois coupés en automne. Les grands arbres abattus, à demi cachés par les herbes, jonchent le sol ; leurs
�— 261 — branches brisées et leurs feuilles froissées pendent vers la terre. La sève rouge saigne sur leurs blessures, ils gisent épars, et, parmi les buissons verts et humides, on aperçoit de loin en loin les troncs inertes et lourds qui montrent la large plaie de la lâche. Les bois deviennent alors silencieux et mornes, mie pluie fine et froide ruisselle sur les feuillages qui vont se flétrir ; enveloppés dans l'air brumeux, tomme dans un linceul, ils semblent pleurer ceux qui sont morts. Le maître lira ce morceau à haute voix et lentement ; puis il le dictera. Un de ses élèves les plus faibles répétera après lui, à mesure qu'il les écrira, tous les mots dictés, soit chaque mot isolément, soit deux ou trois mots à la fois formant un sens complet. C'est un moyen de s'assurer qu'on ne va pas trop vite. La dictée une fois terminée, il laissera à ses élèves cinq minutes pour la relire et la corriger ; il pourra pendant ce temps préparer du travail à d'autres élèves, voir ce que fait une autre division. — Il commencera alors la correction, c'est-à-dire qu'il fera successivement épeler tous les mots. Il appellera l'attention de ses élèves sur ceux qui présentent le plus de difficultés : automne, troncs, plaie, ruisselle, linceul, etc., etc. — Quand il rencontrera l'application d'une règle de grammaire, il la leur signalera ; au besoin, il la leur fera écrire, s'il craint Qu'ils ne l'oublient : ainsi, à propos de coupés, abattus, cachés, etc., etc., il citera la règle du participe passé employé sans auxiliaire ; à demi, à moitié, locution adverbiale, qui reste toujours invariable ; gisent, verbe défectif, etc. Cette dictée corrigée au point de vue de l'orthographe usuelle et de l'orthographe grammaticale, il l'expliquera au point de vue du sens des mots. Ainsi :
�- 262 Automne, celle des quatre saisons de l'année qui est entre l'été et l'hiver. Jonchent, joncher, parsemer la terre de joncs, et par extension, de feuilles, de branches ; ici, couvrent la terre; sur laquelle ils sont répandus çà et là. Froissées, qui ont été pressées, écrasées, pliées en tous sens irrégulièrement. Pendent, se penchent, s'inclinent vers la terre, où elles seront bientôt ensevelies. Sève, liquide que les plantes puisent, par leurs racines, dans le sein de la terre, et dont elles se nourrissent ; la sève est pour elles ce que le sang est pour les animaux. Saigne, pris ici clans le sens neutre ; expliquer qu'il peut avoir un sens actif. L'auteur a prêté du sentiment aux arbres ; rien d'étonnant dès lors qu'ils lui semblent avoir du sang et saigner comme des êtres animés et sensibles. Blessures, plaie, qui viendront plus loin, ne sont que la continuation de la même pensée. Gisent épars, sont étendus çà et là sur le sol, sans aucun ordre. Buissons verts et humides, quelques touffes d'arbres, d'une nature particulière, qui conservent leur couleur verte plus longtemps, quelquefois même pendant tout l'hiver. Citer des exemples empruntés aux bois environnants. Ils sont humides, soit à cause de la pluie qui tombe plus fréquemment à cette saison de l'année, soit à cause du froid qui condense les vapeurs de l'air et les transforme en gouttelettes. Inertes, qui paraissent ne plqs vivre ; montrent, laissent voir. Mornes, qui semblent tristes, abattus. Pluie fine, composée de petites gouttes ; ruisselle, coule comme un ruisseau. Feuillages, amas de feuilles, qui sont encore vertes, mais qui vont se faner, se dessécher, perdre leur couleur.
�- 263 Brumeux, chargé d'un brouillard épais. Linceul, drap de toile dans lequel on enveloppe les morts pour les ensevelir. L'air brumeux qui les entoure leur forme une sorte de manteau ; mais ce manteau devient un linceul, parce qu'il semble qu'ils vont mourir. Enfin le maître aura soin de faire remarquer à ses élèves comme tous ces détails ont été bien observés et comme ils sont bien peints! Il insistera surtout sur cette idée que l'auteur a continuellement cru voir dans ces arbres des êtres animés, capables comme nous de souffrance : de là l'intérêt qu'il leur porte et l'émotion qui le gagne quand il les contemple. Il lui semble voir souffrir des êtres semblables à lui. — Ce bois dévasté le fait songer aussi à l'aspect d'un champ de bataille, le lendemain du combat : ces arbres qui jonchent le sol, ce sont les cadavres qui sont restés étendus çà et là sur la terre ; ces branches brisées, ces feuilles froissées, etc., ce sont des membres cassés, des chairs pantelantes et meurtries, etc. — Et ce linceul par lequel se termine la description! Comme il imprime plus profondément encore dans notre âme l'image de la mort! Il est impossible que la vue d'un pareil spectacle n'ait pas quelque chose de touchant et n'excite pas en nous une pitié compatissante, etc., etc. Le maître, par des questions habilement posées, provoquera la réflexion de ses élèves et tâchera de les attendrir sur le sort de ces pauvres arbres. S'il arrive à émouvoir leur sensibilité, à faire poindre en eux un sentiment délicat, il aura commencé à les élever. — Ce serait un résultat plus précieux encore que de leur avoir inculqué la règle du participe passé conjugué sans auxiliaire.
�2°
LA FERME DES BERTEAUX.
C'était une ferme de bonne apparence. On voyait dans les écuries, par le dessus des portes ouvert, de gros chevaux de labour qui mangeaient tranquillement dans des râteliers neufs. Le long des bâtiments s'étendait un large fumier ; de la buée s'en élevait, et, parmi les poules et les dindons, picoraient dessus cinq à six paons, luxe des basses-cours cauchoises. La bergerie était longue, la grange était haute, à murs lisses comme la main. Il y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs colliers, leurs équipages complets, dont les toisons de laine bleue se salissaient à la poussière fine qui tombait des greniers. La cour allait en montant, plantée d'arbres symétriquement espacés, et le bruit gai d'un troupeau d'oies retentissait près de la mare.
Explication de celte dictée au point de vue : ln de l'orthographe usuelle ; 2° de l'orthographe grammaticale ; 5° du sens des mots; 4° de la composition.
1°
Orthographe usuelle.
Les Berteaux était le nom de la ferme. Comme c'est un nom propre que les élèves ne peuvent pas connaître, il faut le leur épeler. Appeler leur attention sur la manière dont s'écrivent les .mots apparence (deux p) ; chevaux (sans e après le v) ; labour
�— 265 — (sans e à la fin); tranquillement (deux/); râtelier (accent circonflexe sur l'a) ; bâtiment (un accent circonflexe sur l'a et pas sur l'i) ; buée (avec deux é) : picoraient ; paons ; cauchoises ; lisses ; hangar (sans d à la fin) ; charrettes (avec deux r). (Tous les dérivés de char : charrette, charrier, charroi, charron, charrue prennent deux r ; chariot est le seul qui n'en a qu'une. C'est une irrégularité qui est sans raison et qui dès lors complique inutilement l'orthographe.
L'Académie
fera bien de rétablir la régularité, d'autant plus
LITTRÉ.)
que dans les livres imprimés au xvir2 siècle, chariot a souvent deux r. — tissaient; mare. fouets ; colliers ; toison; salissaient; poussière; symétriquement ; espacés; oies; reten-
2° Orthographe grammaticale. Ouvert, au masculin singulier, se rapporte à dessus, adverbe pris substantivement et par suite précédé de l'article, et non à portes. Ce ne sont pas les portes qui sont ouvertes, mais seulement la partie supérieure, le dessus.
11
faut
admettre que les portes sont composées de deux parties distinctes : la partie inférieure, qui reste fermée pour empêcher les bêtes qui sont dans l'écurie de sortir, et la partie supérieure, qu'on laisse ouverte pour leur donner de l'air. A plus forte raison le dessus des portes no veut-il pas dire ce qui est au-dessus de la porte, la pierre qui la surmonte. De, et non pas deux, qui fait un faux sens. Deux chevaux de labour n'auraient pas suffi pour donner l'idée d'une ferme de bonne apparence. — De au lieu de des à cause de l'adjectif gros qui précède le substantif. S'en élevait, sortait de ce fumier et s'élevait au-dessus. . Parmi, au milieu de, préposition qui ne s'emploie que devant un nom pluriel ou collectif.
�- 266 Dessus, adverbe sans complément, pour par-dessus. A, dans le sens de ou, pour marquer un nombre indéterminé, a le sens de environ. « On lisait dans Favant-dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : II y avait sept A huit personnes dans celle Assemblée. La dernière édition et tous les grammairiens modernes condamnent cette locution. On ne peut employer la proposition à qu'entre deux nombres qui en laissent supposer un intermédiaire, ou qu'entre deux nombres consécutifs, quand il s'agit de choses qu'on peut diviser par fractions. Mais dans l'exemple cité il faut la conjonction ou parce qu'une personne ne se divise pas. Les bons auteurs ont reconnu la règle donnée ici. » (LITTRK.) Pour être grammaticalement correct, l'auteur eût donc dû dire : cinq ou six paons, parce qu'un paon ne se divise pas. Cette faute, qui est assez fréquente, provient d'une extension non raisonnée du cas où-la locution convient : Sept A huit mètres, au cas où elle ne convient pas : Sept A huit personnes, cinq A six paons. Luxe, apposition à paons. Ce substantif ne prend pas la marque du pluriel, parce que d'abord il ne s'emploie pas au pluriel, mais aussi parce qu'il faut plusieurs paons pour constituer le luxe. Basses-cours, substantif composé d'un adjectif et d'un substantif. L'adjectif s'accorde avec le substantif. Fouets, colliers, équipages sont au pluriel, parce que, pour deux charrettes et quatre charrues, il en fallait plusieurs ; cependant on comprend qu'équipages pourrait, à la rigueur, s'écrire au singulier comme résumant l'ensemble des objets nécessaires au service des charrettes et des charrues. Bleue, au féminin singulier, se rapporte à laine et non à toisons. Se salissaient à, verbe pronominal pouï étaient salis par. \
�~- 2<r7 Plantée, féminin singulier, se rapporte/t cour; espacés, au masculin pluriel, se rapporte à arbres.
3° Sens des mots. de bonne apparence. Apparence, ce qui apparaît d'abord aux yeux quand on s'en approche ; bonne, dans le sens de belle ; c'est-à-dire que ce qu'on en voyait faisait supposer qu'elle renfermait tout ce qui doit se trouver dans une ferme riche et bien tenue. Les chevaux de labour sont destinés à labourer la terre. On distingue également des chevaux de selle, des chevaux de carrosse, etc., qui doivent avoir des qualités différentes et spéciales. Le long de signifie auprès, mais en suivant le mur dans toute sa longueur. S'étendait fait image et dit plus que était, c'est-à-dire qu'il était disposé sur une grande étendue. Buée, primitivement lessive, et par extension vapeur humide. Il s'agit ici de cette vapeur humide qui se dégage parfois du fumier et s'élève au-dessus. De ta buée est un partitif, pour des vapeurs de buée. Picoraient, ici verbe neutre sans régime, a pour sujet paons. Picorer signifie proprement aller à la maraude pour voler des vivres ; — se dit très bien des abeilles qui sucent des fleurs. Le substantif picorée signifie maraude, action de butiner. On dit très bien aller à la picorée. — Ce n'est pas que les paons fussent à la maraude ; mais ils becquetaient les grains un peu à la dérobée, toujours exposés à être poursuivis ou chassés par les autres animaux de la bassecour. Picorer se prend aussi activement. Ainsi l'on dit très bien picorer des cerises, des grains. 11 signifie aller prendre chez les voisins et renferme toujours une idée de volerie.
�Basse-cour signifie proprement une cour séparée de la cour principale, où sont les écuries, les équipages, etc. Cauchoises, du pays de Caux en Normandie, sur le bord de la mer. Les pigeons cauchois sont renommés ; une coiffe cauchoise est une sorte de bonnet très élevé que portent les femmes du pays. A murs tisses, c'est-à-dire unis, sans aspérités. Hangar, remise" ouverte de plusieurs côtés, servant à abriter les chariots, les instruments de labourage, les outils, etc. ; souvent simple toit supporté par des poteaux de bois. Toison signifie proprement ce qu'on coupe de laine chaque année sur le dos d'un mouton ; il signifie ici la peau même du mouton, avec la laine qu'il portait et qui sert à faire des housses pour les colliers des chevaux. Allait en montant, était en pente. Il fallait monter pour arriver à l'extrémité qui touchait aux bâtiments, ce qui la rendait plus saine. Symétriquement espacés, c'est-à-dire qu'ils étaient à dislance égale les uns des autres, sur des lignes droites; il y avait de la régularité, de la proportion, ce qui est d'un aspect agréable.
i° Composition. Cette description est frappante de vérité. L'auteur a su si bien nous représenter les objets suivant l'ordre clans lequel ils se présentent à celui qui arrive à la ferme, qu'il semble que nous les voyions. Et puis, comme le morceau tout entier concourt au développement de la même idée ! La ferme était de bonne apparence : voilà ce que l'auteur nous dit tout d'abord et il va nous le prouver. Rien n'y manque ; tous les objets nécessaires y sont en abondance. D'abord les portes des écuries, au lieu d'être d'une seule pièce, sont en
�- 269 deux morceaux, ce qui permet de laisser ouverte la partie supérieure pour donner de l'air aux chevaux qui sont dans l'écurie et de fermer la partie inférieure pour empêcher les autres hètes d'y entrer. Excellente disposition qui fait déjà supposer que les animaux sont bien soignés. — Ce n'est pas tout : les chevaux de la cour sont gros, par suite forts ; ils mangent tranquillement, sans être dérangés, condition hygiénique très favorable; leurs râteliers sont neufs. Le fumier est large et il s'étend sur toute la longueur du mur; donc il est abondant. Beaucoup de fumier suppose beaucoup de paille, provenant de nombreuses récoltes. - Le détail de la buée est frappant ; l'auteur a observé et il a peint. — Partout, dans les fermes, on trouve des poules et des dindons ; mais ce n'est que dans les fermes riches, là où l'on peut se permettre du luxe, qu'on a des paons. — La bergerie est longue; donc beaucoup de moutons bien à l'aise. La grange est haute; donc beaucoup de fourrages. — Ordinairement, ce qu'on trouve dans l'intérieur des granges, c'est le mur tout nu, fait en maçonnerie grossière; J là, les murs sont lisses, unis, comme ceux d'une chambre qu'on habite. C'est du luxe. Il y a un hangar sous lequel on met les instruments de labour à l'abri de la pluie. — Et ces colliers recouverts d'une housse en laine bleue, surlaquelle tombe une poussière fine tamisée du grenier ! Comme tout cela est observé! Comme tout cela est peint! On croit le voir. Quelle vérité dans tous ces détails ! Il y a de l'espace, des arbres dont la longue file forme un agréable coup (l'œil; enfin, auprès d'une ferme il faut une mare où puissent aller barboter les canards et les oies. Tout, dans cette ferme, semble respirer la joie et le bonheur ; le bruit des oies lui-même est un bruit de gaieté et de contentement. Il nous semble, ou nous nous trompons fort, que si les instituteurs donnaient chaque matin a leurs élèves une dictée <fe ce genre ; s'ils l'accompagnaient d'explications analogues 12
�- 270 à celles que nous donnons ici ; si, après la correction, ils la faisaient transcrire sur un cahier spécial; si enfin, le soir, ils la donnaient à apprendre par cœur pour le lendemain, et s'ils la faisaient réciter après l'entrée en classe, le matin, en exigeant la reproduction de toutes les explications auxquelles, la veille, ce texte aurait donné lieu ; il nous semble, dis-je, que leurs élèves apprendraient plus de vrai français qu'ils n'en apprennent avec toutes les dictées orthographiques du monde, et surtout qu'ils trouveraient cette étude plus intéressante et plus agréable à la fois.
Exercices de composition et de style, t
Il arrive souvent qu'on a à faire savoir à une personne éloignée quelque chose qui peut se dire en quelques mots. Au lieu de lui écrire une lettre avec les formules d'usage, il est plus simple et surtout plus expéditif de lui adresser un billet qu'on remet à un commissionnaire, une carte postale, etc. ; alors on se sert généralement de la troisième personne. L'instituteur trouvera dans les incidents de la vie de chaque jour mille sujets de ce genre. Ainsi, on a un parent qui est tombé malade et l'on prie le médecin de venir le voir. LE MAÎTRE. — Voyons, mes enfants, comment allons-nous tourner ce petit billet? Si nous disions : Prière à M. le Docteur de vouloir bienvenir jusqu'à lu maison pour voir un tel... qui est malade, etc., ce serait
�une formule polie, mais un peu familière, que pourrait employer M. votre père, par exemple, surtout si le médecin auquel il s'adresse est le médecin de la famille, un ami pour ainsi dire. Si c'est vous qui étiez chargés d'écrire la lettre, il vous faudrait prendre une forme plus respectueuse à cause de votre jeune âge, et lui dire, par exemple : Monsieur le Docteur, mon père me charge, ou je suis chargé par mon père de vous prier de vouloir bien etc. Si la maladie parait dangereuse, votre lettre devra être plus pressante. Sans entrer dans de grands détails, vous devez cependant en faire connaître les symptômes les plus inquiétants. Il faut, en effet, que le médecin, en lisant votre billet, puisse soupçonner la gravité du mal, si le mal est grave, parce qu'alors il négligera, s'il le faut, des malades moins sérieusement attaqués ; au contraire, s'il ne s'agit que d'une indisposition qui ne réclame pas une médication immédiate, d'un malaise dont on souffre depuis quelques jours, vous prierez le médecin de vouloir bien entrer à la maison, quand il aura occasion de venir dans les environs, etc., etc. Les différentes formules de rédaction seraient donc : Prière à M. le Docteur de vouloir bien, etc. ; j'ai un de mes enfants qui est atteint de fièvre, etc. Son tout dévoué. ou un peu moins familier, J'ai (honneur de prier M. le Docteur de etc. ; je suisinquiet, etc. Son dévoué. ou enfin, beaucoup plus respectueux et plus poli, Monsieur le Docteur, je vous serais obligé de vouloir bien, sitôt que vous le pourrez, venir voir un de mes enfants. Agréez, ou veuillez agréer. Monsieur le Docteur, l'assurance ou l'expression de mes sentiments distingués. Votre tout dévoué, etc.
�272 On peut supposer un billet du même genre écrit à un pharmacien. Le médecin est venu ; il a prescrit des remèdes; vous envoyez l'ordonnance au pharmacien en le priant de remettre les remèdes au porteur, — de vous les envoyer par le facteur, — de vous les faire parvenir par tel moyen que vous lui indiquerez ; vous terminerez en disant que vous le paierez à la première occasion. L'important, dans tous ces sujets, c'est de n'y laisser rien de vague. 11 faut que ce soit le père ou le fils qui écrive le billet et non pas quelqu'un ; — non pas à un médecin quelconque, mais à M. un tel, résidant à tel endroit.
La série des devoirs de ce genre peut être sans fin. On va manquer de bière et l'on écrit au brasseur d'en amener le plus tôt possible ; ou bien on en a encore, -mais le moment est venu de faire sa provision de bière de mars pour l'été, LE MAÎTRE. — Voyons, mes enfants, comment allez-vous traiter ce sujet? Prenons le premier cas. Si vous supposiez qu'on est à la veille de faire les foins, que les chaleurs commencent à devenir ardentes, que les ouvriers ne peuvent pas travailler sans boire, etc. Pourtant ne développez pas trop cette idée. Ce n'est pas le sujet; ce n'est qu'une raison qui justifie votre demande et qui vous autorise à être pressant. Dans le second cas, ne pourriez-vous pas dire que vous vous y prenez de bonne heure pour faire votre demande, parce que, l'année précédente, celle qu'on vous a envoyée avait été faite un peu tard? Elle s'est mal conservée, etc. Or, vous ne pouvez pas supporter les bières courantes qui se font pendant l'été ; elles sont plates et aigrissent vite ; vous préférez faire votre provision à temps, afin d'avoir, au moment des chaleurs, une bière ferme et saine.
�- 273 Il en serait de même si l'on voulait demander du vin. On écrit à un vigneron, à un petit propriétaire du voisinage, à un marchand de la Bourgogne ou de Bordeaux, etc. Prière à M. X... de vouloir bien ni'envoyer, à l'occasion, — ou, prochainement, le plus tôt possible, — une feuillette, un fût, une pièce, une barrique — de vin conforme à l'échantillon qu'il m'a fait goûter, ou, semblable à celui qu'il m'a envoyé — qu'il a fourni à M. un tel. — Il ne serait pas bien de dire : envoyez-moi vite un fût de vin, etc. Il sera très poli de dire : Je vous prie de vouloir bien m'envoyer, — ou, veuillez, je vous prie, m'envoyer, — je vous serai obligé de vouloir bien m'envoyer, etc. etc. On terminera par : J'ai bien l'honneur de vous saluer, ou, recevez, agréez, veuillez agréer mes salutations empressées, amicales, dévouées. Le choix de tel ou tel mot, pour caractériser les salutations, dépend des rapports qu'on a avec la personne à qui l'on s'adresse. Enfin tous ces billets peuvent encore se mettre sous une autre forme : M. X...a l'honneur de saluer M. Z... et le prie de vouloir bien, etc., etc. Un homme peut toujours être respectueux envers une femme, fût-elle dans une position inférieure.
Enfin, à ce genre se rattachent encore les commandes à un marchand, à un fabricant, etc. Ainsi vous avez acheté de l'étoffe pour faire un vêtement, de la toile pour faire des chemises, etc., et vous n'en avez pas acheté assez pour ce que vous voulez faire ; il vous en manque tant de mètres, etc. Vous priez qu'on vous les envoie, — vous paierez une autre fois, — ou bien vous faites remettre l'argent par le porteur, etc.
�— 274 — Vous pouvez demander à un marchand de mercerie, par exemple, quelques articles dont vous avez besoin. 11 vous faudra les énumérer et en indiquer la quantité que vous désirez, — la qualité (dire que vous voulez du fil de telle grosseur, par exemple) — le prix (vous voudriez bien ne pas le payer plus de, etc.) Ajoutez qu'il vous les faut pour telle époque au plus tard, — indiquez la voie par laquelle vous désirez les recevoir : chemin de fer, messageries, une occasion, M. un tel ira les prendre. — En tout cas, que ces lettres répondent à des situations vraies.
Si l'instituteur a, dans sa classe, le fils d'un épicier qui achète ses marchandises à la ville voisine, il supposera une lettre du genre de celles que le père de cet enfant a continuellement occasion d'écrire. Il ne dira rien a ses élèves; mais, par ses questions, il les amènera à trouvertout.il les habituera surtout à ne jamais s'écarter du vraisemblable; cela est de la plus haute importance, s'il veut développer en eux le bon sens et leur former le jugement. Prenons le cas de l'épicier. S'il demande qu'on lui envoie du café, il doit en demander pour trois mois, pour six mois, par exemple. Il peut en demander davantage, si l'occasion d'acheter lui paraît bonne ; pourtant ce café pourra aussi s'avarier chez lui. Il y a donc un nombre de kilos qu'il est raisonnable de lui faire demander. J'insiste sur ce point. Il y a des enfants qui ne se rendent compte de rien, et qui supposeront, par exemple, que l'épicier va demander 2,000 kilos, quand, dans tout le village où il est, et dont les habitants ne se fournissent pas tous chez lui, on ne consomme pas 2,000 kilos en deux ans ! Rien d'étonnant que plus tard ils aient l'esprit faux.
�- 275 On peut ensuite supposer que le marchand a envoyé les marchandises qui lui ont été demandées. L'instituteur donnera comme devoir à ses élèves la lettre par laquelle il les annonce. 11 doit y avoir dans cette lettre des marques de zèle, d'empressement. On a essayé de bien servir, on espère que l'acquéreur sera content, etc. Ci-joint, la facture. Les élèves feront une facture réelle et détaillée.
On pourra supposer enfin que quelques-unes des marchandises envoyées ne conviennent pas, qu'on les renvoie, — qu'on demande une remise sur le prix d'achat, etc. Réponse du marchand qui en est très étonné. Il consent à reprendre ses marchandises et il en enverra d'autres ; — ou bien, il n'y a pas de sa faute, il le regrette beaucoup, il a été trompé lui-même. Il consent à faire une petite réduction sur le prix, afin qu'on les garde, etc. Même dans une lettre où l'on se plaint légitimement, on ne devra jamais se départir des règles de la politesse et des convenances.
Les instituteurs et les institutrices se plaignent généralement qu'ils ne savent quels sujets donner à leurs élèves, — que les enfants, n'ont pas d'idées. Nous croyons qu'il y a là une mine féconde à exploiter et qu'ils y trouveront facilement des sujets intéressants. Et si, quand ils en auront donné un, ils ont soin de bien préciser les situations et de poser à leurs élèves des questions qui le leur font envisager sous tous ses aspects, ils ne sè plaindront plus que leurs élèves n'ont pas d'idées et ne savent que dire.
�-m2.
Un entrepreneur quelconque a promis de faire un ouvrage pour une époque fixée. Au jour dit, l'ouvrage n'est pas terminé. Quelques jours s'écoulent ei il ne se presse pas d'en finir. — Vous lui écrivez pour lui rappeler sa promesse, et le prévenir que si, avant un nombre de jours que vous lui marquez, il ne l'a pas achevé, vous le ferez terminer par d'autres ouvriers et à son compte.
Ce sujet peut êlre présenté sous bien des formes diverses; choisissez celle qui se rapprochera le plus de faits connus des enfants eux-mêmes. — Ce peut être un charpentier, un couvreur, etc., qui n'a pas achevé à temps un hangar où vous devez serrer vos récoltes, et le moment approche où il vous faut rentrer vos foins. — Ce peut être un maçon qui devait réparer votre moulin : chaque jour de retard de sa part vous cause un préjudice réel, etc. ; — un mécanicien, qui devait vous fournir une batteuse : le moment de battre vos blés est venu et la batteuse n'arrive pas ; — c'est un instrument de labour qu'on devait vous livrer ; vous en avez besoin, et vous l'attendez en vain, etc., etc. — C'est encore un tailleur qui devait vous faire des habits, une couturière qui devait vous remettre une robe, un marchand qui devait vous envoyer des provisions, etc., etc. L'important est que cette idée ne re^te pas dans le vague, qu'elle prenne une forme précise, qu'elle s'applique à un objet déterminé, à une personne connue des enfants. Pas . de banalités ; trouvez des situations naturelles et vraies. Il faut supposer que l'époque fixée pour la remise définitive de l'ouvrage est entièrement écoulée. 11 sera bon
�aussi que les enfants s'habituent à cette idée que toutes les choses de ce monde ne se traitent pas dans la grande rigueur. Il peut se faire en effet que celui qui a fait la promesse ait été dans l'impossibilité de la tenir par des causes indépendantes de sa volonté. Le ton de la lettre sera donc ferme et énergique; il montrera qu'on est résolu à en finir; elle devra pourtant rester bienveillante, polie surtout. On n'a jamais le droit d'être impoli, ni dur, même quand on a' raison. Il faudra seulement que la menace qui termine, quoique accompagnée d'un regret, soit bien nette et ne laisse pas de cloute dans l'esprit de celui qui la lira. Dans le même ordre d'idées on pourra supposer qu'un marchand est venu acheter un veau, des moutons, du blé, des laines, etc., etc., et qu'il est en retard pour les enlever. On fera ensuite la réponse du marchand et l'on trouvera des raisons qui l'ont empêché de faire ce qu'il avait promis. Les occasions de faire des promesses et de ne pas les tenir sont nombreuses dans la vie; les maîtres et maîtresses, pour toute cette catégorie de sujets, n'auront évidemment que l'embarras du choix. Le sujet suivant a été ainsi traité par un très bon élève (l'une bonne école primaire.
MATIÈRE DICTÉE PAR LE MAITRE
Lettre à un entrepreneur qui est en retard pour les réparations qu'il doit faire à votre moulin.
Vous lui rappelez sa promesse; préjudice qu'il vous cause. — Vous regrettez de n'avoir pas conclu avec lui un marché écrit et avec dédit. — S'il ne vous envoie pas, avant nuit jours, des ouvriers en nombre suffisant, vous vous 42*
�- 278 regarderez comme délié de votre parole et vous vous adr serez à un autre.
Haut-du-Them (Hante-Saône), le 1S juin 181
Monsieur, Lorsque je me suis adressé à vous pour les réparation qu'il y a à faire à mon moulin, vous m'aviez ptomis d venir quelques jours plus tard. Cependant voilà bientôt troi semaines que je vous attends et je ne reçois de vous aucun nouvelle. — C'est un tort grave que vous me faites : nr pratiques me pressent et menacent de me quitter ; quelques unes se sont déjà adressées ailleurs. — Je regrette vraimen de n'avoir pas fait avec vous un marché par écrit et ave dédit ; au moins je serais indemnisé en partie de la petl que votre retard va me faire subir. Quoiqu'il en soit, je suis fermement décidé à ne pas vous attendre plus longtemps. — Si donc vous ne m'envoya pas, avant huit jours, des ouvriers en nombre suffisant pour que les travaux dont nous sommes convenus puissent être exécutés promptement, je me regarderai comme complètement délié de mes engagements et je m'adresserai! un autre. — Je regretterais de rompre ainsi avec vous; mais vous conviendrez que vous m'y auriez forcé. Recevez d'ailleurs, Monsieur, mes salutations amicales. • Charles
3. \ ■ JACQUEY.
Lettre à Monsieur le Préfet.
Vous avez servi comme garde mobile au siège ie Belfort en 1870-1871 ; vous avez été blesse et l'on «
�dû vous couper un bras. Rentré dans vos foyers, mus avez obtenu une pension ; mais elle est insuffisante pour vous faire vivre, vous, votre femme et vos deux enfants. Vous écrivez à M. le Préfet pour lui demander une place de facteur rural.
Sujet donné à l'examen pour le certificat d'études dans le canton de
Champagney (Haute-Saône), en 1872.
CONSEILS AUX ÉLÈVES.
Evitez de dire à M. le Préfet des choses qu'il sait aussi bien et mieux que vous ; ne vous étendez pas, par exemple, sur les incidents qui ont marqué les débuts ni les diverses phases de cette malheureuse guerre, ni sur les détails du siège de Belfort (ce que n'ont pas manqué de faire presque tous les candidats du canton de Champagney). Il est inutile également de dire quand et comment vous avez été blessé. Vous avez été blessé et vous avez un bras de moins : voilà tout ce que M. le Préfet a besoin de savoir. 11 a autre chose à faire qu'à lire vos narrations. Ne dites que le nécessaire et arrivez au fait. Vous voulez une place, vous avez des titres réels à faire valoir pour l'obtenir : il vous suffit de les exposer. Etendez-vous plutôt sur les raisons qui peuvent faire espérer que vous serez un bon employé. Dites, par exemple, que' vous avez reçu une bonne instruction primaire, que vous êtes bon marcheur. Insistez surtout sur l'impossibilité où vous êtes de faire autre chose, sur l'ardent désir que vous' avez d'être encore utile à votre pays, etc; Assurez M. le Préfet de votre reconnaissance. ,
�MATIÈRE A DÉVELOPPER.
4° Vous rappellerez aussi brièvement,que possible, que vous avez été appelé à servir comme garde mobile, que vous avez, été blessé, qu'on vous a coupé un bras, que vous êtes revenu dans vos foyers, que vous avez obtenu une pension, mais que cette pension est insuffisante pour vous faire vivre, vous et les vôtres, enfin que vous ne pouvez plus, à cause de votre infirmité, exercer le métier (lequel?) que vous exerciez avant la guerre. 2° Malgré votre amputation, vous pourriez cependant encore remplir les fonctions de facteur rural. Quelles sont les qualités requises pour occuper cet emploi? Lesavezvous? — Vous direz combien vous seriez heureux d'obtenir la faveur que vous sollicitez. Pourquoi? Vous donnerez deux raisons. Ajoutez que vous irez partout où l'on vous enverra et assurez M. le Préfet de toute votre reconnaissance.
SUJET TRAITÉ.
Champagney, le 18 mai 1872.
Monsieur le Préfet, Quoique marié et père de deux enfants, j'ai été appelé comme garde mobile à la défense de Belfort. Je m'y suis bravement conduit, comme en font foi les certificats cijoints ; malheureusement j'ai été blessé dans une sortie et l'on a dû me couper le bras. Devenu impropre au service, je fus renvoyé dans mes foyers et le gouvernement voulut bien m'accorder une pension. Mais cette pension, qui est de
�100 francs seulement, est insuffisante pour me faire vivre, moi, ma femme et mes deux enfants. D'un autre côté, privé d'un bras, je ne puis plus exercer l'état de menuisier que j'exerçais avant la guerre. Je me vois donc réduit à la misère, moi et les miens. Malgré l'amputation que j'ai subie, je me sens pourtant fort et vigoureux ; j'ai de bonnes jambes surtout. J'ai reçu d'ailleurs une bonne instruction primaire. Aussi ai-je pensé, Monsieur le Préfet, que je pourrais rendre encore des services utiles clans l'administration des postes. Si donc vous voulez bien prendre en considération que c'est pour la défense du pays que je suis mutilé, que j'ai une femme et des enfants à nourrir, et que mon infirmité, qui me rend impropre à mon ancien métier, ne m'empêchera pas de remplir convenablement les fonctions de facteur rural, j'ose espérer que vous voudrez bien me faire bénéficier d'une des premières vacances qui se produiront dans le département. J'irai partout où l'on m'enverra, trop heureux de pouvoir encore assurer l'existence de ma famille et rendre ce service à mon pays, puisque je ne puis plus lui en rendre d'autres. i J'attendrai cette faveur de votre bienveillance, Monsieur le Préfet, de votre sollicitude pour les malheureuses victimes de la dernière guerre, et je vous voue dès maintenant, ainsi que tous les miens, qui vous devront leur pain, la plus vive reconnaissance. Je suis avec le plus profond respect, Monsieur le Préfet, votre très humble et très obéissant serviteur. C P
Nous avons cru devoir reproduire ce sujet tel que nous l'avions donné ; mais il serait facile, avec quelques légères modifications, de l'adapter à toutes les situations analogues.
�- 282 D'une manière générale on peut supposer : 1° que le pétitionnaire a rendu des services à l'Etat et que ces services lui créent des titres à la faveur qu'il sollicite': ces titres seront évidemment d'autant plus sérieux que les services rendus auront été plus grands, qu'ils lui auront occasionné plus de sacrifices, etc.; à plus forte raison devront-ils être pris en considération; si son dévouement est cause qu'il ne peut guère remplir d'autre fonction que celle qu'il sollicite; — 2° qùe le pétitionnaire demande une place qu'il peut encore remplir, quoique impropre à la plupart des autres fonctions : ce peut être, par exemple, une place de percepteur, s'il est officier ; ce peut être encore une recette de poste, un bureau de tabac, une place de surveillant dans une administration quelconque, etc. Les situations se ressemblant beaucoup, les raisons à faire valoir seront à peu près les mêmes et l'on suivra, pour le développement des idées, une marche analogue.
4L ' ■'
Vous avez eu une querelle avec un de vos camarades et depuis vous ne vous parlez plus. Vous lui écrivez pour lui demander d'oublier le passé et de redevenir amis comme autrefois.
PRÉPARATION DU SUJET
D'abord il faut décider depuis combien de temps vous êtes brouillés. Il ne faut pas supposer ce temps trop long, ni trop court. Pourquoi ? — S'il y a fort longtemps, c'est que les deux amis ont pris l'habitude de se passer l'un de l'autre, c'est qu'ils ne s'aimaient pas réellement : une teiï-
�- 283 tative de réconciliation n'a pas sa raison d'être. Si la brouille n'a eu lieu que la veille, ou depuis quelques jours seulement, et que déjà l'on songe à se réconcilier, c'est qu'elle n'était pas sérieuse. On peut supposer qu'elle dure depuis huit jours, depuis quinze jours, et que ces jours ont paru bien longs. N'y a-t-il pas lieu de rappeler, avant toute chose, combien vous étiez amis autrefois? U est impossible que des sentiments d'affection comme ceux qui vous unissaient aient totalement disparu. Allez-vous rappeler également avec détail ce qui a occasionné votre brouille? — Non, surtout si vous pensez qu'il y a eu des torts de part et d'autre, ce qui est probable. Pour ne pas raviver des souvenirs pénibles, mieux vaut n'y faire qu'une allusion et passer. (Bien des élèves, en effet, et c'est là l'écueil du sujet, se sont crus obligés de raconter tout au long ce qui a amené cette brouille. Ce développement est inutile; il va même contre le but qu'on se propose. A quoi bon ramener une discussion dans laquelle chacun, sans doute, croit avoir raison? Au lieu de calmer le ressentiment, ces détails ne font que le raviver.) Puisque vous voulez provoquer une réconciliation, ne feriez-vous pas bien d'insister, au contraire, sur la peine que vous éprouvez, quand vous rencontrez votre ami et qu'au lieu d'aller à lui, vous lui tournez le dos. Ne pouvezvous pas supposer qu'il éprouve le même sentiment? Cette supposition n'a rien de blessant pour lui, parce qu'il ne peut pas vous haïr réellement. Vous ne regretterez pas d'avoir fait la première démarche, puisque ce vous sera un nouveau titre à son amitié. Si, en effet, votre ami souffre aussi de la rupture de vos rapports, il devra vous savoir gré d'avoir fait la première démarche et vous en aimer davantage;
�MATIÈRE A DÉVELOPPER
1. — Dites, en débutant, depuis combien de temps vous ne vous parlez plus. 2. — Rappelez combien vous étiez unis et comme aujourd'hui vous semblez vous détester. Insistez sur ce contraste. 3. — Cette haine apparente est-elle bien réelle? Non, ce n'est pas possible. Quelle qu'ait été la cause de votre brouille, elle ne suffisait pas pour amener une rupture complète entre deux amis comme vous. A. —- Dites combien cette séparation vous est pénible. Il est impossible qu'il n'en soit pas de même pour votre ami. Vous lui proposez d'oublier le passé et de reprendre vos relations d'autrefois. S. — Il ne vous en coûte pas de faire la première démarche. — Pourquoi ?
SUJET TRAITÉ
Bourbon-l'Archambault, 18 février 1813.
Mon cher ami, Voilà bientôt quinze grands jours que nous ne nous parIons plus. Nous qui étions des amis si intimes, qui ne pouvions pas nous quitter, qui nous étions fait un vrai besoin d'être continuellement ensemble, nous nous évitons aujourd'hui. Est-ce que nous nous détesterions? Est-ce que nous ne nous aimerions plus? Ce n'est pas possible. Et pourquoi ? Pour un malentendu peut-être. Tu as cru
�avoir raison et moi aussi. Soit, n'en parions plus ; mais ne ■estons pas brouillés pour cela. Il m'en coûte, va, quand je passe auprès de toi, de détourner la tête et de ne te rien dire. Toi aussi, tu dois en souffrir. Si tu veux m'en croire, nous mettrons de côté tout amour-propre et nous redeviendrons amis comme autrefois. Je ne regretterai pas d'avoir fait la première démarche, si elle doit me eréer un nouveau titre à ton amitié. Ton bon camarade, qui au fond ne t'en a jamais voulu, et à qui cette brouille aura fait sentir, combien tu lui étais
cher.
M, Blanc, instituteur à BourbonTArchambault (Allier)» avait donné le sujet suivant : Deux frères, cultivateurs, ont eu des difficultés ensemble à propos de ta timite d'un champ, ci depuis ce temps-là ils ne se parlent plus. L'un d'eux écrit à l'autre pour le prier d'oublier le passé et de reprendre leurs relations d'autrefois. Il nous a semblé qu'il était difficile à des enfants d'éprouver les sentiments qu'on suppose exister chez les deux frères et par suite de faire une lettre vraie. Nous avons transformé le sujet comme on l'a vu. Si l'on veut que le style des enfants soit naturel, il faut ne leur donner à exprimer què des idées et des sentiments qui soient en rapport avec leur âge. Nous ne saurions trop engager les maîtres à avoir cette règle continuellement présente à l'esprit, quand ils imaginent ou choisissent des sujets de devoirs. 5.
Ihucet (Èmile-Léon), originaire de la commune
�- "286 -
d'Alternant, brigadier dans une compagnie du train en garnison à Auxonne, vient de se noyer. Vous ête chargé d'en faire part à ses parents.
PRÉPARATION DU SUJET
Vous pouvez supposer que vous êtes un ami, un compa triote même de Doucet. Vous pouvez supposer aussi (ju vous êtes son capitaine, l'un quelconque de ses chefs, t alors c'est votre devoir d'annoncer sa mort à ses parents. A qui "allez-vous faire part de cette mort? A ses parent eux-mêmes et directement? Cette nouvelle si imprévuev être un coup terrible pour eux. Ne vaudrait-il pas mien:' adresser votre lettre au maire ou au curé d'Allemant, qii se chargerait de les préparer à cette douleur? Comment Doucet s'est-il noyé? 11 peut s'être noyé en s baignant ; mais peut-être serait-il plus naturel ici de supposer qu'il s'est noyé en baignant les chevaux? Quand cet accident a-t-il eu lieu? Le jour même, évidemment, ou la veille. Vous ne devez pas avoir attendu plusieurs jours pour l'annoncer à ses parents. Comment cette mort est-elle arrivée? Il vous faut a raconter les circonstances principales. Il se sera probablement avancé trop loin dans la rivière ; son cheval se sera cabré et il aura été renversé ; ne sachant pas nager, il aura coulé à fond, ou bien encore il aura été pris dans des herbes, etc.. Qu'a-t-on fait pour le sauver ? 11 devait y avoir des camarades auprès de lui. Qu'ont-ils essayé? On peut supposer qu'une barque se trouvait non loin de là, qu'on est allé la chercher, mais qu'elle est arrivée trop tard. Après combien de temps son corps a-t-il été retrouvé!
�- 287 i vous supposez ce temps fort long, vous ne pourrez pas dire ensuite qu'on a essayé de le rappeler à la vie ; si vous le supposez court, il ne sera pas naturel qu'on n'ait pas pu le ranimer. Ne pourriez-vous pas supposer qu'il est resté dans l'eau vingt minutes, par exemple, qu'un médecin est survenu et qu'il a tout fait pour le rappeler à la vie, mais en vain? Quelle impression cette mort a-t-elle produite chez tous ses camarades ? Admettons qu'il était brave, franc, généreux : il sera plus intéressant dans sa mort et l'on comprendra que chacun le regrette. Vous pourriez maintenant prier M. le curé de vouloir bien se charger d'annoncer cette triste nouvelle à sa famille. Il ne serait pas mal de lui dire pourquoi vous vous adressez à lui. N'a-t-il pas l'habitude de consoler les malheureux? La formule par laquelle vous terminerez votre lettre devra être respectueuse, à cause du caractère sacré dont le prêtre est revêtu.
MATIÈRE A DÉVELOPPER
1. — Dire en quelques mots que Doucet vient de se noyer en baignant son cheval. 2. — Raconter comment cet accident est arrivé, et pour cela, en énumérer toutes les circonstances les unes après les autres, clans l'ordre dans lequel elles ont dû se présenter. 3. — Dire ce qu'on a fait, d'abord pour le sauver ; ensuite, pour le ramener à la vie. k — Regrets que sa mort inspire. Pourquoi? S. — Prier M. le curé de vouloir bien se charger d'annoncer cette triste nouvelle, à ses parents. Ce sont les paragraphes 2 et 3 de la matière qui doivent
�- "288 surtout fournir les développements ; le premier et le dernier doivent être très courts.
SUJET TRAITÉ
Comme corrigé de ce sujet, nous donnons la lettre suivante, qui est extraite d'un journal et qui rapporte un fail vrai. On écrit d'Auxonne au curé d'Allemant :
Auxonne, le 24 juin 1873,
Monsieur le Curé, Un épouvantable malheur vient de frapper une famille de votre paroisse. Le jeune Doucet (Emile Léon), brigadier à ma compagnie, s'est noyé hier, à trois heures et demie du soir, à la toignade des chevaux. Malgré des avis réitérés, il s'éloigna imprudemment de la rive. Son cheval arriva dans un trou, se cabra et renversa son cavalier dans la rivière. Doucet, perdant la tête, lâcha son cheval et se mit à battre l'eau ; deux cavaliers, qui n'étaient pourtant qu'à quelques pas de lui, ne purent faire avancer leurs chevaux pour lui porter secours. Un ouvrier maréchal-ferrant de la compagnie se jeta immédiatement à l'eau ; un homme de la ville en fit autant et une barque se détacha de la rive opposée pour essayer de le sauver ; mais ils ne purent arriver à temps. Le malheureux s'était enfoncé de suite et, pris dans les herbes, il ne put être retrouvé qu'au bout de vingt minutes.
�- 289 L'n médecin était sur les lieux ; il a fait tout ce qui était ossible pour le rappeler à la vie ; mais ce fut en vain. Cette triste mort nous a tous vivement affectés : nous le rettons doublement ; car c'était un brave soldat et un igne cœur. Je viens vous prier, Monsieur le Curé, de vouloir bien réparer sa malheureuse famille à cette douleur ; j'ai cru ne ouvoir mieux faire que de m'adresser à vous qui êtes abitué à consoler ceux qui sont dans la peine. Veuillez agréer, Monsieur le Curé, l'hommage de mes entiments respectueux.
MOLARO,
lieutenant au 4^ régiment du train.
On peut donner bien des sujets analogues dans une école rimaire. Le thème général serait toujours : Tous avez à mtmcer, dans une lettre, aux parents de votre camarade [..;, un accident qui lui est survenu. Vous pouvez supposer que ce camarade s'est tué en tomant de cheval Ou d'un lieu élevé, qu'il s'est cassé la jambe, tn'il s'est crevé un œil, qu'il a eu la main prise dans l'enrenage d'une machine, qu'une voiture lui a passé sur le orps, etc, etc. La marche à suivre sera toujours la même. 11 sera conveable d'amener cette triste nouvelle par une phrase quelonque : Vous aviez bien raison de recommander à X... le... Il n'a pas assez tenu compte de vos conseils et aujour'hui il expie cruellement... Raconter l'accident qui lui est rrivé ; énumérer les circonstances qui ont précédé et amené cet accident, les précautions prises pour l'empêcher d'arriver ; dire ensuite ce qu'on a fait pour en atténuer les suites. Quelques mots sympathiques seront bien placés ici Tir celui qui en est la malheureuse victime, sur l'intérêt que sa position vous inspire, sur ses qualités dans les autres
�- 290 parties de la vie. En terminant, prier les parents de nepa; lui en vouloir, de ne pas le gronder. 11 est déjà assez puni. Au lieu d'un accident, on peut avoir à annoncer tout sia plement une nouvelle désagréable, un échec dans tr examen. Votre camarade n'a pas obtenu une place s» laquelle il comptait, etc. On pourra alors commencer ainsi: J'aurais bien voulu pouvoir vous annoncer que... J'apprend" avec un profond sentiment de chagrin que... Au momen même où je croyais pouvoir vous annoncer que les démarches faites pour avaient réussi, je suis forcé de Terminer par quelques mots affectueux et sympathiques. Après que les élèves auront traité le sujet précédent, il sera bon de donner à faire, en composition, un devoir analogue, dont le sujet sera puisé dans l'une quelconque des situations que nous venons d'indiquer.
Cours supérieur.
Dictées.
•1° L'AIR.
L'air est un aliment véritable, le plus précieux et le moins cher de tous, et la libérale profusion avec laquelle il nous est offert réalise en permanence U tradition de la manne hébraïque ; et cela était nécessaire, puisque l'appétit de respirer ne chôme pas et
�i se déclare jamais satisfait. La digestion pulmoére est permanente ; c'est dire combien les qualités e l'air sont une garantie précieuse ou une menace nloidable pour la santé. Par malheur cet élément tien ne se voit pas, ne se touche pas, et il est utrement difficile de choisir son air que de choisir on pain. On respire au hasard, comme on peut, et ieu sait ce que nous autres citadins respirons dans \os villes. Si chaque élément étranger à la constiÉion d'un air pur, — poussière minérale, débris organiques ou germes organisés, — venait à prendre subitement un aspect opaque ou une couleur propre, nous hésiterions à introduire dans notre poitrine un mil salmigondis, auprès duquel les combinaisons k la cuisine paraîtraient d'une simplicité harmonieuse, Dînons avec confiance et respirons sans y songer, c'est doublement prudent.
FONSSAGRIVES.
2° LA SCIENCE.
Dictée donnée à l'examen du brevet de capacité dans l'académie de Besançon (Ire session de 1871.)
Si, comme je me plais à le croire, l'intérêt de la science est compté au nombre des grands intérêts nationaux, j'ai donné à mon pays tout ce que lui donne le soldat mutilé sur le champ de bataille. Quelle que soit la destinée de mes tmvaux, cet exemple, je l'espère, ne sera pas perdu. Je voudrais
�-mqu'il servît à combattre l'espèce d'affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle ; qu'il pût ramener dans le droit chemin de la vie quelqu'une de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent oii se prendre, et vont chercher partout, sans le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement. Pourquoi se dire avec tant d'amertume que, daus le monde constitué comme il est, il' n'y a pas d'air pour toutes les poitrines, pas d'emploi pour toutes les intelligences] L'étude sérieuse et calme n'est-elle pas là? Et »'j a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous? Avec elle, on traverse les mauvais jours sans en sentir le poids, on se fait à soi-même sa destinée, on use noblement sa vie. Voilà ce que j'ai fait et ce que je ferais encore; si j'avais à recommencer ma route, je prendrais celle qui m'a conduit où je suis. Aveugle et souffrant sans espoir et sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera pas suspect : il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que lu santé elle-même, c'est le dévouement à la science.'
Aug.
THIERRY.
Disc ans d'études historiques (1).
« « « « «
(1) « On ne saurait trop déplorer, disait Chateaubriand, l'excès de travail qui a privé M. Augustin Thierry de la vue. Espérons qu'il dictera longtemps à ses amis, pour ses admirateurs (parmi lesquels je demande la première place), les pages de nos annales. L'histoire aura son Homère comme la poésie ». — Aug. Thierry est mort eu 1886. :■ ■ . ■•' .
�— 293 —
Extrait du compte-rendu des examens.
Cette dictée ne présentait aucune difficulté sérieuse au point de vue de. l'orthographe, soit usuelle, soit grammaticale. Quant à la ponctuation, c'est ici le cas de répéter ce que nous avons déjà dit : elle est souvent un moyen de montrer qu'on a de l'intelligence ou qu'on n'en a pas, qu'on comprend le texte ou qu'on ne le comprend pas. Mettre, par exemple, après nationaux, un point suivi d'une lettre majuscule, c'est une faute grossière, puisque la phrase ponctuée ainsi n'est pas finie et ne présente aucun sens. Mettre une simple virgule avant qu'il pût ramener, ou un point-virgule avant qui ne savent, c'est montrer qu'on ne saisit pas la suite des idées, leur dépendance, leur relation, linéiques candidats ont mis un point avant si j'avais à recommencer, et une simple virgule avant je prendrais ; d'autres n'ont mis qu'une virgule avant si j'avais et ont mis un point-virgule avant je prendrais : la Commission a admis toutes ces manières de ponctuer, parce que toutes elles_ sont intelligentes. L'important, en effet, c'est de faire rapporter à ce qui précède ou à ce qui suit le membre de phrase si j'avais à recommencer ma route ; une faute grossière, c'est de ponctuer de telle sorte qu'il ne se rapporte à rien. Enfin plusieurs candidats ont mis une virgule après souffrant, c'était fausser le sens, ou plutôt substituer un non sens à une pensée pourtant très claire ; clans ce cas, on effet, sans espoir et presque sans relâche se rapporte à je, c'est-à-dire à l'auteur. Or on comprend un homme sans àjioir ; mais un homme sans relâche n'a pas de sens. Aucontraire, en ne mettant point de ponctuation après souffrait, l'auteur veut dire qu'il souffre sans espoir et presque »M relâche, sans intermittence ; ce qui est très raisonnable si facile à saisir. Un candidat l'a si bien senti, qu'il a mis 43 '
�une virgule avant souffrant et n'en a pas mis après ; c'était aller trop loin, la conjonction et rendant la virgule inutile ; au moins a-t-il voulu qu'on comprît bien qu'il unissait souffrant à presque sans relâche, et la Commission lui en a su gré. Ces quelques réflexions suffisent pour montrer que la ponctuation n'est pas chose si facile que les candidats se l'imaginent généralement ; elles suffisent aussi à prouver que c'est moins en apprenant clans la grammaire les règles de la ponctuation, qu'en lisant avec attention quelques morceaux bien choisis, qu'ils apprendront ù ponctuer d'une manière intelligente. Faire preuve, à l'examen, de jugement et de bon sens, qu'ils ne l'oublient pas, c'est ce qu'on leur demande par dessus tout. Que des connaissances pour lesquelles il ne faut que de la mémoire fassent défaut un jour d'examen, il y a du remède; avec du travail, l'aspirant acquerra ce qui lui manque. Mais si c'est le jugement, c'està-dire la faculté de comprendre qui lui fait défaut, il est fort à craindre qu'il ne devienne jamais un bon maître, quelque peine qu'il se donne ; et alors qu'il cherche ailleurs l'emploi de son activité, il n'est pas fait pour enseigner.
Exercices de style. I"
LES AMENDEMENTS.
SUJET. — Trois écoliers étaient venus en classe n'apportant, l'un que du papier, l'autre que des plumes, le troisième qw de l'encre, et il leur était impossible d'écrire. — Le maitn conseilla à chacun d'eux de donner aux deux autres ce dent ceux-ci manquaient, et tous les trois purent faire une belle
page.
.
�- 295 Trois champs presque voisins étaient stériles : l'un était tout argile, l'autre tout sable, et le troisième tout calcaire. — Un homme intelligent vint et emprunta à chacun des trois terrains de quoi donner aux deux autres ce qui leur manquait, et les trois terrains donnèrent de belles récoltes.
CONSEILS
Ceci étant une anecdote, un conte, il ne sera pas mal de le commencer par un jour. Comment ces trois élèves avaient-ils bien pu ne pas apporter tout ce qu'il leur fallait pour écrire? Peut-être ne savaient-ils pas qu'on dût écrire à cette classe-là ! Non, nous ne pouvons pas supposer cela. C'est qu'alors le maître ne les aurait pas prévenus, et c'est lui qui serait en faute. D'ailleurs il doit y avoir, pour les exercices ,de la classe, un règlement, un emploi du temps. Nous supposerons plutôt que c'est par oubli, par étourderie. Quand le moment d'écrire fut venu, les élèves se trouvèrent fort en peine. Ne*serait-il pas bien que chacun exposât au maître son embarras, et lui dît pourquoi il ne peut pas écrire? On pourra prendre le style direct, c'est-àdire les faire parler eux-mêmes, rapporter leurs propres paroles. Le récit sera plus naturel ; il semblera que nous assistions à la scène. Seulement il faudra varier la phrase qu'on mettra dans la bouche de chaque élève ; s'ils disaient tous les trois la même chose, ce serait monotone. « Sans cesse, variez vos discours », a dit Boileau. Il faut peindre la confusion de nos petits étourdis, à cause de l'impossibilité où ils se trouvent de faire leur travail, malgré leur bonne volonté.
à
Le maître prendra la parole à son tour et fera une phrase chacun d'eux ; il faudra également qu'il varie chaôune de ses phrases.
�- 293 Les enfants feront ce gui leur aura été dit, et chacun d'eux écrira une belle page. Peut-être serait-il bon de rattacher la seconde partie du récit a la première par une transition. On pourrait mettre : il en était de même de trois champs. Ce mot suffirait pour en unir les. deux parties. Cette seconde partie devra être calquée sur la première, puisque c'est une comparaison qu'on veut établir. La ressemblance entre les deux situations est du reste tellement frappante, qu'un simple rapprochement suffira pour la mettre en évidence. Ces trois champs étaient stériles : il n'y venait rien, ou plutôt il n'y venait que de mauvaises herbes, aucune récolte. Le premier était tout argile : on en fera la description eu quelques lignes. À-t-on vu des champs argileux, incultes et stériles? Dire ce qu'on y trouve et pourquoi ils ne produisent rien. C'est dans cette peinture que l'élève pourra faire preuve d'imagination, ou mieux qu'il montrera qu'il sait observer et se souvenir. . . On fera de même pour les deux autres terrains et il y aura lieu de répéter que, clans ces conditions, aucun d'eux ne pouvait rien produire. Un homme survient et dit ce que le maître avait dit aux élèves, et il fut fait comme il avait dit; employer cette tournure, usitée clans les paraboles. Et chaque terrain produisit de belles récoltes. Il sera facile de dire pourquoi.
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SUJET TRAITÉ
Un maître avait trois écoliers, qui vinrent un jour en classe, où ils devaient faire leur belle page d'écriture, en
�n'apportant, par étonrderie : l'un, que du papier ; l'autre, que des plumes ; le troisième, que de l'encre. Lorsque le moment d'écrire fut venu, le premier dit : Maître, je ne peux pas écrire ; j'ai apporté du papier, mais j'ai oublié le reste. Le second dit : Maître, je ne peux pas écrire non plus; je n'ai que des plumes, j'ai oublié le reste. Le troisième dit : Maître, je ne peux pas écrire ; j'ai bien do l'encre, mais j'ai oublié le resté; Et les trois écoliers baissaient les yeux, bien confus de ne pouvoir faire leur travail, malgré toute leur bonne volonté. — Le maître dit : que celui qui a du papier plus qu'il ne lui en faut, en donne aux deux autres ; que celui qui a des plumes, en cède aux deux autres ; et que celui qui a de l'encre, partage avec les deux autres. Et il fut fait comme avait dit le maître. Et chaque écolier, cédant à ses camarades ce qu'il avait de trop, et recevant d'eux en échange ce qui lui manquait, écrivit une belle page. Voici trois champs aussi stériles l'un que l'autre. Quelques mauvaises herbes y poussent, maigres et clair-semées. Jamais la moindre récolte n'a pu y venir à bien. Le sol de l'un est tout argile : l'hiver, la terre glaise délayée par les pluies y forme une bourbe tenace qui s'attache aux pieds des passants ; quelques joncs poussent au milieu des (laques formées par l'eau qui s'amasse dans les dépressions sans pouvoir traverser le sol trop compacte; l'été, c'est une surface désolée, fendillée dans lotis les sens ; l'argile desséchée s'y soulève en larges plaques pareilles à de grands tessons de poterie cuile ; c'est une terre maudite. Le sol du second est tout sable : au milieu des plus grandes pluies, la surface en paraît à peine mouillée, tant l'eau est rapidement absorbée par cette terre altérée ; un gazon rude, coriace, se' hâte de profiter de la saison pluvieuse pour fournir çà et là Quelques maigres touffes de verdure sur ce terrain avare ; dans la chaude saison, ce sera une lande morte, où le grillon
�ne trouvera même pas une motte gazonnée pour abri. Le sol du troisième est tout calcaire, et blanc comme de la cendre ; dans la saison humide, on y voit apparaître par groupes le tussilage, dont les feuilles rondes et échancrées figurent l'empreinte du sabot d'un cheval ; en été, ce n'est plus qu'une surface nue, d'où le vent soulève des tourbillons de poussière. Aucun de ces trois terrains, dans les conditions où il se trouve, ne peut produire la moindre récolte ni dédommager l'agriculteur du travail de la charrue ; mais un homme intelligent survient, et dit : prenez dans les deux autres ce qui manque au premier, le calcaire et le sablé ; faites-en autant pour le second et le troisième, donnez à chacun d'eux ce qui leur manque et qui se trouve en excès dans les deux autres; partagez également entre tous les trois l'argile, le sable et le calcaire ; et au lieu de trois terrains maudits, vous aurez trois terrains fertiles. Et il fut fait comme avait dit l'homme aux bons conseils. Et chaque terrain, cédant aux deux autres ce qu'il avait de trop, et recevant en échange ce qui lui manquait, fournit les années suivantes de fort belles récoltes. — Henri FABRE, Chimie agricole.
2° LE GRAMME.
SUJET. — On dit que le gramme est égal au poids d'un centimètre cube d'eau ; mais l'on a soin d'ajouter que cetle mu doit être : 1° pure ; 2° prise à la température de 4 degrés centigrades au-dessus de zéro ; 3° enfin,- pesée dans le vide. Vous expliquerez pourquoi toutes ces précautions sont indispensables.
SUJET TRAITÉ. 4°
L'eau doit être pure, c'est-à-dire sans aucun mélange de
�- 299 substances étrangères. En effet toutes les eaux, même l'eau de pluie qui est la plus pure, renferment en dissolution des substances étrangères, variables dans leur nature et dans eur proportion, suivant l'origine de ces eaux. Il pourrait donc arriver qu'un centimètre cube d'eau de rivière, par exemple, renfermât plus ou moins de ces matières étranges qu'un centimètre cube d'eau de puits, de sorte qu'étant leir.s, les deux centimètres cubes pourraient contenir deux quantités de matières étrangères différentes de poids, quand ien môme leur volume serait égal. 11 faudrait alors,.pour que l'unité de poids conservât invariablement sa valeur, prendre toujours de l'eau de même nature, renfermant en même quantité les mêmes substances.. Il est bien plus simple, évidemment, de prendre de l'eau pure, comme la donne la distillation. 2° L'eau doit être prise à la température de & degrés audessus du zéro du thermomètre centigrade. En effet, nous savons que la chaleur augmente le volume des corps : ainsi, que l'on verse un litre d'eau dans une chaudière qui en peut contenir dix, et qu'on la place devant le feu ; bientôt on verra l'eau échauffée augmenter de volume, au point de s'élever par dessus les bords de la chaudière ; elle diminuera de volume, au contraire, au fur et à mesure que la chaleur deviendra moins intense. On voit le même phénomène se produire lors de l'élévation du mercure ou de l'esprit de vin dans le thermomètre. Supposons maintenant que l'on remplisse deux centimètres cubes, l'un d'eau chaude et l'autre d'eau froide ; il est bien facile de comprendre que ce dernier contiendra plus de liquide que le premier, dont l'eau diminuera de volume en se refroidissant, de manière à ne plus remplir le centimètre cube en entier. Or, ce qui est vrai pour l'eau chaude le sera également, d'une manière moins sensible, il est vrai, pour toute eau d'une température moins élevée.
�— 300 Pour obvier à cèt inconvénient, on a choisi la température de 4 degrés au-dessus de zéro de préférence à toute autre, parce qu'elle correspond au plus petit volume possible d'une niasse d'eau, ou à sa plus grande densité. C'est là ce qu'on appelle le maximum de densité, c'est-à-dire le point où il y a le plus d'eau possible concentrée sous le même volume. Au-dessus de ce terme, la masse s'accroît par l'effet de l'augmentation de.la chaleur; au-dessous, elle s'accroît également, malgré l'effet contraire de la diminution de la chaleur. En effet, tout le monde peut remarquer que l'eau, à l'approche du point où elle se change en glace, prend la forme de petites aiguilles qui, s'entrecroisant dans tous les sens, laissent entre elles des vides qui n'existaient point quand celte eau était à l'état liquide. C'est cette augmentation de volume qui fait qu'un décimètre cube de glace pèse moins qu'un décimètre cube d'eau, et qui fait par conséquent flotter les glaçons à la surface de nos rivières. 3° L'eau doit-être pesée dans le vide. En voici la raison: un corps plongé dans l'eau perd de son poids une quantité précisément égale au poids de l'eau déplacée ; ainsi un décimètre cube de pierre, qui pèse 3 kilogrammes dans l'air, n'en pèsera plus que deux étant plongé dans l'eau. Or, ce qui est vrai d'un'corps que l'on enfonce dans l'eau l'est également du môme corps placé dans l'air. Ainsi le décimètre cube d'air pesant 4 g. 3, le poids du décimètre cube de pierre, dont nous venons de parler, étant obtenu dans l'air, se trouve diminué du poids de l'air déplacé, c'est-àdire de 1 g. 3. Par conséquent, si l'on trouve dans l'air 3 kilogrammes, il y aura dans le vide 3001 g. 3. Mais l'air n'a pas toujours la môme densité: ainsi, quand il est chaud, il est moins dense ; quand il est froid, il est plus dense, de sorte que le litre contient moins.d'air chaud que d'air froid, et que par conséquent un litre d'air chaud est plus léger qu'un litre d'air froid. Il en résulte que le môme corps pou-
�— 301 — vaut déplacer tantôt un volume d'air plus léger, tantôt le même volume d'air plus lourd, pèserait plus ou moins, suivant les variations de l'atmosphère. On voit donc qu'il était indispensable de soustraire l'unité de poids à l'action si inconstante de l'air.
Extrait de la Pratique complète et raisonnée du système métrique, par R. Demond, librairie Larousse et Boyer, Paris.
EXTRAIT DES PROGRAMMES DU COURS SUPÉRIEUR
SUJETS DE RÉDACTIONS, D'EXERCICES DE STYLE
Notions de sciences physiques et naturelles applicables aux usages de la vie (1).
Terre et Ciel.
Ce que c'est que la pesanteur. — Newton et la chute d'une pomme. — Attraction universelle. Le fil à plomb, la verticale. — Les antipodes. — Ce que c'est que tomber. L'ascension des nuages et des ballons n'est pas en opposition avec la loi de la pesanteur. — Résistance que l'air oppose à la chute des corps.
(I) Voir surtout, pour le développement de ce 'programme, les ouvrages que M. H. Fabre a publiés à la librairie Delagraye, sous le Mre de Science élémentaire.
�- 302 La terre nage sans appui clans l'espace. — Son équilibre. — Pourquoi elle ne tombe pas. Comment on prouve que la terre est ronde. — L'horizon, la voûte du ciel. — La forme ronde de la terre n'est pas sensiblement altérée par les inégalités de sa surface. La terre est aplatie aux pôles et renflée à l'équateur. Double mouvement de la terre. — Le jour et la nuit. La diversité des saisons. — Les régions polaires. La lune tourne autour de la terre. — Les éclipses. Le soleil et les étoiles fixes. — Les planètes, leurs satellites. — Les comètes. — Les aérolithes. — Les étoiles filantes. Le flux et le reflux. — Les dunes. Le feu intérieur. — Les sources thermales. — Les tremblements de terre. — Les volcans. Les fossiles. — La houille, comment elle s'est formée.
Physique.
Vases communiquants. — Puits artésiens. — Sources jaillissantes. Principe d'Archimède. — Les corps flottants. — Les ballons. Le baromètre. — Comment il sert à mesurer les hauteurs. Les pompes. — Le siphon et ses applications. Dilatation des corps. — Le thermomètre. Force expansive de la glace'; ses effets. Evaporation. — Ebullition. — Froid produit par l'évaporation. — Marais salants. Brouillards. — Nuages. — Pluie. — Neige. — Verglas. Rosée. Différence des climats selon les altitudes. — Les neiges éternelles.
�- 303 Vent. — Causes qui le produisent. — Diverses espèces vents. — Importance du vent pour l'assainissement de tmosphère et la fécondité de la terre. Marmite de Papin. — Force élastique de la vapeur d'eau. Idée de la machine à vapeur, ses diverses applications. Services que nous rend la vapeur. Chauffage des appartements. — Tirage des cheminées.. La foudre et le paratonnerre, 'a boussole. Principe de la télégraphie électrique. Réflexion et réfraction de la lumière. le son. — Comment on a déterminé sa vitesse. — Dirses espèces de sons. — L'écho.
Chimie, hygiène et histoire naturelle.
IL'air. — La combustion. — Respiration des animaux et -s plantes. Le charbon. — Ses propriétés désinfectantes. — L'asyxie par le charbon. jL'eau. — Ses qualités. — Eaux de pluie. — Eaux imJopres au savonnage, à la cuisson des légumes. — Eaux tables. Alimentation. — Aliments plastiques et aliments respijtoires. , "Vêtements. — Bains. Accidents : empoisonnements, brûlures, coupures, hébrrbagies, etc. — Premiers soins à donner. ICirculation du sang : les veines et les artères. JCirculation de la sève dans les plantes. Exercices musculaires. — Utilité de la gymnastique.
�Notions d'économie politique, sociale et rurale,
La division du travail dans l'industrie, et ses heureii effets. Le travail, origine de la propriété et de la richesse. La prévoyance et l'épargne. — L'assurance. — Société de secours mutuels. La concurrence. — L'offre et la demande. L'impôt. — Sa nécessité. — Les diverses sortes d'impôts Sol arable. — Les amendements et les engrais. - ' fumier, soins Qu'il réclame. Labour. — Défoncement. — Drainage et irrigation. Jachères et assolements. — Les plantes épuisantes élit plantes améliorantes. Nécessité de. capitaux abondants pour l'agriculture, Nécessité de l'instruction. — Los machines agricoles.
���- 307 -
CHAPITRE XVII
PROGRAMME
Cours élémentaire (().
1. — Numération. — Révision du cours préparatoire. Formation, lecture et écriture des nombres compris entre 0 et 1000. On s'assurera que les élèves distinguent bien les centaines, dizaines et unités. Former, nommer et écrire le nombre 1000. Former, nommer et écrire, sans explication, par la simple addition des nombres antérieurs, tous les nombres compris entre mille et un million. — Ce que c'est qu'un million, un milliard. Manière de rendre un nombre entier, terminé par des zéros, 10, 100, 1000 fois plus petit ; moyen de rendre un nombre entier quelconque 10,100,1000 fois plus grand. 2. — Nombres décimaux. — On fera apprécier la valeur d'un dixième, d'un centième, d'un millième, en montrant n mètre divisé en 10, 100, 1000 parties égales. Usage de a virgule. Lecture et écriture des nombres décimaux. Manière de rendre un nombre décimal 10 fois, 100 fois, 000 fois plus grand ou plus petit, par un simple déplacenent de la virgule. 3. — Addition. — On ajoutera à un nombre de plusieurs hiffres un nombre d'un seul chiffre. (Ce n'est que la répéition de ce qui a été vu dans le cours préparatoire n° 8.)
(1) Nous ferons observer que cet enseignement n'est nullement torique. Il a pour objet la pratique des opérations les plus simples non peut faire sur les nombres, avec quelques explications et de ombreux exercices.
�- 308 On ajoutera à un nombre de plusieurs chiffres un autre nombre de plusieurs chiffres, choisi clans des conditions telles que la somme des unités de chaque ordre .n'excède jamais 9. On aura soin que les unités de même ordre soient au-dessous les unes des autres. On ajoutera à un nombre quelconque d'abord un, puis plusieurs nombres quelconques. Explication de la retenue et des reports. Addition des nombres décimaux. Règle générale de l'addition. Preuve de l'addition. On recommencera l'opération de bas en haut, si on l'a faite de haut en bas. Nombreux problèmes pratiques et usuels sur l'addition d'objets réels, connus des enfants, — soit oralement, soit par écrit. On exercera longuement les élèves au calcul mental. On les habituera à faire de tête et très promptement des additions de nombres de deux chiffres, par la décomposition en dizaines et unités, et en commençant par la gauche. Ainsi, par exemple, si l'on veut additionner 57 et 38, on dira : 50 et 30 font 80 ; 7 et 8 font 15 ; 80 et 15 font 95. i. — Soustraction. — On retranchera d'un nombre quelconque un nombre d'un seul chiffre. (C'est ce qui a été vu dans le cours préparatoire n° 8.) On retranchera d'un nombre quelconque de plusieurs chiffres un autre nombre de plusieurs chiffres, en ayant soin qu'aucun, chiffre du nombre le plus petit ne soit supérieur à son correspondant clans le nombre le plus grand. On retranchera un nombre quelconque d'un nombre quelconque. —- Méthode de compensation. Soustraction de nombres décimaux. Règle générale de la soustraction. Preuve de la soustraction par l'addition. Nombreux exercices de soustraction et problèmes, oraux
�- 309 et écrits, ayant trait à des objets réels, connus des enfants. Problèmes comprenant des additions et des soustractions. a. — Multiplication. — On reprendra et l'on continuera les exercices du cours préparatoire ; c'est-à-dire qu'on, formera, par voie d'addition, les produits des 9 premiers nombres par 2, 3, &, S, etc., 9. Étude et usage do la table de multiplication. On la fera réciter tous les jours (et chanter au besoin), matin et soir, jusqu'à ce que tous les élèves la sachent sans hésitation. Étude progressive des divers cas do la multiplication. 1° On multipliera un nombre d'un seul chiffre par un nombre d'un seul chiffre. (Ce n'est qu'une application de la table.) 2° On multipliera un nombre de plusieurs chiffres par un nombre d'un seul chiffre. (C'est faire successivement, puis réunir plusieurs opérations du cas précédent.) 3° On multipliera un nombre de plusieurs chiffres par •10,100,1000, etc. (C'est une simple application de la numération.) 4° On multipliera un nombre de plusieurs chiffres par un chiffre significatif suivi d'un certain nombre de zéros. (C'est la réunion du deuxième et du troisième cas.) S" On multipliera un nombre quelconque par un nombre quelconque. (C'est la réunion du deuxième et du quatrième cas.) Règle générale pour la multiplication des nombres entiers. Multiplication des nombres décimaux. 1° Le'mulliplicande seul est un nombre décimal. 2° Le multiplicateur seul est un nombre décimal. 3° Le multiplicande et le multiplicateur sont des nombres décimaux. Règle générale pour la multiplication des nombres décimaux. ■ . -v
�- 310 Preuve de la multiplication par l'interversion des facteurs. Pratique de la preuve par 9. Exercices de par un nombre et rapidement, et en unités, et multiplication d'un nombre de deux chiffres d'un et même de deux chiffres, faits de tête au moyen de la décomposition en dizaines en commençant par la gauche.
Problèmes sur la multiplication seulement ; puis, problèmes plus compliqués dâns lesquels entrent des additions et des soustractions. 6. — Division. — On reprendra et l'on complétera ce qui a été dit dans le cours préparatoire, en vue de faire voir que la division n'est autre chose qu'une série de soustractions, et qu'elle a pour but de trouver combien de fois un nombre est contenu dans un autre nombre. — On montrera qu'elle sert aussi pour partager un nombre en plusieurs parties égales.. On prendra des exemples ayant trait à des objets réels et connus des enfants. Table de division. Étude progressive des divers-cas de la division. 1° Le diviseur et le quotient n'ont qu'un chiffre. (C'est l'application de la table.) 2° Le dividende est quelconque et le diviseur n'a qu'un chiffre. 3° Le diviseur a plusieurs chiffres, mais le quotient n'en a qu'un. 4° Le quotient a plusieurs chiffres. Règle générale pour la division des nombres entiers. Division des nombres décimaux. d° Le dividende seul est un nombre décimal. 2° Le diviseur est un nombre décimal, quel que soit le dividende.
�Règle générale pour la division des nombres décimaux. Preuve de la division par la multiplication. Pratique de la preuve par 9. Exercices et problèmes sur la division seulement. Nombreux problèmes de récapitulation sur les quatre pérations combinées, soit avec des nombres entiers, soit vec des nombres décimaux. — On aura soin que les donées n'en soient jamais purement abstraites ; mais au conraire qu'elles aient toujours pour objet des choses réelles, onnues des enfants. Il sera môme bon de leur faire cherker à eux-mêmes les valeurs numériques de ces données. 7. — Fractions. — On donnera une idée des fractions ar la vue d'un objet divisé en un certain nombre de parties 'gales. — On dira ce qu'il faut entendre par numérateur et lénominateur. On lira et l'on écrira des fractions, des expressions fracionnaires. On montrera comment on rend, par la multiplication, une faction un certain nombre de fois plus grande ou plus élite. On montrera qu'on peut multiplier les deux termes d'une faction par un môme nombre, sans en changer la valeur.
SYSTÈME MÉTRIQUE
Mesures de longueur. — Le mètre ; ses multiples et ses sous-multiples. — Comment on écrit et comment on lit un nombre exprimant une longueur. Du kilomètre et de la lieue. " Mesures de capacité. — Le litre ; ses multiples et ses sous-multiples. On fera voiries diverses séries de mesures
�- 312 réelles pour les capacités (matières sèches et matièr liquides.) Comment on écrit et comment on lit un nombre expri mant une capacité. Poids. — Le gramme ; ses multiples et ses Sous-multiples On montrera une série de poids effectifs. Comment on écrit et comment on lit un nombre expri mant un poids. On effectuera de petites pesées sous les yeux des élèves et on les leur fera effectuer à eux-mêmes. Monnaies. — Le franc ; le décime et le centime. Tableai des monnaies en or, argent et bronze. Comment on écrit et comment on lit un nombre expri mant une somme. On montrera, à l'aide d'une balance, ce que pèsent le diverses pièces d'argent et de bronze, et comment on peu s'en servir pour faire des pesées. . Mesures de surface. — Lè mètre carré ; ses multiples e ses sous-multiples. — On montrera un mètre carré e grandeur réelle, avec ses divisions en décimètres et cenli mètres carrés. Comment on écrit et comment on lit un nombre expri mant une surface. Mesures agraires. — L'are ; l'hectare et le centiare. Comment on écrit et comment on lit un nombre expri mant des mesures agraires. Mesures de volume. — Le mètre cube; ses multiples e ses sous-multiples. — On montrera un mètre cube réel, avec ses divisions en décimètres et en centimètres cubes. Comment on écrit et comment on lit un nombre exprimant un volume. Mesures pour les bois. — Stère et décistère. Du changement de l'unité principale et de sa conversion en ses multiples ou sous-multiples.
�Exercices nombreux sur les diverses parties du système étriqué, et spécialement sur les équivalences et les repris des mesures entre elles.
Cours moyen et Cours supérieur
(1).
PRÉLIMINAIRES
Ce que c'est qu'une grandeur. — Comment on la mesure. Unité. — Nombre. — Nombre entier. - Fraction. — embre fractionnaire.
NUMÉRATION
On expliquera comment il a été possible de nommer tous es nombres avec très peu de mots, à l'aide de cette onvention fondamentale que dix unités d'un ordre
uelconque forment une unité de i'ordre immédiaement supérieur. On expliquera également comment dix caractères ou Mffres ont suffi pour exprimer tous les nombres, à l'aide le cette autre convention fondamentale que tout chiffre lacé à la gauche d'un autre exprime des unités ix fois plus grandes que cet autre. Remarque sur les ordres ternaires. Chiffres romains.
,(1] Ce programme est commun au cours moyen et au cours supé[W; toutefois, ce qui est imprimé en lettres italiques concerne '«s particulièrement le cours supérieur.
�LES QUATRE OPÉRATIONS
Signes abréviatifs. Addition. — Définition, règle et preuve. Addition des nombres décimaux. Soustraction. — Définition, règle et preuve. Soustraction des nombres décimaux. Le reste ne change pas, lorsque l'on ajoute une mh quantité aux deux nombres à retrancher. Multiplication. — Définition. — La multiplication estima opération par laquelle on prend le multiplicande autant de fois qu'il y a d'unités dans le multiplicateur. Multiplication des nombres entiers. — Règle. ' On montrera qu'oit peut intervertir l'ordre des deux lutteurs d'un produit sans changer ta valeur de ce produit. Preuve de la multiplication par l'interversion des facteurs, Pratique de la preuve par 9. Extension dit principe énoncé ci-dessus au cas d'un nombre quelconque de facteurs. Comment on peut multiplier un produit par un nombre^ inversement. Multiplication de deux produits. Puissances. — Multiplication de plusieurs puissancesd'tt même nombre. — Que devient un produit de deux facleim, quand on ajoute un nombre à l'un des facteurs ou qu'on ta retranche! — quand on multiplie le multiplicande par ni nombre? — quand on multiplie le, multiplicateur paru nombre? — quand on multiplie les deux facteurs par « même nombre ou par des nombres différents ? Multiplication des nombres décimaux. Division. — Définition. — On insistera sur le but (le la division.
�- 315 Division des nombres entiers. — Règle. Preuve par la multiplication. — Pratique de la preuve par 9. Que devient le quotient, quand on multiplie par un nombre, soit le dividende, soit le. diviseur, soit Cun et l'autre ? Division des nombres décimaux. Evaluation d'un quotient, 1° à moins d'une unité décimale donnée ; 2° à moins d'une demi-unité décimale. Comment on peut diviser un produit par un nombre : 1° quand le nombre est l'un des facteurs du produit ; 2° quand il est diviseur de l'un de ces facteurs. Division de deux puissances d'un même nombre.
DIVISIBILITÉ
Ce qu'on appelle multiple et diviseur d'un nombre. Divisibilité par 10,100,1000, etc. Divisibilité par 2 et par S. Divisibilité par 4, 25, 8,125. Divisibilité par 9 et par 3.
DES FRACTIONS
Ce que c'est qu'une fraction. — Numérateur et dénominateur. Une fraction est inférieure, égale ou supérieure à l'unité, suivant que son numérateur est inférieur, égal ou supérieur à son dénominateur. Expression fractionnaire, nombre fractionnaire. Une fraction augmente ou diminue, si son numérateur augmente ou diminue, le dénominateur restant le même ; au contraire, une fraction diminue ou augmente, si son
�- 316 — dénominateur augmente ou diminue, le numérateur restanl le même. Qu'arrivé-t-il si l'on ajoute ou si l'on retranche un même nombre aux deux termes d'une fraction ? Une fraction peut être considérée comme le quotient de k division de son numérateur par son dénominateur. Réduction des fractions ordinaires en fractions décimales. Transformation d'un nombre fractionnaire en une expression fractionnaire, et inversement. Comment on rend une fraction un certain nombre de fois plus grande ou plus petite. On montrera qu'on n'altère pas la valeur d'une fraction quand on multiplie ou qu'on divise ses deux termes par un même nombre. Simplification des fractions. Réduction des fractions au même dénominateur. On indiquera, par.des exemples, comment on peut trouver, à défaut du plus petit dénominateur commun, un Addition et soustraction des.fractions. . Multiplication des fractions. — On insistera sur te sens du mot multiplier, et l'on montrera qu'ici multiplier c'est prendre un certain nombre de fois une partie du multiplicande. Ainsi multiplier 28 par ojl, c'est prendre 5 fois lu 1' partie de 28. Division, des fractions.. , . dénominateur commun plus petit que te produit, de tous les dénominateurs.
RACINE CARRÉE ET RACINE CUBIQUE
Ce qu'on appelle carré et cube d'un nombre. Comment on forme le carré et Le cube d'une fraction. Ce qu'on appelle racine carrée et racine cubique d'un nombre.
�Extraction de la racine carrée d'un nombre entier, — d'un nombre décimal, — d'une fraction. Extraction de la racine cubique d'un nombre entier, —* tim nombre décimal, — d'une fraction.
APPLICATIONS
Règle de trois simple, directe ou inverse ; règle de trois composée, par la méthode dite de réduction à l'unité. Intérêt de l'argent prêté. — Intérêt annuel. — Intérêt pour un nombre donné de jours. — Méthode des nombres et des diviseurs fixes. — Méthode des parties aliquotes. De l'intérêt composé. Comment on peut le calculer. Tableau des sommes produites par un capital de 4 franc, placé de i à 30 années, à intérêts composés, aux taux de 3 p. 0/0, 3 1/2 p. 0/0,4 p. 0/0,41/2 p. 0/0,5 p. 0/0, S 1/2 p. 0/0, 6 p. 0/0. — Son emploi. Notions sur la caisse d'épargne. Rentes sur l'Etat. — Droit de commission de l'agent de change. Actions et obligations. Des banques en général. — De la banque de France. Escompte en dehors ou commercial. Règle de société. Problèmes de mélange et d'alliage.
SYSTÈME MÉTRIQUE
Définitions. — Noms des six unités principales. Unités multiples et sous-multiples, et leur dénomination Mesures réelles obtenues par le double ou la moitié de chacune de ces unités.
�- 318 • Avantages des,mesures nouvelles sur.les anciennes. . LONGUEURS. — Origine du mètre. — Ses multiples et ses sou.s.-multiples. — Mesures réelles, leurs différentes formes. Mesures itinéraires. Autres mesures de longueur usitées : degré terrestre, minute ou mille marin ('60e de degré), nœud marin (\%Hu mille marin), lieue marine (de 20 au degré), lieue commune ou terrestre (de 25 au degré), lieue métrique (de i km.). • SURFACES..— Mesures de. surfaces proprement dites. — Mesures' agraires. — Mesures topographiques. — Rapport * ces mesures entre elles. VOLUMES. — Mesures de volume. — Mesures pour les bois. — Leurs rapports..' CAPACITÉS. — Mesures de capacité. — Mesures spéciales: .1° aux" matières sèches, 2° aux matières liquides, — Rela' lions' avec les mesures de volume. . . ,,';POIDS.'— Mesures.usitées : 1° en fonte, 2° en cuivre. On donnera quelques explications sur là forme de ces mesures. — Quintal et tonne, . f D,es différents .instruments de pesage et leur emploi. Conditions de justesse et dé sensibilité,d'une balance,Double pesée. MONNAIES. — Composition des monnaies d'or, d'argent et de bronze. Titres des monnaies. — Relation entre les poids d'une môme somme d'or, d'argent et de bronze. On fera connaître quelques anciennes mesures, celles surtout qui sont en usage dans le pays, et l'on indiquerait moyen de tes réduire, en mesures nouvelles équivalentes. Les diverses mesures du temps. Les divisions de la, circonférence. Mesure dé la pression atmosphérique. — Baromètre. V Mesure de' la chaleur. — Thermomètre. .
�- IIS APPLICATION DU SYSTÈME MÉTRIQUE A LA MESURE DES
SURFACES ET DES VOLUMES
Notions élémentaires de géométrie. — Droites perpendiculaires, obliques, parallèles. — Définition des angles. — Circonférence ; sa division en quadrants, en degrés. — Arcs et angles; leur mesure en degrés, minutes et secondes. — Usage du rapporteur. On définira et l'on fera tracer par les élèves les figures représentant les principales surfaces : parallélogrammes (carré, rectangle, losange), triangles, trapèzes et polygones quelconques. — Ce que c'est qu'un polygone régulier. — On multipliera les exemples pour faire voir aux élèves les cas où, dans la pratique, ces diverses formes géométriques sont employées. Mesure des aires. — On montrera comment on trouve la surface d'un polygone quelconque. Quelques explications suffiront à faire comprendre la raison des opérations qui seront indiquées, surtout si l'on a soin de les rendre sensibles, à l'aide de morceaux de carton préparés à l'avance et qu'on superposera. Application à l'arpentage. On fera connaître le rapport de la circonférence au diamètre, et trouver l'un de ces éléments quand on connaît l'autre. — Comment on. obtient la surface d'un cercle. Mesure des volumes. — On montrera un cube, un parallélépipède, un prisme quelconque, une pyramide, un cylindre, un cône, une sphère, le développement de quelques-uns de ces corps. On calculera leur surface. . On indiquera te moyen d'obtenir leur volume. Applications. — Cubage d'un massif de maçonnerie, d'un tas de sable ou de gravier, d'un fossé ; jaugeage d'un vase cylindrique, d'un seau ayant la forme d'un.cône tronqué, d'un tonneau ; cubage d'un tronc d'arbre, etc.
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§ t. QUELQUES CONSEILS POUR L'APPLICATION DE CES PROGRAMMES Cours élémentaire. — Les instituteurs et institutrices sont instamment priés de recourir encore, pour cet enseignement, à toutes sortes d'objets matériels. Nous avons recommandé l'emploi des bûchettes ; nous ne connaissons rien qui soil moins coûteux ou plus commode. — Quant aux fractions, que le maître se procure une feuille de carton, de forme ronde, représentant une galette coupée en douze ou en vingt-quatre morceaux, et il lui sera facile de faire comprendre, même à de tout petits enfants, ce que c'est que deux morceaux d'une galette coupée en six — et encore que deux morceaux d'une galette coupée en six et quatre morceaux de la même galette coupée en douze, représentent identiquement la même portion de galette, et ainsi du reste. C'est en les faisant passer à travers ces images sensibles qu'on amènera les enfants à comprendre les fractions sous leur forme abstraite. 11 en sera de même pour le système métrique. Les enfants né le comprendront que si l'on commence par leur monlrer des mesures réelles, s'ils les manient et s'en servent eux-mêmes. Cours moyen et supérieur. — Si l'enseignement de l'arithmétique, dans le cours moyen, ne se fait plus surtout par l'aspect, comme dans le cours préparatoire et souvent encore dans le cours élémentaire, il ne doit pas cesser pourtant d'être essentiellement pratique. On n'y donnera donc aux élèves que les explications théoriques rigoureusement nécessaires pour qu'ils comprennent bien les opérations du calcul. Du reste, si l'on a .soin de suivre avec
�- 321 méthode, et dans toutes leurs applications, les diverses parties du programme, nous sommes persuadé qu'en dehors du résultat pratique ainsi obtenu, on aura plus développé l'intelligence des élèves que par des raisonnements abstraits qui ne sont pas à leur portée et ne peuvent que les fatiguer inutilement. Mais, s'il convient de s'en tenir, avec les élèves du cours moyen, à une exposition détaillée et méthodique des opérations, il faut aller un peu plus loin avec ceux du cours supérieur ; il faut les accoutumer à réfléchir, à découvrir eux-mêmes la raison de telle opération, à se rendre compte de telle simplification du calcul, à établir enfin, quand cela est possible, quelques généralités. Ainsi, on fera voir aux élèves du cours supérieur que, si l'on multiplie l'un des facteurs d'un produit par 10, 100,1000, etc., le produit est rendu 10', 100, 1000 fois plus grand; que, si l'on multiplie l'un d'eux par 10 et l'autre par 100, le produit est rendu 1000 fois plus fort; et l'on montrera l'application de ces principes, qu'il serait facile, du reste, de généraliser, dans la multiplication des nombres décimaux. On montrera que pour multiplier un produit 80, ou 8 X10, par 7, il suffit de multiplier 8 par 7, et le produit par 10; que pour diviser par 6 un produit 15 X 6, il suffit de supprimer le facteur 6 dans le produit; que pour diviser 48 x 7 par 6, il suffit de diviser le facteur 48 par 6, ce qui donne pour quotient 8, et de multiplier ensuite ce quotient par 7, ce qui donne pour résultat final 56. On expliquera, en s'appuyant sur la définition de la multiplication, comment on peut multiplier une somme ou une différence de deux nombres par un troisième nombre, et l'on montrera l'utilité de la mise en facteur commun dans des exemples analogues au suivant : supposons qu'on ait à effectuer (15 X 7) + (15 X 3); mettant 15 en facteur com-
�mùQ, l'expression revient à 15 X (7 + 3), ou 15 X 10 = ISO. Dans la simplification des fractions, il pourra n'être pas question du plus grand commun diviseur; on se contentera d'appliquer les caractères de divisibilité. De même, pour la réduction des fractions au même dénominateur, si l'on ne parle point du plus petit multiple commun, on aura soin de faire remarquer aux élèves du cours supérieur que, clans bien des circonstances, on peut simplifier la méthode générale qui consiste 5 prendre pour dénominateur commun le produit de tous les dénominateurs. Si l'on a, par exemple, à réduire au même dénominateur 3/4, 7/12, 2/15, on leur fera comprendre que, pour trouver un dénominateur commun, il faut chercher un nombre divisible à la fois par 12, par 4 et par 15. Il suffit, dès lors, de prendre 12 X 5, ou 60; car le dénominateur 4 est un facteur de 12, et le dénominateur 15, ou 3 X "5, renferme un facteur 3 qui est également contenu dans 12. Nous pensons qu'il conviendrait de familiariser au moins les élèves les plus avancés avec ce genre de simplification. La formation du carré et du cube, l'extraction de la racine carrée et de la racine cubique des nombres ont surtout de l'importance au point de vue des applications du système métrique, dans le calcul des surfaces et des volumes ; mais cette étude ne doit être nullement théorique. Nous croyons inutile de parler aux élèves des rapports et des proportions ; car toutes les questions relatives aux grandeurs proportionnelles seront bien mieux comprises par la méthode dite de réduction à l'unité. Dans les problèmes d'intérêt et d'escompte, on insistera beaucoup sur les méthodes du commerce, de façon à habituer les élèves à un calcul rapide. Il pourra n'être question que de l'escompte commercial.
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Extrait d'une conférence générale faite à Charloville, lo 8 novembre '1877. '
Arithmétique et système métrique.
L'arithmétique est généralement bien enseignée dans nos' écoles : c'est peut-être de toutes les parties du programme celle qui est la plus soignée, celle qui produit par suite les résultats les plus satisfaisants. Ici encore laissez-moi pourtant vous soumettre quelques réflexions et vous donner aussi quelques conseils. La plupart d'entre vous ont bien compris que polir là numération et les premières notions de calcul il faut recourir à l'enseignement intuitif; qu'autrement les enfants ne se font pas une idée juste des nombres.ni surtout des rapports que ceux-ci ont entre eux, qu'ils ne logent que des mots dans leur mémoire, sans profit aucun pour leur intelligence. Confiants dans les conseils qui vous ont été. donnés, vous avez fait usage de baguettes, de bâtonnets et de bâtons et vous avez ainsi obtenu un double résultat : vous avèz rendu des plus intéressants un exercice, qui jusque-là était aride et ennuyeux, et vos élèves ont acquis, au lieu d'un savoir tout mécanique, une connaissance raisôniiée des diverses espèces d'unités et de leurs combinaisons. Mais pourquoi tous n'ont-Us pas fait de même? Pourquoi y a-t-if encore quelquefois, dans un coin de l'école, des enfants occupés à compter machinalement de 1 à 100? Il faut que partout on ait la collection recommandée de baguettes, de bâtonnets et. de. bâtons, non pas pour, les mettre sur une planche et pouvoir dire à l'inspecteur, quand il les demande :' «les voilà; » mais pour s'en servir, dans là forme que je vous ai conseillée avec les plus minutieux détails. Il faut quë
�- 324 vos élèves vous aient vus manier et qu'ils soient habitués à manier eux-mêmes des objets sensibles, pour bien comprendre ce que c'est qu'additionner, soustraire, multiplier et diviser. J'insiste pour que vous vous serviez d'abord de baguettes et de bâtonnets, parce qu'il vous sera plus facile avec le bâtonnet qu'avec tout autre objet, de bien faire saisir que la dizaine est, d'une part, la réunion de dix unités, et qu'elle est, d'autre part, une imité nouvelle, une unité simple aussi, mais d'un ordre supérieur. Il va de soi que, lorsqu'une fois vos élèves seront bien familiarisés avec la pratique des baguettes, il n'y aura plus aucun inconvénient et qu'il peut même y avoir avantage à les faire compter et opérer sur d'autres objets quelconques. Du reste lisez, 5 cet égard, l'Arithmétique d'un grand-papa, par Jeaa Macé, qui se trouve dans la plupart de nos bibliothèques scolaires, et tâchez de vous bien pénétrer de l'esprit de sa méthode : tout est là. Même dans les cours élémentaire et moyen, je ne voudrais pas vous voir renoncer complètement aux moyens intuitifs. Étes-vous sûrs, en effet, que vos élèves com-. prennent toujours bien les problèmes que vous leur faites faire, lors même qu'ils vous en donnent une solution exacte? N'y a-t-il pas souvent, dans leur manière de procéder, beaucoup de mécanisme et de routine? Il en serait autrement si, le problème dicté, vous aviez soin de substituer aux données abstraites de l'énoncé, les réalités concrètes dont les chiffres ne sont que l'expression. Croyezvous qu'ils se rendent toujours bien compte de ce que signifie le 5 p. 0/0, par exemple, dont l'usage est si fréquent? Ce rapport serait évidemment mieux saisi de tous, s'ils voyaient d'un côté une somme de 100 francs, et de l'autre les 5 francs d'intérêt que celle-ci produit pendant un an. A défaut de monnaies réelles, vous vous servirez d'objets quelconques qui en seront la représentation.
�325 De même il devient facile de faire comprendre les fractions avec un carton simulant une galette, qu'on peut couper en un certain nombre de morceaux. L'enfant le moins intelligent saisira vite que 2/3, ce sont deux morceaux d'une galette partagée entre trois ; que si les morceaux sont plus nombreux, ils seront nécessairement plus petits ; au contraire, qu'ils seront d'autant plus grands qu'il y aura moins de copartageants. L'exemple de la galette s'appliquera parfaitement ensuite a un héritage que se partagent entre eux des héritiers. U est facile encore, après avoir constaté qu'on ne peut pas additionner des tiers avec s quarts, de faire voir matériellement que, si l'on pousse la division jusqu'aux douzièmes, l'addition de choses semblables devient possible et ce n'est rien moins que la réduction des fractions au même dénominateur. Si vos élèves étaient bien exercés, dans le sens que j'indique, non seulement ils sauraient résoudre leurs problèmes, mais ils en auraient vraiment l'intelligence, ils sauraient en imaginer eux-mêmes de semblables, et il en résulterait un grand avantage au point de vue du développement de leur esprit. Une chose qui est aussi trop négligée dans nos écoles, c'est le calcul mental. Rien de plus utile pourtant que de savoir résoudre de tête, et promptement, une foule de questions qui se présentent journellement dans la vie. Sur un marché, dans la boutique d'un commerçant, sur le chantier d'un constructeur, alors qu'on n'a pas toujours une plume et du papier à sa disposition, on a continuellemont besoin de trouver la solution de beaucoup de petits problèmes qui demandent à être résolus immédiatement. Le calcul mental développe, d'ailleurs, la mémoire des nombres et devient ainsi une ressource précieuse. Comme, en outre, il tient continuellement en éveil l'attention et le jugement de l'enfant, et qu'il l'oblige à une grande tension d'esprit, il constitue la gymnastique la plus effieace pour U
I
�— 326 l'intelligence tout entière. J'ajoute qu'il est une excellente préparation au calcul écrit : il serait même à désirer que les problèmes de tout genre fussent faits d'abord oralement sur de petits nombres, avant d'être donnés 5 résoudre pat écrit sur. de grands nombres. Ils seraient évidemment beaucoup mieux compris. Mais il importe d'établir ici une distinction essentielle. On donne parfois le nom de calcul mental à des opérations qui sont tout simplement des exercices de calcul écrit exécutés de mémoire, des opérations purement machinales ne pouvant avoir aucun effet utile sur les facultés de l'intelligence. Si, par exemple, pour additionner 58 et 36, je me figure dans ma pensée ces deux nombres écrits l'un au-dessons de l'autre et que je dise : 8 + 6 = 14, je pose 4 et je retiens 1 ; 5 -f 3 = 8, et 1 de retenue font 9 : total 94, - je ne fais pas un exercice de calcul mental proprement dit; je fais mentalement un exercice de calcul écrit, puisque j'opère sur des chiffres et non sur les nombres eux-mêmes. Le calcul mental procède autrement : il décompose les nombres proposés. Ici, par exemple, je dirai : 58 + 30 = 88; 88 + 6 = 94, — ou mieux : 50 + 30 = 80 ; 8 + 6 = 11; 80 + 14 = 94. C'est-à-dire qu'au lieu de commencer l'opération par la droite, comme dans le calcul écrit, on la commence toujours par la gauche, par les unités les plus élevées. Il en est de même pour toutes les autres opérations. Si, par exemple, je veux multiplier 218 par 7,' il ne faudra pas que je pose, dans mon imagination, le 7 au-dessous de 218 et que je dise, comme dans le calcul écrit : « 7 fois 8 font 56 ; je pose 6 et je retiens 5, etc..... » Je ferais ainsi une opération toute mécanique, qui n'exige qu'un effort de mémoire et la connaissance pratique de la règle de la multiplication. Je devrai dire, en multipliant successivement •
�- 327 les centaines, les dizaines, puis les unités par 7 : « 7 fois 200 font 1,400 ;17 fois 10 font 70 : soit 1,470; enfin, 7 fois 8 font 56 : 70 et B6 font 126 ; 1,400 et 126 font-1,526. . Ce calcul machinal, purement mnémonique, qu'on parfois le tort d'appeler calcul mental, serait d'ailleurs d'un usage fort restreint : on ne pourrait guère, de cette façon, multiplier l'un par l'autre des nombres de-plusieurs.chiffres.. Qu'on ait seulement à.trouver le produit de 12 par-13,il serait déjà- bien difficile de conserver le souvenir du premier produit partiel, tandis qu'on chercherait le second ; et il serait ensuite à peu près impossible de trouver le produit total. Qu'on dise, au contraire : 13 fois 10 font 130 ; 13 fois 2 font 26 ; 130 et 20 font 150, et 6,156. Le calcul n'a rien de compliqué ; il devient simple et facile, même: pour. les intelligences les moins bien douées. En outre, le calcul mental enseigne une foule de procédés abréviatifs, qui permettent d'effectuer rapidement un certain nombre d'opérations assez longues par les moyens ordinaires. Ainsi il est expéditif de substituer la dizaine à 5, à 9 et à 11, quand l'un de ces nombres est employé comme multiplicateur et de rectifier ensuite le résultat, en en prenant la moitié si le multiplicateur est 5, en en retranchant le multiplicande si le multiplicateur est 9, en y ajoutant au contraire le multiplicande si le multiplicateur est 11. .. t Soit, par exemple, à multiplier, 132 par 5 : je dirai 132 x 10=1,320, dont la moitié est 660. Soit encore 97 x 9; j'aurai 97 x 10= 970, dont je dois retrancher 97. Mais 97 = 100—3 ; j'aurai 970 - 100 = 870 ; 870 + 3 = 873; etc.... Il est avantageux aussi, dans l'addition de deux nombres, s'ils sont assez rapprochés, de diminuer le plus fort d'une, de 2, de 3 unités, pour les ajouter à l'autre ; puis dédoubler Membre moyen. Soit 27 + 33 ; je dirai 30 + 30 == 60 ; de même,. 18 + 24 = 20 + 20 + 2 = 42; ou encore * 21 -t Si -=..{& otc,
.7,,
�Il est commode également, quand on opère sur deu nombres seulement, d'augmenter ou de diminuer l'un d deux de manière à l'amener à la dizaine ; l'opération e devient beaucoup plus facile et la rectification qui suit n porte jamais que sur des nombres peu élevés. Soit, pai exemple, à additionner 143 et 79. J'aurai 145 + 79 = 145 + 80 — 1 ; 145 + 80 = 225 ; 225 — 1 = 224. De même 465 + 88 donneront 465 + 90 — 2 = 553. - Soit à soustraite 298 de 586. Je dirai 586 — 298 = 586 — 300 + 2; S86300 == 286 ; 286 + 2 = 288. Et ainsi du reste. II n'entre point dans mon intention de vous tracer ici le programme d'un cours de calcul mental. J'ai voulu seulement appeler votre attention sur le caractère propre de ces exercices et sur la nécessité de les employer fréquemment dans vos classes. Un troisième point sur lequel je crois devoir m'arrèter encore, c'est sur le caractère d'utilité pratique que doivent présenter tous vos exercices et vos problèmes d'arithmétique. Mais laissez-moi vous lire ce que dit à cet égard le Journal des instituteurs ; les conseils que je vous ai tant de fois donnés auront plus de poids, placés sous le patronage de cette publication autorisée. « Môme dans vos premières leçons, y est-il dit, lorsque vous exercez les enfants à lire et à écrire les nombres les plus simples, faites en sorte que ces nombres représentent des choses, des grandeurs utiles à connaître et à retenir. « Au lieu, par exemple, de faire écrire le nombre 234 ou 4,567, qui ne disent absolument rien à l'esprit de l'élève et sont pour lui tout à fait insignifiants, faites-lui poser les nombres représentant la population de sa commune, celle du chef-lieu de son canton ou de son département, celle des grandes villes de France, etc.... Donnez-lui la distanco de sa commune au village voisin, au chef-lieu de l'arron-
�- -329 dissement. Exercez-le sur les nombres qui représentent la longueur des principaux fleuves de la France et même de l'Europe ou du monde ; la hauteur des montagnes les plus élevées, le produit des impôts du département, de la France entière ; les dates rappelant les événements les plus remarquables de notre histoire, etc. « Combien de connaissances utiles peuvent être acquises ainsi par l'enfant ! et comme ces notions de toute sorte jetteront de l'intérêt et de la vie dans vos leçons ! « Ce caractère d'utilité pratique, vous vous efforcerez de le conserver dans tous les cours. Vos problèmes, par exemple, seront toujours empruntés aux circonstances de la vie réelle, aux opérations, aux transactions qui se font habituellement dans le pays ; aux métiers, aux professions, aux industries de la contrée. « Et non seulement vous puiserez les sujets de vos problèmes dans les conditions de la vie journalière, dans le milieu où vivent et sont appelés à vivre vos élèves ; mais encore vous ferez en sorte que ces problèmes ne renferment jamais que des données exactes, vraies, des prix réels. Si la journée de l'ouvrier est de 4 ou S francs, elle ne doit pas figurer dans le problème au taux de 2 francs. Le quintal de blé est-il à 30 francs, on ne l'évaluera pas à S0 francs, etc. Prendre pour valeur des données fictives, c'est perdre l'occasion de faire pénétrer dans l'esprit des élèves une foule (le notions utiles, c'est encore risquer de remplacer l'ignorance par l'erreur. » Nous ne saurions donc trop engager les maîtres à ne donner que des nombres réels et pris dans les usages de la localité. Serait-ce trop vous demander que de vous prier encore de vous préoccuper également, dans le choix de vos problèmes, de l'enseignement moral qui peut en résulter, de vous attacher à trouver des données et des solutions qui servent à l'éducation.de vos.enfants ?
�- 330 « Les maîtres auront soin de choisir de temps en temps des questions morales que leur intelligence et leur amour du devoir ne manqueront pas de leur suggérer. Les bonnes qualités, comme les vices des hommes, en dehors de toute considération religieuse et morale, qui est sans doute la plus grave, ont aussi leur côté positif et peuvent être appréciées sous le rapport du bénéfice ou de la perte. On ne saurait apprendre de trop bonne heure que la bonne conduite, l'ordre, l'économie, sont les premières sources du bien-être domestique ; que la mauvaise conduite, le désordre, l'imprévoyance, les mauvaises habitudes, sont des causes de ruine et de déshonneur. » Ainsi appliquez-vous à faire voir à vos élèves, par les problèmes que vous choisirez, ce que produisent au bout d'un an, de dix ans, de trente ans, deux ou trois sous dépensés chaque jour inutilement ; faites-leur calculer combien, avec cette somme ainsi gaspillée, une famille aurait pu avoir de pain, de viande ou de vin. Puis, plus tard, lorsqu'ils seront arrivés aux règles d'intérêt, vous leur ferez chercher ce que produiraient au bout de dix ans, de vingt ans, 1 franc, 2 francs, S francs mis de côté chaque semaine et placés.à la Caisse d'épargne. Ce seront là des leçons de calcul qui pour eux en vaudront d'autres, et qui auront de plus l'avantage de vous fournir l'occasion de leur donner d'utiles et sages conseils pour leur conduite future. Vous ne devez pas, bien entendu, transformer votre cours d'arithmétique en un cours de morale. Quand vous faites une leçon de calcul, c'est du calcul qu'il vous faut faire avant tout ; mais vous devez, puisque la chose est possible, vous préoccuper de ce caractère d'utilité pratique et morale que toutes vos leçons doivent revêtir accessoirement et qui est, je le répète, le but final de tout enseignement. « Encore deux petites observations toutes-pratiques, et j'en aurai fini avec l'arithmétique.
�- 331 J'ai remarqué, lors de la correction des compositions pour le certificat supérieur, que beaucoup de candidats n'avaient pas fait usage de tous les nombres donnés dans l'énoncé du problème. Je suis persuadé que c'est parce qu'ils n'ont pas vu ces nombres, éparpillés et comme perdus dans les phrases du sujet dicté. Aussi je vous prie instamment de leur faire prendre l'habitude d'écrire toujours, sur une ligne horizontale, au-dessous de chaque énoncé, tous les nombres que celui-ci contient, avec une lettre initiale comme indication de ce que chaque nombre représente. Ainsi, soit donné ce problème : La circonférence se partage en 360 parties égales appelées degrés. La circonférence de la terre mesure 9000 lieues. Calculer la. distance, à vol d'oiseau, entre deux villes que séparent 15 degrés. Vous ferez écrire au-dessous : 360 d- — 9000 '• — 15 Ces nombres ainsi rapprochés, l'élève les voit mieux ; il perçoit plus vite leurs rapports, et il lui devient facile d'imaginer les rapprochements qui le conduiront à la solution. De même, il est des élèves qui entremêlent sur leur copie le raisonnement et les calculs : c'est un tort. La page de la copie ou du cahier doit être partagée de haut en bas en deux parties à peu près égales : les calculs se mettent à gauche et les raisonnements à droite, en face. Grâce à cette disposition, il devient facile de constater si l'élève a bien compris le problème, s'il a suivi la marche la plus simple et la plus régulière pour arriver à la solution, et quand celle-ci n'est pas exacte, si la faute est dans le raisonnement ou dans le calcul. Ce sont là deux mesures d'ordre sur lesquelles j'ai appelé d'une manière toute particulière l'attention- de MM. les IrtS" pecteurs primaires. -
�- 332 Je ne vous dirai que peu de chose du système métrique, non pas qu'on l'enseigne bien encore dans toutes nos écoles, mais parce que je vous en ai déjà bien souvent entretenus. Il est bien peu d'écoles aujourd'hui qui ne possèdent, à défaut de l'appareil Level ou du nécessaire métrique de M. Carpenlier, quelque collection de poids et mesures ; mais il en est plusieurs encore où ces collections ne sont guère qu'un objet d'ornement pour la classe. 11 faut absolument que ces collections servent ; il faut que les élèves les manient, qu'ils effectuent des mesurages, des pesages réels, sous votre direction et selon les indications que vous leur donnerez. Je ne cesserai de .vous le répéter, c'est par l'intuition, et par l'intuition seule, qu'ils acquerront d'abord une connaissance exacte de toutes les mesures de notre système métrique. 11 n'est pas de définition qui vaille la vue et le maniement de l'objet lui-même. D'ailleurs, rien de plus facile ici que l'enseignement par l'aspect; rien de plus intéressant pour tout le monde ; rien qui se prête mieux à la leçon collective. Deux leçons au moins par semaine figurent dans votre emploi du temps, au commencement de la classe du soir : si elles étaient bien remplies, tous vos élèves devraient arriver vite à bien posséder leur système métrique. Aussi quand je trouve des enfants de 8 à 10 ans, qui paraissent n'avoir pas une idée exacte de la longueur du mètre, qui sont incapables de me tracer au tableau noir une ligne d'un décimètre, qui paraissent ignorer complètement le rapport qui existe entre la capacité d'un litre (bouteille) et celle d'un décimètre cube, je me dis que c'est la faute du maître. Ou il ne fait pas les leçons indiquées sur son emploi du temps, ou il les fait mal. L'intelligence ni la capacité ne font ici défaut à personne ; il n'y faut que de la bonne volonté ôt celle-ci ne dépend ai'6 de vous
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§ 3. QUELQUES OBSERVATIONS SUR L'ENSEIGNEMENT DE L'ARITHMÉTIQUE. - EXERCICES
Décembre \814.
Parmi les problèmes d'arithmétique que l'on donne à résoudre aux élèves, beaucoup n'exigent guère que du calcul, un calcul quelquefois long et pénible, souvent ennuyeux ; il en est peu qui demandent, de la part des élèves, un véritable travail intellectuel. Ce n'est pas que nous voulions conseiller de négliger le calcul ; au contraire, nous sommes d'avis qu'on en fasse beaucoup, mais non d'une façon exclusive. Il est un fait : c'est que certains élèves, aidés par la routine, résolvent avec succès des problèmes assez longs et compliqués, et se trouvent embarrassés pour résoudre une question quelquefois très simple, qui ne comporte pour ainsi dire pas de calcul, et qui ne demanderait de leur part qu'un peu de réflexion et de jugement. Nous avons cru que nous pourrions être utile en indiquant Quelques questions de ce genre, qui pourraient être traitées par les élèves, soit oralement, soit par écrit. D'autre part, nous pensons qu'il est bon d'enseigner aux élèves qui possèdent convenablement la pratique des opérations (par exemple, ceux du cours supérieur et même du cours moyen), quelques moyens d'abréger le calcul. Sans avoir la prétention de faire une leçon, mais simplement pour rappeler à ceux qui voudront bien nous lire ce qu'ils savent aussi bien que nous, nous nous permettrons d'indiquer sommairement quelquesnines de ces abréviations.
QUESTIONS THÉORIQUES A DÉVELOPPER
l. — Quel changement subit un produit de deux facteurs
�quand on augmente ou quand on diminue l'un des facteurs d'un certain nombre? — quand les deux facteurs sont augmentés ou diminués du même nombre? — quand l'un des facteurs est augmenté, l'autre étant diminué du même nombre? IL — Que devient le produit de deux facteurs, si l'un d'eux seulement est multiplié ou divisé par un certain nombre? — si l'un et l'autre sont multipliés ou divisés par le même nombre? — si l'un est multiplié, l'autre étan divisé par le même nombre?
PROBLÈMES
I. — Trois personnes ont à se partager une somme de 860 fr. : ta première doit en avoir le cinquième et la part de la troisième est égale au total des deux autres parts. Direct qui revient à chaque personne. . On voit immédiatement que la troisième aura la moitié de 860 fr., c'est-à-dire 430 fr , puisqu'elle doit avoir autant que les deux autres ensemble. Du reste, la première a, 860 d'après l'énoncé, —=- = 172 fr. Donc la seconde aura 130 5 -172 = 2S8fr. .11. — Une personne achète 5 kilog. de café et 12 kilog.de thé pour une somme de 128 fr. Une autre fois, elle achète, aux mêmes conditions, 5 kilog. de café et 8 kilog. de thé pour 92 fr. On demande le prix du kilog. de café et celui du kilog. de thé. Disposons l'énoncé de la façon suivante : 5 kilog. de café et 12 kilog. dé thé valent 128 fr. S - » 8 ». 92 fr. On remarque que la quantité de café est la même clans les deux cas; et que, par conséquent,..la différence des
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prix, qui est de 36 fr., indique la valeur de 12 — 8 ou de thé: Donc 4 kilog. de thé valent 36 fr. «
1
4
kilog.
M"** 8Sl..^T91'J'Hôlcv,-orîi.eîi .%mi 8to aîaD oh .|ô1ij};E-'
kilog. de thé vaut 9 fr. » valent 9 X 8 = 72 fr. Par suite, 5 kilog. de café valent 92 — 72 = 20 fr.
1 8 1
»
vaut ~ =
9
fr.
Si
»
. vaut
-TT = 4
fr.
RÉPONSES : le kilog. de thé coûte 9 fr. et le kilog. de café ifr. Ce problème peut être modifié de diverses manières, que nous indiquerons successivement.
1° Supposons d'abord que S kilog. de café et 12 kilog. k tlié coûtent 128 fr. et que 6 kilog. de café et 13 kilog. de tkécoûtent 141 fr. Disposition: 5 kilog. de café et
6 » 12 13
kilog. de thé valent
»
128 141
fr. fr.
On voit facilement que : kilog. de café et 1 kilog. de thé valent 141 —128= 13 fr.; donc 5 kilog. de café et 5 kilog. de thé valent 13 X 5=65 fr.; et l'on sait que : 5 kilog. de café et 12 kilog. de thé valent 128 fr. Le problème revient alors au précédent. La différence des rix 128 — 65 ou 63 fr. représente la valeur de 12 — 5 ou
1
kilog. de thé ; donc le kilog. de thé coûte -y- = ar conséquent le kilog. de café coûte
13 — 9 == 4
63
9
fr., et
fr.
2° Supposons que S kilog. de café et Al kilog. de thé oUent 128 fr.- et que 8 kilog. de café et 15 kilog. de thé otitentm.fr. < < M
�- 336 Disposition : 5 kilog. de café et 12 kilog. de thé valent 128 fr. 8 » 15 » 167 fr. En procédant par différence, on trouve que : 3 kilog. de café et 3 kilog. de thé valent 167 — 128 = 39 fr. 39 Donc 1 kilog. de café et 1 kilog. de thé valent -y = 13 fr, On continue comme précédemment. 3» — Supposons que 5 kilog. de café et 12 kilog. dellù coûtent 128 fr. et que 10 kilog. de café et 17 kilog. de IH coûtent 193 fr. On ramène la question au problème II en doublant le premier achat. On trouve alors que : 10 kilog. de café et 24 kilog. de thé valent 256 fr, et 10 » 17 » 193 fr. La quantité de café étant la même dans les deux cas, la question ainsi présentée est tout à fait analogue au problème IL 4° — Supposons enfin que 5 kilog. de café et 12 kilog. k thé coûtent 128 fr. et que 7 kilog. de café et 18 kilog. de thl coûtent 190 fr. Disposition : 5 kilog. de café et 12 kilog. de thé valent 128 fr. 1 » 18 » 190 fr. La différence 190 — 128 ou 62 fr. indique la valeur de 2 kilog. de café et 6 kilog. de thé ; mais cela ne nous conduit à rien. Nous ramènerons la question au problème II en septuplant le premier achat et en quintuplant le second; nous aurons alors : 35 kilog. de café et 84 kilog. de thé valent 896 fr. 35 » 90 » 950 fr.
�- 337 Le problème, ainsi posé," sera résolu comme il a été indiqué précédemment (1).
DES ABRÉVIATIONS DU CALCUL
■1° La multiplication remplacée par une division facile. — n sait que, pour multiplier un nombre entier par 10, par 00, etc., il suffit d'écrire à la droite de ce nombre un, eux, etc., zéros. Il résulte de là que, pour multiplier un nombre par 5, on ourra d'abord écrire un zéro à sa droite, ce qui revient à e multiplier par 10, puis prendre la moitié du résultat insi obtenu. Ainsi, pour multiplier 148 par 5, on écrira un éro à la droite du nombre, ce qui donne 1480 dont la ipitié est 740. . Pour multiplier un nombre par S0, on le multiplie par 00, ce qui se fait en écrivant deux zéros à sa droite ; nsuile on prend la moitié du produit. On détermine d'une manière analogue les produits d'un ombre quelconque par S00, par 5000, etc. Multiplier par 0,5, c'est prendre la moitié. Pour multiplier par 0,05 on divise par 10, puis on prend 74 a moitié. Ainsi, 740 X 0,05 = -5- = 37. De même, pour ultiplier par 0,005, par 0,0005. etc., on divise d'abord par 00, par 1000,etc., puis on prend la moitié du résultat. Pour multiplier par ^5, on multipliera par 100, et l'on rendra le quart du produit. Ainsi, 148 X 25 = 3700. Pour multiplier par 75, on triplera ce résultat.
H) On remarquera que cette disposition des calculs est la même que ["Hue l'on obtiendrait en résolvant ce problème par la méthode Wique connue sous le nom d'élimination par addition ou sousneiion. .
�— 338 — — Multiplier par 0,25,' c'est prendre le; quart ; multiplie par 0,75, c'est prendre les trois quarts. Si l'on remarque que 1000 = 8 fois 125, on voit que, pou multiplier un nombre par 125, il suffit de le multiplier pa 1000 et de prendre le huitième du produit. 2° La multiplication remplacée par une addition. - L multiplication par 11 se réduit à une simple addition. E effet, multiplier un nombre par 11, c'est l'ajouteras» décuple. Pour multiplier 84753 par 11, on dira : 3 et 0 fontî — 5 et 3 font 8 ; — 7 et 5 font 12 ; je pose 2, et je retiens! — 1 de retenue et 4 font 5, et .7 font 12 ; je pose 2, etj retiens 1 ; — 1 de retenue et 8 font 9, et 4 font 13 ; je pose' et je retiens 1 ; — 1 de retenue et 8 font 9. Le nombres donc 932283. On multiplierait de même le nombre ci-dessus par II en prenant d'abord le chiffre des unités 3 ; puis la sonim de 5 et 3 ; ensuite la somme, de 7, 5 et 3 ; celle de 4,7 et celle, de 8,4 et 7 ; celle de 8 et 4 ; enfin en ajoutantau chiff 8 la retenue provenant de cette dernière somme. On obtient de la'sorte le nombre 9407583. ■3° La multiplication remplacée par une soustraction, Si l'on multiplie un nombre par 9, on peut, employer soustraction. En effet, multiplier un nombre par 9, c'e retrancher ce nombre de son décuple. Notons toutefois <r cette façon d'opérer ne. présente guère d'avantage;.» arrivera tout aUssi facilement et peut-être plus sûrenie au résultat par la multiplication. La soustraction remplacera avantageusement la multip cation, si l'on a à multiplier par 99, par 999, etc. P exemple, s'il s'agit dé multiplier le nombre 84753 par on retranchera 84753 de 8475300. 4° La division remplacée par une multiplication. — Fo diviser un nombre par 5, on peut te doubler et prendre
�== 339
5=
dixième du résultat. Pour le diviser par 23, on le quadruple etffpji prend le centième du produit. Pour le diviser par 125, on le multiplie par 8, et l'on prend la millième partie du nombre obtenu. ' :$4.. EXERCICES PRÉPARATOIRES A L'EXAMEN DU RREVET Des intérêts simples.
DÉFINITIONS ET CONVENTIONS
On appelle intérêt le bénéfice périodique d'une somme prêtée. La somme prêtée s'appelle capital. Le taux est l'intérêt annuel de 100 francs. La loi ne permet pas de prêter à un taux plus élevé que celui de 5-0/0 par an. Par convention, l'intérêt est proportionnel au capital, au taux et au temps, c'esUà-dire à la durée du placement.
RELATION GÉNÉRALE ENTRE LE CAPITAL, TAUX ET L'INTÉRÊT TOTAL LE TEMPS, LE
Supposons qu'un capital de 2845 fr. soit placé à 5 p. 0/0 par an, et qu'on demande l'intérêt annuel de ce capital. Nous pourrons raisonner comme il suit : Un capital de 100 fr. rapporte en un an 5 fr. d'intérêt ;
^
Id.
ï:
2845
:
? . m
id.
id. 100 On voit donc que, pour trouver l'intérêt annuel, on multiplie le capital par le taux, et l'on prend la centième partie ; du produit. - ' . :
�— 340 — S'il s'agit de calculer l'intérêt simple rapporté par ut capital pendant un certain nombre d'années, il suffira évidemment de multiplier l'intérêt annuel par le nombre d'années. On aura donc la relation : , ,, „, capital X temps X taux ftMt = ÏÔÔ ; ou plus simplement, en représentant par c le capital, parti le temps, et par t le taux : cxnXt w l= 100 • Par des transformations très simples de cette formule, on arrive à en établir d'autres qui donnent les valeurs de c, n et t. Supposons maintenant que n représente un certain nombre de mois. Nous remplacerons, dans la formule [1], « par ii -jjj-, puisque l'année est composée de 12 mois ; nous obtiendrons alors la formule suivante : cX-^Xt 100 qui équivaut à : . 1200 ' Supposons enfin que n représente un certain nombre dî jours. L'année étant comptée de 360 jours, il faudra, dans
*
LJ
la formule [1], remplacer n par
c X
t=
OU :
il
, ce qui donne :
36ÔX 100
[S]
cXnxt 36 000
�— ui
à-dire :
if-
En résumé, nous aurons les formules [4], [2] et [3], c'est-
c X re-X «
.
=
400 cX » X t % 4 200 ' s ._cX«Xi ' 36 000 ' qui permettront de calculer l'une quelconque des quatre quantités i, c, n, J, lès trois autres étant connues. •. Celle dont on se servira le plus généralement est la formule [3], qu'on peut, du reste, simplifier clans bien des cas, en divisant le numérateur et le dénominateur par t, c'est-àdire par le taux.
MÉTHODE DES NOMBRES ET DES DIVISEURS FIXES
Reprenons la formule [3] :
.
exnxt
36000 ' on peut la présenter sous la forme suivante
i = cXHX
360WI
Si le taux est 6 p. 0/0,
t
36 000 et l'on a : ■ t._ C
6 36 000
; 4
6 000 ' .„
X n X j-^ ,
ou, ce qui est la même chose :
._ c X n
~ 6 000 ; c'est-à-dire que, pour calculer l'intérêt, on multipliera le capital par le nombre de jours, et l'on divisera le produit obtenu par 6 000. 15
l
�Si le taux est S p. 0/0, t 36 000 et l'on a :
36 000 cxn 7 200
7 200
Si lë taux est 4 p. 0/0, . t 36 000 et l'on a :
1
36 000
c
9 000
•
X-n 9 000 ' V 12 000
Si le taux est 3 p. 0/0, t 36 000 et l'on a :
; ' c Xri
3 36 000
12 000 ' On voit que, pour obtenir l'intérêt, on fait le produit du capital par le temps exprimé en jours, et l'on divise le produit par un nombre qui varie avec le taux. Au taux 6 p. 0/0 correspond le diviseur 6000 ; au taux i p. 0/0 correspond le diviseur 9 000, etc. ; et, en général, au même taux correspond un diviseur fixe. Le produit de c par n étant appelé nombre (1), nous dirons plus simplement qu'on calcule l'intérêt en cherchant le quotient du nombre par le diviseur fixe. Cette méthode du commerce est connue sous le nom de: Méthode des nombres et des diviseurs fixes. Appliquons-la i l'exemple numérique suivant :
[1J En comptabilité, on appelle souvent nombre le centième de ce produit. Si le taux est 6, le diviseur fixe est alors 60 ; si le taux est S, le diviseur est 72, etc.
�Quel est l'intérêt d'une somme de 3 625 /)'. placée à 6 p. 0/0 ir an pendant 3 mois et 16 jours ? 3 mois et 16 jours font 106 jours ; donc » ■= 106 : d'ail* iurs, c = 3 625. On a par conséquent : . 3 625 X 106 *= 6 000 Le produit de 3 625 par 106 est 384 250, dont le millième 1384,25 ; prenant la sixième partie de ce nombre, on a ur résultat : i = 64 fr. 04.
MÉTHODE DES PARTIES ALIQUOTES
Rappelons la formule :
%
. _ cxn ~ 6 000 '
Supposons que n = 60 jours ; cette formule devient : . '
=
c X 60 ^_ c 6 000 ~ 100 '
Ainsi, le taux étant 6 p. 0/0, l'intérêt d'un capital, pour jours, est égal au centième de ce capital. D'ailleurs, le pital et le taux étant constants, il est évident que l'intérêt t uniquement proportionnel au temps, c'est-à-dire que intérêt pour 30 jours est la moitié de l'intérêt pour 60 jours, ntérêt pour 20 jours en est le tiers, etc. C'est sur ces rearques qu'est fondée une des méthodes les plus expédias du commerce et dont nous allons rendre compte au «yen de quelques exemples; Quel est l'intérêt d'une somme de 3 624 fr. placée pendant 'ijours? 1° Supposons que le taux soit de 6 p. 0/0 par an,
�-mOn peut décomposer 465 en parties aliquotes de 60, de 1 façon suivante : 465 = 60 + 60 + 30 + 15. Nous écrirons alors : L'intérêt de 3 624 fr. pour . 60 jours = 36 fr. 24 (centième du capital). 60 30 15 id. id. id. = 36 =48 = 9 24 (centième du capital). 42( (la 4/2 du précédent). Oô'da 4/2 du précédent).'.
465 jours = 99 fr. 66 Comme on le voit, tout le calcul se réduit, pour ai dire, à une addition. 2° Supposons que le taux soit de 5 p. 0/0. Dans les mômes conditions, c'est-à-dire pour un mêm capital placé pendant un même temps, on a 5 fr. d'intér au lieu de 6 ; l'intérêt total est donc diminué de 4/6. Onfe le calcul comme précédemment., c'est-à-rlire comme si le tau était 6. p. 0/0, puis on écrira : L'intérêt de 3 624 fr. à 6 p. 0/0 = 99 fr. 66. 4/6 de cet intérêt = 46 64.
L'intérêt de 3 624 fr. à 5 p. 0/0 = 83 fr. 05. 3° Supposons que Le taux soit de 4 4/2 p. 0/0. 4 5 45 3 Le rapport de 4 4/2 à 6 est égal à —- = = -y. t réduction devra donc être du quart. 4° Supposons que le taux soit de 4 p. 0/0. 4 2 • Le rapport de 4 à 6 étant r—r ou -TT , 'a réduction dev o être du tiers. 5° Supposons enfin que te taux soit de 3 p. 0/0
\
Le rapport de 3 à 6 étant égal à ~ , la réduction dev être de moitié.
�Règle d'escompte.
DÉFINITIONS ET CONVENTIONS
On appelle en général escompte la remise que l'on fait sur une somme payée avant l'époque convenue. Cet escompte est, par convention, proportionnel à la valeur nominale de la dette, c'est-à-dire à la valeur qu'elle possède à l'époque où elle est payable, ou bien à sa valeur actuelle. Dans le premier cas, l'escompte est dit en dehors ou commercial (1) ; dans le second cas, il est dit en dedans ou rationnel (2). L'escompte est toujours proportionnel au taux et au temps gui s'écoule entre l'époque où l'on escompte et celle de Uchéance. Il résulte de ces conventions que : 1° l'escompte en dehors est l'intérêt simple de la valeur nominale de la dette entre les deux limites du temps que nous venons d'indiquer; S0 l'escompte en dedans est l'intérêt simple de la valeur actuelle de la dette entre les mêmes limites.
RELATION ENTRE LA VALEUIt NOMINALE, LE TEMPS, LE
TAUX ET L'ESCOMPTE TOTAL
1° Escompte en dehors. Soit m la valeur nominale, t le temps exprimé en fraction
(1) Les banquiers français ne pratiquent que l'escompte en dehors, au taux de 6 0/0 par an.,
t (2) On remarquera que cette qualification de rationnel attribuée à l'escompte en dedans est peut-être impropre, car la proportionnalité de l'escompte à la valeur nominale ou à la valeur actuelle n'est qu'une (mention.
�- 346 — d'année, r le taux de l'escompte pour un franc et par année e l'escompte total. L'escompte étant proportionnel à la valeur nominale, s celui de \ fr. pour un an est r, celui de m fr. sera m foi plus fort, ou m X r, ou m?-(en supprimant entre les facteur m et r le signe de la multiplication, ce qui simplifie t'écri ture). D'autre part, l'escompte étant proportionnel au temps, si celui de m fr. pour un an est mr, celui de m fr. pour te temps t sera t fois plus fort ou mrl. On a donc la relation (1) e = mrl, quj permet de calculer l'une quelconque des quatre quantités e, m, r, t, les trois autres étant connues.
2° Escompte en dedans.
Soit encore m la valeur nominale, l le temps exprimé en fraction d'année, r l'escompte de 1 fr. pour un an, e'l'escompte total. Si l'on suppose une valeur actuelle de 1 fr., l'escompte en dedans de cette valeur est, d'après l'hypothèse, r pour Un an, et par conséquent rt pour le temps t ; de sorte que \ + rt est la valeur au bout du temps t d'une somme qui ne vaut actuellement que 1 fr. A une valeur nominale de \ + Vt correspond donc un escompte rt ; A une valeur nominale de i fr., correspondra un escompte rt i 4-rt fois plus faible, ou , , ; 1/+ rt Et à une valeur nominale m correspondra un escompte m fois plus fort ou , t
mt
rt
-.
�- '347 On a donc la relation
1 +
... rt
qui permet de calculer l'une quelconque des quatre quantités «', m, r, t, les trois autres étant connues.
DIFFÉRENCE ENTRE LES DEUX ESCOMPTES.
À la seule inspection des formules (1) et (2), on reconnaît immédiatement que e' est plus petit que e; et en effet l'escompte en dedans, étant proportionnel à la valeur actuelle de la dette, est nécessairement plus faible que l'escompte en dehors, qui est proportionnel à sa valeur nominale. On peut se proposer de déterminer la différence entre les deux escomptes. On a : , mrt g — e' = mrl r~i— 1 + rt mrt (t -f- rt) — mrt ~* i + rt mrt -f mrt. rt — mrt ■ = 1 + rt ' mrl. rt i + rt Si d'abord on remarque que mrt = e, on voit que , ert ; e — e' = -r—, , 4 + rt ' ce qui montre que la différence entre les deux escomptes est igale à l'escompte en dedans de l'escompte en dehors pendant '« temps qui s'écoule entre l'époque actuelle et celU dé 'échéance. ■ . v~r; ■„-.• - :ô ....
�- 348 Si l'on remarque en outre que l'expression mrt. rt i + rt peut être mise sous la forme mrt
1 + rJ
.rt,
et que mrt i + rt on voit que e — e' = e' rt, c'est-à-dire que In différence entre les deux escomptes eil égale à l'escompte en dehors de l'escompte en dedans pendant le temps t. ■ e'.
Échéance moyenne.
Les problèmes relatifs à l'échéance moyenne sont renfermés dans l'énoncé général suivant : Plusieurs sommes m, m', m", .... sont payables ara diverses époques t, t', l",.... aux taux respectifs r, r', r", .... pour un franc et par année. Sans qu'il y ait profil ni perte, en tenant compte de l'intérêt, on peut ne faire qu'un seul paiement M à l'époque T et au taux par franc R. On demande d'établir une relation entre les différentes quantités de l'énoncé. La somme des valeurs actuelles des divers paiements partiels doit être égale à la valeur actuelle du paiement unique. Si l'on désigne par e, e', e",.... E, les escomptes respectifs des sommes m, m', m'>,M, on voit que les valeurs actuelles des paiements partiels sont :
�— M% — m—e m' — e1 m'i — e» t leur somme est m + m< + m" + .... -(« + «' + e" + ....), andis que la valeur actuelle du paiement unique est M — E. On a donc la relation suivante : (f) M — E = m + m' + m"-f .... — (<? + e' + e" + ... ; Les quantités E, e, e', e",.... peuvent être exprimées en (onction des données, de sorte que cette relation deviendra
\\-mi=m+m'+m"+....—{mrt+m'rH'+m"r"t"+....),
si l'escompte est pris en dehors; et M~
jqr|f ==m + m'+ m" +••••
/ mrt \i + rt m'r'V
+
T+rrt' + i
m"r"t" +r"
\
«" + "'7'
si l'escompte est pris en dedans. L'une des quantités qui entrent dans chacune de ces relations étant seule inconnue, il sera possible de la calculer. Remarques. que
til=
ï. — Considérons la relation (i) et supposons
m + m'-\-m"-\-....
Il en résultera évidemment l'égalité (2) E = e + «' + «"+•••■; et l'on voit ainsi que, dans le cas où le montant du paiement unique est égal à la somme des montants des paiements partiels, mais dans ce cas seulement, l'escompte du paiement unique est égal à la somme des escomptes des paie ments partiels. II. — Si dans l'égalité (2) on remplace E, e, e', e", .... par 18'
�- 350 leurs valéurs en fonction des données, et si l'on admet qu l'escompte est pris en dehors, on a : (m -f- m' + m" +...) RT = mrt + m'r't' + mW -f „„ Si enfin on suppose que le taux est uniforme, ç'est-à-dr que R = r = r' = r" = on a, en divisant de pari d'autre par R, la relation simple : (m + m' -f m" + ...) T = mt + roV -f m"t" + Si par exemple T est l'inconnue, on en déduit la formule
T
_
ml
m + m + m" +
+ m'1'1 + m"1" +
qui permet de calculer l'échéance moyenne, c'est-à-dire l'époque à laquelle doit être effectué le paiement unique. Ainsi, l'escompte étant pris en dehors, avec un taux uniforme, et le paiement unique étant égal à la somme des paiements partiels, on voit que l'échéance moyenne esl indépendante du taux. Le temps T qui doit s'écouler entre l'époque actuelle et celle de l'échéance du paiement unique s'obtient alors en divisant par le montant de ce dernier la somme des produits des paiements partiels m, m', m",.... par les durées respectives/, l', t",.... qui séparent l'époque actuelle de celles auxquelles les paiements partiels devaient être effectués.
APPLICATION. Une personne doit effectuer 3 paiements : It premier de 30O fr. dans 8 mois, le second de 600 fr. dam s t 5 mois, le troisième de 900 fr. dans 10 mois. A quelle époaut doil-elte effectuer un paiement unique de 1800/i'., pour qu'élit n'éprouve ni gain ni perte, l'escompte étant calculé par la méthode commerciale au taux de 6 p. 0/0 par a?i? En appliquant la règle établie précédemment, on trouve _ 300 X 8 + 600 X 5 + 900 X 10 _ ,
a
�- 331 Partages proportionnels.
DÉFINITION.
— Partager
un nombre en parties directement
u inversement proportionnelles à des nombres donnés, 'est le partager en parties telles que le rapport de deux arties quelconques soit égal au rapport direct ou inverse es nombres proportionnels correspondants.
1° PARTAGES DIRECTEMENT PROPORTIONNELS
Supposons que l'on ait à partager une somme dé 630 fr. u trois parties proportionnelles aux nombres 2, 3 et 8. Si l'on représente par x, y èt z ces trois parties, on a par éfmition :
£
y **-3 ; y 3 z 5 y_ —
A
Ces relations peuvënt être mises sous les formés : (t) (2)
x_ L
2 " 3 : 3 "* 5 '
On sait en effet que, dans toute proportion, on peut Itérner les moyens. Les proportions (1) et (2) ayant un rapport commun y. u peut écrire :
x _ y Y~T
z
~¥ *
qui lui . correspond ... est , ,
elation qui exprime que le quotient d'une partie quelconque ar le nombre proportionnel nstant.
�— 332 — D'après cette propriété des rapports égaux que la sonn des antécédents est à la somme des conséquents comme in antécédent est à son conséquent, chacun des rapports préc dents est égal à x+y +z 2+3+5' ou 630 2+3+5' car x + y + z = 630 . On a donc ; x 630 2 + 3+5 D'où l'on tire : 630 X 2 2 + 3+5 On a de même 630 2 + 3+5 D'où 630 X 3 y= .2 + 3+5 On a enfin z 630 5 2 + 3+5 D'où
¥
630 X 5 : . ; 2 + 3+5 Ces raisonnements conduisent à la règle suivante : Lorsqu'on veut partager un nombre en parties proportionnelles à des nombres donnés, on obtient chaque partie m multipliant lenombreàpartager par le nombre proporliomul à'cette partie et en divisant le produit obtenu par ta somw des nombres proportionnels aux diverses parties. .
�- 353 -
Remarques. I. — On peut avoir à partager un nombre proportionnellement à des fractions. On réduit d'abord ces fractions au même dénominateur ; et, comme leurs valeurs sont alors en raison directe de leurs numérateurs, le partage se. fait proportionnellement à ces numérateurs, suivant la règle précédente. II. — On a quelquefois à résoudre des problèmes analogues au suivant : Partager un nombre en trois parties telles que la première soit à la seconde comme 2 est à 3, et la seconde à la troisième comme 4 est à 5. On a par hypothèse : 2 ^ 3 ' ' IL==± Mais ces deux proportions n'ont pas de rapport commun. On multiplie alors les conséquents de la première proportion par le conséquent 4 du rapport -j- ; puis on multiplie les conséquents de la seconde proportion par le conséquent 3 du rapport -|-. On a ainsi : £ y 8 ^ 12 ' 12 15 '
Ces deux proportions, respectivement équivalentes aux v premières, ayant un rapport commun ,on peut écrire: x __ y_ _ z ' 8 ~ 12 — 75 ' On rentre ainsi dans le problème général. Le nombre
�- 354 devra être partagé proportionnellement aux nombres 8, et 15. 2°
PARTAGES INVERSEMENT PROPORTIONNELS
iî
Supposons qu'on ait à partager le nombre 630 en parties inversement proportionnelles aux nombres 2,3 et 5. En désignant par x, y et z les trois parties inconnues, on a par définition • x_ _ £ ■y 2 ; ; z 3 ' De la première proportion on tire : 1x = 3y . Et de la seconde : 3y=5z . De ces deux égalités il résulte que 2a;=t3?/ = 5a; relation qui exprime que, dans les partages inversement proportionnels, le produit d'une partie quelconque par le nombre proportionnel correspondant est constant. Si l'on remarque que
X=l
i
. * §z = z : — , • • '5 , la relation précédente peut s'écrire : x y z IfT ~ 1/3 = 1/5" ' et l'on voit ainsi que partager un nombre en parties inversement proportionnelles à des nombres donnés revient à le partager en parties directement proportionnelles aux inverses de ces nombres.
���- 3S7 -
CHAPITRE XVIII
§ i. DE LA NÉCESSITÉ DE VOIR CHAQUE ANNÉE L'HISTOIRE DE FRANCE TOUT ENTIÈRE, DANS LES ÉCOLES RURALES
Juin 1870.
Dans la plupart de nos écoles de campagne, l'instituteur commence l'histoire de France par le commencement ; c'est Irès naturel. Mais ce qui l'est moins, c'est qu'il se croie obligé de faire apprendre à ses élèves tous les règnes les uns après les autres, sans en omettre aucun. Qu'arrive-t-il? Au bout de quelques mois, ils connaissent parfaitement Pharamond, Clodion, etc. ; ils savent tous les partages qui ont suivi la mort de Clovis ou celle de Charlemagne ; ils n'ignorent pas le divorce de Robert, et peuvent répondre qu'il chantait au lutrin. Voilà qui est foi;t bien. Cependant Pâques approche; un bon nombre d'entre eux quittent l'école, et ils en sont à Hugues-Capet ou à Philippe-de-Valois! Ils n'ont entendu parler ni de Henri IV, ni de Louis XIV, ni de Napoléon ; ils ignorent tous les changements qui se sont accomplis en France depuis 1789! Est-ce raisonnable? Là où la plupart des élèves doivent quitter l'école vers la fin de l'hiver, le simple bon sens ne dit-il pas que le cours d'histoire doit être terminé pour la fin de l'hiver? Mais, m'objecte-t-on, si les élèves voient toute l'histoire de France en une seule année, qu'apprendront-ils l'année suivante? — Ils apprendront encore toute l'histoire de France ; seulement le maître pourra joindre au récit des faits l'étude des institutions, etc.. — Mais, dit-on encore, il est impossible en cinq ou six mois de parcourir toute l'histoire de France, quelque sommaire que soit le cours.— A cela je réponds qu'on peut la voir en cinq ou six leçons, si l'on veut. C'est.à l'histoire surtout qu'on peut appliquer la comparaison des Cercles concentriques : tous ont le
�-mmême centre, mais ils vont en s'élargissant à mesure que le rayon grandit. Il en est de même d'une leçon d'histoire; elle peut être reprise chaque année, mais avec des détails nouveaux. L'important, c'est de proportionner l'enseignement à l'intelligence des enfants auxquels on s'adresse; c'est de ne leur rien dire qu'ils ne puissent comprendre et retenir ; c'est enfin de choisir, parmi les faits si nombreux de l'histoire, ceux qu'il leur importe le plus de connaître... On devrait, dans toutes nos écoles de campagne, être au règne de Louis XIV dès le jour de l'an. Ce ne sont pas les bons livres qui manquent pour nos écoles primaires, on n'a que l'embarras du choix ; ce n'est point non plus la bonne volonté des instituteurs, ils désirent bien réellement voir leurs élèves faire des progrès, et ils sont prêts à tout faire pour atteindre ce résultat. Ce qui manque, ce sont les méthodes, c'est un enseignement intelligent, raisonné, pratique surtout. 11 faut renoncer à ce système qui consiste à mettre un livre quel qu'il soit entre les mains des enfants et à leur dire : « Vous apprendrez « depuis tel endroit jusqu'à tel endroit ; » puis à les punir, si ensuite ils sont distraits et dissipés pendant l'étude. An lieu de leur donner ce livre froid, cette lettre morte, que le maître fasse des leçons orales, qu'il raconte des faits, des anecdotes même, qu'il explique et développe ; qu'avant la classe, il se pénètre bien du récit qui va faire le sujet de la lecture ou de la leçon ; qu'il parle devant ses élèves, qu'il leur dise ce qu'il sait, ce qu'il vient d'apprendre lui-même ou de se remettre en mémoire, et cela, dans un langage simple, familier, qui soit à leur portée ; ce qu'il leur dira sera sans doute beaucoup moins bien dit que ne le dit le livre ; mais les élèves en profiteront davantage parce qu'ils le comprendront et s'y intéresseront. Ainsi il obtiendra de tous une attention soutenue et il ne sera pas obligé de Diinir ; la leçon d'histoire, au lieu d'être un ennui, aura de
�- g$ l'attrait, parce qu'elle donnera satisfaction à l'un des instincts les plus vivaces de l'enfance, la curiosité ; elle sera pour tous un plaisir, une récréation qui les délassera de l'effort qu'ils auront dû faire auparavant pour comprendre une règle de grammaire ou un problème d'arithmétique. 11 est vrai que cette méthode exige un travail, une préparation, et qu'elle est plus fatigante pour le maître ; mais quelle différence dans les résultats ! Et encore je ne sais si la satisfaction qu'on éprouve quand on atteint son but, quand on constate chaque jour de nouveaux progrès, n'est pas une ample compensation à la peine qu'on s'est donnée. Une classe où tous les élèves écoutent et s'intéressent n'a plus de fatigue pour le maître, ou au moins cette fatigue, il ne la sent pas. Quiconque a enseigné comprend cela, ou il n'a jamais eu le feu sacré, le goût de son métier ; il n'était pas fait pour enseigner. § 2. EXTRAIT DU COMPTE - RENDU DES EXAMENS POUR LE CERTIFICAT D'ÉTUDES
Juillet 1871.
L'enseignement de la géographie est en voie de progrès. Certains maîtres commencent à comprendre que, faire apprendre de la géographie aux enfants, ce n'est pas leur faire réciter des définitions abstraites, la longue et ennuyeuse nomenclature des anciennes provinces avec les départements qu'elles ont formés, les noms des préfectures et des sous-préfectures. Ils enseignent la géographie sur la carte, au tableau noir ; ils donnent, sur chaque pays, de longs détails relatifs à ses productions, à son industrie, à ses grands hommes, etc.. Plusieurs même m'ont dit que la leçon de géographie était la mieux suivie et la plus goûtée de leurs élèves, depuis qu'ils s'étaient mis résolument à employer,cette méthode. Je le crois bien. Les enfants ne
�- 360 demandent pas mieux que d'apprendre; parlez à leurs yeux, dites-leur des choses qu'ils comprennent et qui les intéressent, et ils vous écouteront. Je n'en puis pas dire autant de l'histoire que de la géographie. Malgré mes recommandations, on insiste trop sur les commencements, ou plutôt on n'apprend guère que cela. Les Mérovingiens sont toujours en grand honneur dans nos écoles,; on sait très bien les partages de la monarchie après Clovis ; mais on n'a jamais entendu parler de Richelieu ni de Colbert ; on ne sait ni quand ils vivaient ni ce qu'ils ont fait. J'ai visité dernièrement une école importante, une école avec adjoint. La première division apprenait mot à mot un livre d'histoire de France, et elle en était à la première croisade ! Il faut cependant en finir avec cette méthode surannée, inintelligente, qui ne s'adresse qu'à la mémoire des élèves, sans leur développer l'esprit ni leur former le jugement, qui ne met aucune distinction entre les faits réellement importants et les détails accessoires ou inutiles. Après en avoir longuement conféré avec des instituteurs eux-mêmes, voici la méthode que je vous conseillerais de suivre : préparez la série des leçons que vous vous proposez de faire a vos élèves ; sur chacune d'elles rédigez un petit canevas, un sommaire que vous approprierez à leur degré d'intelligence ; dictez-le, expliquez-le ; donnez sur chaque phrase, sur chaque mot, les développements nécessaires et exigez que vos élèves le sachent à peu près mot à mot. Ainsi vous ne pourrez plus dire « que le livre n'est pas à leur portée ; — qu'il est trop abstrait ou trop long; « — que vos élèves sont incapables de faire une rédaction « sur la leçon orale qu'ils viennent d'entendre; » ainsi encore tous les livres qu'ils auront entre les mains seront bons, et à la rigueur ils pourraient s'en passer. Je sais qu'ici encore c'est un travail sérieux que je vous demande, et que l'autre méthode est bien plus commode pour le maître; mais, croyez-moi, c'est ainsi seulement que vous arriverez
�- 361 -~ à savoir vous-mêmes votre histoire, si vous ne la savez pas, ou si vous l'avez oubliée, et c'est la première condition pour pouvoir l'enseigner ; car on n'enseigne bien aux élèves que ce qu'on sait très bien soi-même ; c'est ainsi seulement que votre enseignement sera intéressant et profitable. D'ailleurs ce travail une fois fait vous servira chaque année ; ce sera votre cours à vous, que vous développerez ou que vous restreindrez suivant le degré d'intelligence et d'insIruction de vos élèves § 3. ;
DE L'ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE Février 1876. Pour renseignement de l'histoire, deux méthodes se présentent tout d'abord : 1° l'étude mot à mot du livre; 2° l'exposé oral par le maître. La méthode du mot à mot, telle qu'elle a été pendant longtemps appliquée et telle qu'elle l'est encore aujourd'hui par un certain nombre de maîtres, n'a eu d'autre effet que de développer la mémoire des enfants sans aucun profit pour leur intelligence. D'autre part, l'exposé oral ne laisse dans l'esprit des élèves qu'une empreinte tout à fait fugitive, parce que la plupart d'entre eux sont dans l'impossibilité de rapporter par écrit les faits qui leur ont été racontés. Chacune de ces deux méthodes, employée isolément, présente donc des points défectueux qui doivent les faire écarter de notre enseignement ; mais en les combinant, de manière à ne prendre que ce qu'il peut y avoir d'avantageux, on forme une nouvelle méthode dont les résultats ne sont plus à discuter, et dont nous indiquons plus loin l'application. On s'est à peine occupé jusqu'ici d'enseigner l'histoire de France aux petits enfants qui ne savent encore ni lire ni
�-mécrire. Puisqu'on leur l'ait des récits d'histoire sainte, qu'on leur apprend des petits morceaux de récitation, pourquoi ne leur raconterait-on pas aussi la vie des principaux personnages qui ont illustré notre pays? C'est une objection sans valeur que d'opposer à cette idée la mulliplicité des exercices auxquels on applique ces petits enfants. Le besoin de changement n'est-il pas dans leur nature? Plus il y aura de variété dans les leçons, plus ils en profiteront, et plus ils prendront goût à l'école. .C'est aussi l'avis de tous les instituteurs auxquels ces observations ont été présentées, et il a été reconnu avantageux d'introduire dans nos écoles des tableaux d'histoire de France, qui intéresseraient les élèves et donneraient un véritable attrait à cet enseignement. C'est seulement avec les élèves du cours moyen que l'on peut commencer un cours suivi, par l'application de la méthode dont il vient d'être question. Pour cela, il convient de mettre entre les mains des enfants un livre qui ne renferme que les faits principaux de notre histoire nationale. Point de détails ni de dates inutiles, qui rendraient l'étude pénible, surchargeraient la mémoire et feraient prendre le livre en dégoût. Le maître expliquera la leçon qui doit être .étudiée : il fera comprendre le sens des mots et des phrases, et exposera les détails nécessaires à ("intelligence du récit. Il devra bien se garder d'exiger le mot à mot, et, à cet effet, pour se prémunir contre une tendance beaucoup trop générale, il ne devra jamais avoir sous les yeux le livre de l'élève ; il ne sera pas tenté de donner le mot du texte, et de plus il prouvera qu'il sait bien lui-même ce qu'il enseigne. Ce dernier point n'est pas à dédaigner, et c'est presque toujours un stimulant pour les élèves. 11 est certain qu'un devoir écrit, tel que le compte-rendu de quelque fait intéressant, raconté par le maître, ou même le résumé d'un règne ou d'une période, serait un travail d'une très grande utilité pour les élèves ; mais peut-on le
�- 363 demander aux enfants qui composent le cours moyen de nos écoles rurales? Nous ne le pensons pas, et l'expérience de tous les jours nous confirme dans cette opinion. Le seul devoir écrit que l'on puisse exiger d'eux sera le tracé d'une carte sur laquelle ils indiqueront les lieux où se sont accomplis les faits dont ils ont étudié le récit. Avec le cours supérieur, le champ sera plus vaste. L'instituteur, s'il le juge à propos, pourra mettre entre les mains de ses élèves un livre plus détaillé ; mais qu'il ait soin de ne pas changer d'auteur. En ce qui concerne l'étude du livre, les procédés seront les mêmes que pour le cours moyen : seulement on y ajoutera de fréquents devoirs écrits, qui consisteront dans le récit d'un fait ou dans le résumé d'une époque de notre histoire. On ne négligera pas le profit que l'on peut tirer de cet enseignement au point de vue du développement du sens moral des élèves ; c'est ainsi qu'on leur fera admirer les actes de vertu, de charité, de courage et de dévouement, et qu'on cherchera à leur faire aimer ce qui est bien et ce qui est beau. On leur inspirera l'amour de la pairie, en leur montrant la France forte et puissante par l'union de tous ses enfants, déchirée au contraire et abaissée par les dissensions et les guerres civiles. Il est d'usage, dans nos écoles primaires, de faire, à la fin de chaque semaine, la revue des matières étudiées dans les cinq ou six jours qui précèdent; c'est une habitude excellente qu'il faut surtout se garder de négliger dans le cours d'histoire de France. Ces répétitions devront être animées par de nombreuses questions que le maître fera lui-même, ou que quelques-uns des élèves adresseront à , leurs condisciples sous sa surveillance et sous sa direction. On emploie dans quelques écoles un stimulant qui n'est Pas à dédaigner. On donne, comme récompense, aux élèves studieux, de petites gravures dont chacune représente une
�— 364 — des illustrations de notre pays. La biographie de chaque personnage, se trouve au verso de la gravure, et l'enfanl l'étudié avec d'autant plus d'intérêt que c'est un gage de son travail et la récompense de ses efforts. L'enseignement de l'histoire, tel qu'il vient d'être présenté, exige des connaissances sérieuses et une préparation de tous les jours ; c'est une tâche qu'on trouvera lourde peut-être ; mais elle n'est certainement pas au-dessus du zèle et du dévouement de la grande majorité de nos instituteurs et de nos institutrices. (Emprunté au Bulletin de l'instruction publique de la Haute-Saône.)
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EXTRAIT D'UNE CONFÉRENCE FAITE A CHARLEVILLE
Novembre -1877.
En ce qui concerne l'enseignement de l'histoire, je ne puis que vous rappeler les conseils qui vous ont été donnés déjà. Je n'ai rien à y changer. Je crois toujours que des leçons orales faites par le maître, outre qu'elles exigent des connaissances que bon nombre d'entre vous ne possèdent pas à • un degré suffisant et qu'elles engendrent une fatigue excessive, ne laissent dans l'esprit des élèves qu'une empreinte fugitive, parce que la plupart d'entre eux sont dans l'impossibilité de fixer par écrit ce qu'ils ont entendu. H vous faut donc mettre un livre entre leurs mains. Nous en avons aujourd'hui d'excellents, qui faciliteront singulièrement votre tâche ; vous n'avez que l'embarras du choix. Est-ce à dire pourtant qu'il ne vous reste qu'à le faire, apprendre et réciter mot à mot? Loin de là. Comme je vous l'ai dit, vous ferez lire la leçon par un élève ; à la fin de chaque paragraphe, vous l'arrêterez pour expliquer le sens
�- 36." des mots et des phrases qui pourraient n'avoir pas été bien compris, pour exposer les détails nécessaires à l'intelligence du récit, surtout pour bien marquer la suite des faits, la liaison et l'enchaînement des idées. Vous ne manquerez pas, s'il s'agit d'une guerre, d'envoyer un enfant à la carte murale ou au tableau noir et de lui faire noter la marche des armées, les lieux où elles se sont rencontrées, etc La leçon bien expliquée et bien comprise, vous la donnerez à apprendre pour la classe suivante, et avant de faire lire une leçon nouvelle, vous ferez réciter les paragraphes précédemment expliqués. Vos élèves du cours supérieur pourront avoir, en outre, à rapporter par écrit un fait intéressant que vous aurez raconté, un développement que vous aurez cru devoir ajouter au texte du livre, parfois même le résumé d'un règne ou d'une période; mais vous ne pouvez guère exiger de ceux du cours moyen que le tracé d'une carte sur laquelle ils indiqueront, quand la leçon le comportera, les lieux où se sont accomplis les faits dont ils ont lu le récit ; quant à ceux du cours élémentaire, ils se contenteront d'apprendre le texte de leur livre. Exigerez-vous qu'on vous récite ce texte mot à mot? Gardez-vous en bien. Laissez vos enfants vous raconter les choses à leur manière et comme ils les savent. Je vous recommanderai môme, pour vous prémunir contre cette tendance trop générale, de n'avoir jamais le livre sous les yeux au moment où vous le ferez réciter. Ainsi vous ne serez pas tentés de donner le mot du texte et de plus vous prouverez que vous savez bien vous-mêmes ce que vous enseignez. Une chose que je vous recommande bien, c'est de faire souvent des retours en arrière pour vous assurer qu'on n'oublie pas, c'est encore de suivre une même idée à travers les âges : ainsi l'organisation des armées, la manière dont se rend la justice, l'accroissement et l'affermissement du pouvoir royal, la part de plus en plus grande que prend IG
�- 366 le Tiers^Êtat dans la direction des affaires, les rapports de la France avec telle ou telle puissance voisine, etc. D'excellents modèles ont été donnés, à cet égard, dans le Maniai générât; vous pourrez vous en inspirer. Procéder ainsi, c'est le moyen de mettre dans l'esprit de vos élèves, au lieu de mots qui s'oublient, des idées qui s'y gravent et qui restent. Mais tout cela peut-il se concilier avec la rapidité avec laquelle plusieurs d'entre vous doivent parcourir toute l'histoire de France ? Parfaitement ; à une condition, comme je vous l'ai dit, c'est que vous ne vous croyiez pas obligés de faire apprendre en entier tous les chapitres de votre livre, les uns à la suite des autres, mais que vous vous borniez aux paragraphes qui renferment les faits principaux, vous contentant de les relier entre eux par une courte exposition orale. Inutile, je crois, de vous rappeler crue l'histoire, mieux peut-être encore que toutes les autres parties de votre programme, se prête admirablement au développement du sens moral de vos élèves. Les occasions de leur faire admirer des actes de vertu, de charité, de courage et de dévouement, de leur inspirer l'amour de la patrie, de leur faire aimer tout ce qui est bien et beau, ne vous manqueront pas : vous devez en profiter. La méthode que je viens de vous recommander paraîtra bien terre à terre ; au jnoins elle est pratique et c'est l'essentiel. Ne vous dissimulez pas d'ailleurs qu'elle exige pourtant encore des études étendues et une préparation sérieuse de chaque leçon.
���CHAPITRE XIX
PROGRAMMES
Cours élémentaire. DÉPARTEMENT
Géographie physique. — Tracé du contour du département. — Bornes et étendue. Montagnes et cours d'eau ; canaux. Chemins de fer et routes principales. \ Géographie politique. — Division du département en arrondissements, cantons et communes. Description particulière des cinq arrondissements, et plus spécialement du canton et de la commune où s» trouve l'école. On donnera la population des villes et bourgs d'une certaine importance.
FRANCE
Géographie physique. — Tracé des frontières et des côtes. Montagnes, bassins, fleuves et leurs principaux affluents. Principaux canaux et chemins de fer. Géographie politique. — Départements, par bassins, avec leurs chefs-lieux.
Cours moyen. DÉPARTEMENT
Révision, avec plus de détails, des matières vues dans le cours élémentaire. On y ajoutera : La géographie administrative. — Par l'étude du département on donnera une idée générale de ce qu'est en France l'administration départementale : le maire et le conseil
�municipal ; le sous-préfet et le conseil d'arrondissement; le préfet et le conseil général ; — le conseil de préfecture. On fera connaître l'organisation des divers services administratifs du déparlement : la justice (Cour d'assises et tribunaux, justices de paix) ; — l'armée ; — les finances (contributions directes et indirectes, enregistrement, etc.); — l'instruction publique; — les cultes; —- les ponts et chaussées, les mines, les postes, les télégraphes, etc, etc. La, géographie économique. — Principales productions agricoles ; — forêts ; — industries cxtractives ; — industries manufacturières ; — Commerce : importation et exportation ; voies île communication. La géographie historique. — On indiquera de quelles provinces et de quels pays a été formé le département, ce qui lui a été enlevé en 1813. — On citera les lieux dont il est question dans l'histoire : Atligny (résidence royale sous les Carlovingiens, Witikind) ; Mézières (sièges de 1521,1815 et 1870 ; Rocroi (bataille de 1643) ; Sedan (1870), ainsi que les hommes célèbres nés dans le département : Sorbon, Gerson, Mabillon, Turenne, Méhul, Ternéaux, etc.
FRANCE
Géographie physique et politique. — Révision, avec plus de détails, des matières [vues dans le cours élémentaire. Description détaillée des départements. Géographie économique. — Principales productions agricoles ; industries extractives et manufacturières ; importations et exportations, principaux centres de commerce, grandes voies de communication. Géographie historiqw.— Anciennes provinces.—Époques et circonstances de leur réunion à la couronne. — Origine et but de la division en départements. — Correspondance approximative de l'ancienne et de la nouvelle division. Colonies de la France.
�GÉOGRAPHIE
GÉNÉRALE
Révision des notions générales sur le globe vues dans le cours préparatoire. Forme et dimensions de la terre. Axe, pôles, équateur, zones ; longitude et latitude, degrés. — Son double mouvement de rotation sur elle-même et de révolution autour du soleil. Les cinq parties du monde. Leur grandeur relative et leur population. — Grandes chaînes de montagnes et principaux fleuves. — Les Océans ; mers secondaires et grands golfes.
Cours supérieur.
Grandes divisions du globe : Europe, Asie, Afrique, Amérique et Océanie.
EUROPE
GÉOGRAPHIE PHYSIQUE. — Ligne de partage des eaux et montagnes qui s'y rattachent, volcans ; fleuves et rivières principales, lacs. Description des côtes : mers, golfes, détroits, îles, etc. GÉOGRAPHIE POLITIQUE. — États du Nord, du Centre et du
Sud. Capitales ; raisons diverses de leur établissement. — Nalions lalines, germaniques, slaves. — Langues principales. — Religions, gouvernements, population. Étals du Nord. — Iles britanniques. — Suède et Norwège; Danemarck. — Russie. — Grandes divisions et villes principales. — Principales productions du sol et de l'industrie. États du Centre. — France : révision. — Belgique. — Hollande. — Allemagne du Nord, Prusse. — Allemagne du Sud, Autriche : pays allemands, slaves, hongrois. — Confédération Suisse : cantons allemands, français, italiens. Grandes divisions de chacun de ces États et villes principales. — Principales productions du sol et de l'industrie.
�- 372 États du Sud. — Espagne. — Portugal. — Italie. — Grèce. — Turquie. — Grandes divisions et villes principales. Principales productions du sol et de l'industrie.
NOTIONS SOMMAIRES SUR L'ASIE, L'AFRIQUE, L'AMÉRIQUE ET L'OCÉANIE,
qu'on étudiera surtout au point de vue de leurs
relations commerciales avec l'Europe et spécialement avec la France. La géographie ne s'apprend pas dans les livres ; elle s'apprend sur des cartes et au tableau noir. Le maître, à cet égard, ne dira donc rien aux élèves sans leur mettre sous les yeux la représentation de ce dont il leur parlera, ou la carte du pays sur lequel il fera sa leçon. On voudra bien remarquer sans doute que nous ne demandons aux élèves du cours élémentaire que de la géographie physique, des choses qui frappent les yeux et qui doivent facilement se graver dans la mémoire, et que nous avons réservé pour le cours moyen la géographie administrative et économique, c'est-àdire la statistique, et ces considérations pour l'intelligence desquelles il faut que les enfants aient déjà le sentiment des rapports. Nous n'avons pas voulu mettre la géographie du département dans le cours élémentaire et celle de la France dans le cours moyen, comme cela se fait ordinairement, parce que, dans l'une comme dans l'autre, il y a des choses qui ne s'adressent qu'aux sens et à la mémoire, et d'autres qui exigent du jugement et de la raison. La disposition et la gradation des matières que nous avons adoptées nous paraissent plus conformes au développement naturel des facultés de l'esprit. § 1. LA GÉOGRAPHIE DE LA COMMUNE
Moulins. -- Février -1873.
Nous ne décrirons pas une commune en particulier, nous
�- 373 donnerons des conseils pour la description d'une commune, quelle qu'elle soit. t° Avant tout, il faut que les élèves apprennent à s'orienter. Il faut donc leur expliquer les quatre points cardinaux que d'ailleurs ils connaissent souvent, surtout à la campagne, avant de venir à l'école. En effet, il n'en est pas un qui ne sache où se lève et où se couche le soleil. Il suffira donc de leur dire que le côté où le soleil se lève s'appelle Levant, Est ou Orient; celui où il se couche, Couchant, Ouest ou Occident. — On pourra leur faire remarquer que la plupart des églises ont leur grande porte à l'Ouest et leur maître-autel à l'Est. — Les enfants connaissent également le Nord et le Sud ; ne savent-ils pas toujours, comme leurs pères, d'où vient le vent? — D'ailleurs qu'ils se placent en face du soleil levant, qu'ils étendent les bras en croix, et ils auront à leur droite le Sud ou Midi; à leur gauche, le Nord ou Septentrion. — Ou encore, à l'heure dé midi, si l'on a une montre bien réglée, et que le soleil luise, on pourra leur dire que l'ombre des objets prend la direction Sud-Nord. Un moyen scientifique et plus sûr serait de se servir de la boussole, comme le font les marins et aussi les voyageurs. Si l'instituteur en a une, et il serait bon qu'il y en eût une dans chaque école (on en vend de petites pour breloques de montre qui ne coûtent que 1 fr. 30), il la leur montrera ; s'il n'en a point, il se contentera de leur dire que la boussole consiste en un cadran semblable à celui d'une montre, sur lequel sont marqués, au lieu des douze heures, les quatre points cardinaux ; que sur ce cadran tourne une aiguille, mobile sur un pivot, et dont la pointe aimantée se porte toujours d'elle-même vers le Nord, ou plus exactement, vers un point intermédiaire entre le Nord et le NordOuest. Il pourra même en dessiner une sur lé tableau.— line fois le Nord connu, il devient facile de trouver les trois autres points cardinaux. * 16*
�■ 374 Enfin, ia nuit, quand le ciel est sans nuages, on peut encore s'orienter à l'aide de l'étoile polaire, c'est-à-dire d'une étoile qui marque sensiblement le pôle nord, et qui reste immobile dans le ciel, tandis que les autres étoiles tournent (ou, pour parler plus exactement, nous semblent tourner) autour d'elle, comme les jantes d'une roue autour du moyeu. EU, Ouest, Nord, Sud, sont les quatre points cardinaux, Il suffit de les bien connaître pour savoir la position des différents lieux. Toutefois, pour arriver à des indications plus précises, on a encore marqué entre eux dés points intermédiaires. Ainsi on a appelé Nord-Est la direction entre le Nord et l'Est ; Sud-Est la direction entre le Sud et l'Est ; Sud-Ouest, la direction entre le Sud et l'Ouest ; enfin Nord Ouest, la direction entre le Nord et l'Ouest. On a été plus loin et l'on a même distingué des directions NoidNord-Est, Nord-Nord-Ouest, etc. t Voir une rose des vents). 11 serait bon que l'instituteur dessinât lui-même cette figure sur le plafond de la classe, et qu'elle fût disposée de manière à en marquer exactement l'orientation. 2° Quand les élèves.sauront s'orienter, l'instituteur leur mettra sous les yeux une carte en relief de la commune. Qu'il ne s'exagère pas les difficultés d'une pareille carte. Il lui suffit de prendre une tablette d'un mètre carré environ et de la recouvrir d'une couche de plâtre, ou tout simplement de terre glaise. Il pourra y modeler les principaux accidents de terrain qui se trouvent sur le territoire de la commune. A l'aide de ce relief, fût-il grossier et défectueux, il leur expliquera facilement ce que c'est qu'une montagne, une colline, un coteau ; ce que c'est qu'une vallée, un vallon, une gorge, un défilé ; ce que c'est qu'un col, par où passent les routes et les sentiers, et s'établissent les communications entre les villages qui séparent la montagne, etc. Et ils le comprendront, parce qu'ils connaîtront, pour l'avoir vu de leurs yeux, ce dont il leur figurera la représentation. Il
�- 37b versera alors de l'eau sur les points les plus élevés, et les enfants, en voyant comment cette eau s'écoule des deux côtés, se feront une idée netle de ce qu'on appelle la ligne ieimriage des eaux, de ce qu'on enlend par une pente, un versant II leur fera remarquer que l'eau coulera avec d'autant plus de rapidité que la pente elle-même sera plus raide, et que le versant sera plus dégarni de bois, de mousse, d'herbe, etc. ; de là l'idée des torrents et des inondations qu'ils engendrent. 11 leur montrera comment naissent les ruisseaux, comment ils descendent en minces filets dans les gorges pour se réunir au débouché des vallées, comment ils forment des ruisseaux plus considérables, qui, à leur tour, forment des rivières et des fleuves, et vont se rendre dans la mer. (Il pourra même profiter de l'occasion pour leur parler des vapeurs qui se forment sur la mer, s'élèvent dans l'air en nuages, et retombent en pluie pour retourner dans la mer). 11 lui sera facile alors de leur faire comprendre ce que c'est qu'un confluent, ce qu'on appelle affluents de rive droite, affluents de rive gauche, source et embouchure, etc. ; ce qu'on entend par bassin principal, bassin secondaire ; comment les hommes ont creusé des canaux pour rendre les trajets plus directs et éviter les pentes. Il leur fera voir pourquoi un cours d'eau a en général une marche bien plus rapide auprès de sa source que dans son cours inférieur, où souvent ii forme des îles;:comment, lorsqu'il aune pente suffisante et un débit constant, il devient une force qu'on peut utiliser pour faire tourner une roue de moulin, etc. 11 leur parlera des mares, des étangs, et leur imagination aidant, ils pourront se figurer ce que c'est qu'un lac. Enfin il pourra même leur faire voir comment se forment les sources et d'où elles proviennent. Il lui suffira pour cela de pratiquer dans sa terre glaise un trou vertical qu'il remplira de sable; l'eau s'infiltrera à travers ce sable jusqu'à ce qu'elle rencontre une couche imperméable; et s'il a eu soin de faire communiquer la partie inférieure de
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ce trou avec l'extérieur, a l'aide d'une fissure, il. aura .une source. A l'occasion, il leur expliquera les sources jaillissantes, les sources thermales ou. ferrugineuses. Nous ne disons pas que l'instituteur doive entrer dans tous ces détails avec tous ses élèves ; mais il choisira ceux dont la localité lui offre des exemples et qui lui paraîtront les plus accessibles à leur jeune intelligence. Qu'il ne se contente même pas de leur montrer toutes ces choses sur son relief, mais qu'une fois au moins il les conduise sur le terrain, afin qu'ils puissent voir de leurs yeux la réalité des choses dont il leur a fait voir la miniature. Oui, c'est par l'étude de la commune que doit débuter l'enseignement géographique à l'école primaire ; oui, il faut bannir des livres la série abstraite et fastidieuse des définitions. Toutes les explications du monde ne vaudront jamais la vue des objets eux-mêmes. La commune pourra toujours' fournir des exemples suffisants pour donner à l'enfant l'intelligence de la plupart des termes géographiques ; l'intelligence des autres viendra avec les explications du maître, à mesure que les choses elles-mêmes se présenteront. Nous croyons même que ce ne sera pas sans profit qu'on poussera celte étude jusque dans le détail, parce que les enfants s'y intéresseront et que l'instituteur y trouvera le moyen de leur apprendre, sans presque qu'ils s'en doutent, une foule de choses curieuses et instructives (1). (1) Certains instituteurs nous diront peut-être que, pour faire une leçon comme nous l'entendons, il faudrait savoir le moulage, la géologie, la physique et les sciences naturelles, etc. Eh ! sans doute, sans avoir approfondi les sciences, un instituteur doit posséder et pouvoir communiquer à ses enfants quelques notions élémentaires sur toutes les sciences. Oui, il faut savoir beaucoup pour enseigner peu, et nous avons toujours cru qu'il n'était pas possible qu'on fût non instituteur sans être pourvu du brevet complet ou-avoir des' connaissances équivalentes. En voilà la preuve. N'est-ce pas par m enseignement comme celui-là qu'on éveillera l'attention des élèves, qu'on les habituera à observer, à comparer, à chercher les rapports que les choses ont entre elles? Et n'est-ce pas ainsi encore qu'on
�- 377'3° Il faut maintenant pénétrer dans l'étude du sol luimême et dire quelques mots de sa composition. Le terrain est-il argileux, calcaire, sablonneux, etc? Dans quelles parties du terroir et sur quelle étendue domine chaque espèce de terrain ? Où et dans quelle proportion les trouve-t-on mélangés ? Il y a lieu de faire pressentir déjà que les cultures seront fondées sur la nature des terrains et en seront la conséquence; que le sol sera fertile ici et stérile là, par suite de sa profondeur et des éléments qui le constituent ; qu'il sera propre à la culture du froment, du seigle, etc., à la vigne, à la pomme de terre, à certains arbres fruitiers, à certaines essences d'arbres forestiers, à des prairies naturelles, artificielles, aux pâturages ; qu'il sera possible d'y créer des étangs poissonneux, etc. La commune renferme-t-elle des mines de fer ou autres, du charbon de terre, des schistes, des carrières de pierres à construction, de pierres à chaux, de pierres à plâtre, etc., de marbre, de grès, de sable, de terre à poterie? N'y trouve-t-on pas des sources thermales, minérales, ou autres, etc. ? On pourra faire pressentir également les industries auxquelles ces divers produits du sol vont donner lieu. Enfin on pourra dire quelques mots du climat. On indiquera la température la plus chaude, la plus froide de l'année, la température moyenne. On comparera cette température avec celle de quelques communes voisines. On cherchera la raison des différences dans l'altitude, le voisinage
leur inculquera des idées justes, qu'on leur formera le jugement et qu'on leur donnera du bon sens ? Sans doute l'application de cette méthode exige des maîtres plus d'efforts que la routine des leçons simplement apprises par cœur. Il faut une préparation sérieuse pour intéresser toujours par la variété des descriptions, par l'enchaînement des idées, l'à-propos des rapprochements. Il n'est pas facile lie conduire avec art l'interrogation, de manière à toujours tenir en éveil l'intelligence des élèves. En un mot, nous en convenons, il faut savoir davantage et se donner plus de peine ; mais aussi quelle différence dans les résultats !
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des montagnes ou des forêts, les cours d'eau, etc. On dira d'où souffle le vent le plus ordinairement, et pourquoi ; si les pluies y sont fréquentes, abondantes, et pourquoi ; enfin, si l'air y est sain ou malsain, et pourquoi. Ici encore l'instituteur choisira parmi ces sujets ceux dont l'enseignement lui paraîtra le plus frappant; s'inspirant de ce qu'il a remarqué et de ce qu'il sait, il appropriera sa leçon du mieux qu'il le pourra aux circonstances locales et à l'intelligence de ses élèves. Il pourra être clair et intéressant pour tous, parce qu'il ne leur parlera que de choses qu'ils connaissent bien et qui les touchent de près. k" C'est seulement après avoir ainsi familiarisé ses élèves avec les termes géographiques et leur avoir donné le sentiment de la science qu'il veut leur enseigner, qu'il entreprendra de représenter tous les accidents du sol sur une surface plane, qu'il essaiera de dresser la cane de la commune. Nous lui conseillerions pour cela de s'aider du plan cadastral et de la carte de l'étal-major (l). Le premier lui fournira le plan exact des diverses parties du territoire communal, et il empruntera à la seconde ses signes conventionnels pour la représentation de tout ce qui doit être marqué sur une carte. CS dernier point est de la plus haute importance. Quelque soin, en effet, qu'ils donnent à l'étude de la géographie, les élèves des écoles primaires n'en sauront jamais beaucoup et le nombre des pays dont ils auront une connaissance exacte restera néce^sairemeni très restreint. Mais il faut qu'ils sachent lire une carte et surtout celle de l'état-major qui, à cause de son bas prix et de la précision de ses détails, est appelée à devenir le guide de quiconque voudra voyager en France. L'instituteur copiera donc le plan cadastral et il y marquera exactement la place de l'école et de la mairie, celle de l'église, etc. ; il figurera
(1) Il serait à désirer que chaque instituteur possédât au moins la feuille où se trouve représentée sa commune avec les environs. Ces feuilles se vendent au prix de \ û., en report sur pierre.
�- 379 la route qui passe devant la salle de classe, dessinera le village, ses principales rues, ses maisons les plus importantes. Prolongeant alors les rues au dehors du village, il tracera les chemins qui sillonnent le terroir. Il fera remarquer que celui qui va à l'Esl conduit à tel village, que celui qui se dirige vers le Nord traverse la rivière et aboutit au canton, etc. Le moment esi venu de rapprocher cette carte plane de la carte en relief et d'essayer d'y figurer les accidents de terrain que connaissent maintenant les enfants. Il leur montrera comment on représente une montagne; comment, avec des hachures tt des ombres, on ligure une pente, un versant, et, autant que possible, il les figurera lui-mêmo sous leurs yeux ; quels signes on emploie pour marquer les fleuves, les rivières, les simples ruisseaux, les torrents, les chemins de fer avec les tunnels et les ponts ; les routes nationales, départementales, les chemins vicinaux, les sentiers ; les bois, les landes, les prairies, les vignes, etc. ; les moulins, les usines, etc. ; les limites, etc. Nous le répétons, il faut que l'instituteur familiarise ses élèves avec la connaissance de tous ces signes, et quand il aura fait cela, il aura fait plus et mieux que de leur apprendre de la géographie, il leur aura donné le moyen d'en a|jprendre eux-mêmes. 11 importe essentiellement aussi que la première carte qui est mise sous les yeux des élèves, carte en relief ou autre, leur soit présentée, figurée sur un plan horizontal. Il est à craindre autrement qu'ils ne s'imaginent que le Nord est nécessairement en liaul et le Sud en bas, ce qui serait souvent le contraire de la vérité. 11 sera même bon que l'instituteur relève un jour en leur présence son plan horizontal et l'applique sur un plan vertical, afin qu'ils comprennent bien que c'est uniquement pour plus de commodité et pour qu'il soit plus facilement vu de tout le monde, qu'on le dispose ajnsi. Cette précaution pourra paraître minutieuse à certains esprits ; mais les maîtres qui ont l'habitude de s'adresser à de petits enfants en reconnaîtront la justesse.
�- 380 S0 Jusqu'ici l'instituteur n'a fait pour ainsi dire que préparer le terrain de la géographie, il lui faut maintenant faire sortir les produits du sol pour les livrer à l'activité humaine qui les transforme et les approprie à nos divers usages. Il Commencera par la géographie agricole. Il devra dire quelle est la superficie de la commune en mètres carrés, ares, hectares ; quelle surface en occupent les prés, les terres, les vignes, les bois, les pâturages, les étangs, les marécages, les landes ; quelle en est la production en froment, seigle, orge et avoine, vins, et quel en est le prix ; si tous ces produits se consomment sur place, si l'on en exporte, quelle quantité et pour quelle somme ; quels sont les animaux qu'on élève ou qu'on engraisse, en quel nombre, quel revenu on en tire, etc. [Tous ces renseignements ont été fournis pour chaque commune dans l'enquête agricole de ■ 1867, et la minute doit en avoir été conservée dans les archives de la mairie]. Il serait même curieux de comparer les résultats de cette enquête à ceux fournis par les enquêtes précédentes, et à ceux de l'année courante, afin de voir s'il y a progrès ou diminution dans la production et les revenus, et d'en chercher les causes. Il ne serait pas inutile enfin d'établir des comparaisons sur certains points avec quelques communes voisines qui se trouvent placées dans des conditions analogues. 6° A la production agricole viendra se joindre la production industrielle. L'instituteur parlera à ses élèves des mines et des carrières, s'il y a lieu, des matériaux qu'on en tire, de leur prix de revient ; il dira ensuite les usines ou fabriques où ces matériaux sont transformés pour pouvoir être employés ; il ne négligera pas de passer en revue les diverses industries de la localité, de montrer pourquoi elles se sont établies là plutôt qu'ailleurs, quelle source de richesses elles ont été et sont pour le pays ; il dira encore les principaux métiers, les bras qu'ils occupent, les produits qu'ils réalisent.
�7» Ce n'est pas tout d'avoir fabriqué le produit, il faut le vendre. C'est le tour de la géographie commerciale. L'instituteur dira où s'exportent les principaux produits de la commune, et aussi ceux qu'elle est obligée d'importer pour ses besoins, c'est-à-dire les principaux articles de commerce et d'échange avec les communes voisines ; il parlera des foires et des marchés, des moyens de communication, etc. 11 est impossible qu'il ne trouve pas là matière à des leçons fort instructives et qui seront du plus haut intérêt pour ses jeunes auditeurs. 8° Il pourra même faire un peu de géographie administrative. Pourquoi ne leur parlerait-il pas de l'administration municipale ; de ce qu'on entend par suffrage universel, de ce qu'est un conseil municipal, un maire, un adjoint, quelles sont leurs fonctions et attributions, ce qu'on appelle sessions ordinaires et sessions extraordinaires ? Il pourrait également leur dire un mot de l'assiette des contributions, des revenus de la commune, de la voirie, des travaux d'utilité publique, etc. Quelque élémentaires que soient ces notions, l'élève en retirera assurément un certain profit, et au moins il ne sera pas complètement étranger au mécanisme des institutions administratives qui régissent la société au milieu de laquelle il vit et dont il fait lui-même partie. 9° Il ne reste plus qu'un pas à faire. Quel est l'état de la population établie sur ce sol qu'elle a fouillé et dont elle a transformé les produits. Y a-t-il accroissement, diminution, et pour quelle cause? Quelles sont les maladies les plus fréquentes, à quelles causes elles sont dues? Quelle est la durée de la vie moyenne? Y a-t-il augmentation du bien-être général et à quelles causes peut-on l'attribuer? Quel est le degré d'instruction des habitants ? Il devra montrer les rapports de l'instruction avec la moralité et aussi avec la richesse du Pays, et insister sur cette idée que l'instruction est une
�.- 382 ■ force et la science un capital. Il pourra enfin dire un mo du caractère des habitants et de la réputation dont ils jouis sent aux yeux des habitants des pnys voisins : si on le trouve laborieux, polis, de mœurs douces et de relation faciles, et pourquoi. Il terminera en faisant ressortir la solidarité qui unit à cet égard tous les habitants d'une mênr commune. C'est là qu'est le foyer du patriotisme, et c'est là que l'enfant doit puiser son premier amour pour la France, sa grande patrie. § 2. Extrait d'une conférence générale.
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novembre 1877.
Un véritable progrès a été réalisé dans l'étude de 1 Géographie. Il est dû en partie, sans doute, aux nombreus cartes qui tapissent maintenant les murs de vos classes, aux petits livres et atlas que. vous pouvez aujourd'hui mell entre les mains de vos élèves ; mais il est dû aussi auzèl avec lequel vous vous en êtes occupés, à la confection* reliefs, à la pratique des croquis et des cartes, à une mélhod intelligente enfin et de plus en plus rationnelle. Il ne fan pas nous arrêter dans cette voie ; les succès obtenus non sont un sûr garant de ceux que nous pouvons obteni encore. Parmi les nombreux ouvrages récemment publiés pou l'enseignement de la Géographie dans les écoles primaires, je vous conseillerai de choisir de préférence ceux d" M. Foncin, de la librairie Colin : ses leçons pre'parutâte conviendront très bien pour votre cours élémentaire; si première année de Géographie suffira pour votre cours moyen, je dirais presque pour votre cours supérieur, f faites jamais une leçon autrement que sur la carte murait ou sur un croquis que vous aurez vous-mêmes dessinéao tableau noir ; exigez que vos élèves suivent vos indications sur leurs atlas et, quand ils le peuvent, qu'ils reproduisent
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- 383 vos croquis sur un cahier. Ce n'est qu'en les familiarisant avec la confection des cartes que vous leur graverez dans la mémoire, d'une manière ineffaçable, la position des différents pays. Mais ne les laissez jamais calquer ; le calque est une opération toute mécanique, qui n'exerce pas leur intelligence et dont il ne leur reste rien. Qu'ils s'aident d'un quadrillage pour commencer, comme ils le font pour le dessin; plus tard, ils se fixeront seulement quelques points de repère et ils arriveront vite à des résultats très satisfaisants. J'ai vu des écoles où de tout jeunes enfants prenaient à cet exercice, pratiqué de la sorte, un véritable intérêt. 11 ne suffit pas de faire des cartes pourtant ; des noms aue ne rappelle aucune idée se retiennent difficilement. C'est à vous.a animer ces cartes, à les rendre parlantes pour ainsi dire, en attachant à chaque nom, à chaque trait, un détail caractéristique qui empêche de l'oublier. Pour compléter l'atlas, servez-vous de La France par Manuel et Ivarès, publiée à la librairie Delagrave, et si vous ne pouvez mettre à la disposition de vos élèves les quatre volumes dont se compose cet ouvrage, ayez au moins l'abrégé qui en a été fait en un seul volume : à la rigueur, avec ce que vous aurez vous-mêmes puisé ailleurs et que vous y ajouterez de vive voix dans vos leçons, il vous suffira. Comme odèle d'exposition, comme méthode à suivre, je vous onseille les Leçons de M- Bronard, de la librairie Hachette. Un dernier mot. Il m'a été prouvé, par la composition jite au mois de juillet dernier pour le certificat supérieur, mie dans bien des écoles on n'avait qu'une idée très imparàite de ce qu'il faut entendre par la latitude et la longitude, e grâce, promeltez-moi de faire à ce sujet la petite expéience suivante pour toute votre classe. Vous prendrez une omme de terre aussi ronde que possible et vous y ferez asser par le milieu une aiguille à tricoter. Sous les yeux dfl vos élèves, vous la couperez en deux morceaux, perpendiculairement à la direction de l'aiguille, et vous leur direz
�- 384 que ces deux morceaux représentent les deux hémisphère de la terre, que le plan qui les sépare est l'équateur, etc Vous marquerez sur votre pomme de terre le point qn figure Paris et vous la couperez à nouveau en deux partie égales par ce point ; mais cette fois dans la direction d l'aiguille, de manière que votre couteau traverse le tro formé par elle et qui représente la ligne des pôles. Von direz à vos élèves que ce plan s'appelle le méridien, comm l'autre s'appelle l'équateur, et vous leur ferez voir qu'o peut mener à travers la pomme de terre autant de plan méridiens qu'on voudra; que chaque lieu, par suite, aso méridien, etc., etc. Il est impossible qu'ils ne comprenne» pas, quand ils vous auront vu faire cela, et qu'ils nere tiennent pas à tout jamais, que la latitude d'un lieu estl distance de ce lieu à l'équateur, tandis que sa longitude es la distance qui le sépare du premier méridien. Je ne von demande pas pour le moment de leur donner une déflnilio plus précise. Elle suffira pour leur faire comprendre que lorsqu'on connaît la longitude et la latitude d'un point quel conque, on peut en déterminer exactement la situation. C que je réclame de vous, est-ce possible? Faut-il pour un pareille leçon un temps bien long? Cette petite expérienc intéressera-t-elle vos élèves? — Pourquoi alors ne la faites vous pas? Ici encore ne suis-je pas autorisé à dire que s vos élèves ne savent pas en quoi consistent la longitude e la latitude, c'est de votre faute? —- Mais non, on ne le fai pas, parce qu'on n'y pense pas, parce qu'on ne croit pas que cela soit si simple. Tant il est vrai que ces questions d' méthode sont capitales, et que si tous les maîtres connaissaient bien les procédés d'enseignement les plus rationnels et les plus pratiques, ils obtiendraient, avec beaucoup moins de peine qu'ils n'en prennent aujourd'hui, des résultats incomparablement plus satisfaisants !
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CHAPITRE XX
H. E LA NÉCESSITÉ D'ENSEIGNER LE DESSIN DANS TOUTES LES ÉCOLES PRIMAIRES DU DÉPARTEMENT Janvier 1874. Nous avions été plus d'une fois frappé de ce fait, que rtains ouvriers, des menuisiers, des maçons, des forgens surtout, assez habiles d'ailleurs dans leur art, étaient capables de lire et de comprendre un dessin, par suite 'exécuter quoi que ce soit autrement que d'après un mo61e, et nous avions pu constater la gêne, l'infériorité même ai en résultait pour eux. D'un autre côté, nous lisions dernièrement : « L'art du dessin est une langue qu'il faut savoir parler, à l'aide de laquelle on exprime d'une façon nette, précise, immé- ' diate, sa pensée, — à l'aide de laquelle on transmet sûrement sa volonté. Sans l'étude du dessin, il n'est pas de bonne éducation professionnelle; car il n'est pas un instant de la vie de l'artisan, de l'ouvrier, de l'industriel, pas un détail de sa profession qui ne réclame la connaissance et l'habitude du dessin, qui n'entraîne un regret, une impuissance, si cette étude a été négligée. » Et ceci encore : « 11 n'est pas d'ouvrier, d'artisan vraiment habile dans son métier ou dans son industrie, s'il n'a pas l'habitude du dessin. Celui-là est incapable de bien .comprendre ce qu'on lui commande, à plus forte raison de bien commander, qui ne peut tracer à l'instant le contour précis, la proportion exacte, la forme enfin de ce qu'il donne ou -
�- 388 — « reçoit à exécuter. Sans les principes du dessin, sans une « certaine pratique de cet art, l'artisan est condamné à jouer « toujours un rôle secondaire dans son industrie » (1). Nous savions, d'ailleurs, qu'apprendre à dessiner, c'était apprendre à voir, et surtout à bien se rendre compte de ce que l'on voit ; — qu'avant de chercher à imiter, l'élève doit se pénétrer bien de son modèle, comprendre bien ce qu'il veut reproduire : la disposition des lignes principales, leurs justes proportions; leurs oppositions ou leur accord, etc., etc.; — que rien, par conséquent, n'était plus propres donner des idées justes, exactes et nettes de chaque chose, à assurer le développement des facultés de l'esprit. Il nous sembla dès lors que l'enseignement du dessin devait avoir sa place, et une place sérieuse, dans notre instruction primaire, et que nous ferions une œuvre utile en cherchant les moyens de l'organiser et de le propager dans toutes les écoles du département. La crainte que le temps ne nous fît défaut nous touchait peu. Nous ne savions que trop, hélas ! combien d'heures inoccupées passent à l'école, surtout dans les écoles nombreuses, nos plus jeunes enfants, — combien d'heures ils consacrent à apprendre des Leçons, comme si des enfants qui ne savent pas ou savent à peine lire pouvaient apprendre des leçons! Au contraire, l'enseignement du dessin nous paraissait avoir cet avantage d'occuper à la fois l'esprit, les yeux et les mains de toute une division, sans nécessiter l'intervention constante du maître, sans fatiguer ses poumons surtout. La chose n'en restait pas moins d'une exécution assez difficile. S'il s'agissait, en effet, d'apprendre du dessin à des enfants âgés d'une douzaine d'années, qui auraient déjà reçu une bonne instruction primaire, nous serions moins
(1) Discours prononcé par M. Em. Perrin a l'occasion d'une distribution de récompenses à des adultes des classes municipales oe dessin de Paris.
�- 389 embarrassé ; pour ceux-là les cours de dessin, les modèles ne manquent pas. Il nous suffirait d'ailleurs d'étendre et de généraliser ce qui se fait déjà dans nos bonnes écoles. Mais c'est à des enfants qui nous arrivent à six ans et nous quittent à onze que nous voulons nous adresser, et qui même pendant ce temps déjà si court ne fréquentent l'école que très irrégulièrement; et cela, parce que ce sont ces enfants qui seront plus tard des menuisiers, des maçons et des forgerons. Nous ne^nbus sommes pas découragé pourtant. Vu notre incompétence personnelle en cette matière, nous avons fait appel au concours de M. Darchez, ancien élève de Cluny, professeur de travaux graphiques au collège et à l'école normale de Charleville. Il a bien voulu nous promettre une série graduée d'exercices et de modèles qui suffiront, croyons-nous, pour guider Jes instituteurs et leur tracer la voie. — Notre tentative sera-t-elle couronnée d'un plein succès? Il serait téméraire de l'affirmer. Cependant, comme un appel fait au zèle et au dévouement des instituteurs n'est jamais resté sans résultats, nous avons bon espoir. A défaut d'autre mérite, nous aurons au moins celui d'avoir voulu bien faire (1). § 2. LE COURS DE DESSIN DE M. DARCHEZ
Janvier 1877.
Les instituteurs des Ardennes savent comment ce cours
(I) Plusieurs institutrices nous ont demandé si l'enseignement du dessin était également obligatoire dans les écoles de filles. Nous ne voyons pas pourquoi les petites filles n'apprendraient pas à dessiner tomme les petits garçons. Il va de soi o,ue le dessin linéaire, le dessin géométrique proprement dit, est pour elles d'une utilité médiocre et qu'elles peuvent s'en dispenser; mais le dessin sur ardoise et papier quadrillé, le dessin à main levée en général, le dessin d'ornement et d'imitation peuvent avoir pour elles aussi certains avantages. Elles aussi, en effet, ont besoin d'avoir l'œil «ercé, la main délicate et sûre, et... pourquoi pas? un peu dégoût, nous connaissons plus d'une mère de lamille qui ne regrette pas de avoir tailler un patron, au vu d'une gravure de modes. n
�- 390 a pris naissance. Ils se rappellent que M. Darchez avait bien voulu, à notre prière, leur donner dans le Bulletin quelques conseils sur la manière de s'y prendre pour arriver à faire dessiner, même de petits enfants, pour faire continuer les premières leçons de dessin données dans quelques asiles. Ses conseils leur avaient paru tellement pratiques qu'ils demandèrent qu'on joignît au Bulletin quelques modèles qu'ils pourraient reproduire sur leurs tableaux quadrillés et faire dessiner par la classe entière ; et comme les fonds mis à notre disposition étaient insuffisants pour faire faceà cette nouvelle dépense, ils organisèrent spontanément entre eux une souscription anonyme, à l'aide de laquelle furent lithographiées les planches qui formèrent le Cours préparatoire. Encouragé par les résultats que donnait l'application de sa méthode, résultats que nous lui fîmes constater nous-même dans plusieurs écoles du département, M. Darchez — dont chacun a pu apprécier le mérite réel autant que modeste, et le dévouement pour tout ce pi touche aux choses de l'instruction primaire — a bien voûta donner à ces premiers essais une suite et de nouveaux développements. C'est ainsi que le Cours élémentaire est venu s'ajouter au Cours préparatoire, etc., etc. Aujourd'hui le cours est complet, et il a été acheté par la maison Belin, qui en publie une nouvelle édition, dont nous trouvons l'annonce et l'appréciation dans le dernier numéro du Journal des Instituteurs. Nous avons pensé que ceux de nos lecteurs qui ne sont pas abonnés à cette intéressante publication, liraient volontiers l'article si élogieux fait par une plume compétente, de ce cours dont ils ont eu les prémices. D'ailleurs, si ce cours est l'œuvre de M. Darchez, il est un peu aussi leur œuvre à tous, puisque tous ont aidé à son apparition et que plusieurs d'entre eux y ont pour ainsi dire collaboré, en ce sens que par leurs observations de toutes sortes et quelquefois même par leurs critiques, ils ont amené l'auteur à mettre dans son œuvre cette clarté
�t cette gradation continue, bien ménagée, qu'on apprécie i fort aujourd'hui. Voici, du reste, l'article du Journal des Instituteurs.
DE L'ENSEIGNEMENT DU DESSIN DANS LES ÉCOLES PRIMAIRES
Le cours de dessin de M. Darchez, est celui qui répond e mieux aux vrais besoins des élèves de nos écoles primaires ; c'est aussi celui qui est le plus conforme à la méliode indiquée, il y a longtemps déjà, par les membres du ury de l'Exposition universelle de 1867, et réclamée derlièrement encore par M. Violet-Leduc et le rapporteur du loncours organisé par l'Union centrale des beaux-arts apiliqués à l'industrie. Rédigé sous l'inspiration et selon les vues de M. Carré, 'honorable inspecteur d'académie des Ardennes, dont nous ivons eu l'occasion de rappeler, l'an dernier, les travaux lédagogiques, à propos de l'organisation générale des ieoles, le cours de M. Darchez se divise en trois parties, lestiné aux élèves des écoles primaires, il s'adresse partilulièrement aux jeunes enfants qui ne doivent passer que luelques années à l'école et pour lesquels l'acquisition i'instruments de mathématiques paraîtrait inutile ou trop loûteuse. C'est un cours de dessin à main levée, sur papier îuadrillé. Dans la première partie (cours préparatoire), M. Darchez » propose surtout d'exercer la main de l'enfant. Celui-ci loit, à cet effet, reproduire au crayon tendre, sur papier mtdrillé au centimètre, trente planches commençant par le racé des lignes droites et se terminant par la reproduction ''objets usuels, tels que couteau de poche, encrier, «unie, cadenas, clef, table et banc pour classes, portes, «nôtres, etc.
�- 392 Ces exercices sont parfaitement gradués. Très simples au début, ils seront exécutés sans aucune difficulté par les élèves, qui, en apportant un peu d'attention et de soin à leurs tracés, passeront toujours sans effort d'un sujet au suivant. Quand ils arriveront à la fin du cours préparatoire, ils sauront manier un crayon, et leur travail, comme l'espère l'auteur, commencera certainement à donner de bons résultats. Des conseils relatifs à la tenue du crayon et du papier précèdent les exercices, et chacun de ces derniers est ea outre accompagné de notes, ayant pour but de faire comprendre à l'élève le sujet représenté et de lui indiquer la marche à suivre pour le reproduire. Les objets usuels que M. Darchez fait représenter dans cette première partie sont tous connus de l'enfant. Ils sont d'ailleurs à la portée de sa vue, dans l'école, à la maison, partout : le maître peut donc les lui montrer avant de les dessiner au tableau noir et de les lui faire reproduire. La seconde partie de l'ouvrage, destinée aux élèves du cours élémentaire, a encore pour objet l'étude du dessin i main levée, mais sur papier quadrillé au demi-cenlimètrt. Les élèves tracent d'abord légèrement, avec le crayon, toutes les lignes de chaque figure, et quand le maître s'est assuré de l'exactitude de leur dessin, ils repassent à la plume et observent les traits de force. « Le maniement de la plume, l'observation et la représentation de traits plus rapprochés, puisque le quadrillage est plus petit, la reproduction d'objets de moins en moins simples, offrent pour de jeunes enfants, dit l'auteur, des difficultés nouvelles, propres à leur exercer l'œil et à leur donner la délicatesse de la main. » Vingt planches composent cette seconde partie. Tous les objets représentés sont supposés vus de face, éclairés de gauche a droite et de haut en bas, comme dans le cours préparatoire. 11 n'y a donc, pour les élèves, aucune théorie
�- 393 nouvelle à apprendre : l'exécution seule présente un peu plus de difficulté. De même que pour le cours préparatoire, d'ailleurs, des conseils et des directions guident l'enfant, et une instruction spéciale se trouve au bas de chaque planche. Cette seconde partie comprend l'étude des traits horiontaux et verticaux, celle des traits obliques, la division îles droites, le tracé des courbes et divers exercices ayant our but la reproduction d'outils et d'objets usuels, tels que le niveau, l'équerre, le té, diverses sortes d'assemblages, des barrières et des clôtures, des échelles, des croisées, des portes avec grilles, des moulures, des scies, des rabots, des varlopes, des compas, un verre, une cruche, an bougeoir, etc. Les quelques pages d'explication par lesquelles débute cette seconde partie, contiennent, en outre des conseils et des directions que nous mentionnions tout à l'heure, les définitions des lignes et des principales surfaces, ainsi que les quelques principes que les élèves doivent connaître pour comprendre le tracé des figures qu'on leur donne à reproduire, comme, par exemple, les conditions de la tangente au cercle et celles du raccordement des arcs entre eux ou avec une droite. « Nous conseillons aux élèves, dit M. Darchez dans une de ces premières pages, de découper dans du carton ou du papier un peu fort, les figures qu'ils ont construites, telles que carré, rectangle, etc. Ils se rendront compte ainsi de la nature des surfaces, et ils comprendront que les figures qu'ils tracent n'ont d'autre effet que d'en déterminer les contours ou les bords, d'en marquer les limites. » A cette excellente prescription que n'oublieront pas les maîtres, nous nous permettons d'ajouter celle de faire inscrire sur une des faces de ces figures, en même temps que leurs dimensions exactes, la formule qui donne le moyen d'en calculer la superficie. Ce sera un exercice de
�géométrie pratique ajouté, sans difficulté ni effort, àcelu du dessin. Dans la troisième partie, destinée au cours moyen, l'auteur aborde une étude plus sérieuse et plus difficile : 1 représentation d'un corps au moyen de projections et dt coupes. Sans entrer à ce sujet dans des détails techniques, qui seraient au-dessus de la portée, des enfants, M. Darchez leur fait parfaitement saisir, par des exercices fort simules, ce qu'il faut entendre par le plan, l'élévation et les diverses coupes d'un corps ; et pour leur donner une idée plus nette des objets représentés, il accompagne toujours la projection de ces objets de leur perspective cavalière. Étudiant d'abord les solides les plus simples, cube, prisme, pyramide, il en établit les projections; puis il indique le moyen d'obtenir le développement de leur surface. Il passe ensuite au cylindre et au cône, et traite alors plusieurs exercices d'application : croix, table, litre, cuvette, équerre d'arpentage, école de hameau (élévation et plan), etc. Comme toujours, ce troisième petit volume débute par des conseils et des recommandations générales, qui seront fort utiles au maître, et chaque planche est accompagnée d'une explication, d'autant plus indispensable que le travail de l'élève devient plus difficile. Il est vrai que la gradation ne saurait être mieux observée que ne l'a fait M. Darchez dans cette dernière partie de son cours : les explications qu'il donne sur ce qu'on appelle plan, élévation, profil et coupe, ainsi que sur le développement des solides, sont si claires, si simples, qu'il n'esl pas un élève qui ne puisse les comprendre immédiatement A propos du développement, j'aurais voulu cependant que M. Darchez suggérât aux élèves, ou plutôt aux maîtres qui se serviront de sa méthode, l'idée de coller, à l'aide de petites bandes de papier, les faces des solides, relevées conformément à ses indications : chaque élève posséderait
�— 395 ainsi, èn très peu de temps, une intéressante Collection de modèles, fabriqués par lui-même. Mais ce que j'ai surtout remarqué clans cette troisième partie, ce sont les exercices, les questions à résoudre, proposées aux élèves, et qui nécessitent de leur part la réflexion et l'intelligence des questions traitées, en même temps qu'elles provoquent leur initiative personnelle et développent leur imagination et leur jugement. Ainsi, après avoir donné la perspective, le plan et l'élévation du prisme droit à base carrée, par exemple (planche 3), ainsi que son développement, voici un des exercices que devra faire l'élève : « Établir le plan, l'élévation de face « et l'élévation de côté d'un prisme droit à base horizontale « rectangulaire, avec les données suivantes : dimensions de « la base, trois centimètres sur quatre centimètres ; hau« teur, cinq centimètres. Faire le développement de la surit face totale de ce prisme et construire le corps. » Dn peu plus loin, après avoir représenté de diverses manières un cube creux, l'élève doit faire l'exercice suivant : « Établir le plan et l'élévation d'un prisme droit creux à « base horizontale carrée. Le côté extérieur de la base est « de cinq centimètres ; le côté intérieur du fond est de « quatre centimètres. L'épaisseur des parois latérales est « d'un demi centimètre. La hauteur extérieure du prisme « est de sept centimètres. « Faire une coupe de ce prisme par un plan parallèle à « l'une des faces latérales. >» Il est évident qu'après avoir compris et exécuté tous les dessins de cette dernière partie, et fait tous les exercices indiqués à la suite de chaque planche, les élèves seront à même de représenter les objets d'après nature ; et c'est là, nous l'avons dit, le résultat auquel il faut absolument les conduire. C'est aussi par des exercices de ce genre que se termine la troisième partie : croquis d'une porte de la maison d'école
�- 396 (vue de face) ; — plan, élévation et coupe verticale d'une table de la maison d'école ; etc., etc.. Le cours de M. Darchez est donc, nous le répétons, celui qui convient le mieux à nos écoles, et celui qui mettra le plus facilement et le plus sûrement nos instituteurs en mesure de donner eux-mêmes d'intelligentes et efficaces leçons de dessin. Les qualités de la méthode qu'il a suivie, la simplicité, la gradation lente et ménagée qu'il a mises dans ses exercices, la remarquable exécution de ses modèles donnent à son cours une supériorité qui lui assure l'entrée de toutes nos écoles. Le dessin linéaire des commençants forme un tout complet, qui suffit amplement pour la grande majorité des élèves de nos écoles primaires. 11 convient également, comme entrée en matière, comme préparation, à ceux qui devront faire des études plus complètes de dessin géométrique, mais auxquels leur âge ne permet pas encore l'usage utile et facile d'un tire-ligne et d'un compas. Pour ces derniers, M. Darchez nous annonce un cours spécial, qui servirait au coxirs moyen et au cours supérieur de nos écoles, et qui comprendrait, avec des notions sur l'usage des instruments ordinaires de mathématiques, l'étude raisonnéo du tracé des lignes et la théorie des projections. Le succès de la publication qui nous occupe actuellement, nous est un sûr garant du travail et du soin qu'apportera M. Darchez dans la confection du cours de dessin géométrique qu'il nous annonce : nous ne doutons pas que cette seconde publication ne soit un important et nouveau service rendu aux écoles primaires et à nos élèves, en même temps qu'à l'enseignement du dessin en général et par suite à l'industrie de notre pays. A. L.
�- 397 Avril 1878.
Le volume que nous annonçions vient de paraître ; il fait suite au cours de dessin à main levée sur papier quadrillé, en trois volumes, aujourd'hui terminé. Nous n'avons plus à faire l'éloge du Dessin linéaire des commençants : il a été apprécié, nous avons dit dans quels termes, par des plumes compétentes et autorisées. Le Cours préparatoire est arrivé à sa 7e édition ; le Cours élémentaire à sa cinquième, et le Cours moyen, qui a paru l'an dernier seulement, à sa troisième : ces succès montrent quel accueil lui a été fait. Cette publication manquait à nos écoles primaires : c'est une lacune que M. Darchez a comblée. « Son cours est celui qui convient « le mieux à nos écoles, dit le Journal des Instituteurs, « celui qui mettra le plus facilement et le plus sûrement « nos instituteurs en mesure de donner eux-mêmes d'intel« ligentes et efficaces leçons de dessin. » M. Darchez poursuit son œuvre. L'enfant qui a exécuté tous les exercices du cours de dessin à main levée est admirablement préparé à la pratique du dessin géométrique : il sait observer et réfléchir ; il a dû contracter des habitudes de soin et de propreté ; il peut aujourd'hui se servir avantageusement du tire-ligne et du compas. D'un autre côté, le moment est venu de l'affranchir du quadrillage et de lui donner à faire, sans plus être guidé, des constructions plus compliquées et plus savantes. C'est à quoi le conduira, par une suite d'exercices bien gradués, la première partie du Cours de dessin géométrique. Voici, du reste, comment l'auteur l'annonce lui-même, dans un petit avertissement qui ouvre le volume : « Cette première partie de notre Cours de dessin géomé« trique, qui fait suite au Dessin linéaire des commençants, « précédemment publié, s'adresse surtout aux élèves des « cours moyen et supérieur des écoles primaires. Elle peut « aussi convenir aux divisions inférieures de l'enseignement « secondaire spécial. 17*
�- 398 — « Chaque planche de l'ouvrage est accompagnée de soi texte explicatif, et, à la suite de ce texte, se trouvent les énoncés d'exercices qui doivent faire l'objet du travail de l'élève. Nous avons voulu éviter ainsi la copie machiné et inintelligente. Nos modèles ne sont que des guides pont la résolution des questions proposées.
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« Nous avons tâché de rendre notre texte explicatif aussi « simple que possible, afin qu'il fût à la portée des enfants « auxquels ce cours s'adresse. Il convient sans doute qu'une « explication au tableau noir soit donnée par le maître avant « ,1a leçon de dessin ; mais souvent, dans une mêmedivi« .sion, si peu nombreuse qu'elle soit, on a affaire à des « élèves plus ou moins habiles. Tel enfant, par exemple, « sera encore à la première planche quand d'autres seront « à la seconde, d'autres même à la troisième. Le maître ne « peut plus dès lors faire une leçon générale. C'est pour « remédier à cet inconvénient que nous nous sommes « efforcé, par la rédaction du texte, de mettre notre livre à « même de remplacer les conseils du maître. « Après avoir donné les définitions des principaux termes « techniques que nous avons dû employer, nous indiquons « le tracé des constructions géométriques les plus impor« tantes : perpendiculaires et parallèles ; division en parties « égales des droites, des angles et des circonférences; « polygones réguliers et polygones quelconques ; tangente « à la circonférence et circonférences tangentes ; raccor« dément des lignes, etc. A la suite de quelques sujets « d'application au tracé des rosaces et à celui des carre« lages, nous expliquons la construction et l'usage des « échelles de réduction, et nous donnons à reproduire quel« ques dessins représentant, en élévation, une porte, une « bibliothèque, une clôture, une table, un pont, etc. Nous « avons accordé une place, étroite il est vrai, à l'ornement, « en dessinant quelques feuilles, rosaces, palmettes; mais « cette étude sera continuée dans la deuxième partie de cet
�- 399 « « « « « « « ouvrage. Ces sujets d'ornement doivent naturellement être exécutés à main levée : nous avons cru pouvoir abandonner ici le quadrillage, et nous indiquons seulement les lignes d'enveloppe, ainsi que les axes de symétrie qui doivent faciliter la construction du dessin. Enfin cette première partie se termine par quelques notions et exercices sur le lavis à teintes plates. « Nous avons pensé qu'on ne lirait pas sans intérêt un « certain nombre de questions posées clans divers examens « primaires et particulièrement dans ceux du brevet de « capacité. C'est pourquoi nous avons recueilli et inséré « dans cet ouvrage plusieurs de ces questions, qui sont du « reste des applications du cours ; nous en avons même « résolu quelques-unes, qui figurent dans les dernières « planches. » Après avoir examiné cet ouvrage avec la plus minutieuse attention, nous avons pu nous convaincre que l'auteur a réalisé entièrement le plan qu'il s'était tracé. La progression et l'enchaînement des difficultés, la clarté des explications, la simplicité de la méthode, nous permettent de croire qu'un instituteur de bonne volonté, n'eût-il jamais fait lui-même une étude sérieuse du dessin, peut, s'il s'abandonne avec confiance au guide que nous lui offrons, enseigner avèc fruit à ses élèves cette partie de nos programmes à laquelle oïi attache aujourd'hui avec tant de raison une si grande importance. § 3. LA LEÇON DE DESSIN
Extrait d'une conférence. — Novembre 1878.
Le dessin est évidemment en progrès : quelques candidats ont même remis cette année, aux examens pour le certificat d'études, des compositions relativement remarquables.
�- 100 Mais pour la masse, quelle faiblesse encore! Cela tient à plusieurs causes. D'abord vous ne faites pas dessiner assez tôt. A peine un enfant sait-il tenir un crayon qu'il éprouve le besoin de représenter par des figures souvent informes et qui ne son! guère intelligibles que pour lui, tous les êtres et les objets qui l'entourent. C'est un fait que, mieux que personne, vous êtes à même de constater tous les jours. Pourquoi, dès lors, ne pas mettre a profit ce goût inné, cette disposition naturelle? Exécutez vous-mêmes, au tableau noir, les dessins qu'ils auront à reproduire, et que ces dessins soient toujours la représentation d'objets très simples. Non-seulement vous leur aurez créé une occupation intéressante et vous aurez rendu votre discipline plus facile; mais encore vous les instruirez tout en les amusant. Autre chose. Vous ne les surveillez pas assez. Le dessin, comme l'écriture, doit surtout ses progrès aux soins qu'on apporte aux détails. Ainsi des instructions très minutieuses vous ont été données sur la tenue du corps, sur celle du crayon, etc. ; vos élèves ne les observent pas et cependant c'est tout d'abord qu'il leur importerait de prendre de bonnes habitudes. Il vous a été recommandé encore de ne jamais leur faire tracer une ligne d'un trait rapide et continu, mais de les habituer à procéder par petits coups de plume, par mouvements de va-et-vient ininterrompus, en évitant toutefois de quitter le papier ; eh bien, j'ai remarqué que la plupart des candidats au certificat d'études procédaient tout autrement ; en quelques minutes ils avaient terminé un dessin auquel ils eussent dû consacrer une demi-heure. Et vous vous étonnez ensuite de ne pas obtenir de bons résultats! Enfin il faudrait que votre enseignement fût bien méthodique et progwiKîT^eeMci, plus peut-être encore que dans toutes U^^oïi'esïra^ç^^rjÊ l'enseignement, qu'il faut aller du sin^!|pu composé, rfe^^oui est facile à ce qui est plus <MmfK^.-pfe,'àèvek o^£.^(|-e les mains un cours qui a
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�- 401 été fait pour eux ; qu'ils le suivent donc de point en point, sans en rien omettre. Pour le cours préparatoire, je n'aime ni l'ardoise sur laquelle il faut trop appuyer et qui rend la main lourde, ni la plume dont le maniement peut être dangereux pour de tout jeunes enfants. Et puis, avec la plume il faut de l'encre el l'encre amène les pâtés. Évitez tout ce qui pourrait les habituer à ne pas être propres. Je préfère de beaucoup le dessin au crayon sur papier quadrillé au centimètre. Bon nombre d'entre vous ont des tableaux noirs qu'ils ont fait quadriller au décimètre, c'est excellent. Faites-y vousmêmes, sous leurs yeux, le dessin qu'ils auront à reproduire à une échelle moindre, et accompagnez votre exécution de toutes les explications qui peuvent la leur faire comprendre. Si vous avez soin de ne choisir que des exercices très élémentaires, des figures très simples, ils vous écouteront avec intérêt et ils s'attacheront ensuite à reproduire votre modèle. Outre que ces premiers essais donneront déjà quelques résultats et qu'ils seront une initiation aux exercices qui suivront, ils aideront puissamment aux progrès de l'écriture, qui n'est, en somme, qu'une variété et une partie du dessin. Comme dans le cours préparatoire, je ne voudrais encore dans le cours élémentaire que du dessin à main levée sur papier quadrillé ; je ne crois pas, en effet, que des enfants de huit à neuf ans puissent encore manier sans danger et avec profit pour eux les instruments de dessin ordinaires ni surtout le compas. Mais je voudrais que les dessins faits d'abord au crayon comme dans le cours préparatoire, fussent ensuite repassés à la plume ; puis, et surtout, qu'on commençât à y donner pour base à renseignement les notions les plus élémentaires de la géométrie. Éntendons-rious : je neveux pas dire qu'il vous faille enseigner la géométrie dans votre cours élémentaire; mais il me paraît utile, indis-
�- -402 pensable même, au point de vue de l'intelligence du dessin, que les enfants conçoivent nettement les principales formes géométriques. Ne les retrouveront-ils pas dans tout ce qui les entoure ? Il ne vous sera pas difficile, en appelant leur attention sur ce qui est autour d'eux, de les amener à distinguer les différentes espèces de lignes ; vous leur montrerez ensuite les différentes positions que peut occuper une droite considérée isolément (verticale, horizontale, oblique), ainsi que les positions relatives de deux droites (parallèles, perpendiculaires, obliques); de même vous leur ferez voir ce qu'on entend par un angle, une circonférence, etc.. Rien de plus simple alors que de leur faire concevoir ce que c'est qu'un carré, un rectangle, un parallélogramme, un triangle, un cercle, et de leur en expliquer les propriétés les plus essentielles. Pour donner plus d'intérêt à la chose, vous leur en ferez chercher à eux-mêmes l'application dans tout ce qui les environne (bâtiments, ouvrages de menuiserie, machines, outils, etc.) ; puis vous leur ferez représenter, d'après des modèles expliqués au tableau noir, des objets qui leur soient familiers et dont ils n'auront à tracer que les lignes principales. Nous vivons au milieu de formes géométriques ; n'est-il pas naturel que la représentation de celles qui sont les plus simples soient la base d'un cours de dessin? Par une progression lente, mais continue, d'exercices bien choisis et bien expliqués et dont on peut leur rendre l'exécution facile par l'emploi de papier quadrillé, il me parait impossible que vous n'arriviez pas, très promptement et d'une manière fort intéressante, à donner, même à vos enfants du cours élémentaire, des connaissances déjà appréciables du dessin industriel. A défaut de résultats palpables, au moins vous leur aurez appris à observer, ce qui n'est pas non plus un mince résultat, et vous aurez enrichi leur esprit d'une foule de notions utiles sur la forme des objets, dont les modèles qu'ils auront eu à dessiner leur auront fourni la matière.
�- 403 J'arrive au cours moyen. Sans y abandonner l'étude du dessin à main levée, sur papier quadrillé, que vous perfectionnerez au contraire par la pratique de plus en plus familière des croquis d'après nature, vous ferez bien d'y annexer l'étude du dessin géométrique proprement dit, sans quadrillage, et de faire cette fois marcher les deux choses de front. En ce qui concerne le dessin géométrique la marche s'impose. Il vous faut naturellement expliquer d'abord à vos élèves les constructions qui leur seront nécessaires pour l'exécution intelligente des dessins qu'ils auront à faire plus tard, soit d'après des modèles, soit d'après nature ; il est bon que vous développiez vous-mêmes ces constructions au tableau noir sous leurs yeux et que vous accompagniez vos tracés de toutes les explications propres à leur en faire saisir les rapports et l'enchaînement. Vous vous assurerez par des exercices numériques que vos explications ont été bien comprises et, aussitôt que vous le pourrez, vous leur ferez traiter des sujets d'application. Vous commencerez naturellement par les exercices les plus simples, ceux qui ne présentent que des combinaisons diverses de la ligne droite : carrelages, parquets, rosaces rectilignes, etc. Passant ensuite à l'étude des courbes et particulièrement de la circonférence, vous vous attacherez à leur faire comprendre les principes du raccordement des lignes et vous en ferez l'application au tracé de quelques profils de moulures, de spirales, d'anses de panier, d'ovales, etc. Il importe aussi que déjà vous les familiarisiez avec la construction et l'usage des échelles de proportion. S'ils ont à reproduire un modèle lithographié, vous aurez soin de leur imposer une échelle autre que celle du modèle. Toutefois je vous engagerais de préférence, afin de les initier le plus tôt possible au dessin d'après nature, à leur tracer au tableau noir le croquis coté d'objets placés sous leurs yeux : ils les reproduiraient d'abord à main levée sur papier quadrillé ; puis ils en exécuteraient le dessin à l'échelle d'après la méthode ordinaire.
�- 404 Dans le cours supérieur, vous devrez avoir surtout en vue la représentation des corps par la méthode des projections. Au moyen d'exercices bien gradués, il vous faut amener vos élèves à l'intelligence du dessin industriel ; il faut qu'ils arrivent à pouvoir reproduire à l'échelle, en plan, élévation et coupe, un assemblage de pièces de charpente, une construction en pierres, uii organe de machine, un outil quelconque, un objet usuel placé devant eux, dont ils auront préalablement fait le croquis coté. Point n'est besoin pour cela de leur apprendre la géométrie ; il suffira de quelques définitions que vous leur présenterez sous la forme la plus saisissable, pour leur rendre intelligible tout ce que vous aurez ensuite à leur dire. Un mot maintenant des moyens à employer et de la méthode à suivre. D'abord il faut de toute nécessité que vous ayez à votre disposition une collection en bois ou en plâtre des principaux solides géométriques (prismes, pyramides, cylindre, cône, sphère). 11 serait même bon que vous pussiez y joindre les assemblages les plus usités delà charpente, quelques modèles de combles en bois, enfin quelques machines simples (poulie, mouffle, treuil) et quelques organes de machine à vapeur. A défaut de ces modèles en nature, qui coûtent toujours assez cher, parce qu'ils doivent être suffisamment grands pour être bien vus des élèves, quand vous donnez au tableau noir toutes les explications nécessaires à leur représentation géométrale, vous pourriez toujours vous procurer quelques solides géométriques et au besoin les construire vousmêmes, en carton, avec leurs développements. Et une fois que vous aurez, par le dessin de ces solides, initié vos élèves à la méthode des projections, il vous sera facile d'en trouver dans la classe même des applications utiles et intéressantes. Vous pourrez faire dessiner successivement les portes, croisées, tables, etc.; puis le plan de l'école, ses façades, sa coupe verticale, ete
�Il est des maîtres qui se bornent à faire copier servilement par leurs élèves des modèles gravés : ils n'arriveront jamais à un résultat satisfaisant. Sans doute le modèle gravé est utile; mais à la condition qu'on l'explique et qu'on le fasse reproduire à une autre échelle. 11 est même indispensable au début du cours, en ce sens qu'il sert de guide pour le tracé des lignes et pour tout ce qui est relatif à la partie matérielle du dessin, en ce sens aussi qu'il peut exciter la perspicacité de l'esprit et développer le goût. Mais il ne faut jamais l'employer exclusivement, et aussitôt qu'on le peut, il faut faire dessiner d'après nature. Autrement les élèves, qui n'auront jamais fait que copier, d'après le modèle, des lignes qui souvent ne représentent rien à leurs yeux, se trouveront à leur sortie de l'école dans l'impossibilité absolue de faire aucune application sérieuse des vrais principes du dessin. Voici maintenant la inarche que je vous conseillerais, comme étant la plus rationnelle. Donnant à vos élèves, au fur et à mesure qu'elles deviennent nécessaires, les principales définitions, vous leur expliqueriez successivement les projections d'un point, d'une ligne, sur deux plans perpendiculaires l'un à l'autre. Pour vous assurer que vos explications ont été bien comprises, vous leur proposeriez comme exercices des problèmes numériques ayant trait à la représentation du point, de la droite dans ses diverses positions par rapport aux plans de projection, puis de quelques surfaces parallèles ou perpendiculaires à ces plans. Passant ensuite à la représentation (les solides, vous leur montreriez d'abord le corps qu'ils doivent dessiner; puis vous le définiriez, vous en indiqueriez les principales propriétés; vous pourriez même donner le moyen d'obtenir sa surface, son volume, faisant ainsi servir la leçon de dessin à l'étude des notions pratiques de la géométrie ; enfin vous en traceriez le développement et au besoin vous le construiriez à l'aide de ce
�- 406 développement réalisé par des cartons et vous expliqueriez au tableau noir la manière d'en obtenir les projections. 11 n'est pas possible que des exercices de ce genre, exécutés le plus souvent avec des solides à leur portée et quelquefois d'après des énoncés avec données numériques, ne familiarisent pas vos élèves avec cette méthode des projections dont l'importance est si grande pour le dessin industriel. Ces principes bien établis, vous en feriez de nombreuses applications à la charpente, à l'architecture et surtout à la mécanique. Apprendre à vos élèves à représenter un bâtiment, un meuble, une machine par ses projections et ses coupes, ne serait-ce pas les accoutumer à voir, à observer, à étudier les objets qui les entourent dans leur nature, leur forme, leurs dimensions, dans tous les détails de l'agencement de leurs diverses parties? Et si vous aviez soin d'expliquer le modèle à dessiner, non seulement au point de vue de sa reproduction, mais encore au point de vue de sa fabrication, de son emploi, de son rôle utile, ne prépareriez-vous pas ainsi vos élèves à la pratique des métiers industriels? Faisons donc dessiner, mais faisons dessiner avec intelligence ; jamais de copie servile n'ayant d'autre mérite que celui d'une bonne exécution. Par une étude réfléchie et raisonnée, amenons nos enfants à observer, à comparer, à se souvenir, à représenter fidèlement ce qu'ils voient et à donner au besoin, par un tracé rapide et correct, une idée nette de ce qu'ils conçoivent. Non seulement nous les aurons familiarisés avec les principes d'un art éminemment utile, dont les applications sont de tous les instants dans la vie ; mais encore nous aurons éveillé leurs facultés, nous aurons, d'une manière générale, développé et fortifié leur esprit ; ce qui est le but principal et définitif auquel doivent tendre toutes les parties de l'instruction.
�DE L'ENSEIGNEMENT AGRICOLE
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CHAPITRE XXI § t:
DE L'ENSEIGNEMENT AGRICOLE DANS NOS ÉCOLES PRIMAIRES
Novembre 1876.
A toutes nos écoles rurales devrait être annexé un champ qu'on nommerait le champ de l'école, où les élèves les plus avancés recevraient des leçons d'agriculture et d'horticulture à leur portée. Il faudrait que cet enseignement fût essentiellement pratique, c'est-à-dire qu'il s'appliquât immédiatement aux objets, aux opérations, aux coutumes que les enfants ont sous les yeux. Il faudrait qu'il les éclairât sur la routine, les préjugés, les pratiques vicieuses qui sont en usage dans leur contrée ; qu'il y substituât des idées saines et qu'il popularisât les meilleurs procédés, ceux que l'expérience a sanctionnés dans des contrées plus avancées. Le maître pourrait leur apprendre à distinguer les différentes natures de terres de la localité qu'ils habitent, les qualités et les défauts de chacune, leur enseigner les moyens qui peuvent le plus efficacement, et avec le moins de frais, augmenter les premières et corriger les seconds. 11 trouverait facilement l'occasion de leur faire connaître les divers amendements et leur usage, en les leur montrant employés par les cultivateurs les plus intelligents du pays. 11 leur expliquerait aussi l'utilité des engrais, les soins qu'il faut prendre pour en conserver la qualité, la manière de les employer, etc. En leur rappelant ce qu'ils sont à
�même d'observer chaque jour, quand ils se rendent à l'école, en y cherchant des sujets d'entretien qui peuvent donner lieu à des comparaisons intéressantes, il leur ferait comprendre les pertes considérables que causent, sous ce rapport, aux cultivateurs, leur incurie ou leur ignorance. Des leçons ainsi données ne pourraient manquer de les frapper fortement et il en résulterait un enseignement qui se graverait dans leur esprit d'une manière ineffaçable. Il leur enseignerait encore les soins qu'il faut donner aux bestiaux et l'importance de les bien traiter, — l'avantage qu'il y aurait à n'employer jamais que de bons outils et des instruments perfectionnés, plutôt que d'autres moins commodes ou moins parfaits ; — enfin, la supériorité de certaines méthodes de culture, de certaines espèces de plantes, d'arbres ou de légumes, sur les méthodes usitées, sur les plantes, les arbres et les légumes cultivés dans le pays, au grand détriment de ceux qui s'obstinent ainsi dans leur mauvaise routine. Est-ce à dire qu'il lui faille pour cela des connaissances étendues en agriculture? Nullement. Avec les quelques notions sur les sciences usuelles qu'il possède sans doute, et les livres qu'il trouvera dans la bibliothèque scolaire, avec un peu d'observation surtout et le désir de bien faire, il suffira facilement à sa tâche. Est-il nécessaire qu'il fasse à ses élèves un cours suivi d'agriculture? Pas davantage. Qu'il choisisse bien ses lectures, ses dictées, ses problèmes ; qu'il soit pénétré de sa mission; qu'il ait conscience des services qu'il peut rendre, et il fera servir à cet objet tous les exercices de la classe, même ceux qui lui paraissent le plus étrangers. Dans un département aussi varié d'aspect que celui des Ardennes, où se trouvent, à côté de régions uniquement industrielles, des régions essentiellement agricoles, où existent des besoins si divers chez les enfants qui fré:
�pentent l'école, il nous est impossible de tracer à cet égard des directions générales. C'est à chaque maître à étudier le pays qu'il habite, à rechercher quelles en sont les ressources, quelles sont les améliorations dont le travail de ses habitants est susceptible en vue de l'augmentation de ses produits et de ses revenus. Qu'il y adapte son enseignement; que ses leçons, indépendamment du caractère moral qu'elles doivent avoir et des règles de conduite qui doivent en résulter, aient toujours une portée utile et pratique, et il sera étonné de l'intérêt qu'elles présenteront à ses jeunes élèves ; il sera vite estimé et apprécié lui-même et il ne se plaindra plus du peu de sympathie dont il est entouré, ni de l'indifférence des parents, de leur défaut de concours ou même de leur résistance à ses efforts pour propager l'instruction. Il peut faire plus encore que de se borner à ces notions générales. Pourquoi, en temps opportun, ne montrerait-il pas à ses élèves comment on greffe et l'on taille les arbres? 11 l'a lui-même appris à l'école normale; pourquoi ne ferait-il pas bénéficier ses élèves de l'enseignement qui lui a été donné et que souvent il sait mettre en pratique pour son agrément ou son utilité personnelle? Bien des parties du département sont admirablement propres à la culture des arbres et des bons fruits ; quel accroissement de richesse n'en résulterait-il pas pour le pays, si ce terrain, qu'ailleurs on nous envie, était partout utilisé; si l'on substituait partout à des fruits médiocres ou de mauvaise qualité, des fruits savoureux et recherchés à grand prix! On ne peut voir sans regret, autour de nos maisons d'école, un mur bien exposé, que ne tapisse pas une palmette artistement conduite, agréable à la vue et riche de promesses. A défaut de mur, pourquoi-ne- pas exploiter les palmettes Gressent, qui se soutiennent d'elles-mêmes et, une fois formées, ne réclament que des soins très ordinaires? La
�- 412 taille et la conduite des arbres n'est pas une occupation fatigante ; elle constitue même une agréable récréation. Que nos instituteurs propagent dans tous les villages le goût de l'arboriculture : les cabarets seront moins fréquentés, la moralité des ouvriers y gagnera, et leur bourse ne s'en trouvera que mieux. L'éducation des abeilles, d'un si grand produit pour les contrées qui s'en occupent, pourrait aussi n'être pas négligée ; il suffirait pour cela de quelques ruches placées dans le jardin ou le champ de l'école. Tous les instituteurs qui ont passé par l'école normale savent quels soins il faut leur donner ; et s'ils avaient oublié les expériences qui y ont été faites sous leurs yeux.'il leur suffirait de lire quelque traité spécial pour se les remettre en mémoire. Si le maître ajoutait à cela la connaissance des animaux et des insectes nuisibles, ainsi que des meilleurs moyens de s'en garantir, — quelques conseils pratiques sur l'hygiène, sur l'économie rurale et domestique, sur la comptabilité agricole, sur les mauvaises habitudes locales et leurs fâcheux inconvénients, sur le danger des emprunts, sur celui d'accroître ses champs et détendre ses cultures au tien de les améliorer, il aurait, croyons-nous, donné à ses élèves les connaissances que comportent leur âge, leur intelligence et leur position. Il aurait de plus rendu un immense service à l'agriculture et au pays, en leur préparant une génération de cultivateurs plus sensés, plus éclairés, mieux disposés à adopter les améliorations, puisqu'ils auraient plus d'intelligence pour les apprécier et les comprendre et de meilleures aptitudes pour les mettre en pratique.
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5 2. DE L'ENSEIGNEMENT AGRICOLE DANS LES ÉCOLES PRIMAIRES
Janvier 187T.
Des personnes autorisées ont bien voulu nous remercier de l'article que nous avions inséré sur ce sujet dans l'avantdernier numéro de notre Bulletin, et nous prier d'y insister; d'un autre côté, plusieurs instituteurs nous ont écrit qu'ils verraient avec plaisir le Bulletin préciser davantage la direction qu'ils doivent donner à cette partie de leur enseignement, et nous ont demandé de publier quelques sujets de devoirs comme spécimens de ceux qu'ils doivent s'attacher à trouver eux-mêmes et à faire traiter par leurs élèves. Nous allons tâcher de satisfaire au vœu des uns et des autres. Les moyens et les procédés de l'agriculture varient forcément suivant le terrain et le climat et suivant toutes sortes de circonstances fort diverses elles-mêmes, et il n'est guère possible d'expliquer pourquoi ils doivent ainsi varier, sans emprunter des arguments aux sciences physiques et naturelles. Or, les instituteurs n'ont pas toujours fait de ces sciences une étude suffisante pour pouvoir en parler pertinemment ; la fréquentation de nos écoles est trop irrégulière et de trop courte durée pour permettre un pareil enseignement ; enfin nos élèves sont, en général, trop peu instruits pour pouvoir en retirer un véritable profit. Mais, alors même que nos maîtres seraient suffisamment instruits, qu'ils auraient plus de temps et des écoliers capables, ils seraient encore arrêtés par la méfiance et le mauvais vouloir avec lesquels cet enseignement serait accueilli des parents, qui
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�-m ont la prétention de savoir leur métier et de l'apprendre à leurs enfants mieux que ne pourrait le faire un instituteur, qui n'a jamais tenu le manchon de la charrue. Donc, pour toutes ces raisons, l'enseignement TECHNIQHE de l'agriculture est absolument impossible dans nos écoles primaires. D'ailleurs, l'instituteur doit avant tout à ses élèves l'instruction morale et religieuse ; il doit leur apprendre à lire, à écrire et à compter, les initier aux notions élémentaires de l'histoire et de la géographie ; en un mot, leur donner une éducation générale qui en fasse d'abord des hommes et des citoyens. On en fera des cultivateurs ensuite, s'il y a Heu. Pas plus qu'en toute autre matière, l'utilitarisme n'i sa place ici. Que peuvent donc bien vouloir les agriculteurs qui ont demandé et le gouvernement qui a recommandé l'introduction de l'enseignement agricole dans l'enseignement primaire? ' C'est un fait que les ouvriers intelligents et capables, de bon vouloir surtout, font aujourd'hui défaut dans nos campagnes. La population rurale est en décroissance dans un grand nombre de départements ; les intelligences, les capitaux et les bras tendent vers les villes, au détriment des grands intérêts du pays. Eh bien, c'est pour réagir contre cette déplorable tendance qu'on veut introduire l'enseignement agricole dans les écoles primaires. On espère développer ainsi le goût des choses rurales, en mieux faire comprendre, et s'il est possible, en augmenter les avantages, afin d'y attacher les populations. Que peut bien faire l'instituteur pour atteindre ce but? Il peut : « Mettre en honneur l'agriculture aux yeux des enfants « dont, les regards se tournent instinctivement vers les « merveilles et le luxe des villes ;
�- 415 « Frapper leur jeune imagination par la description des « merveilles de la nature et élever en même temps leur « cœur en leur faisant admirer ses sublimes harmonies ; « Faire comprendre les immenses ressources que la Pro« vidence a accumulées pour l'homme et dans lesquelles il « peut largement puiser par une culture plus rationnelle ; « Éviter de leur parler du métier de leur père comme « d'une profession vulgaire ; mais, au contraire, relever ce « métier en le rattachant aux grandes choses de la nature, K le rehausser à leurs yeux, les préparer par cela même à « l'exercer avec plus de goût, par suite, avec plus de fruit « que leurs devanciers ; » (1) En un mot, faire de Yéducation agricole plus que de Viivsmiction agricole ; amener les enfants à comprendre et à aimer les choses de l'agriculture, plutôt que de leur apprendre à les pratiquer. 11 devra, en conséquence, par le choix de ses sujets de devoirs et par ses leçons de toute nature : 1° Faire ressortir les mérites de Cagricidture et de la vie rurale, au point de vue de ta famille, du bien-être réel, de la mité et de la vigueur des populations, de la richesse et de (ordre public, de la défense nationale. A l'occasion, il mettra en lumière l'histoire réelle de jeunes hommes qui, par leur onne conduite, leuractivitéetleurintelligence, ont conquis, ans l'industrie rurale, la considération de leurs concitoyens, e bien-être et même la richesse. A côté de ces histoires eureuses, il en exposera de malheureusement véridiques ussi, qui montrent des enfants intelligents, instruits, enraînés par les plaisirs des villes, à la ruine morale et maérielle ; 2° Traiter des principaux éléments de la production agri* : de l'air que nous respirons, des causes qui l'altèrent
(1) Société d'agriculture de Seine-et-Oise.
�- 416 ou l'assainissent, de sa nécessité pour les plantes et les animaux ; de l'eau que nous buvons, des propriétés qu'elle doit avoir, des causes qui la corrompent et des moyens de la purifier ; de la terre qui nous porte et qui produit tout ce qui est nécessaire aux plantes et aux animaux, des éléments qui la constituent, de la proportion selon laquelle ils doivent être fondus ensemble et mélangés pour les diverses sortes de culture, etc. ; 3° Passer en revue tes principales productions agricoles. Il fera voir comment les plantes sont constituées, comment elles vivent et se développent, quelles fonctions remplissent leurs principaux organes ; il traitera de leurs usages, de leur valeur alimentaire, des moyens de les conserver. 11 traitera également de l'élevage des bestiaux, des soins qu'ils réclament; il montrera que l'animal ne crée rien, qu'il ne fait que transformer pour notre usage les produits végétaux, etc. 4° Faire voir à quelles conditions la terre donne ses produits en plus grande quantité, et de meilleure qualité. Il sera amené à parler de la nécessité de l'amender, de l'ameublir et de la nettoyer, d'en varier les cultures, en faisant alterner les récoltes à racines très profondes avec celles à racines superficielles, de lui rendre par l'engrais ce qu'elle nous a prêté, si nous ne voulons pas l'épuiser, etc. Tout cela peut être expliqué dans un langage simple et usuel, en évitant avec grand soin les termes scientifiques et les développements qui ne sont pas rigoureusement nécessaires. Ce ne sont, après tout, que des choses dont les gens de la campagne s'entretiennent entre eux tous les jours. Il s'agit simplement d'amener les enfants à observer ce qu'ils connaissent déjà, c'est-à-dire à le connaître mieux, et d'une manière plus complète. Les enfants de nos villages sont mieux préparés qu'on ne pourrait le croire à un pareil enseignement, et ils s'y inté-
�- UT resseront vite, si le maître s'y intéresse lui-même, s'il sait mettre dans ses leçons de la chaleur et de la vie, cet accent de conviction qui fait pénétrer les choses dans l'esprit et les y grave profondément. Il n'obtiendra toutefois ce dernier résultat, que si aux leçons orales, aux dictées et aux problèmes auxquels donnera lieu l'enseignement qui vient d'être esquissé, il ajoute encore : 1° Un musée scolaire agricole. Dans chaque classe devra se trouver un petit musée, où seront classés les objets les plus propres à frapper l'esprit des enfants, à leur faire bien connaître les choses dont il leur aura parlé. Depuis longtemps on trouve, dans la plupart des écoles de nos régions industrielles : ici, de la laine à l'état brut, puis dans les différents états par lesquels elle passe successivement pour devenir du drap ; là, le fer avec toutes ses transformations, avec des spécimens de tous les objets qu'il sert à fabriquer dans le pays ; là encore, de la peau, de l'écorce, du tan, du cuir, etc., etc. Pourquoi ne trouverait-on pas, dans toutes les écoles de nos régions plus particulièrement agricoles, des échantillons des diverses sortes de terrain, de la marne, de la chaux, des nodules de phosphate de chaux, etc. ; puis, les plantes les plus usuelles, avec leurs racines, du blé, de l'avoine, etc.; des modèles ou des dessins de maisons, d'élables, de granges, de fosses à fumier et de fosses d'aisance économiquement disposées et rationnellement combinées, etc., etc. ? Tout cela devrait même se renouveler assez souvent, pour que les yeux des élèves n'aient pas le temps de s'y accoutumer et que leur attention soit réveillée par la nouveauté ; 2° Un jardin, annexe indispensable de l'école, qui montre par des faits les ressources qu'une culture rationnelle doit et sait tirer de la terre, où les enfants puissent voir appliqués, autant que faire se peut, les préceptes qui sont la conséquence de l'enseignement donné dans la classe ;
�- 418 3° Quelques excursions dans les champs, quelques visites aux fermes du voisinage, aux meilleurs laboureurs, aux plus habiles semeurs, aux plus belles récoltes surtout, aux étables les mieux aménagées et les mieux tenues. L'instituteur se bornera à faire admirer par les enfants les résultats obtenus ; mais il arrivera souvent, ou nous nous trompons fort, que des gens compétents se feront un plaisir d'exposer eux-mêmes à leurs visiteurs la manière dont ils s'y sont pris pour les obtenir. 4° Un peu de comptabilité agricole. Rien ne s'oppose à ce que les exercices de calcul portent sur des objets et des faits relatifs à l'agriculture. Que l'instituteur s'ingénie à composer lui-même des problèmes faisant ressortir la différence des produits qu'on retire de deux hectares de terre dont l'un a été bien et l'autre mal cultivé, etc.; ce que rapporte une bonne vache, etc. ; combien est grande la puissance de l'épargne, etc. Ces problèmes seront certainement plus instructifs et surtout plus intéressants pour les élèves, que ces éternelles données de mètres d'étoffe qu'on trouve dans tous les recueils imprimés? Tel est le cadre que nous traçons.volontiers à l'activité de nos instituteurs, tels sont les moyens dont nous recommandons la pratique à leur zèle intelligent. D'une part, cette voie sera plus facile et moins scabreuse pour eux que celle qui les amènerait à faire de l'enseignement technique; d'autre part ils trouveront, dans la conscience des services qu'ils rendront, une satisfaction intime qui leur donnera une grande force, et ils obtiendront vite, de la part des populations, un accroissement de considération qui les paiera largement de leur peine. Nous leur proposons ci-après quelques sujets de devoirs (dictées, exercices de composition, problèmes) dans le genre de ceux que nous leur conseillons de donner à leurs élèves. 11 ne leur sera pas difficile d'en trouver ou d'en
�-mimaginer d'analogues. Toutes nos bibliothèques scolaires renferment des quantités d'ouvrages agricoles que personne ne lit, et qui deviendraient pour eux de véritables mines, s'ils savaient y puiser.
Dictées.
DE LA NÉCESSITÉ DES CAPITAUX EN AGRICULTURE
L'immense avantage des cultivateurs anglais résulte d'un fonds de roulement toujours en rapport avec l'étendue des exploitations ; notre infériorité, à nous autres, vient de ce que le capital d'exploitation n'est jamais suffisant. Les cultivateurs anglais ont le bon esprit d'employer leur argent en améliorations, en perfectionnements de toute nature ; les nôtres ont la puérilité de le dépenser presque entièrement en achats de terres, et de ne pas se réserver les ressources nécessaires pour tirer de ces terres le meilleur parti possible. Les cultivateurs anglais attachent un prix énorme à la qualité d'un champ ; les nôtres, au contraire, n'attachent de prix qu'à son étendue. Les cultivateurs anglais qui disposent de cent mille francs, par exemple, achèteraient avec cela une petite propriété de vingt-cinq ou trente mille francs tout au plus, et garderaient les soixante-dix ou soixante-quinze mille restants pour y opérer des merveilles ; les nôtres achèteraient de suite pour quatre-vingt-dix mille francs de terre au moins, et garderaient le reste pour ne rien faire de bon. En un mot, la manière d'opérer des Anglais est pleine de sens, tandis que la nôtre est pleine de déraison. Aussi, tandis que, de l'autre côté du détroit, on retire du sol de très beaux revenus, on
�- 420 n'en retire chez nous que de très chétifs, et l'on s'estime heureux souvent, quand, à la fin de l'année, on parvient sans peine à nouer les deux bouts. — Il est évident que si nous avions moins de terre et plus de capitaux, nous pourrions, comme nos voisins, améliorer, doubler et tripler nos produits ; il est évident qu'un cultivateur sans le sou fera toujours une misérable besogne, eût-il même par devers lui, au grand soleil, des biens pour cent ou deux cent mille écus ; il est évident qu'un cultivateur, qui aurait vingt ou trente hectares seulement et un gros fonds de roulement, se tirerait mieux d'affaire que celui qui aurait cent hectares et peu d'argent ; mais comment s'y prendre pour vulgariser ces vérités élémentaires? Nous sommes, en général, trop vaniteux pour nous rendre de suite à la raison. Quand nous avons trente sous dans notre poche, nous achèterions volontiers de la terre pour ces trente sous, si la chose était possible et valait les frais d'acte, et cela, afin que les gens de l'endroit sachent bien au juste ce que nous possédons. L'argent ne se voit pas, ne se montre pas ; on pourrait le voler. Avec la terre, ce n'est plus cela : on l'étalé fièrement aux yeux du public, sans craindre qu'on la vole ; on y mettrait volontiers un écriteau avec son nom, si on l'osait, et l'on se dit, à part soi : j'ai tant d'hectares ; mon voisin n'en a que la moitié en superficie ; donc je suis deux fois aussi respectable, deux fois aussi honorable que mon voisin. Voilà tout crûment le fond du sac, le grand mobile de notre manière d'agir, la souveraine raison de nos misères. — Dans les villes, on se met de beaux habits sur le corps pour inspirer de la confiance et se faire remarquer des gens qui passent; dans nos campagnes, on se moque des habits,
�- 421 pourvu que l'on ait des lopins à coudre à son domaine et que l'on puisse s'arrondir, pour nous servir de l'expression consacrée. C'est notre manière à nous autres de nous gonfler et d'attirer l'attention des gens. Eh bien, tant qu'on n'aura pas ridiculisé cette sotte vanité, c'est-à-dire tant qu'on n'aura pas propagé l'instruction sur une large échelle et déplacé dans l'esprit de tous l'objet de cette considération mal entendue, on ne peut espérer de progrès agricole sensible. Ce progrès ne commencera que le jour où nous nous arrêterons avec admiration devant les cultures bien soignées, tandis que nous passerons dédaigneusement, et sans détourner la tête, à côté des cultures négligées.
LES FRICHES COMMUNALES
Si nous appelons l'instruction de tous nos vœux, c'est que nous voyons en elle notre planche de salut. Le monde agricole est plein d'idées fausses dont il faut nous débarrasser, comme on repousse d'abord les déblais des places sur lesquelles on veut rebâtir à neuf. Ainsi nous ne reconnaissons à personne le droit de condamner la terre à la stérilité, sous prétexte de transmettre fidèlement aux générations futures ce que les générations éteintes nous ont transmis, comme si l'héritage d'une multitude de zéros pouvait constituer un patrimoine respectable. Que penseriez-vous d'un individu qui dirait à ses enfants : « Voici des pots de vieux louis, des pots de vieux écus, bouchés, ficelés, cachetés ; vous hériterez des uns et des autres jusqu'au dernier, mais sous cette réserve expresse que vous ne romprez point le cachet, et que vous les transmettrez à vos descendants dans l'état où vous les aurez reçus de moi? » Vous partiriez d'un gros éclat de rire. Eh bien, la plupart de nos communes ne sont pas plus raisonnables que ne serait l'individu en question. 18'
�-m— Les friches des communes, complètement incultes et ne produisant rien ou presque rien, ne sont en définitive que des pots de vieux louis, dont on respecte le cachet de génération en génération ; ces communes se croient riches, parce qu'elles ont la garde du dépôt : elles ressemblent à ces conducteurs de diligences, qui transportent des centaines de mille francs de ce point-ci à ce point-là, sans autre perspective qu'un pourboire de cinquante centimes à destination. Les friches communales sont, sinon toujours, au moins fort souvent, des fortunes qui dorment, des trésors enfouis, c'est-à-dire en réalité des non-valeurs. Or, forcer la mise en culture, c'est forcer la mise en valeur et accroître la richesse publique. Aussi n'est-ce pas d'aujourd'hui que nous cherchons noise aux biens communaux, et il nous souvient qu'un jour nous proposions une aggravation d'impôts sur ces terres paresseuses, en même temps que le dégrèvement des terres productives.
L'ART DE GOUVERNER LA SÈVE
Un cultivateur qui ne s'inquiète point de la circulation de la sève dans les végétaux, n'est pas plus à sa place au milieu dés champs, que ne le serait à la sienne un mécanicien de locomotive, qui ne connaîtrait rien des propriétés de la vapeur— Les racines prennent, dans la terre, de l'engrais liquide qui devient sève, et cette sève monte par le corps du végétal, par l'aubier surtout, s'arrête un moment dans les parties élevées, se modifie, s'épaissit, descend des sommités vers les racines en déposant sur son passage une nouvelle couche d'aubier. Elle est le sang, elle est* la vie des plantes. C'est la sève qui fait le bois et la feuille, c'est, elle qui fait les fruits : le bois et la feuille, quand elle circule abondante et
�- 423 fougueuse ; les fruits, quand sa circulation se ralentit, soit naturellement, soit par suite des obstacles qu'on lui oppose. Sachant cela, on comprend tout de suite que l'art de gouverner la sève est d'une haute importance pour le cultivateur. Selon qu'on la gouverne bien ou mal, elle donnera des résultats bons ou mauvais. La taille des arbres, le greffage, la culture des légumes, la grande culture même lui sont subordonnées. — Pour mettre un arbre à fruit, on se borne à courber les branches, à serrer les rameaux contre le mur en les palissant, à pincer leurs extrémités. Tout ceci est parfaitement connu ; mais il importe qu'on se rende bien compte de ces petites opérations, si l'on ne veut pas s'exposer à commettre des erreurs. En voici l'explication en deux mots. Quand vous courbez une branche, vous étranglez quelque peu les vaisseaux séveux au point de courbure, en même temps que vous éloignez cette branche de la direction verticale qui est favorable à l'ascension de la sève : donc ce liquide nourricier ne circule plus si librement ; donc il y â ' souffrance ; donc il y a besoin de reproduction ; donc il y a fructification. Quand vous serrez un rameau contre le treillage, vous foulez nécessairement le jeune aubier, et vous étranglez aussi les canaux de la sève : de là les mêmes-: effets. Quand vous pincez l'extrémité des bourgeons, vous coupez également le passage aux sucs nourriciers et vous déterminez un malaise dans l'arbre. — Quand, enfin, vous éborgnez ce qu'on appelle un bouton à bois, vous le convertissez souvent en bourgeon à fruit, parce que la sève, tourmentée, refoulée, n'ayant plus la force de faire du bois et des feuilles, ne conserve plus que celle de former les fruits nécessaires à la multiplication de l'espèce. Et de même qu'en le privant de sève, vous
�pouvez convertir un bourgeon à bois en bourgeon à fleur, puisque la fleur n'est en quelque sorte que la feuille arrangée et colorée d'une autre manière, vous pouvez aussi, en fournissant beaucoup de sève à des bourgeons à fleur, les développer en bois et en feuilles. En voulez-vous une preuve? Taillez court un sujet chargé de dards, et vous verrez la plupart de ces dards se changer en rameaux au lieu de se changer en lambourdes. — Vous n'aurez pas de fruits avec une sève fougueuse, et ce n'est pas avec une taille courte que vous empêcherez la fougue de cette sève. Vous la ferez déborder, voilà tout. Dans le cas particulier, tenez-vous en à une taille longue et attachez-vous surtout à modérer la circulation, en écartant les branches et les rameaux de la verticale, en les courbant, en éborgnant quelques bourgeons. Il y aura gêne, il y aura souffrance ; la sève ralentira sa marche et la fructification se fera. C'est cette observation qui a donné l'idée de l'incision annulaire, opération qui consiste à enlever des anneaux d'écorce à la base des branches pour les obliger à se mettre à fruit. En enlevant ces anneaux, on fait souffrir le sujet d'abord, et puis on empêche la sève descendante de circuler ; elle n'en forme que plus vite le bois et les fruits. Il est vrai qu'à ce jeu on escompte largement la vie des arbres et qu'on altère souvent la qualité des produits. — Ce que nous venons de dire des arbres s'applique nécessairement aux fleurs, aux légumes, aux plantes de la grande culture. L'art de gouverner la sève n'intéresse pas seulement l'arboriculteur et le jardinier ; il intéresse au même degré les hommes de la grande culture : car, enfin, ils ont affaire à la sève toutes les fois qu'ils fauchent des récoltes trop vigoureuses, qu'ils coupent les feuilles supérieures des
�- 425 froments trop forts, qu'ils font brouter les jeunes prairies pour les forcer à taller, qu'ils roulent les céréales pour suspendre un peu leur végétation, qu'ils éciment le maïs, les féveroles, et qu'ils pincent le tabac. Ce qui est vrai pour l'arbre est vrai pour le brin d'herbe et la céréale, aussi bien que pour la racine et le légume : la nature n'a pas plusieurs ,lois pour régir une même fonction. Or, dans ces diverses circonstances, faute de raisonner les opérations, on peut commettre de grosses maladresses.
P. JOIGNEAUX.
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LE FUMIER
Quelqu'un d'entre vous, peut-être, mes enfants, a entendu parler de Jean-Louis, un des plus intelligents cultivateurs des environs. Jean-Louis n'était pas riche, mais il était laborieux ; et il apprit de bonne heure quelques principes raisonnés d'agriculture, comme ceux qu'on cherche à vous apprendre ici. Il les mit plus tard en pratique avec un tel zèle, qu'en peu d'années il se vit à la tête d'une ferme considérable. Aussi l'appelle-t-on aujourd'hui le gros JeanLouis. Je vais vous apprendre comment il fait pour obtenir un excellent fumier. Autant que possible, il donne pour litière à ses bestiaux de la paille de céréale qui, étant composée de tiges creuses, s'imbibe plus facilement des déjections liquides. Cependant, comme dans certains cas la litière aurait de la peine à tout absorber, il a pratiqué dans l'étable une rigole qui conduit au dehors, dans un réservoir, les déjections liquides; et c'est là qu'elles imbibent une nouvelle litière. Ensuite, loin des gouttières de l'habitation et à l'abri de quelques arbres, il a étendu sur le sol une bonne couche de terre glaise ; et sur cet emplacement, il a élevé le tas de fumier. Tout autour
�-mdu tas est pratiquée une petite rigole, qui amène dans un trou suffisant pour pouvoir y manœuvrer un seau, le liquide que le fumier laisse écouler, et qu'on nomme purin. — Le purin est formé par les urines dont la litière est imprégnée ; l'agriculture n'a pas d'engrais plus puissant. Aussi Jean-Louis a-t-il grand soin de ne pas le laisser couler dans les fossés voisins, ou boire inutilement par la terre. C'est pour cela qu'il a enduit d'argile l'emplacement du tas, l'argile s'opposant à l'infiltration du purin dans le sol où il serait perdu. C'est pour cela encore qu'il a creusé la rigole qui le recueille et le conduit dans un trou. Quand ce trou est plein, le purin est puisé avec un seau et rejeté au milieu du tas de fumier. Ce n'est pas tout ; dans le tas, il va bientôt s'établir une combustion lente ; le fumier va s'échauffer, fermenter. Dans ces conditions, les principes azotés de l'urine vont se décomposer et dégager de l'ammoniaque, qui s'échappera en pure perte dans l'air, si la fermentation est trop forte, et si l'on ne s'oppose pas à cette déperdition. C'est pour éviter une fermentation trop rapide que le tas, au lieu d'être exposé aux rayons directs du soleil, est abrité par quelques arbres. Le purin dont on l'arrose de temps en temps l'empêche aussi de trop s'échauffer. — Enfin comme, malgré ces précautions, il se forme toujours de l'ammoniaque qui se .dissipe inutilement, voici ce qu'a fait Jean-Louis. Après avoir formé une première couche avec le fumier retiré de l'étable, il l'a saupoudré avec quelques poignées de plâtre ; puis est venue une nouvelle couche de fumier également saupoudrée de plâtre, et ainsi de suite. Le plâtre s'empare des vapeurs ammoniacales, leur cède un peu de son acide sulfurique et les convertit en un sel, sulfate d'ammoniaque, non susceptible de se réduire
�- 427 en vapeurs. C'est pour cela qu'on dit que le plâtre fixe l'ammoniaque, c'est-à-dire l'empêche de se dissiper. Comparez ce que fait Jean-Louis avec ce qui se passe dans la plupart des fermes, où le fumier est amoncelé sans précaution, sans abri contre le soleil, sans abri contre les eaux pluviales, qui le lavent et entraînent le purin. Voyez lous ces animaux de basse-cour qni le grattent, le remuent, le dispersent et en font dissiper ainsi les émanations ammoniacales. Est-il possible qu'un pareil fumier ait la valeur du premier?
H. FABRE.
COMPTABILITÉ AGRICOLE
L'ordre et l'économie, en agriculture, étant des conditions essentielles de succès et de prospérité, le cultivateur soigneux de ses intérêts doit être en mesure de se rendre compte, jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure, des travaux qu'il exécute et des résultats qu'il obtient. Il importe à cet effet qu'il connaisse exactement son actif et son passif, c'est-à-dire ses recettes et ses dépenses, afin qu'il voie à chaque instant s'il n'est pas possible d'augmenter les unes et de diminuer les autres, pour améliorer sa situation financière. Tel est le but de la comptabilité agricole. Les cultivateurs s'en font ordinairement une idée fausse ; ils s'imaginent qu'elle exige des études spéciales et des écritures compliquées, comme la comptabilité commerciale ; c'est une erreur. La comptabilité agricole peut être tenue très simplement, au moyen de quelques écritures qui prennent peu de temps, et de quelques calculs faciles à faire. — En général tout cultivateur doit se rendre compte ; t° De ses recettes et de ses dépenses ; j
�-m2" De ce qu'il doit et de ce qui lui est dû ; 3° Des produits qu'il obtient et de l'emploi qu'il en fait; 4° De l'état de ses affaires, en faisant une fois par an un inventaire de tout ce qu'il possède et de tout ce qu'il doit. Quatre petits registres suffisent pour cela, et la tenue en est très simple. Le registre de Caisse est destiné à recevoir l'inscription des recettes et des dépenses, au fur et à mesure qu'elles ont lieu. En tête de chaque folio on écrit à gauche Recettes, et à droite Dépenses, et le nom du mois au milieu. Les recettes journalières sont portées d'un côté avec leur date; les dépenses sont inscrites de l'autre côté. A la fin de chaque mois on fait l'addition des recettes et celle des dépenses. L'excès des recettes sur les dépenses doit être exactement égal à la somme que l'on a en caisse. Le registre de Comptes n'est nécessaire qu'aux cultivateurs qui font des ventes ou des achats à terme, c'est-à-dire à crédit. Dans ce cas, on inscrit dans une colonne les sommes que l'on doit à diverses personnes, et dans une autre colonne celles qui sont dues par d'autres personnes. — Le registre des Produits fournit au cultivateur d'utiles renseignements sur les différentes cultures; car, c'est en le consultant qu'il peut comparer leurs résultats, et voir celles qu'il doit préférer à raison des avantages qu'il en tire. En tête de chaque folio, on écrit à gauche Semaine, et à droite Récotte, et le nom de la Culture au milieu. On inscrit d'une part, dans trois colonnes qui correspondent à la semaille, la provenance, la quantité et le prix d'achat de celle qu'on a employée ; et de l'autre, dans quatre colonnes qui correspondent à la récolte, la quantité obtenue, la quantité consommée, la quantité vendue et le prix de vente. Enfin le registre destiné aux Inventaires annuels doit renfermer différentes colonnes, dans lesquelles on indique les
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valeurs de tout ce que l'on possède, tant en immeubles qu'en mobilier, en bétail, en grains, en fourrages, en argent, en créances, etc., et les différentes sommes que l'on doit. La différence entre l'actif et le passif constitue le bilan, et fait connaître exactement au cultivateur le montant net de son avoir.
Quand ceci aura été bien expliqué aux élèves et qu'ils l'auront bien compris, il sera facile de leur faire établir un cahier, avec des cadres tout préparés, dans lesquels ils dresseront une comptabilité imaginaire, qui leur servira de modèle plus tard pour rétablissement d'une comptabilité réelle.
Exercices de rédaction et de composition.
SUR LES SOINS QU'ON DOIT DONNER AUX ÉTABLES
SUJET. — Henri a un frère aîné, établi comme cultivateur dans un village voisin. Il lui fait part d'une leçon qui vient i'êlre faite à l'école sur tes soins que comporte la bonne tenue des âables. Il insiste, d'après les explications qu'a données le maître, sur la nécessité d'avoir, surtout pour les bergeries, me ventilation active, puissante, qui assure le renouvellement de l'air.
Idées à trouver : t° Entrée en matière. M. l'instituteur, pour donner à ses élèves, qui doivent presque tous plus tard être cultivateurs, des connaissances utiles et pratiques, fait chaque semaine
�430 deux leçons spécialement consacrées aux choses agricoles, — On peut supposer encore tout simplement qu'il leur a fait acheter un livre dont il leur fait lire les principaux chapitres, qu'il explique et commente. La dernière leçon qu'Henri a entendue sur les soins que réclame la bonne tenue des étables lui a paru particulièrement intéressante: aussi s'empresse-t-il d'en faire connaître à son frère les idées principales, pour que lui aussi puisse en faire son profit. 2° On s'imagine généralement avoir tout fait, quand on a donné aux bestiaux à boire et à manger. Il leur faut encore de la propreté, de l'air et de la lumière ; le succès de l'élevage est à ce prix. 3° Ceci est vrai surtout des bergeries, qui ont besoin d'être pourvues d'ouvertures pratiquées à une faible hauteur et en face les unes des autres, pour que l'air puisse facilement s'y renouveler. Tout ce qui a été dit à cét égard a semblé très juste, et il se propose bien de l'appliquer, si jamais il fait construire une étable.
SUJET TRAITÉ
Mon cher frère, 1° Tu sais que nous avons un nouvel instituteur. Il aime beaucoup l'agriculture et il me paraît s'entendre fort bien à toutes les choses agricoles, quoique je ne lui aie jamais vu tenir le manchon de la charrue. Au moins tout ce qu'il dit à ce sujet est très clair et très juste. Chaque semaine, il nous fait deux leçons plus spécialement consacrées à ce que nous avons besoin de savoir pour devenir un jour de bons cultivateurs, et je t'assure que non seulement je les écoute attentivement, mais que je les rédige avec le plus
�- 434 grand soin. La dernière m'a particulièrement intéressé; elle avait trait à ce que réclame la bonne tenue des étables et je vais t'en résumer brièvement les idées principales. 2° J'avais toujours cru qu'il suffisait, pour que les bestiaux se portassent bien, de leur donner abondamment à boire et à manger. Je n'avais jamais vu que personne, dans notre village, se préoccupât d'autre chose. Cela ne suffit pas pourtant. Aux bêtes comme aux gens, il faut de la propreté, il faut de l'air surtout et de la lumière. Tout cela est nécessaire à leur entretien et à leur santé ; on nous l'a démontré d'une façon qui n'admet pas la moindre objection. Quelle erreur n'est pas celle de la plupart des éleveurs de bestiaux! Partout on trouve des écuries basses, mal aérées, avec des fenêtres clouées à leur châssis, des portes qu'on n'ouvre jamais l'hiver, de peur qu'ils n'aient froid. Si l'on savait que l'air n'est pas moins nécessaire aux animaux que la nourriture, on agirait sans doute autrement. 3° Mais c'est ce qui nous a été dit pour les bergeries qui m'a surtout frappé. Il n'y a guère à craindre que les moutons aient jamais froid, sauf peut-être pendant les quelques jours qui suivent la tonte; aussi attend-on toujours le retour du printemps pour cette opération. Ils ont, en effet, sur tout le corps un bon manteau, une fourrure épaisse qui doit leur permettre de braver les froids les plus rigoureux, et il est bien plus à craindre qu'ils ne soient incommodés par la chaleur. Que dire dès lors de l'habitude qu'on a de les entasser dans des écuries basses et étroites, où l'air ne circule pas ; de leur laisser, pendant tout l'hiver, le fumier qu'ils ont fait, ce qui diminue d'autant le cube d'air qu'ils peuvent respirer, etc. ! Si jamais j'ai à faire construire une bergerie, j'aurai soin qu'elle soit pourvue d'un grand nombre d'ouvertures, pratiquées à une certaine hauteur et situées en face les unes des autres, pour que le renouvellement de l'air puisse facilement avoir lieu, et sans que les moutons
�- 432 soient incommodés par les courants qui passent au-dessus de leur tête. Du moment que ces pauvres bêtes ont des poumons comme nous, c'est sûrement que comme nous elles doivent respirer ; et je me demande combien elles doivent souffrir de vivre continuellement au milieu decel air vicié, qui nous produit, quand nous entrons l'hiver dans une bergerie, une sensation si désagréable au nez et à la gorge. Vraiment, depuis que j'ai entendu cette leçon, je les plains et je me sens pris pour elles d'une véritable pitié. Et ce n'est pas de ma part, crois-le bien, une sensibilité ridicule ; je suis convaincu que des animaux mal soignés ne grandissent pas et surtout ne prennent pas la graisse comme des bêtes bien soignées, et il me semble qu'il y a toujours plus à gagner à suivre la raison et le bon sens, qu'à conserver des pratiques reconnues mauvaises qui ne se recommandent à nous que par leur ancienneté. J'aurai bien d'autres choses à te dire sur tout cela, quand j'irai te voir, et comme je te sais intelligent et curieux, je suis sûr qu'elles t'intéresseront. Tout à toi. Ce développement est trop long et il renferme des idées qui ne seraient sans doute pas assez accessibles à l'intelligence des élèves du cours moyen. Aussi, pour ces derniers, nous conseillerions de traiter le sujet plus simplement. Peut-être pourrait-on le restreindre aux phrases suivantes: Mon cher frère, Tu sais que nous avons un nouvel instituteur. Il aime beaucoup l'agriculture ; aussi nous fait-il, chaque semaine, deux leçons sur les choses agricoles. La dernière avait pour objet le soin qu'on doit donner aux étables ; je vais te la résumer, sûr qu'elle t'intéressera. On croit généralement avoir tout fait, quand on a donné à boire et à manger aux animaux qu'on élève. Cela ne suffit
�- 433 pas pourtant : on leur doit encore de la propreté, de l'air et de la lumière, dont ils ont besoin aussi bien que nous ; le succès de l'élevage est à ce prix. Ceci est surtout vrai des bergeries. Les moutons n'ont rien à craindre du froid, à cause de leur toison ; mais il faut avoir soin de renouveler l'air qu'ils respirent. Il suffit pour cela de pratiquer, dans chaque étable, à une certaine hauteur et en face les unes des autres, des ouvertures par lesquelles l'air puisse circuler et se renouveler. C'est ce que j'aurai soin de faire, si jamais je construis une bergerie, et ce que tu voudras sans doute faire toi-même. Adieu, mon bon frère, je t'embrasse affectueusement. Ton petit HENRI.
AUTRES SUJETS
— Paul a un cousin qui a quitté l'école pour suivre ses parents qui sont allés habiter le Midi de la France. Il l'entretient dans une lettre des changements survenus au village depuis sort départ. Aux prises avec de grandes difficultés à cause du manque de bras et n'ayant que des cultures trop peu étendues pour pouvoir se permettre d'acheter des machines coûteuses, les principaux cultivateurs du pays ont formé entre eux une association à l'aide de laquelle ils ont pu acheter en commun, et successivement, une faucheuse, une machine à battre le blé et un alambic pour distiller les fruits. Aujourd'hui chacun s'en sert à tour de rôle. Paul fait ressortir les avantages de cette mesure. On peut supposer aussi qu'un industriel, possesseur d'une machine quelconque, est venu s'installer au village et la loue successivement à tous ceux qui en ont besoin, pour un prix de Cette machine pourrait encore avoir été envoyée par un
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Comice agricole, à titre d'encouragement, aux habitants du pays. La forme peut se diversifier de bien des manières différentes : l'important, c'est qu'elle s'adapte à une situation aussi réelle ou du moins aussi vraisemblable que possible ; c'est encore que cette idée soit au fond du devoir, à savoir que la substitution du travail des machines au travail des bras est une réforme qui s'impose plus impérieuse de jour en jour, que cette réforme permet de produire davantage et à moins de frais, qu'elle n'est possible, dans nos pays de petite culture, que par l'association, la mise en commun des ressources et des capitaux. — Il y a eu, dans une commune voisine, un concours de machines agricoles, une exposition de produits, etc., etc. Les élèves de l'école sont allés les visiter, conduits par leur instituteur. Ils rendent compte à X..., de ce qu'ils ont vu et remarqué, des réflexions que cette vue leur a suggérées, etc. — Chaque saison ramène, pour l'habitant des champs, des occupations nouvelles : de là des sujets de devoirs tout trouvés. Quoi de plus facile que d'imaginer un sujet sur le sarclage, par exemple ? On dira que les champs sont, plus que d'habitude, infestés de mauvaises herbes, et pourquoi ; on fera ressortir la nécessité de les sarcler ; l'enfant racontera la part qu'il a prise à ce travail. Le moment est venu de faire les premières semailles dans le jardin ; il est môme déjà passé. Mais le temps a été peu propice et l'on n'a pu les faire plus tôt. Pourquoi?— Depuis quelques jours pourtant, la pluie a cessé, ou la température s'est adoucie, etc. Qu'a-t-on semé? — Dites la part que vous avez prise à ce travail qui vous a vivement intéressé, l'espoir que vous fondez sur les graines que vous avez mises en terre, etc.
�- 435 — On vient de publier, à son de tambour, une circulaire de M. le Préfet sur l'échenillage des arbres. Vous faites ressortir l'utilité dé cette opération et vous regrettez que tant de gens tiennent si peu compte des prescriptions édictées à ce sujet dans leur intérêt. — C'est le temps des hannetons. Votre maître a organisé en troupes tous les enfants de l'école pour leur destruction. Vous racontez une véritable battue que vous êtes allé faire dans les bois, avec tous vos camarades. Vous en avez ramassé tant de décalitres ; ces hannetons ont servi à faire de l'engrais ; vous calculez le dommage qu'ils auraient causé si on les avait laissés vivre, etc. — Un cultivateur du pays a employé un engrais nouveau, du guano par exemple ; — ou bien il a amendé ses terres, ce que personne au village n'avait fait avant lui, avec de la marne, de la chaux, des cendres, etc., suivant le cas. Les autres l'ont d'abord regardé faire avec un peu de défiance ; puis, voyant les résultats qu'il avait obtenus, tous l'ont imité et aujourd'hui, chacun à l'envi s'empresse de recourir à l'engrais minéral, etc. C'est même un véritable engouement. On oublie trop que le fumier de ferme, à cause de ses propriétés si multiples, reste le meilleur des engrais et que les autres ne doivent être employés qu'accessoirement, etc. 11 faut craindre les exagérations en agriculture comme dans tout le reste. — On vient d'introduire dans votre commune la culture de l'osier. Vous direz en quoi elle consiste, quelles sont les terres qui lui conviennent, ce qu'elle rapporte, ses inconvénients. — Vous avez eu l'occasion, pendant vos vacances, d'aller dans un département voisin, en Champagne, par exemple.
�- 436 (L'instituteur peut toujours faire avec ses élèves, sur une carte, un voyage imaginaire). Vous avez été frappé du soin avec lequel on rècueille tout ce qui peut servir d'engrais, des précautions qu'on prend pour empêcher le fumier de perdre aucune de ses propriétés fertilisantes. Vous dire! pourquoi. — En visitant quelques villages de la zone champenoise, vous avez remarqué que les maisons de culture y sont bâties tout autrement que dans le reste du département. En comparant la disposition des unes et des autres, vous en failes voir les avantages et les inconvénients. — Vous habitez un pays qui produit d'ordinaire une quantité considérable de betteraves, de pommes à cidre, de foin, etc., etc. Vous exposez que cette année la récolte a fait complètement défaut, ou qu'elle est exceptionnellement abondante. Vous direz pourquoi et vous en déduirez les conséquences qui vont en résulter pour le cultivateur. — Vous êtes allé, il y a quelques semaines, à la fête chez votre oncle qui habite un village, voisin, et vous l'avez entendu se plaindre amèrement, au dîner, de ce que le conseil municipal de sa commune avait voté une imposition extraordinaire pour améliorer les chemins. Vous lui écrivez pour lui rendre compte d'une lecture que vous avez faite à l'école, et dans laquelle il vous a été démontré que les dépenses qui ont pour objet l'établissement de bons chemins et leur entretien, sont productives au premier chef; qu'elles permettent de faire le même travail avec un et quelquefois plusieurs chevaux en moins; — qu'en rendant les transports plus faciles, elles donnent une plus-valueaux propriétés sur lesquelles il devient possible de conduire du fumier, dont on peut dès lors enlever les récoltes, etc., que
�-mles voilures s'usent moins, etc. Vous croyez donc que votre oncle avait tort de se plaindre et vous le lui faites respectueusement observer. — On croit que la plante de pommes de terre a besoin d'être renouvelée. Votre instituteur ne sait qu'en penser ; mais il veut en avoir le cœur net. Il a donc fait des semis et il a promis de vous donner quelques-uns des tubercules qu'il obtiendra. Vous vous proposez, à votre tour, de les replanter dans le jardin de votre père et vous voudriez déjà être de deux ans plus vieux pour voir le résultat de cette expérience. — Lettre à M. le Préfet pour demander une décharge ou une réduction, sur vos prestations, sur une contribution quelconque ; — pour demander un alignement, etc.
Problèmes.
Une servante jette chaque jour dans la rue environ C litres 80 d'eau grasse de vaisselle ou de lessive. Sachant que l'engrais contenu dans ces eaux peut équivaloir par litre à 200 centimètres cubes de fumier de ferme, d'une valeur de 6 fr. le mètre cube, on demande quelle perte celte servante fait éprouver par an à ses maîtres? . — On compte que le fumier non plâtré perd environ les 2/5 de sa valeur. Quel profit aurait un cultivateur en plâtrant un tas de fumier long de 45 mètres, large de 4 mètres et épais de lm 8, si le mètre cube vaut 6 fr. 50, et s'il emploie 2 hectolitres de plâtre à 4 fr. 75 l'hectolitre. 49
�- 438 — Le fumier lavé et desséché par le soleil et la pluie perd 25 p. 0/0 de sa valeur fertilisante : à combien se réduit un tas de fumier long de 12 mètres, large de 5"110 et épais de 1™ 25, exposé au soleil et à la pluie? — Un cultivateur a déposé dans un champ de 1 hectare 23, 225 tas de fumier, d'un volume de 220 décimètres cubes, qu'il laisse pendant 14 jours au soleil : l'évaporation diminue de 32 p. 0/0 la valeur de ce fumier : combien de mètres cubes de fumier lui faudrait-il ajouter pour compenser la perte qu'il a faite par sa faute? — Le fumier répandu en couverture perd les 3/7 de sa valeur : quelle perte éprouve un fermier qui a négligé d'enterrer son fumier sur une surface de 3 hect. 45 a., siée fumier avait 2 centimètres d'épaisseur? — L'ensemencement en ligne demande moitié moins de semence qu'a la volée. Sachant qu'on a employé 7 hectol. 15 de blé pour semer 6 hectares en ligne et que le blé vaut 25 fr. 40 l'hectolitre, dire quelle économie on a faite. — Le battage mécanique des grains coûte 1/3 de moins que le battage au fléau et produit 2/25 de plus : quel profil aura à faire battre sa récolte par une machine, un fermier qui aurait employé 5 ouvriers pendant 148 jours, à 2 fr. 15 par jour, et qui aurait obtenu 848 hect. de blé, à 25 fr. 50! — Lorsque le blé est mis en moyettes, sa valeur augmente de 1/7. Sachant qu'un fermier a dépensé 28 fr. 50 pour faire rassembler en moyettes la récolte d'un hect. 45 a., laquelle a produit 48 hectolitres de blé à 24 fr. 75, on demande combien sa peine lui a valu. — Pour moissonner à la faux 1 hectare de blé, un ouvrier
�a employé 6 jours cl est payé 5 fr. 75 par jour. Avec une machine, on moissonne en 3'jours 5 hectares de blé. La location de la machine est de 10 fr. 30 par jour ; le salaire de l'ouvrier qui la conduit, de 5 fr. 75, et l'entretien des 2 chevaux qui la traînent, de 12 fr. Quel est de ces deux modes le plus avantageùx? — Une betterave arrosée avec du purin augmente d'un tiers en poids. Sachant qu'on a arrosé un champ de 27 ares avec ce liquide, et que sans cet engrais la récolte eût été de 27,400 kilog, on demande quel est le profit réalisé, les mille kilog. valant 26 fr. 20. — Une ruche peut fournir 8 kilog. 1/2 de miel et 1 kilog. 430 de cire. Le miel valant 1 fr. 60 le kilog. et la cire 2 fr. 10, on demande quel est le produit net de 16 ruches, les frais de nourriture se montant à 8 fr. 70. — Dans une exploitation agricole, les frais de culture et de diverses façons données à un hectare de terre ensemencée' en betteraves, se sont élevés à 190 fr. La récolte, le transport, etc., ont coûté 50 fr. On a employé pour fumer ce terrain 20 mètres cubes de fumier, à 5 fr. 50 le mètre cube. - D'autre part la récolte a produit 32 tonnes de tubercules qui ont été vendus à raison de 1 fr. 80 le quintal. La terre et la partie boueuse des betteraves sont entrées en déduction du poids total pour une valeur de 7 p. 0/0. Calculer le bénéfice du cultivateur. » — Un cultivateur veut marner une terre de 5 hectares 46. La marne lui coûte 4 fr. 75 la voiture, y compris le transport, et la voiture contient 0m 80 environ de marne ; enfin, il veut recouvrir-le sol d'une couche de marne de 1 millimètre 5 ; combien faudra-t-il de mètres cubes de marne par hectare et que coûtera le marnage de toute la propriété?
�- 440 L'instituteur modifiera les données de ces problèmes cl surtout les prix, de manière à les accommoder aux conditions du pays où il se trouve. § 3. .
PROGRAMME D'ENSEIGNEMENT AGRICOLE
A l'usage des éeoles primaires des Ardennes, approuvé par le Conseil départemental de l'instruction publique, dans sa séance du 4 avril 1877. PREMIÈRE PARTIE
(A voir depuis la rentrée des classes jusqu'au l& janvier.)
Du sol ou terre arable. — Ses' éléments : argile, sable, chaux. Classification des terrains selon la prédominance de l'un ou de l'autre de ces éléments : terrain argilocalcaire, argilo-siliceux. Ce qu'on appelle terres fortes, terres légères, terres franches ; terres froides, terres chaudes, etc. Leurs avantages et leurs inconvénients. Du sous-sol. — Faire ressortir combien il importe d'en bien connaître la nature : il est perméable ou imperméable; il peut servir ou non à donner plus d'épaisseur à la couche arable, etc. Avantage des terrains profonds. Préparation du sol. — Défrichements : écobuage. Épierrement. — Assainissement : drainage. — Irrigation. Plantation de pins dans les plaines champenoises. Amendement du sol. — Marnage : marnes argileuses, marnes calcaires. — Chaulage. — Plâtre. — Cendres. Nodules de phosphate de chaux.
�-mFertilisation du sol. — Humus ou terreau. Les plantes puisent leur nourriture dans la terre et dans'l'air. Nécessité de restituer au sol les principes que les plantes lui ont enlevés. — Diverses espèces d'engrais. Engrais végétaux : engrais verts, enfouissement des récoltes ; tourteaux, marcs. Engrais animaux : excréments, colombine, guano. — Noir animal. — Parcage des moutons. Engrais mixtes : fumiers d'étable (fumier de cheval, fumier de bêtes à cornes, fumier de mouton, fumier de porc). Propriétés différentes de chacun d'eux ; dans quel cas convient-il de les employer. Soins à donner au fumier. — Action de la pluie et du soleil sur le fumier. — Rôle du plâtre mélangé au fumier. — Nécessité de recueillir le purin; comment il doit être employé. — Des composts.
DEUXIÈME PARTIE
(A voir depuis le
-Ie*' janvier jusqu'aux
vacances de Pâques.)
Culture du sol. — Opérations mécaniques qui ont pour but de le diviser, de l'aérer, de l'ameublir, de détruire les mauvaises herbes, d'enfouir les engrais, d'enterrer la semence, etc. Des labours et des semailles. Instruments aratoires. Soins à donner aux plantes pendant la végétation : binage, sarclage, buttage. Récolte et conservation des produits. Nécessité des machines agricoles : faucheuses, faneuses, moissonneuses, machines à battre, tarares, etc. Animaux 7iuisibles aux récoltes ; moyen de s'en préserver. Animaux destructeurs des animaux nuisibles. — Faire con-
�-mnaître d'une façon caractéristique les insectes nuisibles et les insectes utiles, et pour cela les collectionner dans un petit musée. — Conservation des nids d'oiseaux. Classification des plantes agricoles. Céréales : blé, seigle, avoine, orge^ maïs, sarrasin. Légumes farineux : fèves, pois, haricots, lentilles, etc. Récoltes racines : pomme de terre, carotte, navet, panais, betterave, chicorée, etc. Plantes commerciales : plantes oléagineuses (colza, navette, pavot, œillette, etc.) ; plantes textiles (lin, chanvre, etc.) ; tabac ; houblon, etc. Cette culture peut être la source de grands revenus ; mais elle appauvrit le sol de tout le fumier qu'elle lui enlève sans restitution. Elle exige, par conséquent, un sol parvenu à une grande fertilité et ne convient qu'au cultivateur assez riche pour faire de fortes avances. Plantes fourragères : prairies naturelles, pâturages ; prairies artificielles (luzerne, trèfle, sainfoin, etc.). On insistera sur celles de ces plantes qui sont plus particulièrement cultivées dans le pays, et l'on fera connaître le genre de terre qui leur convient. Des assolements. — Ce qu'on entend par récoltes épuisantes et récoltes améliorantes. — Nécessité de les alterner. — Suppression des jachères. Des animaux de boucherie. — La science agricole n'a pas seulement pour objet la production végétale ; elle doit se préoccuper aussi de la production de la viande non moins nécessaire à notre nourriture que les végétaux. Nourriture à donner aux animaux de rente. De la basse-cour.
�TROISIÈME PARTIE
(A voir depuis les vacances de Pâques jusqu'à la fin de l'année.)
Notions d'économie rurale et de comptabilité agricole.
Utilité de l'agriculture. Avantages de la vie des champs comparée à celle des villes. Nécessité de l'instruction chez les cultivateurs. Achat ou location d'un domaine. Grande, moyenne et petite culture. Nécessité des capitaux en agriculture. Des constructions rurales. — Conditions qu'elles doivent remplir. De l'influence des bons chemins sur le succès de l'exploitation. Organisation des travaux agricoles. Soins à donner aux animaux domestiques : logement, propreté, nourriture, bons traitements. Le cultivateur est essentiellement un producteur de denrées devant servir à notre alimentation et à nos vêtements ; il a donc besoin, comme tout autre industriel, d'établir toujours son prix de revient et de le comparer à son prix (le vente. — Principes généraux de la comptabilité agricole.
APPENDICE
Si l'instituteur possède un jardin, il ne manquera pas de donner à ses élèves, en les accompagnant d'explications suffisantes, des notions pratiques sur la manière :
�-m1° De cultiver les principales espèces potagères de la contrée et quelques fleurs ; 2° De planter, de greffer et de tailler les arbres fruitiers; 3° Enfin, s'il y a lieu, de soigner une ruche d'abeilles.
Quelques réflexions sur l'application de ce programme. 1° Ce programme, préparé par les soins de l'inspection académique, a été soumis à MM. les Présidents des Comices agricoles du département ; après examen et discussion, il a été. approuvé par le Conseil départemental de l'instruction publique. Il devient donc, à partir de la prochaine rentrée des classes, obligatoire pour toutes les communes agricoles ou semi-agricoles du département. 2° Ne renfermant que les principes fondamentaux de la science agricole, ce programme ne présente rien qu'un instituteur, n'eût-il fait de l'agriculture aucune étude spéciale, ne puisse et ne doive enseigner à ses élèves. Toutefois on choisira, parmi les applications, celles qui ont un rapport plus direct avec la culture usitée dans le pays, et l'on insistera sur les faits particuliers à la localité. On étendra donc, s'il y a lieu, et l'on développera plus spécialement certaines parties, de manière à former dans chacun de nos villages des jeunes gens qui, ajoutant plus tard l'expérience aux principes acquis, deviennent des hommes d'initiative, réellement utiles à eux-mêmes et à leur pays. 3° L'application de ce programme ne doit introduire aucun changement dans le plan général de notre organisation pédagogique : le nombre, l'ordre, la durée, la nature des exercices restent les mêmes. En renfermant dans un programme déterminé un ensemble de principes certains, nous n'avons voulu que généraliser ce qui se faisait déjà dans plusieurs écoles, grouper des éléments isolés, mettre dans
�-mcette partie de notre enseignement, comme dans toutes les autres, un ordre régulier ; en un mot, aider les instituteurs en leur proposant un enchaînement de questions suivies et des conseils qui, dès lors, pourront aller à leur adresse. 4° Il suffira aux instituteurs, pour remplir ce programme, d'y faire servir, en partie, les exercices ordinaires de la classe. Ainsi rien ne s'oppose à ce qu'ils joignent aux livres que nous leur avons déjà recommandés pour la leçon de lecture, quelques ouvrages ayant plus particulièrement trait aux choses agricoles. Au premier rang de ces ouvrages nous mettrons la Chimie agricole de H. Fabre, 1 fr. 25, à la ■ librairie Delagrave. Il n'est rien dans ce livre qui ne soit à la portée des élèves du cours moyen : la forme en est simple, mais suffisamment relevée ; surtout le livre tout entier, depuis la première ligne jusqu'à la dernière, est on ne peut plus pratique. Pour peu que l'instituteur ait quelques notions de chimie, il lui sera facile de faire, sous les yeux de ses élèves, à la suite de plusieurs de ces lectures, quelques petites expériences qui ne demandent ni argent, ni appareils compliqués, et à l'aide desquelles il ne peut manquer d'intéresser vivement ses élèves. Dans le même ordre d'idées, qu'il se procure, mais pour lui ou pour ses élèves lès plus avancés seulement, la Chimie agricole de Magutti, 1 fr. 40, à la librairie Delagrave ; il y trouvera également un grand nombre de notions utiles et pratiques et l'indication d'une foule d'expériences qui ne sortent pas du domaine de l'école primaire. Nous conseillons d'adopter aussi, comme livre de lecture, les Notions élémentaires d'agriculture par Victor Rendu, 0 fr. 75, à la librairie Hachette. Cet ouvrage, dont nous nous sommes beaucoup aidé, du reste, pour la rédaction de notre programme, est peut-être un peu technique ; mais il est court, simplement écrit, très clair et relativement intéressant. 19'
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Outre ces deux ouvrages, qui peuvent servir pour la leçon de lecture faite en classe, les élèves pourront lire en leur particulier les ouvrages agricoles de la bibliothèque scolaire, dont l'instituteur devra leur indiquer les passages renfermant la réponse aux diverses questions du programme. Nous signalerons tout particulièrement le Petit Question naire agricole, par Ed. Teisserenc de Bort, 1 fr. 2S, à la librairie agricole de la maison rustique. Toutefois, c'est sur la dictée surtout que nous comptons pour l'application régulière et méthodique de notre programme. Les instituteurs doivent donner trois dictées au moins par semaine : leur serait-il bien difficile, au lieu de ces morceaux si peu instructifs et si peu intéressants qu'on trouve encore trop souvent dans nos écoles, de leur donner, une ou deux fois sur trois, quelque extrait d'auteurs très recommandables, qui ont traité de la science agricole, et dont les ouvrages ont pour la plupart été couronnés ? Nous citerons notamment V. Borie, Joigneaux, Gossin, Ysabeaux, H. Fabre, etc dont les livres remplissent nos bibliothèques scolaires et sont si rarement lus : ce serait un moyen de les faire connaître et d'inspirer à nos futurs cultivateurs le désir de les lire. Tous les jours on donne aux élèves des problèmes d'arithmétique à résoudre. Pourquoi ces problèmes n'auraient-ils pas pour objet des questions usuelles, d'une application journalière, relatives à la science agricole? Pourquoi n'y traiterait-on pas des amendements et des engrais, de la mise en valeur des terres incultes, du drainage ou des irrigations, etc... ? 11 y a là une mine inépuisable de problèmes instructifs, variés, qu'il est facile de graduer comme on voudra, et qui auront à coup sûr plus d'intérêt pour les élèves que les achats et les ventes de mètres d'étoffe qui remplissent tous nos recueils. On aura soin, bien entendu, de ne pas négliger les problèmes de géométrie pratique sur l'arpentage et le toisé.
�Pourquoi ne pas prendre quelquefois, comme exercice de réduction, un sujet agricole ? Le cultivateur a continuellement besoin d'adresser : Des réclamations pour des contributions ou des taxes qui lui sont indûment imposées ; Des demandes ou pétitions à l'autorité supérieure, soit pour obtenir un alignement, soit pour construire ou réparer line voie d'accès à ses propriétés, etc. 11 lui faut faire des mémoires, des factures, des sousseings privés, etc., etc. 11 doit tenir un livre-journal et divers autres livres de compte. Enfin il a, comme tout autre industriel, des relations continuelles avec toutes sortes de personnes pour l'achat de certains matériaux et la vente de ses produits. Rien de plus varié, d'ailleurs, que les correspondances qu'entraînent nécessairement à la campagne, les affaires de famille ou d'intérêt. C'est dans ce milieu vrai qu'il faut placer les enfants quand on veut les faire écrire d'un style naturel et avec profit pour eux. Enfin, un dernier exercice qui peut servir admirablement à la réalisation de notre programme, c'est la leçon de choses. Rien ne se prête mieux, en effet, que l'enseignement agricole à ces causeries familières tant et si souvent recommandées. Pour cela, que chaque école ait son petit musée, où seront réunis des spécimens des diverses sortes de terre iiue renferme la commune et des plantes qu'on y cultive, des dessins d'outils et de machines, etc. L'instituteur les montrera à ses élèves ; il leur en fera examiner successivement les diverses parties, les principales variétés; il les habituera à observer successivement tout ce qui pousse et grandit autour d'eux. Qu'on ne dise pas : mais ils connaissent tout cela.! Non : les enfants voient, mais ils ne regardent
�-mpas, ils ne réfléchissent pas ; ils ne cherchent pas les rapports qui peuvent exister entre deux faits successifs, ni comment l'un, qui est la cause, entraîne nécessairement l'autre, qui est l'effet. Leur faire trouver le pourquoi de co qu'on fait autour d'eux et de tout ce qui arrive, c'est travailler à leur donner ce jugement droit et sûr, cet esprit pratique qui, en agriculture comme en tout le reste, est le meilleur garant du succès. Un mot encore. Il n'est aucun instituteur sérieux qui n'ait déjà, dans sa oollection de sujets donnés à ses élèves, bon nombre de dictées et surtout de problèmes relatifs à l'agriculture. Ce qu'il doit faire avant tout, c'est compléter cette collection, de façon à se mettre à même, pour la prochaine rentrée des classes, de donner à ses élèves sous une forme ou sous une autre (c'est-à-dire par des lectures, des dictées, des exercices de style, des problèmes et des leçons de choses), toutes les connaissances comprises dans le programme que nous publions aujourd'hui.
���CHAPITRE XXII La leçon de choses.
Extrait d'une conférence. — Novembre 1879.
S'il est un exercice qui soit en honneur aujourd'hui, dont chacun proclame l'utilité et l'agrément, c'est certainement ta leçon de choses. Aussi chaque maître a-t-il la prétention de le pratiquer ; c'est même par cela qu'il lui semble plus particulièrement être entré dans les méthodes nouvelles et avoir rompu avec la routine. J'ai vu des instituteurs vraiment émerveillés de tout ce qu'ils trouvaient à dire à leurs élèves sur le plus simple objet et remplis d'enthousiasme pour un exercice si intéressant et si fécond. C'était pour eux une découverte. Je ne voudrais pas refroidir cette ardeur ; je crois bon, en effet, tout ce qui peut introduire dans une classe la vie et l'entraînement. Est-ce à dire pourtant que cet exercice de la leçon de choses soit toujours bien compris, qu'on en tire tout le parti qu'on devrait en tirer? Non assurément ; et cela parce que, plus que tout attire peut-être, il exige de la part du maître des connaissances variées et étendues, beaucoup de jugement et de sens pratique, une préparation sérieuse et suivie. D'abord, entendons-nous sur ce que j'appelle une leçon de choses. Il est des maîtres qui veulent que la leçon de choses se mêle à tout. Lecture, grammaire, histoire, géographie, arithmétique même : tout leur est matière à leçons de choses, c'est-à-dire à digressions. Ainsi comprise, la leçon de choses n'est plus un exercice à part, c'est un procédé général qui s'applique à tout, c'est l'intuition, si l'on veut, c'est une certaine forme que l'on donne à sa manière d'enseigner. Je ne voudrais pas la blâmer absolument. Elle
�— 453 — pourtant de grands inconvénients : elle ne se prête guère à cette suite et à cet enchaînement des leçons, sans lesquels il est bien difficile de mettre des idées nettes dans l'esprit des élèves et de leur faire faire de réels progrès. En tout cas ce n'est pas là ce que j'appelle proprement la leçon de choses. La leçon de choses, telle que je la comprends, est une leçon spéciale, un exercice à part, qui doit avoir lieu tous tes jours, ,si c'est possible, principalement à la fin de la classe du soir, alors que souvent, pendant l'hiver, les élèves n'y voient pas assez clair pour pouvoir lire ni écrire, alors surtout qu'ils sont fatigués des exercices de la journée et qu'une causerie intéressante peut seule raviver leur attention défaillante, maintenir une discipline devenue particulièrement difficile. Cette leçon ne doit pas être uniquement une leçon de mots, un exercice de langage ; elle doit être avant tout et essentiellement une leçon instructive. Mais ce qui la caractérise principalement, c'est qu'elle doit se faire au moyen de choses sensibles, par des objets mis sous les yeux des élèves et sur lesquels ceux-ci sont appelés à réfléchir. Elle nécessite, par conséquent, un musée scolaire. La leçon de choses embrasse tout, les êtres et les faits de la nature; elle peut même, par analogie, s'étendre aux actions des hommes et à toutes les choses de l'ordre moral; mais c'est précisément parce qu'elle se prête à un objet aussi général qu'elle présente des difficultés particulières. Laissez-moi vous signaler les défauts dans lesquels elle vous entraîne trop souvent. ■I011 arrive parfois que votre leçonde choses est superflue, que vous passez un temps précieux à apprendre à vos enfants des choses qu'ils savent très bien ou qu'ils apprendront nécessairement plus tard de leur propre mouvement, par leurs observations personnelles, par leurs conversations avec leurs parents ou leurs camarades. Quand vous leur
�dites, par exemple, que le verre est dur, lisse, transparent, etc. ; que si vous laissez tomber ce morceau que vous tenez à la main, il va se casser ; que les fragments de ce verre brisé coupent facilement les doigts, ils savent tout cela et vous ne leur apprenez rien. Il en est de même si vous exhibez un oiseau pour leur faire dire qu'il a une tête, deux pattes, deux ailes, des plumes, etc.. Ce n'est pas leur faire une leçon de choses que de leur faire remarquer qu'une table a quatre pieds, quatre coins, un tiroir, etc.. Nommer des objets, énumérer les parties dont ils se composent, leurs propriétés manifestes, c'est faire un catalogue, c'est dresser un inventaire, ce n'est pas faire voir les choses, puisque ce n'est pas les faire comprendre. Tout au plus faites-vous prononcer et écrire des mots ; mais vous n'exercez ni à comparer ni à juger, vous ne fortifiez pas, vous n'agrandissez pas l'esprit. ■ 2° Il arrive aussi que vous regardez comme connus des faits que vos enfants ne connaissent pas, ou qu'ils ne connaissent pas assez pour que vous puissiez en faire le point de départ de connaissances nouvelles. C'est un défaut auquel le maître est exposé dans toutes les parties de son enseignement, mais particulièrement dans la leçon de choses. Une explication suppose toujours une chose parfaitement connue, parfaitement comprise, à laquelle on rattache par comparaison une chose qui n'est pas connue ou qui est inoins connue. Passer du Connu à l'inconnu, c'est-à-dire presque toujours" du simple au composé, du concret à l'abstrait, de l'empirique au rationnel, comme diraient les philosophes, c'est une règle qu'il faut avoir constamment présente à l'esprit, quand on enseigne, mais qu'il est plus facile, ne vous y trompez pas, d'énoncer que de mettre en pratique. Instruire, c'est proprement donner la raison des choses, c'est-à-dire montrer comment une chose n'arrive que parce qu'elle est la conséquence de celle qui la précède
�-met qui l'engendre. 11 faut donc ne vous appuyer, dans vos explications, que sur des choses parfaitement claires ou déjà expliquées ; il vous faut faire en sorte qu'il y ait toujours entre ce que vous dites et ce que vous avez dit précédemment un rapport étroit et facilement saisissable. Il est des leçons qu'il faut vous interdire, si elles n'ont pas été précédées d'autres leçons qui seules pourraient les rendre intelligibles ; ou plutôt il est des limites que vous devez vous fixer, et qu'il ne vous faut jamais franchir, mais que vous pouvez reculer à mesure que vos élèves, plus exercés, peuvent s'avancer plus avant dans le champ de l'inconnu. Je prends le verre, par exemple. 11 peut être intéressant pour eux que vous leur racontiez comment il a été inventé : mais si vous allez au delà du fait lui-même, de l'anecdote qui expose sa découverte, vous vous heurtez à des questions que la chimie seule peut résoudre. Vous montrez à vos élèves une théière et vous leur faites remarquer que l'extrémité de son goulot est plus élevé que son niveau supérieur ; vous leur faites voir, par une expérience, ce qui arriverait s'il était plus bas. Jusqu'ici c'est bien, ils vous comprendront, parce que vous ne leur parlez que de choses qu'ils voient et peuvent constater de leurs yeux. Mais vous ne pourriez aller plus loin et essayer de leur en donner le pourquoi, que si déjà vous leur aviez explique les lois de l'équilibre des liquides dans les vases communiquants ; et ainsi du reste. Vous le voyez ; on peut faire, sur le même objet, la même leçon à des degrés bien différents ; le tout est de savoir 'jusqu'où l'on peut aller, où il faut s'arrêter. Or cette limite dépend de ce qui a été dit précédemment aux élèves et de ce qu'ils en ont retenu. En somme, si l'on se borne à dire aux élèves ce qu'ils savent, on ne leur apprend rien ; et si l'on cherche à ajouter à leurs connaissances, on arrive vite à quelque chose d'inintelligible pour eux. Le seul moyen d'échapper à ce
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double' embarras, c'est de regarder avant de sauter, d'explorer d'abord la route que l'on va parcourir, de n'avancer ([lie lentement et de n'ajouter que peu de chose chaque fois aux connaissances déjà acquises. 3° Rien ne S3 prête plus que la leçon de choses à des digressions intempestives et sans règle, et cela, pour une raison bien simple, c'est que rien n'est plus varié que l'association des idées. 11 suffit, en effet, qu'un rapport tout accidentel existe entre deux choses pour que l'une nous mène à l'autre : de là les coqs-à-l'âne ; de là aussi les divagations qui leur ressemblent et ne peuvent laisser aucune idée nette dans l'esprit. Vous voulez, par exemple, faire «ne leçon sur le chameau. C'est un animal que vos enfants ne connaissent pas ; mais ils connaissent le cheval et l'âne, pi sont comme lui des bêtes de somme. Par des comparaisons habilement amenées, en vous appuyant sur ce qu'ils savent du cheval et de l'âne, vous arriverez à leur donner mie idée du chameau et des services qu'il peut rendre. En insistant sur certains caractères qui le distinguent du cheval et de l'âne, vous leur expliquerez fort bien pourquoi il est plus propre qu'eux .à traverser les déserts. Encore faut-il pourtant qu'ils aient déjà une idée des différents organes do l'animal et de sa constitution. Jusqu'ici c'est bien : vous vous fondez sur ce que l'enfant connaît et conçoit déjà pour lui dépeindre dos êtres et des objets qu'il ne connaît pas ; vous lui donnez ainsi des idées nouvelles, dont vous pourrez vous servir ensuite pour d'autres études. Mais si, à propos du désert, vous demandez à vos élèves pourquoi il y a des déserts ; si vous leur dites que le manque d'eau, (|ui en est la cause principale, tient à leur éloignement des mers, tout cela pourra être vrai et même intéressant ; mais vous quittez votre sujet pour en prendre un autre, qui peut à son tour vous conduire à un autre sans rapport avec votre point de départ, et ainsi do suite. Si vous faites une leçon
�-msur le charbon, vous pouvez, en parlant de la propriété qu'il a de produire de la chaleur, citer le bois et quelques autres combustibles ; mais si vous étendez cette énumération, vous allez faire une leçon générale sur les combustibles, ce qui est tout autre chose que votre sujet. Il est difficile, en effet, qu'on fasse une leçon sur un sujet quelconque, animal, plante ou minéral, sans être amené à traiter de quelqu'une de ses propriétés et comme cette propriété lui est commune avec bien d'autres de ses congénères, on est vite entraîné à traiter de cette propriété d'une manière générale. Si au contraire on prend comme objet de sa leçon une propriété générale, il est difficile également qu'on ne soit pas amené à y faire intervenir des individus qui ne sont pas encore suffisamment connus. C'est un double écueil contre lequel il faut se mettre en garde. Le mieux serait peut-être cle commencer par des leçons n'ayant trait qu'à des individus, dont on se bornerait à faire connaître les propriétés les plus apparentes et qu'on rapprocherait, mais sans y insister, d'autres individus chez lesquels les mêmes propriétés peuvent être facilement remarquées. Mais, quoi qu'on fasse, la chose est pleine de périls, on le voit, et l'on ne peut guère espérer y échapper que par une préparation bien étudiée de ce que l'on va dire, qu'en se fixant des limites qu'on aura soin de ne pas franchir. Comme nous voilà loin de ces leçons improvisées, pour lesquelles on croit pouvoir prendre le premier objet venu et dont les développements sont dus à l'inspiration du moment! C'est, que parler de tout à propos de tout n'est pas une richesse ; c'est plutôt une pauvreté d'esprit et une infirmité de méthode. 4° Enfin il importe que la succession de vos leçons de choses présente un enchaînement suivi, que la première prépare la seconde, que celle-ci rende possible la troisième et ainsi de suite. Il faut qu'elles aient entre elles des rap-
�ports et qu'elles se prêtent un appui mutuel. Je voudrais' donc que, dès la rentrée, le plan de vos leçons de choses fût arrêté pour toute l'année. Ici comme partout ailleurs, et peut-être plus que partout ailleurs, parce que vous n'avez lias d'ouvrage pour vous guider, il vous faut un programme. Vous pourriez tirer votre entrée en matière des objets qui vous entourent ; puis, passer à l'histoire naturelle, animaux, végétaux, minéraux, en commençant par leurs usages, qui ne sont guère que leurs propriétés en action ; ensuite viendraient la physique et la chimie, les arts utiles, et enfin les faits de la vie morale. Voilà la série que je vous engagerais à parcourir et à recommencer chaque année, mais en variant vos sujets ; ce qui fait que vous ne l'épuiseriez jamais. S0 Une dernière recommandation. Plus que toute autre leçon, la leçon de choses peut s'adresser à des élèves de force différente. Ce que l'un ne sait pas, l'autre le dira. Faites-la donc toujours pour tous vos élèves à la fois. Si elle est trop sérieuse pour vos plus jeunes, mêlez-y quelques réflexions, quelques applications pratiques qui soient à leur portée et qu'ils puissent facilement saisir. Au contraire, le sujet en est-il bien connu de vos plus âgés? demandez en passant quelques explications d'un ordre plus relevé, faites chercher la cause d'un fait que les plus jeunes ne peuvent encore que constater. Ainsi vous les intéresserez tous et sr vous leur demandez ensuite de résumer par écrit, en quelques phrases, telle ou telle partie de la leçon qui est plus à la portée de l'esprit de chacun, non seulement vous les aurez instruits, ce qui était l'objet propre de votre leçon, mais encore vous leur aurez appris à exprimer leurs idées, ce qui est la vraie manière de leur apprendre du français. En résumé, il faut que la leçon de choses apprenne à l'enfant ce qu'il ne sait pas encore ; il faut qu'elle ne prenne son point de départ pour des connaissances nouvelles que dans des choses déjà parfaitement connues et comprises ;
�- p8 il faut enfin qu'elle ait un but bien défini et une portée limitée. Si en outre chacune de ses parties est résumée dans une phrase courte, claire, substantielle, que le maître dira ou mieux encore qu'if fera trouver à ses élèves et qu'ils rapporteront par écrit, elle aura satisfait à la condition essentielle de cet exercice : les choses d'abord, les mois ensuite ; l'instruction par les choses et non l'instruction par les mots, la connaissance des choses ayant par ellemême une valeur supérieure et indépendante et ne pouvant être considérée comme un accessoire de la correction du langage. Mais tout cela n'est possible, et c'est ma conclusion, que si l'instituteur, au lieu de se fier à l'improvisation et de compter sur l'inspiration du moment, s'est marqué à l'avance toutes les étapes qu'il veut parcourir et s'est livré chaque fois à une méditation sérieuse et approfondie du sujet qu'il va traiter. § 1. CANEVAS D'UNE LEÇON DE CHOSES FAITE DANS LES ' DERNIÈRES CONFÉRENCES CANTONALES
Décembre 1876.
LE CHEMIN DE FER
Qu'est-ce qu'un chemin de fer?( C'est un chemin, évidemment ; mais pourquoi de fer? Parce qu'il est garni dans toute sa longueur de barres de fer sur lesquelles courent les voitures. — Comment s'appellent ces barres ? Et les voitures qui courent sur les rails ? Et la machine à vapeur qui traîne ces wagons ? Comment s'appelle une longue suite de wagons traînés par une locomotive? Et l'homme qui dirige le train?
�Et l'homme qui met du charbon dans le foyer de la machine? Et celui qui veille aux bagages qu'emporte le train? Et celui qui vient contrôler les billets ? Pourquoi ce contrôle? Est-il bien de monter dans un compartiment d'une autre classe que celle qu'indique le billet qu'on a pris? Il semble qu'on ne fasse pas grand tort à la Compagnie...? Que faut-il faire quand on veut prendre un train de chemin de fer? Pourquoi ne délivre-t-on, en général, les billets que dix minutes avant le départ du train? Comment doit-on demander un billet? Faites votre demande, sans rien oublier. — Pourquoi ceci et cela? Qu'est-ce qu'un aller et retour? Comment est-il fait? Que doit-on en faire? Pourquoi donne-t-on des billets d'aller et retour? Billets d'enfants : 1/2 places et places gratuites. N'y a-t-il pas une date sur les billets? Pourquoi? Quand ona des bagages, que fautil faire? etc., etc. Qu'est-ce qu'une gare? L'endroit où s'arrêtent les trains. — Pourquoi les trains s'arrêtent-ils? Pour déposer et prendre des voyageurs..., des marchandises..., et aussi pour prendre de l'eau. Pourquoi cette eau ? (Un mot de la force élastique de la vapeur aux élèves les plus avancés). — Qu'est-ce qu'une halte? Une petite gare où s'arrêtent seulement certains trains pour déposer et prendre des voyageurs, mais où l'on ne dépose ni on ne prend de marchandises, etc. Vous avez vu des chemins de fer sur lesquels il n'y a que deux rails, et d'autres sur lesquels il y en a quatre, vous êtes-vous demandé pourquoi ? Quand un chemin de fer est peu fréquenté, souvent on se contente de poser deux rails, et alors les trains allant en sens contraire passent sur les mêmes rails. Est-ce que cette disposition a des inconvénients? Nécessité d'établir des voies d'échappement, où l'un des trains puisse se garer pour laisser passer l'autre. Aussi n'est-ce que sur les petites lignes peu fréquentées qu'on se contente de deux rails ; les grandes en ont quatre. Alors
�les trains qui partent prennent toujours la voie qui est à leur gauche. Sur les lignes à deux voies, par où descendon? Toujours du côté gauche. — Pourquoi? — Et sur les lignes qui n'ont qu'une voie ? On descend tantôt à droite, tantôt à gauche, selon la position de la gare. Pourquoi? etc. Un chemin de fer coûte-t-il beaucoup à établir! Ouï— Pourquoi? La voie doit être la plus droite possible et avoir te moins de pente possible. — Pourquoi? — De là de nombreux travaux d'.art. —- Qu'appelle-t-on chaussées ! Les remblais sur lesquels on franchit les vallées et les marais. — Viaducs? Ponts sur lesquels on traverse les chemins, les vallons et les rivières. — Tranchées? Les coupures faites dans le sol, à ciel ouvert, quand la colline que franchit la voie n'est pas trop élevée. — Tunnels, qu'il ne faut pas confondre avec tonnelles? Des passages qu'on creuse dans la terre pour franchir une montagne, etc. — Rampes? etc. — Avez-vous remarqué que les voies ferrées suivent presque toujours les cours d'eau ? Montrez, dans les Ardennes, le chemin de fer de Mézières à Launois, qui suit la Vence; — celui de Cliarleville à Hirson, qui suit la Sormonne ; — celui de Charleville à Givet, qui suit la Meuse ; — celui de Charleville à Carignan, qui suit la Chiers; — celui de Mouzon, qui suitla Meuse ; — celui de Raucourt, qui suit l'Ennemane, etc. Il en est de même sur la carte de France : un chemin de fer y côtoie chacun de nos grands fleuves. — Pourriez-vous me dire pourquoi?... . Quels avantages présentent les chemins de fer? Ils nous permettent de voyager : 1° plus vite ; or le temps, c'est de l'argent; 2° à moins de frais. — Comparaison avec les anciennes voitures ; 3° plus commodément, avec moins de fatigue. Aussi voyage-t-on bien davantage, n'est-ce pas? depuis l'établissement des chemins de fer. En général, quand les progrès de l'industrie rendent moins chère une commodité quelconque, les hommes en usent plus large-
�ment. — Les- lettres à 25 centimes pour toute la France ! Aussi écrit-on bien davantage. — Il n'y a plus pour ainsi dire de distances. (Le tour du monde en 80 jours, par Jules Verne.) Citez quelques exemples. — 11 en résulte que les hommes se voient plus souvent, se connaissent et s'apprécient mieux. — Cela fortifie l'unité nationale, etc. N'y a-t-il avantage, dans l'établissement d'un chemin de fer, que pour les voyageurs et les marchandises? Transport peu coûteux. — Vous pourriez m'objecter que les canaux aussi transportent des poids énormes à peu de frais. C'est vrai ; ils ont même cet avantage que l'eau ne coûte rien et ne s'use pas, tandis qu'il faut de la houille pour transformer l'eau en vapeur. Deux ou trois chevaux suffisent pour traîner, sur un canal, des poids considérables ; mais ce moyen de transport est bien lent. 11 est des marchandises pour lesquelles cette lenteur n'a pas de grands inconvénients : les pierres, la houille, les matériaux de construction, les matières premières, en général ; mais il en est d'autres pour lesquelles le transport n'est plus possible, s'il n'est pas rapide : le poisson de mer, par exemple. Sur les bords de la mer, on a du poisson en abondance ; à certains moments, il faut le saler pour le conserver, etc. — Aujourd'hui, grâce aux chemins de fer, on peut avoir des harengs frais, du poisson de mer frais, jusque dans l'intérieur des terres. — N'en est-il pas de même pour les fruits? Certains pays en produisent plus qu'il n'est nécessaire pour leur consommation, et, grâce aux chemins de fer, on exporte le surplus là où il en manque. Ainsi on exporte des Ardennes en Angleterre des quantités considérables de cerises. — L'établissement des chemins de fer a fait, dit-on, renchérir les denrées. Est-ce un mal? — Non..., pour les cultivateurs. Primeurs du Midi et de l'Algérie, qu'on mange à Paris et dans le Nord de la France, etc. Précieuse invention que celle des chemins de fer! Recon20
�- 462 naissance aux savants qui rendent de pareils services à l'humanité, etc. L'invention des chemins de fer est-elle ancienne? Dès le mois de septembre 4830, un chemin de fer pour voyageurs fonctionnait en Angleterre. — C'est en 1832,, que pour la première fois en France un chemin de fer emporta des voyageurs. § 2. PLAN D'UNE LEÇON DE CHOSES GÉNÉRALE
Mars -1877.
LA CLASSE
Comment appelle-t-on la place où nous sommes? La salle de classe. — De quoi fait-elle partie ? De la maison commune. — Pourquoi cette maison est-elle appelée maison commune'1, etc. Quelles sont les parties de cette maison, autres que la salle de classe? A quoi sert la mairie? etc.. — Toutes les communes ont-elles une maison commune? — Ne devraientelles pas toutes en avoir une ? — N'est-ce pas un établissement d'utilité publique? — Faire remarquer que dans les bourgs, et surtout dans les villes, la maison commune est quelquefois un hôtel. — Où est-elle située? Au milieu, du village, autant que possible. — Pourquoi? Revenons à l'école. On passera en revue les différentes parties de son mobilier, et l'on demandera à quoi sert chacun des objets qui le composent. — Utilité du tableau noir. — Autrefois il n'y avait pas de tables dans les écoles, il n'y avait que des bancs ; on cherche maintenant les moyens démettre partout des bancs avec dossier. — Progrès. — Biblio-
�- 463 thèque classique de livres de lecture. Quels avantages présente-t-elle? — Bibliothèque scolaire de livres destinés aux adultes, qui peuvent être emportés dans les familles — Par qui ont été donnés chacun de ces objets? La plupart ml été payés par La commune; mais il en est aussi qui ont été donnés par le département, par l'État, quelquefois même par des personnes généreuses. — Pourquoi? Pour encourager l'instruction. — Que pensez-vous des enfants qui coupent les tables? Qui n'ont pas soin des livres qui appartiennent à l'école? — Petit musée d'objets divers réunis par les soins des élèves. Pourquoi? Pour l'enseignement intuitif - N'est-il pas vrai que vous comprenez beaucoup mieux ce qu'on vous explique, quand on vous montre les objets euxmêmes dont on vous parle? Chacun de vous doit avoir à cœur d'enrichir ce petit musée, d'être un fondateur du mobilier scolaire, d'y ajouter quelque chose qui servira à l'instruction de ceux qui viendront après vous. Quelles sont les dimensions de la salle de classe : longueur, largeur, hauteur? Elle doit présenter pour chaque élève 1 mètre carré de superficie; pourquoi? —4 mètres de haut; pourquoi? — Nécessité d'un cube d'air suffisant. Encore n'est-ce pas assez. N'y a-t-il pas des vasistas aux fenêtres? Pourquoi?— On fera ressortir les avantages du renouvellement de l'air dans la partie supérieure de la classe : on évite ainsi les courants ; par suite, les refroidissements subits, les rhumes, etc.. Prescriptions fort sages, imposées par l'autorité supérieure, dans l'intérêt de la santé des enfants. Pourquoi vient-on à l'école? Pour apprendre à lire, sans doute ; et aussi pour apprendre à écrire, à compter. — Estce tout? Non, on y apprend encore à dessiner. — Utilité du dessin, etc. Et l'instruction morale et religieuse, qui vous donne des préceptes de conduite, qui vous apprend ce que vous devez faire dans la vie...?
�-m—Combien êtes-vous d'enfants à l'école? Serait-il possible de vous instruire chacun individuellement? Non. — Mais alors il faut que vous soyez tous bien exacts. — Inconvénients du défaut d'exactitude : si le maître commence une leçon avant que tout le monde soit arrivé, il est des choses qu'il aura dites et que certains élèves ne sauront pas, sur lesquelles, par conséquent, il devra revenir : de là une perte de temps pour tout le monde. — Il en est de même quand plusieurs enfants d'une division manquent des I classes, ne viennent pas régulièrement à l'école. — Et si un i élève trouble la classe, force le maître à s'interrompre, au I moment où celui-ci fait sa leçon? N'est-ce pas un véritable I vol qu'il fait à ses camarades? Oui, mes enfants, il leur vole I le temps du maître, un temps bien précieux, pendant lequel I on leur eût appris une foule de choses que plus tard ils I auront besoin de savoir : Donc tous les élèves doivent venir en classe : 1° exactement, n'être jamais en retard ; 2» régulièrement, ne jamais manquer de classses, à moins d'impossibilité absolue ; 3° bien s'y tenir et écouter attentivement, afin de ne pas forcer le maître à s'interrompre ni à recommencer, afin d'épargner son temps et de le faire servir au | plus grand profit de tous. Avantages que procure l'assiduité à l'école. Pour quelques-uns, elle leur permettra de se créer plus tard, par leur instruction, une belle position. Citer comme exemple, s'il y a lieu, quelques jeunes gens de la commune qui, par leur assiduité à l'école et par leur travail, sont arrivés à une position bien supérieure à celle dans laquelle ils étaient nés. Cependant ce n'est là que le lot de quelques-uns ; pour réussir ainsi, il faut une intelligence plus qu'ordinaire, il faut aussi être servi par les circonstances. On peut d'ailleurs être heureux dans toutes les conditions. — Pour tous, elle les mettra à même de faire leurs affaires plus tard, de se suffire sans l'aide d'au-
�— 465 — trui. Voir le développement de cette idée dans Francinet, Chap. 15. Toutes les communes ont-elles des maisons d'école? Plaindre les hameaux dont les enfants ne peuvent fréquenter l'école, ou ne le peuvent que très difficilement, à cause de l'éloignement. Pour vous, à la portée de qui on a mis des moyens d'instruction, ne seriez-vous pas inexcusables si... ? Conclusion. — Oui, mes enfants, vous devez de la reconnaissance à la Société qui fait tant pour vous, alors que vous n'avez encore rien fait pour elle, aux autorités qui en sont les représentants, et qui.prennent tant de soin de votre éducation; vous en devez aussi à vos parents, qui se privent des services que vous pourriez déjà leur rendre, et qui s'imposent des sacrifices en vue d'assurer votre avenir; vous devez un peu de gratitude aussi à votre maître, qui veut bien vous donner tout son temps et tous ses soins, et qui espère que vous tâcherez de correspondre à ses efforts, car il ne peut rien faire sans vous. Cette leçon, comme la précédente, peut être faite à des élèves de tout âge et de toute force, réunis dans une mémo classe. Les questions les plus simples seront posées aux élèves les plus jeunes et les moins avancés ; c'est seulement, lorsque ceux-ci n'y répondront pas convenablement, que le maître s'adressera à ceux qui sont plus âgés et déjà plus forts.— Il ne donnera la réponse lui-môme que lorsqu'aucun élève de la classe n'aura pu la trouver. On mêlera continuellement à cette causerie familière des réflexions morales ; mais on n'y insistera pas. Les leçons morales, en effet, ne sont fructueuses qu'à la condition de n'être pas ennuyeuses : il en sera ainsi si elles consistent uniquement dans des réflexions que la leçon amènera tout naturellement, dans les conséquences que les enfants sau-
�- 466 ront bien tirer, et qu'il faut leur laisser le soin et le plaisir de déduire eux-mêmes. Le maître pourra extraire, de telle ou telle partie de celle leçon, un petit sujet de style à l'usage des élèves de ses différents cours. Les plus avancés pourront même la rédiger et la reproduire en entier.
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CHAPITRE XXIII
§ 1. LE CAHIER-JOURNAL
Janvier 1877.
11 a été recommandé à tous les instituteurs dans les dernières conférences, et nous recommandons à toutes les institutrices par la voie du Bulletin, de ne mettre entre les mains de leurs élèves, outre le cahier d'écriture, le ou lés cahiers de mise au net, qu'«?i seul cahier de devoirs, oîi ceux-ci consigneront, jour par jour, tous les devoirs qu'ils auront faits, et dans l'ordre dans lequel ils les auront faits. Ainsi, on est au 1er octobre ; l'élève commence son cahier. 11 écrit, en tête de la première page, le nom du jour et la date du -1er octobre ; puis il consigne, les uns à la suite des autres, en les séparant par un trait, tous les devoirs qu'il fait le 1er octobre, dans l'ordre où il les fait. Le soir, quand il a terminé son dernier devoir, il tire un trait plus fort et plus long. 11 fera de même le lendemain, 2 octobre, et les autres jours qui suivront. Quand son cahier sera terminé, il le remettra au maître, qui le serrera dans l'armoire-bibliothèque, et il en fera un autre d'après les mêmes principes. A la fin de l'année, le maître remettra à sa famille tous les cahiers qu'il aura faits pendant l'année. Le. maître appellera lui-même "et fera appeler ce cahier cahier-journal. Il ne tolérera pas qu'on l'appelle cahierbrouillon, parce que ce cahier, s'il peut et même s'il doit porter des ratures et des corrections, ne doit pas pour cela être couvert de brouillons. Il ne tolérera pas davantage qu'on l'appelle cahier au sale, parce que l'élève doit s'appliquer à mettre de la propreté dans tout ce qu'il fait. Au lieu de ces petits cahiers de deux sous, qu'on trouve dans toutes nos écoles, faits de mauvais papier, avec une 20*
�-- 470 mauvaise couverture portant une mauvaise gravure et une légende mal faite que les enfants du reste ne lisent pas, nous conseillons aux maîtres et aux maîtresses d'acheter, à la rame, du bon papier écolier, avec lequel ils feront eux-mêmes, ou feront faire par leurs élèves, des cahiers solides et suffisamment épais. Il serait bon que chaque cahier contînt au moins une demi-main de papier et fût recouvert d'un carton. On y ménagera des marges de trois centimètres environ. Malgré l'opinion contraire d'autorités compétentes, et auxquelles d'ailleurs nous déférons, nous croyons absolument indispensable que chaque élève ait,' avec ce cahierjournal, un ou plusieurs cahiers de mise au net. Il nous est indifférent, d'ailleurs, qu'il n'ait qu'un seul cahier de devoirs mis au net, ou qu'il en ait trois : un pour les dictées, un autre pour les exercices de composition, un autre encore pour les problèmes. Il est évident qu'il lui en faudra au moins trois pour son année : s'il met tous ses devoirs au net les uns à la suite des autres, dans l'ordre dans lequel il les fait, sur un seul cahier, ce cahier reproduira mieux l'ensemble des exercices de la classe et sa vraie physionomie ; mais il ne serait pas sans intérêt non plus qu'il eût sur un même cahier toutes les dictées qu'il a faites pendant une année, sur un autre tous les problèmes, etc., parce qu'on y verrait mieux l'esprit de chaque cours, la suite et l'enchaînement des exercices ; cependant, nous le répétons, ceci importe peu. Ce qu'il faut, c'est que chaque élève, au moins dans les écoles dirigées par un seul maître ou une seule maîtresse, ait un ou plusieurs cahiers pour la mise au net de ses dictées, de ses exercices de style, de ses problèmes. Nous avons dit au moins dans les écoles dirigées par un seul maître ou une seule maîtresse (or ces écoles constituent l'immense majorité des écoles du département), parce que nous comprenons jusqu'à un certain point qu'un maître, qui n'a qu'une seule division, puisse toujours s'occuper de
�- 4:74 ses élèves et faire succéder à chaque exercice un exercice nouveau. Mais celui qui a deux divisions de force différente à faire marcher de front ; celui qui en a trois, et même quatre, comment veut-on qu'i^ les occupe continuellement, et d'une manière utile, comme le lui prescrit le règlement, si chacune de ses leçons à une division, chacune de ses corrections né donne pas lieu à un travail écrit qu'elle puisse faire pendant qu'il s'occupera d'une autre? D'ailleurs ne craint-on pas qu'une dictée, par exemple, qui vient d'être faite et corrigée, ne laisse guère de traces dans l'esprit des élèves, si, le travail terminé, ils la laissent là pour n'y plus revenir. Nous voyons donc toutes sortes d'avantages à ce que, après la correction, l'élève ait à transcrire sa dictée, d'une écriture très propre et sans fautes, et il ne nous semble pas que cette transcription ne soit qu'une « opération mécanique », puisqu'il doit s'appliquer à n'y plus laisser aucune faute, et tâcher de se rappeler tout ce que le maître a dit pendant la correction. Il le faut bien si, comme nous l'avons toujours recommandé, la mise au net de la dictée est suivie de l'explication du sens de quelques mots, de la transcription d'une règle importante dont l'application a été faite et qui a été rappelée, etc. Nous le répétons, il ne nous paraît pas possible, dans nos écoles composées de trois et même de quatre cours, et dirigées par un seul maître ou une seule maîtresse, qu'on n'ait pas recours à la mise au net des devoirs pour occuper à la fois, et utilement, tous les élèves, et nous aimons à voir ces cahiers de mise au net propres, bien écrits et bien soignés. Nous attachons cependant plus d'importance encore à la bonne tenue du cahier-journal : c'est lui, en effet, qui représente le mieux le travail propre et personnel de l'élève. La collaboration du maître n'y apparaît que par ses corrections ; et encore elle est facile à distinguer si, comme nous le prescrivons également, ses remarques dans la marge et ses corrections dans les interlignes sont faites à l'encre rongé.
�472 Par exemple, ce que nous proscrivons absolument, ce sont deux cahiers-journaux, dont l'un est dit brouillon et l'autre cahier-journal au net. S'il n'est pas inutile pour un enfant de revenir sur le devoir qu'il vient de faire sous la direction du maître et de s'appliquer à le récrire très lisiblement et sans fautes, il n'est pas admissible qu'on lui fasse écrire le même devoir trois fois. Quels sont maintenant les avantages de cette manière de procéder, en ce qui concerne le cahier-journal ? Ces avantages sont nombreux, et ils sautent aux yeux. Les instituteurs et institutrices auraient tort de n'y voir qu'un moyen pour l'Administration de contrôler, jusque dans les moindres détails, ce qu'ils font dans lèur classe. Il y a cela, sans doute. Il est évident qu'à quelque heure du jour qu'il se présente à l'école, l'inspecteur peut alors, par la simple inspection des cahiers, voir ce que les élèves ont fait depuis qu'ils sont entrés en classe, ce qu'ils ont fait la veille, la semaine précédente, depuis la rentrée des classes ; qu'il peut s'assurer également si les devoirs sont bien choisis, s'ils sont appropriés à la force des élèves et progressifs, s'ils ont ce caractère d'utilité pratique et cette tendance morale sur lesquels nous avons si souvent insisté clans nos conférences et dans le Bulletin. Il est évident -encore qu'il peut, à diverses époques de l'année, se faire adresser ces cahiers-journaux et vérifier s'il a été tenu compte de ses observations, si les recommandations qu'il a faites, par exemple, le jour de son inspection, ont été comprises, suivies et mises en pratique. Mais d'abord, est-ce donc tant à redouter d'être contrôlé? Grâce à Dieu, nous avons plus de félicitations que de reproches à adresser, à la suite de nos inspections, et nous sommes convaincu que la grande majorité des instituteurs ne demandent qu'à recevoir plus souvent la visite de leur inspecteur, afin que leurs chefs hiérarchiques, chargés d'apprécier leur travail, puissent bien voir ce qu'ils font et
�- 473 se rendre un compte exact des difficultés avec lesquelles ils sont aux prises, de leurs efforts pour en triompher, des résultats qu'ils obtiennent. Quand on accomplit consciencieusement son devoir, et, nous aimons à le répéter, c'est ce que font la grande majorité de nos maîtres et de nos maîtresses, on ne craint pas, on appelle plutôt un contrôle fréquent et minutieux. Toutefois c'est aux instituteurs eux-mêmes que ce cahier est appelé à rendre le plus de services. Ne constatera-t-il pas, jour par jour, classe par classe, les absences de leurs élèves? Ne sera-t-il pas une réponse toute prête aux attaques de certains parents, peu soucieux d'assurer la fréquentation régulière de leurs enfants à l'école et très étonnés ensuite de leur peu de progrès? Une autre fois, ne suffira-t-il pas que le maître montre les premiers cahiers faits par ses élèves et qu'il les rapproche des derniers, pour que les personnes les plus prévenues soient forcées de rendre justice non seulement à ses efforts, mais aux résultats qu'il a obtenus? Et ses élèves, ne seront-ils pas encouragés à faire de leur mieux, quand ils sauront que leurs cahiers sont conservés, que ce qu'ils font aujourd'hui sera comparé avec ce qu'ils ont fait précédemment, que tous leurs devoirs pourront être vus par l'inspecteur, par le délégué, parleurs parents? Nous irons même plus loin. Au lieu de laisser les élèves faire leurs compositions sur des feuilles volantes, qu'on garde en liasses (ou que souvent on ne garde pas), nous aimerions que chacun eût un cahier spécial sur lequel il inscrirait chaque semaine sa- composition. Ces cahiers seraient chaque fois corrigés par le maître et montrés aux élèves pour qu'ils y remarquassent leurs fautes; puis rangés dans l'armoire-bibliothèque et remis aux parents, à la fin de chaque année scolaire. Un simple coup d'œil sur le cahier de chaque élève suffirait pour constater les progrès qu'il a faits depuis le commencement de l'année et le degré d'instruction auquel il est parvenu. Nous connaissons des
�-mmaîtres qui emploient ce moyen et qui s'en trouvent bien; nous avons lieu de croire qu'il en sera de même de tous ceux qui voudront y recourir. § 2. LE CHOIX DES DEVOIRS
Février 4879.
Les instituteurs des Ardennes savent quelle importance nous attachons au choix des devoirs. Il leur a été dit dans les conférences que, parmi les questions auxquelles doivent répondre MM. les Inspecteurs primaires, dans le rapport qu'ils adressent à l'Inspection académique sur chaque classe qu'ils viennent de visiter, se trouvent les suivantes : Les devoirs sont-ils bien choisis? Ont-ils vn caractère d'utilité pratique? Sont-ils appropriés aux futurs besoins des élèves1. Ont-ils une tendance morale? et que la réponse qui est faite à ces différentes questions entre pour une bonne part dans l'appréciation de la valeur du maître ou de la maîtresse qui dirige la classe. Le Journal des Instituteurs, dans son numéro du 23 février, traite la même question et émet à ce sujet des idées que nous partageons complètement. Aussi croyons-nous ne pouvoir mieux faire que de placer sous les yeux de nos lecteurs et de nos lectrices la plupart des recommandations de cette publication autorisée ; il ne peut y avoir que profit pour eux à s'en bien pénétrer. « Le choix des devoirs que le maître donne à ses élèves, « y est-il dit, est d'une grande importance pour la bonne « direction des écoles ; et le seul examen des cahiers des « élèves, dans lesquels ces devoirs sont écrits et conservés, « fournit la mesure de l'intelligence et de l'aptitude péda« gogique, du travail et des efforts de l'instituteur. « Le visiteur d'une école qui se contenterait, en arrivant « dans une classe, d'étudier attentivement les cahiers des
�-m« « « « « élèves, d'examiner comment les devoirs sont gradués, de s'assurer surtout s'ils ne sont pas trop longs, s'ils sont à la portée des enfants, s'ils ont été convenablement expliqués et compris, s'ils sont corrigés, aurait une idée vraie et juste de la valeur de l'école et de la valeur du maître. « La comparaison des devoirs, à une époque quelconque « de l'année scolaire, avec ceux du mois d'octobre, lui « montrerait quels progrès ont été réalisés, quels résultats « ont été obtenus. « Tels les cahiers des élèves, tel le maître ! » C'est donc bien à tort que certains maîtres et certaines maîtresses s'imaginent que l'Inspecteur primaire n'a pas pu porter sur la valeur de leur école et de leur enseignement un jugement exact et motivé, parce qu'il n'a pas interrogé tous les élèves sur toutes les matières. A un moment quelconque de l'année, il lui est possible, et cela en fort peu de temps, par l'examen du Cahier-Journal, de se rendre compte du travail accompli depuis la rentrée, de la direction donnée à l'enseignement, des progrès obtenus. Il est rare que l'examen oral, qui vient après, ne confirme pas la première impression produite par l'inspection des cahiers. Mais continuons. « Dans le choix des dictées, par exemple, cherche-t-on « toujours à les rendre intéressantes, à ne pas en faire une « seule qui ne contienne une notion pratique et utile, ou qui « ne laisse dans le cœur de l'enfant une bonne pensée ou une « noble inspiration ? » Combien de fois ne l'avons-nous pas répété ! Au lieu de ces dictées où l'on a torturé les phrases d'un texte qui était peut-être raisonnable et français, pour amener l'application de certaines règles de grammaire que souvent on pourrait fort bien ignorer, que ne prend-on un paragraphe bien écrit, renfermant une belle pensée, une notion utile, quelque chose, en un mot, qu'il y ait intérêt à mettre dans l'esprit ou dans le cœur de l'enfant? Si ce texte ne renferme pas
�- 476 assez de difficultés grammaticales, qui empêche de le faire suivre d'une phrase préparée ad hoc, et dont l'objet principal soit de fixer dans la mémoire une règle déterminée de grammaire, qui ait son importance et que les élèves ont l'habitude de violer? Ainsi chaque chose est à sa place : la dictée apprend du français, elle sert à l'instruction des élèves ; la phrase qui la suit leur apprend de la grammaire. « Dans les premiers exercices d'orthographe ou dans ceux « d'écriture, évite-t-on ces phrases sèches, incompréhen« sibles pour des intelligences jeunes encore, souvent sans « signification? Choisit-on de préférence des maximes sim« pies, des pensées, des aphorismes, des proverbes faci« lement saisissables, qui frappent l'esprit de l'enfant et « qu'il comprend aisément? » Nous avons trouvé un jour, dans une école de filles, un cahier d'écriture qui avait été fait par une enfant de sept à huit ans. Nous l'avons feuilleté, et entre autres exemples assez mal choisis, nous avons remarqué celui-ci, qui revenait à trois reprises différentes dans un cahier qui n'avait guère plus de douze à quinze pages : Tous les hommes sont méchants. Nous avons pensé que d'abord ce n'est peut-être pas vrai, et qu'en tout cas, si la maxime est vraie, c'était se presser beaucoup que de l'inculquer à une petite fille de huit ans ! « Pour les travaux écrits, disait M. Michel Bréal dans sa conférence aux instituteurs réunis à la Sorbonne, le 28 août 1878, pour les travaux écrits, il est une source qu'on a un peu dédaignée et que je voudrais voir remettre en honneur. Quand il s'agit d'exprimer une idée morale, de traiter un sujet emprunté à l'expérience de tous les jours, il n'y a pas de meilleur thème à donner aux élèves queles proverbes, cette sagesse des nations, qu'on a un peu laissés de côté sans que je voie ce qu'on a mis à la place. » Sans doute l'explication et la discussion d'un proverbe seraient des exercices bien propres à développer l'esprit « « « « « « « «
�des élèves, à les l'aire réfléchir et à former leur jugement mais ils seraient souvent au-dessus de la portée de leur ntelligence, ou encore ils exigeraient d'eux un effort et une subtilité d'esprit dont la plupart ne sont pas capables. Malgré toute notre déférence pour les idées ordinairement si neuves, si originales, si sensées et presque toujours si pratiques, quoi qu'on puisse en penser, de M. Bréal, nous conseillerons aux instituteurs de n'user des proverbes que très modérément, soit comme dictées, soit surtout comme sujets d'exercices de rédaction ; et quand ils y auront recours, ils teront bien de ne prendre que les plus faciles et les plus connus. « En arithmétique, pas de questions fantaisistes. Les ap« plications journalières et réelles du calcul sont assez « nombreuses pour que vous ne soyez jamais embarrassés « de trouver des problèmes intéressants et instructifs. « Quand vous donnerez une question relative à un achat, « donnez te prix réel, le cours du jour de la marchandise ; « quand vous parlez d'une maison à construire, d'un chemin « à établir,, procurez-vous les prix exacts de l'acquisition « du terrain, du transport des matériaux, de la main « d'œuvre, etc., de manière à toujours apprendre à l'élève « autre chose encore que le seul maniement des chiffres. » Rien de plus sage encore, ni de plus utile que cette recommandation. Les enfants, même les plus grands, ne se font nullement une idée juste des choses ; ils ne se figurent ni la longueur d'un kilomètre, ni le poids d'un bœuf, ni le prix d'une charrue; d'une maison, etc. Interrogez-les, ils vous feront les réponses les plus invraisemblables. Il en serait tout autrement si on les avait de bonne heure habitués à observer tout ce qui les entoure, à réfléchir sur chaque chose. Ils auraient insensiblement pris une idée juste des rapports que les objets ont entre eux, leur jugement se serait formé, et plus tard ils auraien t du bon sens dans la vie, chose qui n'est pas si répandue qu'on le pense communément.
�« Et ainsi du reste. L'instituteur consciencieux ne saurai! apporter trop de soin au choix et à la gradation de ses devoirs, et voilà pourquoi la préparation des leçons qu'il se propose de donner à ses élèves constitue une des plus importantes parties de ses fonctions. » Et voilà pourquoi aussi-nous demandons aux instituteurs de se faire pour eux-mêmes des recueils de dictées, de sujets de style, de problèmes. En général on ne sait véritablement si un devoir était bien choisi, s'il était intéressant, s'il était bien approprié à tel ou tel cours, que lorsqu'on l'a donné à faire. Si, la correction terminée, vous remarquez que vos élèves ne vous ont pas écouté avec intérêt, laissez ce devoir de côté et ne le donnez plus. Mais si vos élèves ont paru s'y intéresser, s'il vous semble qu'ils l'ont bien compris et qu'il leur en restera quelque chose, notez-le précieusement, consignez-le sur un cahier et faites-le faire encore l'année suivante, ou deux ans plus tard, là où chacun de vos cours met deux ans à se renouveler. De cette manière, vous ne tarderez pas à posséder une bonne provision de. sujets, que vous aurez faits vôtres, et dont la préparation ne vous coûtera plus que peu de peine et de temps. Ainsi encore vous ne serez pas pris au dépourvu, si des occupations étrangères, imprévues, vous ont un jour empêché de préparer votre classe. J'ajouterai cependant que ce fonds que vous vous serez acquis ne doit jamais être définitif; il vous faudra sans cesse renouveler, rajeunir votre provision, si vous ne voulez pas vous rouiller vous-même ; car le meilleur sujet ne vaudra jamais que par l'âme que vous saurez y mettre. Mais autre chose est de créer à nouveau tout un fonds, autre chose est de l'entretenir. Pour la première il faut de longues recherches et un travail réel ; pour la seconde il suffit de se tenir en haleine et de ne pas s'endormir. « « « «
�LES ANNEXES DE L'ÉCOLE
1» COURS D'ADULTES; 2» BIBLIOTHÈQUES SCOLAIRES ; 3° EXPOSITIONS SCOLAIRES ; 4° CAISSES D'ÉPARGNE SCOLAIRES.
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CHAPITRE XXIV § 1. •
CIRCULAIRE AUX INSTITUTEURS SUR LES COURS D'ADULTES
Mézières, le 2S octobre 1873.
Monsieur l'Instituteur, Les longues soirées d'hiver vont recommencer; le moment est venu de reprendre aussi vos cours d'adultes. Je voudrais à cette occasion vous entretenir des mesures qui me paraissent les plus propres à en assurer le succès. D'abord, pour établir sans contestation possible le nombre des élèves qui les fréquenteront et le temps pendant lequel ils les auront suivis, pour vous assurer par suite l'indemnité à laquelle vous avez droit et couper court aux réclamations qui se produisent trop souvent, je vous invite à dresser, le jour de l'ouverture, un état conforme au modèle ci-après, que vous enverrez à la fin de chaque mois a M. l'Inspecteur primaire de votre arrondissement. Faute de remplir cette formalité en temps opportun, vous vous exposeriez à ne pas être compris dans la répartition des fonds qui sont mis chaque année à la disposition de l'administration, pour subvenir à l'insuffisance des crédits votés par les communes privées de ressources. J'insiste ensuite sur ce point que les cours d'adultes ne sont pas institués pour les élèves qui fréquentent encore l'école du jour. Je sais que certains instituteurs, supposant sans doute que l'administration voulait qu'il y eût des cours d'adultes quand même, et désireux; pour faire valoir leur
�- 482 zèle, de réunir autour de leur chaire un nombre d'auditeurs aussi considérable que possible, croyant peut-être aussi que trois classes valent mieux que deux, ont reçu ou invité à leurs cours du soir des enfants de l'école du jour. C'était un tort. D'abord il est à craindre que certains parents, s'imaginant que la classe du soir peut remplacer efficacement la classe du jour, ne retirent d'autant plus tôt leurs enfants, pour s'en faire aider dans leurs travaux. Alors l'institution des cours d'adultes irait contre son but. Mais il y a autre chose. Il ne faut pas demander aux enfants plus que ne comportent les forces de leur âge et leurs facultés naissantes. L'élève qui a assisté aux classes du jour, s'il a été attentif et appliqué pendant six ou sept heures, a acquis le droit de se reposer ou au moins de se distraire. Si la classe du soir est une répétition de la classe du jour, elle l'ennuiera ; si elle est une leçon nouvelle, elle le fatiguera. Je ne verrais pas cependant grand inconvénient à ce que, poulies occuper pendant ces longues soirées d'hiver, les maîtres donnassent à ceux auxquels leur santé et leur force le permettent, un petit devoir intéressant, une leçon à apprendre, des lectures à faire surtout. Il en est qui retiennent en étude pendant une heure et demie ou deux heures leurs plus grands élèves, surveillent la confection des devoirs, font apprendre les leçons du lendemain. C'est encore une excellente institution, et que je préfère beaucoup pour nos écoliers à la classe du soir. Cette sorte d'externat surveillé, établi dans quelques centres importants, sans fatiguer les poumons du maître, produit les plus heureux résultats, et les parents de ces enfants auxquels on prodigue des soins particuliers ne font qu'acquitter une dette en payant à l'instituteur, pour ce service extra-scolaire, une juste rémunération. Maintenant quel sera le programme des cours d'adultes? Évidemment votre enseignement devra varier selon les
�- 483 élèves auxquels il s'adressera ; il devra s'approprier aux besoins divers de ceux qui viendront les suivre. Il y a donc lieu de distinguer. S'il se présente des adultes ne sachant ni lire, ni écrire, à coup sûr vous ne pouvez refuser de leur enseigner ces premiers éléments de l'instruction primaire ; mais je doute que ce soit là que se fasse le véritable recrutement de vos cours d'adultes. Sauf de rares exceptions, les.adultes qui se trouvent dans ce cas y sont par leur faute. Des moyens de s'instruire ont été mis à leur disposition depuis plusieurs années et ils n'en ont pas profité; il n'est guère probable qu'ils veuillent en profiter davantage aujourd'hui. C'est donc une classe d'auditeurs fort peu intéressante, avec laquelle vous ne pouvez évidemment obtenir de grands résultats, et à laquelle vous ne devez pas sacrifier l'intérêt bien autrement grave de ceux qui veulent combler les lacunes d'une instruction défectueuse, ou compléter une instruction première dont ils reconnaissent l'insuffisance. Il est en effet certains centres manufacturiers, où les enfants ont dû quitter l'école avant d'avoir parcouru tout entier le programme de l'enseignement primaire, où ils sont occupés à l'atelier ou à l'usine pendant la plus grande partie du jour et ne peuvent fréquenter l'école que le soir. Quel cours devrez-vous leur faire? Évidemment un cours analogue à celui que vous faites aux élèves de la classe du jour. Ils viennent vous demander le soir cette instruction qu'ils, ne peuvent recevoir pendant le jour, et voilà tout. Il y a cependant lieu de tenir compte de la situation exceptionnelle dans laquelle ils se trouvent. En général ce sont des élèves que vous ne conserverez que fort peu de temps et auxquels vous ne pourrez donner que quelques leçons fort courtes. Il vous faut donc aller au plus pressé et leur enseigner tout d'abord, avant qu'ils ne vous quittent, ce qu'ils ont le plus besoin de savoir. Ce n'est plus le moment d'in-
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sister avec eux sur des règles de grammaire ou des subtilités théoriques dont ils n'auront que faire, de poser des principes dont ils ne verront jamais les conséquences. Et pour que ma pensée soit bien comprise, j'entre dans les détails. J'ai assisté l'an dernier à des cours d'adultes, très suivis d'ailleurs et faits par un instituteur intelligent : il apprenait à de grands jeunes gens à rédiger des billets, des quittances etc. ; il écrivait lui-même les formules sur le tableau et chacun les copiait; il en expliquait tous les termes, il insistait sur certains détails de rédaction et do forme qui, en affaires commerciales, ont leur importance. Jusque là c'était bien. Mais il crut devoir s'arrêter, à propos d'un participe, sur les trois cas de la règle du participe, employé sans auxiliaire, conjugué avec l'auxiliaire être, conjugué avec l'auxiliaire avoir etc. ; c'était trop. Ce n'est point en effet parce qu'on n'aurait pas observé la règle d'accord d'un participe, qu'un billet ou un reçu ne serait pas valable. Il était trop tard pour leur apprendre ces choses là, il n'y fallait plus songer. — Un autre, qui avait donné un problème assez usuel d'ailleurs, s'évertua à prouver, à propos d'une multiplication, que dans toute multiplication le multiplicateur est un nombre abstrait : c'était trop aussi. Avec ces élèves il faut se borner à des exercices qui soient pour eux d'une utilité pratique, immédiate: des dictées roulant sur des choses qu'ils connaissent ou seront obligés de connaître, dictées qu'on leur expliquera au point de vue du sens des mots et dont on se contentera de corriger les fautes d'orthographe les plus grossières ; de petits exercices de style surtout, des lettres familières et usuelles, comme celles que leurs parents peuvent avoir à écrire ; des problèmes enfin, ou plutôt des calculs pratiques, des règlements de compte, des modèles de mémoires d'ouvriers, des factures, etc. etc. Toutefois ce ne sont encore là que des cours du soir, ce
�- 485 ne sont point de vrais cours d'adultes. Les véritables cours d'adultes, comme leur nom l'indique, devraient s'adresser à des adultes ou plutôt à des adolescents, c'est-à-dire à des jeunes gens de treize à vingt ans qui, après avoir fréquenté l'école pendant leur jeune âge et y avoir acquis un bon fonds d'instruction primaire, viendraient leur demander une assimilation plus complète de ce qu'ils auraient appris, ou mieux encore, le complément indispensable d'une instruction reconnue insuffisante. En d'autres termes, je voudrais que les cours d'adultes ramenassent surtout sur les bancs de l'école ceux qui furent jadis les meilleurs élèves de la classe du jour ; je voudrais qu'ils devinssent de véritables cours de perfectionnement, des cours professionnels à l'usage de ceux qui auraient obtenu leur certificat d'études primaires. A quelque degré de l'échelle sociale que l'on se place, en effet, l'éducation générale, commune à tous, a besoin d'être complétée par une éducation spéciale ou professionnelle. Le jeune homme qui a fait ses humanités, a besoin de fréquenter l'école de droit ou de médecine, s'il veut être avocat ou médecin; de même l'enfant qui a appris à l'école à lire, à écrire et à compter, a besoin d'ajouter à ces connaissances générales, indispensables à tous, d'autres connaissances plus spéciales, qui l'aideront à acquérir, s'il est simple ouvrier, l'habileté et l'adresse de la main, — qui lui permettront, s'il est contre-maître ou patron, de diriger un ensemble de travaux avec intelligence et profit. « Donnez-moi, dit à ce sujet Monseigneur Dupanloup dans « son livre sur l'Éducation, donnez-moi l'enfant le plus « obscur, destiné, à raison de sa naissance, de ses facultés « et de sa vocation, à recevoir une éducation vulgaire, eh « bien, dans cette éducation vulgaire, je dois lui offrir, « comme à tout autre, l'éducation générale et essentielle, « c'est-à-dire ces enseignements fondamentaux de religion 21
�- 486 et de morale, ces enseignements primitifs et supérieurs de l'intelligence, du cœur et de la conscience, qui en feront un homme sain et capable, et auxquels il devra sa dignité d'homme intelligent et honnête. — Je dois lui donner de plus l'éducation professionnelle, c'est-à-dire ces leçons spéciales auxquelles il devra l'adresse ou l'habileté dans l'état qu'il aura choisi, et qui en feront un menuisier ou un maçon distingué. » Ainsi entendus, les cours d'adultes ne peuvent évidemment pas avoir un programme général ni uniforme, puisque les matières qui en font l'objet devront varier selon les localités. C'est à l'instituteur à s'inspirer des besoins des populations au milieu desquelles il vit, pour donner à ceux qui viennent lui demander ses leçons les connaissances les plus utiles, les plus pratiques, en vue de la profession à laquelle ils se destinent. Ici il faudra surtout insister sur les notions de comptabilité agricole ou industrielle ; ailleurs il faudra enseigner le dessin ; dans certains centres industriels, quelques notions élémentaires de physique et de chimie ne seront pas déplacées ; dans d'autres, qui vivent de l'importation ou de l'exportation de certains produits, il faudra pousser assez loin la connaissance de la géographie industrielle et commerciale; partout enfin il sera bon d'exercer les jeunes gens à écrire une lettre d'affaire, à rédiger un rapport ; partout aussi on pourra raconter les principaux faits de notre histoire nationale. Je le répète, c'est à l'instituteur à voir quelles sont les connaissances qui doivent être les plus utiles aux jeunes gens qui ont quitté son école, à leur continuer le bienveillant intérêt qu'il leur a porté pendant leur première enfance, à leur faire ressortir l'utilité de cette instruction complémentaire, à exciter chez eux un désir réel de s'instruire, à faire luimême les études particulières et spéciales qui lui sont nécessaires, pour qu'il puisse rendre ses cours réellement « « « « « « « «
�- 487 fructueux. Sans doute, quelque zèle qu'il déploie, il trouvera des récalcitrants ou plutôt des indifférents ; dans bien des localités, son appel ne sera pas entendu ; mais il en est aussi, j'ose l'espérer, où sa voix trouvera des échos. Qu'il soit bien convaincu lui-même, qu'il ait le feu sacré, qu'il fasse comprendre à ceux qui l'entourent que l'instruction est une force et la science un capital, et il fera des adeptes. L'ignorance, en effet, n'a rien qui la recommande ; le savoir, au contraire, le savoir réellement utile, a de l'attrait ; il suffit de le bien mettre en lumière pour le faire désirer et aimer. Et si les instituteurs entraient dans cette voie, je ne doute pas que les jeunes gens qui iraient puiser dans ces cours du soir ces connaissances spéciales et pratiques dont ils ne tardent pas, au sortir de l'école, à sentir le besoin, ces connaissances qui seules peuvent faire d'eux des ouvriers d'élite et leur assurer, au point de vue de l'adresse, de l'habileté et du goût, une véritable supériorité sur ceux qui ne les possèdent pas ; je ne doute pas, dis-je, qu'ils ne consentissent à prélever sur l'argent destiné à leurs divertissements, la somme nécessaire pour assurer aux maîtres auxquels ils seraient redevables de ce bienfait une juste rémunération. Je ne me dissimule pas, Monsieur l'instituteur, que ce que je vous demande là n'est pas chose facile, puisqu'il ne s'agit de rien moins que de créer aux cours d'adultes une nouvelle classe d'auditeurs. Aussi je veux que vous soyez complètement libre de faire le bien par d'autres moyens que ceux que je vous conseille. L'important, c'est d'arriver au but ; et le but, c'est non seulement de propager l'instruction, de la faire pénétrer jusqu'à ceux qui en ont été jusqu'ici les plus déshérités, mais aussi d'en élever le niveau, afin d'accroître la force et la richesse du pays. Recevez, etc.
�§ 2. EXTRAIT D'UN RAPPORT SUR LES BIBLIOTHÈQUES SCOLAIRES
Avril 1874.
En général, les ouvrages qui joignent l'intérêt à une science peu profonde sont plutôt demandés que les ouvrages uniquement sérieux. Frappés de ce fait qu'il faudrait absolument renouveler leur fonds de bibliothèque pour retenir leurs lecteurs habituels, bon nombre d'instituteurs ont demandé à M. le Ministre une nouvelle concession de livres sur les fonds de l'État. Le ministère ne leur refuse certainement pas ses encouragements ; mais les dons de l'État ne peuvent donner satisfaction à des besoins si divers et si nombreux. Nous ne saurions donc trop conseiller aux instituteurs de chercher plutôt dans le milieu même où ils se trouvent les ressources nécessaires pour alimenter et renouveler leur bibliothèque. Certains l'ont fait et n'ont eu qu'à se féliciter des résultats qu'ils ont obtenus. Mais pour y réussir, il leur faudrait peut-être faire naître d'abord le goût de la lecture chez leurs élèves de la classe du jour. Pourquoi ceux-ci n'emporteraient-ils pas, après la classe, des livres bien choisis, renfermant des choses intéressantes, utiles à connaître pour eux et leurs parents? Pourquoi ne continueraient-ils pas chez eux une lecture commencée à l'école, lecture à laquelle le maître aurait su les intéresser par les explications préalables qu'il leur aurait données? Pourquoi même ne reliraient-ils pas le soir, à la veillée, pour toute la famille réunie auteur du
�- 489 foyer, ce qu'ils auraient déjà lu à l'école, pendant la classe du jour? C'est par eux qu'on peut intéresser à la bibliothèque les parents les plus indifférents. Et si dès leur jeune âge ils avaient contracté le goût de la lecture, s'ils s'en étaient fait un besoin, croit-on qu'il serait bien difficile plus tard quand, devenus adultes, ils viendraient demander aux cours du soir un complément d'instruction dont ils sentiraient la nécessité, d'obtenir d'eux qu'ils contribuassent pour leur part à alimenter cette bibliothèque à laquelle ils auraient quelque obligation? Pourquoi ne donneraient-ils pas alors, pour lui procurer des ouvrages nouveaux, une somme de deux ou trois francs ? (ce qu'ils dépensent souvent en un seul dimanche, sans aucun profit pour leur esprit et quelquefois au détriment de leur santé ! ) Certains instituteurs ont obtenu de leurs lecteurs les plus habituels, qu'ils achetassent chacun un volume différent. Le livre lu, son propriétaire en faisait don à la bibliothèque dont il devenait ainsi un fondateur ; et il a suffi de douze ou quinze lecteurs de bonne volonté pour rendre ainsi, pendant tout un hiver, à une bibliothèque dont les livres paraissaient ressassés et démodés, un intérêt tout nouveau. Ailleurs plusieurs instituteurs voisins, ne pouvant réunir, chacun dans leur commune, que des souscriptions insuffisantes, se sont entendus entre eux pour acheter ou faire acheter des livres différents, les ont échangés, et mettant ainsi leurs richesses en commun, ont également atteint le but. Car c'est ici surtout que l'union fait la force. Tous ces moyens sont bons, et bien d'autres semblables que sauront imaginer les instituteurs zélés ; nous ne pouvons que les encourager. Il en est un encore que nous leur suggérerons, et que nous trouvons indiqué dans le Bulletin de l'enseignement primaire du département du Nord. « Ce qu'il faudrait, y est-il dit, ce seraient des publica-
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tions périodiques, hebdomadaires ou bi-mensuelles, à un prix peu élevé, conçues dans un bon esprit, comme il y en a beaucoup en Angleterre, aux articles variés, récits d'imagination, voyages, notions scientifiques, etc Ces livraiSons, par les bornes mêmes dans lesquelles elles sont obligées de se renfermer, conviennent parfaitement à l'homme de travail qui ne peut lire de longs volumes ; par leur venue périodique, elles tiendraient en éveil une curiosité intellectuelle trop prompte à s'engourdir. Si nous n'entrons pas dans cette voie, nous assurons le triomphe du journal à cinq centimes, qui pénètre partout. « Il semble qu'un instituteur de bonne volonté pourrait facilement, dans son école et en dehors, réunir assez de sociétaires pour que la charge de l'abonnement ne fût pas trop lourde à chacun; la livraison circulerait enfermée dans une sorte de carton qui la protégerait ; à la fin de l'année, toutes seraient réunies et reliées en volumes qui iraient prendre place dans la bibliothèque et l'enrichir. « Parmi les publications qui existent actuellement en France, on pourrait tout de suite recommander le Magasin d'éducation et de récréation, le Magasin pittoresque, le Musée des Familles, la Semaine pour tous. etc... »
§ 3. EXPOSITIONS SCOLAIRES LOCALES ET ANNUELLES
Avril 1874.
De quoi se plaignent en général les maîtres, les autorités locales, les personnes qui, à un titre quelconque, s'occupent de nos écoles de village? De l'indifférence des parents. Cette indifférence peut être le résultat de bien des causes diverses ; mais la principale est certainement que la plupart
�- 491 d'entre eux ne peuvent apprécier les bienfaits d'une culture qu'ils n'ont pas reçue eux-mêmes. Dès lors ne serait-il pas bon, pour les intéresser à l'école, de leur faire voir ce qu'on y fait, de leur faire toucher du doigt, pour ainsi dire, les résultats qu'elle produit, de leur faire constater à euxmêmes les progrès de leurs, enfants ? Les distributions de prix y aident bien ; mais on n'en fait guère que dans les villes et dans les centres importants. Une exposition scolaire annuelle et locale serait, à notre avis, bien plus efficace. L'une d'ailleurs n'empêcherait pas l'autre. L'exposition serait l'accompagnement naturel de la distribution là où celle-ci existe ; elle en tiendrait lieu là seulement où la distribution n'existe pas. Voici comment cette exposition pourrait, croyons-nous, être organisée. Les élèves laisseraient à l'école, jusqu'aux vacances, tous leurs travaux de l'année : cahiers d'écriture, de dictées, de problèmes, de narrations et de lettres, de géographie, de dessin, de mesurage, de cubage, etc. ; les petites filles y laisseraient en outre leurs derniers ouvrages de tricot et de couture. Les instituteurs conserveraient réunies en liasses toutes les compositions hebdomadaires de l'année; ils établiraient un registre d'honneur sur lequel ils feraient transcrire toutes les semaines la meilleure composition faite dans chaque cours, ou un devoir ordinaire exceptionnellement bon. Ce registre d'honneur serait conservé dans les archives de l'école et après quelques années, le rapprochement de tous ces registres, de ces livres d'or de l'école pourrait donner lieu à des comparaisons fort intéressantes. Le moment venu, ils orneraient les murs de la classe de dessins, de cartes, de plans faits par les élèves ; ils y ajouteraient des sentences morales, des maximes de conduite, écrites par les plus habiles. Ils seraient naturellement portés à donner à leur école pour la circonstance et peut-
�- 492 être à lui conserver dans la suite, cet aspect qui inspire la gaieté et la gravité, l'attrait et le recueillement, ce je ne sais quoi qui devrait toujours caractériser une maison d'éducation. Beaucoup d'entre eux voudraient, sans doute aussi, pour ce moment là, étaler aux yeux leur mobilier enseignant; ils s'ingénieraient à compléter, à enrichir leur musée scolaire : ils orienteraient leur classe en dessinant au plafond une rose des vents ; ils confectionneraient un mètre linéaire, un mètre carré et même un mètre cube réels ; ils voudraient avoir une balance, des mesures effectives, les corps géométriques les plus usuels, un fil à plomb, un niveau de maçon, voire même un niveau d'eau, une chaîne et une équerre d'arpenteur ; puis, quelques tuyaux de drainage, un petit siphon, ,un relief en terre glaise ou en mastic représentant approximativement le territoire de la commune avec ses principaux accidents, des échantillons des diverses espèces de terres du pays,'des graines qu'on y sème et des plantes qu'on y cultive, des échantillons aussi des principaux produits industriels du département, des insectes utiles et des insectes nuisibles, etc., etc., tous ces objets, en un mot, qui parlent aux yeux, aident à rendre l'enseignement clair et intéressant et permettent de développer l'intelligence des enfants, en leur donnant sur tout ce qui les entoure des notions instructives et variées. L'exposition s'ouvrirait le dimanche qui précède les vacances et les parents seraient invités à venir la visiter pendant toute la semaine, après les heures de classe. On comparerait les travaux faits au commencement et à la fin de l'année ; on constaterait les progrès accomplis. L'instituteur pourrait même interroger quelques élèves en présence des visiteurs : il leur ferait lire une page intéressante, résoudre un problème usuel, expliquer, à l'occasion de son musée scolaire, l'utilité de tel objet, les avantages de telle
�pratique. Il ne manquerait pas d'interroger de préférence les enfants sur des choses immédiatement applicables dans le milieu ou ils vivent, intéressantes par conséquent et utiles à connaître pour les parents eux-mêmes, afin de les convaincre de visu de l'utilité pratique de son enseignement. Les parents verraient mieux ainsi ce qui se fait à l'école ; nul doute aussi que ceux d'entre eux qui ne se seraient pas assez gênés pour y envoyer leurs enfants remarqueraient leur infériorité relativement à d'autres du même âge, mais plus assidus, et que la constatation des conséquences de leur négligence leur ferait faire sur eux-mêmes et sur la manière dont ils s'acquittent de leurs devoirs, un retour salutaire. Le dimanche suivant, les autorités locales se joindraient à l'instituteur pour procéder à la distribution des prix et, s'il n'y avait pas de prix, au moins à la proclamation solennelle des places méritées d'après la moyenne des compositions et des examens de fin d'année. Nous aimons à penser que celte fêle des enfants, cet inventaire intellectuel et moral de l'année, intéresserait les familles et que toute la population de la commune s'y associerait. M. le maire, M. le curé, MM. les délégués ne se refuseraient certainement pas à seconder les maîtres dans cette œuvre, au moins par leur présence et leur haute approbation. Ils trouveraient là d'ailleurs une occasion excellente et toute naturelle de rappeler aux familles les graves devoirs qui leur incombent dans l'éducation de leurs enfants. § 4. LES CAISSES D'ÉPARGNE SCOLAIRES
Mars 187S.
L'établissement des caisses d'épargne scolaires a pour but, dit M. de Malarce, « d'enseigner l'épargne, comme on en21*
�-494 « '& « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « seigne une vertu, en la faisant pratiquer ; d'enseigner l'épargne aux enfants, qui sont les meilleurs agents de toute rénovation sociale ; d'apprendre aux futurs travailleurs que les petites économies, répétées et bien placées, ont leur valeur, et une valeur considérable : qu'ainsi un enfant de sept ans, qui prendrait l'habitude d'épargner deux sous par semaine sur ce qu'on lui donne le dimanche pour ses friandises, se trouverait, à sa majorité, propriétaire d'une somme de près de 100 francs ; que l'épargne nous habitue à modérer la satisfaction de nos besoins factices ; que c'est un exercice moral qui fortifie la volonté ; que c'est enfin le moyen qui mène à la fortune les plus déshérités, comme le moyen qui sauvegarde la fortune des plus riches ; car un sou épargné peut être la graine d'un million, cela s'est vu avant et depuis Franklin ou Lafitte, tandis qu'un sou gaspillé peut ouvrir une fissure au termite qui ruinera la plus grosse maison. Dans l'intérêt de la richesse nationale et de la moralité publique, l'enseignement de la petite épargne convient donc aux enfants de toutes les classes de la société ; mais il est plus utile encore aux enfants pauvres ou peu aisés, qui voient chez eux plus de petits sous que de grosses pièces, et pour qui l'épargne sera un jour le seul élément de fortune et peut-être la principale condition d'existence. » L'essai, du reste, en a été tenté en Angleterre et surtout en Belgique, et a parfaitement réussi. « L'institution des « caisses d'épargne scolaires, dit encore M. de Malarce, a « exercé l'influence la plus heureuse sur les mœurs des « populations ouvrières; car les enfants des écoles, en « attendant qu'ils soient des chefs de famille économes, ont « initié leur famille au culte de la caisse d'épargne. Aux « premiers temps de la fondation des caisses scolaires, les « parents des élèves étaient si éloignés des habitudes éco« nomes, qu'ils voyaient d'assez mauvais œil cette insti-
�- 495 tution ; mais ils ne tardèrent pas à se convertir, prêches par leurs enfants eux-mêmes, qui rapportaient dans la famille les leçons de l'école ; et peu à peu ces parents, ainsi édifiés, se firent un plaisir de contribuer à l'épargne de leurs enfants en leur donnant des sommes plus fortes. On vit alors apporter à la caisse scolaire, au lieu de centimes et de sous, des pièces de 20 et dé SO centimes. « On commença l'expérience par les élèves des classes « supérieures, à qui l'on pouvait expliquer, par le calcul, « les effets saisissants de la capitalisation des intérêts, et « montrer aussi toute l'importance morale de la prévoyance. « Ces élèves une fois bien formés, les plus jeunes suivirent « tout naturellement l'exemple des grands, et l'entraîne« ment fut général. « Notons encore que les jeunes filles se sont montrées « plus portées à l'épargne que les garçons, et dans les « classes d'adultes, les femmes plus que les hommes. La « femme est la ménagère naturelle de la famille, surtout « chez les ouvriers. » L'institution est donc bonne, féconde ; ajoutons qu'elle est facile à organiser. Voici comment a été établie et fonctionne la caisse d'épargne scolaire de Gand, organisée dès 1866, par un professeur de l'Université. « Le directeur de l'école, après s'être mis d'accord avec « l'administration de la caisse d'épargne voisine, fait con« naître à ses élèves qu'il recevra leurs petites épargnes « tous les jours et que, tout aussitôt que. la somme des « petits versements d'un élève aura atteint un franc, il fera « le dépôt de ce franc à la caisse d'épargne pour le compte « de cet élève, qui aura alors un livret à son nom ; qu'à « chaque nouveau franc amassé par de petits versements, « ce franc sera déposé à la caisse d'épargne et porté en « compte sur le livret personnel de l'élève. « « « « « « «
�- 496 « Au commencement de chaque classe, l'instituteur demande s'il y a des élèves qui ont quelque chose à déposer; il reçoit toute somme, si modique qu'elle soit, et l'inscrit immédiatement devant l'élève déposant sur un cahier spécial, registre de la caisse scolaire, dont chaque page est affectée au compte d'un élève, et qui présente douze colonnes verticales pour les douze mois de l'année, trente et une lignes horizontales pour tous les jours du mois. « Chaque élève économe reçoit un feuillet détaché, du« plicata de son compte, sur lequel les versements sont « inscrits en même temps et de la même manière que sur « le cahier de l'instituteur. Ce duplicata est une double « garantie, et pour les parents de l'élève et pour le directeur « de l'école. Afin de le protéger, on le plie en deux, et l'on « y met une couverture avec le nom de l'élève sur le plat « extérieur : c'est comme un petit cahier de classe, com« mode à transporter et à garder. » « Une fois par semaine, l'instituteur fait le relevé des « petits comptes qui ont atteint un franc, il en dresse un « état et apporte ce bordereau, ainsi que la somme des « francs épargnés, à la caisse d'épargne, qui reçoit les « dépôts et inscrit sur chacun des livrets individuels la « somme afférente à chaque élève. « Quand un élève veut retirer son argent, la signature « des parents ou tuteurs est demandée, conformément à la « loi. » Il nous semble qu'il y a dans ces détails pleins.d'intérêt des indications dont peuvent profiter nos lecteurs pour l'organisation de caisses d'épargne scolaires dans leurs écoles. Nous les engageons donc à tenter l'établissement de cette œuvre et à la commencer dans les conditions qui leur paraîtront les plus propres à assurer son bon fonctionnement. « « « « « « « «
�Nous ne croyons pas nécessaire toutefois que les versements aient lieu à toutes les classes, comme le demande M. de Malarce, ni même tous les jours. Il suffirait, ce nous semble, que l'instituteur reçût les petites sommes des déposants, une fois par semaine, le samedi soir, par exemple, ou le lundi matin. Mais ce qui nous paraîtrait excellent, c'est que chaque enfant apportât ce jour là la valeur des bons points qu'il aurait obtenus pendant la semaine. Quelques instituteurs, en effet, ont imaginé un système de bons points, que les enfants reportent chaque jour à leurs parents, et que ceuxci leur échangent contre de petites sommes déterminées et convenues, qui viennent grossir leur petit pécule. Au fond, c'est une simple avance que font les parents, puisqu'ils peuvent, quand ils le veulent, rentrer clans leurs déboursés; mais les enfants n'y trouvent pas moins un véritable objet d'émulation. Et puis ces tons points-monnaie peuvent à la rigueur remplacer le bulletin hebdomadaire ; comme lui ils peuvent tenir les parents au courant des efforts que font leurs enfants, de leurs petits travaux, de leurs progrès, et les y intéresser. Il serait à désirer seulement que les conseils municipaux, comme cela se pratique déjà dans certaines communes, voulussent bien mettre à la disposition de l'instituteur une petite somme qui servirait à payer les bons points des élèves indigents. A défaut du conseil municipal, des bienfaiteurs généreux ont consenti à se mettre, pour cette bonne œuvre, en lieu et place des parents trop pauvres pour l'accomplir eux-mêmes. Ce sont des initiatives auxquelles nous ne saurions trop applaudir et que nous voudrions voir imiter partout. Le département ne se refusera certainement pas à fournir gratuitement les registres et les duplicata nécessaires à la tenue de ces caisses scolaires. Mais une difficulté sérieuse pourrait venir des démarches que nécessiteront parfois les
�- 498 -, versements dans nos trop rares caisses d'épargne. En attendant une organisation qui est à l'étude et qui en facilitera sans doute la pratique, nous ne doutons pas que nos instituteurs des chefs-lieux de canton ne consentent provisoirement à centraliser les diverses sommes que leurs collègues pourront toujours leur faire parvenir par des personnes de confiance, et à se charger, soit de les encaisser, s'ils sont eux-mêmes trésoriers d'une succursale de caisse d'épargne, soit de les faire parvenir à la caisse la plus rapprochée, s'il n'çxiste aucune succursale dans le canton. Quels que soient les moyens employés, l'important serait que l'œuvre réussît. Et pourquoi ne réussirait-elle pas? Les élèves de nos écoles ne sont pas moins bien doués que les écoliers belges ou anglais et nos instituteurs ne le cèdent certainement pas, en intelligence du bien ni en dévouement, à leurs collègues des autres pays.
�DISCIPLINE ET ÉDUCATION
��- SOI -
CHAPITRE XXV
§ 1. DE LA DISCIPLINE
Compte-rendu des conférences pédagogiques du mois d'octobre 1879.
En conformité des instructions contenues dans le Bulletin du mois de juin dernier, tous les instituteurs du dépar tement ont rédigé un mémoire sur les moyens qui leur paraissaient les plus propres à assurer une bonne discipline dans les écoles primaires. Ces mémoires ont été lus, soit totalement, soit en partie, dans les conférences ; les principales idées qu'ils contenaient ont été discutées ; des conclusions ont été prises et consignées dans des comptesrendus qui nous ont été adressés. Nous avons extrait de tous ces comptes-rendus ce qui nous a paru le plus généralement approuvé et surtout le plus pratique, le plus facilement réalisable.
Impossibilité d'adopter un système de recompenses et de punitions unique et applicable à toutes les écoles. Avant tout il a vite été reconnu que les moyens disciplinaires à employer doivent varier suivant les milieux où se trouvent les écoles. Or ces milieux sont tout différents. Ici, c'est la petite commune agricole :' les habitants, aux mœurs simples, se livrent isolément aux travaux des champs, ils parlent peu ; leurs enfants les imitent, ils sont timides ; l'école d'ailleurs _est peu nombreuse. Si pendant la classe l'un d'eux s'oublie, il suffit le plus souvent d'un coup d'oeil, d'un signe, d'un mot pour le faire rentrer dans le devoir. —
�- S02 Là, c'est la commune mi-partie industrielle, mi-partie agricole : les habitants ne mènent déjà plus la même vie ; ils n'ont plus les mêmes habitudes, les mêmes mœurs ; leurs enfants non-plus. L'œuvre de l'éducation devient plus complexe et les difficultés augmentent pour l'instituteur. — Ailleurs, c'est la grande commune de 1500, 2000, 3000 âmes et au-dessus, tout industrielle, à la population flottante. Les pères, et souvent même les mères, travaillent toute la journée à l'atelier et dans les usines ; les enfants courent les rues, abandonnés à eux-mêmes, livrés à toutes les.mauvaises suggestions ; ils sont, sauf d'heureuses exceptions, pétulants, hardis, insolents, insoumis. — Il arrive aussi que des enfants ne viennent à l'école qu'une partie de la journée et qu'ils passent l'autre à l'atelier : c'est encore pis. Rien d'étonnant dès lors, que certains instituteurs recommandent avant tout la douceur, tandis que d'autres voudraient une discipline militaire. On comprend, en effet, que ce qui est nécessaire ou possible ici ne le soit pas là. Force est donc, dans l'étude d'une question qui se présente sous des aspects si divers, de se borner à la recherche des moyens généraux dont la pratique peut être au moins conseillée pour toutes les écoles quelles qu'elles soient. On a ensuite constaté que ces moyens étaient de deux sortes : préventifs et immédiats.
MOYENS
PRÉVENTIFS
On est convenu qu'il existe un certain nombre de conditions qui contribuent singulièrement à assurer le bon ordre dans une école et que l'instituteur devait avant tout chercher à les réaliser, afin de rendre inutile l'emploi des moyens disciplinaires proprement dits. Trois choses ont paru devoir amener cet heureux résultat : une bonne installation maté-
�- 303 rielle de l'école, l'organisation adoptée pour la classe, enfib la tenue du maître et la considération dont il jouit. 1° Il est certain qu'une bonne installation matérielle favorise puissamment la discipline dans une école. • La salle de classe doit être suffisamment vaste et offrir au moins un mètre carré de surface à chaque élève qu'elle reçoit : des enfants trop serrés, entassés les uns sur les autres, qui ne peuvent faire à l'aise aucun mouvement, observent difficilement le silence et l'ordre. Elle doit encore être bien éclairée et ne pas avoir de recoins sombres où l'élève échappe à la vue du maître et à sa surveillance. Elle doit être blanchie, propre, rangée ; rien n'y traînera, ni sur l'estrade du maître, ni sur les fenêtres, ni sur les tables; les pupitres seront inspectés souvent et l'on n'y tolérera aucun fouillis : il est impossible que des enfants ne s'habituent pas à être propres, rangeurs et soigneux, quand tout autour d'eux respire la propreté, l'ordre et le soin. Si l'on veut qu'ils respectent la classe, il faut que la manière dont elle est tenue commande le respect. Elle doit être munie de tables-bancs solides et commodes : si l'enfant est mal assis, il se tiendra mal ; si la table est vacillante ou s'il ne peut en sortir que difficilement, il y aura là pour lui une cause toute naturelle de distraction et de désordre. Une cour de récréation doit y être attenante, pour que l'ordre puisse être maintenu, même pendant la récréation et dans les jeux. Elle doit renfermer tout le mobilier nécessaire pour les leçons : des livres de lecture en nombre suffisant pour que chaque élève ait le sien ; plusieurs tableaux noirs où le maître puisse, pour ainsi dire, donner un corps à ce qu'il enseigne et le rendre visible pour toute la classe ; un compendium métrique, des cartes, un musée scolaire," etc., qui
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lui fourniront mille ressources pour rendre son enseignement clair et intéressant. Il serait à désirer que partout la commune se chargeât des fournitures aux élèves indigents, et qu'en même temps que la loi leur assure la gratuité, le droit à l'instruction, elle leur assurât également le droit aux outils de l'instruction, sans lesquels le meilleur maître voit souvent ses efforts paralysés ou impuissants. Enfin une classe ne doit jamais renfermer un trop grand nombre d'élèves : le nombre d'enfants confiés à un seul maître ne devrait jamais dépasser 40 ou 50, surtout quanti ils sont de tous les âges et de toutes les forces. Sans doute il ne dépend pas uniquement de l'instituteur que toutes ces conditions soient réalisées ; il y peut pourtant beaucoup. D'abord il n'existe plus guère d'écoles dans le département où l'espace et la lumière fassent défaut, et bientôt il n'en existera plus; les mobiliers scolaires se complètent et se transforment ; une récente circulaire ministérielle vient prêter un précieux appui aux efforts que nous faisions depuis plusieurs années pour multiplier les classes enfantines. Pour toutes ces améliorations l'influence de l'instituteur peut être considérable ; qu'il sache les demander et souvent il les obtiendra. Il peut toujours compter d'ailleurs sur le concours de l'administration. Qu'il s'ingénie aussi à suppléer par son industrie privée à tout ce qui lui manque. Des tableaux noirs en nombre suffisant peuvent tenir lieu de bien des choses, et on les lui refusera rarement; le meilleur musée scolaire sera celui qu'il aura formé luimême ; des cartes, des mesures grossières, qui seront son œuvre, lui rendront d'autant plus de services qu'il voudra et saura s'en servir. Enfin qu'il se conforme au règlement : qu'il n'admette jamais d'enfants âgés de moins de 6 ans, sans en avoir obtenu l'autorisation et qu'il ne demande pas cette autorisation, s'il a déjà un nombre suffisant d'enfants d'âge scolaire; qu'il ne les admette qu'à la rentrée d'octobre
�- 505 et à celle de Pâques ; qu'il ne reçoive jamais d'enfants âgés de moins de 5 ans. Ainsi les desiderata signalés plus haut, assez rares d'ailleurs, pourront recevoir provisoirement, et dans la mesure du possible, une certaine satisfaction. 2° L'installation matérielle incombe surtout à la commune ; mais l'organisation de la classe est uniquement le fait de l'instituteur. Avant tout il y aura dans chaque classe, affiché sur le mur et bien connu des élèves comme du maître, un tableau de l'emploi du temps, et l'on s'y conformera scrupuleusement. L'ordre dans lequel se succèdent les exercices, en effet, n'est pas indifférent pour la discipline. L'alternance des leçons où les élèves sont debout avec celles où ils sont assis, est nécessaire pour leur éviter la fatigue. Ainsi c'est à l'entrée de la classe qu'on placera la récitation des leçons, afin que les élèves, qui doivent toujours craindre d'être interrogés et de ne pas les savoir assez, soient fortement occupés tout d'abord et se tiennent tranquilles ; ce qui aidera à la discipline pour tout le reste de la classe, — afin aussi que les leçons non sues puissent être rapprises pendant la récréation qui suivra. C'est à la fin de la classe du matin, alors qu'il fait grand jour et que les élèves déjà fatigués réclament un exercice où le corps ait plus de part que l'esprit, qu'il faut placer la leçon d'écriture ou de dessin, qui se prête mieux que toute autre au maintien de l'ordre et de la discipline. De même c'est à la fin de la classe du soir, alors que souvent, surtout pendant l'hiver, il ne fait plus assez clair pour que les élèves puissent encore lire ou écrire, alors surtout qu'ils sont fatigués du travail de toute la journée, qu'il faut placer la leçon de choses générale, exercice intéressant, qui lui aussi rend la discipline facile et qui leur fera quitter la classe sous une bonne impression. Le maître doit préparer, avant la classe, tous ses sujets de devoirs, toutes ses leçons. Il n'a pas une minute à perdre :
�- 506 il doit faire en sorte qu'un exercice terminé, un autre lui succède immédiatement. S'il est toujours prêt à faire ce qu'il doit faire, il ne fournira pas à ses élèves, par des recherches tardives et inopportunes, des occasions toutes naturelles de se dissiper et défaire du bruit ou du désordre; ainsi encore, et ainsi seulement, il ne prendra pas ses devoirs au hasard, il les choisira appropriés à la force comme aux futurs besoins de ceux à qui il les donne, et par suite intéressants pour eux. De même il aura soin que ses élèves, au commencement de la classe, ou à des moments qu'il déterminera, se munissent de tout ce dont ils peuvent avoir besoin, pour éviter les dérangements qui sont toujours des causes de trouble. Il veillera à ce que ses élèves soient toujours occupés ; il est rare qu'un enfant se conduise mal quand il travaille et qu'il se sent sous l'œil du maître. 11 fera plus : il s'arrangera de telle sorte qu'ils soient toujours occupés d'une manière utile, intéressante et attrayante, si c'est possible. Il y arrivera en général, même quand il aura plusieurs divisions, si les devoirs écrits qu'il donne à faire sont toujours la suite et la conséquence de leçons orales. Quand, en effet, son devoir ne doit guère être que la mise par écrit de ce qui lui a été dit, l'élève a tout intérêt à être attentif pendant la leçon ; et d'un autre côté son devoir ne l'ennuie pas, puisqu'il ne roule que sur des choses qui lui sont déjà connues et qui viennent de lui être expliquées. Une chose excellente encore, c'est que le maître fasse le plus possible de leçons collectives, ses élèves fussent-ils de force très différente. Il n'y a que l'enseignement directement donné par lui qui puisse être réellement intelligent, et par suite intéressant. Or, à part la lecture, la leçon de français et celle d'arithmétique, tous les autres exercices peuvent en général être communs à toute la classe. Outre cet ordre intellectuel pour ainsi dire, il y a encore l'ordre matériel.
�D'abord il exigera que tous les élèv'es arrivent exactement
à l'heure. Certains instituteurs ont été d'avis que, pour
obtenir cette exactitude, il fallait, le matin, fermer la porte de l'école à huit heures ou huit heures un quart au plus tard ; mais la grande majorité a été d'un avis contraire et a fait ressortir tous les inconvénients de cette pratique. « Il peut se faire, a-t-on dit, que l'enfant soit en retard sans « qu'il y ait de sa faute. S'il trouve la porte fermée, il s'en « ira. Où?.. Et si, laissé à lui-même pendant toute la maie tinée, alors que les parents le croient à l'école, il commet « quelque sottise?... Et quand même il serait en retard par « sa faute, est-ce une punition que de le renvoyer? Mais, « souvent il ne demande que cela! » — Cette exclusion, on le voit, n'a rien de pratique ni d'avantageux. Pourtant il nous faut absolument de l'exactitude. Voici, à cet égard, ce que nous conseillerions. L'instituteur ouvrira sa classe dès sept heures et demie ; il s'y tiendra et attendra ses élèves. Il préparera ou fera préparer le feu, mettra tout en ordre, disposera tout ce dont il peut avoir besoin pour sa journée. Il écrira sur le tableau noir la date du jour, les chiffres, les lettres, les petites phrases que le cours préparatoire aura à transcrire. Il marquera la page des livres où il doit puiser ses sujets de devoirs ; il lira les morceaux qui doivent faire l'objet de la leçon de lecture à ses différents cours et il préparera les explications qu'il se propose de donner, etc., etc. Une demi-heure ne sera pas de trop pour faire tout cela et le bien faire. Pendant ce temps-là les élèves arriveront, et au lieu de rester dans la cour ou dans la rue, sans surveillance, exposés souvent à toutes les intempéries de l'air, ils entreront dans une salle chauffée, préparée à les recevoir, où ils se sentent attendus ; ils salueront leur maître et iront se mettre en silence à leur place pour repasser leurs leçons. Quand même toutes les horloges du village ne seraient pas d'accord, il obtiendra ainsi que tous
�- SOS ses élèves soient là avant huit heures, c'est-à-clire avant le commencement de la classe. S'il y avait encore des retardataires, sans motif d'excuse valable, ils seraient retenus après la classe plus ou moins longtemps, selon que leur retard aurait été plus ou moins considérable. L'après-midi, les choses se passeront de même; cependant quand il fera beau, les élèves pourront se réunir dans la cour, sous la surveillance du maîlre, pendant le quart d'heure qui précède l'ouverture de la classe. Immédiatement après l'examen de propreté et la récitation des prières, le maître fera l'appel nominal de tous ses élèves, en suivant l'ordre des différents cours entre lesquels ils sont répartis : cours supérieur, cours moyen, cours élémentaire, cours préparatoire et il notera les absences. Si pourtant il suppose qu'un élève absent peut encore arriver, au lieu d'une barre il mettra un simple point en face de son nom, se réservant de changer ce point en une barre à la classe suivante, si l'élève a été réellement absent. Cet appel n'a pas seulement pour but de constater les absences ; car souvent l'instituteur peut, d'un simple coup d'œil, voir s'il lui manque quelque élève. C'est, à nos yeux, une mesure d'ordre et de discipline. L'enfant apprend d'abord à quel cours il appartient et il sait tous ceux qu'il lui reste encore à parcourir pour avoir terminé ses études primaires. Surtout il sera frappé de cette considération, si l'instituteur sait la lui faire ressortir, que s'il n'assistait pas à la classe, son absence serait consignée dans les archives de l'école, qu'elle serait relevée par l'inspecteur primaire, qu'elle serait constatée dans les statistiques que prescrit M. le Ministre ; en un mot, que la Société tout entière s'intéresse à la question de savoir s'il vient ou s'il ne vient pas à l'école. Il y a là pour lui un enseignement moral de la plus haute portée, et qui, répété tous les jours, se gravera dans son esprit d'une manière ineffaçable. Pour un pareil résultat, l'instituteur ne
�- 509 devra pas regretter la minute (il ne faut pas davantage) qu'il consacrera à cet appel au commencement de chaque classe. Il y trouvera, ou nous nous' trompons fort, un puissant aiguillon pour amener les enfants à être exacts ; car ceux-ci tiennent vite aux choses auxquelles le maître tient luimôme. Pour donner satisfaction à l'invincible besoin qu'ont les enfants de se mouvoir, le maître aura soin de leur faire toujours exécuter des marches accompagnées de chants, dans le passage d'un exercice à un autre ; mais surtout il ne supprimera jamais la petite récréation qui, aux termes du règlement, doit couper toutes les classes en deux. Il est bon, en effet, que les enfants puissent jouer, ne fût-ce qu'un moment, sous les yeux et la surveillance du maître. L'éducation, il ne faut pas l'oublier, est chose individuelle ; autant d'enfants dans une famille, autant de manières différentes de procéder à leur égard pour les élever : les parents le savent bien. Le maître lui aussi a donc besoin de bien connaître ses élèves pour savoir comment il doit agir à l'égard de chacun d'eux ; or, c'est peut-être le moment de la journée oîi il pourra le mieux, s'il est attentif et observateur, étudier leurs caractères, parce que dans leurs jeux les enfants se montrent tels qu'ils sont. Au point de vue de l'hygiène, du besoin qu'ont de se mouvoir des enfants qui viennent d'être immobiles ou à peu près pendant plus d'une heure, comme de la nécessité d'ouvrir les fenêtres de la classe au large, quelque temps qu'il fasse, et d'en renouveler l'air, cette récréation est encore d'une absolue nécessité et les maîtres doivent toujours la donner, dans la cour toutes les fois que la chose est possible, dans la classe elle-même s'il fait trop mauvais temps et que l'école n'ait pas de préau couvert. Enfin, et c'est le point quia particulièrement trait à la question dont nous nous occupons, la privation totale ou partielle de cette récréation, surtout si le maître sait l'animer et la 22
�- 510 rendre amusante, pourra devenir un excellent moyen de discipline. Mais pour cela encore il faut qu'il la surveille. Or certains, et des meilleurs, sont trop portés à croire que ce quart d'heure de récréation est un temps libre pour eux comme pour leurs élèves. Jamais au contraire, à aucun moment de la journée, leur surveillance n'a besoin d'être plus inquiète ni plus active. Ils n'oublieront pas d'ailleurs qu'ils sont civilement responsables des accidents qui pourraient arriver à leurs élèves par suite de leur défaut de surveillance. La sortie de la classe devra se faire avec ordre : les élèves marcheront au pas et chanteront ; ils s'aligneront dans la cour et, à un signal donné, ils se sépareront pour retourner chez eux par escouades de quartiers, sous la conduite de surveillants désignés. Enfin l'instituteur, dans ses leçons, évitera de parler vite: l'important n'est pas ce qu'il dit, mais ce que ses élèves entendent et retiennent. Il évitera également de parler haut: les élèves prêteront une attention d'autant plus soutenue qu'il élèvera moins la voix, tandis que s'il crie, ils crieront à l'unisson et il lui faudra crier de plus fort en plus fort pour dominer le bruit. Nous allons plus loin : il parlera le moins possible pour tout ce qui concerne la discipline. Une sonnette ou un sifflet remplaceront avantageusement sa voix, pour donner le signal d'un changement d'exercice, pour arrêter une marche ou un chant qui vont mal. Il lui suffira d'un coup de règle, ou de canif, ou de clef, sur la table, d'un signal quelconque mais convenu, pour arrêter un élève qui cause, pour l'avertir qu'il se tient mal ou qu'il ne travaille pas, pour le prévenir qu'il s'est trompé en lisant, ou en épelant une dictée, ou en calculant au tableau noir. Chaque fois, en un mot, que le maître pourra substituer à sa parole un signal convenu, il devra y avoir recours; ses poumons s'en trouveront bien et la discipline y gagnera.
�-m3° La tenue de l'instituteur et la considération dont il jouit peuvent aussi l'aider puissamment à avoir dans sa classe une bonne discipline. 11 n'est pas nécessaire, il ne faut môme pas que sa mise soit élégante ou luxueuse ; il faut seulement qu'elle soit convenable et digne, propre surtout, non seulement en classe, mais aussi en dehors de la classe. Cette bonne tenue ne se bornera pas à sa personne ; il faut qu'elle s'étende à sa femme, à ses enfants, à tout son intérieur. Il est bien des villages aujourd'hui où la plus belle maison est la maison commune ; on regrette quelquefois que le logement de l'instituteur ne soit pas aussi le mieux rangé, le plus propre et le mieux tenu. Or, un intérieur propre et bien tenu donne tout de suite une bonne opinion des gens qui l'habitent et particulièrement du chef qui le dirige. La tenue n'est pas seulement matérielle et physique, elle est morale aussi. L'instituteur évitera, comme le Règlement lui en fait une obligation, « de se trouver dans les bals « publics, dans les cabarets, dans les cafés, dans aucun lieu, « dans aucune société qui ne conviendrait point à la gravité « ni à. la dignité de ses fonctions. » Ainsi il n'acceptera d'invitations au dehors qu'avec la plus grande réserve. Il est rare qu'il aille à des repas de noce, par exemple, sans que sa considération en reçoive quelques atteintes ; il est rare qu'il puisse se mêler à des jeux et à des divertissements mondains sans que son prestige baisse un peu, sans qu'il rentre en classe quelque peu amoindri aux yeux de ses élèves, qui le font vite descendre du piédestal où dans leur esprit ils l'avaient d'abord placé. Pour les enfants qui entrent à l'école, l'instituteur est un homme à part : il a le savoir, l'éducation, l'autorité ; on doit l'écouter quand il conseille, lui obéir quand il ordonne. Qu'il sache faire servir à l'établissement d'une bonne discipline ces premières impressions.
�- 812 La considération de l'instituteur grandira aussi, quand il saura donner une bonne idée de son instruction et de ses capacités. Mais ce n'est pas en se faisant valoir, quelquefois au détriment de ses confrères, ni en recourant à des procédés de charlatan qu'il atteindra ce but. « Qui sait peu étale toute sa boutique, » dit un auteur allemand ; mais la pauvreté dufonds estbien vite découverte. « Ilya des centaines « de méthodes pour enseigner ce qu'on sait, a-t-on dit « encore; il n'y en a pas une seule pour enseigner ce qu'on « ne sait pas ou ce qu'on ne sait qu'à moitié. » L'instituteur travaillera donc. La pédagogie, comme toutes les autres sciences, fait chaque jour des progrès ; il se tiendra au courant des procédés nouveaux, imaginés pour rendre l'enseignement plus rapide ou plus fructueux. Au lieu de leur débiter toujours les mêmes vieilleries, il apportera à ses élèves le fruit d'études fraîches et récentes et il les intéressera ; l'esprit qui l'animera ira souffler jusque dans les plus humbles chaumières et parler aux parents par la bouche de leurs enfants. S'il a su transformer en heures d'agrément et de vie intellectuelle les heures quelquefois si longues et si pénibles de l'école, ce sont ses élèves euxmêmes qui supplieront père et mère de ne les point retenir et ces prières-là vont toujours droit au cœur des parents. Quand l'instituteur a obtenu ce résultat, là discipline lui devient facile. L'instituteur peut être appelé à exercer ses fonctions clans une commune divisée par les partis : c'est pour lui une difficulté. C'est alors qu'il doit faire appel à toute sa prudence, à tout son.tact et observer la plus stricte neutralité au milieu des conflits dans lesquels on ne manquera pas de vouloir l'entraîner. Il se rappellera qu'il est l'homme de toutes les familles puisqu'il doit à tous les enfants l'instruction, l'éducation, un affectueux intérêt. Il se montrera également bon et serviable pour tous. Il a tout à perdre et
�il n'a rien à gagner à prendre couleur, à tenter d'exercer une influence quelconque, à vouloir être autre chose que ce qu'il est. Ce n'est pas cependant que nous lui conseillions de se regarder comme un étranger au sein de la population au milieu de laquelle il vit, ni de se désintéresser de tout ce qui touche la commune qu'il habite. Nous voudrions, au contraire, qu'il s'attachât à la bien connaître et à la faire aimer. Il est des instituteurs qui dénigrent sans cesse les pays où ils exercent : le climat, les habitudes, le caractère des habitants, etc., tout est pour eux matière à critique ou à réflexions désobligeantes; d'aulres se regardent comme des oiseaux de passage et, dès leur arrivée clans une commune, déclarent qu'ils n'y resteront pas longtemps. Tout cela est très fâcheux et cause un préjudice incalculable à la considération du maître, ainsi qu'à l'autorité qu'il doit avoir sur les enfants. La discipline est œuvre d'affection, de confiance et de respect ; comment l'instituteur veut-il qu'on lui accorde tout cela, s'il n'offre lui rien en échange? Il est impossible qu'une commune n'aime pas et n'honore pas le maître qui lui a donné pendant de longues années le meilleur de son esprit, de ses forces et de son âme, qui a vécu avec elle dans la souffrance et clans la joie; il est difficile, au contraire, qu'elle s'attache à celui qui n'a pas voulu se faire l'homme du pays qu'il habite, qui ne s'intéresse à rien do ce qui le touche. Il est des instituteurs qui'prennent toujours avec leurs élèves un ton impératif et rude, qui ne savent que leur adresser des réprimandes, leur reprocher leur ignorance, les humilier en un mot. « J'ai honte de rapporter ici, dit « Rollin, certains termes injurieux dont on se sert à l'égard « des écoliers, cruche, bête, âne, cheval de carrosse, etc. ; « et je ne le ferais point, si je ne savais que ces termes se « trouvent encore dans la bouche de quelques maîtres. « Est-ce la raison, est-ce la politesse, est-ce le bon esprit
�- 51-4 « qui dictent un tel langage? Ne voit-on pas clairement « qu'il ne peut être que l'effet, ou d'une basse éducation « qu'on a reçue, ou d'une grossièreté d'esprit qui ne sent « point ce que c'est que la bienséance, ou d'un caractère « violent et emporté qui ne peut se contenir. » Rollin a raison : l'instituteur ne devrait jamais se départir, dans ses rapports avec ses élèves, du langage ni des manières d'un homme bien élevé; c'est surtout ici qu'il agit sur eux par ses exemples bien plus que par ses leçons. Et puis nous nous sommes toujours demandé quel avantage il pouvait bien y avoir à répéter toujours à un enfant qu'il est peu intelligent, qu'il est bête même ; on va jusque-là. D'abord il arrive souvent que ce n'est pas vrai : les élèves sont des blés en herbe ; on ne sait pas ce qu'ils donneront plus tard. Mais la chose fût-elle vraie, qu'il n'y a aucun profit à en convaincre l'enfant. Quand il se sera bien pénétré de cette idée que la nature s'est montrée marâtre envers lui, et que, quoi qu'il fasse, il n'obtiendra aucun résultat, il ne fera plus rien. Est-ce là ce que l'on veut? Au contraire, que le maître ait toujours avec ses élèves des formes affectueuses et bienveillantes ; qu'il leur témoigne de l'intérêt à tous, même aux plus déshérités ; qu'il encourage leurs moindres efforts; qu'il se réjouisse de leurs succès et qu'il s'afflige avec eux de leurs échecs ; que ses paroles et toute sa physionomie reflètent les sentiments d'une affectueuse sympathie, et ses élèves l'aimeront, et ils lui obéiront sans qu'il soit obligé de recourir aux punitions.
MOYENS
IMMÉDIATS
On a admis qu'en général, lorsqir'une classe est bien installée et bien outillée, lorsqu'elle est dirigée par un instituteur sachant son métier et l'aimant, jouissant dans le
�- SIS pays d'une considération méritée, la discipline est facile : les élèves reconnaissent tout naturellement l'autorité du maître, ils le respectent et lui obéissent. Il ne faut pas oublier pourtant qu'il y a des parents qui parlent mal de l'instituteur en présence de leurs enfants ; qu'il y a des enfants naturellement insubordonnés et vicieux ; que le maître doitjles faire travailler, c'est-à-dire contrarier leur penchant à la paresse et à l'amusement : de là, pour les mauvais élèves d'abord, mais même pour les meilleurs, In nécessité de moyens d'action plus topiques, immédiatement applicables dans chaque cas particulier. Ces moyens sont de deux sortes : les récompenses et les punitions. On a reconnu qu'il vaut mieux, en général, récompenser que punir. La récompense a comme premier avantage d'être un stimulant, de faire naître l'émulation ; or l'émulation a un grand empire sur les enfants. C'est un sentiment qu'il, ne faut pas développer outre mesure : il ne faut pas qu'il engendre l'orgueil" ni une envie malsaine ; mais, contenu dans de sages limites, il peut produire d'excellents résultats et même devenir le principe de grandes choses. Elle en a un autre : une récompense accordée peut toujours être supprimée, si l'enfant ne s'en montre plus cligne. Or il tient à conserver l'estime de ses parents, de son maître, de ses condisciples; si on le prive d'une distinction qifil avait légitimement gagnée, et à la possession de laquelle il s'était habitué, il sent qu'il y a pour lui, aux yeux de tout le monde, une véritable déchéance, et il ne. voudra pas l'encourir. Si les principales punitions qu'il y a lieu d'infliger aux élèves consistent clans la non obtention' des récompenses mises à leur disposition ou dans le retrait de celles qu'ils peuvent avoir méritées auparavant, ce qu'il faut organiser tout d'abord, c'est un bon système de récompenses.
�RÉCOMPENSES
Pour rendre sa discipline plus facile, dit l'article 37 du règlement, l'instituteur s'aidera d'un système de récompenses et de punitions dont les principales sont : Récompenses : Les bons points ; Les billets de satisfaction ou d'exemption ; L'inscription au tableau d'honneur ; Les places au banc d'honneur, à l'école et à l'église ; Les médailles et les croix ; Les prix. Ces récompenses ont, en général, été jugées peu pratiques et surtout peu efficaces. Cependant les instituteurs, presque à l'unanimité, ont été d'avis qu'il y avait lieu de recourir, principalement avec les plus jeunes enfants, à un système de bons points s'échangeant contre des témoignages de satisfaction, qui peuvent à leur tour donner droit ù des récompenses réelles : un livre, un objet quelconque auquel l'enfant tient beaucoup, mais de préférence un objet de classe, un livret de caisse d'épargne, des prix en fin d'année. Quant au fonctionnement du système, il s'est produit bien des avis différents. Donnera-t-on réellement ces bons points? Se contentera-t-on de les inscrire ou de les faire inscrire par un élève? Mieux vaut, croyons-nous, les donner réellement. Certains instituteurs s'en munissent au commencement de la classe et les distribuent séance tenante ; d'autres préfèrent ne les distribuer qu'à la fin de la classe ; mais il a été reconnu qu'une distribution hebdomadaire n'a plus la même efficacité. — Qui paiera ces bons points? En général ce sont les instituteurs qui prennent cette dépense à leur charge ; il ne serait que juste pourtant
�- 517 que les communes votassent à cet effet un petit crédit : les bons points font en effet partie du mobilier et de l'outillage de l'école, qui sont une charge communale. Nous engageons les instituteurs à les demander. Quelques instituteurs ont organisé une petite correspondance qui les met en relation presque.continuelle avec les parents et force ceux-ci à suivre avec intérêt les progrès ou les défaillances de leurs enfants. Chaque élève a son petit cahier sur lequel sont consignés tous les incidents de sa vie scolaire. Sa bonne conduite ou son indocilité, son exactitude ou son irrégularité, son travail ou sa paresse donnent lieu à une note de l'instituteur ; les parents y répondent et il est rare que ce ne soit pas pour approuver le maître, même quand il a dû sévir, ou pour le remercier, quand il signale un progrès. Dans une classe peu nombreuse et avec certains parents, le moyen peut être excellent ; mais il n'est pas applicable partout. Cette correspondance d'ailleurs exige de l'instituteur beaucoup de prudence et de tact, s'il veut éviter de froisser certaines susceptibilités. — A recommander, mais dans des cas déterminés. En dehors de cette correspondance qu'on peut appeler irrégulière, on a généralement été d'avis qu'il y avait lieu de recourir au livret de correspondance régulier, hebdomadaire ou bi-mensuel, portant les mentions suivantes : conduite, leçons, devoirs, places en composition et, s'il y a lieu, observations particulières ayant trait à l'amélioration de l'élève ou à son relâchement. On a préconisé aussi le système des bons points-monnaie, qui deviennent le point de départ et ensuite l'alimentation du livret de caisse d'épargne. Il est évident qu'il faut alors, entre les maîtres et les parents, une entente sur la valeur qui devra être attribuée à chaque bon point. Il convient aussi, pour que le système puisse être étendu à toute la classe, que la commune prenne la place des parents pauvres, • 22*
�- 518 et que, par le vote d'un petit crédit mis à la disposition de l'instituteur, elle se charge du paiement des bons points accordés aux élèves indigents. — A recommander, surtout dans les communes industrielles. Certains instituteurs ont obtenu que les autorités locales vinssent, à la fin .de chaque trimestre, proclamer dans l'école même les potes méritées par chaque élève, distribuer les encouragements ou le blâme, délivrer de petites récompenses offertes par la commune ou par quelque personne généreuse. Ces distributions trimestrielles n'empêchent pas la distribution publique et solennelle qui se fait à la fin de l'année et elles ont l'avantage de stimuler les élèves par la perspective d'une récompense moins éloignée. Malgré lés critiques qu'on peut en faire, il a été reconnu que les distributions de prix ont du bon, et qu'elles sont à conserver comme moyen d'émulation partout où la commune veut bien en faire les frais. Mais pour toutes ces récompenses, on le voit, il faut le concours des familles et des municipalités. Malheureusement elles sont souvent bien peu soucieuses de ce qui devrait faire l'objet de leur plus cher intérêt. On a recherché s'il n'y avait pas quelques récompenses qui dépendissent uniquement de l'instituteur, et qu'il pût toujours accorder sans le concours de qui que ce soit. Il a été reconnu qu'une parole d'encouragement, un éloge donné en présence de toute la classe, une marque de confiance quelconque un peu exceptionnelle, pouvaient être regardés à bon droit comme de véritables récompenses, que certains enfants y étaient très sensibles et qu'il y avait là un stimulant efficace pour les porter à bien faire. On a recommandé les cahiers d'honneur, un pour chaque cours, sur lesquels les élèves pourraient être autorisés à transcrire un devoir très bien fait, et qui resteraient dans les archives de l'école. Un avancement de table, des changements de place dans la
�- 519 classe même, sont aussi des moyens qui peuvent être employés avec profit. Rien n'est petit avec les enfants et les moindres choses auront du prix à leurs yeux, si le maître lui-même en fait cas. Enfin l'instituteur ne négligera pas d'entretenir continuellement ses élèves de la nécessité où est aujourd'hui tout enfant qui a pu fréquenter régulièrement l'école, d'obtenir son certificat d'études. S'il leur en parle souvent, s'il paraît y attacher un grand prix, s'il sait faire ressortir ce je ne sais quoi de déshonorant qui s'attachera désormais à la personne de celui qui n'aura pas même pu obtenir son certificat d'études, les enfants attacheront eux aussi à la possession de ce petit diplôme une pareille importance, et il trouvera encore dans les soins qu'il peut leur donner pour les préparer efficaceinent à subir leur examen, un moyen d'action qui lui vaudra leur reconnaissance et les portera à bien faire.
PUNITIONS
Il est des maîtres heureusement doués au physique comme au moral, dont l'attitude seule impose le respect et le silence à toute une classe, dont la parole a une autorité qui commande l'obéissance, dont un geste, un simple regard suffisent pour arrêter, pour prévenir même toute infraction à la discipline. Ces maîtres ne punissent pas, parce qu'ils n'ont pas besoin de punir. Mais ces maîtres sont rares et généralement la bonne tenue de nos écoles ne va pas sans un système de punitions. Quelles seront ces punitions?. Avant tout, les instituteurs et institutrices se rappelleront qu'il leur est formellement interdit d'infliger à
leurs élèves aucune punition corporelle.
La discipline n'est point une œuvre de force ni de vio-
�- S20 lence ; elle est essentiellement une œuvre d'autorité et de respect. Le maître qui a frappé reconnaîtra, s'il veut être sincère, que cette punition n'était nullement nécessaire, qu'en l'infligeant il n'a pas songé ^améliorer, ni a COTigcr l'enfant ; qr£il_a_cédé à un mouvement d'impatience, trop^ . V souvent à sa passion, à sa colère ; Qu'il s'est vengé, disons ! m et ar ce a ^-fr^fa °t> P l même qu'il a donné à ses élèves le plus 7, déplorable exemple. Aussi son autorité ne s'en est pas accrue, sa discipline n'en a point été affermie. Il a compromis sqjyjrestige, sa dignité ; il s'est abaissé et avili, voilà ^ A to sonnais ses élèves le respecteront moins, 'S' ■/ , outre ce que des punitions corporelles ont de dé"jjwgraaani pour celui qui les inflige, elles ont le grand tort d'être parfaitement inefficaces. L'expérience a démontré que les coups sont impuissants pour faire obéir un enfant. Si on le frappe aujourd'hui, il faudra le frapper demain, et même le frapper plus fort, parce qu'il s'y habituera. En admettant qu'on obtienne ainsi de lui qu'il reste tranquille ou qu'il fasse ce qu'on veut lui faire faire, on l'aura dressé, on ne l'aura pas élevé; la discipline qui substitue la crainte d'un châtiment physique à celle d'un abaissement moral, est détestable : loin d'amender, elle engendre une rébellion intentionnelle, sourde et permanente, qui n'attend qu'une occasion pour éclater. Ajoutons que l'instituteur qui frappe un élève s'arroge un droit qu'il n'a pas. « Il est, dira-t-on, des natures indomptées à l'égard desquelles les punitions ordinaires, les conseils, les appels au sentiment de l'honneur et du devoir sont impuissants, et qui, sans l'emploi des châtiments corporels, demeureraient indomptables. — Il se peut, quoique les cas soient beaucoup plus rares qu'on ne le pense. Mais ce n'est pas à l'instituteur qu'incombe la rude tâche de vaincre ces caractères obstinés. Lorsque la discipline réglementaire, judicieusement em-
\A y
�— 521 — plpyée, a échoué, lorsque les moyens de persuasion ont été sans effet et que le cœur, comme l'esprit de l'enfant, est resté sourd à votre voix, l'élève qui s'entête à mal faire et à troubler l'école doit être rendu à sa famille. C'est une mesure extrême à laquelle il ne faut avoir recours qu'après l'essai infructueux de toutes les autres, mais qu'il n'est pas besoin de faire précéder ou de tâcher d'éviter par de mauvais traitements. » « Cependant, dira-t-on encore, il est bien des parents qui ne se privent pas de frapper leurs enfants. — Nous ne le nions point; mais, sans approuver ni blâmer trop leur conduite, nous ferons remarquer que, si le maître tient en grande partie la place du père auprès de l'enfant, il a des pouvoirs plus limités, par cela même qu'il n'est pas le père. Le bras du père qui frappe (et encore lui est-il défendu à lui aussi de franchir certaines limites) est ralenti, arrêté à temps, pour ainsi dire, par la tendresse qu'il éprouve naturellement pour son enfant. 11 y a en lui, sauf des exceptions fort rares, un instinct plus fort que la colère et qui apaise presque toujours celle-ci avant qu'elle s'emporte. 11 n'en est pas, il n'en peut pas être ainsi du maître. Si, après avoir frappé dans un moment d'oubli ou d'impatience, il frappe encore, il s'habitue bien vite à frappôr sans cesse ; sa violence croît avec l'habitude et parfois se transforme en une sorte d'ivresse brutale qui trouble sa vue et son jugement. Revenu à lui, il sera honteux et repentant d'avoir maltraité une pauvre petite créature, souvent plus légère que méchante, et d'avoir donné à sa classe l'exemple de la plus grande-faiblesse, c'est-à-dire d'un homme que la fureur aveugle; mais il sera trop tard : avec son sang-froid, il aura perdu sa dignité et son autorité. Et si l'on objecte que certains parents donnent parfois plein pouvoir à l'instituteur sur leurs enfants, qu'ils le prient même d'user de punitions corporelles à leur égard, parce qu'ils ont reconnu que ce
�— 522 — sont les seules qui soient efficaces, nous dirons encore à l'instituteur : n'acceptez pas ce périlleux mandat ; car le père qui vous l'a donné sera presque toujours le premier à vous accuser, si ses enfants viennent à se plaindre et peuvent montrer la trace d'un coup reçu. » M.
AULARD.
Mais si les considérations que nous venons de faire valoir, tirées du but élevé de la discipline, de la nature de l'enfant et des droits des familles ne suffisaient pas pour convaincre nos maîtres, nous invoquerions alors, comme dernier argument, leur intérêt personnel. Tous les règlements, en effet, interdisent d'une façon absolue les punitions corporelles et il importe que les instituteurs sachent bien que ceux qui enfreignent cette défense s'exposent aux peines disciplinaires les plus graves, que des poursuites judiciaires même peuvent être exercées contre eux! Il est inutile de rappeler ici les faits assez rares, il est vrai, mais trop nombreux pourtant, qui ont tout récemment encore motivé les sévérités de l'administration. Maîtres et maîtresses s'en plaignent ; ils réclament surtout contre la publicité de ces répressions, sans songer que la presse s'étant occupée des faits qui les avaient motivées, il devenait bien difficile que la publicité de la peine infligée ne vînt pas donner satisfaction à l'opinion publique qui s'en était émue. Mais qu'y faire? «Il est excessivement regrettable, sans doute, que pour un moment d'emportement ou d'oubli, sur la plainte d'un père trop souvent porté à écouter avec complaisance les rapports de son fils, la considération d'un instituteur, jusque là très digne et très respecté, puisse êt/e amoindrie, que son avenir même puisse être compromis. Nous savons parfaitement combien il est difficile de conserver son calme et sa patience, devant la paresse, l'obstination, la grossièreté parfois de certains élèves. Mais toute discussion à cet égard est complètement inutile : la loi est
�formelle, et la défense absolue. Le maître qui frappe, même accidentellement, sait donc qu'il risque sa réputation, son avenir et celui de sa famille. » Ce n'est pas tout. Il doit savoir aussi qu'il peut s'exposer à de poignants regrets. « Quand une fois on entre dans la voie des coups, il est impossible de déterminer où l'on s'arrêtera. On donne un soufflet aujourd'hui, on en donnera deux demain. Il est si facile de se laisser entraîner sur cette pente, et un soufflet est si vite donné ! Puis les enfants eux-mêmes, en s'habituant aux coups, ne provoqueront-ils pas le maître à frapper aujourd'hui plus fort qu'il ne frappait hier, et demain plus fort encore, et plus souvent aussi qu'il ne le fait aujourd'hui ? « Or il ne connaît pas toujours exactement l'état de santé, ni la constitution de ses élèves. Il ne sait pas si quelque mal interne, quelque affection latente ne peut pas être aggravée par un coup imprudemment donné. Que d'accidents involontaires il peut ainsi causer en se laissant aller à cette déplorable et brutale habitude, et dont il est civilement responsable, pour lesquels les tribunaux peuvent le condamner à de forts dommages-intérêts! » L'instituteur mettra donc l'interdiction de frapper en dehors et au dessus de toute discussion. Il sait qu'il a été dit, tu ne tueras point, ta ne voleras point, etc., et ces prescriptions s'imposent d'elles-mêmes à sa volonté, sans qu'il se demande jamais si elles ne pourraient pas être éludées. Qu'il y ajoute : lu ne frapperas point : ce sont des défenses de même ordre et s'il est bien convaincu, s'il le veut sincèrement, il lui sera tout aussi facile de ne pas enfreindre celle-ci que celles-là. Nous rangeons parmi les punitions corporelles la mise à genoux, soit dans l'intérieur de la classe, soit à plus forte raison en dehors de la classe, ainsi que certaines postures fatigantes, comme par exemple lorsqu'on force un enfant à tenir les bras en croix, à supporter un livre, un poids
�• -mquelconque. Nous n'avons jamais compris que l'attitude do la créature se prosternant pour rendre hommage à son créateur pût être infligée comme une punition ; quant aux postures tortionnaires quelconques, outre leur inefficacité au point de vue éducatif, elles ont le tort d'être abusives et ridicules. La mise au pain sec à midi doit être aussi regardée comme une punition corporelle ; un instituteur n'a pas le droit de l'infliger, il n'a pas même le droit de retenir un enfant au moment du repas et de l'empêcher d'aller dîner avec ses parents. Tous les instituteurs finalement sont convenus de l'inefficacité de ces punitions et de la nécessité de se les interdire absolument. Il ne suffisait pas toutefois de passer en revue toutes les punitions que l'instituteur n'appliquera pas ; il fallait enfin arriver à celles dont il lui est permis d'user. Mais ici il nous a fallu compter encore avec certains moralistes (i) qui prétendent qu'il n'y a réellement pas de punitions, et que les punitions proprement dites sont inutiles. Les actes de l'enfant ne portent-ils pas en eux-mêmes leurs conséquences? S'il agit bien, on l'approuve et il est fier d'être donné en exemple à ses condisciples ; s'il agit mal, on le blâme et il souffre d'être amoindri aux yeux de ceux avec qui il vit. S'il a négligé son devoir, il est forcé de le recommencer ; s'il n'a pas su sa leçon, il est forcé de la rapprendre pendant que ses camarades prennent leur récréation. S'il ment, on n'a plus foi en ses paroles jusqu'à ce qu'il se soit corrigé et il en souffre. S'il trouble la classe, on l'en exclut ; s'il tourmente ses camarades, on l'en isole et cette séquestration lui est pénible. S'il fait un tort quelconque à ses voisins, on le force à le réparer, etc., etc. Les punitions ne sont que .les conséquences inévitables des actes qui les amènent et il doit les subir, comme on subit
M) M. Spencer notamment.
�toutes les lois naturelles. Tout acte dont les résultats immédiats et éloignés sont bons, doit être regardé comme bon lui-même ; tout acte dont les résultats immédiats et éloignés sont mauvais, doit être regardé comme mauvais lui-même-. Le premier rend heureux celui qui l'accomplit ; le second le rend malheureux. N'y a-t-il pas là un enseignement moral de la plus haute portée pour sa future conduite dans la vie? Mais surtout cet enseignement n'est-il pas essentiellement pratique ? Où trouver rien qui soit plus favorable à son amendement? Et cette vérité générale une fois bien comprise, ne se fera-t-il pas son éducation à luimême? Le maître n'aura plus d'autre fonction que de veiller, comme ministre et interprète de la nature, à ce que ses élèves éprouvent toujours les vraies conséquences de leur conduite, les réactions naturelles de leurs actes, ne les écartant pas, ne les augmentant pas, ne leur substituant pas des conséquences artificielles. Ajoutons que cette manière de procéder est éminemment propre à donner de justes notions sur les causes et leurs effets, et par suite à former le jugement ; qu'elle est conforme à la justice : car l'enfant qui subit la peine qu'il s'est lui-même attirée, ne peut pas, même au moment de sa plus grande irritation, ne pas avoir Conscience de l'équité de cet arrangement ; qu'elle ne peut enfin lui faire regarder son maître comme un ennemi, ce que fait trop souvent le châtiment infligé selon la méthode ordinaire, puisque ce qu'il éprouve de désagréable et de pénible, c'est lui en somme qui l'a voulu et amené. En général les maîtres ont été frappés de cette considération et ils se sont bien promis d'en faire leur profit. On a reconnu toutefois que ce système, applicable peut-être dans des éducations particulières, ne serait plus suffisamment efficace, appliqué à la direction d'une classe-nombreuse. On s'est demandé alors s'il ne serait pas bon, pour s'en rap-
�- 326 procher autant que possible, que chaque maître dressât une sorte de code supplémentaire, venant s'a'jouter à celui de la nature et de l'expérience, qui incliquerait les punitions encourues pour chaque faute déterminée et que les élèves eux-mêmes seraient invités à approuver, après qu'il leur aurait été expliqué et que la nécessité leur en aurait été démontrée. Comme la peine qui est la conséquence naturelle de nos fautes, la répression de toute infraction à la règle convenue aurait alors quelque chose d'inévitable, de juste, d'impersonnel, qui écarterait toute possibilité d'aigreur et de rancune contre le maître, puisque ce serait pour ainsi dire l'élève lui-même qui serait allé au devant de la peine qu'on lui inflige et qu'il connaissait avant de l'encourir. . Pour en venir enfin à quelque chose de positif et de tout à fait précis, on a recherché quels étaient les principaux manquements qu'un maître pouvait ayoir à punir chez ses élèves. On a admis qu'ils pouvaient se classer en trois catégories et que c'étaient presque toujours : ou des actes d'insubordination, d'insolence, de rébellion à l'égard du maître, — ou des actes de légèreté et de dissipation qui troublaient la classe, — ou un défaut de travail et d'application, soit pour la confection des devoirs, soit pour l'étude des leçons. De tout ce que nous avons lu et entendu sur ces trois points, ainsi que de nos propres réflexions sur la matière, nous conclurions aux conseils suivants : 1° Si un enfant est insolent envers vous, s'il vous brave, s'il vous refuse l'obéissance, vous pouvez l'exclure de l'école : ainsi vous faites disparaître une cause de trouble; vous vous rendez possible à vous-même l'accomplissement de votre mission ; votre mesure est parfaitement justifiée et le Règlement vous autorise à la prendre. Il ne vous faut pourtant y recourir qu'après avoir épuisé tous les autres moyens de faire rentrer le rebelle clans le devoir. En l'ex-
�- 527 cluaftt, en effet, vous le mettez dans l'impossibilité de vous empêcher de faire le bien de ses condisciples ; mais lui, vous ne l'instruisez pas, vous ne l'élevez pas ; et plus que tout autre il aurait besoin d'être instruit et élevé. Nous nous demandons vraiment s'il n'y a pas toujours pour le maître quelque moyen de sauvegarder son prestige et son autorité, sans appliquer cette mesure extrême. D'abord, lui dironsnous, n'arrive-t-il pas souvent que l'élève est insolent, par suite de quelque apostrophe maladroite de votre part et d'une sorte de provocation? S'il est déjà surexcité par la colère et que vous ne teniez pas compte de son état, vous pouvez le pousser aux dernières extrémités. S'il refuse d'obéir, n'est-ce pas parce que vous lui avez commandé certaines choses, qu'étant donnés son caractère et son tempérament, vous auriez peut-être mieux fait de ne pas lui ordonner? Il est rare qu'un enfant, quelque mauvais qu'il soit, en arrive à cette rébellion ouverte avec un maître prudent, calme, affectueux et bienveillant. Mais admettons que cela soit. Au lieu de vous emporter pour une réponse inconvenante ou un acte d'insubordination, ce qui vous amène à doubler, à tripler la punition et à ne plus savoir, pas plus que l'élève, ce que vous faites ni ce que vous dites, ne vaudrait-il pas mieux lui opposer le plus grand calme et le plus grand sang-froid? Ne pourriez-vous pas lui dire, par exemple, pour ne pas être forcé de le punir séance tenante : « Mon ami, vous ne savez pas ce que vous dites, « vous n'êtes plus vous-même ; je crois bien que vous êtes « malade; je n'attache plus aucune importance à vos paroles « ni à vos actes ; remettez-vous, guérissez-vous ; demain « nous reparlerons de cette affaire. » Vous vous donnez ninsi le temps de bien peser la punition à infliger, de demander le concours des parents, si vous le jugez à propos. Vous conservez aussi la chance de voir l'enfant venir à résipiscence, et dans ce cas c'est une cure que vous avez
�- 528 — faite. — Nous nous trompons fort, ou un maître qui saurait se maîtriser et agir ainsi, non seulement ne perdrait rien de son prestige ni de son autorité, mais au contraire grandirait singulièrement aux yeux de ses élèves qui lui en témoigneraient d'autant plus d'obéissance et de respect. 2° Un enfant cause en classe ; il dérange ses voisins ; il s'ingénie à faire mille choses qui compromettent le silence et l'ordre, etc. ; il faut nécessairement l'arrêter. Pour cela vous avez d'abord l'avertissement ; puis une, deux, trois mauvaises notes. Les mauvaises notes entraîneront pour lui l'impossibilité d'obtenir une récompense désirée, ou encore, quoique nous en soyons moins partisan, le retrait d'une récompense qu'il a auparavant méritée. — Vous avez ensuite la privation partielle ou totale de la récréation et la mise aux arrêts pendant que ses camarades jouent. Vous avez enfin la retenue faite après la classe, sous votre surveillance. En général ces punitions bien graduées suffiront pour l'amener à se tenir tranquille. Si pourtant il persistait à se dissiper et à dissiper les autres, vous pourriez lui ordonner de se tenir debout, les mains derrière le dos (ce qui vaut mieux que les bras croisés pour le développement de la poitrine), d'abord à sa place ; puis, si c'est nécessaire, dans un coin de la classe, la figure tournée contre le mur, mais toujours sous votre surveillance. Il y a encore d'autres punitions qui, comme nous le disions précédemment, peuvent découler de la faute commise. Un enfant s'amuse à jouer du violon lavec deux règles, imposez-lui d'en jouer pendant un quart d'heure ; il passe son.temps à attrapper des mouches, retenez-le après la classe jusqu'à ce qu'il vous en ait attrappé un nombre que vous fixerez, etc., etc., et ainsi du reste. La répression peut souvent se déterminer d'après la nature de la faute, et la privation de ce que l'enfant aime, de ce à quoi il tient, offre toujours un assez vaste champ à l'action disciplinaire du maître.
�- 529 3° Un enfant n'a pas su sa leçon, il doit la rapprendre. Où? pendant la récréation qui suit, en circulant dans un coin de la cour, son livre à la main, à côté de ses camarades qui jouent ; après la classe encore, pendant la petite retenue que le maître ne peut guère se dispenser d'établir, soit le matin, soit le soir. Faut-il la lui faire copier? Mieux vaut-la lui donner à rapprendre, en lui promettant que sa liberté lui sera rendue sitôt qu'il aura pu la réciter. Cependant s'il s'obstine à ne pas vouloir l'apprendre, vous pourrez la lui faire copier un certain nombre de fois ; mais vous tiendrez à ce que cette copie soit bien faite. Un élève n'a pas fait son devoir? Il devra le faire. Il l'a mal fait? Il devra le recommencer, soit pendant la classe, dans les moments libres dont il peut disposer, son devoir du jour terminé, soit de préférence en retenue-, après la classe. Pour n'avoir pas à punir, le maître aura soin de ne pas donner des leçons trop longues, ni trop nombreuses ; surtout il n'en donnera aucune sans l'avoir auparavant bien expliquée et sans s'être assuré que ses élèves l'ont comprise. De même pour les devoirs : il ne devra leur donner à faire que des choses qui soient à leur portée, qui ne soient pas au-dessus de leur intelligence. Nous avons vu bien des fois des enfants punis* quoiqu'ils fussent fort excusables de ne pas savoir leur leçon ou d'avoir mal fait leur devoir. Le vrai coupable était le maître, qui ne savait pas son métier ou qui ne s'était pas donné la peine de le bien faire. En tout cas, point de ces longs pensums, de ces tâches absurdes, de ces pages d'écriture griffonnées et qu'on ne lit même pas. Demandez peu, mais exigez que ce soit bien fait. Surtout pas de pensums à faire à la maison, en dehors de la classe. Si l'enfant arrive en classe le lendemain, sans avoir fait ce pensum, vous le doublerez? Et si le surlendemain il ne l'apporte pas davantage, si son père même lui défend de le faire, vous le renverrez de la classe ? Vous n'en
�— 530 — avez pas le droit. Vous ne devez exclure de la classe que ceux qui la troublent et qui vous empêcheraient d'accomplir votre mission. Et puis, vous allez vous créer des difficultés de plus d'un genre ! Faites vous-même exécuter les punitions que vous donnez et ne chargez pas les parents de ce soin. Vaut-il mieux, pendant la retenue, faire apprendre par cœur ou donner quelque chose à copier? — Mieux vaut faire apprendre par cœur. D'abord il en reste quelque chose à l'élève; puis il peut, en Rappliquant bien, abréger le temps de sa retenue ; enfin il ne gâche pas de papier, ce qui est une considération pour les parents et il n'est pas exposé à se déformer la main, en écrivant vite et mal. Cependant, s'il s'obstine à ne pas apprendre, il y aura lieu de le faire écrire, mais peu et bien. Les élèves ne vont-ils pas s'apercevoir qu'en les punissant le maître se punit lui-même, puisqu'il s'oblige à rester auprès d'eux pour les surveiller et les garder ? — C'est au maître à s'arranger de façon à ce que cette pensée ne leur vienne même pas à l'esprit, en s'occupant lui-même pendant cette retenue. N'a-t-il pas des écritures à faire pour la mairie, des registres scolaires à tenir à jour, des cahiers de devoirs à lire et à corriger, des leçons à préparer, etc.? Et puis, s'il reste là sans donner le moindre signe d'impatience ni d'ennui, les élèves comprendront vite que la punition est pour eux uniquement et non pour lui. Un dernier conseil. Ne multipliez pas les défenses ni les injonctions ; surtout n'ordonnez rien qui soit impraticable ou excessif; autrement il vous faudra revenir sur ce que vous aurez prescrit et vos élèves n'estimeront plus vos ordres au prix qu'ils doivent y mettre ; ils ne leur reconnaîtront plus les caractères d'une loi qui oblige ; ils s'habitueront à les considérer comme des boutades inspirées par le caprice, auxquelles, par suite, il leur est permis de se soustraire, s'ils le peuvent. Réfléchissez donc bien avant
�- S31 d'édicter une prescription quelconque. Mais une fois que vous aurez cru devoir ordonner, exigez que vos ordres soient ponctuellement exécutés. Si vous avez fait une promesse, tenez-là : si c'est une menace, qu'elle sorte, le cas échéant, son plein et entier effet. Une fois l'arrêt porté, il faut que votre fermeté ne laisse aucune prise aux efforts que vos élèves pourraient tenter pour s'en exempter. Surtout ne vous contentez pas de demi-résultats : leur infliger une punition et fermer les yeux sur la manière dont ils la font, c'est abdiquer votre autorité, c'est leur nuire à euxmêmes. Cette égalité dans la conduite, cet esprit de suite dans les décisions, cette exactitude minutieuse dans l'exécution produiront sur eux un effet analogue à l'impression que produit l'ordre même de la nature. En présence d'un caractère ferme et bien arrêté, toujours conséquent avec lui-même, ils reconnaîtront que toute discussion est inutile, qu'il y a là pour eux quelque chose d'inéluctable ; ils céderont, comme on cède toujours à la force des choses ; ils obéiront, comme on obéit à une règle qui s'impose. Vous aboutirez de la sorte à une grande économie de paroles dans votre classe, et tout deviendra plus facile.
Conclusion. Nous terminerons ce long résumé par une réflexion. La discipline dans une école nous paraît être le résultat de trois facteurs : les dispositions des enfants, le concours des parents et les qualités professionnelles du maître. Or; tous les mémoires que nous avons lus traitent à peu près uniquement des défauts des enfants et de l'indifférence des parents. A quoi bon ces récriminations? D'abord nous n'y pouvons rien ou nous n'y pouvons que bien peu de chose ; et puis ces deux facteurs sont de beaucoup les moins impor-
�- 532 tants. Le l'acteur principal, le facteur vraiment efficace, c'est le maître. Il est des instituteurs Qui ont toujours une bonne discipline dans leur classe, n'importe où C'Administration les envoie; il en est d'auties dont les élèves, n'importe où ils exercent, sont toujours indisciplinés. Le milieu y fait peu ; en réalité, c'est le maître qui transporte partout avec lui sa discipline, bonne ou mauvaise. Si ceci est vrai, et il ne faut pas avoir été inspecteur pendant bien longtemps pour en être convaincu, quelle conclusion y a-t-il lieu d'en tirer? C'est que le maître doit d'abord se discipliner lui-même. C'est une considération qui a généralement échappé aux auteurs des mémoires que nous avons eus sous les yeux : ils ont cherché dans des faits extérieurs la cause des difficultés qu'ils rencontraient et ils n'ont pas songé à se demander si cette cause, ils ne la portaient pas en eux-mêmes. L'art de l'éducation est complexe ; il a besoin d'être appris comme tous les autres ; il est même un de ceux dans lesquels on peut le moins compter réussir tout d'abord sans étude ni préparation, par la seule pratique qu'on en fait. Or les jeunes maîtres n'y pensent pas. Ils se préoccupent d'acquérir les connaissances nécessaires pour obtenir un brevet ; mais quant à la manière dont ils devront traiter les enfants dans chaque occasion qui se présentera, ils ne s'avisent pas d'y réfléchir. Une fois en exercice et forcés d'agir, ils suivent l'impulsion du moment. Ils ne prennent nullement pour guide le bien des enfants ; mais ils subissent leurs sentiments, bons ou mauvais, et ceux-ci changent d'heure en heure. Ou s'ils y ajoutent quelque doctrine, quelque pratique mieux définie, ce sont des doctrines et des pratiques du temps passé, suggérées par des souvenirs d'enfance, mais que la science n'a ni codifiées ni consacrées et qu'ils ne se sont point d'ailleurs assimilées par la réflexion. Aussi ne réussissent-ils que médiocrement au début, quand ils n'échouent pas complètement ; et de là à attribuer tous les
�défauts aux enfants, à leur imputer toutes les difficultés ci u'ils éprouvent et rien à eux-mêmes, en conformité de cette théorie que les vertus sont toujours du côté des gouvernants et les vices du côté des gouvernés, il n'y a qu'un pas ; quand, au contraire, dans bien des cas, les fautes des enfants ne résultent que de l'incapacité, de la négligence ou de l'inexpérience des maîtres. Nous ne saurions donc trop engager les maîtres chargés de diriger nos écoles à réfléchir sur cette matière ; elle en vaut la peine. Il n'y a pas de bonne école sans discipline : il faut absolument que le maître obtienne de ses élèves, d'abord de l'ordre et du silence, ensuite une obéissance facilement consentie : leurs progrès sont à ce prix. Mais sa santé à lui-même et son bonheur en dépendent. Faire classe au milieu du bruit et du désordre est un métier d'enfer ; on s'épuise en efforts parfaitement infructueux : de là l'aigreur du caractère, le découragement, la fatigue et la souffrance; on en arrive-là. Au contraire, l'instituteur qui est maître dans sa classe, qui s'y sent chez lui, dont chaque leçon, bien écoutée, a pour résultat l'amélioration intellectuelle ou morale de ses écoliers, éprouve une véritable jouissance, la jouissance de tout individu qui agit et qui réalise un accroissement d'être. Aussi en arrive-t-il vite à se passionner pour son métier, à devenir un homme de dévouement. S'il en était autrement, y aurait-il des instituteurs? Donc, à tous les points de vue, c'est sur lui-môme que le maître doit d'abord agir, c'est lui-même qu'il doit d'abord essayer de former. Avant tout qu'il travaille et qu'il ne cesse d'accroître son instruction : si les anciennes méthodes pouvaient être pratiquées avec quelque succès par des maîtres ignorants, il n'en est pas de même de la méthode rationnelle, qui exige de lui des connaissances solides, étendues et variées ; ainsi seulement il inspirera à ses 23
�- 834 élèves une bonne opinion de son savoir et il en obtiendra une considération méritée. Qu'ensuite il ne manque jamais .de bien préparer ses leçons, afin qu'elles soient intéressantes, attrayantes même pour eux, et ils se rendront à sa classe avec empressement, tout disposés à l'entendre. Puis, qu'il se montre toujours à leurs yeux un homme de devoir, convaincu, exact, consciencieux en toutes choses ; qu'il ne se laisse pas aller a la colère et qu'il ne se départe jamais, dans ses rapports avec eux, de cette dignité qui commande et impose le respect. Enfin et surtout, qu'il les aime, qu'il leur porte un affectueux et bienveillant intérêt ; et ils l'aimeront à leur tour et ils lui obéiront sans qu'il ait besoin de recourir aux punitions, parce qu'ils trouveront cela naturel et juste, souvent même tout simplement parce qu'ils ne voudront pas le contrarier ni le mécontenter et parce que, si l'obéissance est dans les actes, c'est dans le cœur que sont la docilité et le vrai consentement.
■§2. DE L'EDUCATION
Extrait d'une conférence générale. — Novembre 1877.
Donner à vos élèves une instruction aussi complète que possible, sérieuse et pratique surtout, ce n'est toutefois qu'une partie de votre tâche, ce n'en est même pas la plus importante. On n'apprend à bien penser, que pour bien agir ; la science doit conduire à la vertu. L'instruction doit être complétée par l'éducation. Vous devez par dessus tout chercher à faire de vos élèves des hommes dans toute l'acception du mot : convaincus et honnêtes, religieux et mo-
�— 533 — raux, aimant le bien et sachant le pratiquer ; vous devez leur inspirer le respect de tout ce qui est respectable, « graver profondément dans leur âme, comme le dit l'art. 'lir « de votre règlement, le sentiment de leurs devoirs envers « Dieu, envers la patrie, envers leurs parents, envers les « autres hommes et envers eux-mêmes. » Vous avez, pour atteindre ce but, deux moyens que j'appellerai : l'un, l'éducation'indirecte, celle qui doit résulter de tout votre enseignement ; l'autre, l'éducation directe, celle qui consiste dans la formation du caractère et clans les bonnes habitudes. J'appelle éducation indirecte celle qui résulte de tout votre enseignement. 11 n'est pas une branche d'études, en effet, qui ne fournisse à un maître qui comprend sa mission de fréquentes occasions d'élever l'âme de l'enfant, de développer les bons sentiments de son cœur, d'y graver profondément l'idée du devoir. Tout doit servir à cet usage, et vos lectures, et vos dictées, et vos sujets de style. N'insistez pas trop pourtant sur l'enseignement moral qui en ressort. La morale, pour être acceptée, a besoin de n'être pas ennuyeuse. Il vous suffira souvent de l'indiquer. La bonne pensée qui naîtra alors dans l'esprit de vos enfants est un germe que vous aurez déposé clans une terre féconde. Viennent des circonstances favorables à son développement, et il produira les fruits qu'on est en droit d'en attendre. Combien de fois n'arrive-t-il pas que nos déterminations n'ont d'autre cause qu'un souvenir ancien, une impression qui paraissait effacée, une parole dite à propos devant nous par notre premier maître ! Est-il rien qui serve mieux que les données d'un problème à recommander l'économie ou l'a tempérance? La solution est une leçon de morale pratique qui ne peut manquer de laisser sa trace. Comment pourriezvous faire à vos élèves une leçon d'histoire et même de géographie sans leur inspirer l'amour de la patrie, sans faire battre leurs cœurs au récit des actes d'héroïsme et de
�- S36 dévouement dont notre histoire est remplie, sans exciter chez eux le noble désir d'imiter les grands hommes que leur pays a produits ? Non, je le répète, il n'est rien dans l'enseignement, même parmi les matières qui paraissent les plus indifférentes à la morale, qui ne puisse servir à porter les enfants au bien. Aussi, sur les bulletins qu'ont à remplir MM. les Inspecteurs primaires quand ils visitent une école, y a-t-il les deux questions suivantes : Le maître profile-l-il de toutes tes circonstances pour inspirer à ses Élèves Camour de la vertu ? — Ses sujets de devoirs sont-ils bien choisis 1 Ont-ils toujours une tendance morale? Cultiver l'intelligence des enfants, imprimer à leurs facultés une sage direction, les habituer à distinguer le bien et le leur faire aimer, c'est certainement travailler à leur éducation morale. La première condition pour bien faire, n'est-ce pas de savoir ce que l'on doit faire? N'est-il pas vrai que mieux on connaît le bien, plus on se sent attiré vers ■ lui ; plus, par suite, on est disposé à l'exécuter? Une école antique, celle de Socrate, l'avait si bien compris, qu'elle était allée jusqu'à identifier la science et la vertu. Cependant l'esprit et le cœur ne sont pas tout chez l'homme ; s'ils fournissent à l'enfant les motifs de ses actions, ce ne sont pas eux qui se déterminent, ce ne sont pas eux qui agissent. L'acLion résulte pour lui, comme pour nous, de l'exercice d'une autre faculté, de sa volonté libre et responsable, et cette faculté peut être, comme l'intelligence, l'objet d'une culture directe et. spéciale. Elle doit être à la fois fortifiée et assouplie : fortifiée par un exercice sage et répété, assouplie do manière à sè plier aux ordres de la raison. Il est bien des moyens aussi par lesquels le maître peut, en profitant de tous les incidents de la vie de chaque jour, atteindre ce double résultat. , 11 lui suffit pour cela de créer chez l'enfant de bonnes habitudes. Or, l'habitude naît de la répétition fréquente des
�mêmes actes. Elle est, dit-on, une seconde nature, et c'est vrai. Un caractère, en effet, n'est guère autre chose qu'un ensemble d'habitudes. Agir d'après son caractère, d'après sa nature, c'est agir d'après les habitudes qu'on s'est données à soi-même, ou que l'éducation, la pratique de la vie ont fait contracter. Rien de plus important dès lors que les habitudes de l'enfance; elles deviennent un pli pris et déterminent parfois les actions les plus importantes de notre'vie. Exiger tous les jours des enfants de l'exactitude, de la propreté, de la politesse, du respect, de l'obéissance, de la décencé dans leurs actes et dans leurs propos, c'est leur faire contracter des habitudes précieuses qui leur rendront facile pendant toute leur vie la pratique de toutes ces vertus. L'enfant s'accoutume à toujours dire la vérité, comme il s'accoutume à mentir ; à aimer tout ce qui est honnête et délicat, tout comme il se familiarise avec ce qui est obscène et grossier. Si, dès son jeune âge, il prend pitié des animaux au lieu de les faire souffrir, il sera plus tard sensible et compatissant pour les maux de ses semblables. S'il respecte la propriété d'autrui, même dans les plus petites choses, il aura plus tard une conscience scrupuleuse, et ainsi du reste. J'ai fini. Aussi bien toutes ces recommandations ne sont pas nouvelles pour vous ; elles vous ont déjà été adressées à diverses reprises et sous diverses formes, par la voie du Bulletin; MM. les inspecteurs en ont fait l'objet de leurs conférences ; j'ai voulu seulement vous les rappeler. Pour résumer mes conseils en quelques mots, je vous dirai : il n'y a pas de mauvaises écoles, il n'y a que des maîtres plus ou moins capables, plus, ou moins zélés, plus ou moins dévoués ; il n'y a pas de milieu, si modeste ou si ingrat soit-il, où un instituteur qui comprend sa mission et qui l'aime ne puisse faire un grand bien. Rompez avec l'ensei23*
�gnement mécanique, avec la routine ; pratiquez résolument cette méthode naturelle, qui consiste surtout dans l'enseignement intuitif et les leçons de choses ; appliquez-vous à développer l'esprit de vos élèves et à le former : rendez votre enseignement intéressant et pratique ; et pour cela préparez toujours vos leçons avec soirr. Aimez vos enfants et votre classe ; qu'une fois sortis de l'école, ils ne vous deviennent pas indifférents; regardez-vous comme ayant jusqu'à un certain point, en ce qui les concerne, charge d'âmes; préoccupez-vous de leur avenir et tâchez d'en faire, dans toute l'acception du mot, des enfants bien élevés. Je vous assure que vous obtiendrez de bons résultats. Non seulement ils s'attacheront vite à vous, ils vous respectsront et vous aimeront ; mais leurs parents aussi remarqueront l'heureuse influence que vous exercerez sur eux et ils sauront la reconnaître. Vos chefs aussi vous remarqueront et vous apprécieront, et si vous désirez voir s'améliorer votre position, vous n'aurez pas besoin de chercher des personnes influentes qui vous recommandent à l'Administration ; vous vous recommanderez vous-mêmes, vous vous créerez des droits assurés à l'avancement, et les meilleures places seront pour vous. Recevez, etc.
�TABLE DES MATIERES
Pages.
Organisation pédagogique
' CHAPITRE
3
1er. — Nécessité
d'une organisation pédagogique 5 8 Il 15 .'. .,. 17 21 28
pour toutes les écoles primaires publiques du département
CHAP. CHAP. CHAP.
u. — Répartition des cours
III. — Des certificats d'études primaires IV. — Règlement d'organisation pédagogiquj pour les écoles publiques V. — Règlement des examens pour l'obtention du certificat d'études primaires VI. — Programme général de l'enseignement VII. — Instruction générale sur la mise à exécution du règlement d'organisation pédagogique VIII. — Instructions plus détaiHées sur le même objet ; § 1. — Répartition des élèves dans les différents cours § 2. — Marche simultanée des divers cours.§ 3. — Emploi du temps et répartition des matières d'enseignement
CHAP.
CHAP. CHAP.
CHAP.
36 38
il
CHAP.
IX. — Du cours supérieur considéré comme préparation à l'enseignement secondaire spécial et aux études supérieures ; 47
CHAP.
X. — Appréciation des examens pour le certificat d'études cond degré § 2. — Certificat d'études supérieur, ou du premier degré 61
s-.*
56 $ 57
§ 1. — Certificat d'études ordinaire, ou du se-
�- 540 -
Pages
Classes enfantines et cours préparatoire CHAP XI. — § 4 et 2. — Salles d'asile et petites classes mixtes. Avantages de ces dernières § 3. — Programme d'enseignement pour le cours préparatoire § 4. — De l'enseignement dans les petites classes (salles d'asile et cours préparatoire) § 8. — Les premières leçons de calcul à de tout jeunes enfants
6,ï
67 70
79 86
§ 6. — Instruction à l'usage des maîtres et maitresses chargés du cours préparatoire. Emploi du temps 104 § 7. — Les premières leçons par cœur 414 § 8. — Ce qu'on peut faire, pendant l'été, dans une classe où il ne reste plus que de tout jeunes enfants , 420 CHAP. XII. — Des méthodes pédagogiques 129 Les méthodes de lecture
CHAP.
44S
XIII. — § 1. — Lettre à un jeune instituteur..... 147 § 2. — Des avantages et des inconvénients de l'épellation comme méthode pédagogique de lecture 4b7 § 3. — Encore les méthodes de lecture 169
La leçon de lecture CHAP. XIV. - Programme § 1. — Développement du programme § 2. — Bibliothèques classiques.Livres à prêter aux élèves pour la leçon de lecture.. § 3. — La leçon de lecture § 4. -- Compte-rendu des examens oraux pour le certificat d'études § S. — Quelques conseils à propos do la lecture.
i%
477 478 481 482 488 490
�Pages.
CHAP.
XIV. — § 6. — La leton de lecture au point de vue de l'enseignement du français § 7. — La leçon de lecture au point de vue de l'enseignement moral § 8. — Lecture et récitation 195 200 205 207 208 192
L'écriture
CHAP.
XV. - Programme
§ i.
— Lettre à un instituteur de l'écriture en général, et en particulier de l'écriture française
§ 2. — Quelques conseils pour l'enseignement 214 215
§ 3. — De l'enseignement .de l'écriture De l'enseignement du français. Dictées et exercices de style
CHAP. XVI.
221 223 224 232
— Programme § 1. — Développement de ce programme en ce qui concerne le cours moyen § 2. - De la dictée § 3. — De l'enseignement du français dans les cours élémentaire, moyen et supérieur. — Exercices et modèles Cours élémentaire. Exercices de grammaire et d'orthographe Exercices d'invention et de style Cours moyen. Dictées Exercices de composition et de style.. Cours supérieur. Dictées Exercices de style Extrait des programmes; sujets de rédaction
236
239 249 260 270 290 294 301 305 > 307
De l'arithmétique
CHAP. XVII.
- Programmes
�Pages.
CHAP.
XVII. —
f tJ
— Quelques' conseils pour l'application de ces programmes 320 323
§ 2. — Arithmétique et système métrique.... § 3. — Quelques observations sur l'enseignement de l'arithmétique. Exercices § 4. — Exercices préparatoires à l'examen du brevet De l'histoire
CHAP.
333 339 355
XVIII. — § 1. — De la nécessité de voir chaque année l'histoire de France tout entière, dans les écoles rurales § 2 — Extrait du compte-rendu des examens pour le certificat d'études § 3. — De l'enseignement de l'histoire § 4. — Extrait d'une conférence faite à 364 367 369 372 382 ... dans toutes les écoles primaires du département § 2 — Le cours de dessin de M. Darchez § 3. — La leçon de dessin 387 389 399 407 385 359 361 357
Charleville De la géographie
CHAP.
XIX. — Programmes....... § 1. — La géographie de la commune § 2. — Extrait d'une conférence générale
Du Dessin
CHAP.
XX. — § 1. — De la nécessité d'enseigner le dessin
De l'enseignement agricole
CHAP.
XXI. — § 1 et 2. — De l'enseignement agricole dans nos écoles primaires Modèles de dictées agricoles Modèles d'exercices de rédaction et de composition" Modèles de problèmes.! § 3. — Programme d'enseignement agricole... 429 437 440 409 419
�~mPages.
CHAP
. XXII. - La leçon de choses . § 4. — Canevas d'une leçon de choses. Le chemin de fer § 2. — Plan d'une leçon de choses générale. La classe...:
484 488 462 467 469 474
Le cahier-journal et le choix des devoirs
CHAP
. XXIII. - § 4. - Le cahier-journal § 2. — Le choix des devoirs
Les annexes de l'école 479 CHAP. XXIV. — § 4. — Circulaire aux instituteurs sur les cours d'adultes 484 § 2. — Bibliothèques scolaires 488 § 3. — Expositions scolaires 490 § 4. — Caisses d'épargne scolaires 493 Discipline et éducation CHAP. XXV. — § 4. — De la discipline! § 2. — De l'éducation 499 SOI 534
CnARLEVILLE.
—
IMP.
F. DEVIN ET C°.
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1|Organisation pédagogique |8
2|Chapitre I: Nécessité d'une organisation pédagogique pour toutes les Écoles primaires publiques du Département |10
2|Chapitre II: Répartition des Cours |13
2|Chapitre III: Des Certificats d'Études primaires |16
2|Chapitre IV: Règlement d'organisation pédagogique pour les Écoles publiques du département des Ardennes |20
2|Chapitre V: Règlement des examens pour l'obtention ducertificat d'études primaires dans le département des Ardennes |22
2|Chapitre VI: Programme général|26
2|Chapitre VII: Instruction générale adressée à MM. les Inspecteurs primaires sur la mise à exécutiondu règlement d'organisation pédagogiquedes Ecoles|30
2|Chapitre VIII: Instructions plus détaillées relatives : 1° à la répartition des élèves dans les différents cours ; 2° à la marche simultanée de cescours ; 3° à un emploi du temps|38
2|Chapitre IX: Du cours supérieur considéré comme préparation à l'enseignement secondaire spécial et aux études supérieures|49
2|Chapitre X: Du certificat d'études. Appréciation des examens pour le certificat d'études|58
1|Classes enfantines et cours préparatoire |67
2|Chapitre XI: Salles d'asile et petites classes mixtes|69
1|Les méthodes pédagogiques |129
2|Chapitre XII: Des méthodes pédagogiques |131
1|Les méthodes de lecture |147
2|Chapitre XIII: Lettre à un jeune instituteur|149
1|La leçon de lecture |177
2|Chapitre XIV: Programme |179
1|L'écriture |207
2|Chapitre XV: Programme |209
1|L'enseignement du français. Dictées et exercices de style |223
2|Chapitre XVI : Programme |225
1|De l'arithmétique |307
2|Chapitre XVII : Programme |309
1|De l'histoire |357
2|Chapitre XVIII |359
1|De la géographie |369
2|Chapitre XIX : Programme |371
1|Du dessin |387
2|Chapitre XX |389
1|De l'enseignement agricole |409
2|Chapitre XXII|411
1|La leçon de choses |451
2|Chapitre XXII: La leçon de choses|453
1|Le cahier-journal et le choix des devoirs |469
2|Chapitre XXIII|471
1|Les annexes de l'école |481
2|Chapitre XXIV|483
1|Discipline et éducation |501
2|Chapitre XXV|503
-
http://bibnum-bu.univ-artois.fr/files/original/4565bf914288f66565f5241e00e98493.pdf
e0c4e0efd074b6fe77ff494674cdc2fa
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Bibliothèque virtuelle des instituteurs
Description
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A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
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Title
A name given to the resource
Histoire universelle de la pédagogie
Alternative Title
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Renfermant les systèmes d'éducation et les méthodes d'enseignement des temps anciens et modernes, les biographies de tous les pédagogues célèbres, le développement progressif de l'école depuis le moyen âge jusqu'à nos jours, la comparaison et la caractéristique des pédagogies anglaise, allemande et française, etc., etc., : dédiée aux élèves des écoles normales, aux instituteurs, aux chefs d'institution et aux autorités scolaires
Subject
The topic of the resource
Pédagogie
Systèmes d'enseignement
Description
An account of the resource
1 vol. au format PDF (544 p.), 18 cm. Quatrième édition, revue, corrigée et augmentée
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Paroz, Jules (1824-1906)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Ch. Delagrave
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1881
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-17
Rights
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Domaine public
Relation
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Language
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Français
Type
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MAG D 80 001
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Ecole normale de Douai
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Université d'Artois
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HISTOIRE UNIVERSELLE
DE
LA PÉDAGOGIE
�Tout exemplaire de cet ouvrage non revêtu de notre §riffe sera réputé contrefait.
�HISTOIRE UNIVERSE
LA PEDAGOGIE
RENFERMANT M» SYSTÈMES D'ÉDUCAMptfErlgS DES TEMPS LES BIOGRAPHIE? ANCIENS
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D'ENSEIGNEMENT
ET MODERNES CÉLÈBRES
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Elèves des écoles nqrmale?j-»aaxlDstituîfiHfC anxjBtefs d'il
PAR JULES PAROZ
Directeur d'Ecole normale.
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BIBLIOTHEQUE
Section Série
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PARIS
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15,
BUE SODFFLOT,
15
1881
bserit à l'inventaire sous le N*
��PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION
Depuis la publication de cette Histoire, grâce, en partie du moins, aux expositions universelles, un mouvement considérable s'est produit dans le domaine de l'école. Aussi ài-je dû, pour cette troisième édition, modifier et ajouter bien des choses sur les temps actuels. Dans le passé, j'ai comblé une lacune, en ajoutant quelques pages sur les premiers siècles de l'ère chrétienne. Le besoin toujours plus senti de se familiariser avec les questions pédagogiques rend plus que jamais opportune une Histoire de la pédagogie. J'ose donc espérer que l'on accueillera cette troisième édition avec la même faveur que les précédentes. Peseux, près Neuchâtel (Suisse), le 10 août 1879.
JULES
PAEOZ.
PREFACE DE LA SECONDE ÉDITION
L'accueil fait à cette Histoire a dépassé de beaucoup mon attente; il m'a prouvé qu'elle répondait à un besoin réel et que le zèle pour l'instruction et l'éducation est partout en progrès. Les journaux en ont parlé avec une extrême bienveillance ; des gouvernements de la Suisse romande en ont fait des distributions aux instituteurs primaires, soit à titre d'encouragement, comme dans le canton de Vaud, soit à tous indistinctement, comme à G-enève ; enfin, j'ai reçu de presque tous les pays de l'Europe une quantité de lettres de remercîments et de félicitations qui m'ont largement récompensé des peines que ce travail m'a coûté. Le passage suivant, que j'extrais de l'une d'elles, est le résumé d'un grand nombre : « J'ai lu, m'écrit un instituteur, votre ouvrage si concis, et pourtant si riche de faits, de citations, dépensées, de critiques. J'en ai lu et relu certaines pages avec le désir de les loger dans ma pauvre mémoire, pour en faire mon profit comme maître d'école.
�2
PRÉFACE.
J'ai senti parfois mon cœur s'émouvoir et mon esprit s'échauffer au spectaclè'-de la puissante charité et du saint enthousiasme de tant de noble3 cœurs qui ont passé devant moi, pendant que je lisais vos pages. En vérité, le voyage que vous m'avez fait faire avec, l'école à travers les âges m'a plus vivement et j'espère plus utilement intéressé que la longue visite que j'ai faite à l'Exposition universelle de 1854. Puis j'ai constaté avec une nouvelle joie que la source de si humbles et si sincères dévouements, que la lumière et la force de tant de beaux génies, dont l'influence se fait encore sentir, a été cette foi chrétienne que d'imprudents novateurs voudraient nous enlever. Ah ! Dieu soit loué de ce qu'il a allumé une lumière pour l'humanité dans les temps passés, et que cette lumière nous restera jusqu'à la fin des siècles pour éclairer tous ceux qui ont besoin de lumière et de vie. »
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Le sujet traité dans cet ouvrage est par lui-même déjà une recommandation. Quoi de plus important, eiî effet, que l'art de l'éducation! Et quoi aussi de plus nécessaire, de plus indispensable, que de nous instruire des principes, des procédés, des expériences, des succès et des déceptions de ceux qui nous ont précédés dans la belle, mais difficile tâche d'élever l'homme ! Si nous voulons faire des progrès sages et sûrs dans la pédagogie, il est de toute nécessité que nous prenions conseil de l'histoire. Aussi longtemps que nous la négligeons, nous tournons dans le cercle souvent stérile de l'empirisme, nous nous épuisons en essais peu fructueux, nous nous jetons dans des théories hasardées ou dangereuses. Après avoir lu cette histoire, il n'est pas de parent, pas d'instituteur, pas d'auteur écrivant pour la jeunesse et les écoles, qui n'envisage sa vocation d'un point de vue plus élevé, et ne s'oriente plus facilement au milieu des difficultés qui encombrent sa route. Il se sentira aussi plus indépendant, plus libre, plus ferme dans sa marche.
�PRÉFACE.
3
Maia cette histoire est plus qu'un exposé des faits importants qui se sont passés dans le domaine de la pédagogie depuis les temps les plus reculés. Partisan du principe rationnel au moyen duquel Pestalozzi a transformé l'école et réagi sur l'état social tout entier, j'ai apprécié les faits de l'histoire d'après ce principe. Je crois fermement, avec Pestalozzi, que les procédés de l'éducation et de l'instruction doivent être appropriés à la nature physique, intellectuelle, morale et religieuse de l'enfant, et que cette appropriation ne peut s'effectuer sans une connaissance approfondie de la nature et des lois qui président à son développement. Mais si j'ai la conviction que c'est dans cette voie qu'il nous faut marcher, cela ne m'a nullement empêché de reconnaître les errements de l'école allemande, d'apprécier hautement le génie organisateur et pratique des Français, et de rendre hommage à la supériorité des Anglais pour tout ce qui tient à l'éducation de la volonté et au développement du caractère. Un second élément, fort important, est venu s'ajouter aux principes pédagogiques qui m'ont dirigé dans la composition de cette histoire. Chargé de la direction d'un grand établissement, ayant beaucoup de leçons à donner et une nombreuse famille à élever, ce n'est pas dans le silence du cabinet que j'ai composé ce livre; c'est dans le travail de l'école et au milieu du bruit de mes enfants, que je l'ai médité et écrit comme j'ai pu et quand j'ai pu. Si j'avais eu plus de loisir, il aurait sans doute gagné sous le rapport de la forme, mais je doute que le fonds en fût aussi bon. Il n'y a rien comme la vie pratique pour mûrir le jugement et nous garder des fausses théories : elle m'a offert le moyen le plus sûr d'apprécier les principes et les procédés que j'avais à développer. Enfin, je crois devoir ajouter qu'au-dessus de tous les prin* cipes et de toutes les expériences, je n'ai cessé de placer les saintes vérités du christianisme, en dehors desquelles l'éducation, comme la civilisation qui en découle, va se perdre dans les landes arides et souvent fangeuses du doute et du matérialisme. Des principes pédagogiques rationnels et des principes chrétiens rattachés à la vie pratique nt s'harmonisant entre eux : [voilà donc ce qui constitue l'esprit et le caractère particulier 'de ce livre, et le point de vue sous lequel j'ai envisagé toutes les données de l'histoire. Mais ces données, je me hâte de le
�4
PRÉFACE.
dire, je les ai toujours scrupuleusement respectées. Jamais jo ne me suis permis, par esprit de système, de les taire ou de les changer. Les matériaux qui m'ont servi dans la composition de cet ouvrage, m'ont été fournis en grande partie par la littérature pédagogique allemande. Cramer, Kellner, C. de Ratimer, Ch. Schmid et quelques autres m'ont été d'une grande utilité. J'ai aussi de grandes obligations à Son Exc. M. le ministre Duruy, qui m'a fourni tous les documents dont j'avais besoin pour étudier le développement de l'instruction publique en France, depuis la première révolution jusqu'à nos jours. Pour l'étude de divers systèmes d'éducation et de plusieurs éducateurs, tels que Montaigne, Fénelon, Rollin, Rousseau, Pestalozzi, Jacotot, le P. Girard, Naville, etc., je suis remonté aux sources mêmes, et n'ai presque rien emprunté aux auteurs qui en ont parlé. Avec les matériaux mis à ma disposition, il m'eût été facile de composer un livre d'une étendue beaucoup plus considérable. Mais le public ne lit guère les gros livres, et ils se propagent difficilement. J'ai donc cru devoir condenser le plus possible les divers sujets que j'avais à traiter, sans toutefois tomber dans la sécheresse des abrégés. Et maintenant que cette Histoire est achevée, mon vœu le plus ardent est qu'elle fasse beaucoup de bien. Puisse-t-elle trouver le chemin de mainte école, de mainte famille, et s'y asseoir comme une amie et une conseillère ! Je tiendrais surtout à faire connaissance avec les instituteurs, mes collègues ; j'aimerais à causer, à discuter avec eux ; car c'est dans le travail de la pensée et dans la lutte que les idées s'éclaircissent, que les convictions se forment, et que le progrès s'accomplit. Grandchamp, près Neuchâtel (Suisse), en décembre 1807.
�HISTOIRE UNIVERSELLE
DE LA
INTRODUCTION
La vie des êtres organisés, depuis la plante jusqu'à ^l'homme, se manifeste par un développement graduel, par un déploiement de forces et de facultés inhérentes à leur nature. Favoriser et diriger, à l'aide de règles et de moyens extérieurs, ce déploiement de la vie intérieure des individus, c'est ce qui s'appelle élever. La nature s'est chargée du soin d'élever entièrement les jeunes plantes et la plupart des animaux des classes inférieures, toutefois sans défendre à l'homme de lui prêter son concours ou de lui servir d'auxiliaire; c'est ainsi que le jardinier, que l'agriculteur, que l'éleveur d'abeilles, de bestiaux et d'autres animaux, prêtent à la nature un concours efficace dans un très-grand nombre de cas. Quant aux animaux des classes supérieures, la nature s'est déchargée sur eux [d'une partie des soins qu'exigent les petits, et, pour cela, [elle leur a donné un instinct qui leur apprend à les aimer, 1p. les nourrir, à les protéger. Qui ne connaît la tendre sollicitude des oiseaux et des quadrupèdes pour leurs petits ! fet l'on peut dire de toutes les espèces qu'elles réussissent ■parfaitement dans l'œuvre d'éducation dont les a chargées la Providence : aucune ne dégénère, toutes conservent
�C
HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE.
fidèlement les traits généraux et particuliers propres à chacune d'elles. Si des animaux les plus intelligents nous passons à l'homme, nous trouvons que la nature lui a remis une partie considérable de l'éducation de son espèce. Aucun animal ne naît aussi faible que l'homme et n'exige autant de soins physiques. Puis il a une âme que la nature peut bien développer jusqu'à un certain point, mais non conduire sur la voie du développement indéfini. Pour élever l'homme dans le domaine de l'infini auquel il tend, il a besoin de soins multipliés et même de l'action directe de l'Esprit de Dieu. Si, à ces considérations sur l'étendue des soins pédagogiques que réclame l'homme, on ajoute encore celle qu'il est une créature déchue et aveuglée par le péché, on comprendra pourquoi l'éducation a été défectueuse dans tous les temps et chez tous les peuples, et pourquoi elle a tant de peine, même sous l'influence du christianisme, à trouver la voie la plus en harmonie avec les besoins de l'homme et la volonté immuable du Créateur. Dans cette Histoire universelle de la pédagogie, nous chercherons, avant toute chose, à nous instruire des moyens d'éducation les plus propres à nous faire atteindre notre haute destinée. Mais ne l'oublions pas, c'est à l'école de l'histoire que nous entrons; le bien et le mal vont s'étaler à nos yeux ; nous devrons apprécier et j uger. Puissions-nous tous faire une sage application de ce précepte de l'Apôtre : Eprouvez toutes choses et retenez ce qui est bon! Nous commencerons par les peuples placés en dehors de l'influence de la religion révélée ; nous passerons ensuite aux Juifs et aux peuples chrétiens, en nous arrêtant spécialement à la vie et aux principes des hommes qui ont le plus marqué dans le champ de l'éducation. Mais ce champ est si vaste qu'avant d'y hasarder nos pas, nous devons commencer par le restreindre. En effet, la pédagogie,dans son sens général,embrasse toute la vie des peuples, car tout dans la société influe sur le dévelop-
�INTRODUCTION.
i
pement des individus : religions, législations, mœurs, sciences, commerce, industrie, arts, événements politiques. Une histoire complète de la pédagogie devrait tenir compte de la vie entière de l'humanité. Mais lui donner une telle signification et de telles limites, ce serait presque la rendre impossible. — Je suis donc forcé de me restreindre, et de ne considérer la pédagogie que dans son sens spécial. Par Histoire universelle de la Pédagogie, je n'entendrai que ce qui s'est fait ou se fait spécialement en vue de la culture de l'enfant, et je ne m'arrêterai qu'aux principes qui dominent cette culture et qui donnent à l'homme les principaux traits de sa nhysionomie morale et de son caractère
�PREMIÈRE PARTIE
BE L'ÉDUCATION CHEZ LES PEUPLES PLACÉS EN DEHORS
DE L'INFLUENCE DE LA RELIGION RÉVÉLÉE
§ 1. fûe« peuples sauvages.
Chez les peuples sauvages de l'Afrique, de l'Amérique et de l'Océauie, ainsi que chez les hordes nomades de l'Asie, l'éducation des enfants est presque toute instinctive. On leur donne les soins physiques nécessaires à leur conservation ; ils apprennent sans enseignement spécial la langue et les arts grossiers de leur tribu, et s'imprègnent instinctivement de ses mœurs et de ses superstitions. On peut considérer comme une espèce d'éducation physique la peine que se donnent plusieurs hordes sauvages pour déformer la tête des enfants et d'autres parties du corps. Les unes serrent la tête dans une boîte carrée, afin de lui donner la forme d'un prisme; d'autres l'aplatissent en la comprimant, surtout derrière ; d'autres encore mutilent le nez, les lèvres, etc.; il y en a qui serrent les bras et les jambes à certains endroits, pour y opérer des dépressions semblables à celle que produit une bague trop petite; d'autres, enfin, se tatouent, c'est-à-dire qu'ils se couvrent le corps, notamment le visage, les bras, la poitrine et les jambes, de figures bizarres, au moyen d'incisions opérées dans la peau. De telles pratiques, on le comprend, sont tout simplement absurdes, et nous n'avons, sous ce rapport, rien à apprendre des sauvages. Je ferai simplement remarquer que nous retrouvons encore chez nous des restes de cette ridicule éducation physique, qui consiste à gêner l'œuvre de la nature dans le développement du corps, et à lui ajouter des accessoires superflus. Je mentionnerai, entre autres, la maillot, qui prive le petit
�LES PEUPLES SAUVAGES.
9
[enfant de ses mouvements naturels, et les corsets des Hennés filles, gui empêchent la taille de se développer et jde se fortifier, et engendrent par là diverses maladies. A côté de ces soins purement physiques, nous devons [mentionner l'attention particulière que les peuples sauvages apportent à développer, surtout chez les garçons, lun'é ardeur guerrière. La bravoure, unie au mépris de la [mort, est la plus haute vertu du sauvage. C'est par elle [qu'il remporte la victoire sur ses ennemis et acquiert de lia gloire. Ce principe conduit le sauvage à endurcir son pis contre la douleur. Les Albipones se font des incisions tau se percent les bras et d'autres parties du corps; chez les Iroquois, les jeunes garçons s'attachent les bras deux à deux et placent un charbon ardent au milieu pour voir lequel résistera le plus longtemps à la douleur. C'est encore 'dans le but de devenir de vaillants guerriers qu'ils exercent certains sens, comme la vue, l'ouïe, l'odorat ; qu'ils apprennent à nager, à courir, à sauter, à tirer de l'arc. Il est remarquable que le courage clans le combat soit hine des vertus capitales chez tous les peuples qui sont encore dans l'état de nature, ou dont la civilisation est peu avancée. Et cette vertu est ordinairement accompagnée de mœurs rudes et d'habitudes cruelles. Il n'y a pas cinquante ans que, dans nos campagnes, les garçons, petits et grands, se faisaient la guerre de village à village, et, dans une ville, de quartier à quartier. On cite même des localités où, à certain jour de l'année, les enfants de deux villages voisins se réunissaient pour un combat très-sérieux. Et malheur au poltron qui ne se battait pas bien ! Celui, au contraire, qui terrassait le mieux son adversaire, était comblé d'éloges. De nos ^ours, ces mœurs sauvages se modifient et disparaissent ; on comprend mieux que les hommes sont tous frères, et qu'ils ne doivent pas s'entre-déchirer. Un principe chrétien semble être entré, sous ce rapport, dans la conscience populaire, pour y combattre cet ins tinct guerrier de la nature dans ce qu'il a de rude et de sauvage.
�50
HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. § 2. De PéAucation chez les Chinois.
Le peuple chinois est le peuple conservateur par excellence. Aucun autre ne joint une plus grande stabilité à une civilisation assez avancée. Ce caractère de stabilité qui distingue la Chine est une conséquence du principe religieux dominant dans cette vaste monarchie. Le Chinois n'a aucune notion de Dieu. Il n'a pas le mot Dieu dans sa langue. Il sait seulement qu'il existe une force universelle, le ciel, qui domine toute la nature. L'empereur, fils de cette force ou du ciel, est seul en rapport avec ce dernier. Il joint par là la puissance spirituelle au pouvoir temporel. Ses ordonnances sont des ordres divins qu'aucun mortel n'ose examiner ni contredire. Au-dessous de lui sont les mandarins et différents degrés de fonctionnaires, ses représentants, auxquels est dû, par conséquent, un respect, une vénération, un culte analogue. Le père de famille est le dernier terme de cette hiérarchie sacrée et le représentant de l'empereur dans sa maison. La Chine est ainsi une grande famille, dans laquelle l'empereur, les fonctionnaires publics, les parents et les ancêtres sont des personnes sacrées et les objets les plus relevés du culte. L'éducation s'est naturellement moulée sur cette religion des Chinois, comme on peut le voir dans les préceptes suivants : « Si les affaires de la maison sont bien réglées, celles de l'Etat le seront aussi, car celles-ci reposent sur celles-là • celui qui vénère ses parents vénérera aussi le roi, et celui-ci peut alors reconnaître ses enfants dans ses sujets. » Aucune position, aucune dignité ne peut délier l'enfant de la piété filiale. L'obéissance filiale s'élève jusqu'au ciel, dont elle imite le mouvement régulier; elle embrasse la terre entière et est l'image de sa fécondité. » Le pouvoir du père est illimité ; l'obéissance des enfants est sans restriction. Le mandarin est obligé de punir l'enfant dont le père se plaint, et cela sans examiner les rai-
�ÉDUCATION CHEZ LES CHINOIS
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sons du père, car l'enfant dont le père est mécontent est digne de punition. » Les parents nourrissent et instruisent leur enfant jusqu'à ce qu'ils en aient fait un homme. La vertu d'un père et d'une mère est vraiment infinie, elle est comme le plus haut ciel. » Le père qui tue son enfant (les infanticides sont communs en Chine) n'est pas puni; mais quand un enfant offense ses parents, on le fait mourir. La province semet en mouvement. Le crime le plua odieux a été accompli. L'empereur s'assied sur son trône pour juger. Tous les mandarins des environs sont déposés, car l'administration d'une contrée où un tel crime se passe doit être mauvaise. Le coupable est déchiré, sa maison et les maisons voisines sont brûlées et détruites de fond en comble. Ces devoirs des enfants envers les parents sont la base de tous ceux qui existent entre princes et sujets, maîtres et domestiques, instituteurs et élèves. Voici, sur les rapports entre maîtres et élèves, encore quelques préceptes intéressants : « On doit vénérer toute sa vie comme un père l'instituteur que l'on a adopté. Quand un élève accompagne son maître sur la route, il ne doit pas le quitter pour parler avec une autre personne ; il ne doit pas non plus marcher sur ses pas, mais se tenir un peu à droite. Quand son maître s'appuie sur ses épaules pour lui dire quelque chose à l'oreille, il doit mettre sa main sur sa bouche pour ne pas l'incommoder de son haleine; jamais il nf doit l'interrompre quand il lui parle. » Dans un tel état de choses et sous l'empire d'un semblable principe, on comprend que la Chine doive demeurer stationnaire dans son développement. Comme ses lois, ses institutions et sa littérature sont sacrées, elles sont éternellement maintenues et respectées. L'étude du Chinois n'est pas une recherche libre et approfondie de la vérité dans les différents domaines de la science, mais un simple apprentissage mécanique des cérémonies, des lois,
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des principes et des faits renfermés dans sa littérature. Les études chinoises ressemblent à celles de l'ancienne scolas tique, où, Aristote l'a dit écartait tous les doutes. Mais ces études n'en sont pas moins considérables pour toutes les classes ; car chaque Chinois doit être rendir capable de comprendre les ordres de son empereur. Aussi la Chine est-elle le pays des écoles et des examens. Ce n'est que par l'étude qu'on peut s'y élever dans la hiérarchie administrative. Les études, en Chine, comprennent quatre degrés principaux. Dans le premier (l'enseignement primaire), on apprend à lire et à écrire, et l'on apprend par cœur des préceptes, des sentences, etc. Cet enseignement est essentiellement basé sur la mémoire. Dans le second, on explique les passages, préceptes, etc., appris dans le premier degré. Dans le troisième, on apprend la versification et les belles formes du style. Dans le quatrième, on fait des dissertations, des traités sur des sujets poétiques; le tout d'après la méthode prescrite. Dans les exercices de style, par exemple, on doit d'abord apprendre à diviser son sujet; on développe ensuite les idées principales, analysant et classant toujours les pensées jusque dans leurs dernières ramifications. On réunit ensuite les idées analysées en un tout organique. La rhétorique ou l'étude des formes du style a aussi ses règles fixes, comme l'étude du fond. Sur tous les degrés on poursuit l'étude de la lecture et de l'écriture, la principale en Chine. La lecture, l'écriture et les idées sont ici étroitement unies entre elles. Les Chinois n'ont pas de lettres pour écrire les mots. Chaque idée est représentée par un signe particulier et exprimée d'une certaine manière. Il faut donc pour chaque objet ou chaque idée un signe écrit et un mot parlé. Par ce moyen, l'enseignement intuitif ou l'étude des idées est intimement lié en Chine à l'enseignement de la lecture et de l'écriture. Dans l'école primaire, on doit apprendre quatre caractères par jour. Le Chinois qui connaît quatre-vingt mille mots et autant de signes pour les représenter, qui possède, par
�13 onséquent, quatre-vingt mille notions ou idées, est conidéré comme très-savant. Dans les villes et les villages de quelque étendue, ce ont les autorités qui pourvoient elles-mêmes à l'établissement des écoles publiques. L'instruction commence IL cinq ans et dure jusqu'à douze ou quatorze ans sans Interruption, c'est-à-dire sans vacances. Les enfants Boivent arriver à l'école au point du jour et saluer, en Entrant, Confucius, le plus grand sage de la Chine, et le Bègent. Le soir, ils quittent l'école de la même manière, ■uand les classes sont nombreuses, le maître congédie H'abord les plus petits enfants, ensuite ceux qui ont le Mus de chemin à faire pour retourner à la maison. L'en-* fànt n'ose ni s'amuser, ni jouer en chemin, et, en entrant à la_ maison, il doit saluer les dieux domestiques, les ancêtres et ses parents; il lit ensuite ses leçons à haute voix. Il lui est prescrit de tenir son livre à trois pouces des yeux nur lire, de ne pas se salir les doigts en écrivant, et de fie tenir droit. i Dans l'école, le premier enseignement commence par ■étude- de certaines cérémonies et formes de politesse. pLes éléments de la lecture et de l'écriture s'apprennent fin regard des objets dont on étudie les signes (leçons ■'intuition); dans les exercices de mémoire, l'enfant gpprend de vieilles sentences et des règles de conduite, oici quelques échantillons de cette sagesse chinoise :
ÉDUCATION CHEZ LES CHINOIS.
« A peine le poulain commence-t-il à trotter, que déjà route est trop étroite pour lui. » Le mal s'apprend vite, le bien difficilement. » La raison est pour les sages, et la loi pour ceux qui îanquent de sagesse. » Celui qui peut supporter les plus grands maux est le lus digne de commander aux autres. » Un entretien avec un sage vaut plus que dix ans études.
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» Qui ne sème pas, n'a pas d'épis à moissonner, et qui ne moissonne pas le grain semé , n'a pas de pain à manger. » Cherche à rendre ton dehors brillant et ton intérieur pur. » Pour être le maître de la terre, il faut unir le fonds à l'éclat. » Si tu ne brides pas toi-même ta langue, personne ne te la bridera. » Le calcul est enseigné dans l'école primaire, mais le chant est défendu. L'enfant chinois n'ose ni chanter, ni lire des livres amusants, ni jouer. Il lui est même défendu de courir et de sauter sur la voie publique. Il doit se rafraîchir l'esprit par des travaux manuels ou des exercices corporels. À l'école, l'enfant paresseux est couché sur un banc étroit, où il reçoit des coups de verge. Tous les mois ou tous les quinze jours, les pères de famille font subir un examen. Les examens de l'Etat se font à huis clos et scellés ; et, d'après le résultat, le candidat reçoit son rang, son costume particulier, et les marques de sa dignité. L'éducation des filles est négligée en Chine. L'ouvrage intitulé Sio-Hao, ou l'École des Enfants, donne la règle suivante pour leur éducation : « Quant aux filles, dès l'âge de dix ans, elles ne doivent plus sortir de la maison. 11 faut leur apprendre à être amicales, à parler avec grâce, à travailler la soie et à coudre. A vingt ans, il faut les marier. »
§ 3. E£e l'éducation chez les BiuSous.
Si de la Chine nous passons en Inde, nous y trouvons une autre religion et, par conséquent, une autre éducation. Les Indous ont des livres sacrés, les Védas, qui ont exercé une grande influence sur la vie de ce peuple. Les castes, par exemple, consacrées par les Védas, fixent la vocation des divers individus et par là une partie notable de leur éducation. Les Védas enseignent aussi l'immortalité du
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l'âme et l'existence de peines et de récompenses après cette vie. Cette croyance doit agir aussi sur la vie morale de l'Indou, comme on peut le comprendre par les préceptes suivants : « Celui qui blâme son maître, lors même que celui-ci se serait trompé, entrera après sa mort dans le corps d'un âne; s'il le blâme faussement, il deviendra un chien; s'il se sert de ce qui lui appartient, sans le lui demander, il passera dans le corps d'un ver; enfin, s'il envie ses mérites, il sera transformé en une grande vermine. » Le veuf qui se marie entrera après sa mort dans la corps d'un cheval. » Celui qui honorera son père, sa mère et son précepteur, régnera sur les trois mondes : son corps sera glorifié comme celui d'un dieu, et il jouira d'une félicité ineffable. » Celui qui honore sa mère gagne le monde terrestre ; celui qui honore son père gagne le monde moyen ou éthéré, et celui qui honore constamment son maître gagne le monde céleste de Brahma. » Il y a des macérations qui font passer directement dans le sein de la Divinité : les unes consistent à se placer entre deux feux, tandis que le soleil darde ses rayons sur le sommet de la tête; d'autres consistent à coucher l'hiver dans de l'eau froide, à vivre dressé sur les orteils, etc. » Voici maintenant quelques détails sur les écoles indoues dirigées par les brahmines. Dans les localités où l'on trouve des familles appartenant aux trois castes supérieures, il y a des écoles élémentaires dans lesquelles les enfants apprennent à lire, à écrire et à calculer. Le maître se sert, pour punir, du bâton et de la verge. La lecture et l'écriture commencent en même temps. Les premières lettres se tracent sur le sable avec un bâton (les écoles se tiennent sous un arbre, et, par le mauvais temps, sous un hangar); on les grave ensuite sur des feuilles de palmier avec une pointe en fer ; enfin, on écrit sur des feuilles de platane avec de l'encre. Quand l'école est très-nombreuse, le maître apprend aux
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plus grands élèves à instruire les autres ; il forme des moniteurs. C'est de l'Inde qu'a été transportée, à Londres d'abord, la méthode lancastrienne ou l'enseignement mutuel. Des proverbes et des sentences morales servent d'exercice à la pensée. On apprend, en outre, un catéchisme bouddhiste divisé en deux parties. La première renferme les dix commandements suivants : 1. Tu ne tueras aucun être vivant (les Indous ne mangent pas de viande). 2. Tu ne déroberas point. 3. Tu ne te rendras pas coupable d'impuretés. 4. Tu ne commettras point d'injustice avec ta bouche 5. Tu ne boiras pas de fortes liqueurs (le vin seul est permis, et encore avec modération; de fortes peines atten dent l'ivrogne après sa mort). 6. Tu ne parfumeras point les cheveux qui croissent sur le sommet de la tête, et tu ne peindras point ton corps. 7. Tu n'écouteras point le chant; tu n'assisteras à aucun spectacle, et n'y prendras aucune part (le jeu des échecs est compris dans cette défense). 8. Tu ne t'assiéras ou ne te coucheras pas sur un divan haut et large (celui de Bouddha n'avait que huit pouces de haut). 9. Tu ne mangeras pas après le temps (après midi). 10. Tu ne posséderas en propre ni or, ni argent, ni quoi que ce soit de valeur. Les cinq premiers commandements sont considérés comme les plus importants ; mais ils sont, aussi bien que les autres, souvent transgressés. La seconde partie renferme des règles de politesse, de savoir-vivre, etc. Voici les principales : 1. Le jeune homme doit respecter son maître comme Bouddha lui-même; il ne doit pas le contredire, même quand il ne dit pas la vérité; il ne doit pas parler de ses défauts ; il ne doit point entrer chez lui indiscrètement lorsqu'il a fermé sa porte; il frappera trois coups à la porte, et si on ne vient pas lui ouvrir, il s'éloignera.
�11 Buand un maître monte sur une montagne, l'élève doit torler après lui un siège sur lequel il puisse se reposer, f 2. Quand le maître mange, qu'il lit les saints livres, liettoie ses dents, prend un bain, ou qu'il est occupé dans Ion esprit, l'élève ne doit point aller auprès de lui. Quand 1 s'habille, il doit lui tenir ses souliers. | 3. Un élève ne doit entrer dans aucune maison sans Être accompagné de son maître; il ne doit regarder ni à Iroite, ni à gauche, mais le suivre silencieusement, les ■égards dirigés vers la terre. * 4. Un livre qui traite d'études doit être lu et compris usqu'au bout avant que l'on passe à un autre, f 5. On ne doit pas tousser sur les livres sacrés, ni prendre aucun rafraîchissement en les lisant. I 6. Tu ne feras point trop de bruit avec le nez; tu ne cracheras point dans un endroit propre. Quand tu bâilleras, tu tiendras la manche de ton habit devant ta bouche ; tu ne feras point de bruit en mangeant, et ne te gratteras point la tête. I II y a dans l'Inde, outre les écoles populaires, des écoles le brahmines et trois écoles savantes, avec des professeurs our les diverses sciences. Aussi longtemps qu'il étudie, le eune homme est logé et nourri chez son maître ou père pirituel ; durant ce temps, il n'est pas obligé de lui faire es cadeaux, outre ce qu'il lui paye pour sa pension et ses leçons ; mais, en le quittant, il doit, suivant ses moyens, ui donner un champ, de l'or, des pierres précieuses, une |v'ache ou un cheval, un parasol, une paire de pantoufles, pm marche-pied, du grain, des habits ou un mets délicat, ar ce moyen, il demeure en faveur auprès de son maître1.
LES ANCIENS ÉGYPTIENS. i. ILes anciens Égyptïenso
Les anciens Egyptiens, dont la civilisation remonte à 2,000 ans avant Jésus-Christ, ont beaucoup de traits de
1. L'Inde se transforme lentement sous l'influence du gouvernement anglais et des missions chrétiennes.
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HISTOIRE DE LA
PÉDAGOGIE.
ressemblance avec les Indous. Gomme eux, ils* étaiBilt divisés en castes. jLes prêtres et les guerriers formaient la ■ noblesse du pays. Entre eux et les castes populaires des artisans, des bergers, des bateliers et des marchands, il y .avait un abîme infranchissable. Cette division de la population en castes déterminait, comme dans l'Inde, la culture spéciale de chacune d'elles. Il y avait plus encore: chaque caste se divisait en autant de classes d'ouvriers qu'elle renfermait de branches de travail ; et il fallait que le fils (embrassât l'état de son père. Cette organisation sociale •présentait cet avantage, que chaque enfant pouvait de bonne heure apprendre son état sous le toit paternel, et acquérir ainsi beaucoup d'adresse dans sa spécialité, s'il était bien doué. Mais, si les spécialités gagnaient à ce système, on comprend que l'ensemble y perdait en harmonie, et que le génie qui se fraie de nouvelles routes, qui crée, transforme et ouvre de nouveaux horizons, était comme enchaîné dans ces institutions égyptiennes, qui donnaient à la civilisation sa base, sa règle et ses limites. On connaît peu les principes philosophiques et religieux qui servaient de base aux institutions égyptiennes. Les prêtres, qui avaient le monopole de la science et gouvernaient par son moyen, avaient soin de s'entourer de mystères pour qu'on ne pût pas leur enlever leur pouvoir. Ils avaient, pour eux, une écriture particulière, les hiéroglyphes, tandis que l'écriture clémotique servait pour le peuple. Ils représentaient la religion sous des emblèmes mystérieux que le peuple prenait pour des divinités. Les rois Dépendant étaient plus ou moins initiés à la science des prêtres, ainsi que les membres de leur famille. Moïse, adopté par la fille de Pharaon, fut instruit dans toute la science des Eg-yptiens (Actes, v. 22). Et cette science était assez importante. Les Egyptiens (la caste des prêtres) cultivaient la philosophie, l'histoire, l'histoire naturelle, la médecine, l'astronomie, l'astrologie et la magie. Cette dernière science devait être fort remarquable, à en juger par les actes qu'accomplirent les magiciens de Pharaon de-
�LES ANCIENS
EGYPTIENS.
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vant Moïse : ils changeaient des verges en serpents, de l'eau en sang, etc. Les obélisques, les canaux, les pyramides, témoignent aussi des connaissances des Egyptiens en mathématiques, en mécanique, en architecture, en sculp! turc, etc. Les principes religieux des Egyptiens avaient quelque chose d'austère qui déteignait sur l'éducation des enfants. A la vérité, on ne les exposait pas, comme dans d'autres Ï pays : leur vie était sacrée ; mais on leur donnait peu de [soins physiques. Ils allaient presque nus, sans chaussure ï ni bonnet, la tête rasée. Leur nourriture était des plus I simples ; on leur servait de la moelle de papyrus rôtie ;:sous la cendre, ou d'autres plantes aquatiques. L'entref tien complet d'un enfant jusqu'à l'adolescence ne revenait ■ qu'à 20 drachmes, c'est-à-dire à moins de 20 francs. Dans les écoles, on leur apprenait à lire et à écrire. Le divin Theut, inventeur de cet art, pensait, par là, rendre les ^Egyptiens plus sages et leur faciliter la mémoire. Un roi ïde Thèbes, Tamus, se permit plus tard de le contredire : par des paroles assez remarquables pour être rapportées : « Cette invention, dit-il, favorisera l'oubli des choses qu'on ' devrait savoir, car on confiera aux caractères extérieurs ' ce qui devrait être gravé dans la mémoire. Ce n'est donc pas un moyen de se mieux ressouvenir que Theut a inventé, mais, au contraire, un moyen de faire oublier; les élèves auront une représentation des règles de la sagesse, au lieu d'avoir celle-ci en eux-mêmes ; ils paraîtront beaucoup savoir, et ils ne seront que des ignorants. » k côté de l'écriture et de la lecture, on enseignait aussi le calcul. Cette branche s'apprenait dans des jeux intéressants. Les enfants recevaient un certain nombre de pommes, de couronnes, de vases en or, en argent, en airain, ou en d'autres métaux; il s'engageait ensuite entre eux des espèces de combats, dans lesquels il y avait gain ou perte des objets distribués. Mais le calcul, comme le remarque Cramer, rendit les Egyptiens, comme les Phéniciens et d'autres peuples, plus rusés que sages. Ilfavo-
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risa et développa en eux la soif du gain et de l'argent, i*. tous les vices qui en découlent. La femme était mieux partagée en Egypte que chez les divers peuples de l'Asie. Les prêtres du moins n'osaient prendre qu'une femme. Et, chose étonnante, le mari devait soigner les affaires de la maison, tandis que la femme allait au marché et faisait le commerce. D'après Diodore la femme aurait joui d'une plus grande considération que l'homme. Ce renversement des rôles dans la famille devait avoir une certaine influence sur l'éducation des enfants : c'était le père plutôt que la mère qui était chargé de les élever dès leur entrée dans la vie.
§ 5. ESe l'étïneaition cnes les anciens Perses.
En Chine, en Inde et en Egypte, comme on vient de le voir, l'éducation a été ou est encore dominée et réglée par un principe théocratique. Les préceptes viennent du ciel et des divinités supérieures reconnues. En Perse l'Etat entre comme nouveau facteur dans l'éducation. Il y partage avec la religion le droit de régler la culture et les mœurs du peuple. En naissant, le petit enfant devait, d'après le ZendAvesta, la bible des Perses, être lavé trois fois avec de l'urine de bœuf et une fois avec de l'eau, afin de le puri~-fier. Un astronome déterminait ensuite le sort de l'enfant et lui donnait un nom. A la fin de la troisième année, le père offrait un sacrifice à Mithra. Jusqu'à sept ans, l'enfant n'était astreint à rier, et tout ce qu'il faisait de mal tombait au compte des pi rents. Avant l'âge de cinq ans, ceuxci n'osaient l'instru re de ce qui était bien ou mal1 ; ils devaient se borner à lui donner les soins physiques nécessaires, et à lui dire, lorsqu'il tombait dans quelque faute : Ne fais plus jamah. cela!... Bel exemple de sobriété dans les paroles ! Avant l'âge de huit ans, on ne devait pas frapi. On retrouvera ce principe dans Jean-Jacques Rousseau.
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per un enfant, à moins qu'il ne fût insensible à d'autres ]limitions. L'enfant devait obéissance absolue aux parents. ■Celui qui refusait trois fois d'obéir était digne de mort. ■L'élève était tenu d'honorer son maître plus encore que ses ■parents, attendu que celui-ci avait pour charge de cultiver l'âme, la plus noble partie de l'homme. D'après la prière suivante, tirée d'un livre persan, cette supériorité du maî■re sur le père n'aurait cependant pas été généralement ■reconnue : « 0 Mithra ! est-il dit, unis par 30 liens les bons, floar 60 l'homme et la femme, par 70 l'écolier et le maître par 100 les frères, par 1,000 le père et le fils, et par 10,000 ■e pays et son prince ! » Ï Jusqu'ici le principe religieux ou théocratique semble l'emporter dans l'éducation des Perses, et cela peut avoir été le cas parmi les prêtres et surtout chez les Modes ; mais la religion de Zoroastre, en faisant de l'Etat le représentant d'Ormuzd, avait jeté un nouveau facteur dans la vie sociale. L'Etat n'est plus ici sous la dépendance totale des prêtres, c'est une puissance à part, qui doit combattre pour Ormuzd, et qui, par conséquent, veut exercer une influence pur la nation; de là une éducation nationale, c'est-à-dire yjne éducation de par l'Etat et non plus uniquement de Bar la religion. Sous ce rapport, la Perse forme la transition entre l'Asie et l'Europe ancienne, où le principe Biational absorbe le principe théocratique. ! Voici comment Xénophon a décrit l'éducation nationale lies Perses dans sa Cyropêdie : « Les lois de la Perse, dit■1, pourvoient à l'éducation morale des citoyens. Une place léloignée du bruit et entourée de bâtiments publics, est le ■lieu de rassemblement et l'école des Perses. Cette place est ■divisée en quatre parties, destinées aux garçons (6-16 ans), ■aux jeunes gens (16-26 ans), aux hommes (26-50) et aux ■anciens. Tous les matins les garçons et les hommes s'y ■réunissent avant le point du jour. Les jeunes gens, sauf ■ceux qui sont mariés, dorment tout armés devant les bâ« Itiments publics, soit pour les garder, soit pour se préseriver de la débauche. Les anciens sont libres de venir au
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 22 lieu de rassemblement ou de rester à la maison. Chaque section est dirigée par dix chefs; ceux des garçons sont choisis parmi les anciens qui ont les meilleurs fils. Les exercices pour les garçons consistent à tirer de l'arc, à lancer le javelot, à monter à cheval. Les maîtres de la section consacrent une partie de la journée à juger les délits qui se commettent, tels que vols, mensonges, médisances, etc. L'ingratitude et le mensonge sont tout particulièrement punis. Les garçons les plus âgés sont souvent appelés à prononcer sur les fautes des autres, d'après les règles de la justice; c'est une école pratique de droit. On apporte un grand soin à cultiver la sobriété, l'empire sur soimême, l'obéissance envers les supérieurs, et la véracité. Les jeunes gens doivent être sans cesse à la disposition de leurs supérieurs pour faire tout ce que réclame le bien public. Quand le roi va à la chasse, ce qui arrive plusieurs fois par mois, il prend avec lui la moitié des jeunes gens ; c'est leur école militaire, et en même temps une école où ils apprennent à supporter la soif et la faim, la chaleur et les fatigues de toute espèce. Ceux qui restent s'exercent à l'arc, au javelot, à la course, ou bien ils s'en vont faire la chasse aux brigands. Les hommes font le service militaire, ou sont employés comme chefs des jeunes gens et des garçons. Après 50 ans révolus, ils sont dispensés du service et employés comme juges, administrateurs, etc. » Voilà un court résumé du tableau de l'éducation publique des Perses d'après Xénophon. Les femmes n'avaient point de part à cette culture nationale, elles partageaient, selon plusieurs auteurs, la position inférieure qui leur est faite chez les peuples de l'Orient. On a voulu voir de la poésie dans la Cyropédie, une his< toire arrangée pour stimuler l'éducation nationale des Grecs. Je ne veux pas essayer de lever les contradictions qui existent entre les auteurs. Je pense (comme cela ressort de cette exposition) qu'il y avait plus d'un mode d'éducation en Perse, et je suppose que l'éducation nationale dont parle Xénophon ne s'étendait qu'à une classe de
�23 citoyens. On ne comprend pas, en effet, comment toute la nation aurait pu être jetée dans un système d'éducation, où il n'y a place ni pour l'agriculture, ni pour les arts, ni pour le commerce, mais seulement pour les fonctionnaires publics et les militaires. Un peuple ne peut pas passer sa vie sur une place publique, ni la moitié des jeunes gena d'une nation accompagner son roi à la cbasse. En terminant ce coup d'œil sur l'éducation des anciens Perses, je dois relever un trait de cette éducation, savoir •son austérité. Le Perse, apjjelé par sa religion à combattre Ahriman jusque dans son cœur, devait nécessairement -devenir austère et guerrier. En apprenant à dompter ses [passions, sa mollesse, sa sensualité, et à braver les déserts, empire d'Ahriman, et les fatigues qui s'y rattachent, le Perse devenait fort, hardi et courageux. Il fallait une telle éducation pour produire un Gyrus, et faire des Perses un peuple conquérant. L'austérité des mœurs fortifie et élève une nation; la mollesse et le luxe l'affaiblissent et l'abaissent.
ÉDUCATION CHEZ LES PHÉNICIENS.
§ 6. IBe l'éducation chez les Phéniciens.
Les Phéniciens nous offrent l'image d'un peuple commerçant, qui s'abandonne hardiment à l'inconstance des flots pour étendre au loin son commerce et augmenter ses richesses. Il résulte de là que sa culture a dû être plus libre que celle des autres peuples de l'Asie. Le principe de l'utilité dominait chez les Phéniciens, comme chez tous les peuples marchands. Leurs connaissances se rapportaient à leur commerce, leur morale s'accommodait à leurs intérêts. A Carthage, ville fondée par les Phéniciens, les garçons apprenaient à lire, à écrire, à calculer; ils devaient en outre apprendre le maniement des armes, un métier et les pratiques de la religion. On ne sait an reste rien de précis sur leurs principes et leurs procédés particuliers d'éducation.
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§ 7. &es Cirées.
En quittant l'Asie pour passer en Europe, nous entrons sur un terrain pédagogique nouveau. Là, les préoccupations de la vie à venir, et des préceptes absolus émanant du ciel ; ici, des peuples ne vivant que pour la vie présente, et une morale puisée dans l'homme même. Là, l'homme gravitant autour de son dieu pour parvenir à la félicité; ici, l'homme cherchant son bonheur en lui-même et dans le déploiement de ses propres forces. Il faut pourtant excepter de la tendance asiatique les races Cananéennes qui servaient d'impures divinités et cherchaient le bonheur dans la volupté. C'est donc une base toute humaine que celle sur laquelle repose la civilisation des Grecs et des Romains. Assurément ils avaient aussi un culte et des dieux ; mais (comme nous le verrons bientôt), leur mythologie n'était qu'un produit de leur développement moral et physique. Cette base de la civilisation gréco-romaine renfermait deux éléments distincts : un élément social, et un élément individuel. L'individu toutefois était censé appartenir à la société ou à l'Etat, plus qu'à lui-même : le citoyen avait le pas sur l'homme. Le Grec et le Romain étaient avant tout citoyens, mais avec des caractères différents. Le Grec recherchait le beau et le bon, et le Romain l'utile. Pour atteindre sa destinée, le Grec était stimulé et développé par trois moyens intimement unis entre eux, et pour ainsi dire confondus avec la vie du peuple : la religion, la musique et la gymnastique.
LA RELIGION
La religion n'était, chez les Grecs, qu'un produit de leur développement moral et physique. Leurs dieux, c'était l'homme idéal, affranchi des misères humaines, et tel qu'ils le trouvaient en eux-mêmes, avec la beauté physique et morale, avec les passions mêmes qu'ils aimaient
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et croyaient propres à rendre l'homme heureux. L'Olympe, avec ses dieux, était clans l'âme du Grec avant de passer dans son culte et dans sa littérature. Aussi chaque, dieu exprime-t-il cette harmonie parfaite du corps et de l'âme qui est la souveraine beauté et en même temps le souverain bien pour le Grec. Dans les statues des dieux, l'être intérieur pénètre et anime l'être physique au point qu'ils paraissent confondus l'un dans l'autre. Et il y a dans cette beauté, telle que le Grec la concevait, quelque chose !.de pur et de sublime qui captive l'âme et la détourne des passions qui dégradent l'homme. La personnification du beau et du bon dans des êtres immortels et heureux de leur perfection, tel est le sens intime et profond de la mythologie grecque. Et cette mythologie, sortie du génie du peuple, quoique n'ayant ni livres saints, ni préceptes divins, réagissait néanmoins puissamment sur lui. Le Grec voyait dans les statues de ses dieux, qui habitaient des temples magnifiques, l'image vivante de la perfection qu'il cherchait ; et leur vue entretenait en lui le besoin de l'atteindre : l'impression du beau, disait-il, arme l'âme contre le vice et l'enflamme pour la vertu, beaucoup plus que ne peuvent le faire des préceptes sans vie, une discipline tyrannique, ou une crainte servile. C'est ainsi que les dieux exerçaient une influence directe sur le peuple, et cette action était d'autant plus réelle et d'autant plus puissante qu'elle s'adressait justement à la faculté dominante chez les Grecs, au sentiment du beau. Quiconque a jamais été impressionné par la vue d'une statue antique, d'un Apollon, par exemple, comprendra ce rôle de la religion au sein du peuple grec.
LA MUSIQUE
La musique jouait un très-grand rôle dans l'éducation. Elle avait pour mission de cultiver l'âme en la purifiant par l'harmonie et le rhythme, en la développant par une poésie pleine de charme et d'instruction; et elle était si 2
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE.
intimement unie à la vie, qu'on ne pouvait la modifier sans modifier en même temps le caractère même du peuple. Les Grecs envisageaient cet art comme le premier et le principal moyen d'éducation. La philosophie, dit Socrate, n'est que le point culminant de la musique. Mais de même que les Grecs, suivant leurs divers caractères, avaient divers dieux pour exprimer l'idéal du beau qu'enfantait leur imagination, de même la musique variait chez eux suivant les caractères des diverses populations. La musique phrygienne était essentiellement religieuse. La musique dorienne (Sparte), adoptée par Grégoire-leGrand pour le chant d'église, était grave, calme et harmonieuse. Elle servait, surtout à Sparte, à inspirer le patriotisme et la bravoure, à célébrer les héros morts pour la patrie, à dire le malheur des lâches. On chantait aussi les lois de Lycurgue mises en vers, les poèmes d'Homère et d'autres histoires des dieux et des héros. Sous l'influence d'une musique si instructive et si riche de force et d'harmonie, les cœurs s'enflammaient d'amour pour la patrie et pour la vertu. 'A Athènes, la musique n'était pas moins cultivée qu'à Sparte : tous les citoyens étaient tenus de l'apprendre. La musique ionique était souple et passionnée. Les Athéniens crurent faire des progrès dans cet art en séparant la musique du chant, et en introduisant chez eux les instruments à vent (jusque là ils étaient à cordes), entre autres la flûte, qui se répandit dans toute la Grèce. Mais ces innovations exercèrent une influence mauvaise sur le peuple, parce que les sons seuls, séparés de tout texte, ont quelque chose qui énerve et amollit l'âme. Des réclamations ne tardèrent pas à s'élever contre l'action démoralisante de la flûte, mais elle ne fut cependant abandonnée que quand Alcibiade eut fait remarquer qu'il y avait dans le jeu de cet instrument quelque chose qui froissait le sentiment du beau, en défigurant le joueur. Toutefois la musique ne se releva pas à Athènes; elle suivit la décadence des mœurs.
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A Sparte, le peuple, — et quand il est question du peuple, il ne faut pas comprendre les esclaves, qui formaient une classe nombreuse d'habitants, — le peuple, dis-je, ne recevait aucune autre instruction que celle qui lui était apportée par la musique : fort peu de personnes savaient lire et écrire. A Athènes, on joignit à la musique quelques autres moyens de culture intellectuelle, tels que les lectures dans les jeux, des discours sur la place publique, la lecture et l'écriture. La lecture s'enseignât d'après la méthode ancienne ou d'épellation. On faisait d'abord apprendre les noms des lettres, ensuite leur forme et leur valeur. Après cela, on apprenait les syllabes, puis les parties du discours avec toutes leurs modifications ou changements. Cette étude terminée, on passait à la lecture courante et à l'écriture. Comme on le voit, on faisait de la lexicologie avant de commencer la lecture courante. La lecture redevenait à la fin, par la déclamation, une espèce de musique. Les principaux ouvrages employés comme livres de lecture et exercices de mémoire étaient l'Iliade et l'Odyssée. Alcibiade donna un jour un soufflet à un régent, chez lequel il ne trouva point les œuvres d'Homère. Nicératus savait encore dans sa vieillesse l'Odyssée et l'Iliade par cœur. Anaxagore disait qu'Homère était l'instituteur de toute la Grèce. Il aimait mieux qu'on sût ce poète que les lois de Solon. A côté des œuvres d'Homère, on employait aussi celles d'Esope et d'Euripide.
LA GYMNASTIQUE
La gymnastique était au corps ce que la musique était à l'âme, c'est-à-dire le moyen de le développer. En le fortifiant, en l'endurcissant contre la fatigue, en l'assouplissant, en développant en lui la grâce et l'aisance dans les mouvements, elle devait en faire la digne enveloppe de l'âme. Par elle, l'homme s'élevait à cette belle harmonie du corps et de l'âme, terme de l'éducation chez les Grecs. A Sparte, les principaux exercices gymnastiques étaient
�28 HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. la course, la lutte, l'équitation. Ils formaient, avec la mu» s'ique ou le chant, le fond de toutes les fêtes populaires. A Athènes, la gymnastique était plus savante et plus variée. Aux exercices ci-dessus on joignait le saut, le jet du javelot, le pugilat ou combat à coups de poing. On y formait aussi des athlètes pour figurer dans les grandes fêtes populaires. La natation, l'art de conduire les chars, us lesquels on montait par derrière, le jeu de paume et uelques autres, étaient aussi populaires chez les Grecs. i Le jeu du flambeau était, entre autres, très-amusant et très-beau ; il avait lieu la nuit. Déjeunes garçons, disposés sur une place publique suivant certaines règles, devaient porter des flambeaux allumés en courant à toute vitesse. Celui qui ne courait pas assez vite était sifflé, et celui qui éteignait son flambeau devait sortir du jeu. Je mentionnerai encore comme appartenant à la gymnastique, la danse, tout particulièrement en honneur à Sparte. Comme expression des sentiments intérieurs, cet exercice réunissait en lui-même la musique et la gymnastique. Il était fort aimé dans toute la Grèce. Les Arcadiens recevaient des leçons de danse aux frais de l'Etat jusqu'à l'âgé de trente ans, et ils devaient donner chaque année des preuves de leurs progrès sur un théâtre public. La danse dorique avait quelque chose de grave et de mâle comme la musique et la gymnastique. Les garçons apprenaient à danser dès l'âge de cinq ans, et les parents n'avaient pas de plus grand plaisir que de voir leurs enfants danser dans les fêtes publiques, le corps nu et la tête couronnée de palmes. Ordinairement on n'admettait dans les danses que des garçons ; mais il y avait aussi des danses où les deux sexes étaient réunis. Les exercices gymnastiques, destinés à cultiver et à faire ressortir la grâce et la beauté du corps, renfermaient sans nul doute de grandes jouissances pour un peuple si capable de sentir le beau. Mais les Grecs ne surent pas demeurer dans les limites où la sagesse de Dieu a voulu laisser paraître à découvert la beauté de notre corps : ils aimaient
�29 à le voir tout entier. À Sparte, on alla jusqu'à défendre les ceintures dans les courses publiques. Je veux croire que la volupté n'était pour rien dans les motifs qui dirigeaient les Grecs sur ce point; mais ce qui est certain, c'est que les gymnases, où les garçons paraissaient souvent nus, devinrent peu à peu des écoles d'immoralité. Après avoir esquissé à grands traits la figure du peuple grec, et parlé des moyens principaux d'éducation en usage sur cette terre classique du beau, je devrais entrer dans quelques détails sur le développement de cette civilisation si remarquable à tant d'égards, et sur la manière dont les moyens généraux et particuliers de culture étaient employés pour la réaliser; mais cela m'entraînerait dans des développements hors de proportion avec les limites de cette histoire, et je vais me borner à dire quelques mots de l'éducation chez les deux principaux peuples de la Grèce, les Spartiates et les Athéniens, après quoi je terminerai par l'exposition des systèmes de Platon et d'Aristote.
LES GRECS.
LES SPARTIATES
L'éducation avait chez les Doriens un caractère tout particulier. Lycurgue (néen926av.J.-G.), le législateur de Sparte, voyait dans l'habitude le moyen de moraliser le citoyen et le plus ferme appui de l'Etat. En conséquence de ce principe, il soumit l'éducation à des lois, et la rendit uniforme, commune et publique. Son but étant de rendre un petit peuple fort et invincible, il mit tous ses soins à faire converger tous les vœux, tous les intérêts, toutes les ambitions et toutes les forces vers un centre unique, l'Etat. Les droits de l'individu furent dominés >)t absorbés par l'élément social. Tout Spartiate appartenait à l'Etat, et l'Etat l'élevait d'une manière conforme à son but. Or, comme ce but était de former des guerriers vaillants et dévoués, la principale tâche de l'éducation devait être de développer la force physique, l'adresse, la persévérance, la bravoure et le patriotisme. Les moyens d'éducation étaient tous en harmonie avec ce but. Jïè.s qu'un
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enfant était né, on examinait s'il pouvait devenir un vaillant guerrier. S'il était faible ou difforme, on allait le précipiter dans les abîmes duTaygète. Pour obtenir de beaux enfants, on proclama des lois réglant les conditions du mariage. Celui qui se mariait trop tard ou qui ne se mariait pas était puni. Jusqu'à l'âge de sept ans, l'enfant était élevé à la maison, principalement par sa mère. Cependant le père le prenait aussi avec lui dans les repas publics destinés aux hommes, et il recevait une demi-portion de soupe, assis sur un marche-pied, à côté de son père. On avait pour principe de laisser à l'enfant la plus grande liberté possible et de le préserver de la peur et de la mollesse. C'est pour cela qu'on n'enveloppait pas de langes le petit nourrisson et qu'on le laissait seul dans l'obscurité. On empêchait les cris autant que possible, attendu qu'il était honteux, chez les Spartiates surtout, d'exprimer la douleur par des cris. A sept ans commençait l'éducation publique, obligatoire pour tous. Un citoyen respectable était chargé de surveiller la conduite morale des enfants et de diriger les exercices corporels. Il avait sous sa direction des portefouets, jeunes citoyens chargés d'administrer des coups sur l'ordre du pédonome. Les enfants étaient légèrement habillés, et allaient nu-pieds. Tous les jours ils devaient se baigner dans l'Eurotas. La couche sur laquelle ils dormaient par groupe, les uns à côté des autres, était faite de roseaux tirés des bords de l'Eurotas. La nourriture était peu abondante et mal assaisonnée. Les fatigues de la asse, et la cryptie (maraude pour se procurer par adresse a nourriture la plus indispensable), qui n'était punie que dans le cas où le délinquant était pris sur le fait, leur apprenaient à supporter la chaleur et le froid, et les rendaient hardis et adroits. En outre, il y avait chaque année une flagellation publique des garçons pour éprouver leur force d'âme et éveiller en eux le sentiment de l'honneur. Celui qui supportait les coups sans laisser apercevoir aucune expression de douleur recevait une couronne pour
�31 récompense. Après l'âge de douze ans, la discipline était encore plus forte et les exercices plus variés. A dix-huit «ans, le garçon prenait rang parmi les jeunes gens ; à trente lans, il devenait homme. Le respect qu'on avait à Sparte [pour les vieillards se rattachait intimement à ce système d'éducation. Le vieillard avait parcouru tous les degrés de l'éducation Spartiate, et s'il n'était tombé dans aucune [faute contre l'honneur, il était un objet digne de vénéra[tion pour le jeune homme, qui voyait en lui un modèle à limiter ; il devait lui obéir comme à un père. L'instruction publique comprenait la gymnastique, qui s'apprenait dans des places nommées gymnases, puis le chant, la musique et la danse. La science, comme je l'ai dit plus haut, n'était pas en honneur à Sparte. Lycurgue ne voulait former ni des savants, ni des orateurs. L'éloquence était même méprisée à Sparte, où elle passait pour l'art de mentir. L'esprit du Spartiate ne restait cependant pas inculte, et il devait l'exercer en s'exprimant par des phrases courtes, rapides, frappantes, « laconiques. » Cette manière de parler aiguisait la pensée, et la rendait claire, rapide et pénétrante. L'éducation à Sparte-s'étendait aussi aux filles, attendu que la beauté et la santé des générations futures en dépendaient en partie. Dans ce but, elles avaient leurs propres gymnases, où elles s'exerçaient à la course, à la lutte, etc.
LES GRECS. LES ATHÉNIENS
L'indépendance et la force de l'Etat étaient, comme nous l'avons vu, le but vers lequel tendaient toutes les lois de Lycurgue. A Sparte, la liberté individuelle était absorbée dans l'unité sociale représentée par l'Etat ; l'individu n'y était que citoyen ; il n'appartenait ni à lui-même, ni à sa famille. Nous trouvons à Athènes un principe différent. Ici la force et l'indépendance de l'Etat ne sont pas le but où tout doit aboutir, mais simplement le moyen d'assurer la liberté individuelle et de la défendre. Cette différence dans la manière de concevoir la liberté et la tâche de
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE.
l'Etat modifia nécessairement les moyens d'éducation. A la vérité, le principe que l'enfant appartient à l'Etat et doit être élevé pour lui, prévalait à Athènes comme à Sparte, mais il n'y était pas compris d'une manière aussi absolue, ce qui ressort déjà du seul fait que l'Etat ne s'y est jamais approprié le monopole de l'éducation; il se contentait d'établissements publics et de quelques autres institutions propres à cultiver le patriotisme et les mœurs nationales. Solon (638-559 av. J.-G.), le législateur le plus remarquable d'Athènes, considérait l'éducation de la jeunesse comme une partie essentielle de la tâche de l'Etat, mais il se contenta de régler et d'améliorer l'éducation domestique. Il obligea les pères à apprendre à leurs fils un métier ou un art, au moyen duquel ils pussent gagner leur vie. Le père qui avait rempli ce devoir pouvait, en retour, exiger de son fils qu'il prît soin de lui dans sa vieillesse. Solon régla aussi l'instruction. Les garçons devaient, avant toute autre chose, apprendre à nager et à lire; s'ils appartenaient à des familles pauvres, ils étaient obligés d'apprendre en outre l'agriculture, le commerce ou un art quelconque; s'ils avaient des parents riches, on devait leur enseigner la musique, l'équitation, la chasse et la philosophie. l'Etat pourvoyait à tout ce qui était de la culture générale, mais le père était ensuite libre de faire donner à son fils une éducation plus relevée. Et c'est ce qui arrivait généralement à Athènes, où l'instruction était tellement appréciée et en honneur, que même les plus pauvres faisaient donner à leurs enfants des leçons d'art et de science, s'imposant pour cela toutes sortes de sacrifices et de privations. Gomme l'individu avait une plus grande valeur à Athènes qu'à Sparte, l'enfant y était aussi soumis à une disci pline moins sévère. Cependant les femmes athénienne!! savaient bien apprécier les avantages de l'éducation Spartiate, puisqu'elles faisaient venir de préférence des bonnes de Sparte pour garder leurs enfants. Le petit garçon demeurait les sept premières années de
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sa vie avec sa mère dans l'appartement des femmes (gynécée). Il passait ensuite, pour commencer ses études, sous la surveillance d'un esclave âgé et fidèle, nommé pédagogue, qui l'accompagnait partout et le conduisait au pédagogium, et plus tard aussi au gymnase. Au pédagojgium les enfants recevaient des leçons de lecture et [l'écriture. Quelques années plus tard, on leur apprenait [à chanter et à jouer de la guitare. Du pédagogium ils ^passaient au gymnase, où ils restaient jusqu'à l'âge de f dix-huit ans. Après, le jeune homme apprenait un métier ou un art, suivant la volonté de son père. A vingt ans, son éducation était terminée; il devenait citoyen et était soumis au service militaire. L'éducation des femmes était négligée à Athènes ; elles ne s'exerçaient guère que dans l'art de plaire. Leur principale occupation consistait à s'arranger une taille svelte, à exercer leur tenue pour la rendre gracieuse, à donner du charme à leurs cheveux et à leurs sourcils avec du fard et des cosmétiques. Elles s'occupaient, surtout les jeunes filles, fort peu des soins du ménage. Quelques-unes apprenaient à lire, à écrire, à chanter et à jouer de la guitare. Sous l'empire de cet esclavage de la beauté, les femmes athéniennes négligeaient leur éducation physique aussi bien que la culture de leur intelligence ; les jeunes filles, dans la crainte de gâter leur teint, ne s'exposaient jamais ni aux rayons du soleil, ni au souffle du vent; elles restaient presque toujours à la maison. Ce qui précède se rapporte essentiellement aux deux siècles qui suivirent Solon, et non aux temps de la décadence. L'idée que les Athéniens s'étaient faite de la liberté individuelle dénoua peu à peu les liens sociaux. La diversité des individualités détruisit l'unité nationale et engendra une soif de nouveautés qui finit par démolir tout ce qui venait du passé. La culture intellectuelle, parvenue à son apogée, devint l'écueil contre lequel la vieille simplicité de Solon vint échouer avec la morale qu'il evait consacrée. Les dieux n'étaient plus respectés que par le
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peuple ignorant; les bonnes mœurs et le patriotisme avaient fait place à la licence, et les sophistes se moquaient de tous les beaux sentiments et de toutes les convictions. Les jeunes gens n'avaient plus de respect pour les parents et les vieillards, et ils s'abandonnaient à tous les désordres, même au vice autrefois inconnu de l'ivrognerie. Les enfants étaient élevés toujours plus mollement. On leur donnait des friandises pour récompense, du vin, de beaux habits, des lits bien chauds ; ils osaient dormir aussi longtemps qu'ils voulaient. Il n'est donc pas surprenant que plus tard ils n'eussent ni force, ni énergie poiu' l'étude et pour le travail. L'équitation fut la seule chose pour laquelle les jeunes gens conservèrent du goût. Témoin de cette décadence générale, un citoyen vertueux, Socrate (469 à 399 av. J.-C), tenta de ramener ses concitoyens dans la bonne voie. Pour atteindre son but, il s'appliqua, d'une part, à combattre les sophistes, et de l'autre, à rallumer l'amour de la vertu dans le cœur de la jeunesse athénienne. Contre les sophistes, il avait recours à une forme particulière de raisonnement, consistant en questions adressées à ses adversaires et par lesquelles il les forçait de souscrire à ses principes. On a appelé cette manière de raisonner, et en même temps d'instruire, la méthode socratique. Pour atteindre son second but, Socrate réunit autour de lui des jeunes gens bien disposés qu'il instruisait par ses discours et son exemple. On connaît la fin de ce sage. Mais ses principes lui survécurent. Ses disciples, Platon, Xénophon et d'autres encore n'héritèrent pas seulement de son esprit, mais ils travaillèrent encore à répandre ses idées sur l'éducation, et ils exercèrent sur leurs concitoyens une assez grande influence. On peut en dire autant du philosophe de Stagire, en Macédoine (384-322 av. J.-C), le célèbre précepteur d'Alexandre-le-Grand. Ces hommes n'ont pas eu l'influence de Lycurgue et de Solon ; ils n'étaient pas des législateurs comme eux ; mais par leurs écrits ils ont agi sur les esprits, à peu près comme le font les pédagogues
�LES GRECS. 35 de nos jours. Les systèmes de Platon et d'Aristote sont près-dignes encore de notre attention, et il n'est pas permis de les passer sous silence dans une étude pédago< gique sur la Grèce. En voici une rapide analyse. PLATON ET AR1STOTE
Platon et Aristote partent l'un et l'autre du principe que l'éducation est l'affaire de l'Etat; qu'elle doit être comune, publique, et la même pour tous les citoyens. La [gymnastique, la musique et la grammaire (lecture, écriture, littérature, etc.) renferment pour eux tous les princirpaux objets et moyens d'instruction et d'éducation. Mais le premier de ces philosophes se rattache à l'austère système pristocratique de Sparte, tandis que le second se rapproche des idées démocratiques d'Athènes : il tient compte des droits de la famille et de l'homme. Suivant Platon, l'individu doit disparaître dans l'Etat; Aristote, tout en tenant compte des droits primitifs de l'Etat, voit toujours l'homme dans le citoyen et veut qu'on respecte les droits p.e la vie privée. Platon, clans son système d'éducation, part de l'idée de a préexistence des âmes. En entrant sur la scène du Hn~ ronde, chaque homme apporte dans son âme l'image de Isa nature primitive. La tâche de l'éducation est de vivifier cette image, afin que l'homme, attiré par elle, puisse s'en rapprocher et rentrer par ce moyen clans sa voie naturelle sur laquelle seule il peut atteindre sa haute desinée. Sans l'éducation, l'homme s'éloigne de sa nature rimitive, et devient la plus imparfaite des créatures; par lie, il devient le plus divin des êtres. — L'éducation est asée sur les habitudes, et celles-ci s'acquièrent par exemple, par le commerce des hommes, par l'instrucion et la vie pratique. Toute habitude doit se contracter e bonne heure. Pour cette raison, les premières années ont les plus importantes en éducation. L'enfant doit être raité d'une manière uniforme, sans dureté ni faiblesse, a gymnastique est le premier objet d'instruction ; elle
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développe dans le corps la force, la santé, la tenue, l'adresse et la beauté. La culture intellectuelle comprend les arts (surtout la musique), les sciences et enfin la philosophie. La culture intellectuelle commence à 10 ans paï l'écriture et la lecture ; pour celle-ci, on doit choisir avec soin les meilleurs morceaux des bons auteurs. A 13 ans, commence l'instruction musicale sur la lyre ; puis viennent l'arithmétique, la géométrie, l'économie, l'as tronomie et la philosophie. Platon ne permet pas que l'éducation des femmes soit négligée ; il veut qu'on leur donne des leçons de gymnastique, et qu'elles apprennent à manier les armes, afin qu'au besoin elles puissent défendre la patrie. Aristote part du principe que l'homme est fait pour vivra dans un Etat. Pour vivre en dehors de l'Etat, il faudrait être plus qu'un homme, c'est-à-dire un dieu, ou moins qu'un homme, c'est-à-dire une bête. La vertu humaine, dans le sens complet du mot, n'est donc possible que dans l'Etat et par l'Etat : c'est là qu'est sa sphère. La vertu repose sur la connaissance et l'habitude. L'Etat donne l'une et l'autre par l'instruction et l'éducation. Et c'est ainsi qu'il atteint son but, qui est de rendre le citoyen vertueux par son obéissance aux lois, et heureux par la vertu. En agissant ainsi, l'Etat assure sa propre existence, car une bonne éducation lui donne son plus solide appui, savoir des citoyens qui savent aussi bien obéir que commander. Les vertus doivent être en partie apprises, en partie développées par l'exercice. Avant toute chose, le mariage doit être suffisamment surveillé et réglé par l'Etal dans un but éducatif. Il faut que les membres de la famille aient leur place légitime dans la société, et que chacun y remplisse ses devoirs respectifs. Le père doit gouverner, la femme être soumise au mari, sans en être l'esclave ; les enfants doivent aimer et honorer leurs parents et les entretenir dans la vieillesse. Il appartient au législateur de déterminer les règles générales de l'éducation, et aux parents de les mettre en praticme suivant les circonstances.
�37 La première éducation doit être donnée par la mère. Ses règles principales sont : allaitement peu prolongé ; activité convenablement entretenue par de petits ouvrages ou des jeux ; nourriture saine, mais pas délicate. Jusqu'à cinq ans, on ne doit rien exiger du garçon, ni travail, ni étude. De cinq à sept, il faut qu'il apprenne à regarder et à écouter. A sept ans commence la gymnastique, non les savants exercices de l'athlète, mais simplement ce qui est propre à développer la force et la beauté, et plus tard ce qui peut aguerrir. La culture morale, suivant Aristote, repose essentiellement sur l'habitude ; la culture intellectuelle, sur l'imitation. La culture de l'intelligence sans habitudes morales ne sert qu'à corrompre l'homme. Pour parvenir à la vertu, trois choses sont nécessaires : des dispositions naturelles, l'habitude etla culture intellectuelle. Pour contracter les bonnes habitudes, il faut s'éloigner des mauvais exemples et rechercher la compagnie des gens de bien. Les objets d'instruction se divisent en deux catégories : ceux qui rendent apte à la vie civile, et ceux qui ont pour but la culture de l'homme. Parmi les arts, Aristote recommande surtout la musique, à cause de son influence morale et du moyen qu'elle offre de se récréer écemment. Mais, pour cette raison même, il ne veut pas ue la musique devienne une industrie; on ne doit la ultiver qu'autant que cela est nécessaire pour prendre laisir à la mélodie et au rhythme. Il recommande spéialement le mode dorique à cause de son caractère mâle t guerrier. Aristote veut encore qu'on fasse ressortir ans les diverses branches le côté esthétique ; et, comme et élément manque dans les mathématiques, il ne leur onne, à l'inverse de Platon, qu'une importance seconaire. Ce qui précède sur l'éducation des Grecs renferme les rincipes et les faits essentiels propres à nous intéresser t à nous instruire; ce que je pourrais y ajouter, en parant, par exemple, des Arcadiens, des Crétois, des Théains, des Thessaliens, des Macédoniens, et de ce que les
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temps de la décadence laissent encore à glaner, ne serait guère qu'une répétition des mêmes principes et des mêmes faits, groupés différemment et flottant entre Athènes et Sparte, entre Aristote et Platon. On pourrait rattacher bien des réflexions aux principes et aux faits qui caractérisent la remarquable éducation des Grecs ; mais je veux me borner à deux princi' pales. Les hommes nourris de la littérature de ce peuple disent que la civilisation grecque renferme un élément de culture qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Je crois aussi qu'il y a dans la vie du peuple grec quelque chose qui nous manque, et ce quelque chose, c'est le sentiment et le besoin du beau. Dans sa sagesse, la Providence a donné à chaque nation une physionomie propre, un caractère particulier, certaines aptitudes, qui déterminent son rôle ou sa vocation au sein de la grande famille humaine. Quant aux principes qui servaient de base à l'éducation chez les Grecs, il est bien remarquable de voir combien l'élément social (l'Etat) a été supérieur à l'élément purement humanitaire (individuel), pour donner de la force à la nation. C'est que l'homme n'est fort que dans la dépendance d'un principe supérieur à lui-même. A défaut d'une théocratie ou d'une religion révélée, il n'y a de force pour la société que dans un Etat qui absorbe l'individu, sans toutefois en faire un esclave : Lycurgue et Platon étaient donc dans le vrai, à cause des circonstances. La force de la Grèce n'a duré qu'aussi longtemps que le principe social a prévalu sur le principe individuel, l'État sur l'homme. Toutefois, il est bien remarquable que ce qui a fait la force de la Grèce ne nous soit maintenant que d'une importance secondaire, tandis que le côté humani| taire de sa civilisation continue à nous instruire. Lycurgue et Platon sont pour nous beaucoup moins instructifs que Solon et Aristote. 11 faut cependant y prendre garde : si, d'un côté, le christianisme reconnaît les droits imprescriptibles de l'homme, d'un autre côté, il exige de ca
�39 même homme une dépendance absolue de Dieu et de l'ordre moral et religieux qu'il a établi dans le monde. Tout édifice élevé sur l'homme ne tarde |pas à se désassembler et à tomber en ruines. Qu'est-ce qui, depuis la création du monde, subsiste au milieu des ruines qui recouvrent la route de l'humanité? N'est-ce pas ce qui est demeuré soumis à l'ordre moral et religieux établi par le souverain législateur du monde ?
§ 8. lies Romains»
LÈS ROMAINS.
J'ai dit, dans le chapitre précédent, que ce qui distinguait la civilisation des Grecs et des Romains de celle des peuples de l'Asie, c'est qu'elle s'élevait sur une base humaine, c'est-à-dire déterminée par les besoins et les. aspirations de l'homme, et non par des lois absolues s'imposant comme des oracles divins; et j'ai distingué dans cette civilisation deux éléments principaux : l'un social (représentant les intérêts de la société, dont l'Etat est à la bis le protecteur et l'organe), l'autre individuel (revendiraant les droits de l'individu et tenant compte de ses jesoins particuliers). J'ai ensuite caractérisé la civilisaion grecque en montrant que le but où elle tendait était e beau et le bon, et la civilisation romaine en disant [u'elle poursuivait Y utile. Le peuple romain, en effet, (tait avant tout un peuple pratique. Il a, entre autres, ultivé le droit avec une supériorité qui ne peut lui tre disputée ; et il n'a pas seulement conquis le monde ar la force des armes, mais il l'a encore organisé 'une telle manière, que plusieurs de ses institutions nt survécu à la ruine de son empire. La langue des Rolains, leurs lois, leurs institutions, leurs routes, leurs Billes, etc., sont comme les matériaux dont le moyen âge si est servi pour organiser son enseignement, ses institu* ■ons ecclésiastiques, ses bourgeoisies et son commerce ; WB droit romain et les maximes gouvernementales du Beuple-roi gouvernent encore en partie le monde actuel,
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 40 et à plusieurs égards la papauté n'est que la continuation de l'empire romain. N'est-il pas remarquable que le caractère du dernier des peuples de l'antiquité nous rappelle l'âge mûr, avec son activité réfléchie et pratique, tandis que les Grecs, avec leurs aspirations vers une vie poétique et idéale, nous représentent l'image de la jeunesse, et que les autres peuples primitifs, soumis à un despotisme absolu, nous apparaissent comme des enfants qui obéissent sans réfléchir et sans raisonner? L'antiquité païenne peut se comparer à l'homme; elle a eu son enfance, sa jeunesse et son âge mûr ; puis est venue une vieillesse prématurée; mais au moment où elle allait succomber sous le poids de sa faiblesse, Dieu a envoyé son Fils au monde et avec lui un nouveau principe de vie pour régénérer l'humanité tout entière. Nous trouvons dans l'histoire du peuple romain l'explication de son génie pratique. Les aventuriers rassemblés par Romulus n'avaient pas le temps de s'adonner à une vie contemplative : ils étaient contraints de se livrer à un travail sérieux et de rechercher ce qui était utile et pratique. La nécessité de se défendre contre l'ennemi commun, leur fit chercher la sécurité dans la force de l'Etat et dans leur dévouement à la chose publique. L'individu avait besoin du citoyen pour conserver son indépendance et sa liberté. Leurs intérêts étaient identiques. C'est ainsi qu'il se forma à Rome, par le concours des circonstances, un Etat qui était là pour le citoyen, et non, comme à Sparte, des citoyen? qui n'existaient que pour l'Etat. Il n'y avait pas à Rome, comme en Grèce, manque d'accord entre l'individu et le citoyen. L'Etat n'y opprimait pas l'homme : il n'était que le garant des droits et des libertés des particuliers. Le citoyen romain était plus que le Spartiate, ou même que le Grec, un homme libre, et s'il n'en était pas moins dévoué à la chose publique, c'est qu'elle était aussi son bien à lui, sa propriété, une portion de sa vie. C'est du
�LES ROMAINS. 41 sein de la vie pratique et de ses besoins journaliers que sont sorties les institutions romaines, et non de la tête d'un philosophe, et cela suffit pour nous expliquer leur caractère pratique. Il est bien remarquable, et ceci est un fait nouveau dans la vie des peuples anciens, il est bien remarquable, dis-je, que le développement du peuple romain se soit opéré, non pas, comme en Grèce ou en Orient, par des institutions sociales agissant sur les individus, mais essentiellement par la famille. Le peuple romain est le seul de l'antiquité qui ait connu la vie de famille, le seul aussi où cette institution ait servi de base à la société et à l'Etat. Cependant, comme je viens de le dire, le Romain n'en était pas moins bon citoyen; on pourrait peut-être dire[qu'il n'en était que meilleur citoyen, car la famille développe tout aussi bien les vertus civiques que les vertus ^privées. La famille ayant été à Rome le facteur principal de l'éducation, il est nécessaire que nous nous y arrêtions un instant. Chez les peuples que nous avons déjà étudiés, la femme joue un rôle tellement secondaire, que sa vie est, pour ainsi dire, séparée de celle de son mari, en sorte que la famille y manque d'unité et de force, et qu'elle ne peut déployer ses vertus. Il n'en est pas de même à Rome. Ici, la femme jouit des égards qui lui sont dus, et son activité s'y unit à celle de l'homme. L'émancipation de la femme, la reconnaissance de ses droits, la liberté qui lui est accordée de déployer ses facultés, eurent, on ne peut en douter, la plus grande influence sur les destinées du peuple romain, et furent pour lui la source de plusieurs vertus inconnues des autres nations. Et d'abord la polygamie, qui est si fatale à l'éducation des enfants et qui détruit la famille, était et devait être inconnue à Rome, et les liens du mariage y étaient regardés comme sacrés. Quand des époux se brouillaient, ils allaient expliquer devant la déesse protectrice des
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liens conjugaux, et retournaient réconciliés à la maison : touchante pratique qui mérite notre respect et notre admiration. Durant les premiers siècles de la civilisation romaine, le divorce demeura inconnu à Rome. Le premier qui eut lieu arriva dans le sixième siècle après la fondation de cette ville (231 avant J.-C), et il fut sévèrement blâmé du peuple, quoiqu'il fût motivé par la stérilité de la femme, circonstance qui autorisait la séparation. La sainteté du mariage et de la vie domestique était protégée, à Rome, par une institution particulière, par rétablissement des censeurs ou surveillants des mœurs. Ceux-ci, non-seulement empêchaient le divorce, mais ils portaient aussi leur attention sur les célibataires, et les engageaient par toutes sortes de moyens à entrer dans l'état du mariage. Donner des enfants à l'Etat était un devoir du citoyen. Métellus, surnommé le Lacédémonien, censeur en 622, aurait voulu forcer tous les citoyens à se marier. L'an 350, les censeurs Camillus et Posthumius punirent d'une amende tous les célibataires. D'autres les contraignirent à épouser les veuves de ceux qui étaient morts en combattant pour la patrie. A Rome, comme chez les Juifs, les jeunes gens se mariaient de bonne heure, les filles dès l'âge de douze ans. Plutarque attribue à cette circonstance l'intimité et la bienfaisante influence de la famille romaine. Je ne suis pas loin de partager cette manière de voir, et je suis convaincu que l'impureté ne fait tant de ravages dans notre peuple que parce qu'on y est trop opposé aux mariage? précoces. Les jeunes gens se blasent par toutes sortes d'aventures et perdent l'innocence du cœur et des mœurs dans l'état de fermentation qu'ils doivent traverser avant d'oser se marier. Le péché qui sape les fondements du mariage et tarit les sources delà vie d'un peuple, l'impureté sous toutes ses formes, était condamnée à Rome par la morale publique, et les anciens Romains firent de la pudeur la première des vertus. La pudeur devait surtout être respectée
�43 chez la femme. Celui qui y portait atteinte par des paroles ou des regards impurs était digne de mort. On sait qu'une famille royale fut expulsée de Rome pour attentat à la pudeur. Le décemvir Appius Claudius tomba de la même manière. On peut dire que les Romains poussèrent cette vertu jusqu'à l'extrême; les pères évitaient de se baigneï avec leurs fils; il était défendu d'entrer nu dans un bain, même lorsqu'on était seul, et l'austère Caton expulsa du [sénat un patricien qui avai t donné un baiser à sa femme [en présence de sa fille. La chasteté, que le Romain considérait comme la prelectrice de toutes les vertus, était adorée à Rome sous le [nom de Vesta. On lui éleva un temple, et elle était servie fcar des vierges qui avaient fait vœu de chasteté. Ces vestales jouissaient de la plus grande vénération. Le malfaiteur que l'on conduisait au supplice était aussitôt mis en liberté, si le hasard lui faisait rencontrer une vestale. Les œonsuls eux-mêmes s'inclinaient et faisaient baisser les faisceaux devant elles. Dans toutes les familles on rendait lu culte à Vesta, afin d'être maintenu par elle dans la pureté des mœurs. Malheureusement cette belle vertu ne le soutint pas à Rome, et la décadence des mœurs comInença déjà bien avant l'empire. I On pourrait diviser l'histoire de l'éducation chez les flomains en deux périodes ou époques : la première comrenant les temps de la royauté et de la république, et la econde, qui est celle de la décadence, comprendrait l'emire. Mais comme la transition entre ces deux époques st très-longue et n'a point de date précise, je crois devoir e point établir de division, et je me contenterai d'indiuer d'une manière générale les modifications imporntes qui eurent lieu avec le temps dans le domaine de éducation, ainsi que les progrès accomplis dans le champ .e l'instruction. L'éducation des enfants se faisait, à Rome, dans la ftimille ou par la famille; l'Etat ne s'en mêlait qu'indijectement par les censeurs et la promulgation de quelques
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lois destinées à prévenir l'arbitraire dans l'exercice des devoirs domestiques. Quoique les dieux de Rome fussent muets comme ceux de la Grèce, cependant les Romains leur rendaient un culte volontaire ; ils plaçaient tous les actes de la vie sous leur protection, et en particulier ceux qui avaient trait à l'éducation des enfants. Pendant l'accouchement, ils invoquaient la déesse Lucine, et lui préparaient un repas ; ils s'adressaient aussi à Nascio. Après la naissance, on posait l'enfant à terre, et il n'était regardé comme légitime qu'après avoir été relevé par son père ou par quelqu'un qui le représentât. La déesse Levana présidait à cet acte. Les déesses Canine et Cuba, divinités tutélaires des dormeurs, protégeaient l'enfant au berceau. On le recommandait à Yaticanus quand il commençait à crier; à Rumilia quand sa mère lui donnait le sein ; à Edulina et à Potina quand il commençait à manger. Le septième jour après sa naissance, si c'était un fils, et le neuvième quand c'était une fille, l'enfant recevait le nom qu'il devait porter. Ce jour, appelé dits lustricus (jour lustral, jour de purification), était une fête de famille. C'est probablement après cette cérémonie que l'enfant était inscrit sur le registre civil, dans le temple de Lucine. Cette inscription se payait à raison d'un quatrain pour un garçon, et d'un sixain pour une fille. Romulus donna aux pères une grande autorité sur leurs enfants, même lorsqu'ils étaient grands et mariés, « afin de briser leur entêtement et de contenir leur pétulance. » Le père pouvait mettre son enfant en prison, lui imposer un dur travail dansles champs, le donner à gage et le vendre jusqu'à trois fois, lorsque, après une première ou une seconde ven te, il retombait entre ses mains. Un père pouvait même faire mourir son enfant, à moins qu'il ne l'eût émancipé. Ce fut comme père que Brutus condamna ses fils à mort. Les autres conjurés, il les condamna comme consul. Malgré la grande autorité accordée aux pères sur leurs
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enfants, il paraît qu'ils en usaient généralement avec humanité. Caton disait que celui qui battait sa femme ou son fils blessait les sentiments les plus sacrés, et il estimait un bon père plus qu'un bon sénateur. Il est un point cependant sur lequel il s'introduisit dans la suite les abus les plus révoltants, c'est celui de l'exposition. On sait que presque tous les peuples païens exposent ou tuent les enfants qu'ils n'ont pas envie d'élever. Un missionnaire catholique raconte avoir baptisé, en Chine, des centaines d'enfants exposés. Tous les matins on en trouve dans les rues. Cette inhumaine pratique remonte aux temps les plus reculés, et elle était déjà répandue en Italie avant la fondation de Rome. Romulus avait été lui-même exposé, et l'histoire nous raconte qu'il fut allaité par une louve, ,R,ome suivit naturellement le courant dans lequel était entraînée l'humanité tout entière, à l'exception du peuple juif; toutefois, le besoin d'avoir des citoyens pour défendre la patrie fit prendre des mesures pour empêcher l'exposition. Romulus ordonna d'élever tous les garçons et au moins l'aînée des filles. On ne pouvait exposer que les enfants difformes ou cacochymes, et cela seulement quand cinq voisins le trouvaient bon. Dans la loi des DouzeTables, les décemvirs permirent l'exposition sans consultation préalable. Cette loi, on le comprend, ouvrit la porto aux abus. Parmi les lieux où l'on avait coutume d'exposer les enfants, le marché aux légumes, où se trouvait la colonne Lactée (coïumna Lactaria), était le plus connu. On espérait que les enfants exposés sur cette place y seraient nourris de lait par quelques personnes compatissantes. Cette place peut être considérée comme la première maison d'enfants trouvés dont il soit fait mention dans l'histoire. Beaucoup d'enfants étaient aussi portés devant la porte de personnes riches et sans enfants, mais on les recueillait rarement par un sentiment d'humanité. Pour prévenir les abus de l'exposition et de l'infanticide, l'Etat, surtout depuis Auguste, se mit à accorder des
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récompenses aux familles qui avaient beaucoup d'enfants* Mais cette mesure ne put empêcher que ce crime ne prît des proportions de plus en plus effrayantes. A l'autorité absolue des pères correspondaient l'obéissance et la subordination chez les enfants. Les censeurs tenaient surtout à la pratique de ces vertus. Une fois, quatre cents jeunes gens qui servaient dans l'armée comme cavaliers, furent privés de leurs chevaux et relégués dans la classe inférieure des Mrarii, pour avoir négligé un ordre de leurs pères. Ils supportèrent cette punition du censeur avec résignation et patience. On cite aussi, comme exemple de sévérité, celui que donna le consul Titus-Manlius Torquatus, qui fit tuer son fils à la tête de l'armée pour s'être battu en combat singulier contre sa défense, et cela après l'avoir préalablement fait couronner à cause de sa bravoure. Le respect des enfants pour leurs parents et leurs supérieurs devait aussi s'étendre aux vieillards. Celui qui ne se levait pas devant les cheveux blancs était digne de mort. Après un festin, les jeunes gens, à l'exemple de ce qui se pratiquait à Sparte, reconduisaient les vieillards à la maison. De leur côté, les vieillards devaient soigneusement éviter de scandaliser les jeunes gens, suivant cette parole de Platon : « Là où les vieillards sont dévergondés, les jeunes gens doivent être excessivement insolents. » La même prudence envers les enfants était recommandée aux pères, et il était d'usage que ceux-ci ne mangeassent et ne bussent qu'en compagnie de leurs enfants, afin d'être retenus par leur présence dans les bornes de la modération. Je citerai encore parmi les vertus qui firent la force de l'ancienne Rome la simplicité et la sobriété. Les enfants devaient apprendre à se contenter de peu. Avant trente ans l'usage du vin n'était pas permis. Les soins de l'éducation se partageaient entre le père et la mère, suivant les circonstances. On ne peut douter que Véturie, la mère de Coriolan, n'ait eu une large part dans
�47 l'éducation de son fils, quand on voit l'ascendant qu'elle conserva sur lui. On sait aussi ce que Cornélie, la mère des Gracques, fut pour ses fils. La femme de Caton le censeur eut le plus grand soin de son fils. Non-seulement elle le nourrit de son propre lait, mais elle donnait aussi le sein aux petits enfants de ses esclaves, afin de les bien disposer en faveur de son fils. Il est à supposer qu'elle suivait en cela une croyance répandue dans le peuple, et qu'il ne nous faut pas regarder comme une superstition ; il est probable, en effet, que le lait d'une nourrice communique à l'enfant qu'elle allaite les traits principaux de son caractère et jusqu'à ses vices. Une mère qui a à cœur l'éducation de-son enfant, fait bien de ne le confier à une étrangère que si elle y est forcée par les circonstances, et en usant alors de la plus grande circonspection. Caton, de son côté, ne négligeait rien pour donner une bonne éducation à son enfant. Dès qu'il fut en état d'étudier, il lui apprit lui-même à lire et à écrire. Il le développa aussi par des exercices corporels, tels que la natation, le maniement des armes, l'équitation, et lui apprit à supporter le froid et la chaleur, la faim et la fatigue. En présence de son fils, il se conduisait et parlait avec autant de circonspection que devant une vestale. Il se servait surtout, comme la mère des Gracques, de l'histoire des ancêtres pour former le cœur de son fils et l'animer des sentiments que devait revêtir le citoyen romain. L'histoire était, au reste, un moyen d'éducation très-répandu dans Rome; elle remplissait les jeunes gens d'enthousiasme pour les grandes actions de leurs ancêtres, et faisait naître en eux le besoin de marcher sur leurs traces. L'usage d'élever et d'instruire soi-même ses enfants se conserva long temps à Rome. Nous voyons Cicéron ins truire lui-même son fils, et l'empereur Auguste donner des leçons à sa fille et à sa petite-fille. A cette époque cependant la décadence avait commencé depuis longtemps. Ce n'était déjà plus le temps où la matrone romaine mettait sa gloire à allaiter ses propres enfants, à les élever, à diriger leurs
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premières occupations, et à empêcher que de mauvaises influences ne vinssent les corrompre. Quand Rome eut vaincu ses ennemis extérieurs, la mollesse ne tarda pas à relâcher chez elle tous les liens moraux, et par conséquent aussi ceux de la famille .Les femmes trouvèrent trop pénible d'élever leurs propres enfants, et confièrent ce soin à des esclaves ou à des domestiques grecques, qui leur communiquaient les sentiments les plus communs. C'est une belle chose que la prospérité, mais il est bien difficile de la supporter : elle est l'ennemie née de toutes les vertus. Ce n'est pas seulement à Rome qu'on en a fait l'expérience; et s'il est vrai pour le chrétien que « ce n'est que par beaucoup d'afflictions qu'il peut entrer dans le royaume des cieux, » il est vrai aussi pour les peuples que ce n'est qu'au sein des luttes et des combats qu'ils peuvent entrer dans la voie d'une vraie et solide civilisation. Passons maintenant à l'instruction. C'est surtout dans le domaine de l'instruction que se montre le sens pratique du peuple romain. La musique et la gymnastique, si populaires en Grèce, n'étaient point en faveur à Rome. La musique y était remplacée par la lecture, l'écriture, le calcul et l'éloquence ; la gymnastique par la natation et les exercices militaires. Rome resta longtemps étrangère aux beaux-arts; mais les arts utiles y prospérèrent de bonne heure. L'instruction des enfants, comme on l'a déjà vu, se faisait, ainsi que l'éducation, essentiellement dans la famille et surtout par le père. De bonne heure cependant, an trouve à Rome des écoles (scholss, lucli, —jeux) à la tête desquelles sont des maîtres nommés lucli magistri (maîtres des jeux). Mais ces écoles étaient privées ; ce n'est que sous l'empire que l'enseignement s'organisa et que l'instruction devint publique. Les lucli se tenaient dans des espèces d'échoppes sur la place publique. Les objets d'instruction étaient sans doute différents suivant les temps et les maîtres. Outre la lecture, l'écrift?.S'®, 1s calcul pratique, et le chant gui s'introduisit peu
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à peu, on apprenait différents jeux aux enfants, entre autres la danse. Caton s'éleva avec force contre l'introduction du chant et de la danse. « On apprend, disait-il, aux fils et aux filles des patriciens des arts trompeurs et déshonnêtes. Ils vont avec les danseurs, les musiciens et les chanteurs dans des écoles de comédiens ; ils apprennent à chanter, ce qui, d'après l'opinion de nos ancêtres, est déshonnête pour un homme libre. Je ne voulais pas croire que des patriciens donnassent une telle éducation à leurs enfants; mais m'étant fait conduire dans une école de danse, j'y ai vu plus de cinq cents jeunes gens, garçons et filles, et parmi eux un garçon à peine âgé de douze ans, exécutant, une danse que l'esclave le plus abject aurait à peine osé exécuter. » On voit par ces paroles de Caton, que l'éducation des hommes libres différait essentiellement dans ses principes de celle des esclaves ou du commun peuple. Ce qui tenait de l'amusement était l'affaire des esclaves et des plébéiens. Le patricien était un homme grave, qui manquait à sa dignité lorsqu'il prenait part à des exercices qui n'avaient pour but que l'amusement. Sous l'empire, qui systématisa et organisa l'instruction, les écoles comprenaient deux degrés : la grammaire et la rhétorique. Le premier degré se divisait en deux classes : les littefatores, qui apprenaient à lire et à écrire, et les litlerali, auxquels on expliquait les auteurs latins et grecs. Ceux-ci faisaient aussi des traductions et autres exercices écrits. La lecture, que l'on commençait vers l'âge de sept ans, s'enseignait, à ce qu'il paraît, par la méthode d'épellation. Ou y rattachait l'étude des mots ou la grammaire. L'écriture marchait parallèlement à la lecture. On tenait beaucoup à une belle écriture. Les élèves se servaient pour cet exercice de tablettes en buis ou en ivoire enduites de cire blanche; ils écrivaient dessus avec la pointe d'un stylet. L'une des extrémités de ce stylet était aplatie et servait à effacer ce qui était écrit. Ce qu'on voulait con-
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server s'écrivait sur une charte ou sur une membrane; la première était de papier, et la seconde de parchemin. Pour l'enseignement, les grammairiens ou grammatistes se servaient quelquefois de moniteurs et de sousmaîtres. L'enseignement mutuel n'est donc pas une invention moderne, comme on l'a cru. Les moniteurs étaient surtout employés comme lecteurs. L'enseignement était essentiellement oral, à cause de la pénurie de livres et du peu de progrès fait encore dans l'art d'écrire. C'était en écoutant qu'on apprenait, et c'est pourquoi les anciens tenaient tant à ce que les jeunes gens écoutassent. Il fallait, en outre, que la mémoire jouât un rôle beaucoup plus grand que de nos jours. Cette faculté, aussi bien que les rouleaux de parchemin, était la gardienne de la tradition et de la science. On l'exerçait beaucoup ; quelques hommes la développèrent extraordinaire" ment ; on cite un empereur romain qui savait par cœur les noms de tous ses soldats. La discipline était assez sévère. L'écolier devait arriver à l'école sans faire de bruit, proprement vêtu, peigné et lavé. En entrant il saluait le maître et allait à sa place. La modestie et l'obéissance étaient les qualités auxquelles on tenait le plus. On faisait usage des punitions corporelles. L'instrument le plus ordinairement employé pour punir, était la férule, espèce de baguette avec laquelle on frappait sur les doigts. Le fouet était réservé pour des fautes graves et ne s'employait guère qu'avec des esclaves. Orbillus PupiUus, ancien soldat devenu grammatiste, est demeuré célèbre par sa sévérité. Gicéron l'a appelé un batteur (plagosus). De son côté, Orbillus s'est plaint amèrement des injustices que les grammatistes avalent à supporter de la part des parents. Il était très-pauvre, comme la plupart des gens de son métier, et habitait un misérable réduit, sous un toit. Ce n'est pas d'aujourd'hui que datent la position précaire des instituteurs et les ennuis qu'ils ont à supporter de la part des parents ; le mal est dans la nature des choses et doit être accepté comme
�51 inhérent à la profession. Reconnaissons cependant que la position des instituteurs a été bien améliorée dans les derniers temps. Quelques grammatistes de talent avaient cependant de fort beaux revenus. Le pédant et vicieux Remius Palamon était très-riche ; mais il est vrai qu'à côté de l'école, il était marchand d'habits et habile vigneron. Un autre grammatiste, Lucius Apulejus, retirait annuellement de son école 400,000 sesterces, soit environ 80,000 fr. Le second degré de l'instruction, la rhétorique, se divisait aussi en deux classes : les enfants (pueri), et les adolescents (adolescentuli). Dans la première, on apprenait à composer des discours dont le caractère était essentiellement didactique ; dans la seconde, on s'exerçait aux discours de controverse. Au commencement, la rhétorique était enseignée par les grammatistes comme complément de leur enseignement; mais, peu à peu, la rhétorique se sépara de la grammaire, et le rhéteur du grammatiste. Cette séparation commença déjà à s'effectuer sous la république, non sans rencontrer une vive opposition ; car les rhéteurs n'étaient pas estimés à Rome, où l'on tenait leur art pour dangereux, non qu'on n'y aimât pas l'éloquence, sans laquelle le Romain ne pouvait aspirer à des fonctions importantes dans l'Etat, mais parce qu'on s'aperçut bientôt que la rhétorique tendait à remplacer l'éloquence simple et naturelle du Romain par des discours creux et sans force. Les écoles des rhéteurs exerçaient d'ailleurs à Rome la même influence que les écoles des sophistes en Grèce. Leur esprit analytique remuait toutes les questions, semait le doute, ébranlait les convictions, et faisait naître une philosophie délétère qui compromettait l'avenir de l'Etat. C'était l'esprit de la Grèce qui s'introduisait dans lome : « On ne connaît plus les lois, dit l'auteur du Dialogue sur la décadence de l'éloquence; on n'observe plus les ordonnances du sénat ; on se rit ouvertement du droit ; ou s'éloigne de l'étude de la sagesse et des leçons de l'ex-
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périence, et l'on force l'éloquence, jusqu'ici le premier des arts, à s'enfermer dans des règles étroites et des prescriptions gênantes. Les écoles des rhéteurs sont d'ailleurs, jusqu'à un certain point, des écoles de dévergondage. Elles n'ont plus rien qui inspire le respect ; il n'y a plus d'ému lation parmi les élèves. On y parle sur des sujets impudiques, qui exercent une funeste influence sur les élèves. Les rhéteurs font du charlatanisme avec des mots vides de sens, et ils énervent et tuent par là la vraie éloquence. » L'an de Rome 593, le sénat défendit aux rhéteurs et aux philosophes d'habiter la ville; mais cette défense ne fut pas longtemps respectée. Soixante-dix ans plus tard, le censeur Domitius jEnobarbus infligea un blâme public aux rhéteurs et à tous ceux qui allaient les entendre. Crassus leur défendit l'enseignement, en leur reprochant d'empêcher l'homme de se développer intérieurement, et de remplacer les études solides par un vain éclat de mots qui rendait prétentieux et insolent. Mais Jules-César réhabilita les rhéteurs dans l'opinion, de même que les grammatistes qu'on enveloppait quelquefois dans la même condamnation, et depuis ils ne furent plus persécutés. Auguste fit instruire son petit-fils par le grammatiste Verrais Flaccus. Ce Verrius est le premier maître connu dans l'histoire pour avoir établi des prix dans le but d'exciter l'émulation de ses élèves. Auguste donnait pour l'école de Verrius un subside annuel de 100,000 sesterces (environ 20,000 fr.) Les philosophes furent moins heureux. Vespasien fit chasser de Rome les stoïciens et les cyniques ; et, vingt ans plus tard, en 94, Domitien défendit aux philosophes le séjour de Rome et de l'Italie. Antonin, au contraire, les favorisa. Il établit dans toutes les provinces de l'empire des rhéteurs et des philosophes, avec des appointements fixes. A côté des écoles des grammatistes et des rhéteurs, les empereurs fondèrent différents établissements d'instruction, entre autres des bibliothèques publiques. Adrien fonda une école des beaux-arts, nommée Athénée (Athe-
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nmm). Enfin, Théodose et Valentinien achevèrent l'édifice de l'instruction publique, en créant deux universités, à Rome et à Constantinople. On y enseignait le grec et le latin, la rhétorique, la médecine, la philosophie et le droit. Les juristes se distinguèrent surtout dans l'empire par leur enseignement et leurs écrits. Les Romains avaient des dispositions innées pour la justice, les lois et l'administration, et le droit romain est peut-être l'héritage le plus important que la civilisation romaine nous ait transmis. Avec le peuple romain, nous terminons la revue des principaux peuples civilisés, placés en dehors d'une religion révélée. Comme nous l'avons vu, beaucoup de choses ont été tentées et réalisées par eux dans le champ de l'éducation, et les anciens Romains surtout nous étonnent à bon droit par leur sagesse. Le peuple romain est celui qui s'est approché le plus près de la morale, soit chrétienne, soit judaïque. Aussi est-il de tous, celui qui a déployé le plus de vie et de force. Sa décadence, toutefois, nous montre encore, après celle d'autres peuples, que l'humanité abandonnée à ellemême, ne peut soutenir le mouvement de la civilisation. Il n'y a que le christianisme qui soit capable d'empêcher les peuples de périr, et qui puisse conserver la vie morale dans l'homme, tout en lui laissant le libre usage de ses facultés. « Je suis le sel de la terre (c'est-à-dire ce qui préserve de la corruption), » a dit son divin fondateur. Et ce sel de la terre arriva juste au moment où l'empire romain tombait en ruines ainsi qu'un bâtiment vermoulu. Dieu, dans sa sagesse, l'avait préparé pour sauver l'humanité d'un nouveau naufrage, car, comme avant le déluge, « toute chair avait corrompu sa voie. » « Ayant regardé par-dessus les temps d'ignorance, dit au milieu de l'aréopage d'Athènes l'un des .envoyés du Christ, l'apôtre saint Paul, Dieu fait annoncer à tous les hommes, en tous lieux, qu'ils se convertissent. » Et, peu à peu,
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sous l'influence de la parole qui invite les hommes à se convertir et à croire en Celui qui est venu au monde pour sauver les pécheurs, un nouveau souffle de vie commence à circuler dans le corps social, et, de cette vie nouvelle, sortie d'un petit peuple abject et méprisé, naît une civilisation nouvelle, la plus extraordinaire et la plus riche que l'humanité ait jamais vue. Et qui dira ce qu'elle produira encore, surtout dans ces siècles de paix que la parole prophétique nous laisse entrevoir ? Une partie déjà de cette remarquable civilisation s'est déroulée devant nous, et nous verrons, dans la suite de ce travail, quels principes elle a proclamés dans le champ de l'éducation, quels procédés elle a essayés et suivis, et quels résultats elle a obtenus jusqu'à nos jours .
APPENDICE SUR LES AEABES Parmi les peuples placés en dehors de la religion révélée, il aurait fallu encore mentionner les peuples mahométans ; mais le mahométisme, avec sa polygamie, a peu fait pour l'éducation. Le Coran ne renferme presque rien à cet égard. Cepeudant, au point de vue de l'art et de l'instruction, les mahométans ont eu, jusqu'après les croisades, le pas sur les peuples de l'Occident. Les Arabes d'Espagne, en particulier, étaient relativement très avancés dans la civilisation, et c'est chez eux que les hommes avides de science allaient compléter leurs études. Ils cultivaient les mathé< matiques, l'astronomie, la physique, la philosophie, la poésie, la musique, l'architecture (l'Alhambra). Us connaissaient Aristote, Eucîide, Archimède, Ptolémée. Par leur intermédiaire, la médecine grecque (surtout Gallien) pénétra en Europe du douzième au seizième siècle. C'est chez les Arabes d'Espagne que Gterbert, nommé pape en 999 sous le nom de Sylvestre II, avait acquis en géométrie, en astronomie et en mécanique, des connaissances si étendues que son siècle ignorant l'accusa de magie. Il y aurait donc, au point de vue de l'instr uction, des choses intéressantes à étudier chez les Arabes, mais les bornes de cette histoire ne nous permettent pas de nous étendre sur ce sujet. (Voir encore quelques détails sur leurs connaissances à la page 72.)
�SECONDE PARTIE
5!B L'ÉDUCATION CHEZ DE LES PEUPLES SOUMIS A L'INPLUENCE
LA RELIGION RÉVÉLÉE
DE L'ÉDUCATION CHEZ LES JUIFS
Nous avons vu ce qui a été réalisé dans le champ de l'éducation chez les principaux peuples placés en dehors de l'influence de la vraie religion. Nous allons maintenant nous transporter sur un sol plus favorisé des lumières de la souveraine sagesse, afin d'y recueillir les belles et grandes leçons qu'il renferme. Nous devons commencer par le peuple juif. Tandis que tous les peuples anciens, pour s'orienter au milieu des complications de la vie sociale, étaient abandonnés aux seules lumières de la raison naturelle, les enfants d'Abraham reçurent directement de Jéhovah, par le ministère de Moïse, des instructions détaillées sur le culte qu'ils devaient lui rendre, et les lois morales, civiles et politiques qui allaient en faire un peuple.à part et privilégié. C'est un fait remarquable et bien extraordinaire dans l'histoire, que cette théocratie sous laquelle fut placée la nation juive, théocratie qui l'éleva au-dessus de la nature et la mit en rapport direct avec son Dieu, Jéhovah, qui la gouvernait, la punissait ou la relevait, suivant qu'elle l'abandonnait ou qu'elle revenait à lui. Cette théocratie, qui s'étendait à toute la vie du peuple, lui imprima un caractère éminemment religieux et fit en particulier aussi de l'éducation un devoir sacré pour la famille israélite. A sa naissance, le nouveau-né était plongé dans un bain, frotté de sel et enveloppé de langes. Le huitième jour, l'enfant mâle était marqué du sceau de la circoncision. L'exposition et le meurtre des petits enfants, si
�58 HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. répandus chez les peuples de l'antiquité, étaient inconnus chez les Juifs, car tout enfant appartenait à Dieu. Le premier-né devait même lui être consacré d'une manière spéciale, et les parents, pour le ravoir, étaient obligés de le racheter de son possesseur légitime. Dans la règle, la mère allaitait elle-même son enfant, et le sevrage était célébré par une offrande et une fête domestique. Dès ce moment, l'enfant grandissait sous le toit paternel, soumis à toutes les prescriptions de la loi, prenant part aux occupations de la famille, et menant avec elle une vie plutôt dure qu'amollissante. Les parents devaient regarder une famille nombreuse comme une bénédiction particulière, et il leur était enjoint de faire connaître à leurs enfants la loi de Dieu et les merveilles opérées en faveur de leur nation par Celui qui l'avait retirée d'Egypte « à main forte et à bras étendu. » « Ecoute, Israël, ces paroles que je te commande aujourd'hui seront en ton cœur. Tu les enseigneras soigneusement à tes enfants, et tu t'en entretiendras quand tu demeureras en ta maison, quand tu voyageras, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras. Et tu les lieras pour être un signe sur tes mains, et elles seront comme des fronteaux entre tes yeux. Tu les écriras aussi sur les poteaux de ta maison et sur tes portes. » (Deut., 6; voir aussi le Ps. 78.) Les enfants devaient assister avec les adultes aux grandes fêtes religieuses nationales, et il fallait répondre à leurs questions sur ce qui les- frappait : « Quand vous serez entrés au pays que l'Eternel vous donnera, et que vos enfants vous diront : Que signifie ce service? Alors vous répondrez : C'est le sacrifice de la Pâque à l'Eternel, qui passa en Egypte par-dessus les maisons des enfants d'Israël, quand il frappa l'Egypte et qu'il préserva nos maisons. » (Exod. 12.) La même recommandation se retrouve dans d'autres circonstances. On voit que l'instruction recommandée ici est celle qui est donnée par la vie
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même, ainsi que l'entendait Pestalozzi dans ces paroles qu'il répétait souvent : La vie cultive. Ces soins matériels et spirituels que l'on devait donner aux enfants, n'étaient cependant pas la base sur laquelle reposait le succès de l'éducation. Cette base, nous devons la chercher dans ces paroles adressées aux enfants : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soient prolongés sur la terre, que l'Eternel, ton Dieu, te donne.» Oui, c'est dans l'obéissance que Dieu a renfermé le développement de l'enfant. Il veut qu'il subordonne sa volonté à celle de ses parents, afin de l'habituer par là à se soumettes à la volonté suprême qui doit dominer l'homme tout entier ; car, dans le plan de Dieu, les parents ne sont que des intermédiaires entre la volonté de l'enfant et la sienne, et malheur aux parents qui, faussant le développement de l'enfant, l'enfermeraient sous une volonté qui ne serait pas en harmonie avec la volonté de Dieu, ou le laisseraient se développer en dehors de cette volonté ! L'enfant qui désobéissait devait être exhorté et puni. La verge jouait un rôle important : « Châtie ton enfant, dit Salomon, tandis qu'il y a de l'espérance, mais ne va point jusqu'à le faire mourir. N'écarte point du jeune enfant la correction : quand tu l'auras frappé de la verge, il n'en mourra point. Tu le frapperas avec la verge, mais tu délivreras son âme du sépulcre. » Pour bien comprendre l'importance que les Juifs donnaient à la verge, il faut se rappeler que la perfection de ■ Dieu la plus marquée sous l'ancienne alliance était sa justice : toute transgression devait recevoir une juste punition. Sous le christianisme, la justice est tempérée par la miséricorde que Dieu nous a révélée en Jésus-Christ ; mais la miséricorde n'abolit pas la justice, ne l'oublions pas. La verge, instrument de justice, ne saurait donc non plus être abolie sous la nouvelle alliance. Lorsqu'un enfant ne voulait pas se soumettre à ses parents, ceux-ci avaient le droit ou plutôt le devoir de lo
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livrer à la justice. « Quand un homme aura un enfant méchant et rebelle, n'obéissant point à la voix de son père, ni à la voix de sa mère, et qu'ils l'auront châtié, et que, nonobstant cela, il ne les écoutera point, alors le père et la mère le prendront et le mèneront aux anciens de sa ville et à la porte de son lieu, et ils diront aux anciens de sa ville : C'est ici notre fils qui est méchant et rebelle; il n'obéit point à notre voix ; il est gourmand et ivrogne. Et tous les gens de la ville le lapideront, et il mourra; et ainsi tu ôteras le méchant du milieu de toi, afin que tout Israël l'entende, et qu'il craigne. » (Deut., 21.) Quant à ce qui regarde l'instruction proprement dite, elle était essentiellement religieuse et historique. On dut sans doute de bonne heure enseigner la lecture et l'écriture, afin de mettre l'enfant en état de lire et d'écrire la loi, et de prendre part au service divin et aux fêtes nationales. L'ordre d'écrire des fragments de la loi sur les poteaux des portes, renferme virtuellement celui d'apprendre à lire et à écrire. La méthode était mécanique : il s'agissait avant tout de graver dans la mémoire ce qui était écrit. Le chant et la musique étaient populaires. La gymnastique demeura toujours insignifiante chez les Juifs. L'instruction des filles était plus négligée que celle des garçons. Elles apprenaient cependant à filer, à tisser, à coudre, à teindre, à broder, à faire la cuisine, à préparer des parfums, à danser (dans les fêtes religieuses) et à jouer des cymbales. Elles vivaient retirées au sein de la famille, où leurs mères les exerçaient à la propreté, à la piété et à la modestie. Jusqu'au temps du Sauveur, les Juifs n'eurent pas d'écoles pour les enfants. Les écoles iei prophètes fondées par Samuel n'étaient destinées qu'aux jeunes gens qui voulaient étudier la musique et la poésie religieuse. Ce n'est qu'après le retour de la captivité que la science des rabbins commença à devenir célèbre, el qu'on fonda les écoles savantes. On fonda aussi des écoles rabbiniques pour former des chefs ou maîtres des synagogues; car chaque bourgade ou petite ville avait au
�ÉDUCATION CHEZ LES JUIFS. 59 moins une synagogue (Jérusalem, 400 à 500), à laquelle était adjointe une salle dans laquelle se donnait une instruction publique, les jours de sabbat et de fête. La première de ces écoles rabbiniques doit avoir été fondée à Jérusalem, peu de temps avant la destruction de cette ville. On y enseignait le sens des Ecritures, la morale, le calendrier, la poésie, le droit et la cabale. L'enseignement était oral. A la fin du cours, l'élève était consacré par son maître avec imposition des mains : te Tu es, lui disait-il, rabbin (maître) dès à présent. » En même temps, il lui remettait une clé et une tablette, symboles du droit d'expliquer les Ecritures. L'ancienne littérature juive ne renferme pas d'écrits sur l'éducation; mais les Proverbes de Salomon et le livre de Jésus, fils de Sirach (l'Ecclésiastique), contiennent un assez grand nombre de sentences pédagogiques. Leur importance m'engage à les citer ici. Les écrits du Juif PhiIon, savant né à Alexandrie peu de temps avant notre ère, renferment aussi plusieurs passages relatifs à l'éducation.
Sentences tirées du livre des Proverbes.
1. Mon fils, écoute l'instruction de ton père et n'abandonne point l'enseignement de ta mère. Ch. 1, 8. 2. Enfants, écoutez l'instruction du père et soyez attentifs à connaître la prudence. 4, 1. 3. Mon fils, garde le commandement de ton père, et n'abandonne point l'enseignement de ta mère ; tiens-le continuellement lié à ton cœur, et l'attache à ton cou. Quand tu marcheras, il te conduira; et quand tu te coucheras, il te gardera; et quand tu te réveilleras., il s'entretiendra avec toi. Car le commandement est une lampe et l'enseignement une lumière, et les réprimandes propres à instruire sont le chemin de la vie. 6, 20, 23. 4. Ecoute ton père comme étant celui qui t'a engendré, et ne méprise point ta mère quand elle sera devenue vieille. 23, 22. 5. L'enfant sage réjouit le père ; mais l'enfant insensé est la désespoir de sa mère. 10, 1.
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6. L'enfant prudent amasse en été ; mais celui qui dort durant la moisson est un enfant qui fait honte. 10, S. 7. L'enfant sage écoute l'instruction du père, mais le moqueur n'écoute point la réprimande. 13, t. 8. Le fou méprise l'instruction de son père ; mais celui qui prend garde à la réprimande deviendra bien avisé, 45, S. 9. L'enfant sage réjouit son père; mais l'homme insensé méprise sa mère. 18, 20. 10. Le serviteur prudent sera maître sur l'enfant qui fait honta et il partagera l'héritage entre les frères. 47, 2. 11. Les enfants des enfants sont la couronne des vieilles gens, et l'honneur des enfants, ce sont leurs pères. 17, 6. 12. Celui qui engendre un fou en aura de l'ennui, et le père du fou ne se réjouira point. 17, 21. 13. L'enfant insensé est l'ennui de son père et l'amertume de celle qui l'a enfanté. 17, 25. 14. L'enfant insensé est un grand malheur pour son père. 49,13. 15. L'enfant qui fait honte détruit le père et chasse la mère. 49, 26. 46. Mon fils, cesse d'ouïr ce qui pourrait t'apprendre à te détourner des paroles de la science. 49, 27. 47. Oh ! que les enfants du juste, qui marchent dans son intégrité, seront heureux après lui I 20, 7. 18. Un jeune enfant même fait connaître par ses actions si son œuvre sera pure et si elle sera droite. 20, 41. 19. La lampe de celui qui maudit son père ou sa mère s'éteindra dans les ténèbres les plus noires. 20, 20. 20. Les corbeaux du torrent crèveront l'œil de celui qui se moque de son père et qui méprise l'enseignement de sa mère, et les petits de l'aigle le mangeront. 30, 47. 24. Le père du juste s'égayera extrêmement, et celui qui aura engendré le sage en aura de la joie. 23, 24. 22. Que ton père se réjouisse, et que celle qui t'a enfanté s'égayé. 23, 25. 23. Mon fils, donne-moi ton cœur et que tes yeux prennent garde à mes voies. 23, 26. 24. Instruis le jeune enfant à l'entrée de sa voie ; lors mémo qu'il sera devenu vieux, il ne s'en retirera point. 22, 6. 25. La folie est liée au cœur du jeune enfant, mais la verge du châtiment la fora éloigner do lui. 22, 45.
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26. Châtie ton enfant tandis qu'il y a de l'espérance, mais no va point jusqu'à le faire mourir. 19, 18. 27. N'écarte point du jeune enfant la correction ; quand tu l'auras frappé de la verge, il n'en mourra point. Tu le frapperas avec la verge, mais tu délivreras son âme du sépulcre. 23,13,14. 28. La verge et la réprimande donnent la sagesse ; mais l'enfant abandonné à lui-même fait honte à sa mère. 29,1S. 29. Corrige ton enfant et il te mettra en repos, et il donnera du plaisir à ton âme. 29, 17.
Sentences tirées de l'Ecclésiastique.
1. Enlants, écoutez les conseils du père, et suivez-les, afin que vous soyez sauvés. 2. Car Dieu veut que le père soit honoré par les enfants, et il a confirmé l'autorité de la mère sur les enfants. 3. Qui honore son père expie ses péchés, et il aura ce qu'il désire. 4. Et qui honore sa mère est comme celui qui assemble des trésors. 5. Qui honore son père aura de la joie de ses enfants et sera exaucé au jour de son oraison. 6. Qui honore son père prolongera sa vie ; et quiconque écoute le Seigneur soulagera sa mère. 7. Qui craint le Seigneur honorera son père et servira ceux qui l'ont engendré, comme ses seigneurs. 8. Honore ton père et ta mère de fait et de parole, afin que la bénédiction vienne sur toi de par les hommes, et que leur bénédiction demeure jusqu'à la fin. 9. Car la bénédiction du père affermit les maisons des enfants, mais la malédiction de la mère en déracine les fondements. 10. Ne te glorifie point du déshonneur de ton père ; car le déshonneur de ton père ne te saurait tourner à honneur, vu que la gloire de l'homme vient de l'honneur de son père, et c'est un reproche aux enfants d'avoir une mère de mauvaise réputation 11. Mon enfant, soulage ton père dans sa vieillesse, et ne le fâche point durant sa vie. .ji^f^*^ "S, 12. Quand même le sens lui manquerait, pardonne^Tuij'"-? garde-toi de tout ton pouvoir de le mépriser 13. Car le bon traitement fait au père ne sera p. $"OUM^\. Au jour de ton affliction. Dieu se souviendra de toi, "-rto^'q^è^v
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tes péchés s'anéantiront comme la glace qui fond en un jour serein. 14. 0 combien est à blâmer celui qui abandonne son pèrel Et celui-là est maudit de Dieu, qui irrite sa mère. 15. As-tu des enfants? instruis-les et leur plie le cou dès leur jeunesse. 16. As-tu des filles? garde leur corps, et ne leur montre pas un visage gai. 17. Marie ta fille, et tu auras fait une grande affaire; mais donne-la à un homme entendu. 18. Honore ton père de tout ton cœur, et'n'oublie point les douleurs de ta mère 19. Qu'il te souvienne que tu en as été engendré; et que leur rendras-tu pour prix de ce qu'ils t'oni donné? 20. Il vaut mieux mourir sans enfants que d'en avoir de méchants. 21. Les enfants mal instruits sont le déshonneur du père, et la fille ignorante est moins estimée. 22. La fille prudente sera un héritage pour son mari; mais celle qui se conduit déshonnêtement fera le chagrin de celui qui l'a engendrée. 23. L'audacieuse fait honte à son père et à son mari. 24. Celui qui aime son fils lui fait souvent sentir les verges, afin d'en avoir de la joie à la fin. 25. Celui qui châtie son fils en recevra du profit, et il se glorifiera en lui parmi ceux de sa connaissance. 26. Qui enseigne son fils fera dépit à son ennemi, et se réjouira à cause de lui en la présence de ses amis. 27. Si le père d'un tel enfant meurt, c'est autant que s'il n'était pas mort: car il a laissé après soi un autre lui-même. 28. Celui qui fouette son fils lui bande ses plaies, quoiqu'il chaque cri ses entrailles s'émeuvent. 29. Comme un cheval qu'on ne dompte point devient fougueux, ainsi l'enfant à qui on laisse tout faire devient rebelle. 30. Flatte ton enfant, et il te causera de grandes frayeurs ; joue avec lui et il t'attristera. 31. Ne ris point avec lui, de peur d'en avoir de la douleur et de grincer les dents à la fin. 32. Ne lui donne point de licence dans sa jeunesse, et ne dissimule point ce qu'il fait inconsidérément. 33. Courbe-lui le cou dans sa jeunesse ; abats-lui les flancs
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pendant qu'il est enfant, de peur qu'étant endurci, il ne soit rebelle et qu'il ne cause de la douleur à ton âme. 34. Châtie ton enfant et fais-le travailler, de peur qu'il na commette quelque faute qui soit à ton déshonneur.
DE L'ÉDUCATION CHEZ LES PEUPLES CHRÉTIENS
Nous avons vu que, chez tous les peuples, l'éducation était dominée et réglée par ce qu'ils avaient de plus sacré, par leurs croyances religieuses, et, à défaut de celles-ci, par l'esprit national et les maximes de l'Etat. Il en sera encore de même chez les peuples chrétiens : l'éducation y porte partout l'empreinte des idées religieuses, et elle s'y est développée, modifiée et altérée avec elles. Nous verrons, dans la suite de cette histoire, les applications diverses de ces idées, comme aussi les innovations et les systèmes bons ou mauvais qui ont été proposés dans l'intérêt de l'éducation et de l'instruction. Il n'est pas nécessaire de parler ici en détail des caractères de l'éducation chrétienne, comme s'il s'agissait d'une civilisation étrangère. Chacun de nous a sur cette éducation assez de notions pour comprendre les faits qui vont suivre. Je me borne à indiquer ici deux traits qui la distinguent de celles des peuples que nous avons étudiés. Et d'abord, contrairement à toutes les autres, l'éducation chrétienne n'a pas un caractère exclusivement national. Cette éducation est pour tous les peuples. Elle tend, avec la religion qui la domine et la règle, à transformer l'humanité tout entière en une seule famille. C'est là un effet de la croyance en un seul Dieu, père de tous les hommes. Nous n'aurons donc pas une éducation italienne, une éducation française, allemande, etc., quoique le christianisme respecte les nationalités, comme il respecte les individualités. Un second trait qui distingue également l'éducation chrétienne de toutes les autres, c'est qu'elle accorde aux deux sexes une égale attention, et qu'elle embrassa
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l'homme tout entier. Elle est la seule qui reconnaisse pleinement les droits de l'individu et qui favorise le développement de toutes ses facultés. Elle est en même temps la plus morale, et celle qui sait le mieux régler le développement et l'usage de nos diverses facultés. Nous diviserons cette partie de notre histoire comme on divise l'histoire générale, en comprenant toutefois dans le moyen âge les premiers siècles de l'ère chrétienne, et en faisant de la Renaissance une époque particulière à cause de son importance dans le développement des études et des écoles.
PREMIÈRE ÉPOQUE. — LE MOYEN AGE.
§ 1 a. Jésus-Christ. Jésus-Christ, en fondant une nouvelle religion, a posé les hases d'une éducation nouvelle au sein de l'humanité. Il a fait resplendir en sa personne le développement moral parfait vers lequel nous devons tendre, développement que la sagesse des anciens avait à peine entrevu ; et il nous a ouvert par sa mort et sa résurrection, par sa Parole et son Saint-Esprit, la voie vers cet idéal. II est véritablement le chemin, la vérité et la vie, et l'on peut dire de ceux qui voudraient le bannir de l'éducation et de l'école, ce que saint Paul disait des Juifs adversaires de Jésus-Christ, qu'ils sont les ennemis du genre humain. La perfection morale que Jésus-Christ nous a révélée consiste en ceci:c'est qu'en pensée, en sentiments et en actions, il a vécu en pleine harmonie avec la volonté de son Père. Son obéissance a été parfaite. Moi et mon Père, a-t-il dit, sommes un. Le Fils ne fait rien qn'il ne le voie faire au Père. Je leur ai donné (aux disciples) les paroles que tv m'as données. Remarquons néanmoins que cette obéissance parfaite ne l'a soustrait, ni à l'obéissance envers ses parents, anxquels il était soumis, ni à la loi naturelle du développement, car il croissait en sagesse ■%tatur""t en grâce
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.evant mm ci rreuanl /es hommes. Sa perfection a été une erfection incarnée dans notre humanité, et pouvant e communiquer à ceux auxquels il s'était rendu semlable. Le premier moyen que Jésus-Christ nous offre pour réaiser sa perfection morale, c'est sa mort sanglante. Paille, il a expié nos péchés et nous a réconciliés avec Dieu ; n même temps « notre vieil homme a été crucifié avec ui, afin que le corps du péché fût rendu impuissant et ue nous ne soyons plus asservis au péché (Rom. 6, 6.)» ous voyons, en effet, que les hommes de Dieu de la nouelle alliance ont reçu d'en haut une force efficace pour ratifier en eux la chair avec ses désirs et ses .convoiises. Le second moyen est sa résurrection ; car, comme sa ort est la mort de notre vieil homme, sa résurrection st la résurrection de notre être moral, du nouvel homme, etenu dans les liens de la mort par le péché. C'est cette ie nouvelle, opérée dans les fidèles parla résurrection de Jésus-Christ, qui leur a fait porter, dans tous les siècles, toutes sortes de bons fruits. Comme troisième moyen de relèvement et de développement, Christ nous présente sa Parole et son Esprit. Pour mourir au péché et vivre dans la justice, nous avons besoin d'être unis spirituellement au Chef de l'Eglise. Or sa Parole et son Esprit sont, avec les sacrements, les agents de cette communion : ils réalisent dans le fidèle la mort et la vie dont nous venons de parler. La religion chrétienne doit être reçue comme une vie morale réelle en Christ, autrement elle n'est qu'un système stérile. C'est ce que Jésus-Christ nous fait entendre clairement dans cette comparaison : « Je suis le cep et vous êtes les sarments ; celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruits ; mais hors de moi vous ne pouvez rien faire. » Et, chose étonnante et admirable, pour entrer dans la voie ouverte par Christ àl'humanité et s'élever vers l'idéal de l'obéissance parfaite, et par cet idéal à la félicité éter-
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nelle, dont il est le chemin, aucune condition n'est posée à l'homme : Jésus-Christ appelle à lui l'enfant et l'adulte, l'ignorant et le savant, l'homme le plus dégradé et le strict observateur de la loi. La seule chose que l'homme peut et doit apporter dans cette œuvre, c'est ce que tous peuvent lui donner, savoir une humble confiance, autrement dit la foi au céleste médecin. C'est dans ce sens que l'Ecriture dit que nous sommes sauvés par la foi. La vie nouvelle, apportée dans le monde par Jésus-Christ, ne se borne pas à transformer l'individu, mais elle transforme du même coup toute son activité et doit, par conséquent, tout vivifier : famille, école, Etats, sociétés, sciencés et arts. Le Génie du Christianisme de Chateaubriand est une brillante et poétique démonstration de cette influence de Jésus-Christ dans le monde. Après cette exposition des bases fondamentales de l'œuvre de Jésus-Christ, au point de vue de l'éducation chrétienne, nous avons encore quelques directions particulières à recueillir dans sa vie et dans ses enseignements. Jésus-Christ a donné une nouvelle consécration à la famille, en rappelant que « l'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, » et en recommandant a que l'homme ne sépare point ce que Dieu a joint ». Il a recommandé la fidélité conjugale par ces saintes paroles: a Moi je vous dis que quiconque regarde une femme avec convoitise, a déjà commis un adultère dans son cœur. » Dans la parabole de l'enfant prodigue, il nous a fait entendre tout ce qu'il peut et doit y avoir d'amour dans le cœur des parents pour leurs enfants, Ïésus-Christ nous a aussi recommandé d'une façon toute spéciale de prendre soin des jeunes enfants : « Pais mes agneaux, » a-t-il dit à Pierre en lui rendant sa charge d'apôtre après son reniement. Et, dans une autre circonstance, il dit à ses disciples qui voulaient empêcher des mères de lui présenter leurs enfants : « Laissez venir à moi les petits enfants et ne les en empêchez pas, car le
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royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. » Et, les prenant dans ses bras, il leur imposa les mains et les Unit. Une autre fois, il dit encore « qu'il vaudrait mieux être précipité au fond de la mer que de scandaliser l'un de ces plus petits. » En nous enseignant ainsi le respect et l'amour des enfants, Jésus-Christ nous a fait connaître le chemin royal de l'éducation dans la famille et dans l'école. C'est à Jésus-Christ que les enfants doiveut l'intérêt croissant qu'on leur porte dans les pays chrétiens, et ces multitudes d'établissements charitables où l'on élève ceux qui sont privés du bienfait de [la famille. Enfin Jésus-Christ a montré aux enfants comment il faut se conduire à la maison et à l'école. A la maison il était soumis à ses parents, et dans le temple, au milieu des docteurs, il les écoulait et les interrogeait, et tout le monde était étonné de sa sagesse et de ses réponses. Dans la manière de diriger ses disciples, Jésus-Christ nous donne aussi des leçons précieuses. Ses instructions étaient graduées ; il ne se hâtait pas de produire un développement factice : il posait les fondements de son œuvre et attendait avec patience que la semence répandue germât et portât des fruits. Faisant allusion au développement progressif de son œuvre, il dit un jour : a La terre produit d'elle-même, premièrement l'herbe, ensuite l'épi, puis le blé formé dans l'épi. » Ses enseignements étaient toujours à la portée de ses auditeurs et appropriés à leurs besoins. Avec ses disciples, en particulier, il insiste fortement sur les points essentiels de la vie chrétienne, sur le renoncement au monde et à soi-même, sur la foi et la puissance de la prière, sur l'obéissauce à la Parole île Dieu, sur la mission du Saint-Esprit pour renouveler le cœur et le conduire en toute vérité, sur le jugement dernier et la vie future. On ne trouve dans son programme ni études littéraires, ni cours de théologie. Et pourtant, chose étonnante, quand le moment de l'action est arrivé, les disciples, ces pêcheurs sans lettres, sont devenus des orateurs qui remuent les foules et confondent les docteurs ; des penseurs profonds qui ont sondé les
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Écritures et le cœur humain , des écrivains qui donnent au monde des livres immortels dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle ! Jésus-Christ est le fondement vivant de toute culture véritable et solide. Il est la pierre angulaire sur laquelle seule peut et doit s'élever tout édifice humain, et l'école en particulier.
§ 1 b. Temps apostoliques.
L'éducation chrétienne demeura longtemps, à cause des persécutions, enfermée dans le cercle de la famille. C'est là que les enfants recevaient leur instruction religieuse, et, sans doute, apprenaient de leurs parents, de" leurs aînés ou d'une autre personne, à lire et à écrire. Le calcul dont on avait besoin s'apprenait par la vie pratique. Les apôtres Pierre, Jacques, Jean et Jude, n'ont rien dans leurs épîtres qui se rapporte directement à la famille ou à l'éducation. Travaillant généralement parmi leurs compatriotes israélites, chez lesquels existaient déjà d'excellentes traditions, il suffisait de l'influence des idées chrétiennes pour y soumettre la famille à une bonne discipline. Saint Paul, au contraire, qui passait sa vie au milieu du monde païen, où la famille était en ruines et les enfants négligés, maltraités, vendus, exposés ou détruits, nous a laissé sur cette institution des directions précises et détaillées. Quatre vertus principales doivent, suivant l'apôtre des Gentils, régner dans la famille chrétienne et la vivifier sans cesse sur le fondement de la foi. a) Les maris doivent aimer leurs femmes comme Christ a aimé l'Église et s'est donné lui-même pour elle. L'amour dans le dévouement, tel est le devoir conjugal du mari. Ce devoir comprend tous les autres : fidélité, douceur, patience, rapport, soins de toutes sortes, travail, constance dans l'épreuve.
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h) Les femmes doivent être soumises à leurs maris comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme. C'est en se soumettant que la femme arrive à l'influence à laquelle elle peut légitimement prétendre. Les femmes doivent aussi aimer leurs maris, être prudentes, ehastes, bonnes, et garder la maison (Tit. 2, 4.) Leur extérieur doit être convenable à la sainteté (v. 3); mais d'un autre côté elles sont invitées à fuir le luxe : l'or, les perles, les habits de grand prix (I. Tim., 2, 9). c) Les parents doivent élever leurs enfants en les avertissant (ou corrigeant) et les instruisant selon le Seigneur. Saint Paul recommande encore aux pères de ne pas les aigrir. Ces paroles ouvrent un vaste champ à l'éducation. Les parents sont invités par elles à prendi e soin du corps, de l'âme et de l'esprit de leurs enfants ; à les former au travail et à leur procurer une vocation ; à les reprendre, à les corriger, à les punir quaud cela est nécessaire, et cela avec sagesse, douceur et fermeté. Enfin, ils doivent les instruire de toutes les choses qui leur sont utiles, en particulier des vérités chrétiennes. d) Les enfants doivent honorer leur père et leur mère et leur obéir dans tout ce qui est selon le Seigneur. 11 est aussi spécialement recommandé aux enfants de prendre soin de leurs parents, en particulier de leurs mères veuves. Ils doivent d'abord montrer leur piété envers leur propre famille et payer leurs parents de retour (I. Tim., 5, 4). Celui qui néglige ce» devoir a renié la foi, et il est pire qu'un infidèle (v. 8). Par ces belles et admirables instructions sur la famille, saint Paul a puissamment contribué à relever le sanctuaire que Dieu a établi pour l'enfance^ et il a donné à l'éducation, sur le terrain de la foi, son plus ferme appui. Bien plus, comme la famille est l'institution-mère de toutes les institutions qui s'élèvent et tombent avec elle, il a, du même coup, contribué au relèvement de l'édifice social tout entier.
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§ 1 c. Temps des E»ères «Je ï'Egïise.
Dans le deuxième siècle de notre ère, l'école chrétienne commença à s'organiser en dehors de la famille et à côté des assemblées religieuses des fidèles, d'abord sous la forme de catéchuménat, ou d'instructions religieuses données aux candidats qui se présentaient pour entrer dans l'Eglise. Les catéchumènes étaient, pour la plupart du moins, des adultes. Les premières écoles dans lesquelles, à côté de l'instruction religieuse et du chant des psaumes, on enseigna à lire et à écrire, furent fondées à Edesse, en Mésopotamie, par un nommé Prologène, vers la fin du second siècle. Le célèbre Origine, qui succéda à saint Clément dans l'instruction des catéchumènes, dirigea aussi durant quelque temps, à Alexandrie, une écota dans laquelle il enseignait la grammaire, la géométrie, l'astronomie et la morale. Origène lisait à ses élèves les livres des poètes et des philosophes grecs, à l'exception de ceux qui pouvaient souiller leur imagination ou affaiblir leur foi. Il se forma aussi, à Alexandrie, dans le troisième siècle, une école célèbre, l'école des catéchistes, espèce de faculté de théologie, dans laquelle on cherchait à concilier la philosophie grecque avec le christianisme, Platon avec Jésus-Christ. Cette école, fréquentée par des païens et des chrétiens, introduisit diverses erreurs dans l'Eglise. Dans ce même siècle, des chrétiens fervents, voulant se soustraire aux séductions du monde, commencèrent à se retirer dans des solitudes et à s'y livrer à une piété contemplative. Leur nombre, dans la Thébaïde (HauteEgypte), devint considérable. On y compta jusqu'à cinq mille solitaires. Ce mouvement religieux produisit le monachistne. L'Orient ne tarda pas à se couvrir de monastères. Edesse (et ses environs) en eut jusqu'à trois cents. Saint Pacôrne (292-348), qui donna des règles aux monastères de la Thébaïde, ouvrit des écoles pour de jeunes garçons. Ainsi naquirent les écoles monastiques ou
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abbatiales, qui se répandirent dans tout l'Orient. Plus tard, on admit aussi des tilles dans les écoles.
PRINCIPAUX PÈRES QUI SE SONT OCCUPÉS D*ÉDOCATION.
Basile-le-Grand ou saint Basile (329-379), évêque de Césarée eu Cappadoce (Asie-Mineure),fit pour les monastères de l'Orient une règle qui renferme diverses directions pour les écoles. II voulait qu'elles fussent en dehors du monastère, afin de soustraire les enfants aux mauvais exemples que des moines grossiers auraient pu leur donner. L'un de ses discours, destiné aux jeunes gens, contient de sages conseils sur la lecture des auteurs grecs. « Dans le combat que nous avons à livrer pour l'Eglise, dit-il, nous devons être armés de toutes pièces, et pour cela la lecture des poètes, des historiens, des orateurs, nous est très utile... On peut comparer les leçons de l'Ecriture sainte aux fruits d'un arbre, et les productions de la sagesse païenne au feuillage qui abrite le fruit et donne de la grâce à l'arbre... Moïse a cultivé son intelligence en étudiant la science des Egyptiens, et Daniel a paré la sienne avec celle des Chaldéens... Mais il y a un choix à faire parmi les auteurs profanes. Il faut fermer l'oreille aux mauvaises lectures, comme Ulysse ferma l'oreille aux chants séducteurs des sirènes. L'habitude de lire de mauvaises actions conduit aux mauvaises actions. Il faut rejeter les scandaleuses histoires des dieux, comme on doit fuir la musique voluptueuse des païens. » Saint Jean Chrysostome (347-407), évêque de Gonstantinople, nous a laissé plusieurs pensées sur l'éducation dans ses sermons et dans son ouvrage contre les ennemis du mo7iachisme. En voici quelques-unes : « Les parents doivent donner à leurs enfants un nom ayant un sens chrétien, afin qu'jl leur soit un encouragement pour la suite... Les mères doivent soigner le corps de leurs enfants, mais il faut aussi qu'elles leur inspirent l'amour du bien et la crainte de Dieu. Et les pères ne se borneront pas à les élever pour leur vocation terrestre, ils s'occupe-
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ront aussi de leur vocation céleste. Le plus bel héritage que l'on puisse donner aux enfants, c'est de leur apprendre à maîtriser leurs passions. Jamais ils ne doivent entendre à la maison des discours licencieux. Ayons soin de développer en eux la pudeur, car rien ne tourmente autant la jeunesse que ce qui lui est contraire. Ayons pour nos enfants la même crainte que pour nos maisons, lorsque les domestiques vont avec une lumière dans des lieux où il y a des matières inflammables, comme du foin ou de la paille. Ne les laissons pas aller là où le feu de l'impureté peut être allumé dans leurs cœurs et leur faire un mal irréparable. La connaissance des Ecritures est un contrepoison contre les inclinaisons déraisonnables de la jeunesse et contre la lecture des auteurs païens, dans lesquels on vante des héros esclaves de toutes sortes de passions. Les leçons de la Bible sont une source qui arrose l'âme. Gomme nos enfants sont de toutes parts entourés de mauvais exemples, les écoles monastiques sont les meilleures pour leur éducation. Une fois les mauvaises habitudes contractées,on ne peut presque plus s'en débarrasser. Voilà pourquoi Dieu conduisit Israël dans le désert, comme en un monastère, pour qu'il y désapprît les vices des Egyptiens. Et cependant il retombait toujours dans ses vieilles habitudes ! Or, nos enfants sont entourés de vices dans nos villes et ne peuvent y résister aux mauvais exemples. Dans les monastères, ils ne voient pas ces mauvais exemples, on y mène une vie sainte, dans la paix et la tranquillité. Ayons soin de l'âme de nos enfants, pour qu'elle soit formée par la vertu et non dégradée par le vice. Saint Jérôme (331-420), un père de l'Eglise latine, avait embrassé la vie monastique. Il vécut quelque temps h Rome, où il révisa la. Bible latine, depuis appelée Vulgale, fit de nombreux voyages, et enfin se fixa à Bethléem, où il mourut. Gomme la lecture des auteurs païens lui avait fait beaucoup de mal, il y renonça à la suite d'un songe et leur fit depuis une guerre ouverte. Il tance les évêques et les pasteurs de ce qu'ils font lire à leurs fils des corné-
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dies et chanter des poésies licencieuses. Parmi ses écrits, sa lettre à La'êta, mère chrétienne qui voulait élever sa fille Paula pour le Seigneur, renferme sur l'éducation des idées qui sont parfois d'un ascétisme exagéré : « Ta fille, lui ècrit-il, ne doit entendre que des choses propres à iuspirer la crainte de Dieu. Elle ne doit pas comprendre les mots grossiers, pas connaître de chants profanes. Elle doit être éloignée des garçons espiègles et des domestiques mondaines. Tu lui remettras des lettres de buis ou d'ivoire, pour qu'elle apprenne à les connaître, puis tu lui apprendras à en former des syllabes et enfin des mots. Ces mots seront choisis avec soin. Il ne faudra pas la fatiguer, et tu l'encourageras par des louanges et des récompenses. Si tu iui donnes des maîtres, ils seront avancés en âge et auront des mœurs et des connaissances solides. 11 faut l'habituer à une exacte prononciation.Ne lui donne ni boucles d'oreilles, ni colliers d'or ou de perles. Ne lui peins pas la figure ou les cheveux, afin que tu ne la prépares pas pour le feu de l'enfer. Ne la laisse pas sortir, comme Dina, pour aller voir les filles du pays. Ne la laisse pas aller sur la rue. Ne lui montre jamais un festin, pas même dans la maison paternelle, afin qu'elle ne se mette pas à convoiter des friandises. Cependant donne-lui un peu de vin jusqu'à son plein développement, afin de la fortifier. Elle doit demeurer étrangère à la musique et ignorer l'usage de la flûte, de la lyre et de la cithare. Tu lui apprendtas d'abord à réciter les vers grecs (le grec était sa langue maternelle) ; puis tu passeras aulatin, autrement tu lui gâterais l'accent par ce dernier. Elle ne. sortira jamais sans toi, tu ne permettras jamais qu'un jeune frisé lui fasse les yeux doux. Elle s'habituera à se relever la nuit pour prier et réciter des psaumes, et le matin elle chantera des cantiques. A la troisième, à la Hxième, à la neuvième et à la douzième heure du jour, elle sera au champ du combat (priera). La lecture alternera avec la prière, et la prière avec la lecture. Elle apprendra à travailler de ses mains, mais elle ne fera pas des objets de luxe. Tu lui feras apprendre en premier lieu
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les Psaumes, puis les Proverbes, l'Ecclésiaste et Job ; ensuite elle passera aux Évangiles, aux Actes des Apôtres et iiux Épîtres. Quand elle saura tout cela, elle prendra les Prophètes, le Pentateuque, les Rois, les Chroniques, Esdras et Néhémie, et à la fin le Cantique des Cantiques, qu'elle ne comprendrait pas si elle le commençait plus tôt. Elle ne doit lire aucun des apocryphes, car il faut une grande sagesse pour en tirer l'or de la boue qui l'entoure. Elle aura toujours en main les œuvres de saint Cyprien. Elle pourra parcourir les écrits de saint Athanase et de saint Hilaire, et d'autres ouvrages de piété. Tu la feras élever au couvent. Elle n'apprendra pas à jurer, tiendra le mensonge pour un sacrilège, ne saura rien du monde, vivra comme un ange dans la chair sans connaître la chair, et croira que tous les hommes lui ressemblent ! » Saint Augustin (354-430), comme saint Jérôme, l'un des pères de l'Église latine, nous a laissé, dans ses Confessions, une instructive psychologie du cœur humain, psychologie montrant la persistance des impressions religieuses reçues dans la première enfance et la puissance d'une mère pieuse. Vingt années passées dans les études philosophiques et au milieu des plaisirs du monde ne purent effacer les impressions produites sur son cœur par sainte Monique, impressions qui finirent, avec l'aide des prières de sa mère, par le ramener dans la bonne voie. Saint Augustin blâme la méthode d'étudier le latin dans des poètes immoraux. « Un jeune homme, dit-il, s'écrie dans une scène de Térence :Quoi ! il ne nous serait pas permis de faire ce qu'osent faire les dieux î Ce raisonnement est fait par bien des jeunes gens. Nous apprenions de belles paroles dans nos auteurs, mais nous y apprenions plus facilement à commettre de mauvaises actions. Des maîtres (païens) enivrés nous faisaient boire dans la coupe de l'erreur et nous battaient quand nous nous y refusions 1 N'y avait-il donc rien d'autre pour nous apprendre notre langue et cultiver notre esprit ? »
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Après sa conversion, saint Augustin devint évêque d'Hippone, en Afrique. L'Église se présenta alors à lui comme un grand établissement d'éducation et cela le conduisit à écrira à un poiut de vue pédagogique, un ouvrage sur le catéchuménat: De rudibus catéchizandis. Cet ouvrage recommande de commencer l'instruction eligieuse par l'histoire sainte, en y rattachant des insructions appropriées aux catéchumènes.C'est la méthode aturelle, à laquelle on est, en général, revenu depuis uelques années, après s'être traîné durant des siècles iaris d'abtraits exercices de mémoire, presque toujours tériles. Un chapitre intéressant de cet ouvrage est celui ù saint Augustin examine ce que doit faire le catébiste, pour enseigner avec joie, sans découragement et ans sécheresse. Il recommande, entre autres, sur ce point, e s'identifier avec l'esprit de Christ et de se pénétrer e son amour pour les petits et les délaissés. Sainte Monique. A cette notice sur saint Augustin, ous ajouterons quelques mots sur la sainte femme qui i donna le jour. Aucun exemple n'est plus propre à ous montrer l'influence du christianisme sur la mère de mille. Unie à un époux païen et infidèle, et voyant son s Augustin qui marchait sur les traces de son père, elle it toute sa confiance et son espérance en Dieu, faisant splendir aux yeux du personnel païen qui l'entourait la méprisait les vertus qui ont brillé en Jésus-Christ, le avait surtout à cœur la conversion de son mari, ur atteindre son but, elle ne fit usage que de deux armes, prière et l'exemple. Semblable à un habile général qui erve toutes ses forces pour les actions décisives, jamais e ne se laissa entraîner dans des luttes de détail pour s points d'une importance secondaire ; jamais elle n'assa un reproche à son mari pour des fautes qui dôcoueat de son incrédulité ; elle ne répondait pas non plus es injures, et restait toujours calme et soumise en face ses emportements. ïifln, après seize ans de prières et d'attente patiente, ricius commença à s'enquérir de cette religion qui
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 64 12 brillait d'un éclat si pur dans sa femme, et trois ans plus tard il demanda et reçut le baptême. Restait son fils, Augustin ; sainte Monique n'avait rien négligé pour l'élever dans la connaissance et sous la discipline du Seigneur. Mais les premières impressions furent iDien vite effacées par le souffle empoisonné des écoles païennes qu'on lui fit fréquenter, et la pauvre mère n'eut bientôt plus que ses prières pour agir sur le cœur de son enfant, nais la prière est la plus grande force don! l'homme puisse disposer. Monique continuera ses prières pendant tiente-trois ans, et l'Eglise lui devra son plus célèbre docteur. Augustin, qui avait passé en Italie, y fut converti en particulier par la prédication de saint Ambroise, archevêque de Milan. Monique, qui était venue en Europe pour le chercher, éprouva enfin la sainte joie d'une mère qui retrouve son enfant. On chercherait en vain dans tout le paganisme une vertu qui approchât, même de loin, de celle de cette sainte femme. Avec le christianisme, une vie nouvelle est entrée dans le monde, et cette vie est « la lumière des hommes ». Sainte Monique ne revit pas sa terre natale. Elle mourul à Ostie, au moment où elle s'apprêtait à partir, avec sot fils, pour la rive africaine. Cette sainte femme était mûri pour le ciel. « Mon cher fils, disait-elle à Augustin, cinq jours avant sa mort, une seule chose me faisait jusqu'il) désirer de vivre encore : c'était ta conversion. Mainte nant mes prières sont exaucées et je n'ai plus rien à fairt
ici-bas. » § 2. iie Stonachisme en Occident
et les Écoles du moyen âge.
La dissolution des mœurs au sein de l'empire romain et les dangers moraux que l'on courait dans le commert journalier avec les païens, firent naître de bonne heuri comme on l'a vu, le besoin de la solitude et de la s traite. C'est de ce besoin, fortifié par l'affaiblissement »
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la vie chrétienne, aussi bien que par une conception erronée du r&aoîM;ement, qu'est né le monachisme. On a soutenu que son'influence fut défavorable à la famille dont il rabaissait la sainteté, eu lui opposant un état plus saint, le célibat, et à la société à laquelle il enlevait ses éléments les plus saints et les plus vivifiants. Mais il faut reconnaître que le monachisme a rendu de grands services à l'instruction, ainsi qu'à l'éducation, en préparant et en fondant l'école chrétienne. Ce fut un grand progrès que la fondation d'écoles chrétiennes, à côté des écoles païennes dans lesquelles les enfants des chrétiens étaient exposés à tant de dangers pour la foi et pour les mœurs. Dans l'église d'Occident, grâce surtout aux règles lu célèbre Benoît de Murcie, fondateur de l'ordre des Bénédictins (480-543), le monachisme se montra pratique et bienfaisant. Dans les règles qu'il donna à son ordre, saint Benoît, peu instruit lui-même, mais doué d'un zèle ardent et d'une grande foi, ne parle que de l'éducation des Offrandes, ou enfants consacrés au Seigneur, que l'on recevait dans les couvents. Les moines devaient être avant tout des hommes de foi, de renoncement et de travail, consacrant leur temps aux exercices religieux, au travail manuel et à la lecture (étude). Néanmoins les écoles abbatiales ou des couvents naquirent tout naturellement des offrandes faites aux Bénédictins. Chaque couvent eut bientôt son école. Les petits monastères se bornèrent à l'enseignement élémentaire, mais les grands, comme ceux de Saint-Sall et de Rheinau eu Helvétie. de Fulda en Allemagne, eurent des écoles savantes et célèbres. On se fera quelque idée de l'importance de l'ordre des Bénédic • tins et de son influence sur la civilisation par la statistique suivante : cet ordre comptait avant la Révolution française 37.000 maisons, et il a fourni à l'Église 4,000 évêques, 1,600 archevêques, 200 cardinaux, 24 papes et 15,700 auteurs. D'autres ordres religieux vinrent ajouter leur activité à celle des Bénédictins. Les principaux sont :
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Celui des Cisterciens ou de Citeaux (Côte-d'Or), fondé en 1098 par saint Robert et réorganisé plus tard par saint Bernard, fondateur de la célèbre abbaye de Glairvaux (en Champague). Celui des Prémontrés (1120) et celai des Jérômites ou Frères de la vie commune (xiv° siècle). Ce dernier était répandu dans les Pays-Bas et le nord de l'Allemagne. Les Dominicains et les Franciscains. A côté des écolesfabbatiales, les évêques, encouragés comme nous le verrons par Charlernagne, fondèrent, dès le vin0 siècle, des écoles dites épiscopaies0 destinées à l'instruction des classes supérieures et des jeunes gens qui désiraient entrer au service de l'Église. Enfin, vers le milieu du xme siècle, les villes fondèrent les écoles bourgeoises, qui relevèrent la moralité de la famille en opposition avec le célibat, et l'honorabilité du travail en opposition avec la vie des chevaliers. Dans les écoles bourgeoises on parlait la langue du peuple, au lieu du bas-latin en usage dans les autres écoles. — Les écoles bourgeoises de filles ne prirent naissance que peu de temps avant la réformation. Le développement des écoles abbatiales et épiscopales, par l'adjonction de la théologie, de lâmédecine, de la. jurisprudence et de quelques autres branches, donna naissance aux écoles de droit, de médecine, de théologie et aux universités. L'école de droit de Bologne, la plus ancienne, remonte au xir3 siècle. A la fin du siècle elle comptait 12,000 étudiants. A Salerne florissait, dans le mêm temps, une école de médecine. L'école abbatiale de Paris s'éleva, en 1200, au rang d'université. L'université d'Oxford fut fondée en 1249, celle de Prague en 1348. Vinrent ensuite les universités de Vienne (1365), de Heidelberg (1386), de Cologne (1388), d'Erfurt (1392), et, dans le xve siècle, celles de Wùrzbourg, de Leipsig, de Rostock, de Greifswalde, de Fribourg en Brisgau, de Trêves, de Tubingen et de Mayence.
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§ 3. Gharlemagne,
L'œuvre de la civilisation, commencée par le monachisme, trouva dans Charlemagne un auxiliaire intelligent qui sut lui donner une vigoureuse impulsion. Par son caractère, sa langue et ses mœurs, il était et ne voulait être que germain ; mais la civilisation romaine lui faisait envie, et il ne négligea rien pour faire fleurir les lettres parmi ses sujets. Il était lui-même très-avide d'ins$ traction; « A l'âge de trente-deux ans, dit M. Vuillet, il se fit initier aux premiers éléments des lettres par Pierre de Pise, qui lui donna des leçons de grammaire et de langue atine, et le prépara ainsi aux leçons du célèbre Alcuin. e savant, que Charlemagne appréciait autant qu'un 'oyanme, antérieurement directeur de la grande école 'York, en Angleterre, lui enseigna la rhétorique, le calcul, astronomie, et l'écriture dans laquelle il fit peu de prorès. Charlemagne s'entoura des principaux savants de ous les pays, qui formèrent une espèce d'académie, dirige par Alcuin ; le roi la présidait sous le nom de David, t chacun de ses membres, selon ses prédilections, portait 11 surnom, emprunté aux grands hommes de l'antiquité, els que Homère, Horace, etc. « Auprès de cette académie, Charlemagne avait établi, sa cour, une école de jeunes gens, qu'il inspectait et ncourageait lui-même. On raconte qu'un jour, mettantes bons élèves à sa droite et les autres à sa gauche, il 'aperçut que ces derniers étaient preque tous fils des eilleures familles. Alors, se tournant vers ceux qui vaient bien travaillé, il les félicita et les assura de sa ienveillance toute particulière; puis il réprimanda les utres avec sévérité, les menaçant de les éloigner de lui, îalgré la noblesse de leur origine, s'ils ne s'empressaient e réparer Jo'»r négligence par une ardente application.
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« Une circulaire, envoyée à tous les évoques et abbés, les invitait à ouvrir, auprès des églises cathédrales et des monastères, des écoles semblables à celle du palais dn l'empereur. Ces institutions, où l'on enseignait les sept arts libéraux : la grammaire, la rhétorique, la dialectique (trivium), l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique (quadrivium), devinrent de petits centres où la culture des lettres se conserva. Malgré la barbarie et les ténèbres dans lesquelles l'Europe fut replongée après la mort du grand empereur, ces écoles se soutinrent et prirent, vers la fin du moyen âge, les développements que nous avons indiqués dans le g précédent
§ 4. l<a Chevalerie.
La chevalerie, dont Charlemagne fut le précurseur, exerça sur l'éducation une influence assez importante pour devoir être mentionnée. Le jeune garçon que sa naissance appelait à devenir chevalier, devait se préparer de bonne heure à l'exercice des vertus chevaleresques, dont les principales étaient des manières nobles, imitées de la cour, et une bravoure à toute épreuve, mise au service de la religion, de l'honneur et des clames. Une discipline sévère, une nourriture simple, des exercices de piété et des jeux chevaleresques, tels étaient les moyens par lesquels on le préparait à sa vocation. A l'âge de sept ans il quittait la maison paternelle et les caresses de sa mère, pour se rendre chez un chevalier en qualité de page. Ici, il avait différentes fonctions à remplir. Le chevalier qu'il servait était le modèle sur lequel il devait former ses manières, sa bravoure et ses sentiments. La dame veillait sur ses moeurs et lui inspirait un zèle fervent pour la religion. Il apprenait aussi, à son service, à remplir certains devoirs envers les dames. Les jeux, auxquels il se livrait, étaient les préludes des mâles exercices
�tE MOYEN AGE. 69 des chevaliers, et ils devaient tout à la fois fortifier son corps, développer son courage et lui inspirer le désir de se signaler par de grands exploits. Entre seize et dix-huit ans, le page recevait une épée, et était élevé par un acte solennel au grade d'écuyer ; il devait dès lors être formé spécialement pour le service militaire jusque vers l'âge de vingt-un ans, époque à laquelle on l'armait chevalier. En cette qualité, il faisait vœu d'aimer la vérité, de servir le droit et la justice, de protéger la religion et ses serviteurs, de secou-sir les opprimés, les veuves et les orphelins, de défendre l'honneur des nobles dames, et de combattre les ennemis de la chrétienté. § 5. tua. Bourgeoisie.
La bourgeoisie, cet autre enfant du moyen âge, eut aussi sa part d'influence sur l'éducation. Les bourgeoisies naquirent de la nécessité pour les hommes libres, épars dans les pays de plaine, de se retirer derrière des murailles pour se défendre contre les bandes indisciplinées et dévastatrices qui ravageaient si souvent les diverses contrées de l'Europe. Elles ne tardèrent pas à reconnaître que leur vocation spéciale était le commerce, les arts e t les métiers. La régularisation de leur activité fit naître les corps de métd^'s'qu'on retrouve encore dans les villes allemandes, organisés en corporations distinctes. Ces corps de métiers, destinés à éviter la concurrence, avaient aussi pour but de favoriser l'apprentissage des professions, dans lesquelles on distinguait trois catégories de travailleurs : les apprentis, les ouvriers et les maîtres. Ils établissaient dans ce but de ville à ville et de pays à pays des liens dg fraternité entre les artisans du même état, ce qui facilitait beaucoup les voyages aux ouvriers qui faisaient le tour de France, et mettait en commun et au profit de tous les expériences, les découvertes et les procédés nouveaux. Mais cette organisation ne favorisa pas seulement les métiers, elle fut aussi favorable aux vertus domestiques. Le
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chef de la famille réunissait, soir et matin, enfants, apprentis et ouvriers pour la prière commune ; il priait aussi à table. Les soins de la mère s'étendaient à tous. Les enfants étaient maintenus sous une discipline sévère; ils devaient mener une vie paisible et s'habituer à une obéissance absolue. La simplicité des mœurs, l'économie et l'activité régnaient partout, et ces trois vertus, qui caractérisaient la bourgeoisie, lui assurèrent une existence plus longue qu'à la chevalerie. Dès le treizième siècle, comme on l'a vu plus haut, elle voulut aussi avoir ses écoles.
§ 6. lia SScolastiqiie,
On entend par scolastique la science des écoles au moyen âge. Cette science ou philosophie scolaire prit naissance dans les écoles abbatiales et épiscopales, et elle atteignit l'apogée de son développement dans les universités, surtout dans celles de Paris et d'Oxford. Son caractère essentiel consistait à subordonner toute la science à la théologie, dont l'unique source était la Bible expliquée par les pères, les conciles, et le pape. Elle n'avait pas le droit d'examiner les vérités formulées par la théologie; elle ne devait que les coordonner en un système philosophique. De là l'adage : La philosophie est la servante de la théologie (philosophia theologiœ ancilla). Ce qui ne se rattachait pas au dogme était ou négligé, ou traité d'après les idées des anciens, surtout d'après Platon et Aristote. Les écrits de ce dernier acquirent peu à peu une autorité absolue. Ce philosophe avait fait du cœur le principe des nerfs : défense donc au cerveau de revendiquer cet honneur. Le sang, d'après la même autorité, n'osait ni voyager, ni circuler par le corps, comme cela s'enseigne aujourd'hui. Le téméraire qui avait la hardiesse de sortir du cercle tracé par la théologie et Aristote, était aussitôt dénoncé et puni. On sait que, pour pouvoir sortir de prison, Galilée dut rendre le repos à la terre, qu'il avait imprudemment fait tourner. Mais si le
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cercle tracé autour de la théologie et de la science était trop étroit, l'activité intérieure était peut-être d'autant plus intense : les savants classaient, systématisaient, subtilisaient. Les théologiens, rangés autour des écrits de saint Augustin, se divisaient en trois écoles : dogmatique, mystique et sceptique. La première, qui compte parmi ses principaux chefs Anselme de Cantorbéry (1033-1109). Albertle-Grand (1205-1280) et Thomas d'Aquin (1227-1274), surnommé le docteur angéhque, hasait son système sur la connaissance des faits historiques ; la seconde, dans laquelle se place Saint-Bernard (1091-1153) et Saint-Bonavcnlure, s'appuyait surtout sur le sentiment et l'œuvre de la foi dans le cœur. Dans Richard (1173) et Hugues (1140), le premier prieur et le second religieux de l'abhaye de Saint-Victor à Paris, on trouve réunis les deux éléments dogmatique et mystique. La troisième école, dont les représentants sont Abeilard (1079-1142) et le cordelier Duns Scott, surnommé le docteur subtil, débutait par le doute et la négation. Sur le terrain philosophique, les savants se divisèrent en deux écoles hostiles l'une à l'autre. Vers la fin du onzième siècle, Jean Rosullinus formula la doctrine que les idées générales, les universaux, étaient de pures abstractions, et que les individus seuls avaient une réalité. Cette doctrine fut désignée sous le nom de Nomilanisme. Thomas d'Aquin et Duns Scott, avec une nuance d'opinion qui forma deux écoles, les Thomistes et les Scotistes, soutinrent au contraire que les idées générales ont une réalité en dehors des objets. Leur doctrine constitua le Réalisme (le spiritualisme moderne s'y rattache intimement). Le nominalisme fut condamné à Soissons ; mais il releva la tête au treizième siècle, et il finit par mettre le réalisme sous ses pieds. Si de la théologie et de la philosophie nous passons aux sciences, nous ne trouvons que peu de chose à glaner. Les sept arts libéraux, le trivium (la grammaire, la rhétorique et la dialectique) et le quaclrivum (l'arithmétique,
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la géométrie, la musique et l'astronomie), à l'exception des mathématiques, étaient assez cultivés. La philologie était négligée. On ne lisait pas les auteurs grecs dans l'original, et le latin, langue de l'Eglise et de la science, était si éloigné des formes classiques, qu'on lui a donné le nom de basse latinité. Les mathématiques furent mieux traitées que la philosophie, peut-être parce que ces sciences abstraites se rapprochent plus que les langues et les sciences naturelles des aspirations du moyen âge vers le surnaturel et la métaphysique. Les mathématiques florissaient chez les Arabes d'Espagne, les savants allèrent les y étudier dans leurs écoles. C'est chez eux que Gerbert, comme nous l'avons vu plus haut (page 54, Appendice), puisa ses grandes connaissances en mathématiques. C'est à lui, et non aux Arabes, qu'on devrait la vulgarisation de notre système de numération. Il est le premier mathématicien qui ait employé les chiffres avec valeur de rang. On peut donc le regarder comme le fondateur du système décimal, qui est à la base de notre numération. Campano de Novarc et le bénédictin anglais Athélard traduisirent de l'Arabe au douzième siècle les Éléments d'Euclide. On sait qu'Euclide était un célèbre géomètre grec de l'école d'Alexandrie (320 av. J.-C.) et qu'il rédigea sous le nom. d'Eléments une encyclopédie des sciences mathématiques, dont la partie géométrique sert encore aujourd'hui de base à l'enseignement; mais on ignore plus généralement que c'est par les Arabes que les écrits de ce savant vinrent enrichir la science du moyen âge. Alphonse X, l'Astronome, roi de Léon et de Castille, fit dresser par les Arabes des tables astronomiques, connues sous le nom de Tables Alphonsines. Enfin, parmi les productions mathématiques du moyen âge, je citerai encore une Arithmétique en X livres écrite par Jodanius Nemoratus, et un petit livre d'astronomie par Jean Sacrobuslo, employé dans les écoles jusqu'au seizième siècle. En 1531, il fut encore imprimé avec une préface de Mélanchton.
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Les sciences naturelles, rentrant plus spécialement dans la sphère du Nominalisme (qui ne voyait la réalité que dans les individus) furent comme proscrites avec ce dernier jusque vers la fin du moyen âge. Il semblait qu'on n'eût pas d'yeux pour observer la nature. Les choses les plus absurdes s'enseignaient avec l'assurance la plus absolue. Un seul homme s'éleva par ses connaissances en physique et en histoire naturelle au-dessus de son temps : ce'futle franciscain anglais Roger Bacon d'Ilchester (12141294). Il découvrit, sinon la théorie, du moins les principales propriétés du télescope. Il paraît avoir connu aussi la poudre à canon. Ses vues claires et justes sur la nature en firent le digne précurseur de François Bacon, dont je parlerai plus tard. Ce que je viens de dire de l'état des sciences au moyen âge, n'en donnera pas une opinion bien avantageuse. Cependant, si l'on considère que l'imprimerie n'existait point encore, que les moyens de communication étaient très-difficiles, que l'Eglise avait de nombreux peuples barbares à convertir et à discipliner, on trouvera que le moyen âge mérite qu'on en parle avec moins de mépris qu'on ne le fait généralement. Le moyen âge a creusé les fondements et posé les pierres angulaires de la civilisation actuelle. Cette œuvre de préparation, pour être moins brillante, n'en est pas moins utile. Au reste, le moyen âge ne manque pas tout à fait de ces créations devant lesquelles on s'arrête avec étonnement et admiration. La basse latinité a créé d'immortels chants sacrés, tels que le Dies irse et le Media vita, etc. Une seule de ces hymnes vaut toutes les imitations d'Horace et d'autres poètes latins des modernes philologues. L'Imitation de JésusChrist demeurera toujours un des meilleurs livres d'édification et chez les catholiques et chez les protestants. Le Niebelungeniied, épopée germanique, est une des productions les plus remarquables du génie littéraire. Mais le plus beau fleuron de la couronne du moyen âge, c'est l'art gothique, au dire de plusieurs la plus sublime des
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créations artistiques. Que pourrait-on comparer aux cathédrales de Cologne, de Strasbourg et de Paris! « Quelle impression inattendue, dit Goethe, que celle que produisit sur moi la cathédrale de Strasbourg ! Une grande émotion, que je ne pouvais m'expliquer, parce qu'elle était produite par l'harmonie de mille détails, s'empara de mon âme et la remplit toute entière. Que de fois je suis retourné devant ce monument pour jouir de cette joie presque céleste et y embrasser dans ses œuvres le gigantesque esprit de mes anciens frères. »
§ 7. EBéflexions sur la scolastirçue et le moyen âge.
Avant de passer à la renaissance, qui a préparé la réforme et les temps modernes, arrêtons-nous un moment sur le caractère de cette première époque delà civilisation chrétienne et sur le principe qui viendra la faire entrer dans une nouvelle phase. Comme .je l'ai dit plus haut, le caractère propre de la scolas tique, c'est la subordination de la science à la théologie et de la théologie à l'Eglise. Le moyen âge, c'est le génie de l'église catholique dominant, réglant et pénétrant la société tout entière. Grands et petits, savants et ignorants, tous se courbaient humblement devant l'autorité souveraine de l'Eglise, ne voulant croire, penser et agir que dans les limites qu'elle avait déterminées. Il y avait bien ci et là des sectes qui refusaient de s'incliner devant Rome, les Albigeois, par exemple, mais le nombre des dissidents était proportionnellement trèspetit. Je n'examinerai pas si le cercle tiré autour de la religion et de la science par la scolastique était un bien ou un mal aussi longtemps qu'il suffisait aux besoins des esprits; mais nous comprenons tous aujourd'hui qu'avec les progrès des sciences, il devait devenir trop étroit, et qu'il fallait ou qu'il s'élargît graduellement, ou qu'il se rompît ; et c'est aussi ce qui est arrivé. Les temps de la renaissance commencé-
�75 ent à demander un élargissement au nom de la science, ascolastique fut convaincue d'erreur sur quelques points, e doute entra dans les esprits, on se mit à discuter, à xaminer non-seulement les faits d'un ordre scientifique, ais aussi les vérités religieuses, et une première crise mena la réforme, qui ne voulait d'abord qu'élargir le ercle du moyen âge. Mais le mouvement ne s'arrêta pas à. Des esprits hardis, téméraires, ne craignirent pas d ataquer et de rejeter les vérités les plus saintes de la reliion, et de baser sur la nature et la raison une philosoliie audacieuse qui rejette tout ce qui est révélé et urnaturel. Cette philosophie est le contre-pied du moyen ge. Celui-ci rejetait tout ce qui sortait de sa conception e la foi ; celle-là rejette tout ce qui est en dehors des phéomènes naturels et du domaine de la raison humaine, 'est, comme on le voit, une nouvelle scolastique, aussi 'troite, aussi exclusive que la première et beaucoup plus angereuse. Et c'est sous le despotisme de cette scolastique oderne que se sont placés aujourd'hui beaucoup de édagogues, et que s'élève une grande partie de la jeulesse, depuis l'école primaire jusqu'à l'université. Espéons qu'elle ne tardera pas à disparaître avec la première.
LA RENAISSANCE.
DEUXIÈME ÉPOQUE - LA RENAISSANCE
§ 1. ÎLa Renaissance eu Italie.
Nous avons vu quel a été le champ des études au moyen ige, et quels étaient les caractères de cette époque de lotre histoire. Nous allons maintenant assister à une ouveUe phase du développement des sociétés chréennes. A côté de l'enseignement de l'Eglise, basé sur la ible et les Pères, viendront se placer les études clasiques qui finiront par tout envahir : temps de gloire pour es lettres et les arts, mais temps de décadence pour la foi tles mœurs.
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LE DANTE
Le premier pionnier des temps modernes et des études classiques en Italie fut le Dante, né à Florence le 27 mai 1265. Il avait étudié quelques classiques romains, surtout Horace et Virgile, et ces auteurs exercèrent une grande influence sur son génie littéraire. Virgile, entre autres, fut son guide dans la composition de son Enfer et de son Purgatoire. C'est ainsi que les études classiques, alors abandonnées, se trouvèrent recommandées par la Divine Comédie. Mais ce poème est remarquable à un autre point de vue encore. Le Dante écrivit la Divine Comédie en italien, langue dans laquelle on n'avait fait jusqu'alors que quelques essais littéraires à la cour sicilienne des Hohenstaufen, sous Frédéric II. Dans la Divine Comédie, le Dante donna à l'Italie une langue nationale. Plus tard, il écrivit un ouvrage pour exposer les principes qui l'avaient dirigé dans la formation de la langue italienne; il y sépare nettement l'étude de l'italien de l'étude du latin. Le premier doit devenir la langue de la nation et le second une langue de l'école. Les classiques doivent dorénavant servir de base à l'étude du latin.
BOCCACE
Boccace, savant Florentin, né en 1313, fit pour la prose italienne ce que le Dante avait fait pour la poésie. Son principal ouvrage est le Decameron, qui compte plus de cent éditions. Le style de Boccace est riche d'harmonie et de grâce, mais souvent licencieux. Il se repentit dans ses vieux jours des écarts de sa jeunesse, et il conjurait les pères de famille de ne pas mettre le Decameron entre les mains de leurs enfants. Boccace élargit le champ des études classiques en faisant des collections des anciens auteurs, et en en faisant faire des copies. Il écrivit une généalogie des dieux. Il apprit aussi le grec, afin de pouvoir étudier les classiques
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grecs, qu'on ne connaissait encore que par quelques anciennes traductions.
PÉTRARQUE
Pétrarque (1304-1374), fils d'un notaire florentin de la faction des Blancs, naquit et vécut dans l'exil. Il étudia la grammaire, la dialectique et la rhétorique à Garpentras, près d'Avignon, où se tenait alors la cour papale. Son père l'envoya ensuite étudier le droit à Montpellier, puis à Bologne. Mais, au lieu du droit, Pétrarque étudiait Cicéron et Virgile, ce qui affligeait beaucoup son père. Revenu à Avignon, il y embrassa l'état ecclésiastique. Pétrarque ne tarda pas à se distinguer par ses poésies italiennes et latines. L'université de Paris et le sénat romain lui envoyèrent en un même jour l'invitation d'aller recevoir la couronne du poète. Après s'être livré avec une grande passion à l'étude des classiques romains, Pétrarque ne tarda pas à découvrir des dangers dans cette étude. Gomme saint Augustin, il dit que l'étude des classiques nuit à la morale chrétienne; qu'elle fait préférer l'éloquence à une vie sainte, la gloire à la vertu; qu'elle fait aimer l'histoire aux dépens de l'étude de son propre cœur ; qu'elle fait craindre une faute de style plus que la transgression des commandements de Dieu, et qu'elle transforme les théologiens en rhéteurs et en sophistes, qui recherchent, non l'amour, mais la connaissance de Dieu, afin de se donner du relief et acquérir de la considération clans le monde. Les classiques que le Dante, Boccace et Pétrarque avaient découverts dans la poussière des bibliothèques, faillirent faire rejeter la langue italienne que ces trois hommes de génie avaient tirée de ses langes. Plus d'un siècle s'écoula avant que l'on vît reparaître un ouvrage italien de quelque valeur. Sous Laurent de Médicis, qui régnait un siècle après la mort de Pétrarque, les pères et les instituteurs
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défendaient aux jeunes gens de Florence de lire des ouvrages écrits en langue vulgaire. Les études classiques absorbaient tout1.
1. Les hommes marquants qui, après le Dante, Boccace et Pétrarque, contribuèrent le plus à l'aire lleurir les études classiques, furent : Jean Malpaglimo, appelé ordinairement Jean de Ravenne (1353-1420), disciple de Pétrarque. En 1412, il fut chargé de lire et d'expliquer dans l'église, les jours de fête, la Divine Comédie du Dante. Emmanuel Chrysoloras, d'abord instituteur à Constantinople, fut envoyé à diverses reprises en Occident par l'empereur Jean Paléologue, pour demander du secours contre les Turcs. En 1396, la ville de Florence le nomma professeur de littérature grecque, avec un traitement de cent florins en or. Il fut le premier Grec de naissance qui professa en Italie. Il professa plus tard à Pavie, à Venise, etc. Ensuite, il fut envoyé par le pape Jean XXIII au concile de Constance, où il mourut. Les Médicis, Cosme et Laurent, et le pape Nicolas V, contribuèrent puissamment à faire fleurir les études classiques, en recueillant des manuscrits et en fondant des bibliothèques. Cosme fonda la bibliothèque des Médicis. Un grand nombre desmanuscrits qui la composaient avaient été achetés en Grèce. On en avait tiré près de deux cents du couvent du mont Athos. Le pape Nicolas V fonda la célèbre bibliothèque du Vatican et fit recueillir cinq mille manuscrits. Cosme de Médicis fonda aussi à Florence l'Académie platonicienne, où l'on s'occupait exclusivement de l'étude de Platon. François Philelphe, savant philologue, né en 1398, professa dans diverses villes italiennes. Il traduisit en latin plusieurs des ouvrages d'Aristote, de Xénophon, de Plutarque, etc. Poggius Braeciolinl, philologue, littérateur et historien (1380-1483), rendit aux lettres d'importants services en découvrant de nouveaux manuscrits. Ce fut lui qui retrouva Quintilien dans le couvent de Saiut-Gall. Laurent Valla (1418-1468), célèbre latiniste, traduisit Hérodote et Thucydide. Il fut le premier qui appliqua les études classiques à l'explication du Nouveau-Testament. Il écrivit des remarques critiques sur la Vulgate et en corrigea plusieurs passages. Ange Polltien (1484-1494) fut un philologue dans toute l'étendue du terme. Ses compatriotes le comparaient à Cicéron. Laurent de Médicis le prit pour précepteur de ses deux fils, Pierre et Jean. Politien communiqua, à ce dernier surtout qui devint plus tard le pape Léon X, son grand zèle pour les lettres, ses formes polies et courtoises, et sa facilité à faire accorder ensemble le monde et la religion. Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), enfant célèbre, philologue, historien, orateur, poète, philosophe et théologien, semble avoir été la merveille de son siècle. Il passait à dix ans pour le poète et l'orateur le plus distingué de l'Italie. Tout eu reconnaissant la valeur des études
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§ 2. Victoria de Feltre.
Au milieu de ce grand mouvement produit par les études classiques, nous trouvons un homme qui brille d'une gloire pure. Je veux parler du Fénelon italien, de Victorin de Feltre. Terminons par lui ce coup d'œil sur l'Italie. Victorin naquit en 1378, dans la petite ville de Feltre, située au pied des Alpes, à environ vingt lieues nordouest de Venise. Né de parents pauvres, U ne put acquérir qu'une culture tout élémentaire, quoiqu'il cherchât
classiques, il sut mieux que personne en signaler les écueils et rendre justice à la sagesse des temps passés. Dans ses dernières années, Pic de la Mirandole brûla les poésies légères de sa jeunesse et se consacra entièrement aux études sérieuses et à une vie sainte. « La philosophie, écrivait-il quatre ans avant sa mort, cherche la vérité, la théologie la trouve, mais la religion la possède. » Plus tard, il écrivit à François de la Mirandole : « Je te prie instamment de laisser les fables et les plaisanteries des poètes et de lire jour et nuit les saintes Ecritures... N'oublie pas que le fils de Dieu est mort pour toi et qu'il te faudra bientôt mourir, encore que ta vie se prolongeât beaucoup. » Léon X (1473-1521), fils de Laurent de Médicis, était un homme lettré et doué d'une douceur et d'une affabilité remarquables; il était extrêmement libéral et favorisa de tout son pouvoir les sciences et les arts. Rome devint sous sou règne le rendez-vous des savants et des artistes. Mais l'impiété et Je vice marchaient partout la têle haute. Cette mondanité au sein du christianisme ne fut point le fruit nécessaire des études classiqnes, puisqu'au temps des Boccace et des Pétrarque la démoralisation et l'impiété étaient déjà générales. On ne peut cependant pas nier qu'elles ne furent, pour un temps du moins, préjudiciables aux mœurs et à la foi. Elles firent retourner presque jusqu'à la mythologie. Déjà dans le Dante on lit des passages comme celui-ci : « Pardonne, ô Jupiter, toi qui fus crucifié pour nous! » Au couronnement de Pétrarque, à Rome, des faunes, des satyres et des nymphes dansaient devant le char du poète lorsqu'il se rendit au temple pour y aller prier à l'autel et déposer sa couronne aux pieds du prince des Apôtres. Avec le progrès des études classiques, il y eut un retour vers les idées et les mœurs païennes, et la scolastique, représentante des doctrines de l'Eglise, fut tout à fait impuissante pour contenir A arrêter ce torrent : elle fut mise en pièces par l'impiété et par la philosophie païenne, avant d'être attaquée au nom de la raison et du christianisme, comme elle le fut plus tard.
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 80 constamment à augmenter ses connaissances. A l'âge de vingt ans, il se rendit à Padoue, où il subvint tant bien que mal à ses besoins en donnant des leçons de lecture et d'écriture à quelques enfants qu'on voulait bien lui confier.. Tout en gagnant ainsi son pain quotidien, Victorin se mit en rapport avec le célèbre Jean de Ravenne, disciple de Pétrarque, et avec d'autres professeurs distingués, il fit, sous leur direction, des études régulières, et au bout de quelques années, il fut assez avancé pour obtenir des licences académiques. Après son retour de Venise, où il se rendit quelque temps pour apprendre le grec, il fut nommé professeur de philosophie et de rhétorique à l'université de Padoue; mais n'ayant pu discipliner ses élèves comme il l'aurait désiré, il donna sa démission et se rendit à Venise, où il fonda un établissement d'éducation. Quelque temps après, le prince de Mantoue, Jean-François Gonzague, auquel il avait été recommandé, l'appela à sa cour pour faire l'éducation de ses enfants. Après bien des hésitations, Victorin répondit à l'appel qui lui était adressé, mais avec la résolution de se retirer aussitôt qu'il rencontrerait des obstacles insurmontables dans l'accomplissement de ses plans d'éducation. Victorin commença par étudier le terrain avant d'ordonner des réformes ; mais dès qu'il fut orienté, il congédiales serviteurs dangereux ou inutiles, supprimalapompe qui régnait partout, réforma la table, et soumit les jeunes princes à des occupations régulières, et cela sans les consulter. Le prince Gonzague eut assez de sagesse pour le laisser agir et pour tout approuver. Les deux fils aînés du prince, Louis et Charles, étaient d'une tournure peu agréable. Le premier était replet, lourd et fort glouton ; l'autre grand, osseux, d'une maigreur affreuse et extrêmement gauche dans ses mouvements et ses manières. Victorin s'appliqua à combattre chez ces jeunes gens leurs défauts de nature, et il parvint, à l'aide d'une grande frugalité et d'exercices corporels variés et
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nombreux, à leur donner de la souplesse, de la tenue, une taille svelte et dégagée, au point qu'il put plus tard les appeler avec raison et sans doute avec quelque fierté : « Mon Hector et mon Achille. » Les exercices corporels auxquels Victorin astreignit les jeunes princes étaient surtout la natation, l'équitation, la course, l'escrime, etc. Victorin poussa si loin les exercices corporels, qu'il organisa de petites guerres, dans lesquelles on fortifiait des bourgs, occupait des collines, et livrait des combats où l'on voyait voler la poussière comme sur un champ de bataille. Outre ces exercices, Victorin habitua encore ses élèves à supporter le froid et le chaud, et à se contenter d'habits légers ; « car, leur disait-il souvent, il faut vous habituer à toutes les intempéries de l'air et à toutes les incommodités de la vie ; vous ne savez pas dans quelles positions vous pouvez vous trouver un jour. » La nourriture qu'il leur donnait était simple, solide, fortifiante, sans vin ni aucun digestif quelconque. Comme il se soumettait au même régime que ses élèves, ceux-ci suivirent son exemple sans murmurer. Un jour, ils le prièrent de vouloir bien s'accorder une table un peu meilleure. Mais Victorin leur répondit : « Combien nos vues sont différentes ! Vous désirez qu'il ne manque rien à mes repas, et moi je veille à ce que les vôtres ne renferment rien de superflu. » Ainsi que Pythagore, Victorin regardait la corpulence comme un nuage de l'âme, et il la haïssait surtout chez les jeunes gens. Aussi, pour la combattre, exigeait-il que ses élèves se levassent de bonne heure, car il pensait qu'il n'y a rien qui favorise une obésité précoce comme le long dormir. Enfin Victorin surveillait avec un soin particulier la tenue corporelle de ses élèves : il pensait que toute personne qui a quelque prétention à une bonne éducation doit s'appliquer à avoir une tenue noble et convenable Tout laisser-aller, toute manière inconvenante, toute ges
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ticulation déplacée, lui inspirait une profonde aversion, et il combattait les mauvaises habitudes du corps avec une persévérance d'autant plus grande, qu'il croyait qu'elles favorisaient de mauvaises inclinations morales. Mais Victorin ne se contentait pas de cultiver les facultés physiques des jeunes princes, ses élèves, et d'autres enfants qu'il réunit autour de lui : il vouait les mêmes soins à la culture de leurs facultés morales et intellectuelles. Et ces soins, il les prodiguait aux petits avec autant de plaisir et de sollicitude qu'aux grands, ce qui nous le montre doué des qualités d'un véritable ami des enfants, d'un vrai pédagogue. Victorin s'efforçait de rendre son enseignement agréable, afin de prévenir le dégoût et le découragement. Il pensait que les plaisirs de l'étude doivent en faire oublier les peines, et il a été, sous ce rapport, un maître modèle. Dans l'enseignement de la lecture, par exemple, il se servait, suivant la recommandation de Quintilien, de lettres mobiles peintes sur de petites tablettes ; il les montrait à ses jeunes élèves pour leur apprendre à les connaître, puis il s'amusait avec eux à les combiner entre elles pour en former des mots. Le caractère de l'enseignement de Victorin contrastait fortement avec les procédés de ses confrères et lui valut une considération bien méritée. On pourra se faire une idée de l'effet que dut produire son exemple par les paroles suivantes du savant Michel Montaigne sur les écoles de ce temps-là : « Venez contempler, s'éciie-t-il, parents et conducteurs du peuple, comment on instruit vos enfants dans les écoles I Vous ne voyez partout que des maîtres rouges de colère, se laissant aller sans retenue aux mouvements cle leur humeur, et vous ne' cessez d'entendre les clameurs sans fin des enfants que le maître a frappés de sa férule! Est-ce par ce moyei? qu'on espère inspirer aux jeunes gens le goût de l'étude, et n'est-il pas possible de les conduire autrement que la main armée d'une verge?... Ces procédés sont déraisonnables et inhumains. »
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Victorin se distinguait encore par le soin particulier u'il apportait à étudier le caractère de ses élèves et à pêrétrer toute leur individualité; et cela, non-seulement our avoir une boussole qui le guidât dans le choix des eines et des récompenses, mais encore afin de l'aider à aire choix d'une vocation pour ses différents élèves. Vicorin avait la plus grande crainte de se tromper sur ce emier point, car il savait que le bonheur et le malheur e bien des hommes dépendent du choix de leur vocation, our mieux parvenir à son but, Victorin savait mettre ses 'lèves à leur aise dans les relations journalières qu'ils vaient avec lui : ils respiraient dans sa compagnie un air tout à fait libre, et leur naturel se montrait ainsi tout ntier à ses regards. En éducation, Victorin joignait l'exemple au précepte; i instruisait, il élevait surtout par sa présence et sa peronné. Sa méthode d'enseignement était revêtue du même aractère, c'est-à-dire qu'elle était lui, une communication irecte de sa personnalité. Il enseignait sans gêne et sans Ifectation. Et comme son cœur était rempli d'amour pour son travail, il en résultait que ses pensées trouvaient tou'ours le mode de communication le plus convenable, et u'elles pénétraient jusqu'au cœur de ses élèves. Ce zèle, cet amour pour ses occupations, faisait que, malgré son ~rand savoir, il ne négligeait jamais de préparer conscienieusement ses leçons, à la suite de quoi il enseignait sans noyens auxiliaires, tels que cahiers, livres, notes, etc. Ce rocédé, il le recommandait à tous les jeunes gens qui 'Oiùaient se livrer à l'enseignement. Dans ses leçons, ictorin ne se contentait pas d'être compris de ses élèves es plus capables : il n'était satisfait que quand tous, lême les plus faibles, avaient bien saisi ses explications. Dans la lecture des poètes ou des philosophes, il faisait relire à haute voix les passages difficiles, et l'expression que ses élèves donnaient à leur lecture fournissait à son tact fin et délicat le moyen de reconnaître s'ils avaient compris ou non.
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En même temps il corrigeait toute mauvaise prononciation, et combattait avec énergie tout accent commun, rude ou criard; selon lui, on ne pouvait assez déplorer qu'on rencontrât si souvent, même parmi les savants, tant de personnes dont le parler est désagréable et même repoussant. Victorin aimait beaucoup que ses élèves lui demandassent des éclaircissements sur ce qu'ils n'avaient pas compris, ou lui fissent part de leurs doutes sur ce qu'il leur avait dit. Il examinait avec soin tous leurs travaux et les corrigeait attentivement, puis il leur dis tribuait la louange et le blâme avec la plus grande justice. Il n'encourageait pas, mais il ne rejetait pas non plus les essais poétiques, alors fort à la mode. Il pensait avec Cicéron, son auteur favori, que l'exubérance de vie qui se trouve dans le jeune homme doit pouvoir s'exprimer, et que le concours de l'âge, de l'expérience et de l'étude, est nécessaire pour lui apprendre à mettre de la mesure dans ses productions littéraires. Victorin exigeait la plus grande attention dans ses leçons et remarquait la distraction à la seule tenue de ses élèves ; malgré cela, il ne négligeait jamais de faire répéter ce qu'il avait enseigné, de le résumer systématiquement, et de relier toujours l'inconnu au connu, afin de ne pas rendre inutiles l'attention, le zèle et l'application de ses élèves. Il aimait beaucoup à faire apprendre par cœur, lorsqu'ils étaient parfaitement compris, des morceaux tirés des poètes, des philosophes et des orateurs, surtout de Virgile, de Cicéron, d'Horace, ainsi que des bons tragiques grecs. Quand il donnait des compositions à faire, il engageait toujours ses élèves à lire auparavant quelques morceaux modèles sur des sujets de même nature. Il n'aimait pas beaucoup la poésie lyrique, parce qu'il craignait qu'elle n'amollît le caractère et ne portât l'esprit à des rêveries maladives ; mais il estimait fort la lecture des épopées, attendu que ces poésies présentent à l'imagi-
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nation du jeune homme des caractères mâles et héroïques. Avec ce zèle et ce dévouement, Victorin faisait faire de grands progrès à ses élèves. Sa réputation ne tarda pas à s'étendre sur toute l'Italie. Le pape Eugène IV l'estimait si haut que, par exception, il permit au chanoine Jacques de Cassanio d'entrer dans l'établissement laïque qu'il avait fondé à Mantoue. « Va, mon fils, lui dit-il, je le remets volontiers à un homme qui honore également la science et la religion, et dont la droiture et la piété me sont suffisamment démontrées. » Victorin mourut en 1446 à l'âge de soixante-six ans.
§ 3. L'Allemagne et les IPays-BBas.
LES JÉROMITES
Avant que la renaissance des lettres en Italie étendît son influence sur l'Allemagne,Gérard Groot, appelé Gerhard Magms, né à Deventer (Hollande), en 1340, fonda la congrégation des Frères de la vie commune, nommés ordinairement Jêromites ou Grégoriens, du nom de saint Jérôme et saint Grégoire, patrons de la communauté. Cette confrérie, dont la première maison fut ouverte à Deventer vers 1384, s'étendit peu à peu à travers les Pays-Bas et le nord, de l'Allemagne, de l'Escaut à la Vistule. En 1430, elle comptait déjà quarante-cinq couvents. La principale occupation des Jéronlites était l'instruction populaire, non dans le sens qu'on lui donne aujourd'hui, mais autant que le permettaient les faibles ressources de ces temps reculés. L'école populaire proprement dite n'a pris naissance qu'à la réformation. L'instruction donnée par les Jêromites était essentiellement religieuse. Elle comprenait, avant tout, Y étude de la Bible, traduite en langue vulgaire, et, comme branches auxiliaires, la lecture et l'écriture. « Le fondement de tes études et le miroir de ta vie, écrivait Gérard Groot, doivent être tout d'abord les Evangiles, car ils renferment la vie de Jésus-Christ; puis les lettres de saint Paul, les Actes
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�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 8(3 des Apôtres, les vies et les enseignements des Pères, Jes écrits édifiants de saint Bernard, d'Anselme, de saint Augustin, etc. Ne donne aucun temps à la géométrie, à l'arithmétique, à la rhétorique, à la dialectique, à la grammaire, à la poésie, à la jurisprudence, à l'astrologie. Ces choses ne sont d'aucune utilité pour la piété. Parmi les sciences profanes, celles qui s'occupent de morale sont les moins à craindre. Les sages païens, tels que Socrate et Platon, s'y consacraient. Ce qui ne nous améliore pas ou ne nous détourne pas du mal, est nuisible. Pour sonder les secrets de la nature, nous ne devons lire ni les livres païens, ni la sainte Ecriture. » Les hommes qui, après Gérard Groot, contribuèrent le plus à affermir et à étendre la communauté, furent Florentin Radwin, successeur de Gérard, puis Gérard Zerholi ou Gérard de Zùtphen, et surtout Thomas A'Kempis ou Thomas de Kempen. Ce dernier, disciple de Radwin, naquit en 1380. A l'âge de vingt ans, il entra dans le couvent du Mont-Saint-Agnès, près de Zwoll, où il passa soixante et onze ans. Il fut un modèle de piété ascétique. Thomas mourut en 1472, à l'âge de quatre-vingt-douze ans. On a de lui les biographies des deux Gérard, de Radwin et de plusieurs autres Jêromites. Il écrivit aussi plusieurs livres d'édification, entre autres la célèbre Imitation de JésusChrist, ouvrage traduit en diverses langues et qui comptera bientôt deux mille éditions diverses. On ne s'accorde pas, toutefois, à lui attribuer ce dernier ouvrage. Suivant les uns, il n'aurait fait que le copier. Mais Lelprat, qui a étudié cent vingt-sept écrits sur ce sujet, se prononce pour l'affirmative. En tout cas, il paraît être l'œuvre d'un Jéromite1.. Il n'est pas facile d'indiquer les diverses modifications que subirent les écoles des frères de la vie commune, suivant les lieux, les circonstances et l'individualité des 1. On a aussi attribué ccl ouvrage au célèbre chancelier de l'Université de Paris, à Gerson.
�87 directeurs. Mais il est un fait constant, c'est qu'elles maintinrent ferme la base chrétienne que leur avait donnée Gérard Groot; en sorte que quand la renaissance pénétra en Allemagne, en partie par le moyen de ces écoles, l'élément chrétien qui les caractérisait fit contre-poids à l'élément païen renfermé dans les études classiques et y retint ainsi la science sous l'empire des idées chrétiennes. Aussi, tandis qu'en Italie la renaissance des lettres dégénérait en une mondanité païenne, en Allemagne le mouvement prit un caractère religieux : il enfanta la réformation1. C'est ce qui va ressortir clairement de l'étude rapide que nous allons faire des hommes qui marquèrent le plus à cette époque. Nous devons commencer par
LA RENAISSANCE. JEAN DE WESSEL
Jean de Wessel naquit à Groningue en 1420, et commença ses études dans l'école des Jêromites, près deZwoll (Hollande). On ignore si Thomas À'Kempis exerça quelque influence sur lui. Il étudia ensuite à Cologne et partit ers . 1452 pour Paris, où il fit la connaissance de François e Rovère, qui devint plus tard pape sous le nom de Sixte V. En 1470, il alla en Italie, suivit à Florence l'école latonicienne, et obtint à Rome, du pape Sixte IV, comme race particulière, une Bible grecque et hébraïque. De •etour à Paris, en 1473, il y fit la connaissance de Reu'hlin, et de son compatriote Agricola, sur lesquels il doit avoir exercé une assez gravide influence. Enfin Wessel se 'étira dans sa patrie et finit ses jours dans le couvent où 1 avait commencé ses études, et qu'a illustré Thomas 'Kempis. Il mourut le 4 octobre 1489. Ses compatriotes 'ont appelé lux mundi (lumière du monde) et aussi Magisi. Les jansénistes, qui jouèrent plus tard en France un rôle religieux t pédagogique, à beaucoup d'égards semblable à celui des frères de la 'ie chrétienne, pourraient bien être un rejeton de la même souche; car ansénius venait des Pays-Bas, où aujourd'hui encore il existe une glise janséniste.
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE.
1er controversiarum (maître controversiste). Wessel exerça
sur les écoles de sa patrie, ainsi qu'en Allemagne, une grande influence scientifique et théologique. Une lettre de Gaswin, admirateur de Wessel, nous fait connaître assez exactement l'état des écoles d'alors et les progrès des études classiques, dont Wessel fut un des premiers promoteurs. « On peut, dit-il, lire une fois Ovide et les auteurs de cette trempe. On doit lire avec plus d'attention Virgile, Horace et Térence. Mais avant tout, je désire que tu lises la Bible. Gomme il n'est pas permis d'ignorer l'histoire, je te conseille Joseph, l'histoire de l'Eglise et ÏFlisîoria tripartita (partie de l'histoire de l'Eglise). Les historiens profanes les plus utiles sont Plutarque, Salluste, Thucydide, Hérodote et Justin. Après ces auteurs, il est bon de parcourir Aristote et Platon. Il faut s'arrêter un peu plus longtemps avec Cicéron, afin d'acquérir une diction pure et correcte. A côté de la Bible, il faut étudier avec soin saint Augustin. Après on lira Jérôme, Ambroise, Chrysostome, Grégoire, Bernard, Hugo de SaintVictor. » « Sous le rapport théologique, Wessel, ditErasme, a beaucoup de ressemblance avec Luther. » Ce dernier faisait un grand cas de ses ouvrages. « Si j'avais connu les écrits de Wessel, dit-il, mes adversaires pourraient me dire que je n'ai fait que de le suivre, tant nos esprits sont en harmonie. J'éprouve une grande joie, et je ne doute plus de la justesse de mes enseignements, quand je vois comment nous sommes constamment d'accord et disons les mêmes choses presque avec les mêmes expressions. »
RODOLPHE AGRICOLA
Agricola naquit à Baflo près de Groningue en 1443. On ignore où il fit ses premières études. Il passa quelques années à l'université de Louvain, d'abord comme étudiant, puis comme professeur. Il alla ensuite à Paris, où il étudia sous Jean de Wessel. En 1476, il se rendit en Italie, à Eerrare, où il se lia avec Guarino. Enfin, il retourna
�89 ans sa patrie, et alla (1482), sur l'invitation de Dalberg, ivêque de Worms, se fixer à HeideLberg. Erasme dit d'Agriola qu'il surpassa en culture et en science tout ce qui se rouvait en deçà des Alpes; qu'il parlait le latin et le grec omme sa langue maternelle ; que, dans l'improvisation, 11 croyait entendre un Romain au lieu d'un Frison ; qu'il vait sondé tous les mystères de la philosophie, et comprenait à fond la musique. À la fin de sa vie il se mit ncore à étudier l'hébreu. Agricola fut le grand pionnier des études philologiques lassiques en Allemagne. Sous le rapport théologique et eligieux, il était en tous points d'accord avec son ancien aître et ami Wessel. On ne lira pas sans intérêt quelques passages de deux lettres qu'il écrivit à son ami Baririanus. Invité par ce dernier à venir diriger une école à Anvers t à y tenu' des cours publics, il lui répondit, entre utres : « On voudrait me confier une école ; c'est une affaire rop difficile et trop ennuyeuse. Une école ressemble à ne prison : ce sont des coups, des pleurs et des gémissements sans fin. Si une chose a pour moi un nom contraictoire, c'est l'école. Les Grecs l'ont appelée schola, loisir, écréation, et les Latins ludus lillerarius, jeu littéraire ; rais il n'y a rien qui soit plus éloigné de la récréation et u jeu. Aristophane l'a nommée phrontisericm, c'est-à-dire ieu de souci, de tourment, et c'est là la dénomination qui ui convient le mieux. » On serait tenté de prendre ce passage pour une bouade, si l'on ne savait pas par l'histoire que les écoles 'alors étaient généralement placées sous une discipline lont la sévérité révolterait aujourd'hui les âmes les moins ensibles. Plus loin notre auteur ajoute : « Je devrais diriger une école, dis-tu ? Et où me resteait-il du temps pour étudier, du repos pour méditer et crire, et pour faire un cours public? Les garçons me rendraient la meilleure partie de mon temps, et me metLA RENAISSANCE.
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traient dans une telle agitation, qu'il me faudrait employer mes heures de loisir pour respirer et reprendre du calme. » Tu penses que je pourrais mener une vie plus tranquille. Mais si je me relâchais, lequel de mes collègues n'en ferait pas autant et ne mettrait pas sa paresse sur mon propre compte. » Il te faut engager les Anversois à apporter le plus grand soin dans le choix du directeur de votre école. 11 ne vous faut ni un théologien, ni un soi-disant rhéteur, qui s'imagine pouvoir parler de toutes choses sans rien comprendre à l'éloquence. De telles gens font dans une école, suivant le proverbe grec, la môme figure qu'un chien dans un bain. Il vous faut chercher un homme qui ressemble au phénix d'Achille, c'est-à-dire qui sache instruire, parler et agir à la fois. Si vous rencontrez un tel homme, il faut le faire venir à tout prix ; car il s'agit de l'avenir de vos enfants, dont la tendre jeunesse reçoit avec la même facilité l'empreinte du bien et du mal qu'on lui présente. » Dans une autre lettre à Barbirianus, Agricola donne d'intéressantes directions sur la manière d'étudier : « Je te conseille d'étudier la philosophie, c'est-à-dire la science qui apprend à penser juste et à exprimer exactement sa pensée. » La philosophie se divise en philosophie morale et en philosophie de la nature. La première ne doit pas seulement être tirée d'Aristote, de Cicéron, de Sénèque, mais aussi des faits renfermés dans l'histoire. De là on s'élève à la Bible, dont les préceptes divins doivent servir de règle à notre vie. Tout autre enseignement n'a pas reconnu clairement le but de la vie et, par conséquent, n'est pas exempt d'erreur. » La philosophie de la nature n'est pas aussi nécessaire que la morale; elle n'est guère qu'un moyen de culture. » Il faut étudier l'une et l'autre de ces branches de la
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philosophie dans les auteurs classiques, afin d'apprendre en môme temps l'art de bien parler. » Je te conseille de traduire les classiques dans la langue maternelle aussi exactement que possible. De cette manière on apprend à trouver facilement les expressions latines nécessaires pour rendre ce qu'on a pensé dans sa langue maternelle. » Il te faut d'abord bien méditer dans ta langue ce que tu voudras écrire en latin, et avant de chercher les ornements du style, il faut apprendre à écrire correctement. » Celui qui veut étudier avec succès doit s'exercer à ces trois choses : à bien concevoir, à graver dans sa mémoire ce qu'il a compris, et à produire quelque chose de son propre fonds. » Il faut lire avec soin et chercher à comprendre l'ensemble et les détails de ses lectures. Cependant il ne faut pas trop se fatiguer pour éclaircir les passages obscurs. On en trouve souvent l'explication plus loin. Un jour donne la lumière à l'autre jour. » Il est nécessaire de s'exercer à la composition ; quand nous ne produisons rien, tout ce que nous avons appris demeure comme mort en nous. Les connaissances que nous acquérons doivent être comme la semence jetée en terre et qui germe et porte du fruit. » Mais pour produire, il faut deux choses : pouvoir disposer à .volonté des notions confiées à notre mémoire, ensuite être capable de faire sortir quelque chose de nouveau de ce que nous savons. » Pour inventer, il est très-important que nous ayons des idées générales, sous lesquelles vient se classer par ordre toute la provision de nos connaissances. Ensuite il est d'un grand secours de savoir analyser et considérer sous toutes ses faces un sujet quelconque, ainsi queje l'ai enseigné en détail dans les six livres de mon De inventione diakctica. Celui qui sait bien ces deux choses (classer et analyser) arrive à la facilité d'élocution des sophistes
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grecs, et peut, en improvisant, parler aussi longtemps qu'il veut sur un sujet donné. » En terminant, Agricola ajoute : « Que vas-tu penser de ma folie ? J'ai résolu d'apprendre l'hébreu ; comme si je n'avais déjà pas assez de ma bribe de grec. J'ai pour maître un juif converti, que ses coreligionnaires employaient autrefois pour disputer contre les chrétiens. L'évêque Dalberg l'a pris chez lui par amour pour moi, et il pourvoit à son entretien. Je veux faire ce que je pourrai. J'espère parvenir à quelque chose. » Agricola traduisit un peu plus tard le livre des psaumes. En 1485, l'évêque Dalberg fit un voyagea Rome. Agricola l'y accompagna ; mais, à son retour à Heidelberg, il tomba malade, et mourut le 28 octobre, à l'âge de quarante-deux ans.
ALEXANDRE HÉGIUS
41exandre Hégius, né à Heek, en Wesphalie (1420 ou 1433), professa à Wessel, à Emmerich et enfin à Deventer, où il fut recteur durant trente ans. Il y mourut en 1498, dans un âge avancé. Hégins vit souvent à Deventer ses amis Wessel et Agricola. Il était un grand admirateur des études classiques, et aimait surtout le grec. « Celui, disaitil, qui veut comprendre la grammaire, la rhétorique, les mathématiques, l'histoire et la Sainte Ecriture, doit apprendre le grec. » De l'école de Hégius sortirent plusieurs hommes célèbres, entre autres Hermann de Busch et Erasme, dont nous parlerons plus loin.
RODOLPHE DE LANGE
Rodolphe de Lange naquit à Munster, en Westphalie, en 1439. Il étudia à Deventer, professa la philosophie à Srfurth, fit en 1480 un voyage en Italie, et prononça devant le pape Sixte IV un discours latin qui fut très-remarqué. De retour dans sa patrie, il alla se fixer à Mûns-
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ter, et se consacra tout entier à l'enseignement. Il fut un actif promoteur des études classiques. Lange était aussi îoète.
HERMANN DE BUSCH
Hermann de Buscli naquit en Westphalie, d'une famille noble, en 1480. Lange l'envoya étudier à Deventer, à l'école de Hégius. Agricola le vit et lui dit : « Tu as une tête poétique, tu deviendras poète. » Busch fit des cours sur les auteurs classiques dans plusieurs villes d'Allemagne. Il mourut en 1535, après avoir embrassé la réformation.
ÉRASME
Né à Rotterdam le 28 octobre 1467. Mort à Bâle le 12 juillet 1536. À l'âge de neuf ans, Erasme entra dans l'école du célèbre Hégius, à Deventer. Son instituteur, Jean Seinthem, un Jéromite, était si content d« lui, qu'un jour il l'embrassa, en lui disant : Tu atteindras le sommet le plus élevé., de la science. Agricola qui le vit à l'âge de douze ans, lui dit aussi, en considérant sa belle écriture, la forme de sa tête et ses yeux limpides : Tu eris magnus (tu deviendras grand) ! Sa mère étant morte de la peste, il quitta Deventer à l'âge de treize ans, et il entra dans la maison des frères de la vie commune, à Bois-le-Duc, où il demeura trois ans. Son maître, Rumbold, qui le prit en affection, aurait bien voulu, le faire entrer dans sa communauté, mais il ne put l'y décider. Plus tard, cependant, Erasme se laissa persuader, et il entra dans le couvent de Stein, près de Gonder; mais le cloître n'était pas fait pour lui, et il ne tarda pas à prendre en haine moines et couvents. Au bout de plusieurs années, le pape Jules II, usant de compassion envers le malheureux moine, le releva de ses vœux. Mis en liberté, Erasme parcourut la France, l'Angleterre et l'Italie. Il finit par venir se fixer à Bâle, où il mourut à l'âge de soixaute-neuf ans.
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classe, est le complément de la première. « Le maître, dil Erasme, ne doit expliquer que ce qui est rigoureusement nécessaire pour l'intelligence de l'auteur : il doit résista à la tenta tion de faire à tout moment étalage de sa science, Le but de cette règle est de concentrer l'attention de l'élève sur sou auteur, de le mettre en contact immédiat avec lui, Trop de digressions troublent l'image qu'on doit avoir à cœur de faire étudier, considérer et admirer à l'élève, el l'empêchent de sentir et de goûter le souffle inspirateur des écrivains, si propre cependant à vivifier celui qui le respire librement. » Dans son dialogue de pronunciatione, Erasme étend l'horizon des études. Jusqu'alors toute la science étail renfermée dans l'étude des lettres profanes (classiques) et religieuses. Les sciences naturelles et historiques n'existaient pas encore. Erasme fit faire un pas aux études en recommandant les études dites réaies !, telles que l'histoire, la géographie, l'histoire naturelle, l'agriculture, etc. Cependant il subordonne encore ces études à l'étude des auteurs, il ne les réclame que pour pouvoir mieux comprendre ces derniers. Luther est peut-être le premier qui pressentit l'indépendance des sciences, et qui reconnut, si je puis m'exprimer ainsi, leur valeur intrinsèque, «Noussommes, dit-il (Walch 22, 1629) à l'aurore delà vie nouvelle, car nous commençons à recouvrer la connaissance des créatures, que nous avions perdue depuis la chute d'Adam. Erasme ne s'en enquiert pas : il ne se soucif pas de savoir comment le fruit est formé dans le sein qui lui donne la vie. Mais, par la grâce de Dieu, nous reconnaissons déjà dans la plus chétive fleur les merveilles de la bonté divine et de la toute-puissance de Dieu. Nous voyons dans ses créatures la puissance de sa parole. Il ordonna et la chose parut. Voyez cette force se déployer
1. Etudes réaies, ou études des choses, dos réalités physiques. Celte expression s'emploie par opposition aux études littéraires, qui ont pour objet la forme, l'expression plutôt que la ehose. En France, on dit réelles.
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clans le noyau d'une pêche. Il est très-dur, et le germe qu'il renferme est fort tendre. Mais quand le moment est venu, il faut bien que le noyau s'entr'ouvre pour laisser sortir la jeune plante que Dieu appelle à la vie. Erasme passe sur tout cela, n'en tient nul compte, et regarde les créatures comme les vaches regardent une nouvelle porte. » Le dialogue d'Erasme, intitulé « Ciceronianus siue de optimo dicendi génère, » est le plus important peutêtre de ses écrits, et celui dans lequel il s'élève le plus au-dessus de son siècle. Erasme y combat la Cicéromanie, l'idéal de l'éducation d'alors, au moins pour un bon nombre de savants ; il y montre quel usage on doit faire des études classiques, et comment l'homme doit mettre son instruction en harmonie avec le milieu dans lequel il vit. « Vous vous êtes chargés, dit-il aux Gicéroniens, d'une tâche bien difficile; car, outre les incorrections de langage qui ont échappé à Gicéron, les copistes ont parsemé ses œuvres d'une multitude de fautes, et bien des écrits attribués à cet auteur ne sont pas authentiques. Enfin ses vers, traduits du grec, ne valent rien. Et vous imiteriez tout cela, le bon et le mauvais, ce qui est authentique et ce qui ne l'est pas? Certes, votre imitation est bien superficielle; elle fait honte à votre maître. Votre imitation est une imitation, servile, froide et morte, sans vie, sans mouvement, sans passion; c'est une singerie dans laquelle on ne retrouve aucune des vertus qui ont fait la gloire de Gicéron, comme son heureuse inspiration, l'intelligente disposition de ses sujets, la sagesse avec laquelle il traite chaque objet, sa grande expérience des hommes et des affaires, son talent à passionner ceux qui l'entendent. Voilà surtout ce qn'il faudrait imiter dans Cicéron, et, pour l'imiter, il nous faut, comme lui, nous identifier avec l'époque dans laquelle nous vivons, afin de pouvoir aussi lui approprier notre langage. Autrement, notre parole n'a plus ce cachet d'actualité qui animait 7
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celle de Gicéron. Il n'y a rien de plus absurde, par exemple, que d'entendre prêcher un cicéronien. J'ai entendu à Rome, le samedi saint, un de ces serviles imitateurs appeler le pape Jules II, devant lequel il prêchait : « Jupiter optimus maximus, Jupiter tout-puissant, tenant dans sa main la triple foudre, et opérant d'un regard tout ce qu'il veut. » Dans ce sermon, il parla aussi des décemvirs et de Q. Curtius, qui se consacrèrent aux dieux mânes pour le bien de la république; puis de Cécrops, d'Iphigénie, etc; mais de la mort du Christ, la veille de Pâques, il n'en fui pas dit un mot I Malgré cela, l'orateur fut admiré par tous les cicéroniens de Rome. Il avait admirablement prêché; c'était romain, c'était cicéronien 1 Certes, les Thomas, les Scott, les Durandus, dont on méprise le langage barbare, étaient bien plus les imitateurs du génie de Gicéron que ceux qui, de nos jours; ont la prétention de marcher sur ses traces?... « Imiter Cicéron, ce n'est pas appeler Dieu Jupiter optimus maximus; le Christ, Apollon; la vierge Marie, Diane, et dire sacra respublica pour l'église, flamen dialis pourpape, et oracula divûm pour prophétie. Pour imiter Cicéron, il faut apprendre à parler d'une manière complète sur le sujet que l'on traite, ce qui suppose qu'on en a fait une étude approfondie. Il faut ensuite s'être tellement identifié avec son sujet, que tout ce que l'on dit sorte du cœur et de son propre fonds. En conséquence, l'orateur chrétien étudiera les vérités chrétiennes dans les auteurs chrétiens et dans la Bible, avec autant de zèle que Cicéron étudiait les philosophes, les poètes, les juristes et les historiens. Si nous, ecclésiastiques, nous ne nous occupons ni de la Bible, ni des écrits des Pères et autres docteurs chrétiens, comment imiterons-nous jamais Cicéron dans notre sphère?... « Si celui qui parle le mieux d'une chose est celui qui en parle le plus convenablement, je préfère la manière dont les Scott et les Thomas parlaient des choses saintes, à celle dont les cicéroniens en parlent. Mais il y a un milieu entre Scott et le singe qui copie Gicéron. Tout latin
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opù ne se rencontre pas dans Cicéron n'est pas nécessai rement mauvais. On peut prendre dans Caton et dans Varron des termes d'agriculture, dans Tertullien et Augustin des termes ecclésiastiques. Nous pouvons aussi citer l'Ecriture comme Cicéron citait les auteurs classiques. Vous n'avez, au reste, de répugnance pour le langage chrétien que parce que vos sentiments sont devenus païens ; autrement, aucun nom ne vous paraîtrait plus beau que celui de Jésus, quoiqu'il ne soit pas contenu dans Cicéron. Abandonnez donc votre servile imitation du grand orateur romain, lisez et étudiez les bons auteurs, païens et chrétiens; transformez ensuite en votre propre pensée les idées justes et bonnes que vous y puiserez, afin que ce que vous écrirez devienne votre pensée et votre style. Nous devons ressembler à l'abeille, qui recueille les sucs de diverses plantes, puis les transforme dans son estomac en un produit tout nouveau d'un arôme particulier, différent de celui de toutes les plantes dont elle l'a extrait. » J'ai cru devoir m'étendre un peu sur ce dernier ouvrage 'Erasme, parce que l'imitation superficielle et servile ,st une maladie de tous les temps, et que les pensées ^l'Erasme développe sur ce sujet renferment d'utiles eçons pour tous ceux qui étudient. On imite et l'on copie ans toutes les sphères ; le nombre de ceux dont le déveoppement est naturel et libre est fort restreint. Et pourant nous devons, dans l'intérêt de la vérité, travailler à 'émancipation de l'individualité qui est dans chaque omme. L'imitation est un esclavage de l'inteUigence, qui 'égénère souvent en affectation, en étroitesse d'esprit et en ensonge. L'imitation servile fausse le caractère, tandis ue le libre développement de l'individualité (je dis de individualité et non des mauvaises inclinations qu'il aut contenir et combattre) le redresse, le développe, le brtifie et l'ennoblit.
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JEAN RETJCHLIN
Né à Pforzheim (grand-duché de Bade), le 28 décembre 1455. Mort à Stuttgard le 30 juin 1522. Reuchlin se distingua de bonne heure par ses progrès dans les langues et la musique. Après avoir enseigné le grec et le latin à Bâle, il alla étudier le droit à Orléans et à Poitiers, après quoi il vint professer à Tubingen avec le titre de docteur. Dans un voyage qu'il fit en Italie, il commença l'étude de l'hébreu à Rome avec le juif Abdias. En 1506, il publia ses Rudimenta linguse hebraicse, ouvrage qui introduisit la langue hébraïque dans le domaine des études; jusqu'alors on ne la connaissait pas. On conçoit l'influence que ces études durent exercer sur l'interprétation des saintes Ecritures et sur la science théologique, Malheureusement elles amenèrent de grandes disputes entre les savants. Les dominicains intentèrent à ReucMin un procès qui dura jusqu'à ce que Léon X vint le suspendre par un rnandatum de supersedendo. Pour soutenir Reuchlin, il se forma en Allemagne le fameux parti des reuchlinistes, qui publia en 1517 les célèbres Epislok obscurorum virorum. (Lettres d'hommes obscurs), dirigées en grande partie contre les moines. La guerre des reuchlinistes contre les dominicains, à l'occasion des études hébraïques et des juifs, qui, grâce à ces études, furent un peu tirés de leur abjection, contribua pour une grande part à l'avènement de la Réformation.
THOMAS PLATTER
Thomas Platter, né en Valais en 1499, et mort à Bâle en 1582, fut un instituteur distingué, mais ce n'est pas à ce titre que nous en parlons ici. Platter nous a laissé dans son autobiographie un tableau intéressant de la vie des écoles et des étudiants de son époque. Schwarz et B.aumer citent presque in extenso dans leur Histoire de la pédalo-
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gie ce qu'il nous raconte de sa vie d'étudiant. Voici quelques traits empruntés à ce tableau « Les écoles, à cette époque, étaient rares et mauvaises. On n'avait point de livres imprimés, et il fallait écrire sous la dictée des professeurs ce qu'on voulait savoir des auteurs. Les méthodes étaient détestables. Les plus jeunes étudiants, sous le nom de chasseurs, se plaçaient sous le patronage des anciens, qui s'appelaient bacchantes, et qui devaient leur enseigner les premiers rudiments des sciences. En retour, les chasseurs étaient chargés de pourvoir à la nourriture et à l'entretien des bacchantes, car presque tous les étudiants vivaient alors d'aumônes. Une telle vie, comme on le conçoit, était exposée à bien des vicissitudes. En hiver, on couchait dans la salle d'étude, et en été à la belle étoile. Les étudiants souffraient du froid, de la malpropreté, de la faim. Platter parcourut toute l'Allemagne de dix à dix-huit ans, sans avoir pu apprendre à lire. Voici comment il raconte son voyage à travers l'Alsace : « Ayant poussé notre course jusqu'à Strasbourg, nous trouvâmes dans cette ville un nombre considérable d'étudiants pauvres et une bien mauvaise école. Gela nous fit résoudre d'aller à Schlestadt. Mais en route un monsieur nous découragea en nous disant qu'il y avait une quantité d'étudiants pauvres et peu de gens riches à Schlestadt. Mon camarade se mit à pleurer et me demanda ce que nous devions faire. Aller à Schlestadt, lui dis-je, car il y a là une bonne école, et si un seul étudiant y peut vivre, je te pro| mets de nous entretenir tous deux, car aucun ne connaît le métier de mendiant aussi bien que moi. Nous trouvâmes un logis chez un aveugle, puis nous nous rendîmes auprès du magister, le célèbre Jean Sapidus. Quand nous lui eûmes dit qui nous étions : Il y a chez vous, en Suisse, nous dit-il, de méchants paysans qui ont chassé leur évêque; cependant je vous garderai et ne vous demanderai rien si vous vous conduisez bien; dans le cas contraire, je vous chasserai comme des gueux et vous prendrai encore vos habits de dessus les épaules. J'avais dix-huit ans et
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 102 ne savais rien du tout. Nous dûmes aller nous asseoir au milieu des plus petits écoliers. Quand Sapidus écrivit nos noms, Thomas Plalterus et Antonius Vendus : Fi donc ! nous dit-il, comment deux galeux1 comme vous peuvent-ils porter de si beaux noms ! L'école de Sapidus est la première qui me sembla bien tenue. Aussi a-t-il eu quelquefois jusqu'à neuf cents disciples. » Platter finit par apprendre le métier de cordier pour subvenir à ses besoins ; mais il n'en continua pas moins ses études, et il eut tant de succès qu'il devint enfin pro< fesseur à l'université de Bâle.
§ 4. Coup «l'œil général»
Nous voici arrivés, dans notre histoire, aux confins de la deuxième phase de la civilisation chrétienne; et, avant d'aller plus loin, nous éprouvons le besoin de nous arrêter un instant, comme le voyageur fatigué qui s'assied au sommet de la montagne qu'il vient de gravir, et qui, de là, jette un regard sur l'espace qu'il a parcouru et sur celui qu'il a encore devant lui. Les premiers siècles de l'Eglise ont été des siècles de préparation et d'enfantement : la vieille civilisation grecque et romaine, mêlée au sang des baihares, était entrée à l'école du christianisme, et il s'agissait d'en faire sortir une civilisation chrétienne. La scolastique, qui remplit le moyen âge, fut le résultat de ce long travail. Nous avons vu ce qu'était la scolastique dans ses principes et dans ses éléments, savoir une forte organisation théocratique, absorbant et dominant tout, politique, sciences et arts, Son cadre scientifique était fort restreint. A côté de la religion, qui est la base de tout, il renfermait les sept arts dits libéraux : la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l'arithmétique', la géométrie, la musique et l'astronomie.
1. Sapidus ne disait que trop vrai. La gale et la vermine étaient chose! communes chez les étudiants du bon -vieux temps.
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La renaissance, que nous venons de parcourir, est une poque de transition : elle démolit d'une part, et, de Taure, elle procure et élabore les matériaux nouveaux qui erviront à élever l'édifice moderne. Son travail de démoition consiste à discuter l'œuvre de la scolastique, à la ombattre et à la rejeter sur plusieurs points. C'est ainsi ue la renaissance a brisé une partie des entraves par esquelles la scolastique contenait l'homme sous sa domilation, et qu'elle a agrandi l'horizon de ses études et de es idées. Ce grand travail ûe ïa renaissance aboutit, comme l'on ait, à Y époque moderne, dont l'événement le plus saillant st la réformation. C'est le point auquel nous sommes arivés dans cette histoire. Un horizon nouveau s'ouvre aintenant devant nous. Je dis un horizon et non un onde nouveau ; car l'époque moderne est la continuation u moyen âge ; le cadre est agrandi, mais c'est encore un adre et le même cadre : il est élargi, varié, multiple ; il ermet une plus grande somme de liberté, un développeent plus grand, plus riche; mais il a aussi ses limites : out y est soumis, ou, du moins, doit, légalement parlant, se oumettre au chritianisme révélé. Je souligne ces derniers nots, parce qu'ils sont caractéristiques pour l'époque moerne. Le champ des études s'élargit considérablement urant cette nouvelle période; non-seulement les branlies d'enseignement se perfectionnent et se transforment ême, comme par exemple la musique, mais elles s'augentent d'études nouvelles : la nature, dont l'étude mènera les inventions les plus importantes dans les arts t dans l'industrie, entre dans le domaine de la science, lais le champ des études fait plus que de s'agrandir, il se opularise. L'école primaire, dans le sens moderne du ot, est fondée, grâce aux secours que lui apporte l'inven'on de l'imprimerie. Luther et les réformateurs d'un côté, t les jésuites de l'autre, font les plus grands efforts pour épandre, chacun à un point de vue particulier, les lumièes de l'instruction. Nous aurons beaucoup de choses à
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dire du grand travail pédagogique de cette nouvelle époque de l'histoire. Mais cette époque est déjà derrière nous, et nous sommes entrés dans une époque nouvelle, qui a beaucoup de rapport avec la renaissance. Depuis longtemps la philosophie travaille à renverser le christianisme révélé, sous l'égide duquel s'était placée l'époque moderne, et plus d'une fois et sur plus d'un point, elle est parvenue à s'ériger des forteresses : il suffit de rappeler en preuve la déesse raison, le matérialisme, le panthéisme, et tant d'autres systèmes qui ont ébranlé les bases fondamentales du christianisme. Cette philosophie, surtout en Allemagne et en Suisse, a fait aussi irruption dans le domaine pédagogique, et cela essentiellement par la porte qu'avait ouverte Pestalozzi. Cet immortel pédagogue a posé avec une grande sagesse le principe que l'enseignement et l'éducation en général devaient avant tout se proposer pour but le développement harmonique des facultés de l'enfant d'après les lois qui les régissent, et subordonner les moyens éducatifs aux exigences de ce développement naturel. Mais qui ne voit que si l'on abandonne la notion chrétienne de l'homme, on se jettera par cette voie dans les systèmes d'éducation les plus aventureux- ? Et c'est aussi ce qui est arrivé. Pestalozzi déjà a méconnu sur plusieurs points la vraie nature morale de l'homme et les moyens propres à le relever. Ceux qui l'ont suivi sont, en grande partie du moins, allés plus loin : ils ont rejeté formellement la tache originelle et la corruption de la nature humaine, et ils ont placé le salut de l'homme dans le développement naturel de sa nature, élevant ainsi un christianisme nouveau à la place du christianisme historique, que le moyen âge et l'époque moderne avaient si sagement placé à la base de leur culture. Sous ce rapport, l'époque actuelle va beaucoup plus loin dans la guerre qu'elle fait au passé que ne l'a jamais fait la renaissance.
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DE LA RÉFORMATION A PESTALOZZI
(16?, 17" et 18" siècle).
La période dans laquelle nous entrons présente une activité pédagogique plus grande et plus variée que les précédentes. Trois courants distincts s'y font remarquer : le premier en date est celui qui sort de la réformation allemande; le second, qui arrive-un peu après, se déploie au sein du catholicisme ; le troisième enfin est un produit de la philosophie moderne. Toutefois, ce n'est guère qu'en théorie qu'on peu séparer nettement ces trois courants; dans la pratique, ils agissent et réagissent les uns sur les autres, se mêlant et se traversant de bien des manières différentes. C'est ainsi, par exemple, que les jésuites profitent des progrès des protestants, tandis que le célèbre Sturm est presque un admirateur des études des jésuites, et que catholiques et protestants mettent à profit les idées fécondes que les philosophes, tels que Montaigne et Rousseau ont jetées dans le monde.
a.
COURANT PROTESTANT AU SEIZIÈME SIÈCLE.
Nous devons commencer par le réformateur de l'Allemagne, par Martin Luther.
§ 5. Ejuther.
Né àEisleben, le 10 novembre 1483. Mort à Eisleben, le 18 février 1546. Le nom de Luther, comme celui des Jésuites, dont nous aurons bientôt à nous occuper, est un de ceux qui rencontrent dans le monde le plus de sympathies et d'antipathies. Ma qualité d'historien me fait un devoir de m'élever au-dessus des sentiments que réveillent de tels person-
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nages historiques, et de ne prendre pour guide de mes appréciations que la justice et la vérité; Luther et les Jésuites doivent être ici l'objet d'une étude équitable, et j'ai la ferme confiance que mes lecteurs me suivront volontiers sur ce terrain. On ne pourrait, d'ailleurs, les omettre sans une lacune considérable, tant est grande k place qu'ils tiennent dans l'histoire de la pédagogie. Luther aurait marqué dans l'histoire comme pédagogue, si les circonstances n'en avaient fait le réformateur de l'Allemagne; il était né pour l'enseignement. A vingtdeux ans, il commença à donner des leçons. En 1508, Jean Staupitz, qui avait la surintendance des couvents de la Saxe, fit nommer le jeune moine professeur d'éthique et de dialectique à l'université de Wittenberg, que l'électeur Frédéric-le-Sage venait de fonder. L'année suivante, son couvent l'envoya à Rome, en mission auprès du pape. À son retour, Staupitz sollicita Luther d'enseigner la théologie; mais celui-ci fit des difficultés, et Staupitz fut obligé d'user de son autorité pour vaincre les répugnances du professeur. Le 19 octobre 1512, Martin Luther fut élevé au grade de docteur en théologie. Cinq ans plus tard (1517), il commença à prêcher contre les indulgences ; c'est le commencement de la réformation. On sait dans quelles luttes religieuses Luther fut alors entraîné, et quel en fut le résultat. Le pédagogue ne fut cependant pas absorbé par le réformateur ; il continua, au contraire, à déployer la plus grande activité pour organiser une instruction publique qui répondît aux besoins de l'époque, et pour améliorer l'éducation domestique. Disons d'abord ce qu'il fit pour celle-là. Nous verrons ensuite par quelles paroles il encouragea cette dernière.
Instruction publique.
En 1520, Luther adressa un écrit aux seigneurs allemands, pour appeler leur attention sur la mauvaise organisation des universités et leur proposer des réformes. A cette date, sa rupture avec Rome n'était pas encore accom-
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plie. Dans cet écrit, Luther se plaint de ce que le païen Aristote domine seul dans les universités, et que JésusChrist y est mis de côté. Il propose que les livres d'Aristote : Physicorum, Metaphysicx, De anima, Ethicorum, considérés comme ses meilleurs ouvrages, soient entièrement supprimés, « Attendu, ajoute-t-il avec beaucoup de raison, qu'Aristote ne s'entend ni aux choses naturelles ni aux choses spirituelles. Mais on fera bien de conserver ceux de ses livres qui traitent de la logique, de la rhétorique et de la poétique, ainsi que la Rhétorique de Cicéron, toutefois, sans les longs et fastidieux commentaires qu'on y a' ajoutés. » Dans cet écrit, Luther recommande l'étude des langues latine, grecque et hébraïque, les mathématiques et l'histoire, « Le pape et l'empereur, dit-il à la fin, ne sauraient faire une œuvre plus utile et plus nécessaire que de réformer les universités, et rien déplus diabolique que de les laisser sans réforme. » Là-dessus survinrent la fameuse diète de Worms et la captivité de Luther au château de Wartbourg, où il demeura jusqu'en 1522. En 1524, il rédigea la Lettre du doc-' leur Martin Luther aux conseillers des Etats allemands, pour les engager à fonder des écoles chrétiennes. L'influence de cet écrit fut très-grande, et il mériterait, par son importance, d'être rapporté en entier. Mais son étendue nous oblige à nous borner aux passages qui le résument le mieux. « Grâce et paix de la part de Dieu et du Seigneur JésusChrist. Sages et puissants seigneurs! je vous prie tous de vouloir accueillir favorablement cet écrit, et de prendre à cœur les choses qu'il renferme. Car ce n'est pas mon avantage que je cherche dans ces pages, mais la gloire de Dieu et le salut de l'Allemagne. Il s'agit de s'occuper de l'éducation de notre jeunesse, si nous voulons faire du bien à notre peuple et à nous tous. On consacre tant d'argent pour des arquebuses, des routes, des digues, et pour toutes les autres choses d'une utilité publique ; pourquoi n'en emploierait-on pas autant pour élever nos enfants et former de bons maîtres d'école ? Dieu nous a comblés de tant de
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qu'on peut apprendre aujourd'hui en trois ans plus qu'autrefois en vingt et même trente ans, et qu'à dix-huit ans un jeune homme en peut savoir plus que n'eu savaient anciennement toutes les universités et tous les couvents. Mais il ne faut pas laisser perdre ces richesses, il faut les répandre et les multiplier. Chaque jour nous voyons naître et croître des enfants sous nos yeux, et il n'y a personne qui s'en occupe! Voulons-nous donc, nous Allemands, demeurer toujours des fous et des bêtes2, comme les peuples voisins nous appellent? » La première chose que nous ayons à faire, c'est de cultiver les langues, le latin, le grec et l'hébreu ; car les langues sont le fourreau qui renferme l'esprit et les vases qui contiennent les vérités religieuses. Si nous laissons perdre les langues, le sens des Ecritures s'obscurcira de plus en plus, et la liqueur céleste se répandra. Non qùeje croie que tout prédicateur doive pouvoir lire les Saintes Ecritures dans l'original, mais il faut qu'il y ait parmi nous des docteurs capables de remonter jusqu'à la source. Que de fois n'a-t-on pas glosé inutilement sur des passages mal traduits ! Saint Augustin, qui ne savait pas l'hébreu, s'est souvent trompé dans ses interprétations des psaumes, et il dit, dans sa Doctrine chrétienne, que celui qui veut expliquer l'Ecriture devrait savoir l'hébreu, outre le latin et le grec. Saint .Jérôme fut obligé de retraduire les Psaumes, parce que les Juifs se moquaient des chrétiens, disant qu'ils ne connaissaient pas ce qu'il y avait dans ce livre. » Voilà pour le spirituel. Voyons maintenant ce qu'il y a à faire pour le temporel. Quand il n'y aurait ni âme, ni ciel, ni enfer, encore serait-il nécessaire d'avoir des écoles pour les choses d'ici-bas, comme nous le prouve l'histoire des G-recs et des Romains. J'ai honte de nos chrétiens,
1. Parmi ces bienfaits, il faut compter l'imprimerie, les progrès faits dans la connaissance des langues mortes, la musique, etc. 2. Luther, comme ses contemporains, se servait aussi d'expressions énergiques qui n'ont plus cours aujourd'hui, surtout dans le français.
bienfaits1,
�TEMPS MODERNES. 109 quand je les entends dire : « L'instruction est bonne pour » les ecclésiastiques, mais elle n'est pas nécessaire aux » laïques: » Ils ne justifient que trop, par de tels discours, ce que les autres peuples disent des Allemands. Quoi! il serait indifférent que le prince, le seigneur, le conseiller, le fonctionnaire, fût un ignorant, ou un homme instruit, capable de remplir chrétiennement les devoirs de sa charge? Vous le comprenez, il nous faut en tous lieux des écoles pour nos filles et nos garçons, afin que l'homme devienne capable d'exercer convenablement sa vocation, et la femme de diriger son ménage et d'élever chrétiennement ses enfants. Et c'est à vous, messieurs, de prendre cette œuvre en main, car si l'on remet ce soin aux parents, nous périrons cent fois avant que la chose se fasse. Et qu'on n'objecte pas qu'on manquera de temps pour instruire les enfants : on en trouve bien pour leur apprendre à danser et à jouer aux cartes! Si j'avais des enfants, je voudrais qu'ils apprissent, non-seulement les langues et l'histoire, mais encore le chant, la musique et les mathématiques. Je ne puis me rappeler sans soupirer qu'il m'a fallu, au lieu de cela, lire les livres des sophistes, des philosophes, avec grande dépense de temps, travail et dommage pour mon âme, en sorte qu'aujourd'hui encore ''ai grand peine à me débarrasser l'âme des souillures de cette instruction faussée. Je ne demande pas qu'on fasse un savant de chaque enfant, mais il faut qu'il aille à l'école, au moins une heure ou deux par jour, et il faut qu'on prenne les plus capables pour en faire des instituteurs et des institutrices. Assez longtemps nous avons croupi dans l'ignorance et la corruption; assez et trop longtemps nous avons été « les stupides Allemands, » il est temps qu'on se mette au travail. Il faut que, par l'usage que nous ferons de notre intelligence, Dieu voie que nous sommes reconnaissants de ses bienfaits ; il faut aussi que nous devenions capables, de contribuer à l'amélioration du monde, en apportant dans le grand courant de la civilisation notre tribut de forces et de connaissances.
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 110 » Je voudrais encore en terminant, prier ceux qui auront à cœur de faire progresser les études en Allemagne de créer de bonnes bibliothèques et de fonder des librairies, Il est une quantité de livres mauvais qu'il faut jeter au fumier. Voici ceux que je voudrais recommander : la Bible, en latin, en grec, en hébreu, en allemand et dans d'autres langues s'il y a lieu ; les meilleurs interprètes hébreux, grecs et latins; les classiques, poètes ou orateurs; les livres qui traitent de la grammaire, des arts libéraux, du droit, de la médecine, etc.; les chroniques et les histoires, qui nous font connaître les voies de Dieu dans le gouvernement du monde. Enfin, il faudrait de bons livres populaires, des histoires instructives; mais nous ne possédons rien en propre, et il n'y a personne chez nous qui mette la main aune littérature nationale, raison pour laquelle il nous faut passer dans tout le monde pour des niais qui ne savent que ramper, manger et boire. Voyez les Grecs, les Romains et même les Hébreux, comme ils ont écrit avec soin leur histoire! Si bien que, quand une femme ou un enfant faisait quelque chose de bon, on le recueillait pour l'instruction de la postérité, et que le monde entier a pu en avoir connaissance. Mais nous, nous sommes restés Allemands, et voulons le demeurer ! Je vous prie donc, mes chers amis, de ne pas repousser mes conseils, mais de prendre à cœur et en main le salut, le bonheur et la prospérité de l'Allemagne ! » Cette lettre de Luther, répandue dans toute l'Allemagne, y fut reçue avec l'attention qu'elle méritait : elle devint le point de départ de ce développement intellectuel quia fait donner à l'Allemagne le surnom de « savante. » Des librairies, des bibliothèques, des écoles, se fondèrent partout comme par enchantement; mais à la hâte, sans règles et sans principes arrêtés. Luther éprouva bientôt le besoin de répandre quelque lumière dans ce chaos du premier enfantement, et il publia, à cet effet, quatorze ans après la lettre précédente, en 1538, ses Directions aux inspecteurs, directions qui peuvent être considérées comme le premier
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pas fait vers l'organisation d'une instruction publique. Voici les principales idées de cet écrit : Les pasteurs doivent engager les parents à envoyer leurs enfants à l'école, afin que l'on obtienne des hommes capables pour l'Eglise et pour les affaires publiques. Il ne suffit pas, comme plusieurs le croient, que l'ecclésiastique ou le magistrat sache lire l'allemand, il doit avoir des connaissances plus étendues. Il faut, toutefois, éviter de tomber dans l'abus de l'instruction. Il y a des maîtres qui enseignent l'allemand, le grec et l'hébreu aux enfants : c'est trop les charger; on nuit à leur instruction par tant de choses. Il faut se contenter du latin. Il ne faut pas non plus faire usage cle trop de livres. Enfin, on divisera les enfants en trois classes, comme suit : Première classe : enfants qui apprennent à lire. On leur enseignera l'a b c et ce qu'il renferme; puis, le Pater, le Credo, et les autres choses renfermées dans le Manuel des enfants. On passera ensuite au latin. On leur donnera Donat à lire et Caton à traduire. Le maître traduira chaque jour un ou deux vers de ce dernier, et les enfants les apprendront pour le lendemain, afin de faire provision de mots latins. On leur donnera encore d'autres mots à apprendre. Chaque jour ils s'exerceront à l'écriture. On les fera chanter avec les autres classes. Deuxième classe : enfants qui savent lire. La première heure de l'après-midi de chaque jour sera consacrée au chant; pour cela, on réunira toutes les classes. On expliquera ensuite les Fabulas JEsopi. Lè matin les enfants traduiront Esope, déclineront et conjugueront, et, quand ils connaîtront les règles de la construction, on les fera composer. C'est un exercice très-utile et trop négligé. Après vêpres, on leur expliquera le Pœdologium cle Mosellani, et les morceaux décents des Colloquia Erasmi. On leur fera apprendre des morceaux par cœur. Quand ces livres seront achevés, on leur donnera Térence, qu'ils devront mémoriser ; ensuite on prendra quelques Fabulas Plauti, selles qui sont convenables. Les heures du matin seront
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toujours consacrées à la grammaire : 1° à l'étymologie, 2' à la syntaxe, 3° à la prosodie. Et quand on aura fini, on recommencera le même travail, car, si la grammaire n'est pas bien apprise, toute peine est perdue. Les règles de la grammaire seront apprises de mémoire. Que si un maître s'ennuie d'un tel travail, il faut le renvoyer et en trouver un autre qui sache tenir les enfants sur la grammaire e ne leur mette pas chaque jour un autre livre entre les mains. Le samedi ou le mercredi on donnera une instruction religieuse. On fera réciter lé Pater, le Credo, les Dix Commandements, puis on les expliquera successivement. Les maîtres élèveront lès enfants dans la crainte de Dieu, la foi et l'amour du bien. Ils ne leur inspireront de haine contre personne, et ne les habitueront pas à se moquer des moines, comme le font beaucoup de gens maladroits. On fera apprendre par cœur quelques psaumes, tels que le 112, le 34, le 128, le 125, le 127, le 133. Il faut les leur expliquer. S'ils sont assez avancés, on leur expliquera aussi les Épîtr es à Timothée,l& Première êpîtrc calliolique de saint Jean, les Proverbes de Salomon. On évitera, par contre, de prendre des livres trop difficiles, tels qu'haïe, YEpître aux Romains, l'Evangile selon saint Jean, et d'autres que les maîtres se mêlent d'expliquer, seulement pour montrer leur savoir. Troisième classe. Première heure après midi, chant avec les autres classes. On expliquera ensuite Virgile, on leur lira les Métamorphoses d'Ovide, et, le soir, Officia Ciceronis ou Epislolas Ciceronis familiares. Le matin, on répétera Virgile, on fera faire des compositions comme exercice de grammaire, on déclinera et l'on conjuguera encore, puis on leur enseignera les principales figures du langage. On s'en tiendra le matin à la grammaire, jusqu'à ce qu'ils sachent bien l'étymologie et la syntaxe. On expliquera ensuite la versification pour enseigner aux élèves à faire des vers ; c'est un très-bon exercice, qui apprend à manier la langue et qui rend habile dans beaucoup de choses. On remplacera la grammaire par la dialectique et la rhéto-
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rique, qiîand les élèves seront assez avancés. Chaque semaine on fera faire aux élèves cle la deuxième et de la troisième classe une composition, soit lettre, soit poésie. On fera parler latin aux élèves; les maîtres, autant que possible, ne se serviront non plus que de cette langue. » Telle fut l'organisation scolaire, sortie du premier travail de la réformation, uni à celui cle la renaissance des lettres. Ce n'est pas encore l'organisation scientifique telle que nous la verrons sortir des travaux pédagogiques de Trotzendorf et de Sturm, et des écoles des jésuites ; mais c'est le commencement de l'école moderne, sa première phase, sa première évolution. L'école primaire, durant cette période génétique, est encore confondue avec l'enseignement supérieur, et cette confusion retardera pendant quelque temps les progrès de l'instruction populaire; car il est impossible, et d'après les idées d'aujourd'hui, absurde même, de faire apprendre à l'enfant dii peuple ce que Luther demande ici. La base de l'école primaire, celle sur laquelle seule elle peut s'étendre et prospérer, c'est la langue maternelle. Or, Luther l'exclut du champ des études et met le latin à sa place, lui qui a créé la langue allemande (le haut allemand) par sa traduction de la Bible, son petit catéchisme, ses cantiques et ses autres écrits ! Evidemment son génie est ici en contradiction avec lui-même : il n'a pas su s'affranchfr des habitudes et des préjugés de son siècle. Education domestique. Je dois me borner, sur ce point, à citer quelques passages des écrits du réformateur saxon ; mais je les choisirai parmi ceux qui résument le mieux ses principes d'éducation. 1. La première chose que l'on doit exiger des enfants, c'est l'obéissance : Honore ton père et ta mère, leur dit l'Ecriture. 2. Où l'obéissance manque, tout s'écroule; car quand l'insubordination règne dans la famille, elle règne aussi
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dans le village, dans la ville, dans la province, dans le royaume; le gouvernement de la famille est la hase de tous les autres gouvernements, et si la racine est mauvaise, le tronc, les branches et les fruits le seront aussi ; car le fils devient père, juge, bourgmestre, prince, roi, empereur, pasteur, régent, etc. Si donc il a été mal élevé, tout est pourri, sujet et seigneur, corps et tête. 3. Pour obtenir l'obéissance des enfants, il faut leur faire connaître les vérités et les devoirs qu'enseigne la religion, et les maintenir sous une bonne discipline. Malheureusement cela est peu pratiqué, et ne saurait l'être, attendu que les parents ne savent presque rien et ne s'entendent qu'imparfaitement en punitions. 4. Sous le rapport de l'instruction, l'école pourrait, jusqu'à un certain point, suppléer à l'ignorance des parents, mais ceux-ci méprisent les services que leur offre l'école, et négligent d'y envoyer leurs enfants. Tous les peuples, sans en excepter les Juifs, ont eu plus à cœur l'instruction des enfants que les chrétiens. C'est pourquoi tout va si mal dans la chrétienté. 5. Notre force gît dans la génération future. Si donc nous négligeons la jeunesse, l'Eglise ressemble à un jardin dans lequel on .n'a rien fait au printemps. Qu'on apprenne donc à l'enfant ce que Dieu est et ce qu'il a fait pour nous. Montre-lui dans l'histoire sainte comment il protège et sauve ses enfants, et comment aussi il punit les méchants, les Egyptiens, les païens, etc.; fais-lui voir comment il punit encore chaque jour les impies par la peste, la potence, l'épée, l'eau, le feu, les bêtes sauvages, les maladies, et dis-lui comment il finira par les jeter dans les flammes de l'enfer avec tous les démons. C'est ainsi que tu développeras en lui l'amour et la crainte de Dieu. 6. Il y a une mauvaise instruction, comme il y en a une bonne. Bien des parents ne songent qu'à élever leurs enfants pour le monde : ils leur apprennent à se bien présenter, à danser, à plaire aux hommes, ils songent
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beaucoup moins à leur salut qu'à leur procurer de beaux habits, des plaisirs, des richesses et des honneurs. 7. Bien des parents ressemblent à Héli : ils sont pieux et zélés pour toutes sortes d'exercices religieux ; mais ils négligent leurs enfants et les laissent grandir sans leur donner les instructions du Seigneur et sans les maintenir sous la discipline. Qu'ils craignent d'être punis à la manière d'Héli ! 8. L'autorité des parents sur leurs enfants vient de Dieu. Ils doivent donc en user avec crainte, sans colère et sans caprice. 9. Il faut punir les enfants, mais sans les maltraiter. Quand on les maltraite, ils prennent en haine la maison paternelle, et le découragement ou la colère risque de les [jeter dans toutes sortes d'écarts. 10. L'enfant intimidé par de mauvais traitements est irrésolu dans tout ce qu'il fait; celui qui a tremblé devant Ison père et sa mère tremblera toute sa vie devant le bruit I d'une feuille que le vent soulève. H. Il est des cas, cependant, où il faut se servir de la ■ verge. Celui qui épargne la verge hait son enfant et sa ■ famille; il marche dans les ténèbres. Un faux amour naturel aveugle souvent les parents et leur fait préférer le corps à l'âme de l'enfant. Si tu frappes ton enfant de la verge, dit Salomon, tu retireras son âme de l'enfer. 12. Il est des parents qui passent tout à leurs enfants. Ce sont des enfants, disent-ils, ils ne savent pas encore ce qu'ils font. C'est vrai; mais un chien, un cheval ou un âne, ne comprend pas non plus ce qu'il fait ; cependant on lui apprend à aller et venir, à faire certaines choses, quoiqu'il ne comprenne rien. Une pierre, ou un morceau de bois ne comprend pas non plus qu'il n'est pas propre à telle construction; cependant l'architecte lui donne une forme et le fait entrer dans cette construction. Combien plus l'homme ! 13. Pour bien élever des enfants, il n'est pas nécessaire de les cloîtrer. Un jeune homme, que l'on sépare du
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monde, dit Anselme, ressemble à un arbre planté dans un pot. Ne mettez donc pas vos enfants en cage, mais laissezles aller, venir et s'amuser, cela leur est tout aussi nécessaire que le manger et le boire. 14. On rencontre aussi des parents qui veulent que ieurs fils fassent les vaillants, qu'ils battent leurs camarades et n'aient peur de personne. Ils seront punis pour ces choses-là, car la fin de tels enfants est souvent misérable. 15. On ne saurait trop craindre de scandaliser les enfants par des paroles grossières ou indécentes ; car la tendre jeunesse est facilement souillée par des discours légers. La tache d'huile est plus difficile à enlever sur une étoffe délicate que sur une grossière. C'est déjà ce que les païens enseignaient. Horace, par exemple, dit que les vases nouveaux retiennent plus longtemps que les vieux l'odeur des choses qu'on y renferme. Un mot scandaleux, tombé dans un jeune cœur, y devient aussitôt le germe d'images singulières qu'il n'ose confesser et dont il ne, peut plus se débarrasser. Malheur à celui qui a jeté un tel poison dans un enfant innocent et pur ! Tu n'as pas déshonoré son corps, mais tu as souillé son âme, tu en es le vil meurtrier. Saint Louis, roi de France, dit que sa mère aurait mieux aimé qu'on lui tuât ses enfants, que de les voir commettre un péché mortel. Et que dit le Seigneur à cet égard : « Celui qui scandalisera l'un de ces petits qui croient en moi, il serait mieux pour lui qu'on lui mît au cou une pierre de meule et qu'on le jetât dans la mer. » Le mal qui pèse sur la chrétienté provient de ce qu'on scandalise et corrompt les enfants, et l'on ne relèvera l'Eglise qu'en apprenant à les bien élever. 16. Que les parents considèrent leurs enfants comme des joyaux précieux que Dieu leur a confiés, et qu'ils prennent garde que le démon, le monde et la chair ne les leur ravissent pour les faire périr. Au jour du jugement, on n'aura pas de compte plus sévère à rendre que celui qui concernera nos rapports envers les enfants. Et c'est
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sans doute pour cela qu'au milieu des pleurs et des grincements de dents du dernier jour, on entendra ces paroles : « Bienheureuses les stériles et celles qui n'ont point enfanté et les mamelles qui n'ont point allaitèi. •» 17. Quand tu auras fait ce qui dépend de toi pour bien élever tes enfants, s'ils ne réussissent pas, tu ne dois point t'en désoler. Il y en a toujours plus qui rejettent le bien |que de ceux qui s'y attachent. Si entre dix lépreux que tu auras nettoyés, il y en a un de reconnaissant, cela doit te suffire. Le Christ nous a précédés dans le chemin des déceptions, et nous devons marcher sur ses traces. Si ton fils réussit, bénis-en Dieu ; s'il va de travers, eh bien, que le nom de l'Eternel soit béni !
§ 2. S?liilippe iîSélaneiafiioii.
Mélanchthon naquit à Bretten, petite ville du grandduché de Bade, le 16 février 1497. Son premier maître fut Jean Keuther, son aïeul maternel. « Il me fit étudier sérieusement, dit Mélanchthon ; chaque fois que je faisais des fautes, il me punissait, mais avec mesure. C'est ainsi qu'il fit de moi un grammairien. » Après la mort de son père, Mélanchthon suivit sa mère à Pforzheim, où il apprik le grec avec le savant Simler. Reuchlin, que nous avons vu frayer la route aux études hébraïques, était son oncle, frère de sa mère. Il venait souvent à Pforzheim et prenait plaisir aux rapides progrès de Philippe. Un jour, il lui apporta quelques livres, et, sous forme de plaisanterie, un petit chapeau rouge de docteur. Il lui traduisit aussi en grec, suivant l'habitude des savants, son nom primitif de Schwarzerd (terre noire) en Mélanchthon. A douze ans, le jeune Philippe se rendit à l'université de Heidelberg. Deux ans après il reçut le grade de bachelier; il était alors déjà précepteur des enfants du comte
1. Ces paroles se rapportent à la prise cle Jérusalem sous Titus plutôt qu'au jugement dernier.
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§ 3.
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Valent!i» FriciUanil Tro</enilorf .
Né à Trotzendorf en 1490, Mort en 1556. Valentin Frièdland, surnommé Trotzendorf, du nom du village où il naquit, et qui est situé près déGœ'rlitz, en Silésie, fut uir des plus ardents et des plus zélés pédagogues de la période classique. Sa jeunesse n'offre rien de remarquable. Son père était paysan, et ce furent les moines de Gorlitz qui l'engagèrent à faire étudier son fils, Nous ne nous arrêterons pas à le suivre dans ses pérégrinations comme étudiant et comme professeur. C'est dans sa dernière place, c'est-à-dire comme directeur de l'école de Gœldberg, en Silésie, que Trotzendorf fit briller ses talents et ses connaissances pédagogiques. Son école devint si célèbre, qu'on y envoyait des élèves de l'Autriche, de la Styrie, de la Carinthie, de la Hongrie et de la Bohême. Voici cruelle était l'organisation de l'école de Goldberg et les branches qu'on y enseignait : L'école étai t divisée en six classes comprenant chacune plusieurs tribus. Des élèves, remplissant plusieurs' emplois, prenaient une part active à la direction et à la marche de l'établissement. Les économes faisaient régner l'ordre dans les dortoirs, les salles d'étude, etc. ; les épiions présidaient aux repas. Enfin, chaque tribu avait son questeur (moniteur) pour surveiller les récréations, stimuler les paresseux et donner des thèmes. En déposant ses fonctions, ce qui arrivait au bout de huit jours, le questeur était tenu de prononcer un discours en latin. Au-dessus de tous les questeurs était le questeur général, dont les fonctions duraient un mois entier. Outre ces fonctionnaires administrateurs, Trotzendorf avait établi un tribunal composé d'un consul, de douze sénateurs et de deux censeurs. L'élève en faute devait se présenter devant le sénat. Huit jours lui étaient accordés pour préparer sa défense. Trotzendorf assistait aux débats
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en qualité de « dictator pcrpctuus. » Quand le coupable parvenait à se justifier, surtout lorsqu'il avait fait un bon discours, il était absous; mais si le-discours ne valait rien, on le condamnait, même pour une faute légère. Trotzendorf confirmait ordinairement la sentence du sénat et veillait à son exécution. Une loi scolaire, proclamée par Trotzendorf, déterminait les principes et le mode de vie qui devait régner dans l'établissement. Voici quelques-unes des dispositions les plus intéressantes : Tous les élèves doivent être traités de la même manière : il n'y a plus pour eux ni noblesse ni roture. Les amendes sont proscrites, attendu qu'elles frappent les parents et non les élèves coupables. Pour les punitions, on fera usage de la férule, de la lyre ou violon, et du carcere ou prison1. Les élèves doivent appartenir à notre Eglise protestante, être instruits des vérités de notre religion, faire usage de la prière, aller à l'église, se confesser (les luthériens ont retenu la confession), communier, s'appliquer au travail, être obéissants, s'abstenir de jurer, de tenir des discours déslionnêtes. La magie, ainsi que toute pratique superstitieuse, leur est sévèrement défendue. Les études étaient à l'unisson des idées du temps. Le latin était la branche essentielle. Tout le monde parlait latin à Goldberg, même les valets et les servantes. Celui qui y allait pouvait se croire transporté dans le Latium. L'allemand était banni de l'établissement. A côté du latin, on enseignait le grec, la dialectique, la rhétorique, la musique,Y arithmétique et la religion. Ces divers cours devaient préparer les élèves pour les études universitaires, qui comprenaient alors la théologie, la médecine, la jurisprudence et la philosophie. Dans les classes inférieures, l'eni. La lyre ou violon était un instrument en bois, ayant la forme d'une lyre ou d'un violon qu'on passait autour du cou et des mains de celui qu'on mettait au pilori.
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seignement était donné par des élèves, et dans les classes supérieures par Trotzendorf et ses sous-maîtres. L'enseignement mutuel, comme on le voit, remonte au delà des Bell, des Lancaster, des Pestalozzi et des Girard. A cette époque, l'éducation physique n'était pas encore entrée dans le domaine de l'éducation. Cependant Trotzendorf ne défendait pas les jeux qui développent la force et l'agilité, comme la course et la lutte; mais il était défendu de se baigner en été dans l'eau froide, et d'aller en hiver sur la glace ou de jeter des boules de neige. Il n'est pas nécessaire de faire remarquer les lacunes que présente l'enseignement de l'école de Trotzendorf ; il y a loin de l'établissement de Goldberg aux collèges d'aujourd'hui. Mais, sous le rapport de la vie morale, do la discipline et de l'esprit, Goldberg n'a peut-être jamais été dépassé. « Valentin Trotzendorf, comme disait Mélanchthon, était fait pour diriger un collège comme Scipion l'Africain pour commander des armées. » L'organisation qu'il avait imaginée, et qu'il savait vivifier et faire fonctionner avec une grande régularité, avait réuni maîtres et élèves en un corps unique, dont les différents organes se soutenaient mutuellement, tandis que dans la plupart des établissements il existe deux corps étrangers l'un à l'autre, celui des maîtres et celui des élèves. La force de Trotzendorf était pour ainsi dire décuplée par le grand nombre d'élèves intéressés par leurs fonctions ou leurs charges à la marche et au gouvernement de la maison, et les mutineries, si fréquentes dans les établissements, étaient rendues presque impossibles. De rudes épreuves fondirent sur Trotzendorf dans les dernières années de sa vie. En 1549, trois de ses élèves furent condamnés à mort par le duc Frédéric III pour avoir jeté un verre de bière à la tête d'un agent de police qui les avait provoqués. En 1552, la disette visita cruellement Goldberg. En 1553, la peste y étendit ses ravages. Enfin, en 1554, un incendie le détruisit de fond en comble, *
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rotzendorf se retira à Liegnitz avec sa nombreuse faîiille, en attendant la reconstruction de ses bâtiments ; nais l'infortuné vieillard ne devait pas retourner à Golderg. Le 20 avril, comme il expliquait à ses élèves ces jaroles du psaume 23 : «Quand je marcherais par la vallée le l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal; car u es avec moi, ton bâton et ta houlette me consolent,» il 'ut frappé d'apoplexie. En tombant, il regarda le ciel et rononça encore ces paroles : Ego vero, auditores, nunc wocor in aliam scolarn : « Je suis rappelé clans une autre cole.. » Il expira cinq jours après, à l'âge de soixante-six ns. Trotzendorf ne s'était jamais marié, et il avait dépensé toute sa fortune en œuvres cle bienfaisance. Al'exception d'un catéchisme en latin et de quelques livres de irières, il n'a laissé aucun écrit après lui.
§ 4. Sturm»
Jean Sturm, le plus célèbre des pédagogues du seizième liècle, naquit à Schleiden dans la Prusse rhénane. Comme Ion père était trésorier du comte de Manderscheicl, sa preInière éducation se fit avec les fils de son souverain. Il ïéquenta ensuite 1 école des Jéromites à Liège, puis il alla Louvain, où il fut trois ans étudiant et deux ans profeseur. De Louvain il se rendit à Paris pour étudier la mélecine ; il y donna aussi des cours sur les classiques grecs t latins. Sa réputation s'étendit rapidement. Erasme, Mélanchthon et Bucer étaient au nombre de ses corresponlants. En 1537, il vint à Strasbourg, où il demeura jusqu'à la mort. I Strasbourg doit à sa situation géographique, entre la trance et l'Allemagne, la Suisse et les Pays-Bas, d'avoir lté de tout temps une ville importante. Son admirable lathédrale témoigne de son état florissant au moyen âge. les hommes célèbres ont étendu sa renommée par l'éclat le leur génie. Tauler, au quatorzième siècle, y fit entenIre sa mâle et puissante parole ; on le surnomma le doc-
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teU/' éclairé.
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A la fin du quinzième siècle, Jean Gauler, noU moins éloquent, et animé d'un zèle tout apostolique, y prêchait devant l'empereur Maximilien des sermons d'une franchise et d'une sévérité qu'on ne tolérerait plus aujourd'hui. Quand la réforme survint, Strasbourg ne se laissa pas absorber entièrement par le mouvement qui entraînait l'Allemagne; il eut assez de force pour conserver une certaine mesure d'indépendance : il avait ses propres docteurs qui, comme Bucer, s'efforçaient de tenir un juste milieu entre Luther, Calvin et Zwingli. G'eic au milieu du travail de la réforme que Jean Sturm, déjà gagné aux idées nouvelles, vint à Strasbourg, et qu'on lui confia l'organisation d'un gymnase qui fut ouvert en mai 1538. Ce gymnase, que son recteur rendit si célèbre, est le premier établissement scientifique qu'ait possédé Strasbourg. Dans le plan d'organisation publié sous le titre de : De liùterarwn ludis recte aperienclis, Sturm pose déjà les bases d'une académie, destinée à compléter les études du gymnase; mais ce ne fut que vingt-neuf ans pins tard, c'est-à-dire en 1567, qu'il put achever son édifice scientifique. L'empereur Maximilien conféra alors au gymnase de Strasbourg les privilèges d'une académie, et Sturm fut nommé recteur perpétuel. Mais en 1581 le parti luthérien ayant fini par l'emporter sur les réformés, Sturm, qai avait défendu ces derniers contre Jean Pappus, fut congédié. Trop âgé pour recommencer une œuvre pédagogique nouvelle, il passa dans la retraite les dernières années de sa vie, et mourut en 1589, à l'âge de 82 ans, fat gué de la vie, épuisé de travail, et se réjouissant d'entrer en possession d'une vie nouvelle et meilleure. Ses restes mortels reposent dans le cimetière de Saint-Gall. Après cet aperçu historique sur la vie de Jean Sturm, essayons d'analyser et de caractériser son œuvre pédagogique. Sturm était, en matière d'éducation, l'homme de son siècle. Cette circonstance contribua certainement beaucoup à ses succès : celui qui marche de concert avec ses
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contemporains fait plus facilement son chemin que celui qui nage contre le courant. « On doit, disait-il, se proposer trois choses dans une école : la piété, le savoir et l'éloquence. » Il suit de là que le savoir et l'éloquence seraient les caractères essentiels de l'homme lettré, car la piété est de tous. C'est aussi ce que Sturm a exprimé quelque part par cette exclamation : « Connaissances, pureté et ornement du langage, tels sont les éléments de l'éducation scientifique! » Sturm distingue dans l'éducation trois degrés correspondant à trois institutions distinctes : la famille, le gymnase et l'académie. Jusqu'à sept ans l'enfant doit demeurer dans la famille, sous l'égide de sa mère, qui lui délie la langue, guide ses premiers pas, et lui inculque les notions élémentaires qui doivent l'orienter dans la vie. De sept à seize ans, l'enfant qui veut jouir des avantages d'une culture scientifique doit fréquenter le gymnase pour étudier le latin et apprendre à parler avec grâce. Durant ce temps l'enfant est sous l'action directe et constante du maître qui l'instruit, l'interroge, le corrige, lui donne des tâches, le fait réciter, etc. De seize à vingt et un ans, les jeunes gens qui ont parcouru les différentes classes du gymnase doivent apprendre àpaiier avec plus de facilité et de connaissance des choses. Dans l'académie, l'instruction doit être plus libre que dans le gymnase. Le professeur explique, développe, et les étudiants écoutent et prennent des notes pour repasser ce qu'ils ont entendu1. Au commencement, le gymnase de Strasbourg n'avait que neuf classes (7 à 16 ans) ; mais dans les Epislolx classiez que Sturm écrivait en 1565 pour les professeurs du
1. Cette manière de donner les cours académiques ou universitaires est fort commode pour le professeur, mais elle est peu propre à stimuler le zèle des étudiants faibles ou paresseux. Aussi voyons-nous bon nombre île professeurs s'affranchir aujourd'hui de cette méthode et se mettre à interroger leurs élèves comme ou le fait 4ans les gymnases.
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gymnase, nous voyons qu'il comptait alors dix classes. Voici d'après ces Epistolx quels étaient les objets d'enseignement pour chaque classe ; je les indique comme caractéristique des études dans l'époque classique. 10e Classe. Forme et prononciation des lettres. Enseignement de la lecture. Commencement des déclinaisons et conjugaisons. Récitation du catéchisme allemand, attendu que les enfants ne comprennent pas encore le catéchisme latin. 9e Classe. Etude des déclinaisons et conjugaisons régulières et irrégulières. Récitation des mots latins employés dans la vie commune. Les mots de chaque leçon doivent appartenir à la même classe d'idées. — Par cette étude, Sturm veut remédier aux lacunes de la première éducation, qui n'a point pourvu l'enfant de mots latins commo cela avait lieu dans les familles romaines. 8e Classe. Continuation du vocabulaire des mots usuels. Etude des huit parties du discours. Déclinaisons et conjugaisons considérées dans la proposition. Lecture et explication de quelques lettres de Cicéron. Composition de phrases latines. Vers la fin de l'année, exercices de style. T Classe. Syntaxe latine, mais avec le moins de règles possible et expliquées sur des phrases de Cicéron. Lecture journalière des lettres de Cicéron avec répétition des règles de la syntaxe. Exercices de composition préparés avec les élèves. Traduction, le dimanche, du catéchisme allemand en latin classique. On ne fera d'exception que pour les termes consacrés par l'Eglise, tels que Trinitas, sacramentum, baptismus, etc. 6e Classe. Répétitions pour ne pas oublier ce qui a été appris dans les classes précédentes. Traductions de lettres de Cicéron en allemand. Traductions de poésies. Suite de la traduction du catéchisme. Lecture de quelques lettres de saint Jérôme. Commencement du grec. 5e Classe. Etude de mots désignant des choses inconnues des élèves. Versification. Mythologie. On lira Cicéron, Galon Lcelius et les Eglogues de Virgile. Etude du vocabu-
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laire grec. Exercices de style, de versification latine. Traduction de morceaux oratoires en allemand, puis en latin. Explication de l'une des plus courtes épîtres de saint Paul. 4e Classe. Les élèves de cette classe connaissant les grammaires latine et grecque, et étant pourvus d'un nombre considérable de mots dont le sens a été déterminé et fixé par des exemples, il s'agira de les faire lire beaucoup, apprendre par cœur, expliquer, etc. On lira le sixième discours à Verres, parce qu'il renferme presque tous les genres de narration; puis des lettres d'Horace. En grec on continuera la grammaire et lira le volumen mmplorum. Répétition de ce qui a été appris dans les classes précédentes. Exercices de style. Le samedi et le dimanche, les élèves liront et paraphraseront les petites épîtres de saint Paul. 3e Classe. Répétitions. Rhétorique : les figures seront expliquées en regard des exemples. Dicourspour Cluentio Lecture des meilleurs discours de Démos thène, puis Ho» mère, savoir l'Odyssée et le premier chant de l'Iliade. Lecture et récitation partielle ou totale d'épîtres de saint Paul. Exercices de style. Traductions de morceaux oratoires grecs en latin. Transposition dans un autre rhythme des odes de Pindare et d'Horace. Composition de poésies, lettres, etc. Représentation de comédies de Plaute et de Térence. Toutes les pièces de ces deux auteurs doivent être représentées dans les quatre classes supérieures. 2e Classe. Les élèves, sous la direction du maître, expliqueront les orateurs et les poètes grecs. Particularités du langage poétique et oratoire. Copie des passages les plus remarquables des auteurs classiques. Dialectique et rhétorique, étudiées en regard de discours de Cicéron et de Démosthène. Exercices journaliers de style. Exercices dans le style oratoire. Le dimanche, on lira et l'on récitera en entier l'épître de saint Paul aux Romains. Représentation des comédies de Térence et de Plaute, — de quelques scènes d'Aristophane, d'Euripide et de Sophocle.
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE, \2S Ve Classe,. Continuation de la dialectique et de la rhéta torique. Virgile, Horace, Homère. Traduction de Thucy. dide et de Salluste. Représentations hebdomadaires. Le> compositions des élèves doivent être faites d'après leï règles de l'art. Les lettres de saint Paul seront expliquées.: par les élèves, qui paraphraseront les passages les plu; remarquables d'après l'art des rhéteurs.
Académie. L'académie, qui comprenait cinq années d'études, aval; trois facultés : théologie, jurisprudence et médecine; plus cinq cours spéciaux, réunis aujourd'hui à la faculté ris philosophie, savoir : les mathématiques, l'histoire, la dialectique, la rhétorique, la grammaire et la lecture des poètes. On peut se faire une idée de ce qu'étaient les études dans l'académie de Strasbourg par le résumé suivant du programme pour le semestre d'hiver 1578—79. Théologie. Explication des Psaumes, du prophète Daniel, des Actes des Apôtres, de l'épitre aux Galates, du livre da Juges (4 professeurs). Jurisprudence. Explication des Pandectes et des Instito» tions (3 prof.). Médecine. Explication de Galien et d'Aristote. Philosophie. Les six premiers livres d'Euclide. Physique —Explication de Tacite.—Éthique d'Aristote.—Organur,:: du même. ■—■ Hébreu. — Disputes publiques. L'établissement scientifique dont Sturm avait doté It ville de Strasbourg acquit bientôt une réputation extraordinaire. En 1578, il ne comptait pas moins de mille élèves, parmi lesquels près de deux cents appartenaient s la noblesse, vingt-quatre étaient des comtes ou barons e! trois des fils de princes. L'Allemagne, la France, l'Angleterre, le Danemark, le Portugal et la Pologne envoyaient îles élèves à Strasbourg. L'influence de Sturm sur l'organisation des études s'étendit dans une grande partie d? l'Europe, par ses élèves d'abord, puis par son exemple u! ses conseils. Dans cette époque de création et de renoii-
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eJlement, un grand nombre de gymnases furent orgaisés en divers pays sur le modèle de celui de Strasbourg, es jésuites, dont nous nous occuperons bientôt, furent ntraînés par ce courant, au point qu'ils étaient frappés t peut-être un peu confus de la ressemblance de leurs olléges et de leurs méthodes d'enseignement avec le ymnase et les méthodes d'enseignement de Sturm. Et cependant que d'imperfections dans ce système [l'éducation; que de lacunes dans ce plan d'enseignement! fette servile imitation des anciens, cette constante préocupation des formes du langage, est-ce là ce qui doit •aractériser l'éducation supérieure? Sturm, avec toute son poçrae, était tombé dans la cicéromanie si justement lâmée par Erasme ; il avait abandonné la voie du déveoppement libre, naturel et national. Allemands, Français, jiglais, tous devaient devenir des Romains et des Grecs. !our atteindre ce but, on allait jusqu'à faire représenter iar les élèves les pièces les plus licencieuses de Térence : on sacrifiait la pureté du cœur et des .pensées à la forme, à l'élégance, à la pureté du langage. Et encore cette étude du latin était-elle incomplète : on n'étudiait que Cicéron et les auteurs qui se rapprochent le plus de sa manière d'écrire. Cornélius Népos, Tacite, Tite-Live, qui sont maintenant en honneur dans les études, étaient à peine connus. Cette étude des anciens était incomplète sous un autre rapport encore. On étudiait la langue de Cicéron, et non Cicéron et son siècle. Sans doute qu'en étudiant la langue de Cicéron, on apprenait aussi à connaître Cicéron ; mais cette connaissance était toujours l'accessoire et jamais le but de l'étude. On ne soumettait pas les anciens, comme aujourd'hui, à une étude approfondie, philosophique. Et quelle étrange méprise que de vouloir enfermer la culture scientifique d'une nation dans les formes d'une langue étrangère ! Pour réussir, il eût fallu vaincre tout d'abord l'antagonisme de la langue nationale, jeune, vigoureuse, populaire. Mais un tel résultat n'était ni
�HISTOIRE DE LA PEDAGOGIE. 130 possible, ni désirable. L'avenir était à la langue maternelle; et la vraie culture moderne, la culture cou. l'orme aux besoins et au génie des peuples n'était pas dans les gymnases latins du seizième et du dix-septième siècle : elle était en germe dans le travail religieux de l'époque, c'est-à-dire dans la traduction de la Bible, dans les cantiques, les sermons et les catéchismes en langue vulgaire, et dans ces pauvres écoles populaires ou l'on pariait la langue maternelle. On s'étonne aujourd'hui que Sturm n'ait pas eu l'idée de faire de la langue allemande une branche d'enseignement, et que même il méprisât l'allemand et le français, quoiqu'il avoue quelque part que Luther et Philippe de Connûmes ont aussi bien écrit que les anciens les plus célèbres. Je ne m'arrêterai pas ici sur les autres lacunes das gymnases du seizième siècle : sur l'absence totale du calcul1, de la géographie, de l'histoire, de l'histoire naturelle, du dessin et des langues vivantes. Presque tout le temps était consacré au latin et au grec, sans qu'on parvînt cependant à des résultats supérieurs à ceux qu'on obtient aujourd'hui dans nos gymnases ou collèges littéraires, sauf pour la facilité de parler le latin. Malgré toutes ces imperfections, le gymnase de Strasbourg était à la hauteur de l'époque, et sa réputation, comme nous l'avons vu, était immense. On ne peut en dire autant de son académie, édifice incomplet et inachevé. Le programme cité plus haut est d'une pauvreté excessive. C'était, avec les prétentions d'une université, une répétition ennuyeuse des classes supérieures du gymnase. Comme l'académie ne pouvait délivrer le diplôme de docteur, mais simplement celui de bachelier et de maître de philosophie, les étudiants étaient obligés d'aller terminer ailleurs leurs études. Cet état d'imperfection
i. Dans les dernières années, Sturm fit enseigner les premiers ciments du calcul dans les classes supérieures. — Les quatre premières règles s'apprenaient dans les universités.
�131 ura jusqu'en 1621. A cette époque, l'académie de Strasourg fut élevée au rang d'université par l'empereur erdinandll. Les remarques qui précèdent, on l'a déjà compris, so apportent à tous les établissements scientifiques du eizième et du dix-septième siècle. Je ne les répéterai as-à l'occasion des jésuites, dont nous allons nous occucr, et qui, eux aussi, ont suivi le courant du siècle et s'y ont maintenus sans modifications bien profondes, par la aison que le latin est la langue de l'Eglise catholique et ue l'unité de langage est une garantie de l'uniformité ans les rites et de l'unité dans la doctrine.
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. COURANT CATHOLIQUE AU
SEIZIÈME ET AU DIX-SEPTIÈME
SIÈCLE (COMMENCEMENT DU DIX-HUITIÈME).
Nous commencerons par
§ 5. ILcs «Sésiiîtcs.
On n'attend pas de moi, sans doute, que je m'étende i sur tout ce qui concerne l'ordre des jésuites : j'écris ne histoire de la pédagogie, et par conséquent, je ne ois m'arrêter que sur ce qui rentre plus ou moins direcment dans mon sujet. Les jésuites ont joué et jouent icore un grand rôle dans l'enseignement, et c'est sous ce "pport que nous devons nous en occuper. Ignace de Loyola (né en 1491, six ans après Luther), fondant l'ordre des jésuites, s'était proposé deux cho-s : relever la puissance papale et convertir les hôrétiues. L'instruction devait servir de moyen pour atteindre double but. D'après la bulle de Pie VII, qui rétablit la wiété de Jésus, que le pape Ganganelli avait supprimée, s jésuites auraient présentement la mission « de prêcher, e confesser, de se consacrer à l'éducation de la jeunesse atholique suivant les principes de la foi et les règles de
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L'ordre, enfin de diriger les collèges et les séminaires, i A. côté de la Réformation, qui repousse l'autorité du pape, les jésuites, depuis la restauration de l'ordre, ont un second adversaire à combattre, savoir la Révolution, par quoi il faut entendre ce principe moderne qui, depuis Spinosa, se pose en antagonisme de la religion chrétienne et tend à opérer une transformation radicale dans les institutions religieuses et politiques. Le système pédagogique des jésuites est renfermé dani un plan d'études intitulé : Ratio et institutio stucliorumsoc» tatis Jesu. Ce plan, élaboré en 1588 par cinq pères, fui d'abord mis à l'essai, puis, après expérience faite, publij en 1599 par le général de l'ordre, Claude d'Aquaviva. lia été depuis modifié deux fois : dans la première moitié du siècle passé, et en 1832. Le général Roothann, àl'occasioa du dernier remaniement, dit qu'il n'est pas question d'un nouveau plan, mais qu'il s'est agi simplement d'approprier le plan ancien aux besoins de notre époque. « Rien d'essentiel, ajoute-t-il, ne pouvait être changé dans un plau dont l'excellence a été démontrée par deux siècles d'expérience. » D'après ce plan, les études, chez les jésuites, comprennent deux degrés principaux, l'un inférieur — sluik inferiora, — et l'autre supérieur, studia superiora. — Voici un rapide aperçu de ces études : Studia inferiora. Les études inférieures se subdivisent en cinq degrés on classes. 1. Première classe de grammaire ou classe élémentaire (infima classis grammaticse), 2. Deuxième classe de grammaire, ou simplement classe de grammaire (média classis grammaticse). 3. Troisième classe de grammaire, ou classe de syntaia (suprema classis grammaticx). 4. Classe d'humanités. 5. Classe de rhétorique (de deux années^.
�TEMPS MODERNES. 133 Cette simple nomenclature des classes suffit déjà pour ous montrer l'accord qui, en matière d'instruction, règne ntre les jésuites et les pédagogues pro testants du seizième -iècle; départ et d'autre, on commence par la grammaire t l'on termine par la rhétorique. Apprendre à bien parler, n latin d'abord, puis en grec, tel est le but de l'enseinement. « La connaissance de la syntaxe, dit le plan l'études, n'est pas le but de la grammaire ; les écoliers oiventapprendre le latin comme une langue vivante; ils oivent pouvoir le lire, le parler et l'écrire. » Pour favoriser le latin, les jésuites, à l'exemple de Trotendorf et de Sturm, comprimaient le développement de a langue maternelle. « On doit, dit le plan d'études, él'endre l'usage de la langue maternelle. Ceux qui en eront usage doivent porter une marque d'humiliation à aquelle on ajoutera une légère punition, à moins qu'il e rejettent le jour même ce double fardeau sur un conisciple qu'ils auront surpris à l'école ou dans la rue ommettant la même faute. Cette belle émulation doit être veillée, non-seulement entre les condisciples, mais encre entre les diverses écoles! » « L'étude des auteurs classiques, continue le plan d'éiues, ne peut avoir pour nous qu'un but secondaire, savoir, e former le style ; nous ne voulons rien de plus. Le style era essentiellement formé d'après Cicéron. Les élèves, n parlant et en écrivant, se serviront de phrases clasiraes. » Les jésuites font représenter des drames latins; îais ces drames, ils les composent eux-mêmes. Ils rejetât Plaute et Térence comme trop licencieux. Leur morale, us ce rapport, est plus pure et plus sévère que celle de :urm. Le grec est aussi enseigné chez les jésuites. Plusieurs ont parlé et écrit avec une grande facilité. En général, s jésuites ont poussé très-loin l'étude du latin et du grec, tils ont créé toute une littérature nouvelle dans ces deux ngues.
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�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE, 134 Outre le latin et le grec, les jésuites enseignent, souslt nom d'érudition, différentes matières tirées des diverse! brandies des connaissances humaines. Sous ce titre d'érudition, le plan d'études énumère, entre autres, l'arithmétique, l'histoire, les mœurs des peuples, les oracles, les sentences des sages, les ruses de guerre, les faits glorieux, les inventions, les exemples de vertu, les hiéroglyphes, les emblèmes, l'art poétique, la tactique, l'horticulture, les vêtements, la nourriture, les sibylles, etc., etc. Dans le plan de 1832, il est dit que pour répondre aus besoins du temps, il fallait ajouter quelques nouveaui objets d'enseignement aux études principales, savoir : les mathématiques, la physique et la langue maternelle.
Sludia superiorà. Les études supérieures comprennent un cours de philosophie de deux à trois ans, et un cours de théologie dt quatre ans. COURS DE PHILOSOPHIE. Le professeur de philosophie doit essentiellement suivre Aristote, en tant du moins qu'il n'enseigne rien de contraire à la religion. Il ne doit pas le louer pour ce qu'il a dit de bon, et il cherchera à montra gue ce qu'il y a de bon dans ses ouvrages, il l'a emprunt! ailleurs. Il aura, par contre, un grand respect pour saiel Thomas; il l'approuvera volontiers, et il ne s'en écartes gu'à regret. La première année, il enseignera la logique d'Aristote; La deuxième, il expliquera les livres de Cœlo, le prends livre de Generatione et la Meteorologica. La troisième année, il expliquera le second livre (il Generatione, les livres de Anima, et la métaphysique. Deux autres professeurs sont adjoints au profeseur de philosophie : Un professeur de morale, chargé d'expliquer l'Ethiq'J» d'Aristote; Un professeur de mathèmatiaues. chargé d'enseigner 1
�TEMPS MODERNES, 135 physique, les éléments d'Euclyde, un peu de géographie et de sphère. COURS DE THÉOLOGIE. Ce cours se divise en quatre parties confiées à quatre professeurs : Le professeur de la sainte Ecriture est chargé de faire connaître la Bible; il doit s'en tenir essentiellement à la Vulgate, ne recourir à l'original hébreu ou grec que quand cela est absolument nécessaire et sans s'y arrêter. Il ne doit mentionner les autres versions que dans ce qu'elles ont de favorable à la Vulgate ; il doit faire cas des Septante, et ne pas s'arrêter aux interprétations des rabbins, à la chronologie et à la géographie sacrées ; Le professeur d'hébreu doit enseigner les éléments de la langue hébraïque, puis lire les livres faciles de l'Ancien Testament, et s'en tenir à la Vulgate pour le sens du texte sacré. Le professeur de théologie scolastique suivra saint Thomas, le docteur de l'ordre. Il doit non-seulement exposer ses opinions, mais encore les défendre ; Le professeur de casuistique doit faire peu de théologie, expliquer les sacrements et les devoirs des hommes. Sa tâche est de former de bons et habiles pasteurs. D'après une autorisation spéciale du pape Jules III, les jésuites ont le droit de conférer le grade de licencié et celui de docteur. Passons maintenant au caractère religieux et éducatif des établissements des jésuites et aux principales règles de discipline qui y sont suivies. La religion, dit le plan d'études, doit être la base et le sommet, le centre et l'âme de toute étude, de toute éducation. Il faut que le jeune homme fasse avant tout des progrès dans la connaissance de son Créateur et de son Sauveur, et grandisse en moralité, à mesure que son intelligence se développe. Le maître doit servir d'exemple aux élèves ; il craindra de leur donner du scandale et priera pour eux. Il les recommandera avec une grande confiance à la sainte Vierge et aux saints patrons de la jeunesse, à
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 136 saint Joseph, à sainte Catherine, à saint Cassian, à saint Nicolas, à saint Ignace, à saint Stanislas, etc. On cultivera l'humilité qui cherche, non la gloire du inonde, mais la gloire de Dieu. On tiendra pour vil et mauvais ce qui touche au vice. Toute volonté s'identifiera avec la volonté du supérieur1, laquelle doit être respectée et suivie comme la volonté de Jésus-Chiist! Le maître veillera à ce que les élèves lisent, récitent et fassent mentalement certaines prières, telles que l'Office, les Litanies de la sainte Vierge, etc. L'élève qui manque à ses devoirs religieux sera puni; ou l'obligera à passer quelque temps en prières ou à assister, les jours de fête, à une seconde messe. Les élèves qui se distinguent par leur recueillement doivent être loués publiquement. Au nombre des moyens propres à maintenir leurs élèves dans la ligne du devoir, les jésuites font surtout usage de l'émulation, de la dénonciation et des punitions. Celui qui sait exciter l'émulation, dit le plan d'études, a trouvé l'auxiliaire le plus puissant pour son enseignement. Que le maître apprécie donc hautement ce précieux auxiliaire, et qu'il s'applique à en faire l'usage le plus convenable. L'émulation éveille et développe toutes les forces de l'homme. Pour entretenir l'émulation, il faudra que chaque élève ait un rival pour contrôler sa conduite et pour le dénoncer; on nommera aussi parmi les élèves des magistrats, des questeurs, des censeurs, des décririons. Rien ne sera tenu pour plus honorable que de devancer un condisciple et pour plus méprisable que de se laisser devancer. Des prix seront distribués aux meilleurs élèves avec la plus grande solennité possible. En dehors de l'école, on donnera partout aux élèves distingués la place d'honneur. On vient de voir plus haut (studiosa inferiora) qu'un élève pouvait rejeter certaines punitions sur un autre en le dénonçant, et que chaque élève doit avoir un rival pour
1. Page 148 du plan d'études. Ce supérieur est le général de l'ordre.
�137 le surveiller et le dénoncer. Ajoutons à cela que le plan d'études fait de la dénonciation un devoir et que chaque élève est constitué, parce devoir, surveillant de ses condisciples. Les punitions corporelles sont réservées aux cas les plus graves, et il est défendu aux professeurs jésuites de frapper un élève de la main. Quand un élève a mérité la verge, il doit être livré au correcteur, qui n'est pas de la société. Une autre punition en usage chez les jésuites consiste à envoyer l'élève en faute sur un banc réservé aux coupables. Dans un coin de la classe, dit le plan d'études, il y aura un banc particulier sur lequel on enverra les élèves qui n'auront pas rempli leurs devoirs. Ce banc doit porter un nom flétrissant, par exemple, échelle d'enfer, etc. Le plan d'études (page 301) donne aux professeurs l'avertissement suivant : « Les élèves qui paraissent, vu leur âge et leur extérieur, faibles, insignifiants, peut-être même méprisables, seront dans peu des jeunes gens et des homes qui pourront parvenir aux dignités, à la fortune ou à a puissance, en sorte qu'il se peut qu'on soit obligé de eclrercher leur faveur ou qu'on dépende de leur volonté ; 'est pourquoi il importe de bien peser la manière de les aiter et de les punir. » Pour bien connaître les élèves, il faut se servir de la confession. Les lettres qu'ils écrivent et celles qu'ils reçoivent doivent être ouvertes par le directeur. Après cette rapide exposition du plan d'études et de? rincipes d'éducation des jésuites, nous devons nous> arrêter un instant pour présenter quelques réflexions sm les points les plus essentiels. J'ai déjà fait ressortir la ressemblance qu'ont les études chez les jésuites avec le mouvement pédagogique du seiïième siècle. Je ne reviendrai donc pas sur ce que j'ai dit à cette occasion : c'est le même engoûment pour les études classiques, et en particulier pour Cicéron, la même pauvreté d'études mathématiques, la même aversion pour la langue maternelle, etc. La critique que j'ai fai te de ces
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études atteint cependant moins les jésuites que les pédagogues protestants, attendu que le latin est la langue of. ficielle du clergé romain, et qu'il sert de lien entre les ecclésiastiques catholiques du monde entier. Le Breviarium romanum se lit en tout pays dans les mêmes termes, Le latin est ainsi pour les jésuites un puissant moyen de conserver dans l'Eglise catholique l'unité de rite et de doctrine, ce qui compense largement à leurs yeux le défaut qu'il a de n'être pas populaire, et d'empêcher le peuple de prendre une part intelligente à tous les actes du culte public. Les études supérieures sont, chez les jésuites, ce qu'elles peuvent et doivent être en vue du but religieux qu'ils se proposent. Comparées à d'autres, on est frappé de la discipline sévère à laquelle les intelligences sont soumises. La liberté de pensée, qui tient aujourd'hui une si large place dans les études supérieures, — et dont on abuse tant, — n'existe pour ainsi dire pas chez les jésuites. Il y a loin du jésuite qui n'ose penser et agir en dehors de ce qu'on lui enseigne, et qui doit être un instrument souple et docile entre les mains de ses supérieurs, au protestant qui ose tout examiner et tout sonder, au risque de se perdre dans les abîmes de l'erreur et du doute. Le jésuite et le protestant suivent des routes bien différentes pour arriver à la vérité ! Mais remarquons que cette discipline sévère à laquelle sont soumis les élèves des jésuites est une conséquence toute naturelle de ce principe qui domine l'ordre tout entier : « Toute volonté doit s'identifier avec la volonté du supérieur, laquelle doit être respectée et exécutée, obéie comme la volonté de Jésus-Christ. » Le système des jésuites, on le comprendra sans autre raisonnement, doit nécessairement condamner toute indépendance et toute liberté, non-seulement en dehors du catholicisme, mais aussi dans l'intérieur même de la religion catholique. Quelqu'un demandera-t-ilpourquoi les jésuites veulent soumettre les esprits à leur général et non au pape? C'est sans doute ««-'ils se considèrent comme les plus in-
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faillibles représentants du catholicisme, et qu'ils veulent que le pape, qui nomme le général, s'identifie avec l'ordre. Il est évident, en effet, qu'à part Clément XIV, qui supprima l'ordre parce qu'il trouvait que deux «plané tes ne peuvent pas tourner dans la même orbite, » les jésuites ont su toujours se concilier la faveur des papes. Passons à d'autres chefs de discipline employés par les jésuites comme moyen d'éducation. Nous avons vu que les jésuites punissent l'élève qui manque de recueillement dans les exercices de piété, en I lui faisant réciter des prières ou recommencer un service religieux. N'est-il pas à craindre que ce moyen n'augmente chez l'élève coupable l'indifférence à l'égard des choses saintes, ou tout au moins qu'il ne l'habitue à se contenter d'un culte tout extérieur ? Mais s'il est dangereux de punir un élève en lui donnant des devoirs religieux à remplir, il est plus dangereux encore de le louer pour sa piété. Sous ce rapport, on ne peut trop s'en tenir à la règle de celui qui a dit : « Quand tu prieras, ne fais pas comme les hypocrites, car ils aiment à prier en se tenant debout dans les synagogues et au coin des rues, afin d'être vus des hommes. Je vous dis, en vérité, qu'ils reçoivent leur récompense (la louange); mais toi, quand tu pries, entre dans ton cabinet, et ayant fermé la porte, prie ton Père qui est dans ce lieu secret, et ton Père qui te voit dans le secret, te le rendra publiquement. » Louer quelqu'un pour sa piété, c'est exciter l'orgueil spirituel et provoquer l'hypocrisie. Prenons garde de flétrir par d'imprudentes louanges les sublimes sentiments qui constituent la piété. On lit quelquefois que tel élève a reçu un prix de. religion ! Allons donc ! Un jour, les disciples du Sauveur disputaient entre eux pour savoir lequel serait le premier dans le royaume des cieux. Que fit le Sauveur? Dit-il à Pierre : Toi, tu seras le premier; à Jean, toi, le second, et à Thomas, toi, tu seras le dernier, à cause de ton incrédulité? Non, mais il les tança et leur dit : « Si quelqu'un veut être le crémier, il sera le dernier
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de tous. » Au reste rien n'est plus difficile à mesurer que la piété : le malfaiteur qui se repent est plus grand devant Dieu que l'honnête mondain qui se contente d'offrir àDieu un culte extérieur. J'ai connu dans une classe un éleva qu'on était sur le point de renvoyer à cause des défauts de son caractère ; et j'avais néanmoins la conviction qu'aucun ne travaillait plus sérieusement à vaincre les mauvais penchants de sa nature, qu'il tenait d'un père entêté et susceptible. Nous pouvons apprécier les connaissances religieuses et la conduite extérieure, mais Dieu seul peut juger équitablement de la piété d'une âme. Je serai plus indulgent en faveur des moyens d'émulation employés par les jésuites pour stimuler le zèle des élèves dans l'étude des diverses branches d'enseignement, L'émulation cependant n'est pas sans danger, et ne doit être en tout cas que le tuteur qui soutient le jeune arbre, en attendant que le tronc ait acquis assez de vigueur pour résister à toutes les causes extérieures qui pourraient le renverser. Car ce qui doit engager l'homme à remplir ses devoirs, ce n'est pas l'appât des récompenses et delà gloire, mais l'amour pour son travail, le sentiment du devoir et la crainte de Dieu. Le martyr qui sacrifie honneurs, fortune, patrie, famille, et même sa propre vie pour demeurer fidèle à sa conviction, nous montre l'homme agissant sous l'empire de la plus haute de toutes les vertus : l'obéissance à Dieu, à sa conscience, à ses devoirs. Or, en éducation, il faut travailler à développer cette vertu dans l'enfant, afin qu'ellele soutienne plus tard dans la vie, où il n'y aura plus guère de moyens d'émulation pour l'encourager, mais, en revanche, une foule d'obstacles, de contrariétés et de mécomptes qu'il ne pourra vaincre ou supporter s'il n'est soutenu par les sentiments dont je viens de parler. Mais cette haute vertu, à laquelle nous devons aspirer, n'est pas naturelle au cœur de l'enfant, et, en attendant qu'elle s'y déploie sous l'influence d'une sage éducation, il faut avoir recours à la discipline qui oblige, et à l'émulation qui excite et encourage. Les
�141 moyens de contrainte ne me paraissent pas excessifs chez Les jésuites, mais ils font un abus des moyens d'émulation. Si l'on veut bien suivre et considérer les raisonnements cfue je vieus de présenter, on se convaincra avec moi que la règle la plus sage, sous ce rapport, doit se formuler à peu près de la manière suivante : Employer le moins possible les moyens d'émulation et les supprimer à mesure que le,goût de l'étude se développe dans l'enfant, et qu'il entrevoit plus distinctement le but de la vie et la nécessité d'y tendre de tout son pouvoir. Des témoignages, d'abord hebdomadaires, puis mensuels, puis trimestriels, et, jusqu'à un certain âge, le rang, sont des moyens d'émulation que l'expérience a démontrés suffisants. Il faut supprimer l'éloge de la piété, de peur de faire naître l'hypocrisie. L'éloge des talents et des progrès doit se faire avec la plus grande modération, et jamais en public, dans la crainte d'exciter l'orgueil. Enfin je voudrais recommander la suppression des prix et des mentions honorables, afin de prévenir les jalousies et le découragement des faibles. Je pourrais nommer des classes dans lesquelles il n'y a aucune espèce d'émulation, si ce n'est celle qui naît du plaisir de l'étude et de la conviction qu'on doit bien utiliser son temps pour remplir ses devoirs envers Dieu et réussir dans la vie; et je puis affirmer que le zèle pour l'étude n'y laisse rien à désirer, et que les punitions y sont presque inconnues. Là, personne ne sait qui est le premier ou qui se conduit le mieux. Une douce amitié y unit tous les cœurs, et cette intimité n'y est troublée ni par la rivalité, ni par la jalousie, ni par l'orgueil. Nous avons vu plus haut que la dénonciation entrait comme moyen de discipline dans le système éducatif des jésuites. On a souvent blâmé avec une excessive sévérité ce moyen d'éducation. Ne nous hâtons pourtant pas de le condamner d'une manière trop absolue. Si l'on examine avec soin l'ensemble des règles qui régissent l'ordre des jésuites, on se convainc bientôt que toutes partent d'un principe vrai, et que ce qui nous heurte chez eux, c'est
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l'application trop rigoureuse de ce principe. La vérité, par exemple, est une, immuable, partout la même; mais si nous voulons, comme les jésuites, déterminer rigoureusement cette vérité, et y soumettre tout homme, nous devenons exclusifs, intolérants, nous nions la liberté morale que Dieu a laissée à chacun. Certainement le christianisme renferme des principes, dés vérités absolues, il trace à la foi des limites qu'elle ne doit pas dépasser; mais dans ces limites il laisse place aux nuances, aux variétés, aux opinions, et donne à l'homme l'occasion et la permission d'examiner, de peser, de comparer, afin qu'il parvienne à une conviction individuelle, librement acceptée. Dieu ne veut point des machines pour le servir, il veut un « peuple de franche volonté. » Ce que nous venons de dire de la discipline qui veut réunir tous les hommes sous la même vérité absolue, peut s'appliquer à plusieurs autres points, que des jésuites, tels qu'Escobar, Molina, Sanchez, ont pressés avec une logique trop rigoureuse. Ces deux principes, par exemple, qu'on trouve dans ces auteurs : La fin sanctifie les moyens; l'intention donne à l'acte sa valeur morale; ces principes, dis-je, sont vrais dans de certaines limites : la fin sanctifie le moyen, mais pas tout moyen; l'intention aussi donne à l'acte sa valeur morale, mais pas à toute action. Saint François de Sales passant sa main dans la manche de son habit, et disant à des hommes qui en poursuivaient un autre : « // n'a pas passé par ici! » et cela, afin de les arrêter dans leur poursuite, et de sauver celui qu'il venait de voir passer (parle chemin et non par la manche de son habit), avait certes une bonne intention, mais son intention justifle-t-elle ses paroles1 ? Je dirai donc aussi, à propos de la dénonciation, qu'elle se justifie dans de certaines limites. L'élève surveillant ne doit-il pas rapporter les infractions faites au
i. Je tiens ce fait de la bouche d'un respectable abbé, qui me i'a cité comme une preuve de la grande sagesse du eélèbre évoque ds Gencvei
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règlement? Et si tous les élèves sont surveillants?., j'ai vu des classes où la dénonciation était considérée comme méprisable, se lever tout entières pour accuser ou dénoncer un condisciple qui avait commis un acte dont la honte pouvait rejaillir sur toute la classe. Qui condamnera une telle accusation ? Et quel est le maître qui n'ait pas invité une classe entière à lui faire connaître un coupable qu'il ne pouvait découvrir? Mais si nous organisons la dénonciation et si nous l'étendons aux diverses espiègleries des élèves d'une classe, n'est-il pas à craindre qu'elle ne sème la défiance entre les enfants, qu'elle ne détruise leur naïveté, leur franchise, leur confiance réciproque; qu'elle ne brise les doux liens de l'amitié et de la fraternité; qu'elle n'anéantisse cette charité avec laquelle nous devons couvrir et excuser les défauts et les fautes de notre prochain? Oui, tout cela est à craindre. Je ne veux cependant pas me prononcer d'une manière absolue contre la dénonciation dans les établissements des jésuites, attendu que je ne sais pas si elle embrasse tous les actes de la vie, ou si elle est restreinte à certaines transgressions. L'ordre d'ouvrir les lettres que les élèves écrivent et reçoivent rentre sous la même discipline. On doit anéantir toute vie en dehors de celle que l'ordre veut développer. Je suis bien persuadé que tout est bien calculé et bien lié dans le système d'éducation des jésuites; mais l'inflexibilité du principe qui le domine les porte à des applications rigoureuses que repoussent ceux qui ne sont pas placés à leur point de vue. Je terminerai ce chapitre sur les jésuites par une réflexion que m'a suggérée le conseil donné aux professeurs de considérer, en punissant, ce que les élèves pourroc' devenir un jour. Il y aurait dans ce conseil une grande sagesse s'il ne renfermait pas un calcul intéressé. Mais tenons-nous-en à ce qu'il renferme de sage et nous aurons une des plus excellentes règles de discipline. On oublie, en effet, trop souvent, quand on punit un enfant, qu'on a devant soi un homme qui mérite tous nos soins, toute
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notre sollicitude. Que de maîtres seraient honteux ei confus si l'enfant qn'ils méprisent aujourd'hui leur apparaissait tout à coup tel qu'il sera un jour; ou, mieux encore, si la sublime figure du Sauveur se présentait subitement à eux et leur faisait sentir tout l'amour qu'il a, lui, pour la plus chétive de ses créatures ! Rien n'est plus moralement triste dans une école que le peu de cas que tel maître fait de tel élève, non parce que ce dernier pourra devenir riche ou puissant, mais parce qu'il est un être raisonnable créé à l'image de Dieu, et appelé à des destinées bien plus hautes que tout ce que peuvent offrir les grandeurs de ce monde.
§ 6. Chai-îes JSorroïiîée4.
Le cardinal et archevêque de Milan, Charles Borromée, né à Arona, sur le lac Majeur (Piémont), le 2 octobre 1538, mort dans la même ville, le 3 novembre 1584, à l'âge de quarante-sept ans, et canonisé en 1610 par Paul V, est un des prélats catholiques qui ont le mieux mérité de l'instruction. Elevé en 1560 (ou 61, il avait vingt-deux à vingt-trois ans) à la dignité de cardinal, il fonda à Rome une société d'hommes lettrés, ecclésiastiques et laïques, qu'il réunissait chez lui et dans laquelle on traitait différents sujets scientifiques. Depuis l'an 1562, cette espèce d'académie ne s'occupa plus guère que de questions théologiques. Nommé- bientôt après archevêque de Milan, Charles Borromée tourna aussitôt son activité du côté de l'instruction. A la suite de son premier concile provincial, il ordonna que tout curé, sans exception, eût à réunir les enfants, le dimanche, pour une instruction religieuse, représentant que c'était là un des devoirs les plus sacrés du prieur, et recommandant d'exhorter de temps en
1. Cette nntice et les deux suivante? sont extraites des « Shiz&enund W:'Jer . de Kellner. Essen, 1822.
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temps les parents à envoyer leurs enfants au catéchisme. Et pour donner à cette œuvre de la régalurité et de la tonsistance, il établit des missionnaires catéchistes et fit lui même dans ce but plusieurs tournées pastorales. I Mais notre zélé archevêque ne s'en tint pas à ces catéchismes ou écoles du dimanche, comme on les appelle aussi aujourd'hui; il fonda des écoles pour toutes les clasles de la société et pour tous les besoins de son diocèse : Icoles populaires (primaires), écoles bourgeoises, école tour la noblesse (à Milan), écoles moyennes, séminaires, liaisons d'orphelins, enseignement supérieur, rien ne lut oublié. Le cardinal donnait un soin particulier aux Établissements destinés, à former les ecclésiastiques. Mais le plus célèbre de ces établissements fut le Collège Borromm qu'il avait fondé à Pavie, particulièrement pour les Itudiants pauvres. Ils y trouvaient une pension gratuite et lue surveillance paternelle, ayant pour but de les préserver de la corruption qui régnait alors parmi les étudiants. "rois séminaires servaient d'écoles préparatoires à ce
Collège.
1565,1573,
À la suite des synodes provinciaux qu'il tint à Milan en 1576, 1579 et 1582, Charles Borromée donna W quantité d'ordonnances et de règlements relatifs à 'organisation et à la direction des diverses écoles de son iocèse, à l'instruction religieuse, à la propagation de bons ivres pour le peuple et pour le clergé, à la fondation de àbliothèques pour les établissements scientifiques. L'archevêque de Milan donna naturellement aux écoles e son diocèse une base strictement ecclésiastique ; cepenant le corps enseignant devait être choisi parmi toutes les ersonnes capables, ecclésiastiques et laïques, mariées, a non mariées, hommes ou femmes. Le cardinal avait 'abord confié la direction de ses établissements aux suites ; mais plus tard il la remit, sur les conseils de ordre, à la Congrégation de l'Hostie de saint Ambroise, Drmée d'ecclésiastiques de son diocèse. Les passages suivants des statuts scolaires du diocèse de
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Milan peuvent nous donner une idée de l'esprit que le cardinal travaillait à répandre dans les écoles. 1. La première chose qu'on doit exiger d'un instituteur, c'est qu'il soit, par sa foi et sa conduite, une lumière du monde. 2. La seconde chose qu'on demandera de lui, c'est qu'il soit rempli d'amour pour Dieu et pour sa vocation ; car ce qui se fait sans amour ne peut être agréable à Dieu. 3. Racheté au prix du sang de Jésus-Christ, il doit, en troisième lieu, être rempli de zèle pour le salut des âmes qui lui sont confiées. Il se mettra en garde contre la tiédeur et l'indifférence. 4. L'instituteur doit être plein de charité : il se réjouira du bien qui arrive à son prochain, il prendra part à sc.:. épreuves et à ses souffrances. Il recevra avec amour les enfants ouïes jeunes gens qui viendront à l'école volontairement, et il s'efforcera d'y attirer les autres par la douceur. 5. Suivant la parole de saint Paul, qui veut que cens qui enseignent soient revêtus des dons nécessaires, il faut que ceux qui se consacrent à l'enseignement sachent bien les choses qu'ils doivent enseigner. 6. L'instituteur doit être armé de patience pour supporter avec douceur les peines et les fatigues de l'école, les défauts des petits, les méchancetés et l'arrogance des grands. Il doit apprendre à supporter les moqueries, à ne pas y faire attention, à se réjouir, à l'exemple des apôtres, d'être trouvé digne de supporter des injures pour l'amour du Christ. 7. L'instituteur doit s'accommoder aux idées et aux caractères de ses élèves. Il doit, suivant la parole de l'apôtre, se faire tout à tous, petit avec les petits, faible avec les faiMes, afin de gagner tout le monde à Jésus-Christ. 8. Il s'appliquera enfin à faire des progrès dans l'exercice de sa charge, et à croître dans l'amour de Dieu etls zèle pour sa gloire. Et, dit saint Jacques, si quelqu'un manque de sagesse, qu'il la demande à Dieu, qui là donnt
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à tous libéralement sans la reprocher, et elle lui sera donnée. Mais notre pieux archevêque faisait mieux encore que de donner de saintes règles de conduite, il s'exerçait luimême à les mettre en pratique. Un jour qu'une personne de distinction lui exprima son étonnement de le voir soigner nuit et jour un pauvre prêtre malade qui s'était distingué dans l'enseignement, il lui répondit : « Vous ne savez pas ce que vaut la vie d'un hon-pasteur I » Disons, en terminant, que le cardinal Borromée es! l'auteur du célèbre Catéchisme du concile de Trente (Catechismus Tridentinus). Telle a été, dans le champ de l'éducation, l'activité du cardinal Borromée. Malheureusement son œuvre n'a pas été de longue durée. Après sa mort, ses écoles ne tardèrent pas à perdre l'éclat qu'il avait su leur donner.
§ 7. «Joseph de Calasenz (Caleseuz).
Joseph de Galasenz naquit le 11 septembre 1556 àPeralta (Aragon), d'une famille noble. Son père, don Pedro était gouverneur de la province. Gomme il possédait de grands biens, et que Joseph était un enfant bien doué, il ne négligea rien de ce qui pouvait lui rendre la vie agréable. Son désir était d'en faire un militaire ; mais le fils n'avait aucun goût pour cette vocation. Sur ses instances, on l'envoya étudier à l'université de Lérida, où il ne tarda pas à se distinguer, non-seulement par ses progrès dans les sciences, mais encore par la pureté de sa conduite et la bonne influence qu'il exerçait sur ses condisciples. A dixneuf ans, il reçut le grade de docteur en droit ; mais ce n'était pas là sa vocation : contrairement aux vœux de son père, il n'avait goût que pour la carrière ecclésiastique. Ce dernier se laissa vaincre par les prières de sa femme, dona Maria, et Joseph fut envoyé à Valence pour y étudier la théologie. Une grande tentation l'attendait dans cette ville. Une jeune veuve noble, sa parente, ayant jeté les yeux sur lui>
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chercha à le détourner de ses études, et lui offrit sa main et son cœur. Mais, nouveau Joseph, il prit le seul parti 5ui puisse sauver en pareille circonstance, il s'enfuit, et s'en alla continuer ses études à Alkala. Bientôt après, son frère fut tué dans un combat contre les Portugais, et il dut retourner à la maison. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'il obtint de son père la permission d'achever ses études. Celles-ci terminées avec le grade de docteur en théologie, son père voulut de nouveau le faire rentrer sous le toit paternel. Enfin, après bien des difficultés, il put recevoir les ordres. La véritable vocation vient du ciel ; mais, quand on l'a reconnue, il faut s'y abandonner et la suivre sans consulter sa propre volonté. Calasenz aurait aimé se livrer dans la retraite à une vie contemplative ; mais son évêque, qui avait reconnu ses dons, lui dit qu'il était appelé à une vie active, et il lui fit desservir diverses paroisses et le chargea de mainte tournée dans les hautes vallées des Pyrénées, où le sel de la terre avait perdu sa saveur, où les troupeaux étaient punis pour les péchés de leurs bergers, et où la démoralisation, l'oubli de Dieu, étaient devenus l'état habituel du peuple. Calasenz trouva partout un rude travail et eut de grandes difficultés à vaincre; mais, à force de zèle et d'amour, il parvint à cicatriser bien des plaies, à relever bien des ruines. Pour le récompenser de ses peines, son évêque, à la joie du diocèse, le nomma vicaire général. Mais Calasenz n'était pas né pour les dignités ; ce ne fut qu'avec la plus grande répugnance qu'il se chargea des hautes fonctions que son évêque avait voulu lui confier. Tout son désir était d'aller prier à Rome auprès des tombeaux des apôtres et rallumer sa ferveur aux pieds du souverain pontife. Il découvrit enfin son dessein à son évêque, et partit pour Rome en 1592. Au commencement, il y mena une vie de recueillement et de dévotions ; mais peu à peu il se fit remarquer, et on l'employa à diverses œuvres de charité. Cette nouvelle activité dans les familles,
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dans les couvents, dans les hôpitaux et les prisons, auprès des pauvres et des pèlerins, le mit en contact avec la grande démoralisation de la ville éternelle. Hélas ! il ne s'était guère figuré, en quittant l'Espagne, que Rome renfermât îles abîmes de corruption ! Mais Calasenz ne raisonna pas en cette circonstance comme le moine de Wittenberg. Ayant remarqué que la corruption qui régnait dans Rome provenait en grande partie de ce qu'on y laissait croupir les enfants dans l'oisiveté et le vagabondage, il éprouva le besoin de s'occuper de la jeunesse abandonnée. À cet effet, il s'adressa à diverses personnes, mais on n'écouta pas ses représentations. Enfin, après avoir beaucoup prié pour cette œuvre, il acquit la conviction qu'il devait l'entreprendre lui-même, et c'est aussi ce qu'il fit sans hésiter. L'automne de l'an 1597, il ouvrit une école dans un pauvre quartier au,delà du Tibre, assisté du curé et de deux autres ecclésiastiques. Dès la première semaine, il réunit cent enfants, qui reçurent, outre l'instruction, des livres, des vêtements et, au besoin, même la nourriture. Malgré les oppositions et les moqueries, les écoles pieuses, comme on les appela, prirent une telle extension qu'il fallut songer, au bout de deux ans, à leur trouver de plus grands locaux. Calasenz et ses aides déployaient un si grand zèle, que, les heures d'étude terminées, ils accompagnaient leurs élèves chez leurs parents pour les empêcher de commettre des espiègleries en chemin. La renommée des écoles pieuses se répandit dans toute l'Italie et même au delà. Philippe III, roi d'Espagne, offrit à Calasenz un évêchô dans son royaume, mais il le refusa. Cependant, il n'était rien moins que considéré à Rome. Deux fois ses écoles furent soumises à l'enquête la plus sévère. Cela arriva sous Clément VIII et sous Paul V, à la suite de plaintes calomnieuses. Mais ces enquêtes tournèrent à l'avantage de Calasenz, à qui Paul V offrit même le chapeau de cardinal, qu'il refusa. En 1614, Calasenz acheta un palais, où il réunit douze cents écoliers. En 1622, Georges XV éleva au rang d'ordre religieux les iris-
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tituteurs des écoles pieuses, déjà réunis en congrégation depuis 1614 par Paul V. L'ordre s'accrut rapidement, et des écoles pieuses, dirigées par ses membres, furent fondées dans diverses villes d'Italie et jusqu'en Bohême et en Pologne. Voici quelques règles que Calasenz, nommé général de l'ordre, avait formulées pour les instituteurs des écoles pieuses; elles révèlent l'esprit qui animait cet homme de bien : 1. Soyez des pères au milieu de vos élèves; ne travaillez pas pour un salaire, mais pour le Seigneur, que vous avez choisi pour votre part. La conscience d'avoir fait du bien vaut mieux que tous les trésors du monde. 2. Vous n'êtes pas seulement responsables pour vous seuls, mais enoore pour la jeunesse qui vous est confiée. -Préparez-vous donc pour le grand jour où vous devrez rendre compte de vos actions. 3. Tel maître, tels écoliers ! Sachez apprécier votre vocation ; le bien temporel et éternel de la jeunesse confiée à vos soins est entre vos mains. Elle vous bénira ou vous maudira en deçà et au delà de la tombe. Malheur à celui qui donne du scandale ! Maudit le séducteur qui abuse de la confiance de la jeunesse, qui empoisonne son âme et en fait un instrument de péché, à sa propre perdition et pour celle des autres î 4. Erères, ne soyez pas sans prudence, rachetez le temps, car les jours sont mauvais. Comprenez bien quelle est la volonté du Seigneur. Soyez remplis de l'Esprit. 5. Travaillez non-seulement à cultiver votre intelligence, mais encore à faire des progrès dans la vie spirituelle. Sans la mortification du corps, il n'est point de vie de l'esprit ; sans la mort du vieil homme, et sans la naissance du nouvel homme, il n'existe point de véritable vertu. Celui qui veut servir le Seigneur doit être maître de ses passions. 6. Il est indigne d'un ecclésiastique de vivre dans la mollesse. Celui qui recherche une bonne table et une cou-
�151 che moelleuse néglige sa véritable vocation; il devient charnel quand il devrait être spirituel. 7. Un ecclésiastique qui n'a rien fait pour le Seigneur ne saurait mourir en paix, Les écoles pieuses prospérèrent aussi longtemps que l'esprit du fondateur les anima; mais, dès qu'il s'en retira, elles ne ressemblèrent plus qu'à un corps sans âme. C'est ce qui arriva même du vivant de Calasenz : la division se mit dans l'ordre, au point que deux de ses membres accusèrent leur général, vieillard de quatre-vingtsix ans, d'affaiblissement mental et d'incapacité, et ils poussèrent la méchanceté jusqu'à le faire comparaître devant le tribunal de l'inquisition. Calasenz réussit à se justifier; néanmoins il fut suspendu, puis destitué de ses fonctions, qui passèrent à l'un de ses adversaires. Dès ce moment, la décadence des écoles pieuses fit de rapides progrès, et l'ordre fut aboli par Innocent X, en 1646. Calasenz supporta avec la patience du chrétien ces dures et pénibles épreuves. A l'exemple de son maître, il n'avait que des prières et des larmes pour ses ennemis. Il eut la joie d'en voir plusieurs revenir à lui et se convertir ; même l'un des deux prêtres qui avaient dirigé la coalition se repentit et se convertit lorsque la main de Dieu l'eut atteint; mais l'autre mourut dans l'endurcissement. « Ah ! s'écria Calasenz dans la tristesse que lui causa cette mort, s'il n'avait offensé que moi, ce ne serait rien, mais il a résisté à la parole de Dieu, je ne sais donc ce qui lui arrivera! » Calasenz mourut le 25 août 1648, à l'âge de quatrevingt-douze ans. En 1748, Benoit XIV le béatifia et Clément XII le canonisa en 1767.
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C'est ainsi que se vérifie, dans tous les temps, ce que lésus disait aux Juifs : « qu'ils bâtissaient des tombeaux aux prophètes que leurs pères avaient persécutés. »
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§ 8.
Fort-Royal.
Port-Royal n'est ni un ordre religieux, ni une secte, c'est un groupe de solitaires lettrés, la plupart laïques, qui se livrent, dans la retraite, à l'étude, à l'enseignement et à la piété. Avant de devenir une école d'hommes pieux et instruits, Port-Royal n'était qu'une abbaye de femmes. Elle avait été fondée en 1204 près deChevreuse, à 12 kilomètres S. 0. de Pans. En 1626, le local étant devenu trop étroit, la communauté, composée de quatre-vingts religieuses, se transporta à Paris, vers l'extrémité sud du faubourg SaintJacques, où est aujourd'hui l'hospice de la Maternité. . En 1636, l'abbé de Saint-Cyran vint à Port-Royal de Paris, et y eut bientôt acquis la confiance de l'abbesse, la mère Angélique, et des autres religieuses ; en même temps il établit dans l'ancien monastère, qui devint Port-Royaldes-Champs, les célèbres solitaires, dont les plus connus sont Arnauld d'Andilly et Antoine Arnauld, frères de la mère Angélique, Lemaistre, Sacy, Séricourt, Nicole, Lancelot, Fontaine, Tillemont, etc. Saint-Cyran, qui vient d'être désigné comme le chef spirituel de Port-Royal, était disciple et ami de Jansénius, docteur et professeur en théologie, etévêque d'Ypres depuis 1636. Jansénius (1585 à 1638), était grand admirateur et fervent disciple de Saint-Augustin. Il avait lu 10 fois les œuvres de ce Père et 30 fois ses traités contre les Pélasgiens. De ces lectures et de vingt ans de travail sortit son Aur/ustinus, ouvrage qui relevait essentiellement la corruption naturelle de l'homme, le dogme de la grâce et la doctrine de la prédestination. Jansénius et Saint-Cyran s'étaient rencontrés et compris sur le terrain religieux et théologique, et pour répandre leurs principes, ils se partagèrent les rôles : Jansénius devait se livrer à l'enseignement scientifique et Saint-Cyran à la diffusion des doctrines.
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C'est de cette unité de vie et de principes entre Jansénius et Saint-Cyran que vient le nom de Jansénistes donné aux solitaires de Port-Royal et à leurs partisans, Jansénius étant considéré comme le chef de cette école. Dès l'origine Jansénius et ses partisans se posèrent en adversaires des jésuites, alors très-influents en France. Mais ce n'est qu'après la publication de l'Augustinus et du livre de la Fréquente communion d'Arnauld, ouvrage qui renfermait l'application des doctrines de l'évêque d'Ypres, que la guerre éclata. En 1653, cinq propositions de Jansénius furent condamnées à Rome, et en 1656 Arnauld fut condamné par la Sorbonne etrayé de la liste des docteurs. C'est alors que Pascal, qui venait de se rattacher aux jansénistes, écrivit ses fameuses Provinciales. Quant aux religieuses qui refusèrent de signer le formulaire renfermant la condamnation des doctrines de Jansénius, on les dispersa de force dans différents couvents, et leurs élèves furent renvoyées dans leurs familles. En 1669 les deux monastères de Paris et des Champs qui n'avaient eu jusqu'alors qu'une seule administration, furent séparés l'un de l'autre et les biens partagés. Enfin comme les idées jansénistes persistaient néanmoins parmi les religieuses, le pape supprima le monastère en 1708, et le grand roi le fit raser. Après cette courte exposition historique, passons aux travaux pédagogiques de Port-Royal. Pour faire concurrence aux jésuites, leurs adversaires, les solitaires de Port-Royal, fondèrent des établissements d'éducation sous le nom de Petites écoles, d'abord à Port-Royal-des-Champs, puis aux Granges, au Château des Trous, vers Ghevreuse, à Ghesnai, près Versailles et dans l'impasse Saint-Dominique d'Enfer, à Paris. Ces écoles durèrent jusque vers 1660, qu'elles furent dispersées, ainsi que les solitaires. Elles eurent pour principaux maîtres Lancelot, le grammairien de Port-Royal; Nicole, le moraliste; Guyot, Coustel, sous la direction de Wallen de Beaupuis ; et pour élèves les plus célèbres, du Fossé, les Bignon, les Harlay et sutout J. Ra-
�ÎS/l
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cine. Une pédagogie sérieuse et rationnelle se développa rapidement dans les Petites écoles. La méthode, dite nouvelle épellation ou de Port-Royal, qui rend aux consonnes leur valeur euphonique ou à peu près (on dit be, ce, de-, etc, au lieu de bé, cè, clé), y fut inventée : c'était un immense progrès dans l'enseignement si difficile de la lecture. Et, chose qui doit être relevée, dans les Petites écoles on commençait par la lecture du français et non par celle du latin, comme partout ailleurs. On y enseignait aussi le .français et l'enseignement était donné, en général, dans Li langue maternelle des élèves. C'est Port-Royal qui a créé l'école française proprement dite. L'homme qui travailla le plus à cette salutaire révolution fut Lancèlot. Il commença parfaire paraître, en 1644, une noue clic méthode pour apprendre facilement la langue latine. Elle était nouvelle en effet, non-seulement par son contenu et la méthode suivie, mais en ce qu'elle était écrite en français, tandis que les livres dont on se servait auparavant, étaient tous écrits en latin. En 1655, il publia une Nouvelle méthode pour apprendre la langue grecque, aussi écrite en français. En 1657, il donna le Jardin des racines grecques. Lancelot publia encore en 1660 une Nouvelle méthode pour apprendra la langue italienne, et une autre pour apprendre l'espagnol, enfin la célèbre Grammaire générale et raisonnée, dont le fonds est dû à Antoine Arnauld et qui était essentiellement destinée à l'enseignement du français. Nicole eut aussi quelque part dans la composition de ces derniers ouvrages, ainsi que de la Logique de Port-Royal, ouvrage classique, qui parut en 1661. Les solitaires de Port-Royal publièrent aussi un ouvrage pour l'enseignement de la Géométrie. « A partir de Port-Royal, dit M. Burnier l, les méthodes ont pu recevoir plusieurs perfectionnements, mais le fonds est trouvé. Port-Royal simplifie l'étude sans lui enlever pourtant ses salutaires difficultés; il s'efforce de la rendre intéressante, bien qu'il ne la convertisse pas en'un jeu
1. Histoire littéraire de l'êiueation) vol. 1, p. 85.
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puéril ; il n'entend confier à la mémoire que ce qui d'abord a été saisi par l'intelligence; il n'admet que des idées parfaitement claires et distinctes; peu de préceptes et beaucoup d'exercices ; la connaissance des choses et non pas seulement celle des mots : bref, le "vrai développement de la pensée et des facultés de l'âme par le moyen de l'étude.. La célèbre société de pédagogues qui nous occupe, jeta dans le monde des idées qui n'en sont plus sorties, des principes féconds dont on n'a eu qu'à tirer des conséquences. » Sous le rapport éducatif proprement dit, les solitaires de Port-Royal partaient de principes en harmonie avec leur point de vue religieux. Selon eux, l'enfant, malgré la grâce du baptême, qui se perdrait de fait quand vient l'âge de raison, est tout plein de mal en dedans et tout environné de mal en dehors : tout son être est soumis aux sens, au premier désir, à la concupiscence. Port-Royal prend la tache originelle au sens augustinien et calviniste et telle qu'elle se présente dans sa connexion avec les dogmes redoutables de la prédestination et de la grâce absolue. Pour-soustraire les enfants à l'empire du mal, les maîtres de Port-Royal ne les perdaient jamais de vue, ni le jour ni la nuit. Ils étaient, dit l'un d'aux, continuellement sur leurs gardes, pour empêchei' qu'aucune impression fâcheuse ne vint souiller leur âme et pour qu'aucun mauvais discours ne les entraînât dans le péché. Cependant comme il fallait néanmoins qu'ils connussent le mal dont il fallait se garder, on ne les tenait pas dans une ignorance impossible, mais on ne leur montrait le mal qu'à travers les préceptes de l'évangile, afin qu'ils le repoussassent avec horreur quand il viendrait à se présenter. Malgré cette surveillance, peut-être trop anxieuse, et les excellentes leçons de morale et de religion qui l'accompagnaient, les maîtres de Port-Royal ne s'appuyaient pas sur leur vigilance et leur instruction pour changer la nature de leurs élèves, mais uniquement sur la puissance
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de la grâce, principal fondement de leur système d'éducation, comme il était celui de leur théologie et do leur piété. Confiants en cette grâce salutaire et efficace, les jansénistes ne désespéraient jamais de leurs élèves, et leur discipline qui, suivant leur conception de l'homme, aurait dû être très austère, n'avait cependant rien d'emporté, rien qui se ressentît de l'impatience de Fhom: me. Saint-Cyran réduisait ordinairement ce qu'il fallait faire auprès des enfants à trois choses : « Parler peu, beaucoup tolérer, et prier encore davantage. » « Jusqu'à l'âge de douze ans, dit Emond, cité par Burnier, on occupait les élèves des éléments de l'histoire sainte, de la géographie et du calcul, sous forme de divertissement, de façon à développer sensiblement leur intelligence, sans la fatiguer. A douze ans commençait le cours d'études. L'heure des exercices était réglée, mais non pas d'une manière absolue. Si l'étude empiétait quelquefois sur la récréation, la récréation avait son tour; on prenait conseil de la-propos. L'hiver, quand le temps le permettait, le maître faisait sa leçon en se promenant avec ses élèves. Ceux-ci le quittaient pour gravir les collines ou courir dans la plaine, puis ils revenaient pour l'entendre. L'été, la classe avait lieu sous l'ombrage touffu des arbres, au bord des ruisseaux. On expliquait Virgile et Homère ; on commentait Cicéron, Aristote, Platon et les pères de l'Eglise. L'exemple de leurs maîtres qu'ils avaient sous les yeux, les entretiens et les ins tructions familières, tout ce qu'ils voyaient, tout ce qu'ils entendaient, inspirait aux jeunes gens le goût du vrai et du beau. » A Port-Royal de Paris, les religieuses s'occupaient, comme on a pu l'inférer de ce qui a été dit plus haut, de l'éducation des jeunes filles. C'était, on le comprend, le même esprit que dans les écoles de garçons, mais avec les modifications réclamées par la nature de la femme et la vie de couvent. Le règlement rédigé en 1657 par Jaqueline Pascal, sœur de Biaise, sur la manière dont se faisait l'éducation des jeunes filles, rend témoignage de cet
�TEMPS MODERNES. 157 esprit, en même temps que des hautes facultés et de la piété éminente de la sœur d» grand Pascal. Il vous laisse cependant sous l'impression d'une éducation de serre chaude, et l'on se demande comment des jeunes filles, élevées si délicatement, supporteront l'air rude du monde, lorsqu'elles y retourneront. Pour abréger, je renvoie mes lecteurs au règlement publié par Faugère, et me contente d'en extraire ici deux passages qui m'ont paru caractéristiques.
« On ordonne aux élèves, est-il dit, sur toutes choses de» ne rien dire contre la charité, et d'éviter les plus petites paroles qu'elles croiraient que leurs sœurs ne trouveraient pas bon que l'on dît d'elles, quand même ce qu'elles diraient ne aérait pas mauvais en soi, parce qu'il leur doit suffire pour se taire qu'elles sachent que quelques-unes d'elles aimeraient mieux que l'on parlât d'autre chose. » Voilà qui est d'une grande délicatesse. N'y a-t-il rien cependant qui puisse nuire à la naïveté et à la franchise de la jeunesse? Dans la rude éducation de nos écoles publiques, nos jeunes filles se tancent quelquefois vertement et se disent de dures mais bonnes vérités, et j'avoue que je ne saurais ni condamner dans tous les cas, ni proscrire ces frottements, vu le monde dont il est, pour parler avec Lafontaine. C'est en se frottant l'un contre l'autre dans le torrent, que les cailloux se polissent. On peut recommander ce qui est ordonné ci-dessus, mais comme un but à atteindre, et en attendant je ne pense pas qu'on doive se mettre trop en émoi des frottements de la langue, il suffit qu'on les discipline et les diminue insensiblement. Le second passage est ainsi conçu : « Elles évitent toutes sortes de familiarités les unes envers les autres, comme de ces caresses, baisers ou touchers, sous quelque prétexte que ce puisse être; les grandes mêmes n'usent point de cette familiarité envers les petites. Si l'on défend toutes ces choses à la récréation, à plus
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�153 HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. forte raison, elles ne doivent jamais être faites, ou dites en un autre temps... » Ce passage, plus que le précédent, fait ressortir la sérieux de l'éducation de Port-Royal. Mais ce sérieux n'estil pas exagéré? Quant à moi, je vois avec plaisir les jeunes filles se donner des marques d'amitié et de tendresse. Qu'elles soient d'une grande réserve envers les hommes, c'est bien, mais je n'irais pas jusqu'à leur défendre de donner la main, et même un baiser, quand le caractère des personnes, et les circonstances sont telles qu'aucune impression dangereuse ne saurait en résulter. L'apôtre Saint-Paul recommande plusieurs fois aux chrétiens de se saluer les uns les autres par un saint baiser. Mais si les soins éducatifs sont un peu exagérés sur quelques points, on ne saurait donner trop de louanges à l'amour des religieuses de Port-Royal pour leurs élèves, à leur sollicitude, à leur dévouement pour tout ce qui pouvait avancer leur développement moral et religieux. Les développements qui précèdent suffisent non pas pour exposer, mais pour caractériser l'œuvre pédagogique de Port-Royal et pour faire regretter sa fin tragique et prématurée. En persécutant les protestants, en étouffant le jansénisme, Louis XIV a ôté au christianisme en France sa force et sa liberté et préparé les voies à l'incrédulité railleuse et légère du dix-huitième siècle. Dans les derniers temps, des savants distingués, tels que Cousin, Faugère, Vinet et surtout Sainte-Beuve, ont ramené l'attention du public français sur l'œuvre trop oubliée de PortRoyal; ils y ont puisé des sujets d'étude d'une haute portée littéraire, philosophique, religieuse et pédagogique. Si la France eût développé l'œuvre pédagogique commencée par Port-Royal, elle serait de presque deux siècles plus avancée. Tout le dix-huitième siècle et le premier tiers du dix-neuvième se sont traînés dans de stériles théories philosophiques et politiques : ce n'est que depuis un petit nombre d'années que de bons livres pédagogiques
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recommencent à paraître en France, renouant le fil rompu par Louis XIV. Cependant nous avons encore à parler de trois hommes célèbres qui ont continué quelques-unes des excellentes traditions pédagogiques de Port-Royal, sans s'y rattacher peut-être autrement que par la fraternité de sentiments et de principes que l'esprit de Dieu établit entre tous les hommes véritablement pieux.
§ 9. «Seaas-lSapHste-tfe ÎLa Salle, Fondateur de l'ordre des Frères des écoles chrétiennes et gratuites.
L'ordre des Frères des Ecoles chrétiennes, qui dirige aujourd'hui encore 4 à 5,000 écoles en France, avec plus de 300,000 écoliers, a eu pour fondateur J.-B. de La Salle, homme d'un dévouement et d'une persévérance extraordinaires. Nous devons nous arrêter un instant sur la vie et l'œuvre de cet intrépide et infatigable propagateur de l'enseignement chrétien et gratuit. Né à Reims, le 30 avril 1651, Jean-Baptiste de La Salle se distingua de bonne heure par ses progrès dans les sciences et par sa piété. A onze ans il reçut la tonsure. A quinze ans, un chanoine de la cathédrale lui donna sa place et les riches bénéfices qui y étaient attachés. Il étudia quelque temps la théologie à Paris dans le séminaire de Saint-Sulpice, où il eut pour condisciple le pieux Férié? Ion. Il revint ensuite à Reims. S'étant lié avec le chanoine Holland, qui y avait fondé la confrérie des sœurs de l'Enfant-Jésus, pour l'éducation des jeunes filles, il prit, sous son influence, la résolution de renoncer au monde et de se consacrer à l'éducation de la jeunesse. Il s'occupa donc d'éducation avec l'abbé Rolland, et après la mort de ce dernier, il termina l'organisation des sœurs de l'EnfantJésus et assura l'existence de cette société en lui obtenant de Louis XIV les lettres patentes nécessaires à l'exercice régulier de l'enseignement.
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Mais l'abbé de La Salle devait porter ailleurs son activité. La France manquait d'instituteurs pour les classes populaires. Quelques ecclésiastiques zélés avaient fondé aes écoles isolées ; ils avaient même tenté d'ouvrir une école normale. Des essais de ce genre eurent surtout lieu à la suite de réunions de prières qu'un prêtre pieux avait établies pour demander à Dieu des instituteurs zélés et capables. Mais ces essais n'avaient pas la consistance nécessaire. Il était réservé à l'abbé de La Salle de donner à cette œuvre une impulsion durable. En 1679, il ouvrit à Reims, avec le secours d'un laïque zélé, nommé Niel, et d'un jeune homme de dix-sept ans, la première école de garçons. Grâce au génie entreprenant de Niel, l'œuvre marcha rapidement, mais elle ne tarda pas à tomber dans des difficultés financières. L'œuvre d'ailleurs manquait d'organisation et d'ensemble : chacun se frayait son chemin un peu comme il pouvait. Le mal, sous ce rapport, augmenta encore lorsque Niel eut quitté Reims pour aller fonder ailleurs de nouvelles écoles. Pour relier les fils de son œuvre, de La Salle se décida alors à réunir les instituteurs dans sa maison après les heures d'école, et à ne les congédier que pour la nuit. Son influence ne tarda pas à se faire sentir sur la marche entière de l'œuvre. Cet heureux résultat l'encouragea et lui fit faire le pas décisif de prendre les instituteurs tout à fait chez lui. Il put alors les soumettre à une règle fixe et les gouverner à son gré. Un noviciat semblable se fonda bientôt à Réthel par les soins de l'infatigable Niel. De nouvelles difficultés ne tardèrent cependant pas à surgir au sein de l'œuvre : des maîtres commencèrent à se plaindre de la dureté de leur existence, et firent même entendre à leur supérieur qu'il était plus facile de prêcher le dévouement que de le pratiquer soi-même. Ces reproches allèrent au cœur de de La Salle, qui vendit tous ses biens (1684) pour une somme de 40 à 50 mille francs et les distribua aux pauvres. Il se mit ensuite à la tête de ses frères et partagea avec eux les peines de l'enseigne-
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mont et les privations de la pauvreté. A partir de ce jour, ses conseils et ses enseignements acquirent une force irrésistible. De toutes parts, des jeunes gens abandonnant études, plaisirs et fortune, accouraient pour venir partager sa vie de dévouement et de sacrifices. Les frères prirent alors la résolution de faire des vœux temporaires de stabilité et d'obéissance et de porter un costume particulier, consistant en chapeau noir à larges bords, souliers forts et pesants, manteau noir, et robe noire semblable à la soutane, mais ne s'ouvrant que dans le haut, sur le devant. La vie des frères était si dure que plusieurs ne purent la supporter et moururent à la fleur de l'âge. Cependant la réputation de de La Salle se répandait de plus en plus, et l'on venait de bien loin à Reims pour voir cet homme extraordinaire. Fatigué de ces honneurs, il se retira quelques temps dans un couvent, puis il contraignit ses collègues à choisir parmi eux un supérieur qui le remplaçât. Mais l'autorité ecclésiastique ne put pas souffrir qu'un prêtre se soumît à un laïque, et elle contraignit de La Salle à reprendre ses fonctions. Ce fut alors qu'il commença à recevoir chezlui déjeunes campagnards dont il forma des maîtres de la campagne. En 1688, après des invitations répétées, de La Salle se rendit à Paris pour y fonder des écoles. Mais cette démarche ne fut pas heureuse. Les maîtres laïques, qui craignaient pour leur avenir, s'insurgèrent contre les frères, les calomnièrent, leur firent des procès, pillèrent leur demeure, et les contraignirent enfin à s'éloigner. A cette épreuve vinrent encore se joindre des maladies, la mort de quelques frères et des défections plus pénibles encore. L'œuvre semblait être sur le point de sombrer. Mais de La Salle ne se laissa pas abattre. En 1691, réunissant autour de lui ses deux plus fidèles collègues, Viort et Drolin, il fit avec eux le vœu solennel de maintenir les écoles chrétiennes et gratuites, dussent-ils demeurer seuls de toute l'association, aller mendier de porte en porte et ne vivre que de pain sec. Après ce vœu, de La Salle alla louer à l'extrémité du fau-
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE, 162 bourg de Vaugirard, près de Paris, une misérable baraque pour y recueillir les frères malades, les réunir durant les vacances et y établir un noviciat. Qui dira les privations que les frères eurent à supporter dans ce triste réduit! Ils dormaient sur des paillasses, exposés au vent, à la pluie et à la neige. Pourmeubles on avait quelques vieux bancs, pour vêtements des baillons. On ne faisait point de feu et la table n'était couverte que des aumônes des prêtres et des couvents. Malgré ce dénûment absolu, on recevait tous les jours des demandes d'admission, et l'établissement compta bientôt une quarantaine de novices. Comme le iocal était devenu trop petit pour contenir cette nombreuse famille, et que d'ailleurs il se trouvait aune trop grande distance de Paris, de La Salle en loua un plus vaste et plus rapproché de la capitale, et d'où il put mieux surveiller les écoles qu'il y avait ouvertes. L'œuvre commença à refleurir. En 1700, de La Salle rédigea une règle pour les directeurs des maisons qui s'étaient fondées depuis quelques années, et il envoya deux frères à Rome pour y transplanter les écoles gratuites. L'un d'eux y demeura vingt-six ans, malgré les plus dures privations. Ces succès ne mirent cependant pas de La Salle à l'abri des épreuves et des persécutions. Il eut surtout à souffrir d'un mystérieux personnage, d'un certain abbé, qui sut si bien comploter contre lui, que l'archevêque de Paris le suspendit de ses fonctions et nomma un autre supérieur. De La Salle demeura néanmoins l'âme des écoles gratuites ; mais il eut beaucoup à souffrir des intrigues des supérieurs intrus, jusqu'à ce que, ramené à sa place par la force des circonstances, il put reprendre les rênes de l'institution. Mainte fois de La Salle avait tenté de mettre un laïque à la tête de l'œuvre qu'il avait fondée ; mais il ne put réussir dans ce projet qu'en 1717. Les frères réunis portèrent leurs voix sur un nommé Barthélémy, le plus vertueux d'entre eux* Depuis ce jour, de La Salle considéra
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son œuvre comme terminée. Il prit la dernière place au réfectoire, déclara qu'il ne voulait plus vivre que pour pleurer ses péchés et se préparer à la mort. Une dernière épreuve l'attendait encore avant sa mort. Le curé de Saint-Sever ayant pris des arrangements avec les frères, pour certaines fonctions du service divin', et ceux-ci s'étant rendus coupables de quelques négligences, le trop impatient curé porta plainte contre de La Salle, qui fut suspendu comme trompeur par l'archevêque de Rouen. De La Salle supporta cette épreuve avec une résignation toute chrétienne; et il eut la joie de voir le curé repentant venir se réconcilier avec lui. Il mourutbientôtaprès, le Vendredi-Saint de l'an 1719. Son corps fut déposé dans une chapelle latérale de l'église de Saint-Sever. En 1734, il fut transporté à Saint-Yvon, où les frères venaient de bâtir une église. Les révolutionnaires de 93 brisèrent là niche et le cercueil de plomb renfermant ses os. Ceux-ci cependant demeurèrent à peu près intacts. Le frère qui était demeuré à Rome obtint de Benoît XIII, en 1724, l'approbation des écoles chrôtiennès.Bt^gratuite3! et, la même année, Louis XV leur accorda une patente qui leur assurait la protection daQ^ât. La révohitè^ française abolit cet ordre avec tonales autres. Quelcafé^ frères payèrent de leur tête le jrafjus r-en^^fkept W | prêter serment à la Constitution!@As Napoléon xètapMj l'ordre en 1808. Enfin, en 1840,"Grégoire XVI dé/laW vénérable le fondateur des écoles •qhrétiennes, dont le nombre aujourd'hui, comme on l'a vu plus haut, s'élève à plus de quatre mille. Voici quelques données sur l'organisation de l'ordre des frères des Ecoles chrétiennes et sur leurs règles et principes pédagogiques. Les membres de l'ordre (g 2, règle de 1810) doivent être fondés dans leur foi, rapporter tout à Dieu et se soumettre parfaitement à sa volonté. Ils doivent être, en outre, zélés pour le bien moral et religieux des enfants. — À la tête de l'ordre est un supérieur (3-4) nommé à vie par les
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directeurs des principales maisons. Il est assisté de deux aides, qui doivent demeurer avec lui; leurs fonctions sont limitées à dix années. — Un chapitre formé des directeurs et de trente frères des plus âgés, se réunit tous les dix ans. Le chapitre peut, pour des cas graves, révoquer le supérieur (5-6). — Les directeurs des maisons particulières sont nommés pour trois ans. — Des inspecteurs sont nommés par le supérieur pour visiter une fois l'an les diverses maisons et lui faire un rapport sur leur situation (8). — Aucun frère ne peut être prêtre, ou remplir une fonction ecclésiastique, il ne doit vivre que pour sa vocation (9). — L'ordre a un noviciat pour des jeunes gens de treize à seize ans. Outre ce noviciat il en faut faire un d'une année et avoir enseigné une seconde année, avant d'être admis à faire vœu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Les vœux se renouvellent d'année en année jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans. Enfin, un vœu de trois ans doit encore précéder le vœu définitif (10-15). — Les frères ne s'établissent dans un diocèse qu'avec l'autorisation de l'évêque, et ils sont soumis, comme les antres citoyens, à l'autorité civile. Ils enseignent d'après les plans et méthodes de l'ordre et n'osent pas innover. Chaque jour ils conduisent leurs écoliers à la messe. Ceux-ci sont tous, sans exception, obligés de suivre régulièrement les catéchismes du dimanche et des jours de semaine (c'est-à-dire qu'ils doivent tous être catholiques (16-24). — Les frères ne doivent recevoir aucun cadeau des élèves, ni rien confisquer de ce qui leur appartient; sauf les mauvais livres qu'ils remettent dans ce cas au directeur. Ils doivent aimer leurs élèves sans familiarité. S'ils leur donnent quelque chose, ce ne doit pas être par inclination particulière, mais uniquement pour les encourager ou les récompenser. Ils ne doivent faire faire aucun message par les élèves, ni recevoir de lettres par leur intermédiaire. Tout doit passer par les mains du directeur. Ils ne peuvent s'informer d'aucune nouvelle auprès des élèves, ni leur en communiquer d'aucune
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sorte, quelque utiles qu'elles pussent être d'ailleurs1. Les punitions doivent être reçues et données sans colère ni paroles blessantes. Les punitions corporelles sont défendues durant les prières et le catéchisme. Dans les autres cas, sauf pendant la leçon d'écriture, elles doivent être administrées à la place du maître (règle prudente et sage) (27-44). Je ne m'arrêterai pas à relever ce que quelques-unes de ces règles peuvent renfermer de trop sévère. Dans les ordres religieux, on rencontre partout la tendance à sacrifier l'individu au corps. C'est ce qui fait leur force, mais c'est aussi ce qui les isole et les empêche de suivre le mouvement de la civilisation. Mais le danger n'est pas là pour le moment : aujourd'hui on se jette plutôt dans l'extrême opposé. Les frères des Ecoles chrétiennes s'occupent de l'éducation des enfants des classes moyennes et inférieures, en particulier des enfants pauvres. Outre les écoles primaires, ils peuvent tenir des écoles d'apprentis et d'ouvriers, diriger des orphelinats et des pensionnats, et instruire les prisonniers. Mais l'enseignement moyen et supérieur leur est interdit. Aucun n'ose étudier le latin ; s'il le sait en entrant dans l'ordre, il doit se conduire comme s'il l'ignorait (de là le nom d'ignorantins qu'on leur a donné par ironie, et qu'on leur donne maintenant en bonne part). Cette proscription du latin a pour but de renfermer les frères dans la sphère de l'enseignement primaire. Ils ont été, en ce point, les continuateurs de Port-Royal pour frayer la voie à l'enseignement de la langue vulgaire si longtemps méprisée et négligée. Dès l'origine, ces instituteurs ont fait usage de l'enseignement simultané ou par classes, tandis qu'ailleurs on employait l'enseignement individuel (on instruisait un enfant après l'autre). Chaque école est divisée en deux classes
1. Ces dispositions semblent être tirées du Règlement de Jaqueiins Pascal.
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principales, l'une inférieure et l'autre supérieure, tenus chacune par un frère. En les réunissant deux à deux, on a voulu maintenir les traditions et l'esprit de corps. Les individus isolés succombent plus facilement à la tentation. L'aîné des frères est le protecteur et le conseiller de son jeune collègue, qu'il surveille toujours. Dans ce but, les salles où ils enseignent doivent être contiguës et séparées par une porte en verre. De sa place, le frère aîné peut voir toute la classe de son collègue. Dans chaque classe on trouve un crucifix, les images de la Vierge, de saint Joseph, de l'ange gardien, de saint Nicolas, de J.-B. de La Salle, et des tableaux contenant les règles de conduite les plus essentielles. En général il y règne beaucoup d'ordre et de propreté. Les commandements se donnent au moyen d'un petit instrument. Au signal donné, la classe écoute, se lève, s'assied, s'agenouille, change de place, parle ou se tait, écrit ou ht, range les livres ou les prépare. Le même instrument sert encore à avertir, à encourager, à blâmer et à louer. De bons et de mauvais points complètent les moyens disciplinaires. L'enseignement comprend la lecture, la grammaire et l'orthographe, la calligraphie, le dessin artistique et géométrique, la géographie, le calcul des nombres entiers et fractionnaires, enfin la religion. Les méthodes d'enseignement sont déterminées dans les instructions, et les individus ne doivent pas les changer. Cette stabilité n'est pas, on le comprend, favorable au progrès, mais elle préserve des essais maladroits, véritable.plaie de l'enseignement moderne. La partie de leurs instructions relative aux maîtres renferme des directions que les instituteurs n'oublient que trop souvent. En voici quelques-unes qu'ils feront bien de méditer et de s'approprier1 :
1. Les matériaux qui m'ont servi pour cette étude étant allemands, on voudra bien n'y pas chercher les expressions consacrées dans le texte original.
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« Le dévouement et l'humilité sont les principales vertus de l'instituteur. — On ne fait bien que ce que l'on fait volontiers, et l'on ne fait volontiers que les choses que l'on tient pour importantes. Si le jeune instituteur a une haute idée de l'école, il s'efforcera d'acquérir les connaissances qui lui sont nécessaires pour remplir les devoirs de sa charge, et il regardera comme le plus grand honneur d'avoir été appelé à travailler au bien de l'humanité, à l'exemple de Jésus-Christ. — Christ est son plus parfait modèle. Qu'il considère l'amour qu'il avait pour les petits enfants, lorsqu'il dit à ses disciples : Laissez venir à moi les petits enfants et ne les en empêchez pas, car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. — La foi doit apprendre à l'instituteur qu'il n'est pas de charge plus belle que celle de conduire les enfants au Sauveur, de tenir sa place auprès d'eux pour les élever, les instruire, graver ses instructions dans leurs cœurs, leur faire obtenir sa protection, sa bénédiction, sa grâce et leur montrer le chemin qui mène au ciel. Jésus-Christ confie les enfants à l'instituteur pour qu'il veille sur leur innocence, les instruise des mystères de sa vie et de sa mort, et leur enseigne les paroles qu'il nous a données. Enfin la foi doit lui montrer dans les petits enfants Jésus-Christ même, qui les a aimés plus que lui-même et les a purifiés dans son précieux sang. » Les instructions énumèrent treize défauts dont l'instituteur doit se garder, savoir : 1° La manie de beaucoup parler; 2° Une trop grande vivacité, ou l'impétuosité; 3° La légèreté ; 4° La précipitation ; 5° La dureté ; 6° La colère ; 7° La partialité ; 8° La len teur et la paresse ; 9° La lassitude et la mauvaise humeur ; 10° La familiarité et le badinage; 11° L'inconstance; 12° L'irréflexion, ou une trop grande taciturnité; 13° Enfin la perte du temps. « Rien, disent les instructions, n'est plus nécessaire à l'instituteur que de s'observer durant l'enseignement ; car l'instituteur a autant d'observateurs de sa conduite que d'écoliers, et ceux-ci reçoivent et conservent toutes
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les impressions que sa conduite produit sur eux, chaque mot qu'il prononce doit être une instruction, chaque pas qu'il fait, un bon exemple. Malheur à celui qui scandalise les petits par ses paroles ou ses actions f » Telle est, en abrégé, la vie et l'œuvre de J.-B. de La Salle, vie pleine de foi et de dévouement, et œuvre de patience, de renoncement et d'amour. C'est à ce point de vue surtout que cette étude est instructive et qu'elle peut être pour tous un stimulant salutaire.
§ lû. ff'énelon.
Fénelon (François de Salignac de laMolhe), l'un des plus illustres écrivains français, peut être, à bon droit, placé parmi les pédagogues, tant en raison de ses écrits, qu'en vertu des fonctions importantes qu'il eut à remplir comme éducateur. Né en 1651 au château de Fénelon, dans le Périgord, d'une famille noble et puissante, il fut destiné par ses parents à l'état ecclésiastique, pour lequel il avait une inclination prononcée. Il fit ses études théologiques à Paris, dans le séminaire de Saint-Sulpice, où nous l'avons vu- déjà en compagnie de Jean-Baptiste de la Salle, son condisciple. Ses rares talents et sa grande piété le mirent en état de remplir de bonne heure des fonctions délicates et importantes. Il dirigea pendant quelque temps la maison des nouvelles converties (jeunes filles nobles qui avaient abjuré la religion réformée), ce qui lui fournit l'occasion d'écrire son excellent Traité de l'éducation des fûtes, que nous analyserons plus bas. Envoyé comme missionnaire dans l'Aunis, après la révocation de YEdii de. Nantes, il s'y distingua, en général, par sa douceur et sa charité. Ses grands talents et ses connaissances étendues le firent nommer précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, enfant dont le caractère volontaire et fougueux inspirait autant d'inquiétude à la nation que ses talents pouvaient lui faire concevoir d'espérances. Grâce à l'influence d'une éducation religieuse et d'une
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instruction solide, jointes à une douceur bienveillante, à une fermelé inébranlable et à une conduite exemplaire, le jeune prince devint un autre homme entre les mains de Fénelon. Le trait suivant peut montrer avec quelle sagesse notre pieux précepteur savait remplir ses fonctions. Un jour, le jeune prince lui dit, dans un accès d'emportement : « Monsieur, je sais qui je suis et qui vous êtes. » Fénelon ne lui répondit pas un mot jusqu'au lendemain. Alors s'approchant de son élève, qui avait retrouvé son calme, il lui dit d'un ton tranquille, mais sérieux : « Vous vous rappelez sans doute les paroles que vous me dîtes hier. Mon devoir m'oblige à vous répondre que vous ne savez ni qui je suis, ni qui vous êtes. Si vous vous imaginez être plus que moi, vous vous trompez; votre naissance n'a pas dépendu de vous et n'est pas le fait de votre mérite, et j'ai plus de prudence et de savoir que vous. Vous ne savez que ce que vous avez appris de moi, et je suis au-dessus de vous encore par l'autorité que le roi et votre père m'ont donnée sur vous. Par obéissance envers eux, je me suis chargé de la tâche pénible et, à ce qu'il paraît, ingrate, d'être votre précepteur; mais puisque vous paraissez croire que je dois me trouver particulièrement heureux de remplir cette charge, je veux aller surle-champ avec vous auprès du roi et le prier de me dédécharger de mes devoirs et de vous donner un autre gouverneur. » Cette déclaration ébranla le prince, qui supplia son pré- ■ cepteur de ne pas le conduire auprès du roi. Des larmes de repentance coulaient le long de ses joues. Cependant Fénelon ne lui répondit rien. Il le laissa tout un jour dans l'incertitude sur sa résolution, et ce ne fut que lorsque la crainte et le repentir l'eurent suffisamment humilié, qu'il céda à ses prières et à celles que d'autres personnes lui firent en sa faveur. En récompense de ses soins, Fénelon reçut l'archevêché de Cambrai; mais l'impression furtive de son Têlémaque, qu'il avait écrit pour l'instruction de son jeune élève, lui ? U
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attira la disgrâce de Louis XIV : il dut se retirer dans sou diocèse. Les dernières années de sa vie furent troublées par d'autres épreuves encore. VExplication des Maximes des Saints, écrite sous l'influence des idées religieuses de madame Guyon, l'entraîna dans une longue et pénible polémique avec Bossuet, qui réussit à faire condamner à s Rome l'ouvrage de son antagoniste. Les malheurs de la ■ France, envahie par, l'étranger, déchirèrent aussi son cœur. Enfin la mort de son élève chéri fut le dernier coup porté à sa sensibilité. La religion seule put soutenir son ■ âme au milieu de tant d'afflictions et la nourrir de joie et d'espérance jusqu'à sa mort, arrivée le 7 janvier 1715. Outre le Traité de VEducation des filles et le Télémaque, Fénelon a encore écrit dans un but éducatif et instructif, des Fables, des Contes, des Dialogues des morts et des Dialogues sur l'éloquence. À l'exception du premier et du dernier, ces ouvrages de Fénelon ont essentiellement en vue l'éducation d'un prince. La morale et le fonds religieux qui y régnent, sont à l'abri de toute critique, et ils témoignent d'une grande sagesse dans l'art de gouverner les hommes. On y trouve, en particulier, une touchante sollicitude en faveur du peuple, le mépris du faste et de la vie oisive et voluptueuse des cours, le dévouement au devoir et au bien public. On pourrait peut être reprocher à Fénelon d'être allé trop loin dans son admiration pour la vie champêtre et son mépris des grandeurs. L'Histoire d'Alibée, persan, n'est pas un portrait d'après nature. Il n'y a pas tant de bonheur, de poésie et d'innocence en bas, tant de tourments, de lassitude et de corruption en haut. Chaque position a ses peines, ses épreuves et ses vices, encore qu'il soit vrai que la simplicité naturelle est un des éléments du bonheur terrestre et l'un des gardiens de la vertu. C'est dans son Traité de l'Education des filles que Fénelon s'est le plus directement occupé d'éducation. Comme cet ouvrage est devenu classique, soit par la perfection du style, soit par l'excellence des idées qu'il renferme, je
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crois devoir en donner ici une analyse quelque peu détaillée.
Traité de l'Education des filles*.
1. « Les femmes ont des devoirs à remplir, qui sont leg fondements de toute la vie humaine. N'est-ce pas elles qui mènent ou qui soutiennent les maisons, qui règlent tout le détail des choses domestiques, et qui par conséquent décident de ce qui touche le plus près à tout le genre humain? Par là, elles ont la principale part aux bonnes et aux mauvaises mœurs de presque tout le monde. Une femme judicieuse, appliquée et pleine de religion, est l'âme de toute une grande maison ; elle y met l'ordre pour les biens temporels et pour le salut. Au contraire, la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes, puisque les désordres des hommes viennent de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères et de passions que d'autres leur ont inspirées dans un âge plus avancé. » 2. L'ignorance d'une fille a les conséquences les plus funestes. Elle est cause qu'elle s'ennuie et ne sait à quoi s'occuper innocemment. Quand elle est venue jusqu'à un certain âge sans s'occuper de choses solides, elle n'en peut avoir ni le goût, ni l'habitude. Elle tombe dans l'oisiveté, et de l'oisiveté dans la paresse. « Elle s'accoutume à dormir un tiers plus qu'il ne faudrait pour conserver une santé parfaite. Ce long sommeil ne sert qu'à ramollir, qu'à la rendre plus délicate, plus exposée aux révoltes du corps... De là un amour pernicieux pour les divertissements et les spectacles. » Elle devient curieuse et indiscrète. « Elle se passionne pour des romans, pour des comédies, pour des récits d'aventures chimériques, où est mêlé l'amour profane. » Et quel dégoût pour elle de descendre de celte vie imaginaire, « jusqu'au plus bas détail du ménage I »
i. Je mettrai entre guillemets ies passages cités textuellement.
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 172 3. On doit commencer de bonne heure l'éducation des enfants. « Le premier âge, qu'on abandonne souvent à des femmes indiscrètes et quelquefois déréglées, est pourtant celui où se font les impressions les plus profondes, i Avant qu'ils sachent parler, on peut déjà diriger l'atten tion des enfants et travailler à délier leur langue. Oi peut aussi leur inspirer de bonne heure de l'inclinatior pour les personnes honnêtes et vertueuses et de l'éloigné ment pour les personnes méchantes et perverties. Cela vaut mieux que de les affectionner à des choses imaginaires et de leur inspirer de l'horreur pour des fantômes, des esprits ou des revenants. On doit fortifier leur santé par un régime simple et bien réglé. Il est encore très-important de laisser affermir les organes, en ne poussant point l'instruction trop loin et en évitant tout ce qui peut allumer les passions. Si peu que le naturel des enfants soit bon, on peut les rendre ainsi dociles, patients, fermes, gais et tranquilles ; au lieu que si on néglige ce premier âge, ils deviennent ardents et inquiets pour toute leur vie ; leur corps et leur âme se plient sous le mal. » — Dès qu'ils sont dans un âge plus avancé, il faut que toutes les paroles qu'on leur dit servent à leur faire aimer la vérité. On se gardera de les faire parler beaucoup. Souvent le plaisir que l'on veut tirer des jolis enfants les gâte; ils deviennent orgueilleux, bavards et précipités dans leurs jugements. Quant à l'instruction, il faut se contenter de suivre la nature. Ils éprouvent le besoin d'observer : eh bien ! qu'on leur procure des occasions d'observer. Oii doit répondre à leurs questions et les aider dans ce qui les embarrasse. C'est le moyen de mettre dans leur esprit beaucoup de connaissances sans leur faire éprouver les fatigues de l'étude1. 4-5. La discipline tire sa première et principale force
1. Laisser agir la nature, devint plus tard le principe de la pédagogie- dp Rousseau. Instruire en amusant fut la devise de Basedow et de
soii école.
�173 de l'exemple. On doit aussi remplacer, autant que possible, l'obligation et la contrainte far l'attrait et l'encouragement indirect. Une personne, par exemple, qui avoue une faute en présence d'un enfant, engagera celui-ci à faire l'aveu de ses propres fautes. 6. Tous les enfants aiment les histoires. Il faut tirer parti de ces dispositions naturelles. Mais il ne faut raconter que des histoires instructives. Les histoires de la Bible sont les meilleures, car à côté de l'intérêt qu'elles excitent, elles posent les bases de la religion. « Il faut ignorer profondément l'essentiel de la religion, pour ne pas voir qu'elle est toute historique. Et quoique les histoires bibliques semblent allonger l'instruction, elles l'abrègent beaucoup et lui ôtent la sécheresse des catéchismes, où les mystères sont détachés des faits1. » Mais « il faut bien se garder de leur faire (aux enfants) jamais une loi d'écouter, ni de retenir ces histoires, encore moins d'en faire des leçons réglées : il faut que le plaisir fasse tout. Ne les pressez pas, vous en viendrez à bout, même pour les esprits communs2. 7-8. L'enseignement religieux (mais historique) doit commencer par la distinction entre l'âme et le corps, et la connaissance d'un Dieu tout-puissant, créateur et conservateur de l'univers. De la supériorité de l'âme sur le corps, on conclut à la nécessité d'apporter le plus grand soin à l'orner de connaissances et de vertus. On doit ensuile faire connaître la destinée de l'âme dans l'autre vie et la nécessité de la religion pour la conduire sûrement à sa destinée éternelle. Par ce moyen on prépare les enfants à la lecture de l'Evangile et de la parole de Dieu. Mais s'il est à désirer qu'un bon fonds religieux soit posé, il faut prévenir les jeunes filles contre « certaines dévotions qu'un zèle indiscret introduit, sans attendre que l'Eglise
1. Fénelon exprime ici une vérité dont on ne saurait trop se pénétrer. 2. Ces dernières pensées accusent une éducation trop molle. L'enfauS, pas plus que l'adulte, ne peut et ne doit être soustrait à la peine du travail, et heureux celui qui apprend à porter le joug dès sa jeunesst!
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE.
les approuve. » — « Ce qu'il y a de principal à mettre sans cesse devant les yejix des enfants, c'est Jésus-Christ. On doit leur expliquer le décalogue, les sacrements et l'usage de la prière. (Plusieurs passages de ce chapitre ont un caractère exclusivement catholique ; mais cela n'empêche pas que les protestants ne puissent y puiser de sages conseils, sans déroger à leur point de vue.) 9. On doit éviter d'élever les filles dans une mollesse et une timidité qui les rendent incapables d'une conduite ferme et réglée. Il faut réprimer en elles les amitiés tendres, les petites jalousies, les compliments excessifs, les flatteries, les empressements, les détours artificieux, les larmes volontaires, les sentiments affectés. — Il ne faut pas leur faire soupçonner qu'on veut leur inspirer le dessein d'être religieuse, car cette pensée leur ôte la confiance en leurs parents, leur persuade qu'elles ne sont point aimées, et leur agite l'esprit. Mieux vaut l'éducation par la mère, si elle est bien faite, que l'éducation au couvent, où l'on n'apprend pas à connaître le monde, et d'où l'on revient sans aucune expérience de la vie1. 10—11. « Ne craignez rien tant que la vanité dans les filles : elles naissent avec un désir violent de plaire. » Et les excès de la vanité « vont encore plus loin dans notre nation qu'en toute autre ; l'humeur changeante qui règne parmi nous, cause une variété continuelle de modes : ainsi on ajou te à l'amour des ajustements celui de la nouveauté, qui a d'étranges charmes sur de tels esprits. Ces deux folies mises ensemble renversent les bornes des conditions et dérèglent toutes les mœurs. » Les maux que la vanité entraîne après elle sont incalculables. 12. Parmi les devoirs des femmes, il faut compter en premier lieu l'éducation de leurs propres enfants, la conduite des domestiques, la direction du ménage et des affaires qui s'y rapportent. Tout cela exige beaucoup de
1. Cette dernière pensée est tirée delà Lettre à une dame de qualité, insérée à la fin de l'ouvrage.
�175 connaissances, de sagesse et d'expérience. Pour former les femmes à leur vocation, il faut habituer de bonne heure les jeunes filles au gouvernement d'une maison, en leur confiant certaines occupations domestiques en rapport avec leurs capacités. Les connaissances nécessaires à la femme sont : une lecture et une écriture correctes, la connaissance des quatre premières règles de l'arithmétique et la tenue d'un livre de recettes et de dépenses. 11 serait bon aussi qu'elle connût les principales règles de la justice et de l'administration civile. Celle qui possède un domaine devrait s'entendre aussi à l'économie agricole. Enfin, la femme doit savoir comment on établit de petites écoles, de petites industries pour diminuer la misère, et par quels autres moyens on soulage les pauvres et les malades. Après ces instructions, qui doivent tenir la première place, on peut laisser lire aux filles quelques bons livres profanes, comme des histoires grecques et romaines, et surtout l'histoire de France. C'est le moyen même de les dégoûter des comédies et des romans. L'étude de l'italien et de l'espagnol n'est pas utile ; ces langues ne renferment guère que des livres dangereux. « Celle du latin serait plus raisonnable, car c'est la langue de l'Eglise, et il y a une consolation inestimable à entendre le sens des paroles de l'office divin. On pourrait leur permettre aussi la lecture des ouvrages d'éloquence et de poésie, si elles avaient le goût de ces choses ; mais ces lectures ne sont pas sans danger pour les imaginations vives, et il faut y observer une exacte sobriété. » La musique et la peinture doivent être entourées des mêmes précautions. Rien n'est plus pernicieux qu'une mélodie efféminée; le plaisir qu'elle procure est empoisonné. Platon déjà rejetait toutes les mélodies de ce genre. Quant au dessin, il doit tendre à perfectionner le sentiment du beau, si dénaturé dans une foule d'objets d'art, regardés comme précieux, mais qui n'ont de mérite que celui que leur donnent le caprice et la mode. — Quelle que soit la condition d'une fille, elle doit craindre et fuir l'oisiveté. La nature, la punition inTEMPS MODERNES..-
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fligée au premier homme, l'exemple cle Jésus-Christ, tout nous engage à mener une vie laborieuse ici-bas ; mais l'éducation, comme le travail, doit être appropriée à la condition clans laquelle on doit vivre. Il serait dangereux de faire sortir une jeune fille de la sphère qui lui est destinée. 13. Fénelon termine son Traité par des conseils sur la manière de choisir une gouvernante. La lettre à une dame de qualité, qui y est jointe, renferme encore beaucoup d'idées saines et pratiques. Tel est, en abrégé, le Traité de l'Education des filles. On a, aujourd'hui, des ouvrages d'éducation plus complets, plus systématiques ; mais celui-ci demeurera à cause de l'excellence de l'esprit qui l'anime et de la beauté du style. Dans tous les temps et en tout pays, on le lira avec plaisir et avec fruit. Fénelon est, de tous les ecclésiastiques catholiques qui se sontoccupés d'éducation, celui peut-être qui s'est lé plus rapproché des principes rationnels qui sont à la base de la pédagogie moderne. L'ordre naturel a une place dans sa théologie, et il sait concilier les besoins de la vie temporelle avec l'esprit du christianisme. Cette qualité lui assignera toujours un rang élevé entre les pédagogues.
§ 11. BSollin (1661-1741).
« Un honnête homme, dit Montesquieu, a par ses ouvrages d'histoire, enchanté le public. C'est le cœur qui parle au cœur ; on sent une secrète satisfaction d'entendre parler la vertu : c'est l'abeille de.la France. » Charles Rollin, fils d'un pauvre coutelier, originaire de Montbôliard, naquit à Paris, le 30 janvier 1661. Un bénédictin, qui l'employait, petit garçon, pour servir la messe, lui procura une pilace gratuite au Collège des Dix-huit. De là il passa à la Sorbonne pour y étudier la théologie. En 1683, il fut nommé professeur au Collège du Plessis, sans avoir recules ordres majeurs. En 1688. il devint professeur
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royal au Collège de France. Il revêtit, pendant les années 1694 et 1695, les fonctions de recteur de l'Université, déploya, depuis 1699, une grande activité en sa qualité de coadjuteur du Collège de Beauvais, et redevint, en 1720, recteur de l'Université. Iiollin mourut le 14 septembre 1741. « Cethomme vénérable, dit Vinet, rendit les plus grands services à l'instruction publique. La religion et la belle antiquité occupèrent toutes ses pensées. Son cœur formé par l'une, son esprit cultivé par l'autre, en firent le modèle accompli d'un instituteur. Peu d'ouvrages ont été accueillis avec autant de faveur que son Traité des études (4 volumes), son Histoire ancienne (13 volumes), et son Histoire romaine (5 volumes). Son style, un peu diffus,, a de la pureté et quelque chose de là grâce antique; sa morale est excellente; son sentiment des beautés littéraires est juste et vif; enfin, de tous les auteurs qui ont écrit pour la jeunesse, le bon Rollin est celui qui avait le plus de vocation à cette tâche intéressante. » Le Traité des études mériterait que nous nous y arrêtassions quelques instants. Mais l'analyse, même la plus superficielle, en serait trop longue et je dois me borner à l'indication des objets qu'il renferme. Le Discours préliminaire, par lequel il s'ouvre, traite des avantages de la bonne éducation et fait connaître le plan de l'ouvrage. Le premier livre est consacré à la première éducation. Le chapitre sur l'éducation des filles est, en grande partie, un abrégé de l'ouvrage de Fénelon sur le même sujet. Le second livre traite de l'étude des langues : du français, du grec et du latin. L'auteur relève l'importance du français, alors très-négligé, et demande qu'à l'exemple des anciens, on apporte un soin particulier à l'étude de la langue maternelle. Passant à la langue grecque, il en montre l'utilité et la nécessité. Il la présente comme la plus facile de toutes les études qui se font dans les collèges. Le latin exige plus de temps. « Cette langue, dit Rollin,
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fait proprement l'occupation des classes; elle est comme le fond des exercices du collège, où l'on apprend non-seulement à entendre le latin, mais encore à l'écrire et à le parler. » L'auteur voudrait que l'on commençât l'enseignement du latin par la lecture des auteurs et non par la composition des thèmes. Rollin pose ici un principe excel lent : on doit, dans l'enseignement, aller de l'exemple au précepte et non de la règle à l'exemple. Cependant, on ne peut guère aborder un auteur sans préparation : trop de difficultés se présentent à la fois. Coménius, dont nous parlerons bientôt, a su frayer la voie d'une manière plus pratique. En effet, on ne s'écarte pas du principe de Rollin et l'on ne surcharge pas l'intelligence des élèves, lorsque l'on commence par quelques propositions à l'appui d'une première règle, et qu'on fait ainsi une première fois le tour de la grammaire en s'appuyant sur des exemples choisis et des exercices préparés. On peut ensuite passer à la lecture des auteurs. En général, Rollin présume un peu trop des forces des jeunes gens, et se tient parfois dans des régions trop élevées. Il se jette trop vite en pleine littérature. Le livre troisième est consacré à la poésie. Le livre quatrième, à la rhétorique. Les principes littéraires de Rollin sont excellents. Il prélude, par ses préceptes plus que par son exemple, à l'école classique ; mais il met constamment en garde contre l'affectation et la recherche de l'effet. Il veut qu'u): écrivain connaisse les qualités du style et qu'il ait l'oreille délicate ; mais il ne souffre pas que la forme obscurcisse le fond. J'aime aussi les vêtements qui relèvent et font valoir la personne qui les porte; mais je fais peu de cas d'une toilette qui attire les regards et relègue au second plan celle qui en est revêtue. Le cinquième livrer traite des 1 trois genres d'éloquence. Le sixième livre, consacré à l'histoire, est le plus étendu, et peut-être le mieux écrit : on sent que Rollin est ici clans son élément de prédilection.
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Le septième livre a pour objet la Philosophie. Cette étude, dit Rollin, quand elle est bien conduite, peut beaucoup contribuer à régler les mœurs, à perfectionner la raison et le jugement, à orner l'esprit d'une infinité de connaissances utiles et à inspirer aux jeunes gens un grand respect pour la religion. Le livre huitième et dernier, l'un des plus considérables, et le plus important, parle du gouvernement intérieur des classes et du collège. Ne pouvant, vu l'abondance des matières, en donner un résumé complet, je me bornerai à la citation de quelquesuns des passages les plus caractéristiques. 1. Le but des maîtres n'est point d'apprendre à leurs disciples seulement du latin et du grec, ni de leur enseigner à faire des thèmes, des vers, des amplifications; à charger leur mémoire de faits et de dates historiques ; à dresser des syllogismes en forme, à tracer sur le papier des lignes et des figures. Ces connaissances, je ne le nie point, sont utiles et estimables, mais comme moyens et non comme fin... Le but des maîtres, dans la longue carrière des études, est d'accoutumer leurs disciples à un travail sérieux; de leur faire estimer et aimer les sciences, de leur en montrer la route, de leur en faire bien sentir l'usage et le prix, et par là de les disposer aux différents emplois où la Providence les appellera. Le but des maîtres, encore plus que cela, est de leur former l'esprit et le cœur ; de mettre leur innocence à couvert ; de leur inspirer des principes d'honneur et de probité, et leur faire prendre de bonnes habitudes, de corriger et de vaincre en eux, par des voies douces, les mauvaises inclinations qu'on y remarque. 2. Qu'est-ce qu'un maître chrétien chargé de i'éduca« tion des jeunes gens ? C'est un homme entre les mains de qui Jésus-Christ a remis un certain nombre d'enfants qu'il a rachetés de son sang, en qui il habite comme dans sa maison et dans son temple, qu'il regarde comme ses membres, comme ses frères, comme ses cohéritiers ; dont
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il veut faire autant de rois et de prêtres qui régneront et serviront Dieu avec lui et par lui pendant toute l'éternité. Et pour quelle fin les leur a-t-il confiés ? Est-ce précisément pour en faire des poètes, des orateurs, des philosophes, des savants ? Qui oserait le dire et même le penser? Il les leur a confiés pour conserver en eux le précieux et inestimable dépôt de l'innocence qu'il a imprimée dans leur âme par le baptême, pour en faire de véritables chrétiens. Voilà donc ce qui est la fm et le but de l'éducation des enfants, tout le reste ne tient lieu que de moyens. 3. Quand un maître a demandé et reçu de Jésus-Christ, pour la conduite des autres et pour son propre salut, l'esprit de sagesse et d'intelligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit de science et de piété, et surtout l'esprit de la crainte du Seigneur, il n'y a plus rien à lui dire : cet esprit est un maître intérieur qui lui dicte et lui enseigne tout, et qui, dans chaque occasion, lui montre et lui fait pratiquer ses devoirs. Une grande marque qu'on l'a reçu, c'est lorsqu'on se sent un grand zèle pour le salut des enfants; qu'on est touché de leurs dangers ; qu'on est sensible à leurs fautes... ; qu'on éprouve quelque chose de la tendresse et de l'inquiétude de saint Paul à l'égard des Gala tes, pour qui il sentait les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que Jésus-Christ fût formé en eux. Sur la conduite des enfants. 1. Le premier soin du maître est de bien étudier et d'approfondir le génie et le caractère des enfants. Vouloir les mettre tous de niveau et les assujettir à une même règle, c'est vouloir forcer la nature. 2. En matière d'éducation, la souveraine habileté consiste à savoir allier, par un sage tempérament, une force (l'au torité) qui retienne les enfants sans les rebuter et une douceur qui les gagne sans les amollir. 3. La voie commune et abrégée pour corriger les enfants, ce sont les châtiments des verges ; mais ce remède devient souvent un mal plus dangereux que ceux qu'on veut gué-
�581 rir, s'il est employé iiors de raison et sans mesure. Il en est de ces châtiments comme des remèdes violents qu'on emploie dans les maladies extrêmes ; ils purgent, mais ils altèrent le tempérament et usent les organes. 4. Le seul vice, ce me semble, qui mérite un traitement sévère, c'est l'opiniâtreté dans le mal, mais une opiniâtreté volontaire, déterminée et bien marquée. 5. Le maître ne doit jamais punir avec passion ni par colère, surtout si la faute qu'il punit le regarde personnellement, comme serait un manque de respect ou quelque parole choquante. 6. Les soufflets, les coups et autres traitements pareils sont absolument interdits aux maîtres. Ils ne doivent puuir que pour corriger, et la passion ne corrige point. 7. C'est un défaut assez ordinaire d'employer les réprimandes pour les fautes les plus légères, et qui sont presque inévitables aux enfants ; et c'est ce qui leur ôte toute leur force et en fait perdre tout le fruit. 8. Il faut éviter d'exciter l'aigreur de l'enfant par la dureté de nos paroles, sa colère par des exagérations, son orgueil par des marques de mépris. — Il ne faut pas l'accabler par une multitude de réprimandes qui lui ôtent l'espérance de se pouvoir corriger des fautes qu'on lui reproche. 9. Il faut toujours montrer aux enfants un but solide et agréable qui les contienne dans le travail, et ne prétendre jamais les assujettir par une autorité sèche et absolue. 10. On courrait risque de décourager les enfants, si on ne les louait jamais quand ils font bien. Quoique les louanges soient à craindre à cause de la vanité, il faut tâcher 4es'en servir pour animer les enfants sans flatter ce vice. 11. Les récompenses ne sont point à négliger pour les enfants, et quoiqu'elles ne soient pas, non plus que le? louanges, le principal motif qui les doive faire agir, cependant les unes et les autres peuvent devenir utiles à la vertu, et être pour elle un puissant aquilon.
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12. On voit des parents, dit Rollin, assez bien intentionnés d'ailleurs, mener eux-mêmes leurs enfants aux spectacles publics. Il faut avoir bien peu de connaissance de l'esprit humain pour ne pas voir que ces sortes de divertissements ne peuvent manquer de dégoûter les jeunes gens de la vie sérieuse et occupée à laquelle pourtant on les destine, et qu'ils doivent leur faire trouver fades et insupportables les plaisirs simples et innocents. 13. C'est un 'grand bonheur pour les jeunes gens de trouver des maîtres dont la vie soit pour eux une instruction continuelle ; dont les actions ne démentent jamais les leçons ; qui fassent ce qu'ils conseillent, et évitent ce qu'ils blâment ; et qu'on admire encore plus lorsqu'on les voit que lorsqu'on les entend. 14. Je ne sais s'il y a une joie plus pure que celle d'avoir contribué par ses soins et par ses libéralités à former des jeunes gens qui, dans la suite, deviennent d'habiles professeurs, et par leurs rares talents font honneur à l'université. — Souvent c'est du sein de la pauvreté que sortent les plus excellents sujets, comme Horace le remarque en parlant des plus grands hommes de la République romaine. 15. Les pères et mères ne doivent point omettre un moyen puissant qu'ils ont entre les mains d'attirer sur leurs enfants la bénédiction de Dieu : c'est de contribuer plus ou moins, selon la mesure de leur revenu, à la subsistance de quelque pauvre écolier, et de l'aider à faire ses études. J'ai reçu autrefois un pareil secours de la libéralité de feu M. Peletier. Il n'y a point de jour où je ne me souvienne de la bonté paternelle qu'il m'a témoignée, et ma reconnaissance devient d'autant plus vive, que je sens mieux de jour en jour de quel prix est une bonne éducation. Le Traité des études, comme on vient de le voir par l'analyse qui précède, est un guide précieux que l'on ne saurait trop recommander aux parents et aux maîtres
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chargés de l'éducation de la jeunesse. Sans doute, il n'est plus au niveau de notre siècle. On n'y trouve ni calligraphie, ni dessin, ni chant, ni arithmétique, ni algèbre, ni géométrie, ni géographie proprement dite, ni sciences naturelles dans le sens moderne du mot ; mais tout ce qui concerne les études littéraires et l'éducation est excellent, et peut-être meilleur que ce qui se pratique aujourd'hui. Et je me demande si un collège comme l'avait conçu Rollin, ne serait pas de nos jours encore plus propre à cultiver l'esprit et le cœur et à former des hommes, que tout le bagage scientifique et littéraire dont on surcharge aujourd'hui les études. Les jeunes gens n'ont plus le temps de rien digérer comme il faut. On les mène au pas de course au travers d'une foule d'objets qu'ils ne font souvent qu'effleurer. L'assimilation des notions acquises n'a pas le temps de s'opérer, les forces du corps et de l'âme s'énervent dans ces exercices forcés, et la vraie culture, celle qui consiste à développer l'individualité et à la fortifier, ne s'effectue pas.convenablement. Aussi le besoin d'une réforme dans les études se fait-il sentir, depuis quelques années, en Allemagne, en Suisse, et sans douto dans d'autres pays encore. Gomme on a, eu général, l'habitude de placer la religion au nombre des branches d'enseignement, on sera peut-être frappé que Rollin ne lui ait pas consacré un livre particulier dans son ouvrage. La religion, ainsi qu'on a pu le voir, n'est cependant pas étrangère au Traité des études, elle y est répandue partout, surtout dans l'histoire. De plus, Rollin lui a accordé une attention particulière dans les devoirs du principal. Il veut que le diman che et les jours de fêtes lui soient spécialement consacrés, et qu'outre les services ordinaires, il y ait dans la chapelle des instructions, des catéchismes, des comptes rendus des lectures religieuses faites par les élèves. On ne saurait, en éducation, accorder à la religion une place plus grande que ne le demande Rollin. On pourrait même1
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craindre qu'en suivant toutes ses prescriptions, on ne fatiguât les élèves par trop d'exercices religieux.
C.
COURANT ESSENTIELLEMENT PHILOSOPHIQUE (SEIZIÈME, DIX-SEPTIÈME ET DIX-HUITIÈME SIÈCLE).
Les pédagogues du troisième courant, que nous devons maintenant passer en revue, se sont peu mis en peine de mettre leurs principes en harmonie avec les vérités fondamentales du christianisme. Il faut cependant en excepter Gomenius et Franke, qui furent des hommes d'une rare piété. Néanmoins, les travaux sortis de ce courant pédagogique, ont une grande valeur. S'il leur manque, en général, le sel de l'évangile, ils nous font, en revanche, mieux connaître que les précédents, certaines faces de la nature de l'enfant. Ce sont eux qui ont préparé les voies à une pédagogie rationnelle. Mais avant de parler des pédagogues philosophes, nous devons dire un mot des branches nouvelles qui sont venues enrichir le champ de l'enseignement, et qui ne tarderont pas à l'élargir et à le transformer.
g 12. ÏLes littératures modernes.—K<es sciences naturelle?, Ei» pïsiïosopMc.
Au moyen âge, toute la science était concentrée dans la théologie et les enseignements de l'Eglise : nous avons vu quelle a été l'œuvre de la scolastique à cette époque. Ea renaissance est venue, apportant avec elle un monde nouveau, les richesses littéraires de la Grèce et de Rome; aussitôt les études se modifient, se transforment, l'art de parler avec la pureté et la grâce d'un Gicéron devient le point culminant de toute culture scientifique: on a vu comment les études se réorganisèrent pour répondre aux aspirations de la renaissance, comme aussi pour donner
�TEMPS MODERNES. 185 satisfaction aux besoins religieux nouveaux qui surgirent de la réformation. Mais la culture classique, jointe à l'élargissement du domaine théologique et ecclésiastique, n'est pas le terme du développement vers lequel nous tendons. De nouvelles richesses doivent venir s'ajouter aux richesses déjà acquises et ces matériaux nouveaux feront subir aux études de nouvelles transformations. A l'ombre des études classiques, naîtront et se développeront peu à peu les littératures modernes; le chancelier Bacon nous ouvrira les trésors inépuisables de la nature, et Descartes posera les bases des études philosophiques. L'apparition des littératures modernes (du quinzième au dix-huitième siècle), est un des événements les plus marquants dans le développement des sociétés actuelles ; il a rattaché entre elles toutes les classes de la société, qui maintenant parlent la même langue et ont accès aux mêmes idées, aux mêmes lumières. L'école primaire et le journalisme en sont sortis. Qui dira toute l'influence que nos littératures populaires modernes exercent sur les temps actuels ? Leur suppression ne se laisse plus même concevoir, car elles constituent l'un des éléments les plus indispensables de la civilisation. Les solitaires de PortRoyal ont été dans ce domaine, comme nous l'avons vu, des novateurs hardis et intelligents, de même que J.-B. de la Salle. Les sciences physiques et naturelles n'ont pas une moindre importance. Ne sont-elles pas, en effet, à la base de tous nos arts et métiers, de notre industrie, de notre commerce, de notre agriculture et de la plupart des carrières scientifiques? Les écoles techniques et polytechniques, industrielles, commerciales, agricoles, forestières, etc., sont sorties de ce champ de travail, la plus grande conquête des temps modernes. Qu'on songe seulement à l'emploi de la vapeur ! Le grand promoteur de ces études si fécondes fut le chancelier Bacon, savant anglais qui vivait à la fin du seizième et au commencement du dixscpti'èihe siècle. Je n'ai pas à faire ici l'historique des
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sciences naturelles, mais je crois cependant utile, pour en caractériser le point de départ, de dire un mot du grand naturaliste anglais. François Bacon naquit en 1561 et mourut en 1626. Après avoir terminé ses études à l'université de Cambridge, i! accompagna l'ambassadeur anglais Powlett à Paris. Plus tard il parvint jusqu'à la charge de chancelier d'Angleterre; mais six ans avant sa mort il fut destitué de ces hautes fonctions. Bacon ne s'occupa jamais directement d'enseignement, mais ses éminentes capacités et ses écrits remarquables, dans lesquels il recommande l'étude de la nature, l'ont élevé au rang des hommes qui ont le mieux mérité de la science et de la civilisation. Au seizième et au dix-septième siècle encore, comme on l'a vu, toutes les études se concentraient autour des auteurs grecs et latins. L'art de bien dire constituait l'idéal de la culture scientifique. La création, avec ses trésors et ses merveilles, était un livre fermé. Personne ne s'avisait de l'étudier, sinon dans quelques livres anciens, dasis Aristo te par exemple, et dans le moine anglais Roger Bacon, qui, trois siècles avant François, avait essayé d'attirer l'attention de ses contemporains sur les œuvres de la création, et avait passé pour sorcier. François Bacon fut plus heureux. A sa voix on ouvrit les yeux pour contempler les merveilles de la nature dans la nature même; car disait-il, ce n'est pas dans les livres des anciens que nous devons étudier les pierres, les plantes et les animaux, c'est dans la nature même qui seule peut redresser les erreurs et nous enrichir de nouvelles connaissances. En étudiant la nature dans les livres imparfaits et incomplets qui en parlent, nous imprimons aux œuvres de Dieu le sceau de notre pauvre image, au lieu de considérer celui dont Dieu les a marquées. Et, en procédant ainsi, nous avons perdu, pour la seconde fois, l'empire sur la création. Car après la chute, nous avions encore conservé quelque puissance sur les créatures rebelles par des arts vrais et solides, mais nous avons perdu en partie ce reste de pou-
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voir, parce que, ne voulant suivre que les prétentions do notre propre raison, nous voulons nous faire semblables à Dieu. Si les hommes ont encore quelque humilité en présence de leur Créateur, quelque respect de ses œuvres, quelque amour pour leur prochain, et quelque désir de soulager l'humanité dans ses peines et ses détresses ; s'ils ont encore conservé quelque amour de la vérité dans les choses naturelles, quelque haine des ténèbres, quelque" aspiration vers une intelligence éclairée et purifiée, nous les conjurons instamment d'abandonner cette philosophie absurde, qui ne s'appuie que sur des hypothèses, se rit de l'observation et se joue des œuvres de Dieu. Puissent les hommes ouvrir avec humilité et respect le livre de la création, le sonder avec persévérance, et, libres d'opinions préconçues, identifier leur âme entière avec les vérités .qu'il renferme M » « Nous devons, dit-if ailleurs, oublier ce que nous savons et nous replacer comme de petits enfants en face de la nature. Car il en est du règne de la nature comme du royaume des cieux, il faut redevenir enfant pour y entrer. C'est par le contact immédiat avec la création et par l'observation attentive des faits et des phénomènes naturels, et non au moyen d'axiomes et d'hypothèses, que le naturaliste doit s'élever à la connaissance de l'ordre et des lois qui régnent dans la nature 2. » Le système de Bacon pour l'étude de la nature se divise en deux parties : l'une spéculative et l'autre expérimentale. La spéculation renferme l'histoire naturelle, qui observe les faits, les étudie et les coordonne; la physique, qui recherche les causes des phénomènes particuliers, et la métaphysique, qui remonte à la nature absolue des choses (par exemple la nature de la blancheur, de la lumière, etc.)3.
1. Historia naturalis, page 438 . 2. Novurn organum. ■ 3. Cette branche de l'histoire naturelle rentre aujourd'hui dans !a physique, la chimie, la philosophie, etc.
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La partie expérimentale consiste à employer les forces ou les lois naturelles connues clans le but de produire un effet déterminé : elle comprend la mécanique ou physique pratique et la magie ou la métaphysique expérimentale. Bacon pressentait que l'étude de la nature amènerait des découvertes importantes sur ses forces les plus cachées, et il s'est servi du mot de magie pour exprimer les effets "extraordinaires qu'on en ferait sortir, i Bacon compare la science à une pyramide, dont la partie inférieure est composée de l'histoire et de l'expérience, la partie moyenne, de la physique et de la mécanique, et la partie supérieure, de la métaphysique et de la magie. Au sommet de la pyramide est le Dieu créateur; mais ajoutet-il, il est douteux que l'esprit humain puisse jamais remonter jusqu'à lui. Veut-il dire que les hommes ne sauront jamais rien sur la nature de Dieu, et qu'il de-, meurera l'inconnue éternelle de la philosophie naturelle 1 ! Cette manière d'envisager la science est pleine de dangers : elle peut aboutir au matérialisme ou au panthéisme. Une science qui ne repose que sur la nature, c'est-à-dire sur la matière, ne saurait s'élever au-dessus de la nature. Mais si des savants distingués ont commis l'erreur de ne prendre que la nature pour ba,se de toute science et de toute philosophie, on ne saurait accuser la nature de cette méprise, et son étude n'en est pas moins féconde en résultats importants, comme on l'a vu plus haut. Passons à la philosophie. Descartes, philosophe célèbre, né à La Haye (Touraine) en 1596, et mort à Stockholm e "< 1650, est le père de la philosophie moderne, comme Bacon l'a été des sciences physiques et naturelles. Partant du sentiment qu'il est un être pensant, comme de la seule réalité dont il ait la connaissance directe, immédiate,
1. C'eit ce qu'affirma Diesterwcg, célèbre pédagogue allemand, lequel se sert au-si de la même ligure pour représenter la science. Pœdagogisphei Wollen-und-Sollen, page 119.
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substantielle et par conséquent positive, il essaye d'arriver par voie de raisonnement et d'expérience à une conception philosophique du inonde et de son auteur. En rattachant ainsi la spéculation aux données de l'expérience et de l'observation plutôt qu'à des propositions toutes faites, axiomes ou dogmes, dont on ne peut vérifier l'exactitude à priori, il a créé la véritable philosophie, laquelle procède du connu à l'inconnu pour remonter, par une synthèse judicieuse, jusqu'au centre où tout vient aboutir. Mais, comme l'expérience l'a démontré, l'entreprise était périlleuse ; la philosophie, dans la recherche de la vérité, doit tenir compte de tout ce que renferment la nature, l'histoire et l'homme, et malheur à celui qui, négligeant un seul facteur, érige témérairement en principe ou en axiome philosophique ce qui n'est qu'une erreur de sa raison ! Il retombe dans un aristotélisme qui devra à son tour être démoli. Laméthode de Descartes était excellente, soit pour tenir la théologie éveillée, soit pour arriver par' la voie naturelle à déterminer certaines vérités sociales, telles, par exemple, que les principes de liberté, d'égalité, de tolérance, d'humanité dans les peines légales, etc., que la théologie n'osait aborder franchement ; soit enfin pour donner une conception plus complète et plus profonde des plans de Dieu dans la nature et dans l'histoire. Mais la philosophie, malheureusement, s'est obstinée jusqu'à présent à rejeter la « maîtresse pierre » de l'édifice. Elle cherche Dieu dans la nature physique, c'est-à-dire dans la matière, où il n'est pas, et elle refuse de le reconnaître dans l'histoire, où il s'est produit et révélé clairement, authentiquement, en particulier dans la personne de son Fils, puis dans l'Eglise chrétienne qui continue son œuvre au sein de l'humanité. On n'arrivera pas à Dieu par la pyramide de Bacon. Jésus-Christ seul est la porte qui mène au ciel, selon cette parole qui est sortie de sa bouche : « Personne n'est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, savoir le Fils de l'homme... et personne ne vient au Père que par moi. » Jésus-Christ, personnage 11.
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historique, s'affirme d'ailleurs psychologiquement, comme répondant aux besoins les plus intimes et les plus profonds de la nature humaine. Platon, plus sage que maint philosophe de nos jours, a appelé de' ses vœux, comme devant devenir la lumière de l'humanité, Celui que nos sages rejettent comme une pierre qu'ils ne peuvent faire entrer dans leur édifice. Mais n'est-ce pas une grande faute de la raison que de rejeter le fait historique le plus important qui se soit accompli jusqu'ici dans le monde, par ce seul motif qu'il embarrasse la raison et contrarie certaines hypothèses témérairement élevées au rang d'axiomes? Mais, ce qui est au-dessus de la raison n'est pas contre la raison. D'ailleurs tout, dans ce monde, est entouré de mystères pour notre raison. La plus chétive graine, qui recèle dans son sein des milliers de générations de plantes toutes semblables à celles qui l'a produite, n'est-elle pas déjà un mystère insondable ? Et pourtant il ne vient à l'idée de personne de rejeter la génération, quoiqu'on ne puisse ni la comprendre ni l'expliquer. Espérons qu'un jour la philosophie sortira de sa partialité et saura tenir compte de tous les éléments, aussi bien historiques et religieux que physiques et matériels, renfermés dans le domaine de l'observation et de l'expérience. Nous avons maintenant indiqué à grands traits les contours du champ d'étude que cultivent les temps modernes, champ immense, mais encore incomplet pour tous ceux qui rejettent la maîtresse pierre destinée à devenir la pierre fondamentale de tout l'édifice, selon cette parole qu'elle-même a prononcée : « La pierre que ceux qui bâtissaient ont rejetée, est devenue la pierre de l'angle; » et nous avons vu, — retenons bien ceci, — que les temps modernes étaient travaillés du besoin de renouveler toutes les sciences sur la base de l'observation et de l'expérience, en remontant pour toute chose aux objets mêmes de nos connaissances : c'est de ce besoin, du moins en partie, qu'est sortie la Réformation; c'est de lui que sont nées les sciences naturelles et leurs applications aux arts et métiers;
�TEMPS MODERNES. 19i c'est de lui enfin que provient la philosophie cartésienne, et le mouvement qui s'y rattache. Ce besoin était un signe du temps, embrassant tout, s'étendant à tout et pénétrant toute chose. La pédagogie aussi aura, sous son impulsion, à recommencer son œuvre. Montaigne, Locke et d'autres préluderont à ce grand travail. Rousseau, se plaçant sur le terrain de Descartes, va faire main basse sur tous les systèmes d'éducation, et il ira demander à la nature de se charger, elle seule, de l'éducation de l'homme. Enfin Pestalozzi, pénétrant avec l'œil du génie dans la nature de l'enfant, lui arrachera les secrets de son développement et découvrira les procédés qu'elle emploie uour s'assimiler de nouvelles connaissances.
§ 13.
Michel Montaigne.
Montaigne naquit au château de Périgord, le 28 février 1533. Il était doué de facultés éminentes, et reçut une éducation soignée. A six ans il possédait parfaitement le'latin, ignorant absolument le français. Son père lui fit apprendre le grec par forme de délassement, et porta l'attention jusqu'à ordonner qu'on le réveillât en jouant de quelque instrument. Envoyé au collège à Bordeaux, il y acheva ses études vers l'âge de treize ans ; il prit ensuite des leçons de droit, à la suite desquelles il obtint une place de conseiller au Parlement. Il voyagea ensuite en Italie, où de grands honneurs lui furent prodigués. A son retour, il fut maire de Bordeaux ; mais il se démit de cette charge au bout de quatre ans, pour aller philosopher à son aise dans le château de Montaigne. Ses dernières années furent troublées par les guerres des catholiques et des protestants, entre lesquels il essaya vainement de se porter médiateur. Il mourut à Bordeaux, le 13 septembre 1592, à l'âge de cinquante-neuf ans. Montaigne n'est pas un pédagogue, au sens restreint du mot : c'est un écrivaiu philosophe qui examine ce qui se
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passe dans la société et exprime naïvement ce qu'il voit et ce qu'il pense. Jusqu'à Montaigne, et longtemps après lui encore, la pédagogie s'est essentiellement occupée à élargir le champ de l'instruction : elle était conquérante.-Les études classiques, les sciences naturelles, les littératures modernes, sont entrées successivement dans le domaine de l'instruction. Mais le moment de la réflexion devait aussi arriver, le moment où, n'ayant plus de champ nouveau à conquérir, les pédagogues porteraient leur attention sur la manière d'enseigner, soit sur les méthodes d'enseignement, soit sur l'objet même de l'éducation, c'est-à-dire sur l'enfant. Montaigne peut être considéré comme l'un des précurseurs de ce travail qui, proprement, a donné naissance à la science pédagogique. Ecoutons d'abord comment il critique la manière d'étudier de son temps; Rousseau et Pestalozzi ont trouvé des figures moins énergiques pour condamner après lui la méthode de leur époque1 : « Je me suis souvent dépité en mon enfance, de voir dans les comédies italiennes toujours un pédant (instituteur) pour badin (bouffon) et le surnom de magister n'avoir guère plus honorable signification parmi nous. Car, ayant été donné à des pédants pour m'instruire, je ne pouvais moins faire que d'être jaloux de leur réputation. Je cherchais donc à les excuser, en faisant remarquer la différence que leur savoir établit entre eux et le vulgaire. Mais j'y perdais mon latin, attendu que les plus galants hommes étaient ceux qui les avaient le plus en mépris, témoin notre bon du Bellay : • Mais je. hais par sur tout un savoir pédantesque. Ce préjugé est ancien, carPlutarque dit que Grec et écolier étaient mots de reproches et de mépris entre les Romains. Avec l'âge, j'ai trouvé qu'on avait grandissime raison, et
1. Essais, liv. I, ch. xxv.
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qu'on ne devient pas toujours plus sage en étant plus savant. » Montaigne doute cependant qu'il en doive être ainsi, et après avo-ir passé en revue divers savants et classes de savants, il ajoute : « Je crois qu'il vaut mieux dire que ce mal vient de la mauvaise façon de se prendre aux sciences. D'après la manière dont nous sommes instruits, il n'est pas étonnant si maîtres et écoliers n'en deviennent pas plus habiles... Le soin et la dépense de nos pères ne visent qu'à nous meubler la tête de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles... Nous nous enquérons volontiers s'il sait du grec ou du latin, s'il écrit en vers ou en prose ; mais s'il est devenu meilleur ou plus avisé, ce qui est le principal, cela demeure derrière. Il fallait s'enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant. Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire, et laissons l'entendement et la conscience vides. « Les écoliers ne se nourrissent pas non plus de la science ; elle passe de main en main pour la seule fin d'en faire parade, d'en entretenir autrui et d'en faire des coûtes, comme une vraie monnaie inutile à tout autre usage et emploi qu'à compter et jeter... Nous savons dire : Gicéron dit ainsi, voilà les mœurs de Platon, ce sont les mots mêmes d'Aristote; mais nous, que disons-nous nous-mêmes? que faisons-nous? que jugeons-nous? Autant en dirait bien un perroquet. Nous empruntons les opinions et le savoir d'autrui, et puis c'est tout; il les faut faire nôtres. Nous ressemblons proprement à celui qui, ayant besoin de feu, en irait chercher chez son voisin, et y en ayant trouvé un beau et grand, s'arrêterait à se chauffer sans plus se souvenir d'en rapporter chez soi. Que nous sert-il d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère, si elle ne se transforme en nous, si elle ne nous augmente et fortifie? « Voyez revenir mon écolier après quinze ou seize ans, il n'est rien de si malpropre à mettre en besogne. Tout ce que vous y reconnaissez davantage, c'est que son grec et 12
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son latin l'ont rendu plus sot et plus présomptueux qu'il n'était parti de la maison. Il en devait rapporter l'âme pleine, et il ne l'en rapporte que bouffie : elle a seulement enflé au lieu de grandir... Mon vulgaire Périgordin appelle fort plaisamment lellre-fèrits (lettre-férus) les savanteaux auxquels les lettres ont donné un coup de marteau, comme on dit. Car le paysan et le cordonnier parlent de ce qu'ils savent : ceux-ci pour se vouloir élever et gendarmer de leur savoir, qui nage en la superficie de leui cervelle, vont s'embarrassant et empêtrant sans cesse. « Il ne nous faut pas attacher le savoir à l'âme ; il ne l'en faut pas arroser, il l'en faut teindre. « C'est une bonne chose que la science, mais nulle drogue n'est assez forte pour se préserver sans altération et corruption, selon le vice du vase qui la contient. Tel a la vue claire qui ne l'a pas droite, et par conséquent voit le bien et ne le suit pas, il voit la science et ne s'en sert pas. La principale ordonnance de Platon, en sa république, c'est de donner à ses citoyens selon leur nature, leur charge. Nature peut tout et fait tout. » Cette critique de Montaigne touche un des points les plus essentiels de la pédagogie. Pestalozzi l'a reproduite sur tous les tons contre les études de son temps. Il s'agit, en éducation, non pas tant de se loger des conaissances dans la mémoire, que d'acquérir des forces intellectuelles et morales, au moyen desquelles nous puissions nous diriger nous-mêmes dans les complications de la vie. Que me sert, par exemple, de savoir résoudre un problème d'arithmétique d'après une certaine formule, si, lorsqu'un problème se présente en dehors de l'école, je ne puis le résoudre par la seule force de mon intelligence et les directions qu'elle me donnera ? Que me servira encore de connaître telle ou telle, opinion, tel ou tel jugement, si par moi-même je n'ai aucune opinion, et ne puis juger de rien ? Aussi Pestalozzi, par un besoin de réaction poussé trop loin, alla jusqu'à n'avoir plus, dans l'enseignement, autre chose en vue que le développem&*it des facultés de
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l'enfant. Exercer toutes les facultés pour les fortifier et rendre l'homme capable d'agir librement et sans secours extérieur, tel était le mot d'ordre de sa pédagogie, et, en particulier, de ses exercices d'intuition ou exercices l'intelligence. Ces idées se retrouveront plus loin, lorsque ions parlerons de Pes talozzi. Passons main tenant aux idées le Montaigne sur la manière d'élever les enfants, en opposition avec le pédantisme de son temps et de tous les temps. Nous trouvons ces idées dans une instruction sur l'institution des enfants, adressée à madame Diane de Eoix, comtesse de G-ursau1. « En agriculture, les façons qui vont devant le planter sont certaines et aisées, et le planter même. Mais depuis que ce.qui est planté vient prendre vie, à l'élever il y a une grande variété de façons et difficultés : pareillement aux hommes il y a peu d'industrie à les planter ; mais depuis qu'ils sont nés, on se charge d'un soin divers, plein d'occupation et de crainte, à les dresser et nourrir. » Après cette introduction, Montaigne dit qu'il est difficile de reconnaître de bonne heure les inclinations naturelles des enfants, et il ajoute : « Toutefois, en cette difficulté, mon opinion est de les acheminer toujours aux meilleures choses et plus profitables. » Il est d'avis qu'il ne faudrait pas contrarier la nature. Montaigne donne ensuite à Diane le conseil de choisir pour son fus un conducteur « qui ait plutôt la tête bien faite que bien pleine, » et qui, selon les capacités de l'enfant, au lieu de criailler à ses oreilles comme qui verseserait clans un entonnoir, » commençât par lui montrer les choses, par les lui faire goûter, choisir et discerner par lui-même. « Quelquefois lui ouvrant le chemin, quelquefois le lui faisant ouvrir. Je ne veux pas qu'il parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger do
i. Essais,
liv. I, ch. xxv.
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son train, et juger jusqu'à quel point il doit descendre pour s'accommoder à sa force. Faute de cette proportion, nous gâtons tout... Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance. Et qu'il juge du profit qu'il en aura retiré, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ca [fu'il viendra d'apprendre, il le lui fasse mettre en cent usages, pour voir s'il l'a bien fait sien et bien compris. C'est une preuve que l'estomac n'a pas fait son opération, quand il regorge la viande comme il l'a avalée. « Les abeilles pillottent de çà de là les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur : ce n'est plus thym ni marjolaine. Ainsi les pièces empruntées d'autrui, l'élève les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien... son travail et étude ne visera qu'à le former. Qu'il cache tout ce qui est d'emprunt et ne produise que ce qu'il en a fait. » Grande et belle pensée qu'on ne saurait trop pratiquer en éducation ! Plus loin, Montaigne recommande l'exercice de l'intelligence : « C'est l'entendement, dit-il, qui voit et qui entend, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne; toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme... Savoir par cœur n'est pas savoir : c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu'on sait droitement, on en dispose sans regarder au patron, sans tourner les I yeux vers son livre. » Montaigne recommande aussi les exercices du corps : a Ce n'est pas assez de roidir l'âme, dit-il, il faut aussi roidir les muscles. » Et il ajoute : « L'accoutumance à porter le travail est accoutumance à porter la douleur. « Si son gouverneur tient de mon humeur, dit-il, il lui formera la volonté à être loyal serviteur de son prince, et très-affectionné et très-courageux ; mais il lui refroidira l'envie de s'y attacher autrement que par un devoir public. « Que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler,
�197 et n'aient que la raison pour conduite. Qu'on lui fasse entendre que confesser la faute qu'il découvrira en son propre discours, c'est un effet de jugement et de sincérité, qui sont les principales qualités qu'il doit acquérir. « Il sondera la portée d'un chacun : un bouvier, un maçon, un passant; il faut tout mettre en œuvre et emprunter de chacun selon sa marchandise, car tout sert en ménage ; la sottise même et faiblesse d'autrui lui sera instruction. » Montaigne recommande l'histoire; mais, avant tout, il veut qu'on apprenne à « apprécier les histoires. » « Ce grand monde, dit-il, est le miroir où il nous faut regarder pour nous bien connaître. Somme, je veux que ce soit le livre de mon écolier. Tant d'humeurs, de sectes, de jugements, d'opinions, de lois et de coutumes nous apprennent àjuger sainement des nôtres. » Il y aurait encore bien des idées utiles et originales à glaner dans Montaigne ; mais ce qui précède suffit pour caractériser sa tendance. Sa critique de la science d'emprunt et son besoin de s'approprier par le travail de la pensée les différents objets de nos études pour acquérir l'indépendance intellectuelle, sont aujourd'hui encore le ton le plus accentué de la pédagogie moderne.
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§ 14. Wolfg-aiîfï ESatich.
Wolfgang Ratich naquit en 1571 à Wilster, duché de ïïolstein. Après avoir étudié la philosophie, la théologie et les mathématiques à Hambourg, à Rostock, en Angleterre, à Amsterdam, et s'être perfectionné en particulier dans l'hébreu et l'arabe, il se présenta au monde comme un rénovateur de l'enseignement, promettant : 1° De faire apprendre à chacun, et en fort peu de temps, l'hébreu, le grec, le latin, et d'autres langues encore ; 2° De fonder une école allemande dans laquelle on enseignerait toutes les langues et toutes les sciences ;
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3° D'introduire dans toute l'Allemagne une même langue (le haut allemand), un même gouvernement et une même religion. I II s'engageait à donner par écrit des spécimens de ses talents et des preuves de ses capacités en hébreu, en chaldéen, en arabe, en grec, en latin et en allemand. j Après ces promesses, Ratich attaque la manière d'enseigner de son temps. Il est dans l'ordre de la nature, ditil avec raison, que l'on commence par apprendre à lire, à écrire et à parler couramment sa langue maternelle. On peut se servir dans ce but de la Bible allemande. Il faut ensuite passer à l'hébreu et au grec, qui sont les langues dans lesquelles la Bible a été écrite. Enfin, on peut finir par le latin, qu'il faut étudier dans Térence. Les juristes peuvent l'apprendre dans les Inslitules. On se servira, dans toutes les facultés, de la langue allemande. Quelques princes allemands envoyèrent des encouragements à Ratich qui fonda à Ccethen une école qui réunit bientôt plus de cinq cents élèves, garçons et filles. Mais, comme tous les charlatans qui abusent du public par de pompeuses promesses, il ne put réaliser celles qu'il avait faites. Il paraît aussi, d'après des documents déposés dans les archives de Ccethen, qu'il se serait permis des choses contraires à l'honneur. Bref, Ratich fut obligé de quitter Ccethen après avoir fait des excuses au prince qui l'avait protégé, ainsi qu'à la duchesse de Weimar, qui s'était intéressée à ses projets. Ratich mena depuis une vie errante, et sa méthode tomba dans le domaine de la polémique. Avant d'entrer dans l'examen des principes suivis pai Ratich dans sa méthode, je crois devoir donner un spécimen de son enseignement du latin : Après avoir appris aux élèves à prononcer et à dessiner les lettres, à lire et à écrire les syllabes, on leur remettait entre les mains Térence et le Parvus libellus rudimentorum (éléments de grammaire), Térence devait
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auparavant avoir été lu et expliqué en allemand; car, comme le disait Ratich avec raison, on apprend plus facilement une langue dans un livre dont on connaît déjà le sens, que dans un ouvrage encore inconnu. L'hébreu, par exemple, s'apprend dans la Genèse avec moins de difficulté que dans les Prophètes. Le professeur procédait alors de cette manière : il lisai t quelques pages, traduisant à mesure mo t à mot. Exemple : Poeta, le poète; cùm, si, quand; primùm, premièrement; animam, l'âme; ad, à; scribendum, à écrire, etc. La leçon devait être ainsi lue et traduite deux fois de suite. Le maître ne devait pas s'écarter d'un iota de son travail, et les élèves suivaient.attentivement dans le livre. On continuait ainsi d'heure en heure, jusqu'à ce que Térence fût achevé; puis on recommençait la môme besogne, avec cette différence toutefois que le maître ne traduisait plus qu'une fois, et que les élèves, dans la seconde moitié de la leçon, faisaient la répétition sous sa surveillance. Chacun devait traduire trois à quatre lignes de suite, Quand le livre était achevé, on recommençait une troisième campagne, et, cette fois, les élèves traduisaient seuls, deux fois de suite, comme le maître l'avait fait au commencement. Après ces longs et fatigants exercices, on prenait la grammaire, on étudiait une règle ou un chapitre, d'après la même méthode, après quoi l'on procédait à la vérification. Térence reparaissait pour la quatrième fois à côté des Rudimentorum ; le maître recommençait son manège delecture et de traduction, et s'arrêtait au premier exemple renfermant la règle expliquée. L'élève posait le doigt dessus et le maître lui faisait remarquer comment la règle s'y rapportait. Après quelques applications pratiques, on continuait, jusqu'à ce qu'un second exemple se présentât, et ainsi de suite. On ne devait passer à une autre règle qu'après avoir observé la première dans un nombre d'exemples suffisant pour la graver dans l'intelligence des élèves.
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On parcourait ainsi une première fois la grammaire dans Térence pour les règles générales; une seconde pour les règles particulières et l'étymologie, et une troisième fois pour la syntaxe. On ne quittait ce travail que quand l'auteur tout entier avait été étudié grammaticalement. Cette analyse terminée, on recommençait Térence. Le maître traduisait deux fois de suite chaque scène, non plus mot à mot, mais d'après les exigences de l'allemand (c'est par là qu'il aurait fallu commencer), et les élèves devaient ensuite s'exercer au même travail, jusqu'à ce qu'ils le fissent couramment. Suivaient les exercices de style, encore dans Térence. Le maître montrait aux élèves comment on imite chaque phrase ou comment on la modifie en changeant le nombre, le genre, la personne, le temps, etc.; (excellent exercice). Au bout de quelques semaines, il était permis aux élèves de faire les mêmes exercices de vive voix et par écrit. Enfin, on quittait Térence. Les élèves devaient parler latin et passaient dans la classe de Cicéron, de Virgile, etc. ' On ne peut guère imaginer un plus rude labeur que cette manière d'enseigner les éléments d'une langue. On sent cependant que des principes vrais sont unis à l'erreur dans cette recherche d'une méthode rationnelle. Examinons donc maintenant ces principes tels qu'ils ont été formulés par Ratich et ses disciples, et essayons d'en dégager ce qui peut servir à notre instruction. Ils sont au nombre de neuf : î. Faites tout avec ordre et suivant le cours de la nature. Ce qui violente la nature ou la contrarie l'affaiblit et l'égaré. Get^aphorisme contient en soi toute la pédagogie moderne. Mais Ratich n'a pas découvert la voie naturelle; le spécimen que nous avons donné de sa méthode d'enseignement le prouve suffisamment. 2. Ne faite* qu'une seule chose à la fois. On ne cuit pas
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ensemble dans la même marmite de la bouillie, de la viande, du lait, du poisson et des légumes. Règle excellente. On ne fera pas cependant manger pendant plusieurs mois de suite, d'abord de la bouillie, puis de la viande, puis du lait, puis du poisson et des légumes. Une chose à la fois et distincte ; mais en un jour et sur la même table, il faut plus d'un mets pour le même repas. Unité et variété, uniformité et succession, telle est la loi de la nature. 3. Faites répéter souvent la même chose. Oui, mais en gardant la juste mesure. 4. Faites tout apprendre d'abord dans la langue maternelle. Grande et féconde innovation qui va faire tomber le mur de séparation élevé par le latin entre les lettrés et le peuple. 5. Faites toute chose sans contrainte. La contrainte et la férule, contraires à la nature, dégoûtent la jeunesse de l'étude. L'esprit de l'homme apprend avec plaisir tout ce qu'il doit retenir. Au maître donc le pur enseignement et au correcteur la discipline. Il y a dans cet aphorisme les germes d'une erreur que nous verrons grandir dans l'école moderne,, et qui ira jusqu'à renverser les bases du christianisme, en enseignant que l'homme est bon et ne veut que le bien par nature, et qu'ainsi il n'est pas besoin de contrainte ni des secours surnaturels de la religion pour lui faire atteindre sa destinée. Et où en serait l'école primaire s'il fallait que les communes, l'État ou les particuliers, donnassent à chaque instituteur un adjoint pour infliger les punitions? 6. Ne faites rien apprendre par cœur. La récitation de mémoire outrage la nature et la raison. Il ne faut confier à la mémoire que ce qui lui parvient par le canal de l'intelligence. Ce principe est une réaction exagérée contre l'abus qu'on faisait de la mémoire dans l'enseignement. 7. Uniformité en toutes choses. L'école de Ratich entendait par là que les arts et les sciences sont reliésua^^^s^ parties communes, qu'il faut savoir, dans ryaferêflfës^^^ études, dégager de ce qui les caractérise et lesylj||prencie£, %a Cette règle s'appliquait surtout à l'étude de/|gtfigUt^
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fallait d'abord enseigner les parties de la grammaire coin, mimes à toutes, avant de passer à ce qui leur est particulier. Cette règle, qui renferme les principes delà grammaire générale, contient cette autre règle éminemment pédagogique : Aller du connu, à l'inconnu ou rattacher la notions nouvelles aux notions déjà acquises. 8. Etudiez d'abord l'objet en lui-même, puis les modifications de cet objet. Dans l'étude d'une langue, par exemple, il faut faire connaissance avec le matériel de cette langue avant de passer à l'étude de la grammaire. Règle excellente mais qui exige de la sagacité. L'enseignement à la Ratich, remanié plus tard par Jacotot et d'autres pédagogues recommandables, ne me paraît pas être la marche naturelle. J'aime mieux un enseignement progressif dans lequel les exercices sont appropriés aux règles et les règles aux exercices, et qui élève graduellement le niveau de la langue à la faveur d'une lumière qui pénètre toujours ce qui est mis sous les yeux de l'élève. Cette marche, d'ailleurs, n'exclut pas ce que la méthode Jacotot renferme de bon et de pratique1. 9. Tout doit être fondé sur l'observation et l'expérience, per inductionem et experimentum omnia. Nous voici au principe de Bacon et de Descartes. Allons, le conseil est bon. Mais Ratich l'entend d'une manière trop radicale. Velustas cessit, ratio vieil (l'antiquité succombe et la raison triomphe), est le mot inscrit en tête de ses ouvrages, comme si vetuslas et ratio étaient opposés l'un à l'autre. En bonne philosophie, le passé ne renferme-t-il pas les bases du présent, et le présent est-il autre chose que le piédestal de l'avenir? Examinons tout, vérifions la règle dans l'exemple, mais respectons, néanmoins, la règle et tout l'héritage du passé, jusqu'à ce que la fausseté nous en soit
1. J'ai vu enseigner avec succès la langue maternelle par la méthode Jacotot. Elle a des avantages incontestables quand les élèves ont déjà dépassé les premiers éléments, et que leur intelligence est habituée à lu réflexion. On sait que Jacotot n'a pas instruit àss enfants, mais des jeunes gens et des militaires. .
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dûment prouvée. Un bouleversement à priori est l'œuvre d'une raison orgueilleuse. llati'cli, comme on vient de l'entendre, est mécontent du passé, et il commence en Allemagne la réaction contre le système défectueux d'études inauguré et perfectionné par les Luther, les Trotzendorf, les Sturm et les Jésuites système dont la base, le milieu et le sommet étaient 1( latin, une servile imitation de Gicéron. Ses essais furent maladroits, et ses principes ordinairement exagérés. Rien d'étonnant donc s'il a succombé dans une entreprise audessus de ses forces, et lorsqu'il avait le siècle contre lui, au lieu de l'avoir pour lui, comme les hommes que je viens dénommer. Il a cependant, comme Montaigne, mis en relief une vérité qu'aucune force ne pourra plus renverser : c'est que les anciennes méthodes, si l'on peut ainsi appeler un enseignement empirique basé sur la mémoire et l'imitation, sont défectueuses et qu'il est devenu indispensable de régénérer les études par des méthodes fondées sur la nature, et en y introduisant des éléments nouveaux tels, par exemple, que la langue maternelle. Nous voyons poindre, ici, l'aurore d'une rénovation pédagogique; mais la guerre de Trente ans a déjà commencé son œuvre de destruction, et il ne pourra se faire d'essais sérieux que lorsque la tempête sera passée. Ratich mourut en 1635, à l'âge de soixante-quatre ans.
§ 15. «îeau Amos Coméuius.
Jean Amos Coménius naquit à Niwnitz (Moravie), en 1592. Il perdit tout jeune ses parents, qui appartenaient à la secte des frères de Bohême, et sa première éducation ' fut négligée. Ce n'est que vers l'âge de seize ans qu'il commença le latin. Il parcourut, en étudiant, l'Allemagne et la Hollande, et revint en 1614 dans sa patrie, où on le nomma recteur de l'école de Prérau. En 1616, il reçut la consécration ecclésiastique, et, en 1618, il fut nommé pasteur à Fulneck, centre principal des protestants et des
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réfugiés venus des vallées vaudoises du Piémont. A côté de ses fonctions d'ecclésiastique, Coménius remplissait aussi celles d'instituteur et écrivait des livres scolaires ; mais, en 1621, les Espagnols prirent Fulneck, et il perdit ses manuscrits. Peu de temps après sa femme et son enfant moururent. En 1624, l'empereur donna aux prédicateurs évangéliques l'ordre de quitter ses Etats. Coménius se retira dans les montagnes de Bohême, chez le baron Sadowski de Slaupna, où il s'occupa d'éducation. En 1627, tous les protestants reçurent l'ordre de quitter les Etats autrichiens; la Bohême seule compta 30,000 familles d'émigrants, dont 500 appartenant à la noblesse. Coménius se retira à Lissa, en Pologne, avec les membres de son troupeau. Arrivé à la frontière, et avant de mettre le pied sur la terre d'exil, il se retourna, tomba à genoux avec ses frères, et supplia Dieu, au milieu des larmes et des sanglots, de ne pas retirer sa bénédiction des belles contrées de la Bohême et de la Moravie, si chères à leurs cœurs, et où reposait la cendre de leurs ancêtres. Coménius enseigna le latin à Lissa, et publia, en 1631, son Janua Hnguarumreserala (la porte des langues ouvertes), qui fonda sa réputaton. Cet ouvrage a été traduit en quinze langues différentes, en grec, en bohème, en polonais, en allemand, en suédois, en hollandais, en anglais, en français, en espagnol, en italien, en hongrois, en arabe, en turc, en persan et en mongol. Nous reviendrons plus tard sur cet ouvrage. Le succès du Janua engagea les états généraux de Suède à appeler Coménius pour réorganiser les écoles de ce pays ; mais Coménius préféra aller en Angleterre, d'où il avait reçu un appel semblable. Malheureusement les troubles civils de l'Angleterre ne lui permirent pas de réaliser ses plans. 11 se rendit alors en Suède, où il vit le chancelier Oxenstiern, l'Aigle du Nord, qui connaissait ses ouvrages et les avait pénétrés plus à fond qu'aucun de ses contemporains. Il dit à Coménius que sa méthode pour l'enseiment des langues était bien supérieure à celle de Ratich,
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mais qu'il ne partageait pas ses illusions sur l'influence que pourraient exercer ses plans d'éducation. Il appuya son jugement par des considérations politiques et « sur ce que la Sainte-Ecriture met en perspective pour la fin du monde plus de mauvais temps que de beaux. ■» Sur l'invitation de la Suède et avant de procéder à des réformes scolaires, comme il l'aurait voulu, Coménius dut se mettre à rédiger des livres d'instruction. Ce travail l'occupa à Elbing (Prusse) -pendant quatre ans, après lesquels il retourna en Suède, où ses livres furent approuvés et livrés à l'impression. En 1648, il retourna à Lissa au milieu de ses coreligionnaires, qui le nommèrent leur évêque. En 1650. sur l'invitation du prince Ragazki, il partit pour la Hongrie et la Transylvanie, y organisa l'école de Patak, et y rédigea son célèbre Orbis pictus (le Monde en figures), qui réalisait le fond de sa pensée pédagogique, et qui est demeuré jusqu'à ce jour, à travers deux siècles et diverses modifications, le livre favori des enfants. Coménius retourna à Lissa en 1654. Deux ans plus tard, cette ville ayant été brûlée par les Polonais, notre pédagogue perdit sa maison, sa biblothèque etpresque tous ses manuscrits. Il se retira d'abord en Silésie, puis en Brandenbourg, à Hambourg et enfin à Amsterdam, où il mourut le 15 novembre 1671, à l'âge de quatre-vingts ans. Après ce rapide coup d'œil sur la vie agitée et errante de Coménius, j'aborde son système pédagogique. Commençons par son plan général des études. Dans son Didactica magna, Coménius jette les bases de l'organisation des études, telle que nous l'avons encore aujourd'hui. 11 établit quatre degrés principaux d'études, a. L'école maternelle schola materna. b. L'école populaire (école primaire) schola vemacula. c. Le gymnase (collège, lycée) schola lalina. cl. L'université, academia. Il doit, dit-il, y avoir une école maternelle dans chaque famille, une école populaire dans chaque commune,
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un gymnase dans chaque ville et une université dans chaque Etat ou province de quelque étendue. Les enfants doivent rester dans l'école maternelle jus\ qu'à l'âge de six ans, dans l'école populaire jusqu'à douze, au gymnase jusqu'à dix-huit, et à l'université jusqu'à vingt-quatre ans. Chaque école comprend six années. Dans l'école maternelle on exercera surtout les sens, la perception, afin que l'enfant acquière des notions claires des objets; l'école allemande cultivera le sens intérieur, l'imagination et la mémoire. L'enfant doit aussi y apprendre à reproduire ses pensées et ses sentiments, à l'aide de la main, delà langue, de l'écriture, du dessin et du chant. Dans le gymnase, on pénétrera plus avant dans la connaissance des choses au moyen du jugement et de l'intelligence. L'université doit former la volonté. Après cette introduction, Coménius entre dans des détails spéciaux sur la tâche particulière de chacun de ce; quatre degrés d'éducation. Voici quelques détails dignes d'attention. Ecole maternelle. On doit prier Dieu que l'enfant ait un esprit sain et un corps sain (mens sana in corpore sano) et agir en conséquence. Déjà, durant la grossesse, la mère doit prier pour la prospérité de son enfant, se soumettre à un régime modéré, éviter les émotions, etc. Elle allaitera elle-même son enfant. La coutume qu'ont en particulier les femmes nobles de prendre une nourrice est souverainement condamnable, nuisible aux mères et aux enfants, et contraire à la volonté de Dieu et à la nature. On ne donnera aux enfants rien d'épicé, ni d'échauffant. Avant vingt ans, aucun Spartiate n'osait boire de vin. Les remèdes donnés sans nécessité sont un poison. On doit laisser les enfants jouer autant qu'ils le veulent. Durant les six premières années, on doit poser dans l'enfant le fondement de toutes les connaissances néces-
�207 saires à la vie. Dans la nature on lui montrera des pierres, des plantes et des animaux, et on lui apprendra à faire usage de ses membres (physique, histoire naturelle), à distinguer les couleurs (optique) et les sons (acoustique) ; à contempler le ciel étoile (astronomie) ; il observera son berceau, la chambre qu'il habite, la maison, le voisinage, les chemins, les campagnes (géographie) ; on le rendra attentif à la succession du jour et de la nuit, aux saisons, aux divisions du temps, aux heures, aux semaines, aux mois, aux jours de fête (chronologie) ; il apprendra à connaître l'administration de la maison (politique), se familiarisera avec les premières notions du calcul, avec les ventes et les achats (arithmétique, commerce), les dimensions des corps, les lignes, les surfaces et les solides (géométrie); il entendra chanter, et sa voix apprendra à reproduire des sons et des phrases musicales (chant, musique); on surveillera la formation et le développement de sa langue (grammaire) ; il s'exercera à donner de l'expression à sa pensée, à ses sentiments par des gestes et des inflexions de voix (rhétorique). Par ce moyen, l'école maternelle développera les germes de toutes les sciences et de tous les arts. Passant à l'éducation morale et religieuse, Coménius exige avant tout que les parents donnent un bon exemple à leurs enfants, et leur recommande une sévérité salutaire. Il leur donne des directions pour les exercer à la sobriété, à la propreté, à l'obéissance, et, comme dans le baptême on les a donnés à leur divin Sauveur, il veut qu'on les élève dans le sentiment de leur dépendance de Dieu, que l'on continue à prier pour eux, et qu'on leur apprenne à prier, etc. A six ans, l'enfant est mûr pour aller à l'école, mais on se gardera bien de lui peindre cette dernière comme un lieu redoutable; on la lui montrera, au contraire, sous un jour agréable et des couleurs attrayantes.
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Ecole primaire.
Proprement école de îa langue maternelle. Coménius
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veut qu'on y envoie tous les enfants indistinctement. On ne doit pas, comme plusieurs le veulent, commencer la latin de si bonne heure. D'un autre côté, tous les enfants ont besoin d'instruction, et cette première instruction doit être donnée dans la langue maternelle. Vouloir enseigner une langue étrangère à un enfant qui ne connaît pas sa langue maternelle, c'est apprendre à monter à cheval avant de savoir marcher. Les objets d'enseignement de l'école primaire sont : la lecture, l'écriture, le calcul usuel, le mesurage, le chant, Yétude du catéchisme et des chants sacrés, la connaissance de la Bible, une idée générale du l'histoire, en particulier de la création, de la chute et du
relèvement de l'humanité par Jésus-Christ ; quelques notions de cosmographie et de technologie. Toutes ces choses ne
sont pas seulement nécessaires aux étudiants, mais encore aux économistes, aux marchands, etc. L'école primaire doit être divisée en six classes, ayant chacune un livre particulier écrit dans la langue maternelle.
Ecole latine (gymnase).
Ici on enseignera quatre langues et les sept arts libéraux, la grammaire, la dialectique et la rhétorique (trivium); l'arithmétique, la géométrie, la musique et l'astronomie (quadrivium); en outre, la physique (histoire naturelle), la chronologie, l'histoire, la morale ou éthique et la théologie biblique. L'école se divise en six classes d'une année chacune : I. Classe de grammaire (Grammatica). IL Classe de physique (Physica). III. Classe de mathématiques (Ualhemalica). IV. Classe de morale (Ethica). V. Classe de dialectique (Dialectica). VI. Classe de rhétorique (Rhetorica), Les élèves doivent apprendre parfaitement l'allemand et le latin, le grec et l'hébreu, de manière à pouvoir comprendre ces langues. C'est intentionnellement que Comé» nius place la dialectique et la rhétorique en dernier lieu,
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car, dit-il, si l'on ne connaît pas les choses, on ne saurait en parler raisonnablement. L'Université. Coménius n'a pas poursuivi sa méthode jusqu'à l'université, il dit seulement que cette dernière doit représenter l'universalité des connaissances. Coménius demande qu'il se forme dans quelque pays une Académie des sciences; une schola scholarum.ou collegium diclacticurn, reliant entre eux, dans un intérêt scientifique, tous les savants du monde. C'est la première idée de ce genre que nous rencontrons dans le domaine de la pédagogie. La Société royale de Londres a réalisé la première cette idée de Coménius. L'organisation des études, recommandée par Coménius, est demeurée, jusqu'à ce jour, la base de l'organisation scolaire. Nous y trouvons la première éducation dans la famille, l'école primaire détachée des études supérieures et ramenée à sa vraie destination ; enfin l'enseignement moyen et supérieur, ainsi que les grandes institutions scientifiques. Il a donné de plus à son organisation une base psychologique qui rappelle les travaux subséquents de Pestalozzi. Dans son plan d'études, en effet, il poursuit le développement naturel de nos facultés, en commençant par celles qui se manifestent les premières (l'attention, l'entendement, la mémoire), et en finissant par celle (la volonté) qui n'est mise en jeu que par le déploiement de toutes les autres. Je ne puis entrer ici dans le détail des œuvres de. Coménius et montrer l'application d^ses principes aux diverses branches de l'éducation. Je ne saurais cependant passer sous silence son célèbre ouvrage sur l'enseignement des langues, et en particulier du latin, son Janua reserata,. non plus que son Or bis pictus, qui en est l'achèvement. Le Janua reserata, qu'il divisa plus tard en trois cours successifs, le Vestibulum, le Janua et l'Atrium, est un en-
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE.
seignement gradué du latin, avec l'intuition pour base, les mots pour matériel et des propositions pour exercices; c'est-à-dire que les mots y désignaient des choses que les élèves pouvaient connaître par intuition, et que ces mots étaient employés dans des propositions qui en faisaient connaître l'usage. Les règles de grammaire venaient au fur et à mesure qu'on en avait besoin. C'est ,1e principe rationnel qui prévaut aujourd'hui en tout pays pour renseignement élémentaire des langues. Le Vestibulum renfermait 500 mots et autant de phrases faciles. Les mots étaient tirés des diverses parties du discours en commençant par les substantifs. Le Janua renfermait environ 2,500 racines avec leurs dérivés, leurs composés et les phrases nécessaires pour en montrer l'application. L'Atrium familiarisait les élèves avec les tournures particulières et les beautés du langage. C'était déjà de la rhétorique. Quand ces trois degrés étaient passés, on prenait les auteurs et l'on commençait les exercices de style. L'Orbis pictus, que j'ai déjà mentionné, n'était autre chose que le Janua reserata orné de figures. Par ce dernier ouvrage, Coménius réalisait le principe de l'enseignement intuitif, qu'il voulait voir à la base de toutes les sciences. Ici encore, Coménius est l'intelligent précurseur de Pestalozzi. Avec le temps le texte disparut de YOrbis pictus; mais il n'en est pas moins demeuré, dans ses diverses transformations, un des ouvrages les plus utiles pour l'instruction des enfants. L'Orbis pictus est la souche mère de tous les livres d'images destinés aux enfants.. L'intuition réclamé» et pratiquée par Coménius est un principe plus fécond qu'il ne paraît au premier abord. Bien avant Coménius, des hommes éclairés avaient fait ressortir le besoin d'étudier non-seulement des formes et des langues qui ne sont que la représentation sensible des pensées, mais aussi les objets mêmes de nos connaissances ; toutefois, le réalisme qu'ils réclamaient était tout verbal; ils ne le rattachaient pas à l'observation des
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choses et à l'expérience, comme le veut Bacon pour l'histoire naturelle et Coménius pour les études en général. L'intuition est l'étude vraie et naturelle des choses, et elle est le fondement de nos connaissances et de toute la science. Elle veut que l'histoire naturelle s'apprenne dans' la nature, la physique avec les instruments nécessaires, la chimie dans un laboratoire, les arts dans la sphère où ils s'exercent, et ainsi de suite. Coménius revient sans cesse sur la nécessité d'étudier les choses, d'étendre les connaissances, afin de donner aux langues une base large et solide et de faire progresser les arts et les sciences. A la vérité, les choses, dans Coménius, sont étudiées en vue des langues et non pour elles-mêmes, comme l'entend Bacon et comme cela se pratique aujourd'hui; mais l'école n'était pas encore assez développée pour faire cette distinction. Je termine cette courte caractéristique de la pédagogie de Coménius en donnant encore ici, sous forme d'aphorismes, quelques-unes de ses pensées les plus fécondes : 1. L'homme est une créature raisonnable, le roi des autres créatures. Avant la chute, tout son être était porté vers la connaissance, la vertu et la piété. Depuis, sa voie a été obscurcie; néanmoins, il est encore capable de ces trois choses par la grâce que Dieu nous a faite en JésusChrist qui nous réengendre à une vie nouvelle. 2. Le savoir, la vertu et la piété ne sont pas contenus dans la nature humaine ; il faut les y éveiller par l'étude, l'exercice et la prière. 3. L'instruction est d'autant plus facile qu'elle suit de plus près la marche de la nature. Tout ce qui est naturel se fait sans peine. 4. L'instruction doit être progressive et appropriée à la force croissante des facultés intellectuelles. 5. C'est une erreur fondamentale que de commencer l'enseignement par les langues et de le terminer par les choses, par les mathématiques, l'histoire naturelle, etc.;.
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car les choses sont la substance, le corps, et les mots l'accident, l'habit. Ces deux parties de la connaissance doivent être unies ; mais il faut commencer par les choses, qui sont l'objet de la pensée et de la parole. : 6. C'est aussi une erreur que cle commencer l'étude d'une langue par la grammaire. Il faut d'abord en donner le matériel dans un auteur ou un vocabulaire bien arrangé. La forme, c'est-à-dire la grammaire, ne vient qu'après. 7. Dans l'étude intuitive des objets, on commencera par les plus rapprochés et l'on terminera par les plus éloignés. 8. On doit d'abord exercer les sens (perception), puis la mémoire, puis l'intelligence, puis le jugement (raisonnement). Car la science commence par l'observation; les impressions reçues se gravent ensuite dans la mémoire et l'imagination; l'intelligence s'empare alors des notions rassemblées dans la mémoire et en tire des idées générales ; enfin la raison tire des conclusions des choses suffisamment connues et coordonnées dans l'intelligence. 9. L'enfant ne doit apprendre que ce qui peut lui être utile pour cette vie et pour l'autre. 10. Il ne suffit pas seulement de faire comprendre, il faut encore apprendre à exprimer et a pratiquer ce qu'on a compris. 11. Ce n'est pas l'ombre des choses qui fait impression sur les sens et l'imagination, mais les choses elles-mêmes. C'est donc par une intuition réelle qu'il faut commencer l'enseignement, et non par une description verbale des choses. 12. On doit observer d'abord l'objet d'une manière générale, puis chaque partie en particulier et dans ses rapports avec l'ensemble. 13. Le talent se développe par l'exercice. L'écriture s'apprend en écrivant, le chant en chantant, etc. 14. L'étude des langues doit commencer par la langue
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maternelle; on passe ensuite à la langue d'un peuple voisin, puis au latin, au grec, à l'hébreu, apprenant une langue après l'autre et non toutes à la fois, crainte de confusion. 15. Chaque langue s'apprend mieux par l'usage, par l'oreille, la lecture, les copies, etc., que par les règles Celles-ci suivent l'usage pour lui donner plus de sûreté. 16. On ne doit faire apprendre parfaitement que la langue maternelle et le latin. (Coménius recommande le latin, parce qu'il voulait en faire la langue universelle, un lien intellectuel commun entre tous les peuples). Quoique Coménius se soit surtout occupé de la culture intellectuelle et de l'enseignement, il est loin d'avoir méconnu la valeur de l'éducation physique, morale ei religieuse. Ses ouvrages renferment, à ces différent;! égards, des règles excellentes. Il insiste surtout sur la nécessité d'élever les enfants dans le sentiment de leur dépendance vis-à-vis de Dieu. « Il faut, dit-il, exhorter de honne heure les enfants à chercher Dieu, à lui obéir et à l'aimer par dessus toutes choses. Ils n'en sont pas aussi incapables que plusieurs se plaisent à le dire. L'objection qu'ils ne comprennent pas ce qu'ils fout ne doit pas nous arrêter; l'intelligence viendra après. Dieu n'a-t-il pas ordonné qu'on lui fasse offrande des prémices? Pourquoi donc lui refuserait-on les prémices de la pensée, de la parole, des mouvements et des actions? Il faut que les enfants apprennent de bonne heure que la vie éternelle, et non ce monde temporel, est le but de notre existence; que cette vie n'est qu'un temps de préparation pour l'autre, et qu'ainsi ils ne doivent jamais sacrifier ce qui est éternel à ce qui est périssable. Qu'on les habitue donc, dès leur plus tendre enfance, à pratiquer tout ce qui mène à Dieu, à prier, à lire les Ecritures, à rendre un culte à leur Créateur, et à garder ses commandements. « Que Dieu, s'écrie-t-il, n'a-t-il pitié de nous, et ne nous fait-il trouver un moyen de ramener toute l'activité que nous dé-
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ployons hors de Dieu à la poursuite de tout ce qui est bien et agréable à Dieu ! » Ce besoin d'employer toutes les forces vives de l'homme à poursuivre ce cari est bien et agréable à Lieu devint surtout dominant sur la fin de la vie de notre célèbre pédagogue. A l'âge de soixante-dix-sept ans, il écrivit un ouvrage intitulé : La seule chose nécessaire. On y trouve la profession de foi de l'auteur et une touchante confession de ses erreurs. Il s'était, en particulier durant les horreurs de la guerre de Trente ans, embarrassé dans l'interprétation des prophéties, et il avait publié un livre intitulé : Lux in tenebris, « la lumière dans les ténèbres, » qui avait rencontré bien des contradicteurs, et que sa conscience lui faisait un devoir de désavouer. Je ne puis mieux achever le portrait que je viens d'esquisser qu'en citant les paroles par lesquelles Coménius termine le dernier de ses ouvrages : « Je vais me dépouiller, dit-il, de tous les soucis terrestres. Désire-t-on que je m'explique plus clairement sur ce point ? Eh bien ! la plus chétive hutte doit me tenir lieu de palais ; et si je ne puis en avoir une pour reposer ma tête fatiguée, je veux, à l'exemple de mon maître, être content si quelqu'un m'accueille sous son toit. Ou bien je demeurerai sous la voûte du ciel, comme il le fit à Gethsémanée les nuits qui précédèrent sa mort, jusqu'à ce que les anges viennent me chercher, comme le pauvre Lazare, et m'emportent dans le sein d'Abraham. Au lieu d'un vêtement précieux, je veux me contenter, comme Jean-Baptiste, d'un habit grossier. Du pain et de l'eau seront mes mets les plus délicieux ; et si je puis y ajouter un peu de légume, je veux louer la bonté du Tout-Puissant. Ma bibliothèque se composera du triple livre de Dieu K Ma philosophie sera d'admirer avec Eavid les œuvres de Lieu, et de m'étonner de ce qUe Celui qui- a fait de si grandes choses s'abaisse j usqu'à faire attention
i. Là
nature, la conscience et la Kiblê,
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avec amour à un ver comme moi. Mes remèdes seront peu de nourriture, beaucoup de jeûnes; et ma jurisprudence sera de faire à autrui comme je désire qu'il me soit fait à moi-même. Si quelqu'un me demande quelle est ma théologie, je ferai comme saint Thomas d'Aquin mourant, car moi aussi je vais bientôt mourir, je prendrai la Bible et je dirai du cœur et de la bouche : « Je crois ce qui est écrit dans ce livre. » Si l'on veut une confession de foi plus explicite, eh bien! je réciterai le symbole de3 apôtres (Credo); car je n'en connais pas de plus courte, de plus simple, de plus complète. Si l'on me demande mon formulaire de prière, je nommerai l'Oraison dominicale, attendu que personne ne peut donner un moyen plus puissant pour ouvrir le cœur du Père que le Fils qui est descendu du sein du Père. Enfin, si l'on me demande les règles de ma vie, j'indiquerai les dix commandements ; car personne ne peut mieux dire ce qui plaît à Dieu que Dieu lui-même. « Je loue et j'exalte ta divine sagesse, ô mon Sauveur, de ce que tu ne m'as donné sur la terre ni patrie ni demeure, et de ce qu'elle m'a été partout un lieu d'exil et de pèlerinage ! Je ne saurais dire avec Jacob : « Mes jours ont été courts et n'ont pas atteint à l'âge de mes pères. » Car tu as fait que les miens ont été plus longs que ceux de mon père, de mon grand-père et de plusieurs milliers de ceux qui ont traversé avec moi le désert de ce monde. Tu sais pourquoi tu as ainsi prolongé mes jours... et je m'en remets à ta sainte volonté. Tu m'as, en tout lieu, envoyé, comme au prophète Elie, un ange dans le désert pour me réconforter avec une bouchée de pain et un verre l'eau, afin que je ne meure pas de faim et de soif. Tu m'as aussi préservé de la folie universelle des hommes, [jui prennent ce qui est accidentel pour l'essentiel, le chemin poUr le but, la peine pour le repos, l'asile pour la demeure, le voyage pour la patrie ; mais moi, tu m'as conduit en Horeb, la montagne de ta sainteté ; oui, tu m'y as entraîné 1 Que ton saint nom soit béni 1 »
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Eu terminant la biographie de Coménius, M. Kellner 1 dit, et j'aime à le répéter après lui : « Aussi longtemps que le principe de l'enseignement intuitif conservera sa valeur, ausi longtemps qu'un caractère doux et un cœur pieux demeureront la plus belle parure de l'instituteur, aussi longtemps enfin que dans les écoles d'Allemagne on apprendra l'allemand et qu'on travaillera à une culture nationale allemande, aussi longtemps le souvenir d'Amos Coménius y vivra dans le cœur des amis de l'instruction, x
16. ILoeîse.
Le pédagogue et philosophe anglais Locke naquit en 1632 à Wrington, près de Bristol. Son père était capitaine dans l'armée du parlement durant la guerre civile. Après avoir, jusqu'en 1651, fréquenté l'école de Westminster, il se rendit à Oxford, où il étudia entre autres choses la médecine. En 1664, il partit pour Berlin en qualité de secrétaire d'ambassade ; mais il revint dès l'année suivante à Oxford. En 1666, il accepta des fonctions de précepteur chez le comte de Schaftesbury, qui lui confia l'éducation d'un fils maladif, âgé de quinze ans. Ce fils prospéra entre les mains de Locke, se maria et eut sept enfants, dont l'aîné, un garçon, fut encore élevé par notre pédagogue. En 1683, Schaftesbury ayant dû quitter l'Angleterre, Locke l'accompagna en Hollande. Il en revint en 1689. En 1690, il publia son célèbre ouvrage SUT Y esprit humain, et en 1693, ses Pensées sur l'éducation des enfants. Ce dernier ouvrage eut un grand succès ; on le traduisit en français, en allemand et en hollandais. Les dernières années de Locke furent consacrées à l'étude des Saintes-Ecritures et à la religion, qu'il avait négligée durant sa vie. Il écrivit des commentaires sur les épitres de saint Paul. Quelques mois avant sa mort, il communia avec deux de
t. Ancien directeur d'Ecole normale, membre catholique du Conseil royal de l'instruction (Prusse).
�217 ses amis, et leur déclara qu'il éprouvait un amour sincère pour tous les hommes; il se sentait aussi, disait-il, en communion avec tous les fidèles composant la vraie Eglise de Jésus-Christ, à quelque dénomination qu'ils appartinssent. Il mourut, le 28 octobre 1704, en écoutant la lecture d'un psaume. Locke n'est pas un pédagogue aux vues étendues et profondes, comme Coménius. C'est un précepteur qui a écrit sur l'éducation domestique qu'il convient de donner aux enfants des hautes classes. Il a jeté quelques regards justes et profonds sur la nature de l'enfant et indiqué des procédés pratiques; mais, en général, son jugement est peu solide, il tombe facilement dans l'exagération de son principe. Voici un rapide aperçu de ce que sa pédagogie renferme de plus saillant. Introduction. « Mens sana in corpore sano » (esprit sain dans un corps sain), est, dit Locke, la description complète d'un heureux état sur la terre. Celui qui possède ces deux choses n'a plus guère de vœux à former, mais qui manque de l'une et de l'autre est dans une situation malheureuse qu'on ne peut guère améliorer. L'éducateur doit essentiellement s'occuper de l'âme, mais le corps a aussi son importance et c'est par lui que je vais commencer Education physique. Les enfants de familles nobles doivent être traités, sous le rapport physique, à peu près de la même manière que ceux des campagnards aisés. On ne les habillera pas trop chaudement, pas même en hiver, et on les habituera à être sans bonnet, soit de jour, soit de nuit, soit par le vent, soit par la pluie. Pas de vêtements étroits. Les corsets des filles sont particulièrement nuisibles à la santé K
1. Ils affaiblissent le corps et engendrent toutes sortes d'infirmités en gênant le jeu et le développement des organes les plus essentiels à la vie, tels que l'estomac et les poumons.
TEMPS
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�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 218 Le lait est la nourriture la plus convenable aux jeunes enfants. La viande est un aliment trop solide pour leur estomac. Les mets épicés ou trop salés leur sont nuisibles. Entre les repas, qui doivent être peu nombreux, on ne doit leur donner que du pain sec. Ils peuvent boire de la bière, mais non du vin et des liqueurs. On doit leur défendre les melons, les pêches, les raisins et la plupart des espèces de prunes ; mais ils peuvent manger des fraises, des groseilles, des pommes et des poires1. On doit habituer les enfants à des évacuations régulières. Le temps le plus propice est le matin, après le déjeuner. Les enfants doivent se laver tous les jours les pieds dans de l'eau froide, afin de les endurcir, ainsi que les mains, contre l'humidité. Les bains froids font merveille sur les personnes faibles. Tout garçon doit apprendre à nager. Il doit sortir et se mouvoir à l'air libre, en toute saison. Se coucher tôt et se lever matin est une règle d'or à laquelle il faut soumettre les enfants. Huit heures de sommeil suffisent. On ne doit pas les éveiller violemment. Leur couche doit être'dure; on ne les couchera pas sur de la plume. On leur donnera le moins de remèdes possibles, surtout pas de préservatifs, et on n'ira pas chercher le médecin pour de légères indispositions. Locke recommande encore l'équitation, l'escrime et la danse, comme des exercices propres à fortifier le corps, à l'assouplir, à lui donner de la tenue. Cependant ce n'est que pour se conformer à l'usage qu'il permet l'escrime. Il aimerait à la défendre à cause des dangers qu'elle présente. A ce point de vue, la danse peut aussi éveiller des craintes fondées. 1. Locke ne se tromperait-il pas? N'oublions pas cependant qu'il nous parle avec l'autorité d'un médecin. Il me paraît que, dans sa pensée, il veut proscrire les fruits exotiques, d'après ce principe, que la nourriture a plus saine est celle qui croît dans le climat où l'on vit.
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Education intellectuelle (Instruction)1 .' Le programme des études que Locke veut faire parcourir à son élève est assez étendu. Il commence par la lecture, qu'il veut qu'on fasse apprendre en jouant. Un dé à 25 facettes, portant chacune une lettre de l'alphabet, est l'abécédaire qu'il remet entre les mains de son élève. On joue avec ce dé, et l'élève doit apprendre à nommer les lettres qui sortent. On passe ensuite à l'épellation et à la lecture. Ecriture. Rien de remarquable. Le Dessin n'est que la continuation de l'écriture. On doit apprendre à dessiner des maisons, des machines, des paysages, etc., ce qui est d'une grande utilité en voyage. Outre la langue maternelle, le français et le latin, Locke recommande encore la géographie, l'arithmétique, en particulier l'arithmétique commerciale et la tenue des livres, la géométrie (les six premiers livres d'Euclide), la chronologie et l'histoire, le droit civil et les lois constitutionnelles de son pays. Il conseille d'apprendre dans Cicéron, plutôt que par règles, la logique et la rhétorique. Il recommande encore la philosophie naturelle, qu'il divise en métaphysique, ou étude des esprits, et en physique, ou étude des corps. Il faut, dit-il, commencer par la métaphysique, et la puiser dans la Bible, de peur que le monde naturel n'étouffe la foi au surnaturel. On peut se servir de Descartes. Pour la physique, on suivra l'incomparable Newton. Le savant doit savoir le grec, mais comme Locke ne veut pas faire un savant, il abandonne cette langue, que son élève pourra toujours apprendre seul un jour, s'il le désire. Il donne à la musique la dernière place, car d'abord on ne saurait tout apprendre, et ensuite c'est un art inutile. Comme les pédagogues qui l'ont précédé, Locke s'appesantit essentiellement sur l'enseignement des langues.
k, Locke né t»r1e cm'en durnîef Uett de l'instruction dans ses Penséeè.
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C'est que cet élément est toujours dominant clans l'instruction ; les autres branches sont des accessoires qu'on ne sait pas encore traiter avec l'étendue et l'importance qu'elles méritent. Locke partage, sur l'enseignement des langues, les principes de Ratich et de Coménius. Avant tout il veut la langue maternelle. Il ne permet pas que son élève la méprise sous prétexte qu'elle est la langue du peuple. A l'anglais enjoindra d'abord le français (la langue d'un peuple voisin, disait Coménius), qu'il faut apprendre jeune et de la môme manière que la langue maternelle, c'est-à-dire en parlant. Si l'enfant ne commence pas cette langue de bonne heure, il n'acquerra jamais unebonne prononciation. On peut appliquer ces paroles à toute autre langue étrangère. Le latin doit s'apprendre de la même manière que le français. Si l'enfant ne peut avoir un maître parlant latin, on lui fera lire les fables d'Eosope avec la traduction en regard. Il lira la première fable jusqu'à ce qu'il comprenne. Il passera ensuite à la suivante, et ainsi de suite, répétant toujours ce qu'il sait déjà. Après Esope, on prendra Justin et Eutropë. Avec la grammaire, on n'apprend aucune langue. On en épargnera donc l'ennui à l'enfant. C'est aux philologues qu'il appartient d'approfondir l'étude d'une langue. La première grammaire à apprendre est celle de la langue maternelle. En général, on ne doit aborder la grammaire d'une langue que quand on sait la parler couramment. Si l'enfant doit étudier le latin dans une école, il faut le dispenser des thèmes latins, des vers et des discours ; on se bornera à lui faire comprendre cette langue. La manie de faire faire des vers est surtout condamnable. Si l'élève n'a pas de talent, on le tourmente inutilement, et s'il en avait, il faudrait plutôt étouffer cette disposition que de travailler à la développer. La poésie est un art inutile : il n'y a point d'or sur le Parnasse. On ne doit pas faire apprendre par cœur de longs morceaux classiques. L'âme ne se fortifie aue par ce qui la
�TEMPS MODERNES. 221 passionne fortement. Qu'on règle ses goûts, qu'on la fasse travailler avec ordre et méthode, et l'on aura fait ce qui est possible pour fortifier la mémoire* Locke dit qu'une mère pourrait enseigner le latin à ses. enfants. Elle n'aurait pour cela qu'à lire elle-même les évangiles en latin jusqu'à ce qu'elle lés comprît, puis elle les ferait lire à ses fils. On passerait ensuite aux fables d'Esope!... J'aurais plusieurs remarques à présenter sur les idées de Locke en matière d'enseignement ; mais je me bornerai aux plus essentielles. Locke affecte du mépris pour la musique et la poésie, sous prétexte que ces arts sont inutiles. Je ne saurais partager son opinion. Le chant et la musique sont les auxiliaires des sentiments les plus intimes de notre nature : la religion, le patriotisme, la joie, la tristesse, y ont recours pour exprimer ce que le langage est impuissant à rendre, et ces arts développent des sentiments qui nous seraient inconnus si nous ne les possédions pas. Or, l'homme ne vit pas seulement de pain et de pensées, il vit aussi d'impressions. J'en dirai autant de la poésie, qui fait vibrer en nous des fibres qu'elle seule sait atteindre. Ajoutons à cette considération que la versification est un excellent exercice de style. Rien n'est plus propre à donner le goût de l'harmonie et du nombre, rien ne rompt mieux un jeune homme au style que l'obligation de fabriquer des vers, c'est-à-dire d'enfermer sa pensée dans un cadre limité et soumis à des règles invariables. L'ordre dans lequel Locke veut qu'on apprenne les langues est excellent, mais son aversion pour la grammaire va beaucoup trop loin. Sa méthode réussira aussi longtemps qu'il ne s'agira que de converser, mais dès qu'on doit lire et écrire, la grammaire devient une lumière et un guide indispensable. Se lancer, par exemple, dans le latin, sans connaître ni les déclinaisons, ni les conjugaisons, c'est s'aventurer dans une forêt sans chemin et sans boussole. Et comment encore écrire le fran-
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çais sans la connaissance de la grammaire? Commençons toujours, dans l'étude d'une langue, par donner le matériel, mais montrorf? ensuite de quelle manière les mots se relient entre eux et quelles modifications résultent de leurs rapports. Quand Locke dit qu'on peut apprendre seul le grec, si on en a envie, et qu'une mère peut enseigner le latin à ses enfants, sans le savoir elle-rriême, cela ne mérite pas qu'on s'y arrête pour le réfuter. Mais les idées de Locke en matière d'enseignement renferment une erreur plus grave et plus dangereuse encore que celle que je viens de relever. On a vu qu'il veut que l'enfant apprenne à lire en jouant; les langues doivent aussi s'apprendre sans peine, en causant, sans trop d'exercices de mémoire, sans thèmes difficiles, sans versification et sans aride grammaire. Paire de l'étude un jeu, une récréation, telle est la pente sur laquelle il pousse la pédagogie. Nous verrons plus tard Rousseau et Basedow élargir cette voie, et oublier cette vérité éternelle : que l'homme doit manger son pain à la sueur de son front. Bienheureux est l'homme, dit le sage, qui a appris à porter le joug dès sa jeunesse ! Sans doute, le plaisir est un des éléments de la vie ; mais la peine en est aussi un, et ces deux éléments, plaisir et peine, joie et souffrance quoique opposés l'un à l'autre, n'en sont pas moins un de ces dualismes mystérieux et indissolubles dont notre existence terrestre est pétrie. Education morale et religieuse. L'éducation doit être domestique ou privée, et non publique. L'école, où. tout se fait au coup de la cloche, exerce une influence fâcheuse sur le caractère des enfants. Ceux qui sont chargés d'élever des enfants doivent tout d'abord chercher à établir leur autorité. Au commencement on exigera une obéissance absolue ; mais à mesure que l'enfant grandit, le commandement doit être remplacé par le conseil et la discussion. Plus tôt l'on traitera l'enfant en homme, plus vite il sera homme.
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Le but de l'éducation est la vertu, qui est indispensable pour acquérir l'estime et l'amour de ses semblables, ainsi que le contentement de soi-même. Son fondement est la connaissance de Dieu, tel qu'il nous est révélé dans le Symbole des apôtres. On se contentera, en fait de culte privé, d'une courte prière le soir et le matin. — On ne parlera pas aux enfants des esprits, des revenants, etc. Le moyen le plus efficace pour maintenir l'enfant dans le chemin- de la vertu, c'est de le rendre sensible à l'approbation et au mépris de ses semblables. L'amour des louanges et la crainte de la honte sont les soutiens les plus solides de la vertu ; c'est le tronc vivant sur lequel on peut greffer avec succès les vrais principes de la morale et de la religion. Là est le grand secret de l'éducation. Les louanges que l'enfant a méritées doivent lui être données publiquement, cela double la récompense. Mais il faut cacher ses torts et ses défauts. On ne doit pas faire étudier les enfants à coups de bâton, car cela les dégoûte du travail et les rend lâches et rampants. Mais il ne faut pas non plus les encourager en leur donnant des gourmandises, de l'argent ou de beaux habits. Il faut agir sur eux par la louange ou le blâme. On évitera de leur imposer un travail qui leur répugne ; les enfants veulent être libres et indépendants, aussi bien que l'adulte. On s'efforcera de leur inspirer l'amour du travail et on ne les y contraindra pas. Un enfant bien disposé apprend trois fois plus que celui qui ne l'est pas. Néanmoins l'enfant ne doit pas demeurer oisif; il faut qu'il apprenne à quitter ce qui lui plaît pour faire ce qui lui plaît moins, lorsque le devoir l'y appelle. Pour corriger l'enfant qui aime mieux jouer que de travailler, on lui ordonnera de beaucoup jouer et on ne lui permettra le travail que comme récréation. Les enfants sont impérieux et égoïstes par nature. Il faut combattre énergiquement ces deux tendances. On guérira l'enfant de l'égoïsme en l'engageant à faire des
�224 HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. libéralités, après quoi on le comblera de louanges et de récompenses. Le mensonge doit être représenté aux enfants comme une chose indigne d'un homme d'honneur. Le mensonge répété doit être puni de la verge. L'aveu sincère sera suivi du pardon de la faute. On doit avoir l'œil ouvert sur tous les défauts d'un enfant, afin de les combattre, et on évitera soigneusement de lui inculquer de mauvaises habitudes, telles que celles de frapper, de mentir, de rechercher les friandises, etc. La tenue et les bonnes manières s'apprennent dans la bonne société plutôt que par des règles. On ne doit pas donner à l'enfant trop de règles de conduite, car, quand on veut les maintenir toutes, on devient trop sévère, et si l'on se relâche, on compromet son autorité. Il ne faut pas punir dans la colère, ni apostropher les enfants en se servant de paroles injurieuses. L'entêtement et la rébellion doivent seuls être punis de la verge, et encore faut-il faire en sorte que la honte les atteigne plutôt que la douleur. Les coups doivent briser la volonté, mais il faut absolument qu'ils la brisent. Quand on est obligé de punir, il faudrait avoir recours à un domestique. De cette manière, les parents conserveraient mieux leur dignité, et l'antipathie que l'enfant conçoit contre celui qui le frappe ne retomberait pas sur eux. — Le précepteur ne doit frapper qu'avec la permission du père. Locke donne encore le conseil de raisonner avec l'enfant pour le convaincre de sa faute (conseil dangereux ! ). Comme le lecteur intelligent et attentif l'aura déjà observé, Locke n'est pas un guide sûr en éducation. L'instruction publique, qu'il blâme, présente des avantagea que n'a pas l'instruction privée. Chacun, d'ailleurs, n'a pas le moyen d'avoir un gouverneur, sans compter que bien peu seraient capables de donner toute l'instruction que l'on reçoit dans un collège ou dans un lycée. Ajoutons que l'école est un fort bon apprentissage de la vie,
�225 lorsqu'elle est bien dirigée. Les leçons à heures fixes, que Locke condamne, comme ne tenant pas compte des dispositions de l'élève, sont on ne peut plus propres à discipliner l'enfant et à soumettre son activité à une volonté supérieure. Un jeune homme qui a suivi régulièrement les classes d'une école, est capable d'entrer dans une vocation et d'en remplir les devoirs d'une manière exacte et régulière. Je ne pense pas avec Locke, qu'on doive, en éducation, se hâter de faire des hommes. On signale ce fait comme un des défauts de l'éducation américaine. Locke a sans doute emprunté aux jésuites l'idée subtile de faire frapper les enfants par un tiers, ainsi que celle qui se rapporte à l'effet des louanges et de la honte. J'ai déjà exprimé ailleurs ma manière de voir sur ces matières. Il est évident que l'amour-propre est un mobile d'une grande puissance et qu'il doit conserver sa place clans l'éducation. Mais ce mobile doit peu à peu faire place à la voix de la.conscience, qui met l'homme, non plus en regard de ses semblables, mais en face de Dieu. Locke se traîne ici dans une morale toute humaine. Ce qu'il dit de la religion est très-faible et a l'air d'un horsd'œuvre dans son système. Telles sont, en abrégé, les principales pensées de Locke en matière d'éducation. Gomme on l'a vu, elles sont entachées de mainte erreur, mais cela ne doit pas nous empêcher de profiter des idées utiles et pratiques qu'elles renferment. Locke a été et demeurera un pédagogue célèbre. La renommée cependant me paraît l'avoir traité en favori, probablement parce qu'il a donné naissance à une philosophie nouvelle, l'empirisme, dont Gondillac a été le principal représentant1, et qu'en éducation il a montré une grande indulgence envers des faiblesses qui sont chères à la nature paresseuse et égoïste de l'enfant.
TEMPS MODERNES. 1. Cette école nie les idées innées et base toutes nos connaissances sut l'expérience ; elle aboutit à la négation du surnaturel.
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§ 17» Auguste Ilermaiin Fraticîs©s (1663 à 1727)
Pendant que Jean-Baptiste de la Salle fondait en France l'ordre des Frères des Ecoles chrétiennes, un homme d'un caractère non moins remarquable et d'une foi étonnante commençait en Allemagne, avec sept florins, une des oeuvres les plus extraordinaires qui se soient jamais produites dans le champ de la pédagogie. Cet homme est Auguste Hermann Franche, prédicateur et professeur à Halle. On est déjà saisi d'étonnement et d'admiration à la seule vue des bâtiments qu'il fit construire pour ses divers établissements. Le premier qui se présente est une grande maison, à gauche du chemin qui conduit de la ville au faubourg Glaucha. Audessus de la porte d'entrée, on lit ces paroles solennelles : Ceux qui se confient en l'Eternel reprennent de nouvelles forces, les ailes leur reviennent comme aux aigles, ils courront et ne se fatigueront pas. Après avoir traversé ce premier bâtiment, on arrive dans une longue cour, véritable rue, bordée de hautes maisons. Mais ce n'est guère là que la moitié des bâtiments, qui comprennent, outre la maison des orphelins, le gymnase ou pédagogium, une librairie considérable, l'institution biblique de Gannstein, une grande pharmacie, et plusieurs autres constructions,jardins, etc., pour les divers besoins de cette œuvre gigantesque. Au premier abord, on se croirait transporté dans une colonie étrangère. Francke naquit à Lubeck, sur la Baltique, le 22 mars 1663. Son père s'étant rendu, en 1666, à Gotha, en qualité de conseiller de justice, le jeune Francke y suivit les cours du gymnase; ensuite il alla étudier àErfurt, à Kiel, àHambourg, et de nouveau à Gotha. Ses études terminées, il se rendit à Leipsick, où il donna, sur l'Ancien et le Nouveau Testament, des cours publics qui attirèrent un nombreux auditoire et commencèrent sa réputation. La
�227 théologie n'était cependant encore pour Francke qu'une affaire de tête et non de cœur et de conviction, comme il nous l'apprend lui-même. Des doutes pénibles agitaient son âme. Les juifs, se disaient-il souvent, croient au Talmud, les Turcs au Coran, les chrétiens à la Bible. Qui a raison ? Appelé à Lùnebourg par le surintendant Sandhagen, et devant y prêcher sur ces paroles : Ces choses sont édites, afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la vie par son nom, ses doutes se réveillèrent avec une nouvelle intensité; il devait prêcher sur la foi et il n'avait point de foi. Dans son angoisse, il se mit à prier Dieu de vouloir le sortir de ses doutes et l'éclairer. Il est dans la vie des mystères qu'il serait aussi déraisonnable de nier qu'impossible d'expliquer. Francke fut converti en faisant sa prière. « Je fus, dit-il, assuré dans mon cœur de la grâce de Dieu en Jésus-Christ, et je pus, dès ce moment, non-seulement l'appeler Dieu, mais aussi mon père. » Cette heure solennelle laissa dans son esprit une impression ineffaçable. De Lùnebourg, Francke se rendit à Hambourg et y fonda une école dans laquelle il s'exerça à la patience et à l'amour. Les expériences qu'il fit lui révélèrent de nombreuses plaies dans le champ de l'éducation, et éveillèrent en lui le désir de pouvoir y opérer des réformes utiles. De Hambourg, Francke alla passer deux mois à Dresde, vers son ami Spener ; il revint ensuite reprendre ses cours à Leipsick, puis se rendit en 1690 à Erfurt en qualité de diacre à l'église des Augustins. Accusé de tendances sectaires, il fut destitué de ses fonctions en septembre 1691. La Prusse venait alors de fonder l'université de Halle. Francke y fut appelé pour y professer le grec et les langues orientales. En même temps on le nomma pasteur du faubourg Glaucha. Le 7 janvier 1692 il arriva à Halle, où il est resté jusqu'à sa mort, c'est-à-dire durant trente-cinq ans. C'est en 1694 que Francke commença son œuvre pédaTEMPS MODERNES.
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gogique. Voici comment il débuta. Le jeudi, des pauvres venaient à la cure, et au lieu de leur distribuer du pain à la porte, il les faisait entrer et donnait une instruction religieuse aux plus jeunes; les autres devaient écouter. Une prière terminait la cérémonie. Gomme il était très à l'étroit dans ses finances, il se privait quelquefois de son repas du soir, afin de pouvoir donner du pain aux nécessiteux. En 1695 il plaça une boîte pour les pauvres dans sa chambre. Un jour il y trouva sept florins qu'une femme charitable y avait déposés. « Voici, dit-il, un magnifique capital, il faut en faire quelque chose de bon ; je m'en vais, avec cet argent,, commencer une école pour les pauvres. Il acheta ce jour-là même des meubles d'école, engagea us. étudiant pour donner des leçons, et ouvrit sa ciasse dans sa propre maison, à côté de son cabinet d'étude. Bientôt le nombre des enfants s'éleva à soixante. En attendant, sa bienfaisance envers les pauvres attirait l'attention du public et des dons commencèrent à lui arriver. A mesure que l'argent lui parvenait, Franche élargissait ses plans. Sa maison étant devenue trop petite, il loua une chambre dans une maison voisine pour y établir une seconde classe. Il serait trop long de raconter le développement progressif de l'œuvre de Francke, jusqu'à ce qu'elle fût en pleine activité dans les nombreux bâtiments dont j'ai parlé plus haut. Il nous suffira d'en faire connaître les diverses parties. Je dirai seulement ici que notre pédagogue se trouva souvent dans de grands embarras financiers durant ses nombreuses constructions, et que toujours il en sortit avec honneur, quelquefois même d'une manière tout-à-fait extraordinaire. Un jour qu'il était sans argent, c'est lui qui le raconte, il se mit à contempler le ciel bleu, et son cœur se sentit tout à coup fortifié. « Que c'est une chose délicieuse se disait-il, que de pouvoir, quand on ne possède rien, se décharger de toute inquiétude sur le Dieu vivant qui a créé les cieux et la terre! » Là-dessus survient un architecte qui demande s'il est arrivé de l'argent, qu'il doit payer les ou-
�229 vriers. « Il n'est rien arrivé, lui répondit Francke, mais je me confie en Dieu. » A peine avait-il prononcé ces mots, qu'un étudiant l'aborde et lui remet un don anonyme de trente écus. Alors il se tourne vers l'architecte et lui demande combien il lui faudrait. « Trente écus, répondit-il. — Eh bien, tenez, les voilà, le bon Dieu me les envoie pour vous. » Une autre fois, il avait fait l'aumône d'un ducat à une pauvre femme qui était dans le besoin ; celle-ci, dans sa reconnaissance, pria Dieu de vouloir envoyer à Francke un monceau de ducats pour ses orphelins. Et voilà que les ducats commencent à lui arriver de divers côtés. Il en reçut cinq cent soixante-quinze. Lorsqu'il les vit tous en un monceau sur sa table, il s'écria : « Voilà la prière de ma pauvre femme qui est exaucée ! » La vie de Francke est pleine de traits pareils. Voici l'énumération et la statistique des établissements de Francke en 1727, c'est-à-dire l'année de sa mort. 1. Le lycée (Pèdagogium) avec 82 élèves. Cet établissement était destiné aux classes supérieures. On y enseignait, outre la religion, qui devait être le fondement de tout, le latin, le grec, l'hébreu, le français et l'allemand ; l'arithmétique, la géographie, l'histoire et la chronologie, la géométrie, l'astronomie, la musique, la botanique, l'anatomie, et les principes essentiels de la médecine. On voit, par cette simple énumération, que Francke ne se contente plus d'un enseignement exclusivement classique, comme on le voulait alors, et qu'il prépare la voie aux études réaies et techniques encore négligées. Cette nouvelle tendance ressort davantage encore dans les moyens d'instruction mis à la disposition du lycée. En effet, il possédait un jardin botanique, un cabinet d'histoire naturelle, un cabinet de physique, un laboratoire de chimie, des cabinets d'anatomie, des ateliers pour tourner, polir le verre, peindre et dessiner, etc. Dans une classe destinée à préûarer les élèves pour l'univer14
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sité, ou étudiait encore spécialement les classiques latins1, la rhétorique, la logique, la métaphysique, la dogmatique, etc.. Les élèves devaient aussi faire des discours, et disputer entre eux sur des points de controverse. 2. L'école latine de la maison des orphelins, avec 3 inspecteurs, 32 professeurs, 400 écoliers et 10 domestiques. Cette école ressemblait aux collèges ou gymnases latins d'alors. On y enseignait cependant plus de branches, Sur le plan d'étude on trouve la botanique, l'anatomie, la peinture. On y préparait aussi les jeunes gens pour l'université. 3. Les écoles allemandes (écoles bourgeoises), avec 4 inspecteurs, 98 maîtres, 8 institutrices et 1,725 élèves, garçons et filles. L'enseignement dans ces écoles ne dépassait guère le niveau d'une bonne école primaire. On y trouve cependant l'histoire naturelle et l'histoire universelle. 4. Les orphelins, au nombre de 134, dont 34 filles, avec 10 surveillants et surveillantes. 5. Les pensionnaires (pour la table seulement) 255 étudiants (de l'université) et 360 écoliers pauvres. 6. L'économie domestique, la pharmacie et la librairie occupaient 53 personnes. Les deux derniers établissements étaient d'une grande importance par les sommes considérables qu'ils rapportaient. Voici quelle fut leur origine. Un jeune théologien, nommé Elers, avait fait imprimer un sermon de Francke sur les devoirs envers les pauvres, et il alla l'exposer en vente, avec quelques autres, à la foire de Leipsick sur une petite table. Cet essai lui ayant réussi, il ouvrit une librairie à Halle, publia d'autres écrits de Francke, ainsi qu'un grand nombre d'ouvrages pour les écoles, et son commerce prospéra au point qu'il put ouvrir encore deux autres librairies, l'une à Berlin et l'autre à Francfort-sui-le-Mein. Les bénéfices
1. Francke était opposé à l'étude des classiques grecs. Il se contentait, pour le grec, du Nouveau Testament et des Pères. En général il redou* tait l'influence des littératures païennes.
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réalisés étaient consciencieusement versés dans la caisse de la maison des orphelins. — L'origine et le développement de la pharmacie n'est pas moins remarquable. En 1700, un nommé Burgstaller ayant, avant de mourir, donné à Francke une recette pour préparer un remède très-salutaiaef celui-ci remit la recette au médecin de la maison, le célèbre poète religieux Christian Frédéric Richter, qui, après bien des essais infructueijz, parvint à fabriquer ledit remède, et il en résulta une pharmacie considérable, qui rapporta de grandes sommes à l'établissement. Il n'était bruit, en maint endroit, que des cures merveilleuses opérées par médicament de la maison des orphelins. 7. Etablissements pour femmes. L'asile des demoiselles renfermait 15 personnes, — la pension des jeunes demoiselles 8, — et l'asile des veuves 6 personnes. Le personnel entier des établissements de Francke, sans compter les familles des professeurs etc., s'élevait, suivant les indications ci-dessus, à 4,273 personnes, c'està-dire à peu près au chiffre des populations des villes françaises de Mézières, Briançon, Digne, Privas, Foix, etc. Francke, comme nous l'avons vu, avait été appelé à Halle, en qualité de pasteur et de professeur à l'université. Je ne dirai rien de son activité comme pasteur, attendu qu'elle ne rentre pas dans mon sujet. Il n'en est pas de même de sa charge de professeur. Francke exerça la plus grande influence sur l'université, soit au point de vue des études, soit sous le rapport de la discipline et des principes religieux. Quant à ce qui regarde les études, il insista, en particulier, sur la nécessité de mieux apprendre l'allemand, et, en général, de se mieux préparer pour les études universitaires. Sous le rapport religieux et disciplinaire, il insistait pour que la théologie fût avant tout une affaire de foi et de conviction. « Un grain de véritable foi, disait-il, vaut mieux qu'un quintal de connaissances historiques, et une goutte d'amour plus qu'une mer de science. » Avec le concours cle ses collègues, il mit un
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frein à la vie désordonnée des étudiants et les soumit à un régime presque semblable à celui des Frères de la vie commune1. Pour compléter cet aperçu sur l'activité et les œuvres de Francke, je dois encore mentionner deux institutions qu'il dirigeait et dont le siège était à Hall»..En 1710 le baron de Gannstein engagea Prancke à fonder une"imprimerie pour la propagation des saintes Ecritures avec des caractères stéréotypés. Le prince Charles de Danemarck encouragea l'entreprise en envoyant 1,271 ducats. La première édition stéréotypée du Nouveau-Testament parut en 1713, et jusqu'en 1795, il fut imprimé dans la maison des orphelins 1,659,883 Bibles, 883,890 Nouveaux-Testaments, 16,000 exemplaires des Psaumes et 47,500 du livre de Sirach2. L'autre institution que je dois mentionner est l'établissement d'une mission dans l'Inde, provoquée et soutenue par le roi Frédéric IV de Danemark. Cette œuvre, qui subsista durant un siècle, exerça une grande influence sur les contrées où elle s'était étendue, surtout par les écoles qu'y fondèrent les missionnaires. Francke, comme on le voit, appartient à ce petit nombre d'hommes d'élite, dont le passage laisse une impression profonde dans l'histoire de l'humanité. Nous avons raconté son action immédiate : mais qui dira l'influence qu'il exërça indirectement, par ses écrits, par sa parole et par ses établissements I Les études prirent en Allemagne une direction plus pratique et plus nationale (par l'étude de l'allemand), et une foule de pasteurs, professeurs et instituteurs, élevés dans ses établissements, portèrent au loin son esprit et ses principes. Un grand nombre d'écoles pour les pauvres, de maisons d'orphelins, d'asiles pour les enfants vicieux, furent fondés en divers lieux sur le modèle des établissements de Halle. Le comte de Zinzen1. Voir page 85. S. Les luthériens ont conservé dans la Bible les livres apocrypnes.
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dorf, le fondateur de la société des Frères Moraves, était disciple de Francke, et l'on sait quelle influence les Moraves ont exercée jusqu'à nos jours, chez les protestants en particulier, par leurs nombreux établissements. Enfin Francke est le promoteur des sociétés bibliques et des missions protestantes chez les païens et chez les juifs1. Or on sait quelle extension ces œuvres ont prise de nos jours. Le saint livre est traduit et imprimé en près de cent langues différentes, et environ 30 millions de francs sont consacrés annuellemeut à l'entretien des missions chez les peuples non chrétiens. Francke a poursuivi dans toutes ses œuvres un but religieux. On ne saurait mieux exprimer la pensée de sa vie et le besoin de son cœur, qu'en citant une partie de la dernière prière qu'il fit dans le jardin de la maison des orphelins, où il s'était encore fait conduire quelques jours avant sa mort. Souvent, disait-il, j'ai fait alliance avec toi, et je t'ai dit : « Si tu veux être mon Dieu, je serai ton serviteur. » Souvent je t'ai prié de me créer des enfants spirituels, de me les faire naître comme la rosée naît de l'aurore, et d'en multiplier le nombre comme les étoiles du ciel. Tu m'as exaucé, tu as répandu par moi sur plusieurs les eaux de la vie éternelle, et tu les as fait couler si loin qu'elles réjouissent des âmes dans toutes les parties du monde. Que ces eaux continuent à couler, que leur bénédiction ne s'arrête jamais, mais qu'elle se renouvelle d'âge en âge jusqu'à la fin des siècles! » « Francke, dit Kèllner2, a montré à tous ce que pouvaient faire la foi et l'amour. Il a démontré qu'il était à la vérité plus difficile, mais bien autrement utile, de vivre chrétiennement, que de faire de la controverse religieuse, et que Jésus-Christ devait être le commencement, le milieu et la fin des études réaies et humanitaires, aussi bien que de l'école populaire.
1. Il engagea, en 1727, son ami Callenberg à fonder à Halle un établissement pour la conversion des juifs et des mahométans. 2. Auteur allemand.
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 234 Francke mourut le 8 juin 1727, à l'âge de soixantequatre ans et quelques mois. Sa pieuse épouse reçut ses. dernières paroles et son dernier soupir. Toute la ville de Halle voulut contempler encore une fois ses traits vénérés, et l'accompagna en pleurant au champ du repos. Il laissait deux enfants, une fille mariée à l'un de ses collègues, et un fils qui-lui succéda dans la direction de ses nombreux établissements. Voici, en terminant cette courte notice sur la vie et les œuvres de Francke, un extrait des instructions qu'il avait données à ses maîtres, sur la manière d'exercer la discipline dans l'école. On y retrouve le même esprit d'amour et le même zèle pour la gloire de Dieu, que j'ai fait remarquer dans les instructions des Calasenz, des Borromée et des de la Salle. C'est que la même foi porte partout les mêmes fruits.
Instruction sur la manière d'exercer la discipline dans l'école. Il est nécessaire et conforme à la volonté de Dieu de soumettre les enfants à une discipline chrétienne. Dans ce but, on fera bien d'observer les règles suivantes : \. Avant tout, l'instituteur doit prier Dieu de lui donner en tout temps la sagesse dont il a besoin pour exercer une sage et bonne discipline. 2. Comme la plupart des maîtres cherchent à corriger les enfants par la rigueur des punitions, plutôt qu'à gagner leur cœur par la patience, l'indulgence et l'amour, et que les jeunes instituteurs en particulier manquent de sollicitude paternelle et de douceur chrétienne, ils doivent instamment supplier le Seigneur de les remplir d'amour pour la jeunesse qui leur est confiée et de les délivrer de toute dureté et suffisance charnelle. 3. L'instituteur, en particulier, doit apprendre, avec l'aide Je Dieu, à se dominer soi-même; autrement comment vouirait-il soumettre les autres à une discipline chrétienne; et «Dominent pourrait-il punir sérieusement et paternellement. A. Un maître doit maintenir ses élèves sous la discipline, les exhorter et les punir, quand cela est nécessaire; néanmoins,
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l'éducation ne doit être ni dure ni sévère, mais douce et paternelle, sans aucun éclat de colère, afin que les enfants voient dans ceux qui les instruisent un exemple de l'amour que Dieu nous a témoigné en Jésus-Christ, et que, par ce moyen, ils implantent dans leurs cœurs la crainte de Dieu et la piété, b. Un maître ne doit jamais punir un enfant dans la colère. 6. Un maître ne doit pas être de mauvaise humeur, mais coriial et bon comme un père. 7. Quand, pendant la leçon, les enfants sont bruyants, le oaaître ne doit pas crier ou les frapper pour rétablir Tordre et je silence; il doit simplement se tenir tranquille, car plus il crie, plus il agite les enfants. Mais s'il est tranquille, et que, sans s'agiter, il dise : J'entends du bruit, tel et tel parle trop haut, » tout rentrera bientôt dans l'ordre. Alors il peut commencer la lecture ou la continuer. Si le bruit recommence, il s'arrêtera, et rétablira le silence de la même manière. 8. On ne frappera pas un méchant enfant avant Jô l'avoir repris au moins trois fois. 9. On ne doit pas punir un enfant avant de lui avoir démontré qu'il était coupable; autrement il pourrait croire qu'il est puni injustement, et, au lieu de le corriger, on n'aurait fait que de l'aigrir. 10. Quand un enfant s'est rendu coupable d'une faute, on petit la lui faire sentir en lui citant un passage qui la condamne. En voici quelques-uns dont on pourra faire usage : Contre la désobéissance : Enfants, Obéissez à votre père et à votre mère dans ce qui est selon le Seigneur, car cela est juste (Eph. 6). OU bien : Obéissez à vos conducteurs et soyez-leur soumis, car ils veillent pour vos âmes comme devant en rendre compte (Héb. 13). Contre les mauvaises plaisanteries et paroles déshonnêtes : Qu'aucun discours malhonnête ne sorte de votre bouche (Eph. 4); ni parole folle, ni plaisanterie (Eph. 8). Contre la méchanceté et la malice : Le méchant tombera par sa méchanceté (Prov. 11). La malice fera mourir le méchant (Prov. 34). Contre les paroles injurieuses : Celui qui dira fou à son frère, sera puni dû feu de la géhenne (Matt. 5). Contre la haine et la colère : Que tonte amertume, et colère, et irritation, et crierie, et médisance soit otèe du milieu de vous, avee imite malice (Eph. 41.
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Contre le manque de respect à l'égard des choses saintes • Quand tu entreras dans la maison de Dieu, prends garde à toi' pied, et approche-toi pour ouïr, et non pour donner le sacrifice des insensés (Eccl. 4 ou S). Il y a une grande paix pour ceux oui aiment ta loi (Ps. 119, 16S). Contre le mépris de ses supérieurs ou de ses maîtres : Celui qui vous méprise, me méprise (Luc. 10, 16). Contre les jurements : Ne jurez en aucune manière; mais qut, votre oui soit oui et votre non, non; car ce qui est de plus est mauvais (Matt. 5, 34, 37). Contre la profanation du nom de Dieu : Tu ne prendras point le nom de l'Eternel, ton Dieu, en vain, (Ex. 20). Contre le mensonge : Ayant dépouillé le mensonge, imrlez en vérité (Eph. 4, 2b). La part des menteurs sera dans l'étang de feu (Apo. 22, 8). Contre le vol : Les larrons n'hériteront point le royaume de Dieu (I. Cor. 6, 10) et : Tu ne déroberas point. Contre l'orgueil et la vanité : Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles (I. Pier. 5, 5). Que les femmes soient vêtues avec pudeur et modestie (I. Tim. 2, 9). 11. On ne doit pas punir les enfants pour des fautes légères, inhérentes à leur âge, telles, par exemple, que l'oubli d'un objet, un éclat de rire, un mouvement de vivacité : on doit simplement les engager à être plus soigneux ou à se tenir tranquilles. 12. Quand un enfant babille, on doit se borner à l'exhorter quelquefois. Si on remarque que cet enfant est enclin au babillage, on pourra le charger de la surveillance des babillards, ce qui lui ôtera l'occasion de parler. Enfin s'il ne voulait pas se laisser corriger par ces divers moyens, on pourra l'envoyer s'asseoir dans un coin, à part. 13. Quoiqu'on doive exiger que les enfants suivent tous la lecture ou la leçon, il ne faut pas punir trop vite celui qui est distrait et qui ne peut continuer la lecture ou rappeler ce qui vient d'être dit. On se contentera de l'exhorter à être plus attentif; on pourra même ne rien lui dire, si l'on voit que sa distraclion l'a rendu confus. S'il devait retomber plusieurs fois dans la même faute, on le fera sortir des bancs et tenir debout, ce qui éveillera suffisamment son attention. 14. Lorsqu'un maître remarque qu'un enfant s'amuse avec quelque objet, il ne doit pas d'abord le nommer; mais il dira
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d'une manière générale : « Je vois encore un enfant qui s'amuse qui ne joint pas les mains, etc. » Avec de petits enfants surtout, il faut user d'une grande patience. Le maître fera bien aussi d'aller prendre tranquillement l'objet qui distrait et de le garder jusqu'à la fin de l'heure. 15. Un maître chrétien doit prendre garde qu'il ne devienne la cause de désordres qu'il doit punir. C'est ce qui a lieu, lorsqu'il arrive trop tard à l'école, ou qu'il sort pendant la leçon, ou qu'il est mou et endormi : alors les enfants profitent de ces occasions pour crier, faire du bruit ou se taquiner. Le maître, dans ces circonstances, ne punira qu'à la dernière extrémité. 16.11 faut faire une différence entre la pétulance et la méchanceté. Celle-là ne doit pas être punie comme celle-ci. Une première faute ne doit pas non plus être punie comme une seconde ou une troisième. Dans aucun cas, la punition ne doit aller jusqu'à aigrir ou dépiter les enfants. 17. On ne doit pas injurier les enfants par des mots blessants, tels que bête, âne, ignorant, imbécile, vagabond, vaurien. On ne doit pas non plus se moquer d'eux ou les tourner en ridicule. Tout cela est contraire à l'esprit du christianisme. Si on veut leur dire quelque chose, il faut choisir des termes vrais et propres à les rendre attentifs à leurs défauts, tels que méchant, turbulent, désobéissant, paresseux, mais on ne doit pas aller au delà, car on ne peut plus le faire avec amour. ■18. Un maître doit s'abstenir aussi de comparer un enfant à un animal, par exemple à un ours, à un bœuf, ou à un grossier paysan, car ces comparaisons aigrissent les enfants et leur ferment le cœur. 19. Il ne faut pas non plus menacer trop souvent les enfants des châtiments de Dieu ou des peines de l'enfer, car on finirait par les rendre indifférents. Il vaut mieux leur représenter le bonheur des enfants obéissants et pieux, et leur dire de prendre garde de se priver de ce bonheur par leur propre faute. 20. On ne doit pas punir un enfant avant qu'il ait avoué sa faute, lors même qu'il aurait un grand nombre d'accusateurs et qu'on serait convaincu de sa culpabilité. S'il persévère dans la négation, on l'exhortera sérieusement à prendre garde au mensonge et à la méchanceté, et on le laissera aller. 21. Uu maître ne doit pas recevoir de plaintes durant la leçon, mais renvoyer les plaignants à la fin de l'heure. Si la chose est
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importante, ils la rappelleront; si c'est une bagatelle, comme cela arrive souvent, ils l'oublieront, et tout sera fini. 22. Quand un enfant accusé veut se défendre, le maître doit l'écouter avec bienveillance et s'informer exactement de l'affaire. S'il n'arrive à aucune certitude, il doit suspendre son jugement en attendant de nouveaux éclaircissements. 23. On ne doit jamais gronder un enfant par la raison qu'il a (3e la peine à comprendre ce que l'on enseigne. Si un enfant a itt conception lente ou l'intelligence bornée, loin de s'impatienter avec lui, il faut redoubler de sollicitude à son égard et recommencer une ou deux fois l'explication. On ne punira en lui que la distraction et la paresse. 24. Les dimanches et jours de rete, on ne punira en aucun lieu que ce soit un enfant; on pourra seulement lui faire une réprimande, et, selon les circonstances, prendre note de sa faute pour le punir pendant la semaine. 25. Quand un enfant vient à l'école pour la première fois, !o maître doit, autant que possible, s'abstenir de punitions, afin de lui faire concevoir une haute idée de l'école. Et si ce nouvel enfant avait beaucoup de défauts, il le suportera patiemment durant trois à quatre semaines avant de le punir. Il se contentera de l'exhorter et de l'engager à suivre l'exemple des bons écoliers. Mais afin que les autres méchants enfants ne soient pas scandalisés de cette indulgence, on leur dira que ce nouvel écolier n'a pas encore été, comme eux, instruit de ses devoirs, et qu'on doit lui remettre la punition jusqu'à ce qu'il sache ce que la parole do Dieu exige de lui. 26. On ne doit jamais frapper un enfant à la tête, soit avec les mains, soit avec un livre, soit avec quoi que ce soit ; car d'abord on blesse par là des sentiments délicats qu'il faut ménager, et ensuite il arrive souvent, surtout si les élèves sont sanguins ou colériques, qu'on les fait saigner du nez, ce qui exaspère les parents et les fait crier contre les instituteurs. 27. On ne doit pas non plus battre les enfantsavec une verge, un bâton ou avec le poing, attendu que cela est contraire à la discipline chrétienne. 28. On ne doit pas non plus les secouer en les prenant par le bras, ou leur tirer les cheveux, leur donner des chiquenaudes ou les frapper avec une règle sur les doigts. On peut cependant leur donner un coup dans la main, avec une règle plate, ou un coup de verge sur le dos, pourvu qu'on le fasse sans colère, et
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avec un sentiment de sollicitude paternelle. Mais on ne doit pas frapper jusqu'à blesser la main ou le dos. 29. Un maître ne se permettra jamais de donner un coup de pied ou de frapper un enfant aux jambes. 30. Il est permis de fouetter un petit garçon méchant et revèche, mais seulement avec l'autorisation de l'inspecteur. On ne fouettera jamais une petite fille. 31. On ne punira jamais un enfant en le mettant à genoux ; ce serait profaner l'attitude que les chrétiens, par sentiment d'humilité, prennent devant Dieu. 32. Il ne faut pas enfermer un enfant dans un lieu obscur, ou le faire rester dans la classe jusqu'à ia nuit, a cause du mal qu'on pourrait faire par ce moyen aux enfants peureux. 33. Quand un enfant revient à l'école après une longue absence, le maître ne doit pas le renvoyer, mais s'informer amicalement de la cause de son absence. S'il n'a pas été malade, il lui dira d'apporter la prochaine fois un billet de l'inspecteur, pour qu'il puisse être de nouveau reçu dans l'école. 34-35. Un maître doit s'appliquer à connaître le caractère des enfants, afin qu'il ne traite pas les natures douces et délicates comme celles qui sont dures et grossières. Il faut aussi, dans les punitions, avoir égard à l'âge et à la constitution. 36. Si l'on doit éviter avec les enfants une trop grande sévérité, il faut prendre garde aussi de tomber dans l'excès contraire et de devenir le jouet de ses élèves. 37. On ne doit pas conduire un enfant coupable dans une autre classe pour l'y réprimander ou le punir, parce que cela peut l'aigrir. 38. Un maître ne doit pas non plus aller dans une autre classe pour y punir un enfant qui s'est rendu coupable de quelque mauvaise action ; il doit simplement le dénoncer au maître dont il relève, et lui abandonner le soin de la punition. 39. Quand un enfant s'est mal comporté vis-à-vis d'un maître, celui-ci fera bien de ne pas le punir lui-même, afin (le no pas avoir l'air de se venger, et de remettre l'affaire à un autre maître. 40. Quand la faute d'un enfant n'est pas connue de ses condisciples, il faut le réprimander ou le punir en particulier, car, par ce moyen, l'enfant reçoit volontiers sa punition, promet de se corriger, et l'on évite le scandale. 41. Quand la faute commise est connue de tous, la punition
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doit aussi être publique. Cependant si l'on craint que l'enfant ne reçoive pas bien la punition, il vaut mieux attendre la fin de la classe, puis faire venir un collègue et exhorter ou punir en particulier. 42. Quand un maître est obligé de cliàlier un entant à causa de sa méchanceté ou d'une faute grave, il doit le faire avec amour et compassion ; il dira à l'enfant que c'est malgré lui qu'il le punit, qu'il préférerait de beaucoup ne pas devoir le faire, mais qu'il y est obligé par la parole de Dieu, qui ordonne de châtier l'enfant pendant qu'il y a de l'espérance. II ajoutera que celui qui doit être puni doit recevoir le châtiment avec soumission et patience, et avec le sincère désir de se corriger, selon cette parole de David : Que le juste me frappe, cela me sera une faveur (Ps. 141, S), et cette autre de Salomon : Celui qui aime la rèpréhension sera honoré (Prov. 13). 43. Si un enfant fait de la résistance, en sorte qu'il ne veuille pas se laisser punir, on ne le punira pas de force; on le laissera aller et l'on remettra l'affaire à l'inspecteur. 44. Quand un maître veut punir un enfant, et que la résistance de ce dernier le met en colère, il combattra son emportement en regardant à celui qui est doux et humble de cœur, et s'il ne retrouve pas assez de calme pour punir paternellement, il fera bien de renvoyer la punition à un autre jour. 45. Quand un maître veut punir, il doit être à la fois sérieux et compatissant, afin que si l'enfant s'humilie et promet de se corriger, il puisse lui remettre la punition une ou deux fois. Quand l'enfant a subi sa punition, il doit donner la main à sou maître en reconnaissance de la punition paternelle qu'il a reçue et lui promettre, avec l'aide de Dieu, de se corriger de ses défauts. Les règles 46 et 47 recommandent encore la circonspection aans les punitions corporelles. 48. On ne frappera jamais un enfant à sa place, attendu qu'on pourrait en atteindre un autre. S'il a mérité une punition, on "appellera hors des bancs. 49. Si l'enfant ne veut pas obéir quand le maître l'invite à quitter sa place et à sortir, on ne doit pas le faire sortir violemment. On le laissera à sa place, et on le punira après la classe, selon qu'il l'aura mérité. 50. Quand on punit un enfant, et que celui-ci est assez effronté pour vous menacer, en disant qu'il veut aller se plaindre à ses
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parents ou à une autre personne, il ne faut pas le punir encore une fois pour cette menace, mais simplement lui remontrer combien il est à plaindre d'être si endurci. 51. Quand un enfant irrité veut s'enfuir de l'école, le maître ne doit pas l'arrêter de force et faire du bruit avec lui dans la classe, le corridor ou l'escalier. Il doit laisser aller l'enfant et dénoncer le cas à l'inspecteur, qui alors prendra les mesures nécessaires pour faire rentrer le récalcitrant dans l'ordre et sauvegarder l'autorité du maître. 52. Quand un enfant doit être puni, il ne faut pas renvoyer la punition au lendemain ou au surlendemain, mais la lui administrer sur-le-champ pour ne pas le laisser trop longtemps sous l'impression de la crainte, et lui faire peut-être manquer l'école. 53. Quand un maître a dû châtier un enfant à cause de sa méchanceté, le maître qui viendra donner la leçon suivante ne renouvellera pas la même punition ; il se contentera d'exhorter cet enfant, si sa conduite l'exige; autrement,l'abus des coups finirait par l'endurcir. Pour que cet abus n'ait pas lieu, il y aura sur le pupitre un livre dans lequel chaque maître écrira en quelques mots les punitions qu'il vient de donner, à qui et comment. 54. Quand un maître défendra une chose sous peine de punition, il ne désignera pas la punition, afin qu'il ait la liberté d'agir selon les circonstances, quand l'un ou l'autre des élèves tombera en faute. 55. Quand un enfant n'est pas à l'école et que les autres l'accusent d'avoir fait ceci ou cela, le maître ne dira pas ■ « Quand il reviendra, je le punirai de telle ou telle manière ; « car les enfants ne manqueraient pas de le lui rapporter avec des exagérations pour l'effrayer, et cela pourrait l'engager à prolonger son absence. Le maître se contentera de dire : « Quand il reviendra, je lui parlerai de cette affaire. » 56. Avec des enfants de 15 ans et au-dessus, il faut bien" prendre garde de s'aigrir, car on n'arriverait à rien avec des paroles dures, des menaces ou des coups. Il vaut mieux les prendre en particulier, leur parler paternellement, quelquefois même prier avec eux; et si ces moyens de douceur n'aboutissent pas, alors on peut les faire comparaître devant la conférence, ou les exhorter et les punir en présence d'un collègue. o'i. Avant de punir, un maître chrétien doit toujours implorer dans son cœur la grâce de Dieu, afin qu'il punisse paternellement Ai bis.
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et que la pénitence atteigne son but, savoir l'amélioration de l'enfant. 58. Quand un maître n'a pas suivi cette règle, mais a puni dans la colère, il doit recevoir avec douceur la remontrance qu'un collègue ou un supérieur pourra lui faire, et non se relâcher dans la discipline ou se venger sur les enfants de l'avertissement qu'il a reçu. 59-60. Quand un enfant a commis une faute très-grave, les maîtres doivent remettre l'affaire à l'inspecteur, et se contenter de la punition qu'il ordonnera, lors même qu'elle leur paraîtrait trop légère. Ils ne doivent pas oublier que l'indulgence gagne plus de cœurs que la sévérité n'en corrige. 61. Les maîtres n'oublieront pas que plus ils font de progrès dans la vraie piété et l'humilité, et plus ils deviennent doux et paternels, plus ils acquièrent d'empire sur le cœur des enfants, en sorte qu'ils parviennent à les discipliner par la parole plus facilement que d'autres en usant d'une grande sévérité. 62. Un maître fidèle et chrétien doit s'appliquer, dans la direction de son école, à remplacer de plus en plus les punitions par de sages remontrances, et par l'autorité de la parole de Dieu. 63. Enfin, comme les écoles doivent être des champs d'éducation chrétienne, les maîtres s'appliqueront non-seulement à demeurer ou à devenir personnellement des temples du SaintEsprit, mais encore à enseigner et à exercer la discipline dans la force, dans la sagesse et dans l'amour que donne cet Esprit I
§ 18. lie réalisme et les écoles rêales en Allemagne *. Si le mot d'ordre de la renaissance a été, étude des auteurs classiques, on pourrait dire que celui des temps modernes jusqu'à nos jours a été, étude des objets, soit naturels, soit artificiels. Dans le domaine pédagogique, ce mot d'ordre a une double application : ou bien il nous
1. Les mots réalisme, réal, qui ont la même étymologie que réalité, réaliser, nous viennent de l'Allemagne. Vinet les emploie déjà dans sa Chrestomathie française (Lettre à M. Monnard). Le français n'ayant pas d'expressions qui correspondent exactement aux idées qu'ils expriment, nous sommes obligés de leur accorder l'hospitalité. (V. page 96, la note.)
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porte vers l'étude de la nature et de toutes les choses pratiques, relatives à la vie; c'est ce qu'on a appelé réalisme, comme s'il n'y avait de réalité que dans les choses qui tombent sous les sens, et qu'une langue, par exemple, ne fût pas aussi une réalité ! ou bien ce besoin d'étudier les objets s'est tourné vers l'objet même de l'éducation, c'est-à-dire vers l'enfant, pour connaître ses organes et ses facultés, observer les lois qui président à leur développement, et rechercher la manière d'y soumettre les divers objets de nos connaissances, ou les différentes branches d'enseignement. Il était réservé à Rousseau et surtout à Pestalozzi d'explorer ce dernier domaine et, par ce moyen, de fonder la science pédagogique. Mais le réalisme leur est antérieur : il remonte, dans la science, à Bacon, dans la philosophie, à Descartes, et dans la pédagogie, à Coménius. On se rappelle que l'une des préoccupations de Coménius fut de fonder l'enseignement élémentaire des langues sur l'intuition. De là son Orbis pictus, où l'objet se trouvait dessiné à côté du mot qu'il s'agissait d'apprendre. La porte ouverte par Coménius se trouva plus large qu'on ne se l'était figurée au premier abord. Peu à peu la connaissance des objets, qui n'était au commencement qu'un moyen pour arriver à l'intelligence des mots et de la langue, devint objet d'étude. On se mit à étudier les choses pour elles-mêmes : le réalisme était né. Simler, professeur à Halle, en fut l'un des premiers et des plus actifs promoteurs. On peut supposer que ce fut sous son influence que Francke introduisit, comme nous l'avons vu, les études réaies dans ses établissements. En 1739, douze ans après la mort de Prancke, Simler ouvrit luimême à Halle plusieurs écoles réaies, dans lesquelles on enseignait l'arithmétique, la géométrie, l'usage de la règle et du compas, le mesurage, le calendrier, l'astronomie, la géographie universelle, le dessin, l'agriculture, l'horticulture, l'apiculture, l'anatomie, l'hygiène, les institutions civiles, l'histoire et la géographie de l'Allemagne,
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l'usage des métaux, des pierres, du bois, des couleurs, etc.. et la manière de les travailler. Au principe du réalisme, nous trouvons associé ici déjà celui que Pestalozzi a tant accentué, savoir que l'on doit avant tout étudier les choses renfermées dans notre sphère particulière, et qui, par conséquent, nous touchent de plus près. Une fois la voie du réalisme ouverte, l'Allemagne s'y jeta avec une ardeur incroyable : on eût dit que le salut de l'humanité dépendît de ce mouvement. C'était à qui élargirait le plus le champ dans lequel on venait d'entrer. Hecker organisa à Berlin, en 1747, une école réale pour toutes les carrières industrielles, commerciales et techniques. Il y avait des classes pour les manufacturiers, les architectes, les gérants, les teneurs de livres, les mineurs, etc. D'immenses collections servaient de moyens d'instruction. On y voyait des modèles de bâtiments, de vaisseaux, des instruments aratoires et autres, des marchandises, des magasins, des collections de minéraux, des jardins botaniques, des pépinières. En outre, on parcourait le pays pour montrer aux élèves les moulins, les scieries, les fabriques, etc. La collection des cuirs, avec lesquels on faisait du commerce, renfermait plus de quatre-vingt-dix échantillons différents : cuirs de bœuf, de vache, de veau, de chèvre, de bouc, de cheval, de brebis, de daim, de cerf, des maroquins, etc., etc. Ce mouvement, comme on peut se le représenter, réagit puissamment contre les études classiques. Le grec et le latin furent abandonnés par une bonne partie de la jeunesse. D'un autre côté, on se mit à introduire des branches réaies dans le gymnase (collège classique). Des tentatives de tout embrasser amenèrent jusqu'à onze heures de leçons par jour. On s'aperçut bientôt que cela ne pouvait pas aller, et qu'il fallait mettre de l'ordre dans ce chaos. Le gymnase, avec plus ou moins de réalisme, fut conservé pour les jeunes gens qui désiraient se préparer aux études universitaires, et les écoles réaies, parallèles au gymnase, reçurent les élèves qui voulaient em-
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brasser des carrières industrielles, commerciales ou techniques. Et comme la mutiplicité des vocations ne permettait pas d'avoir égard à toutes, on comprit que, de même que le gymnase donnait la culture générais nécessaire pour aborder les études spéciales de l'université, il fallait aussi que l'école réale donnât la cultura générale réclamée par les diverses vocations auxquelles elles aboutissent, et qu'on réservât les études spéciales pour un établissement scientifique, l'école polytechnique, parallèle à l'université1. Voilà comment le réalisme a élevé un nouveau système d'études à côté de l'ancien. Mais ce double système d'études moyennes et scientifiques, auquel nous sommes arrivés n'est pas sans inconvénients. Dès l'origine, ces deux systèmes se sont déclaré la guerre, et la lutte est loin d'être terminée : le réalisme continue à demander la suppression du grec et du latin, et Yhumanisme voudrait expulser le réalisme des études moyennes, prétendant qu'il ne cultive pas suffisamment l'homme. Ce n'est pas ici le lieu d'exposer cette discussion, ni de parler de la philosophie qui s'est glissée à la base du réalisme ; nous devons auparavant étudier le développement de la pensée pédagogique sur le terrain psychologique où elle a été placée et affermie comme sur sa base naturelle, en particulier par Pestalozzi et son école.
§ 19. «Veau-Jacques Rousseau (1712-1778).
Ce n'est pas une tâche facile que celle qui s'offre à ma plume dans ce chapitre. Jean-Jacques Rousseau est si original dans ses principes, qu'on ne peut le comprendre
1. L'université et l'école polytechnique sont, comme on le sait, des établissements complexes. Chacun d'eux se divise en plusieurs établissements; l'université, en école de théologie, de médecine et de droit; l'école polytechnique, en école des arts et métiers, école forestière, école agricole, école commerciale, etc. Il y a du reste une grande diversité et encore quelque confusion dans les écoles réaies.
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sans une étude approfondie, et il possède une telle richesse d'idées, qu'on ne saurait le bien expliquer sans entrer dans des développements que ne comporterait pas ce modeste travail. D'autre part, la vérité est si constamment unie à l'erreur dans ses écrits, qu'il faut une vigilance constante pour ne pas se laisser prendre aux charmes de son admirable style. Malgré ces difficultés, je veux néanmoins essayer de faire, sinon une étude approfondie et complète de notre philosophe, du moins une esquisse consciencieuse. Je commencerai par jeter un coup d'oeil sur sa vie, ses ouvrages et sa philosophie; je passerai ensuite à l'analyse de l'Êmile, son célèbre ouvrage sur l'éducation, et je terminerai par quelques rer marqués et réflexions sur ses principes philosophiques et pédagogiques.
î. Coup d'œil sur la vie, les écrits et les principes de J.-J. Rousseau
Rousseau naquit à Genève en 1712. Sa mère mourut en le mettant au monde. A sept ans, il lisait déjà des romans avec son père. Il avoue, dans ses Confessions, que cette lecture lui fut funeste. Il lut ensuite Bossuet, Ovide, Fontenelle, La Bruyère et Plutarque, qu'il trouva parmi les livres de son grand-père maternel. Dès ses premières années, nous dit-il, son caractère, qui le mit constamment en contradiction avec lui-même, fut un mélange d'orgueil et de tendresse, d'irrésolution et de courage, de mollesse et de virilité. Il était babillard, gourmand et menteur à l'occasion. Il volait des fruits, des friandises, mais jamais il ne trouva du plaisir à faire le mal, à gâter quelque chose, à battre quelqu'un. Il avoue pourtant avoir sali par méchanceté le pot d'une voisine, et il en riait encore à l'âge de cinquante-huit ans, en écrivant ses Confessions. > Son père ayant été obligé de quitter G-enève à la suite d'une querelle, il fut placé chez un pasteur de la campagne et plus tard chez un graveur, à Genève. S'étant enfui à cause de quelques espiègleries, un curé, chez
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lequel il se rendit, le dirigea sur Annecy (Savoie), où line dame de Warens le reçut et l'envoya plus loin, à
■Turin, dans l'hospice des catéchumènes. Ici, Rousseau lit abjuration du protestantisme. Il était alors âgé de leize ans. I Après son abjuration, Rnusseau fut congédié. Il mena luelque temps une vie errante et aventureuse, après ■uoi il revint à Annecy, chez madame de Warens. C'était n 1732. Cette femme, qui sous un extérieur décent cahaitune grande légèreté, ne tarda pas à entraîner notre une philosophe dans un commerce illicite. Sa conscience en étant alarmée, elle le rassura en lui persuadant [u'après cette vie, il n'y a ni jugement ni enfer à redour. Plus tard, des livres jansénistes le troublèrent encore ; ais il trouva, cette fois-ci, deux « aimables amis » qui lui dèrent à étouffer la voix de sa conscience. Rousseau meura huit ans chez madame de Warens. Pendant ce mps il étudia le latin, les mathématiques, la musique la philosophie dans Locke, Leibnitz, Descartes et Maleanche. En parlant de cette époque de sa vie, Rousseau dit qu'il « menait une vie innocente, autant qu'on la peut ener; » et il ajoute : « Je n'ai jamais été si près de la gesse, sans grands remords sur le passé ! » En quittant madame de Warens, Rousseau se rendit à on, chez un M. de Mably, en qualité de précepteur; ais il n'y demeura qu'un an, attendu qu'il manquait s qualités essentielles à cette fonction. Quand tout allit bien, nous dit-il, il était un ange avec ses élèves ; Bais quand il rencontrait, des obstacles, sa nature pasdonnée le transformait en un démon. L'ignorance de ses èves et leur méchanceté l'exaspéraient au point qu'il irait pu les tuer. En 1741, Rousseau partit pour Paris, dans l'espoir d'y ire fortune avec la méthode de musique chiffrée qu'il nait d'inventer. L'opposition de Rameau le fit échouer ns ses projets. La méthode de Rousseau présentait pendant, à bien des égards, des avantages réels sur
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l'ancienne. Avec ses chiffres, il simplifiait considérable, ment la musique : il ramenait les douze gammes au ton fondamental d'ut (majeur ou mineur), et supprimai! toutes les clefs et toutes les armures. La mesure même était simplifiée. Cette méthode a-t-elle encore un avenir! L'Allemagne a essayé, dans la première moitié de et siècle, de la faire revivre; mais elle l'a aujourd'hui conv plètement abandonnée. Un Français, M. Cbevé, a travaillé depuis et avec quelque succès à la populariser dans sa patrie. Pour la musique instrumentale, on peut faire i cette méthode des objections fondées : c'est, je crois, « qui l'a fait rejeter en Allemagne ; mais elle est excellent pour la musique vocale populaire. Outre sa méthode, Rousseau a écrit un Dictionnaire i Musique pour l'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot. Ci ouvrage, retravaillé et publié à part en deux volumes pas l'auteur, témoigne de connaissances musicales étendue et approfondies. Le séjour de Rousseau à Paris fut interrompu par dis huit mois de service chez le comte de Montagu, amta sadeur de France à Venise. Cette époque de sa vie « remplie d'aventures scandaleuses. De retour à Paris, Rousseau y fit connaissance avec W rèse Levasseur. D lui déclara qu'il ne l'épouserait pas mais aussi qu'il ne la quitterait jamais. C'était une per sonne très-commune, pour laquelle le cœur blasé i Rousseau n'éprouva jamais, à ce qu'il nous dit, une é celle d'amour. Il en eut cinq enfants, qu'il fit tous port à l'hospice des Enfants-Trouvés, malgré la résistance q» lui fit chaque fois Thérèse. L'idée d'exposer ses enfan lui avait été suggérée dans une compagnie de liberti qu'il fréquentait. L'Académie de Dijon ayant, en 1749, mis au conco» la question de savoir si le rétablissement des sciences- et « arts avait contribué à épurer les mœurs, Rousseau col courut èt remporta le prix. Nous devons nous arrêter instant sur cet écrit. Dans une première partie, Rousse
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ontre que les nations se corrompent en se civilisant ; est ce qui est arrivé, en particulier, aux Egyptiens, aux recs, aux Romains. DaiTs la seconde partie, Rousseau ssaie de rendre la civilisation responsable de ce triste Jésultat, en montrant le vice à l'origine et au bout de ous les arts et de toutes les sciences : l'astronomie est îée de la superstition ; l'éloquence, de la vanité, de la aine, de la flatterie; la géométrie, de l'avarice; la phyique, de la curiosité ; la morale, de l'orgueil. D'un autre ôté, l'art aboutit au luxe, la jurisprudence à la chicane, 'histoire à l'ambition. Telle est la voie dans laquelle là ivilisation fait entrer un peuple. Elle y gâte tout, elle y lervertit tout, jusqu'à l'éducation. On n'élève plus les îommes pour qu'ils soient bons et vertueux, mais saints et habiles. Le beau a remplacé le bien. « Dieu toutluissant, s'écrie-t-il, délivre-nous de la civilisation et les arts corrupteurs de nos pères, et rends-nous l'ignoance, la pauvreté et l'innocence, ces seuls biens qui leuvent nous rendre heureux ! » Dans l'écrit que je viens d'analyser, Rousseau formula, iour la première fois, un système philosophique, qui l'est autre chose qu'une haine exagérée contre la vie soiale et une confiance aveugle en l'état de nature. Rous:eau ne comprenait pas ou plutôt il ne croyait pas que e mal qui règne dans l'humanité fût antérieur à toute ivilisation, et que celle-ci n'est dangereuse qu'autant nielle s'éloigne des principes vivifiants et réparateurs lu christianisme. C'est du cœur, et non de la civilisation, rae sortent les mauvaises pensées et les mauvaises acions qui troublent l'humanité ; et pour relever l'homme, 1 faut un principe qui renouvelle et change le cœur. Tout autre moyen est insuffisant : après avoir ôté la ci,'ilisation à l'homme pour l'empêcher de se corrompre, 1 faudrait encore lui couper ses propres membres, et, à a fin, lui ôter même la vie. En 1752, une maladie qui le conduisit au bord de la iombe lui fit prendre la résolution de briser avec l'opi-
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nion et de vivre conformément à ses principes. Il mit de côté son épée, sa montre, ses bas de soie et sa longue per ruque. Un voleur, qui le débarrassa de son linge, lui aida à se rapprocher davantage encore de la vie de nature. Il gagnait son pain en copiant de la musique. Cette même année, l'Académie de Dijon ouvrit un non. veau concours Sur l'origine de l'inégalité des hommes et la question de savoir si elle était autorisée par la loi naturelk Rousseau concourut de nouveau; mais, cette fois-ci soi travail ne fut pas couronné. On comprend déjà, d'après ce que nous avons dit de ses principes, qu'il attribue à la civilisation les inégalités qui régnent parmi les hommes. « Au commencement, dit-il, il n'en était pas ainsi. Les hommes, tous égaux, libres et heureux, vivaient aussi près de la nature que les animaux ; ils n'avaient ni vêtements, ni maisons, ni famille, ni langage, ni société. Le mâle et la femelle n'entretenaient ente eux .que des rapports physiques qui ne les liaient nullement l'un à l'autre. L'enfant , de même n'était plus rien pour la mère, sitôt qu'il pouvait se passer d'elle. Dans cet état, l'homme était sain, fort et aussi heureux que les singes de la Guyane. » Rousseau affirme toutes ces choses sans en donner aucune preuve, si ce n'est que les sauvages, plus rapprochés que nous de la vie de nature, mèneraient une vie plus heureuse. On sait aujourd'hui ce qui en est du bonheur des peuples sauvages ou noa civilisés. Le bonheur que Rousseau préconise n'existe' ijue pour l'enfance. Elle seule, dans son innocence, trouw| des charmes infinis dans la vie libre des champs ; mais' c'en est fait du bonheur, quand arrive la dure nécessité du travail, quand viennent les soucis de la vie et les passions qui s'allument dans le cœur du sauvage comme dans celui de l'homme civilisé. Quant au bonheur du singe, dont parle Rousseau, je ne sais ni qu'en dire ni qu'en penser, et je ne sais vraiment pas où il a pu puiser cette folle exclamation : « Si la nature nous a destinés à être sains, j'ose presque assurer que l'état de réflexion
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stun état contre nature, et que l'homme qui médite est n animal dépravé 1 » « Des milliers d'années se passèrent avant que l'instinct e perfectibilité (Rousseau aurait dû dire de dépravation) ui était en l'homme s'éveillât ; mais une fois en branle, fit des progrès rapides. Alors naquirent les vices, la yrannie, l'orgueil, les guerres et tous les maux de la ciilisation. » Les inégalités sociales naissent donc, selon ousseau, de la civilisation, et elles ne sont nullement ontenues dans la loi naturelle. En 1754, Rousseau revint à Genève, et il y fit abjura"on de son catholicisme'. C'était de sa part un acte pureent civil : il ne voulait pas être exclu de ses droits de itoyen par la profession d'un autre culte que celui de es pères. Rousseau ne demeura pas longtemps dans sa atrie : incommodé par le voisinage de Voltaire, il reourna en France et alla habiter successivement l'Ermiage et Montmorency, près de Paris. C'est alors qu'il crivit la Nouvelle Héloïse, le Contrat social et l'Emile. Je ne dirai rien de la Nouvelle Héloïse, que je n'ai j amais ie. On en parle comme.d'un roman fort dangereux pour a jeunesse. Le Contrat social, qu'on a appelé le phare de la Révolu!on, est un écrit politique. Dans les deux discours célèbres ue je viens d'analyser, Rousseau se livre à un travail e démolition ; ici, il essaie de construire un nouvel état ocial. Sentant l'impossibilité de faire rentrer l'humanité ans l'état de nature, il accepte de nécessité la civilisaion et il s'efforce de la rattacher aux instincts primitifs e l'homme naturel, c'est-à-dire à l'amour de soi, de sa onservation, de son indépendance, de sa liberté. L'homme aturel rapporte tout à soi. Il est individualiste dans le ens le plus absolu du mot. Sous peine de se dénaturer, 1 doit donc aussi, dans la vie sociale, se retrouver tout ntier, indépendant et libre. S'il s'associe, il ne doit donc e faire que dans son propre intérêt, pour être mieux rotégé, plus fort, plus indépendant et plus libre. L'Etat
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est une institution toute en faveur du citoyen. La SOUTO raineté est le droit de chaque individu en particulier. Lt prince n'est que le mandataire des associés ; la constit* tion et les lois ne sont qu'un contrat social passé enta eux et dans lequel ils se garantissent leurs droits respeo tifs. Rousseau ne se prononce pas en faveur d'une formi quelconque de gouvernement ; il pense seulement que li forme républicaine convient mieux aux petits Etats, et la monarchie aux grands. Lorsque le Contrat social parut, il produisit une grandi sensation. Les idées qu'il renfermait étaient alors toutes nouvelles. Rien donc d'étonnant, si les peuples furenl tentés d'en faire l'essai. La révolution française, en particulier, les fit passer dans le domaine des faits. Il faut le dire, Rousseau avait mis le doigt sur la plaie et indiqui plus d'un remède. Mais deux éléments essentiels manquent à son système, l'élément social et l'élément divin, Je m'explique. Rousseau base son système sur l'individu, sur l'égoïsme. Tout s'y rapporte au moi : aucune place ne s'y trouve pour le dévouement, pour le renoncement pour le corps social, qui est plus qu'une juxtaposition d'individus sans lien commun. Je ne voudrais pas comme le socialisme, absorber l'individu dans le corps social, mais on ne doit pas non plus supprimer celuici et ne plus voir dans le monde que des individus dont chacun n'a d'autres intérêts que les siens propres Le christianisme nous présente l'Eglise comme un corps dans lequel les fidèles sont membres les uns des autres Dn peut en dire autant de l'humanité. L'élément divia ne manque pas moins au système de Rousseau que l'élé ment social. Je ne lui reprocherai pas d'avoir con> battu la légitimité : le droit divin n'est pas soutenable au point de vue chrétien. Mais si Dieu n'a donné à aucuns famille le droit de régner, il ne s'ensuit pas que le pouvoir ne soit qu'une institution humaine. Tout prince, tout gouvernement est ministre du Roi des rois et du Seigneur des seigneurs, pour gouverner et exercer en son nom la
�253 justice, et malheur à celui qui oublie de qui il relève ! Malheur aussi au peuple souverain qui ne voit plus l'élu de Dieu dans le chef qu'il se donne, mais un simple agent de sa volonté! Si les légitimistes ont le tort d'attacher à une dynastie, par droit divin, un pouvoir que Dieu reprend quandil lui plaît et donne à qui il veut, Rousseau, et après lui les révolutionnaires, ont le tort tout aussi grave de faire naître le pouvoir d'en bas et de lui ôter par là sa consécration divine1. Quel respect peut-on conserver pour un pouvoir qui ne dépend plus que des hommes? Dans l'Emile, Rousseau cherche à rattacher l'éducation aux instincts primitifs de la nature, comme il avait cherché dans le Contrat social à y rattacher les institutions politiques. Je ferai plus loin une analyse de ce célèbre ouvrage d'éducation. Pour le moment, je me borne à dire qu'il souleva dès son apparition une violente tempête contre son auteur. Le parlement et l'archevêque de Paris, le condamnèrent le 9 juin 1762. La sentence, qui renferme une remarquable appréciation des principes de Rousseau, portait que l'Emile devait être brûlé, l'auteur enfermé à la Conciergerie, et ses biens confisqués. Huit jours plus tard, l'Emile était brûlé à Genève par les protestants. Informé à temps du jugement qui le menaçait à Paris, Rousseau s'enfuit, et se réfugia en Suisse, dans la petite ville d'Yverdon, alors soumise aux Bernois. Mais ces derliers ne voulurent pas garder Rousseau sur leur territoire, et il se retira à Motiers (canton de Neuchâtel) sous la rotection du roi de Prusse. Au commencement tout alla ien; Rousseau obtint du consistoire lapermission de comunier. Malheureusement, il ne tarda pas à se brouiller vec la population, et il dut presque s'enfuir. C'est alors u'il se réfugia sur la petite île de Saint-Pierre, dans le ac de Bienne. Notre philosophe croyait avoir enfin trouvé
1. La formule suivante est conforme aux principes que je viens d'exoser : N. N. par la grâce de Dieu et la volonté du peuple, empereur, oi, président de, etc.
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un lieu pour vivre tranquille ; mais il n'en fut rien. Le gouvernement de Berne apprenant qu'il se retrouvait sur son territoire, lui signifia l'ordre de s'éloigner. Bousseau retourna à Paris au moyen d'un sauf-conduit qu'il avait pu se procurer. Cette même année, c'est-àdire en 1766, il se rendit en Angleterre sur l'invitation de David Hume; mais il ne put s'entendre avec son nouvel ami, et il rentra en France. Rousseau alla enfin se fixer à Ermenonville, près de Paris, dans une campagne appartenant au marquis de Girardin. Depuis longtemps Rousseau souffrait d'une misanthropie dont les'accès devenaient de plus "en plus violents. 11 croyait que tout le monde se moquait de lui, au point qu'il redoutait de passer par des chemins fréquentés, Sous le poids de ces pénibles pensées, il écrivit une apologie de sa vie avec l'intention de la déposer sur l'autel de l'église Notre-Dame ; — il y joignit ces paroles : « Dépôt confié à la Providence. Protecteur des opprimés, Dieu de justice et de vérité, reçois ce dépôt qu'un malheureux étranger place sur ton autel et confie à ta providence. » Mais quand Rousseau alla pour porter son manuscrit, il trouva la grille du chœur fermée. Cet obstacle inattendu l'exaspéra au point qu'il lui sembla, au premier moment, que le ciel s'était conjuré avec les hommes contre lui. C'est à cette époque de sa vie que Rousseau écrivit ses célèbres Confessions, non pas comme saint Augustin avec le besoin de rendre hommage à la grâce de Dieu qui l'avait retiré de ses égarements, mais dans un sentiment d'orgueil. Dans ses Confessions Rousseau a voulu faire l'apologie de sa vie. Il veut y prouver qu'après tout il est le meilleur des hommes : au jour du jugement, il se présentera hardiment, dit-il, devant le trône du souverain juge, son livre à la mainl L'orgueil humain n'a jamais tenu un langage aussi audacieux. Rousseau mourut à Ermenonville en 1778, à l'âge de soixante-six ans. Des breuvages qu'il avait préparés et la marque d'un coup de feu qu'on aurait observée sur son
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front, ont fait croire qu'il s'était suicidé. M. de Girardin a cherché plus tard à démentir ces assertions, mais sans '! lever tous les doutes. j Telle est la vie, et tels sont les principaux ouvrages de J.-J. Rousseau. Passons maintenant à l'étude de son livre sur 1'èducalion.
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Livre premier.— Introduction. — Les deux premières années.
Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme : Telles sont les paroles sentencieuses par lesquelles s'ouvre VEmile. Rousseau se place d'emblée sur le terrain de la nature ; il veut une éducation faite par la nature, ou du moins conforme à la nature : c'est sa thèse philosophique appliquée à l'éducation. . Dans l'état présent des choses, l'homme a besoin d'être façonné pour la société; autrement tout irait encore plus mal pour lui. Son éducation actuelle est et doit demeurer toutà la fois l'œuvre delà nature, des homm ,s et des choses. « Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la nature ; l'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent, est l'éducation des choses. Chacun de nous est formé par ces trois sortes de maîtres '. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé ; celui dans lequel elles tendent aux mêmes fins va seul à son but ; celui-là seul est bien élevé. » Mais il est presque impossible de mettre d'accord ces trois maîtres; trop de causes viennent en déranger l'harmonie. « Tout ce qu'on peut faire, à force de soins, c'est d'approcher plus ou moins du but. » Et quel est ce but en matière d'éducation? Ce but est
1. Les églises chrétiennes y ajoutent encore l'action du divin Maître, agissant sur l'homme par sa parole et par son esprit ou sa grâce.
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celui de la nature même, à laquelle il faut subordonner, comme à leur règle, et l'éducation des hommes et celle des choses. Demande-t-on quel est le but de la nature? Rousseau répond que c'est la satisfaction de ses propres besoins. « L'homme naturel, dit-il, est tout pour lui, il est l'unité numérique, l'entier absolu qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à sou semblable. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire. Les (soi-disant) bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative et transporter le moi dans l'unité commune. J C'est-à-dire que l'égoïsme serait le but de l'éducation, et que ce que nous appelons sacrifice, renoncement, abnégation, serait une erreur, une monstruosité naturelle, Dire à Dieu : que ta volonté soit faite et non pas la mienne, ce serait un suicide de la nature1. Cependant Rousseau se demande ce que deviendra pour les autres un homme uniquement élevé pour soi, et il ajoute : « Si peut-être le double objet qu'on se propose pouvait se réunir en un seul, en étant les contradictions de l'homme, on ôterait un obstacle à son bonheur!» Continuons. Rousseau a bientôt renversé l'obstacle qu'il avait entrevu, et il dit, avec une confiance qu'aucun fait ne justifie : « Pour former cet homme rare (vivant pour soi et remplissant ses devoirs envers les autres !) qu'avonsnous à faire? Beaucoup sans doute; c'est d'empêcher que rien ne se fasse. Dans l'ordre naturel, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l'état d'homme, et quiconque est bien élevé pour celui-là, ne peut mal remplir ceux qui s'y rapportent. Qu'on destine mon élève à l'épée, à l'Eglise, au barreau, que m'importe ! avant la vocation des parents, la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre est le métier que je lui veux apprendre. » Rousseau apprendra donc à son élève à vivre d'une ma1. On verra plus loin que Rousseau ne tire pas de telles conséquence! de ses principes; mais elles y sont renfermées.
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nière naturelle, c'est-à-dire à faire usage de ses organes, de ses sens, de ses facultés, de toutes les parties de son être. Il sera l'unique objet de son existence; il ne lui parlera donc ni de parents, ni de famille, ni de société, ni de patrie, ni de Dieu, car tout cela est hors de lui. Il faudra que dans son élève le moi occupe tout, remplisse tout, que tout en sorte et que tout s'y rapporte. Après cet exposé de son système, Rousseau aborde les détails pratiques de l'éducation. L'enfant, dit-il, devrait être élevé et nourri par sa mère, selon la loi de la nature; et le père devrait aussi s'en occuper; celui, ajoute-t-il, qui ne peut remplir ses devoirs de père, n'a point le droit de le devenir. Mais la société est corrompue : les femmes ne veulent plus élever leurs enfants. Rousseau prend donc pour élève un de ces petits, jetés dès la naissance hors de la voie naturelle, et il va essayer de l'élever d'une manière conforme à la nature. C'est ainsi que, dès le début, Rousseau se place avec son élève dans une position exceptionnelle et contre nature. Exceptionnelle, parce qu'il est impossible que la généralité des enfants soit élevée hors de la famille, comme son Emile; et contre nature, puisque de l'aveu même de Rousseau, c'es t à la famille qu'incombe le devoir d'élever les enfants. Que n'a-t-il donc fait choix, comme Pestalozzi dans Léonard et Gertrude, d'une mèrevertueuse et active, qui sût bien discipliner ses enfants, ou mieux encore, d'une famille honnête et pieuse qui aurait pu servir de modèle aux autres? Rousseau eu sa qualité de gouverneur, commence par îhercher une nourrice pour son nouveau-né, sain et vigoureux garçon : il ne le voulait pas autrement. A d'autres 'fi soin d'élever des enfants faibles, maladifs ou caco;hymes. Comme il ne fait qu'écrire un livre, la nourrice se présente à point nommé, nouvellement accouchée saine de corps et de cœur. Ces qualités sont essentielles1.
i. Moi qui élève des enfants réels et non imaginaires, j'ai été obligé
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Pour obtenir un bon lait, il ne donne à sa nourrice que des légumes et autres substances végétales. L'exemple des vaches, qui se nourrissent de foin et d'herbe et donnent un lait excellent, à induit ici notre philosophe en erreur. La plupart des légumes et des fruits aigrissent le lait des femmes et donnent des coliques aux enfants. Ce qui confient le mieux aux femmes qui allaitent, ce sont les viandes et le laitage avec un peu de vin et une vie tranquille. Rousseau veut que son nourrisson habite la campagne. Hélas ! le conseil est bon, mais combien peu de citadins peuvent en profiter ! Insensiblement, et en ceci il a raison, il veut qu'on habitue le nourrisson à être lavé avec de l'eau froide, été et hiver. Dès sa naissance, il lui accorde la liberté de ses membres, il proscrit le maillot. J'ajoute que le berceau est également inutile ; il est peut-être dangereux ; en tous cas, il occasionne de nombreux accidents. L'éducation.de l'enfant commence à sa naissance. Elle consiste d'abord à empêcher qu'il ne prenne des habitudes dont il deviendrait l'esclave. 11 faut le mettre « en état d'être toujours maître de lui-même et de faire en toutes choses sa volonté, sitôt qn'il en aura une. » Conseil dangereux, s'il était praticable 1 Dès que l'enfant prend plaisir à voir des objets, il faut lui en montrer de toutes sortes, même « des animaux laids, dégoûtants, bizarres, des serpents, des crapauds, des écrevisses. » Il faut aussi lui faire voir des masques de plus en plus laids, afin de l'aguerrir. On l'habituera également aux détonations des armes à feu par des coups de plus en plus forts. « Avec une gradation lente et ménagée, on rend l'homme et l'enfant intrépides à tout. »
de chercher une nourrice pour un petit avorton, venu avant terme, faible, chétif, n'ayant qu'un souffle dévie etnédans les circonstances les plus critiques; moins heureux que Rousseau, je n'ai pu trouver qu'une nourrice accouchée depuis cinq mois, mais saine de cœur et de corps. On craignait à cause de cette circonstance ; néanmoins tout a parfaitement bien réussi, l'enfant a prospéré au delà de toute attente. On ne vit jamais garçon plus fort et plus sulide.
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Dans le commencement de la vie, l'enfant n'est occupé ue de ce qui frappe ses sens ; il faut entrer dans cette isposition naturelle et lui laisser examiner, palper les bjets; cela fournit les premiers matériaux de ses conîaissances. Quand l'enfant crie, c'est qu'il éprouve un besoin, et 'on doit chercher à le satisfaire. Il faut cependant prenre garde qu'il ne devienne volontaire et capricieux. e remède contre les caprices se trouve dans la liberté : c Moins contrariés dans leurs mouvements, les enfants ieurent moins ; moins importuné de leurs pleurs, on se ourmentera moins pour les faire taire ; menacés ou altos moins souvent, ils seront moins craintifs ou moins piniâtres, et resteront mieux dans leur état naturel... es longs pleurs d'un enfant qui n'est ni lié ni malade, t qu'on ne laisse manquer de rien, ne sont que des ïleurs d'habitude et d'obstination. Ils ne sont point 'ouvrage de la nature, mais de la nourrice qui multiplie es soins à l'enfant, sans songer qu'en le faisant taire au'ourd'hui, elle l'excite à pleurer demain davantage. Le seul moyen de guérir ou de prévenir cette habitude, est de n'y faire aucune attention. Personne n'aime à prendre ne peine inutile, pas même les enfants. » Après avoir parlé du sevrage et proscrit les jouets, Rousseau passe au langage. Il ne veut pas qu'on parle trop tôt aux enfants, qu'on mette trop d'importance aux fautes qu'ils commettent, et qu'on élargisse leur vocabulaire au delà de leur horizon. En revanche, il exige qu'on leur apprenne à articuler distinctement, et il prétend que dans les campagnes les enfants ont la prononciation plus ferme et plus distincte que dans les villes, parce que les enfants des paysans apprendraient à parler d'une manière plus naturelle que ceux des citadins.
Livre II. — Enfance d'Emile (de 2 à 12 ans).
Quand l'enfant commence à marcher et à parler, il entre dans une nouvelle phase de développement. La
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première chose à observer, au début de ce second terme, c'est de ne pas entourer l'enfant de trop de soins, de trop de précautions. « Emile n'aura ni bourrelets, ni paniers roulants, ni chariots, ni lisières. » S'il tombe, s'il se blesse, s'il se coupe, le mal est fait, et l'on ne s'empressera pas d'accourir à son secours de peur de l'effrayer. De cette manière, il apprendra à se soumettre à la dure loi de la nécessité, il deviendra patient, prudent, courageux. On l'entourera sans doute de précautions, mais à son insu: il faut qu'il ait partout le sentiment de sa liberté, de son indépendance, et qu'il apprenne de bonne heure à se suffire à lui-même. Sur ce principe d'éducation, Rousseau construit toute une théorie du bonheur. On est malheureux, dit-il, dès que les désirs dépassent notre pouvoir de les satisfaire. 11 faut conséquemment diminuer ses besoins et étendre ses forces. Or, on resserre les désirs en évitant de les satisfaire, et on fortifie le pouvoir en laissant à l'enfant son indépendance et sa liberté. Dans la vie sociale, dit-il, on est tous dépendants les uns des autres : les désirs sont immenses et le pouvoir des individus excessivement borné ; c'est la source de maux infinis. Dans la vie de nature, il y a équilibre entre les désirs et le pouvoir de les satisfaire. « 0 homme! s'écrie-t-il, resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t'assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t'en pourra faire sortir : ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité, et n'épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le ciel ne t'a pas données pour étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver. Ta liberté, ton pouvoir ne s'étendent qu'aussi loin que tes forces naturelles, et pas au delà ; tout le reste n'est qu'esclavage, illusions, prestige... L'homme vraiment libre ne veut que ce qu'il peut, et fait ce qui lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s'agit que de l'appliquer à l'enfance, et toutes les règles de l'éducation vont en découler. »
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Il y a beaucoup de vérité dans ces paroles de Rousseau, d'ailleurs moins excentrique que Diogène, qui, lui aussi était travaillé de l'idée que l'on doit pour son bonheur restreindre ses besoins, et augmenter ses forces; mais il ne faut pas oublier non plus que l'équilibre a été rompu dans l'homme par le péché, et qu'il ne peut être rétabli complètement ici-bas. Au reste, voici comment Rousseau veut qu'on travaille aie maintenir dansl'enfant : «L'homme sage, dit-il, sait rester à sa place; mais l'enfant, qui ne connaît pas la sienne, ne saurait s'y maintenir. Il a parmi nous mille issues pour en sortir; c'est à ceux qui le gouvernent à l'y retenir, et cette tâche n'est pas facile. Il ne doit être ni bête ni homme, mais enfant; il faut qu'il sente sa faiblesse et non qu'il en souffre; il faut qu'il dépende et non qu'il obéisse; il faut qu'il demande et non qu'il commande. Il n'est soumis aux autres qu'à cause de ses besoins, et parce qu'ils voient mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. Nul n'a droit, pas même le père, de commander à l'enfant ce qui ne lui est bon à rien... Quiconque fait ce qu'il veut est heureux, s'il se suffit àlui-même; c'estle cas de l'homme vivant dans l'état de nature. » Mais les besoins de l'enfant passent encore ses forces; il faut donc peu à peu régler ceux-là par la dépendance, et étendre celles-ci par l'exercice; car nous étions tous faits pour être hommes si les lois et la société ne nous eussent replongés dans l'enfance. « Les riches, les grands, les rois sont tous des enfants qui, voyant qu'on s'empresse à soulager leur misère, tirent de là même une vanité puérile, et sont tout fiers des soins qu'on ne leur donnerait pas s'ils étaient hommes faits. » Passant à l'instruction et à la morale, Rousseau veut qu'on en retarde le plus possible le commencement. On peut répondre aux questions des enfants, ou si on le juge bon, y opposer un refus formel comme la nécessité; mais il faut éviter l'étude et sa contrainte, la morale et ses réprimandes. La connaissance du bien et du mal viendra
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plus tard. Si l'enfant brise les vitres de sa chambre, on l'enfermera dans une chambre borgne, et s'il en demande la raison on lui dira que c'est pour qu'il n'ait plus de vitres à briser. On le laissera retourner dans sa chambre dès qu'il promettra spontanément de ne plus briser de vitres. « Il est bien étrange, dit Rousseau, que depuis qu'on se mêle d'élever des enfants on n'ait imaginé d'autre instrument pour les conduire que l'émulation, la jalousie, l'envie, la vanité, l'avidité, la vile crainte, toutes les passions les plus dangereuses, les plus promptes à fermenter et les plus propres à corrompre l'âme, même avant que le corps soit formé. » Mais soumettez l'enfant à la loi de la nécessité, qu'un « non prononcé soit un mur d'airain » pour lui, et tout changera de face ; il deviendra « patient, résigné, paisible, même quand il n'aura pas ce qu'il aura voulu; car il est dans la nature de l'homme d'endurer patiemment la nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté d'autrui. » « Il ne faut point se mêler d'élever un enfant, dit-il ailleurs, quand on ne sait pas le conduire où l'on veut par les seules lois du possible et de l'impossible. La sphère de l'un et de l'autre lui étant également inconnue, on l'étend, on la resserre autour de lui comme on veut. On l'enchaîne, on le pousse, on le retient avec le seul lien delà nécessité, sans qu'il en murmure; on le rend souple et docile par la seule force des choses, sans qu'aucun vice ait l'occasion de germer en lui... Mais ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale, il n'en doit recevoir que de l'expérience; ne lui infligez aucun châtiment, car il ne sait ce que c'est qu'être en faute; ne lui faites jamais demander pardon, car il ne saurait vous offenser. Dépourvu de toute moralité dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement mal et qui mérite ni châtiment ni réprimande. » Ces affirmations vont trop loin, ce qui n'empêche pas que la fermeté avec les enfants ne les discipline et ne les moralise, tandis que la faiblesse des parents et des maîtres les perd.
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Cependant on ne peutpas renvoyer indéfiniment l'étude delà morale, puisqu'un jour l'enfant doit entrer dans le corps social. Rousseau commence ce sujet par l'idée de propriété, qu'il inculque à son élève en lui faisant faire un dégât dans le jardin, ce qui amène un conflit avec le jardinier. C'est par cette porte qu'il entre dans le monde moral. Mais, continue-t-il, « avec les conventions et le devoir naissent la tromperie et le mensonge. Dès qu'on peut faire ce qu'on ne doit pas, on veut cacher ce qu'on n'a pas dû faire. Dès qu'un intérêt fait promettre, un intérêt plus grand peut faire violer la promesse; il ne s'agit plus que de la violer impunément. La ressource est naturelle; on se cache et l'on ment. » D'après les principes qui précèdent, on comprend qu'Emile ne sera point puni s'il tombe dorénavent en faute, dans le mensonge, par exemple. « Le châtiment, dit Rousseau, doit toujours arriver aux enfants, comme une suite naturelle de leur mauvaise action. Ainsi vous ne déclamerez point contre le mensonge, vous ne les punirez point précisément pour avoir menti ; mais vous ferez que tous les mauvais effets du mensonge, comme de n'être point cru quand on dit la vérité, d'être accusé du mal qu'on n'a point fait, quoiqu'on s'en défende, se rassemblent sur leur tête quand ils ont menti. » Rousseau pense qu'on peut prévenir le mensonge en se conduisant avec l'enfant de manière à ce qu'il n'ait nul intérêt à mentir. « Il est clair, dit-il, que le mensonge de fait n'est pas naturel aux enfants ; mais c'est la loi de l'obéissance qui produit la nécessité démentir, parce que, l'obéissance étant pénible, on s'en dispense en secret le plus qu'on peutj et que l'intérêt présent d'éviter le châtiment ou le reproche l'emporte sur l'intérêt éloigné d'exposer la vérité. » Il est évident que la sévérité du commandement et l'obligation du devoir portent facilement l'enfant à mentir, et qu'il faut user à son égard d'une certaine indulgence pour ne pas l'exposer à une forte tëntâtibn. Mais i<a> comme d'ordinaire, Rousseau va trop loin; d'ailleurs
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sa théorie ne tient-pas assez compte de la nature de l'enfant. La disposition au mensonge ne se laisse pas extirper par les moyens qu'il indique : elle ne trouve son correctif que dans la connaissance de ses fautes et dans le repentir. Le mensonge, on ne doit point l'oublier, n'estpasproprement un vice primitif : il est plutôt un voile que l'orgueil ou l'intérêt jette sur une faute commise pour la cacher. Le mensonge est une conséquence, non la cause d'un désordre moral. Empêcher cette conséquence, c'est sans doute beaucoup, mais c'est avant tout la cause qu'il faut atteindre et détruire. Je n'ai jamais guéri un seul enfant du mensonge qu'en le corrigeant en même temps du vice qui y donnait lieu, tel par exemple que le vol, la gourmandise, la fausse honte ou l'orgueil. Rousseau veut qu'on s'en tienne, pour la morale, à la distinction du tien et du mien. « Pour paraître prêcher la vertu aux enfants, on leur fait aimer tous les vices : on les leur donne en leur défendant de les avoir. Veut-on les rendre pieux, on les mène s'ennuyer à l'église; en leur faisant incessamment marmotter des prières, on les force d'aspirer au bonheur de neplus prier Dieu. La seule leçon de morale qui convienne à l'enfance, et la plus importante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. » Rien de plus capricieux que la marche du style dans l'Emile. Esprit indépendant, Rousseau ne peut s'astreindre à une marche systématique. Une idée lui paraît-elle intéressante, il s'y arrête avec une complaisance marquée. Il fera même un détour pour y revenir. C'est ainsi qu'après avoir parlé de l'instruction, il y revient encore pour critiquer la méthode d'enseignement basée sur la mémoire. Il prétend qu'avant l'âge de dix à douze ans, il est inutile de rien enseigner aux enfants, puisqu'ils ne comprennent ni la lecture, ni la géographie, ni le calcul. Il ne croit pas non plus qu'avant cet âge un enfant puisse parler deux langues La mémoire, dit Rousseau, ne peut
C. A Berne, où toutes les écoles softt allemandes, les enfants de? fa»
�265 TEMPS MODERNES. pas se développer avant l'âge de raison, et il est contre nature de la surcharger de faits que l'intelligence ne saurait encore concevoir. Emile n'apprendra donc rien par cœur, pas même des fables, attendu qu'elles renferment des choses au-dessus de sa portée et une morale qu'il ne doit pas encore connaître. Emile n'apprendra à lire et à écrire qu'à mesure que la curiosité et le besoin le presseront d'étudier. Il dessinera, mais d'après nature et quand cela lui plaira. La natur» sera son seul guide. Nous verrons plus tard, dans Pestalozzi, que Rousseau n'a pas compris le développement naturel de l'enfant, et que là où il n'a vu rien à faire, il y a tout un édifice à construire. [Rousseau n'a pas su remonter jusqu'à l'enfantement des lidées. Il part toujours du principe que Tonne doit enseigner à l'enfant que ce qu'il est capable de comprendre, liais pour arriver à comprendre, il faut cultiver les faculjtés, et pour cultiver les facultés, il faut les exercer sur l'objet même qu'elles sont appelées à saisir. L'agriculteur commence par creuser les sillons de son champ; il n'attend pas que la nature les lui trace, car elle ne le ferait jamais. Mais si Rousseau laisse en arrière le développement inItellectuel et moral, dans la crainte de tout gâter, il n'en est pas de même du développement physique. Nous avons déjà vu comment il veut que l'on soigne le petit enfant. Reprenant les soins physiques où il les avait laissés, il nous fait voir Emile dormant sur un lit dur, se couchant sur la terre humide, buvant quand il est en nage (ces Ideux derniers exemples ne sont pas à suivre), et s'habiItuant à sortir la tête et les pieds nus. Ses vêtements sont légers, mais larges; sa nourriture est simple, mais abondante. Il ne boit pas de vin, mais il reçoit quelquefois un gâteau pour prix de ses courses. Il s'exerce à porter des
milles françaises parlent les deux langues dès l'âge de six à huit ans, et cela avec une égale facilité. D'abord le français a l'avantage, mais peu à peu l'allemand prendrait le dessus, si l'on n'y veillait attentivement. C'est ce que j'ai observé dans ma propre famille.
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 266 fardeaux, à courir, à grimper aux arbres, à nager ; il apprendrait à fendre l'air comme l'aigle, et à ramper dans le feu comme une salamandre si cela était possible. Emile apprend à mesurer de l'œil la distance, la hauteur, les dimensions des objets. Il se forme l'oreille et la voix par le chant. Le tact, l'odorat et le goût lui apprennent à reconnaître les objets et le mettent sur la voie de l'usage rue l'on peut en faire. La nuit lui est comme le jour, tant :' 1 a l'habitude de se mouvoir au milieu des ténèbres. En suivant la marche que nous venons d'indiquer, Rousseau, à la fin de cette seconde période de la vie, a un bon gros garçon fort et robuste, quoique un peu rustique. Il lit moins bien qu'un autre dans les livres, mais en revanche il lit mieux clans la nature. Son esprit n'est pas dans sa langue, mais dans sa tête. Il n'a de notions morales que celles qui se rapportent à son état actuel, il n'a aucune notion de Dieu, il ne sait ce que c'est que devoir et obéissance ; mais si on lui dit : Faites-moi tel plaisir, il s'empresse de vous complaire, et il n'exige jamais rien de personne. Jusqu'ici, il ne connaît qu'une loi, c'est celle de la nécessité. Si vous lui refusez sa demande, il ne dira pas, on m'a refusé 1 mais il dira : Cela ne pouvait pas être. Est-il seul et en liberté, son œil est attentif, son corps est alerte, dispos, léger; on voit que la nature est sa patrie; il est toujours orienté, toujours maître de ses mouvements, jamais embarrassé en face d'un obstacle ou d'une difficulté imprévue. Pédants, qui avez une si haute opinion de votre art, venez et dites si toutes vos méthodes ont jamais rien produit qui soit à comparer à cet élève de la nature !
Livre III (12 à 15 ans).
Jusqu'ici Emile a vécu essentiellement de sensations sous la loi de la nécessité; il a étendu dans là nature le cercle de ses perceptions. Maintenant le moment est venu de lui faire faire un pas de plus : il doit apprendre à comparer les sensations perçues, pour en tirer des juge-
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inents et en former des idées. En outre, comme à l'avenir les forces vont dépasser ses besoins, il s'agit d'occuper ce urplus de forces à faire provision de connaissances. Mais n n'ira pas étudier au hasard, on n'apprendra que ce qui st utile aux yeux mêmes d'Emile, et non-seulement à eux de son Mentor; car il doit toujours être le maître de es actions et en avoir la pleine intelligence. Emile sera donc, dorénavant, sous l'empire d'une selonde loi : l'utilité viendra s'unir à la nécessité pour le louverner. Et comme il importe qu'il se fortifie dans la [berté, l'indépendance, on lui laissera encore ignorer les apports des hommes entre eux et on continuera à l'occuler de choses physiques et matérielles. 1 Je ne m'arrête pas à démontrer que l'assertion de Rouspau relative aux forces d'Emile est dénuée de fondement. Jbandonné à lui-même sur une île déserte, il ne serait as plus capable qu'un autre enfant de se suffire à luifëmè. On peut faire une remarque analogue sur la loi : l'utilité. I Mais voyons comment Rousseau réalise son programme. | Commençant par la cosmographie, il se rend avec son ève sur une colline pour contempler le lever et le coujierdu soleil. Le spectacle est ravissant, et notre Mentor [joint une courte instruction sur les quatre points cardiaux. Emile demande à quoi cette connaissance peut lui rvir. C'est juste, on ne doit rien apprendre que d'utile, irépond son Mentor, laissons donc cela. Le lendemain fait une promenade, on s'égare, on s'arrête altéré, :amé, à l'heure de midi, à la lisière d'un bois ; on s'asîd par terre, on se met à pleurer, que faire? Le gouverur rappelle à son élève qu'ils ont vu ce bois la veille au rd de Montmorency. Emile regarde le soleil : donc, ditMontmorency est là, au midi, du côté du soleil. Il se ~e, il part comme un trait, le chemin est retrouvé et n arrive encore assez tôt pour le dîner. Voilà la preière leçon de cosmographie. Quand Rousseau a imaginé
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celte anecdote, il a oublié que son élève toujours dans les champs, était aussi peu capable de s'égarer qu'un Iroquois. Mais nous ne saurions nous arrêter à toutes les inconséquences de notre philosophe. Ensuivant laméthodi que je viens de caractériser, il étend les connaissances géographiques de son élève, et lui fait apprendre l'histoire naturelle, la physique et la chimie. Il ne lui enseigne rien comme à l'école, il ne fait que lui fournir l'occasion d'apprendre; il observe, expérimente et étudie avec lui: il n'est pas son maître, mais son émule. A côté du livre de la nature, Rousseau ouvre à son élève celui des arts et des métiers ; ils ont un atelier, de; outils. Ils parcourent la contrée pour visiter les ateliers, Emile doit tout voir, tout comprendre, tout essayer. Ici il forge, là il rabote, ailleurs il taille une pierre. En le promenant d'atelier en atelier, Rousseau ne souffre jam;iî que son élève voie aucun travail sans mettre lui-même la main à l'œuvre, ni qu'il en sorte sans savoir parfaitemenl la raison de tout ce qui s'y fait ou du moins de tout et qu'il a observé. Rousseau met ici en garde contre un écueil. On estime plus, dit-il, dans le monde, les arts d'agrément et de luxe que les arts utiles. Il ne faut pas qu'Emile adopte ce pré jugé. Pour l'en préserver, son Mentor lit avec lui un livre, un seul livre, Robinson Crusoé. Emile doit devenir un R* binson. Avec cet idéal en tête, il se gardera bien de préféra le brillant à l'utile. « Le fer doit être à ses yeux d'un beaucoup plus grand prix que l'or, et le verre que le diamant De même il honore beaucoup plus un cordonnier, un ma■çon qu'un empereur, et que tous les joailliers del'Europe; un pâtissier est surtout à ses yeux un homme très-important, et il donnerait toute l'Académie des sciences poiii le moindre confiseur de la rue des Lombards. Les orfèvres, les graveurs, les doreurs ne sont, à son avis, qw des fainéants qui s'amusent à des jeux parfaitement inutiles; il ne fait pas même un grand cas de l'horlogerie.> Suit une longue tirade contre le luxe et les riches fai-
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néants, et un éloquent plaidoyer en faveur de l'égalité et de la simplicité. Rousseau prédit dans de prochaines révolutions la ruine de tout ce monde brillant, mais pourri, qui ne vit que de fêtes, de luxe, de scandales, de tromperie et de mensonge, aux dépens de l'artisan et du laboureur. « Nous approchons, dit-il, de l'état de crise et du siècle des révolutions. » Cette prédiction m'a paru digne d'être relevée. Ce second terme de la vie d'Emile doit finir par l'apprentissage d'un métier. Emile sera laboureur, mais cela ne lui suffit pas; un laboureur est esclave de sa terre, et Emile doit être indépendant, il doit pouvoir, au besoin, s'en aller et emporter sa fortune dans ses bras. « Quand il apprendra son métier, dit Rousseau, je veux l'apprendre avec lui, car je suis convaincu qu'il n'apprendra jamais bien que ce que nous apprendrons ensemble. Nous nous mettons donc tous deux en apprentissage, et nous ne prétendons point être traités en messieurs, mais en vrais apprentis qui ne le sont pas pour rire : Pourquoi ne le serions-nous pas tout de bon? Le czar Pierre était charpentier au chantier, et tambour dans ses propres troupes: Pensez-vous que ce prince ne vous valût pas par la naissance ou par le mérite? Vous comprenez que ce n'est point à Emile que je dis cela ; c'est à vous, qui que vous puissiez être. »
Livre IV. — L'adolescence (15 à 20 ans).
Dans l'enfance, l'homme fait connaissance avec soimême et avec le monde physique ; dans l'adolescence, il doit apprendre à connaître ses semblables. Ici commence le danger de l'éducation. Un jour suffit pour détruire l'œuvre des quinze premières années, si l'on n'y prend bien garde. Le moment propice pour étudier la société est marqué parla nature dans l'éveil du sentiment qui porte un sexe vers l'autre. Or, c'est ce qui caractérise, suivant JeanJacques, l'âge de l'adolescence. « Nous naissons, dit-il, en
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deux fois, l'une pour exister et l'autre pour vivre, l'une pour l'espèce et l'autre pour le sexe. « La source de nos passions, dit-il encore, l'origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte jamais, est l'amour de soi : passion primitive innée, antérieure à toute*autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. » Mais dès que l'homme éprouve le besoin d'une compagne, il n'est plus seul, il commence à se répandre dans ses semblables. « Toutes ses relations avec son espèce, toutes les affections de son âme naissent avec l'amour qui nous porte vers un autre sexe. » C'est alors le moment d'étudier les relations des hommes entre eux et d'apprendre à les connaître. Que dire de ce point de vue sous lequel Rousseau nous fait envisager le développement de l'homme? Notre philosophe ne se serait-il pas laissé guider ici par le penchant le plus prononcé de sa nature? Lycurgue vivait pour sa patrie, Platon pour la'vertu, Crésus pour les richesses, Lucullus pour la bonne chère, et Rousseau pour les femmes. La patrie, la sagesse, la fortune, la table, le sexe ont chacun une place dans la vie humaine, et Rousseau a tort de vouloir tout subordonner à l'amour de soi et à l'amour du sexe1. Sa base est trop étroite. Mais revenons. Par où Emile commencera-t-il à étudier ses semblables ? La société est trop corrompue pour qu'on puisse la lui montrer de près : on doit éviter d'éveiller la passion qui ne fait encore que fermenter au fond de son cœur. Point de société mondaine, point de bals, point de théâtres, point de paroles indiscrètes. Plus longtemps Emile ignorera les relations sexuelles, plus longtemps il sera calme et heureux. La précocité en cette matière affaiblit
1. On ne saurait nier qu'un jeune homme ne puise dans le désir de trouver une compagne des motifs de bien faire. Mais cette vertu n'est pas à l'épreuve du feu des passions. Celles-ci ont besoin d'une force plus grande pour les régler et les contenir.
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âme et le corps ; elle ruine les individus et les peules. Ne pouvant se résoudre à montrer des hommes vivants à ou élève, Rousseau commencera par lui parler des morts. 1 va lui dérouler les pages de l'histoire, à commencer par es Vies de Plutarque, et il lui apprendra à estimer les ertus modestes que connaît déjà Emile, la simplicité, la îbertéj et à haïr le luxe, l'ambition, la tyrannie. Rouseau recommande les fables dans cette nouvelle période e développement. Cependant Emile ne doit pas toujours voir les hommes eloin. Son jugement, une fois formé sur les vertus et es vices sociaux, il peut, sans danger excessif pour son œur, faire enfin son entrée dans le monde. Les premières autes qu'il commettra serviront à le corriger de sa présomption et l'empêcheront de juger trop sévèrement ses emblables. Ici Rousseau montre comment toutes les vertus sociaes naissent de l'amour sexuel. Dès qu'on aime son semlable (un autre sexe), dit-il, on veut son bien comme le ien propre ; on éprouve le besoin d'être bon, d'être juste, a bonté et la justice, enfantés par l'amour, s'établissent ans le cœur sous la forme d'une loi ; c'est ce qui consitue la conscience. La bonté et la justice ne sont pas de impies abstractions, de purs êtres de raison, mais un beoin, une inclination naturelle renfermée dans nos affecions primitives. Cette manière d'envisager les vertus sociales et la consience est caractéristique. La religion n'a que peu de lace dans ce système nouveau. Dieu, qu'on doit à la fin aire connaître à Emile, n'y apparaît que comme cause remière de ce qui existe. La morale y descend au niveau de l'homme naturel, et la foi y est réduite à un vague îommage rendu au Créateur (Rousseau adore Dieu, dit-il, mais il ne le prie pas : que lui demanderait-il? Il a reçu sur la voie de la nature tout ce qui lui est nécessaire), et aune espérance plus ou moins certaine que l'âme conti-
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nuera à vivre au delà de la tombe. Je n'ai rien trouvé de plus dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, placée comme un épisode dans cette partie de YEmile. La Profession de foi du Vicaire savoyard est un système philosophique. Je ne veux ni l'analyser ni la discuter ici, cela me conduirait trop loin. Il me suffit, pour mon dessein, d'en faire connaître l'esprit et la méthode. La mise en scène de cette profession de foi manque à la fois de convenance et de moralité : Rousseau la place dans la bouche d'un prêtre qui remplit ses fonctions sans croire à l'Evangile, et qui, entraîné par la nature, a violé le vœu imposé à son état. Dans l'admonition qu'il reçut de son supérieur, on lui fit comprendre que, s'il eût mieux caché ses fautes, il aurait évité la punition. Ce procédé le révolta. Quoi ! se dit-il, c'est parce que tu es moins coupable, c'est parce que tu as respecté le lien sacré du mariage qu'on te condamne ! Irrité, troublé, découragé, notre vicaire tomba dans l'incrédulité. Ne pouvant néanmoins vivre sans croyance, il se mit à étudier les systèmes des philosophes. Aucun ne le satisfit. Alors il prit la résolution de chercher la vérité dans son cœur, et, se mettant, à philosopher à la manière de Descartes (en ajoutant cependant le fait du sentiment au fait de la pensée), il arrive d'observation en observation et de déduction en déduction, jusqu'à la cause première de toute chose, cause libre, juste et bonne, toute-puissante, créatrice et conservatrice du monde ; puis, redescendant sur lui-même, il trouve que, dans la chaîne des créatures, il est la plu? excellente, non-seulement par son intelligence et sa raison, mais plus encore par le sentiment, par le cœur et la conscience, au fond desquels il trouve la liberté et l'obligation morale d'aimer son Créateur, d'être juste et bon envers son semblable. Son âme étant immatérielle, elle peut survivre au corps, soit pour jouir, soit pour souffrir, suivant que le moi, qui n'est autre chose que la continuité de l'existence par le souvenir, sera tissu de bonnes ou de mauvaises actions.
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Voilà toute la foi de nôtre vicaire. Tout le reste est hérissé pour lui de difficultés infinies, ou enveloppé des ténèbres les plus profondes. Il ne sait comment s'orienter clans le dédale des religions. Le christianisme soulève dans son esprit des objections qu'il ne peut résoudre. La majesté des Ecritures lui impose, mais que de choses inadmissibles ! La figure du Christ le jette dans le ravissement, mais comment l'expliquer, comment la concilier avec les exigences de la raison et la mettre en harmonie avec la nature? Ne trouvant aucune issue dans ce labyrinthe, notre vicaire en revient à sa profession de foi, base de toutes les religions, et il conclut par cet adage devenu populaire, malgré l'erreur qu'il renferme, que toutes les religions sont bonnes, 'pourvu qu'on les observe bien. A ses yeux, les différentes religions sont de pures institutions civiles auxquelles ont fait bien de se soumettre; car il faut de l'ordre et de l'unité au sein d'un peuple. C'est ainsi que notre vicaire, qui a retrouvé une place, quoiqu'il ne soit pas corrigé de son défaut, justifie sa position : il dit la messe et accomplit tous les actes du culte aussi scrupuleusement qu'un autre. Tels sont les principes dans lesquels doit être élevé Emile. Ajouterai-je que ce qui manque au déiste Rousseau, comme aux panthéistes et aux matérialistes modernes, c'est le sentiment du péché, c'est le besoin d'une réconciliation avec Dieu? Malgré ses fautes, Rousseau s'est cru jusqu'à la fin juste et bon, et, contradiction frappante, cet homme, qui ne voyait qu'hypocrisie et corruption dans son siècle, cet homme, qui est devenu misanthrope par dégoût de ses semblables, affirme sur tous les tons que l'homme est bon ! Cette erreur est ce qui lui a rendu incompréhensible une institution établie pour réconcilier l'homme avec Dieu. Le christianisme ne peut être construit philosophiquement que sur un besoin de la conscience. Cependant Rousseau n'a pas, par cette digression, perdu de vue son objet. Il continue à montrer les hommes
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à son Emile, s'aventurant à la fin auprès des dames i t jusqu'au théâtre. Il lui laisserait même commettre des fautes si la nature l'exigeait impérieusement. Mais Emile est docile, il aime la vertu et il ne veut qu'une compagne digne de lui et auprès de laquelle il puisse passa d'heureux jours. Ici Rousseau donne des règles de politesse et de bon goût, et après avoir inutilement cherché une femme dans les sociétés de Paris, il quitte la capitale de la France avec cette boutade : « Enfin, le temps presse; il est temps de la chercher tout de bon (il a donné le nom de Sophie à la future épouse d'Emile), de peur qu'il ne s'en fasse une qu'il prenne pour elle, et qu'il ne connaisse trop tard son erreur. Adieu donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à l'honneur, ni les hommes à la vertu. Adieu, Paris, nous cherchons l'amour, le bonheur, l'innocence; nous ne serons jamais assez loin de toi ! »
Livre V. — Sophie on la Femme.
Dans le livre V et dernier, l'Emile tourne enfin au roman : l'auteur de la Nouvelle Héloïse pouvait-il concevoir la vie autrement que comme un roman ? Je ne suivrai pas notre auteur dans ce qu'il nous dit des femmes. Aux yeux de Rousseau, la femme n'existe que pour l'homme; par conséquent, « toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utile, se faire aimer et honorer d'eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce, voilà les devoirs des femmes dans tous les temps. Tant qu'on ne remontera pas à ce principe, on s'écartera du but. » Il résulte de ce principe que la femme, à l'inverse de l'homme, doit être élevée dans la soumission et la dépendance : une femme doit épouser en toute circonstance le parti et la religion de son mari ; elle doit tout sacrifier à son principe suprême, qui est l'homme. Parla même raison, les femmes doivent cultiver l'art de plaire,
�$75 et ce qu'on pense d'elles ne doit pas leur être moins cher que ce qu'elles sont. « L'opinion, dit Rousseau, est le tombeau de la vertu parmi les hommes et son trône parmi les femmes. » Ces principes sont bien différents de la modestie et des vertus cachées recommandées avec tant de raison par le christianisme. Malgré les faux principes de Rousseau sur la position sociale de la femme et sur la manière de l'élever, son principe de tout ramener à la nature lui fait faire parfois des tableaux d'un goût exquis. En voici deux ou trois : « Sophie aime la parure et s'y connaît ; sa mère n'a point d'autre femme de chambre qu'elle ; elle a beaucoup de goût pour se mettre avec avantage, mais elle hait les riches habillements ; on voit toujours dans le sien la simplicité jointe à l'élégance : elle n'aime point ce qui brille, mais ce qui sied. Elle ignore quelles sont les couleurs à la mode, mais elle sait à merveille celles qui lui sont favorables. Il n'y a pas une jeune personne qui paraisse mise avec moins de recherche et dont l'ajustement soit plus recherché; pas une pièce du sien n'est prise au hasard, et l'art ne paraît dans aucune. Sa parure est très-modeste en apparence, et très-coquette en effet; elle n'étale point ses charmes; elle les couvre, mais en les couvrant elle les fait imaginer. » Jamais il n'entre dans l'appartement de Sophie que-de F eau simple ; elle-ne connaît d'autre parfum que celui des fleurs, et jamais son mari n'en respirera de plus doux que son haleine. Enfin l'attention qu'elle donne à l'extérieur ne lui fait pas oublier qu'elle doit sa vie et son temps à des soins plus nobles : elle ignore ou dédaigne cette excessive propreté qui souille l'âme; Sophie est bien plus que propre, elle est pure. » Sophie a peu d'usage du monde; mais elle est obligeante, attentive et met delà grâce à tout ce qu'elle fait. Un heureux naturel la sert mieux que beaucoup d'art. Elle a une certaine politesse à elle qui ne tient point aux formules, qui n'est point asservie aux modes, qui ne
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change point avec elles, qui ne fait rien par usage, mais qui vient d'un vrai désir de plaire et qui plaît. Elle ne sait que les compliments triviaux et n'en invente point de plus recherchés ; elle ne dit pas qu'elle est très-obligée., qu'on lui fait beaucoup d'honneur, qu'on ne prenne pas k peine, etc. Elle s'avise encore moins de tourner des phrases. Pour une attention, pour une politesse établie, elle répond par une révérence ou par un simple je vous remercie; mais ce mot, dit de sa bouche, en vaut bien un autre. Pour un vrai service, elle laisse parler son cœur, et ce n'est pas un compliment qu'il trouve. Elle n'a jamais souffert que l'usage français l'asservît au joug des simagrées, comme d'étendre sa main en passant d'une chambre à l'autre sur un bras sexagénaire qu'elle aurait grande envie de soutenir. Quand un galant musqué lui offre cet impertinent service, elle laisse l'officieux bras sur l'escalier et s'élance en deux sauts dans la chambre en disant qu'elle n'est pas boiteuse. » Sophie étant faite pour Emile, comme Emile pour Sophie, il ne pouvait se faire qu'à la fin ils ne se rencontrassent. Le commencement de leurs amours est charmant. Le vrai christianisme peut réaliser quelque chose de mieux. Cependant on aimerait à voir régner partout des mœurs aussi pures et des sentiments aussi beaux à l'origine de tous les mariages qui se contractent. Dieu a mis dans l'union de l'homme et de la femme une jouissance, un bonheur réel qui peut durer jusqu'à la mort des conjoints. Mais pour goûter ce bonheur et le conserver, il faut se soumettre aux règles que Dieu a établies, et qui consistent à le chercher et à le goûter exclusivement dans les liens sacrés du mariage. Tout sentiment, tout acte qui s'affranchit de ces liais porte atteinte à la sainteté du mariage et tend à miner le bonheur que Dieu a bien voulu y attacher. Que de jours paisibles, que de bonheur les jeunes gens laissent échapper, et que de tourments et de maux ils se préparent lorsqu'ils ne savent ou ne veulent discipliner ni leur corps ni leur âme 1
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Après une année passée dans les douceurs d'une honnête fréquentation, Emile et Sophie durent se séparer : le premier devait encore voyager avec son Mentor pour étudier les institutions politiques des différents peuples. Sur le point de devenir membre de la société civile, il doit savoir quels sont les devoirs et les droits du citoyen et quel est le pays où il pourra vivre suivant ses principes. Cette partie de Y Emile est peu attrayante : elle ne renferme guère qu'un aride abrégé du Contrat social. Comme on peut s'y attendre, Emile ne trouve nulle part l'idéal social qu'il cherche, et il rentre en France avec la conviction qu'il ne doit chercher la liberté qu'en lui-même, et que la suprême sagesse consiste à se soumettre aux institutions établies comme on se soumet à la nécessité. Il retombe ainsi sous la loi de la nécessité, par laquelle son éducation a commencé. Cependant Sophie et Emile sont demeurés fidèles l'un à l'autre, et le jour du mariage est arrivé. « Enfin, dit Rousseau, je vois naître le plus charmant des jours d'Emile et le plus heureux des miens; je vais couronner mes soins, et je commence d'en goûter le fruit. Le digne couple s'unit d'une chaîne indissoluble, leur bouche prononce et leur coeur confirme des serments qui ne seront point vains : ils sont époux. » Et quelques pages plus loin : « Peu à peu le premier délire se calme et leur laisse goûter en paix les charmes de leur premier état. Heureux amants! dignes époux ? Pour honorer leurs vertus, pour peindre leur félicité, il faudrait faire Vhistoire de leur vie... •» On a trouvé dans les manuscrits de Rousseau un fragment que l'on a ajouté au cinquième livre de Y Emile; il est intitulé : Emile et Sophie, ou les Solitaires. C'est donc ici l'histoire de leur vie, pour honorer leurs vertus et peindre leur félicité... Oui c'est l'histoire de leur vie, mais quelle vie ! Après quelques années passées dans la solitude, Emile, pour distraire Sophie inconsolable de la mort d'une petite fille, la mène à Paris. Ce fut pour son malheur. L'air de la capitale les détacha- run de l'autre, et Sophie 16
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devint infidèle. Lors qu'Emile apprit sa honte, ii éprouva des souffrances d'âme d'une violence excessive ; mais rappelant à lui sa raison et ses principes, il se dit à la fin que rien n'était changé en lui, et, s'armant de stoïcisme, il quitta Paris, seul, à pied, et sans emporter autre chose arec lui qu'un modeste vêtement et ses bras. Il chercha et trouva de l'ouvrage. Quand il était malade, il faisait comme l'animal, il jeûnait et se tenait tranquille. Un endroit lui déplaisait-il ? il allait plus loin. Il arriva ainsi à Marseille, et, comme il connaissait la manœuvre, il trouva du travail comme matelot. Malheureusement, le vaisseau qu'il montait fut pris par des pirates, et voilà notre Emile jeté dans les fers et vendu à Alger comme esclave. Mais on ne vend pas l'âme d'un homme. Emile conserva dans les fers toute sa liberté et eut de plus l'occasion de goûter la sagesse de savoir se soumettre à la loi de la nécessité. L'his toire d'Emile s'arrête ici ; mais, d'après le commencement, on voit qu'il était revenu en France, qu'il avait rejoint Sophie, et, qu'instruits l'un et l'autre à l'école du malheur, ils avaient retrouvé leur première tertu et leur premier bonheur; mais la mort était venue frapper à leur porte, et Emile avait eu la douleur de perdre son fils et son épouse. Il se retrouvait ainsi seul pour achever sa carrière.
Remarques et réflexions générales sur les principes philosophiques et pédagogiques de Rousseau.
Je me suis suffisamment expliqué dans l'analyse des écrits philosophiques de Rousseau, en particulier de l'Emile, pour n'avoir pas à revenir sur ses principales idées et sur leur application : il ne me reste plus qu'à présenter quelques réflexions sur le principe fondamental de sa philosophie et à déterminer la place et l'influence de Y Emile dans le domaine de la pédagogie. La philosophie de Rousseau, comme on l'a vu et com-
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pris, a sa base et sa règle clans la nature humaine, telle qu'il la concevait. Cette philosophie, en soi, n'a rien que de légitime : rappeler l'homme à la nature et à ses lois immuables, soit en politique, soit en religion, soit en pédagogie, c'est le rappeler à la vérité. Et quel besoin le dix-huitième siècle n'avait-il pas qu'on le ramenât à la source féconde et vivifiante de la nature! En politique, on gouvernait les peuples sans prendre conseil des droits de l'homme et de ses besoins légitimes ; en religion, l'autorité, i'habitude,les préjugés et souvent encore la force, tenaient lieu de conviction individuelle el de cette franche volonté que Dieu demande de ses adorateurs ; en pédagogie, on n'avait nul égard à la nature physique, intellectuelle et morale de l'enfant et aux lois qui président au développement de ses facultés : on le dressait plus qu'on ne le développait. Il était donc bien nécessaire qu'une voix éloquente s'élevât et invitât la société à quitter cette voie factice et trompeuse pour rentrer dans le chemin et sous les. lois de la nature. En ce pomt-ci, Rousseau, malgré ses fautes et ses erreurs, a été l'interprète d'une grande vérité auprès de ses compatriotes, et l'étonnante facilité avec laquelle ses )rincipes se sont répandus depuis dans le triple domaine 'e la politique, de la religion et de la pédagogie, nous nontrént assez qu'il a été plus qu'un simple rêveur. Mais s'il importe hautement pour l'humanité de mettre apolitique, la religion, l'éducation et les mœurs en harîonie avec la nature, il importe que ce soit avec la nature éelle et non pas avec une nature imaginaire ou tronquée, 'est en ce point que Rousseau s'est lourvoyé, Il a cru que 'homme possédait toutes choses dans sa nature, et que ette nature en soi était parfaite. L'homme n'avait qu'à edevenir lui-même pour rentrer en Eden. Mais cette idée e l'homme n'a de base ni dans l'histoire, ni dans l'expéience personnelle : elle est imaginaire. L'histoire etl'exjérience personnelle nous démontrent qu'il y a dans notre îature des misères (le péché, les maladies, la mort) et des esoins(depaix, de sainteté, de connaissances, de félicité)
�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 280 qui ne peuvent être guéris et satisfaits que par un secours surnaturel et clans une autre existence. C'est ce que Platon, en particulier, avait déjà compris. Renvoyer simplement l'homme à la nature, c'est donc l'abandonner à ses misères et à ses besoins, c'est le laisser sans secours et sans médecin. La nature et ses lois viennent de Dieu et doivent être respectées comme des oracles divins : on ne doit ni les méconnaître, ni les tronquer, ni les combattre; mais comme elles ont été viciées par le péché, elles doivent être relevées et rétablies par Celui-la même qui les avait créées et par le moyen que sa sagesse nous fournit, savoir JésusChrist, qu'il a envoyé dans le monde « pour sauver les pécheurs. » Voilà le chemin royal, et le plus sage sur ce chemin sera celui qui saura le mieux mettre en harmonie la nature humaine et le christianisme. Nature et christianisme ne sont point des termes qui s'excluent : ils sont, tout au contraire, compléments l'un de l'autre. Rousseau s'était donc formé une fausse idée de la nature humaine, et c'est là l'origine de toutes ses erreurs. En pédagogie, on peut encore lui adresser le reproche d'avoir mal observé' ce qu'il aurait pu connaître, malgré ses erreurs, de la nature de l'enfant. Si, au lieu d'envoyer ses enfants à l'hospice des enfants trouvés, il les eût élevés lui-même, ou s'il avait vécu dans une école, il aurait vu bien des choses qui auraient modifié et complété ses idées. La méthode de Rousseau est plus propre à former des sauvages que des hommes; elfe est presque toute négative. La nature qui préside à l'éducation d'Emile, qui en fait presque tous les frais, est une inconnue, une puissance mystérieuse qui tait son nom et cache ses procédés. Rousseau ne nous parle guère que de ses droits, et par là même aussi des droits de l'enfant. C'était beaucoup, mais ce n'était pas assez pour fonder la science de l'éducation. Rousseau n'a fait qu'ouvrir la mine, il n'y est pas entré1. Comme nous le verrons, ce travail était réservé à Pesta-
i. Rousseau a été plus profond dans le Contrat social.
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ozzi. Celui-ci, en effet, ne s'est pas contenté de laisser "gir la nature ; il est, si j'ose ainsi m'exprimer, entré dans on sanctuaire pour en étudier les lois et les procédés et ouvoir ensuite se faire son co-ouvrier dans l'œuvre du développement de nos facultés. C'est là la grande idée cpie îous aurons à exposer lorsque nous traiterons de ce pédagogue. Mais si Rousseau n'a pas creusé l'idée de nature, comme Pestalozzi, il faut bien reconnaître qu'il a été son précurseur. On retrouve dans Pestalozzi le môme dégoût de son siècle, la même censure contre la culture factice et contre la routine de l'école, les mêmes appels pour rentrer dans la voie naturelle. Malheureusement, la science pédagogique a conservé généralement, en Allemagne et en Suisse, l'erreur fondamentale de Rousseau qui est de croire que tout ést dans la nature. Cette erreur est, dans la pédagogie moderne, ce qu'était le veau d'or que Jéroboam, fils de Nôbat, avait élevé dans le royaume d'Israël, un obstacle pour revenir au vrai Dieu ; mais aussi, comme ce veau d'or s'opposait à une idolâtrie plus grossière, de même le déisme, qui est au fond du naturalisme de Rousseau, a préservé la pédagogie de tomber dans le matérialisme et le panthéisme philosophiques du siècle. Diesterweg, qui donne le ton en Allemagne et en Suisse, est déiste. C'est un bien relatif. Sans cela tout irait plus mal encore. Le panthéiste et le matérialiste ne prendraient plus aucun soin de la moralité et du sentiment religieux des jeunes gens, tandis que le déiste, à la manière du vicaire savoyard, considère encore l'enfant comme un être libre, moral et religieux. Cette considération me rassure sur l'avenir de la pédagogie : on ne doit pas désespérer d'une philosophie (la pédagogie est une philosophie) dans laquelle la nature morale de l'homme a conservé sinon ses droits, du moins une place. On peut espérer qu'un jour cette nature sera mieux observée et mieux comprise. Depuis Pestalozzi, on a étudié le corps sous toutes ses faces ; on sait en détail comment on doit exercer chaque sens, chaque organe, chaque membre, et donner à tout l'orga-
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nisme une culture conforme à sa nature : on possède de gros volumes sur l'hygiène et la gymnastique. On est allé plus loin encore dans l'étude de l'intelligence; on sait exactement comment et d'après quelles lois et quels exercices se développe chaque faculté; toutes les branches de l'enseignement ont été retravaillées pour les soumettre à ces lois et les adapter au degré de développement de l'intelligence. On en peut dire autant des sentiments naturels et des talents qui se produisent dans l'exercice des différents arts. Mais nous manquons encore d'une psychologie des facultés morales et religieuses : le domaine moral n'a pas encore été suffisamment exploré. Les déistes, qui ne croient pas à l'Evangile, se contentent de ce qu'ils ont, et les croyants, qui savent que la foi renferme le remède nécessaire à l'homme moral, ne se donnent pas la peine de rechercher comment la grâce s'empare des facultés naturelles et, en particulier, de la volonté, pour leur imprimer une direction conforme à la volonté de Dieu1. Et pourtant, il nous importerait de connaître exactement la nature morale de l'enfant, les facultés qui y rentrent, les lois de leur développement, les moyens par lesquels il s'opère, C'est alors seulement que l'éducation morale prendrait une importance réelle aux yeux de l'éducateur, et que le christianisme deviendrait partie intégrante de son système pédagogique, et non plus seulement un accessoire ou un hors-d'œuvre.
§ 20. Basedow et les philanthropes.
L'Allemagne est la terre classique de la pédagogie. Nulle part les principes d'éducation n'ont reçu tant d'applications sérieuses et n'ont été soumis à un si grand travail de la pensée. L'Allemand, néanmoins, manque de génie créateur, et l'on a mis en doute son sens
1. J'ai esayé de combler cette lacune dans mon École primaire. Lausanne, cheK Imer et Payos. 1879.
(L'auteur.)
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ratique. Entre les hommes qui ont ouvert des voies nouelles à l'éducation, aucun n'est sorti de l'Allemagne, fontaigne était un Français ; Bacon et Locke, des Anglais ; oménius, un Slovake (Moravien); Rousseau et Pestaozzi, des Suisses. Néanmoins c'est en Allemagne qu'il ous faut toujours revenir pour étudier la pédagogie. Si a matière première n'est pas sortie de son sol, c'est là u'elle a été travaillée et mise en œuvre. Rousseau avait jeté dans le monde des principes d'édu,ation nouveaux et féconds. Malheureusement ils étaient mis à tant d'erreurs dangereuses qu'on crut devoir brûler on livre à Paris et à Genève. Mais l'ouvrage que les rançais brûlèrent trouva un asile au-delà du Rhin : le •énie scrutateur et réfléchi des Allemands sut découvrir es idées fécondes au milieu des excentricités et des bouades du philosophe genevois. Basedow, le premier, s'apliqua à les réaliser dans sa patrie, en les modifiant 'après les principes de Locke et de Goménius. Easedow, fils d'un perruquier, naquit à Hambourg en 723.11 goûta peu la vie de famille, son père étant d'un aractère rude et sévère, et sa mère atteinte d'une noire élancolie qui dégénérait quelquefois en démence. Après voir fréquenté les écoles de sa ville natale, il alla étudier théologie à Leipsick. Il avait des facultés distinguées, ais il était peu studieux et d'une conduite irrégulière. A l'âge de vingt-six ans, il entra au service d'un M. de uaalen, dans le Holstein, pour y faire l'éducation de son ils, âgé de sept ans. Basedow conduisait souvent son ève dans la belle nature et s'entretenait avec lui de tout qui frappait leurs regards. Il fit aussi l'essai d'une méode nouvelle pour l'enseignement des langues. En 1753, il fut nommé professeur de morale et de bellesttres à l'académie de Saroë ; mais des écrits entachés hétérodoxie lui attirèrent tant d'adversaires que l'autoté crut devoir lui ôter sa chaire et l'envoyer professer lAltona. Cet avertissement ne le découragea pas ; il conjmm à inquiéter les orthodoxes et se fit excommunier : il
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en voulait surtout au dogme de la Trinité, qu'il attaquait sur tous les tons et à tout propos. C'est à cette époqne de sa vie qu'il rédigea son Livre élémentaire, petite encyclopédie des enfants. Il parut pour la première fois en 1774, en quatre volumes renfermant cent planches gravées sut acier. Cet ouvrage fit sensation dans le public, quoiqu'il ne fût au fond qu'un remaniement de l'Orbis piclus de Coménius, d'après le plan d'études proposé par Rousseau (objets naturels, — objets d'art, — relations sociales). Comme la publication du Livre élémentaire exigeait une somme considérable, Basedow avait écrit aux empereurs, aux rois, aux princes, aux académies, aux loges maçonniques et aux savants, pour obtenir les secours nécessaires à cette entreprise. Avant de parler du fameux établissement, le Philaiv thropin, qu'il fonda à Dessau et qui le rendit si célèbre, je dois m'interrompre un instant pour faire connaître Wolke, celui de ses collaborateurs qui saisit le mieux si pensée et sut le mieux la réaliser. Né à lever en 1742, Wolke ne commença ses études qu'à l'âge de vingt ans; mais il les poursuivit avec une telle ardeur qu'il eût bientôt regagné le temps perdu. Eu 1770, Basedow le fit venir à Altona pour lui aider dansk composition de son Livre élémentaire. Il avait alors une petite fille de neuf mois, appelée Emilie, probablement d'après l'élève de Rousseau. Wolke prit cette enfant en affection et montra dans les soins qu'il lui donna du grandes aptitudes pédagogiques. Chaque jour il lui consacrait une heure et demie. Il lui apprit à connaître et i nommer une grande quantité d'objets, évitant avec lt plus grand soin de lui inculquer des idées fausses. Ainsi, dans le miroir, elle voyait son image et non pas elle-même; sur les gravures, on lui montrait des figures d'hommes, d'animaux, et non des hommes, des animaux; la viandf cui te n'était plus une poule; sa poupée n'était pas un enfant (précautions superflues!). Elle apprit ainsi à juger, avav. l'âge de deux ans, avec une justesse qui excitait l'admi-
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tion de tous ceux qui l'entendaient. Elle parlait aussi plus stinctemeiit que tous les enfants de son âge. Wolke lui prit à composer des propositions d'après l'énumération leurs éléments phonétiques. Quand, par exemple, il sait : v-eux-t-u ,-d-es ,-b-on-b-ons : elle liait aussitôt ces éments et disait : Veux-tu des bonbons? Ainsi préparée, il i apprit, vers la fin de sa troisième année, à lire en un ois. Il lui apprit ensuite en dix semaines à parler franis assez bien pour se faire comprendre. La lecture franise lui coûta aussi peu de peine et de temps que la lecre allemande. A quatre ans et demi il lui enseigna à rler latin en quelques mois. Elle répondait à plus de nq cents questions diverses. A cet âge, elle connaissait 'jà l'usage d'une foule d'objets, savait distinguer les mes, les surfaces et les solides réguliers, compter de à 100 et de 100 à 1. Et elle avait acquis toutes ces conissances sans effort, sans application fatigante, en se uant. Wolke lui avait aussi parlé de Lieu ; il lui avait ontré sa bonté dans les fruits de la terre et sa puissance ns l'éclat et la voix du tonnerre. Elle n'avait peur ni s chenilles, ni des araignées, ni des souris, ni des sernts, ni des crapauds, ni des sorcières, ni des revenants, i du diable, parce qu'on ne lui avait parlé que de ce qui ouvait réellement lui faire du mal. On lui avait dit cornent les hommes viennent au monde, et elle ne faisait cun mauvais usage de cette connaissance. Basedow et Wolke écrivirent des rapports sur Emilie et firent souvent paraître en public pour recommander ur méthode. Ces connaissances prématurées d'Emilie e doivent pas trop nous étonner : avec moins d'exercices, t un développement plus naturel, on voit souvent appaaître des choses tout aussi belles chez maint enfant préoce. Quand je vois un petit garçon, âgé de trois ans et uelques mois, si faible qu'il ne peut encore monter seul n escalier, écouter et répéter tout ce que l'on dit, obserer tout ce que l'on fait ; quand je le vois retenir sans ffort les noms des objets qu'il entend nommer, indiquer
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profonde le maître ressent à la vue de son élève s'> fermissant dans le bien! On est entré dans une aul sphère : la confiance, l'amour, l'espérance ont plus consistance et de force : ce n'est plus une fleur délicate fragile qui vous attire, c'est un fruit mûrissant qui vo réjouit et qui va mettre le comble à vos vœux. Mais il est temps de revenir à Basedow. C'est en il qu'il se rendit à Dessau, accompagné de Wolke, et tr ans après il y ouvrait, avec le secours du jeune prin Léopold-Frédéric-François, l'établissement qui l'a ren célèbre et auquel il donna le nom de Philanthropin. s'agissait d'y mettre en pratique les principes de Ro seau. Basedow se mit à l'œuvre, plein de confiance d'enthousiasme. En 1776, il publia sur son établissent un rapport qui touchait au merveilleux; il était adrei « aux tuteurs, avocats et bienfaiteurs de l'humani ainsi qu'aux cosmopolites éclairés, » et dédié à l'emj reur Joseph II, au roi de Danemarcketà l'impératrice" therine. «Envoyez-nous, disait-il, des élèves; ils sontht reux chez nous et font de bonnes études. Ils y apprenne d'une manière naturelle, sans fatigue et sans punitior le latin, l'allemand, le français, l'histoire naturelle, technologie et les mathématiques. Il faut six mois àD sau pour apprendre à parler une langue et six autres m pour y joindre la perfection grammaticale. Nos métlioi rendent les études trois fois plus courtes et trois fois pl agréables. En quatre ans, un enfant de douze ans préparé pour les études universitaires, sans qu'il i ensuite besoin de passer par la faculté de philosoplï Notre entreprise, dit-il ailleurs, n'est ni catholique, ni' thérienne, ni réformée ; elle peut même convenir a juifs et aux mahométans. Nous sommes des philantht pes, des cosmopolites, et voulons former des hommes an bons et aussi heureux qu'il est possible de le devenir, Basedow termine son rapport en invitant les lionra compétents de tous les pays à venir à l'examen public ses élèves, qu'il a fixé au 13 mai (1776).
�2S9 Deux rapports parurent sur ce célèbre examen, l'un de asedow et l'autre du professeur Schummil, de Magdeourg. Ce dernier est des plus intéressants. Voici la trajction de quelques passages. C'est son fils âgé de douze JS, qui est censé rapporter, sous forme de lettres, ce d'il a vu et entendu à Dessau :
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« Le Philanthropin, dit-il, se compose de deux maisons utes blanches. Devant est une grande place plau'éc arbies. Quand nous arrivâmes, un élève de la classe des '•rnalantes (serviteurs — les novices de l'établissement) it sur la porte. Il nous demanda si nous voulions par• au professeur Basedow. Nous lui répondîmes que oui, il nous conduisit dans l'autre maison. Nous heurtons a porte : « Entrez! » C'était M. Basedow lui-même, en e de chambre, écrivant derrière un pupitre. Il dit à pa que nous venions dans un mauvais moment, qu'il it beaucoup à écrire, mais qu'il viendrait nous voir le r dans notre logis; il fut du reste très-amical. Nous ■times donc et demandâmes à parler à M. Wolke. C'est grand homme sec; cela vient de ce qu'il a travaillé jour nuit. II est fort gentil, on l'aime du premier- coup. Il ■us fit entrer et nous vîmes les petits philanthropes. Ils Ht tous les cheveux coupés ; aucun n'a de perruque ; ils nt pas non plus de cravate et leur col de chemise est attu sur les habits. La petite fille de M. Basedow est c ces jeunes garçons, en robe blanche. En me voyant, m'a dit salve, et jeté un baiser. Elle a les cheveux rs comme du charbon. Il y a eu de drôles de choses dans l'examen. D'abord venu le jeu du commandant. Voici en quoi ce jeu cone. Tous les philanthropins se sont mis en ligne, me des soldats, et M. Wolke, leur officier, les comîdait en latin. Il disait, par exemple : Clauclite oculos! l'instant tous les yeux se fermaient. Ou bien : Imitai sartorem! Et tous faisaient semblant de coudre me des tailleurs. Ou bien «ncore : Imitamini sutoremî il
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Et tous tiraient le ligneul comme des cordonnie M. Wolke commanda cent drôleries pareilles. » Dans un second jeu, le maître écrivait un nom de rière le tableau, le nom d'une plante, d'un animal, d'n ville, d'un pays, et les élèves devaient le deviner. Qu ju'un y écrivit une fois le mot intestina et dit aux enfat de deviner une partie du corps del'bomme. Et les mots pleuvoir dru comme grêle ! Caput, nasus, os, manus, j digili, pectus, collum, genu, aures, oculi, crines, dorsun une foule d'autres; jusqu'à ce qu'enfin l'un s'écria ini tina! et reçut le morceau de gâteau que l'on donnai celui qui le premier trouvait le mot. » Il y eut encore un autre jeu. M. Wolke comman' en latin et les élèves imitaient les cris des anima c'était à crever de rire 1 Tantôt ils rugissaient comme! lions, tantôt ils chantaient comme des poulets, aboyait comme des chiens, miaulaient comme des chats, hen saient comme des chevaux ou hurlaient comme des lou » Une fois aussi M. Wolke apporta un grand table « Chers enfants, dit-il, je veux vous parler de la chose plus sérieuse qu'il y ait au monde, ainsi soyez série Comme vous voyez, ce tableau représente une femme sise dans un fauteuil ; elle a l'air fort triste ; son mari tient la main. Sur cette table sont deux petits bonne l'un de fille et l'autre de garçon. Tout le monde était hi attentif; il fallait voir ça! Alors M. Wolke demandai enfants quelle femme ils voyaient et pourquoi elle av l'air si triste? Ils répondirent que c'était une femmet ceinte, qu'elle était en grand danger et pourrait mé mourir. Il demanda ensuite ce que signifiaient les d bonnets. Ici quelques auditeurs commencèrent à sour il t'aurait fallu voir alors M. Wolke, comme il nous a gardés en nous disant de ne pas rire dans une affaire grave, ou bien qu'il cesserait son examen I Tout redei sérieux et il continua ses questions sur les deux bonne Puis il tint un discours que je n'oublierai de ma quoique je ne fisse que pleurer tout le long : « Ecoul
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chers enfants, disait-il, si j'étais capable de haïr quelqu'un, ce serait celui d'entre vous qui serait assez impie pour être ingrat envers ses parents. Pensez un peu à ce que votre mère a souffert pour vous ! Elle a été en danger de mort pour l'amour de vous ; elle a enduré des souffrances inouïes; vos parents ont pris soin de vous avant que vous fussiez nés 1 Pourriez-vous donc jamais leur être assez reconnaissants 1 Gomme l'a bien dit M. Wolke, si c'était une cigogne qui m'eût apporté au monde, c'est à cette cigogne que je devrais de la reconnaissance, mais maintenant c'est à ma mère que je dois de la reconnaissance, je ne l'oublierai jamais! » J'ai cru devoir rapporter ce passage presque tout au long, parce qu'il est caractéristique pour les philanthropes de Dessau. Dans son rapport, sur le même objet. Basedow dit : « Nous ne cachons pas à nos élèves la vérité sur la génération des êtres vivants ; nous ne nous arrêtons toutefois que sur les effets, la gestation et la naissance. » J'ajoute que le tableau commenté par Wolke était tiré du Livre élémentaire. Rousseau a mis sagement cette instruction délicate dans la bouche d'une mère. On ne saurait, sans inconvénient, la transporter dans l'école. Si, comme dans l'histoire de Joseph, dans l'histoire de la naissance de Jean-Baptiste et du Sauveur, ce sujet vient à passer sous les yeux des enfants, on doit simplement supposer la chose connue, comme s'il s'agissait d'adultes, et prévenir par une tenue sérieuse l'écart des imaginations déjà éveillées. Et si par hasard un enfant fait une question indiscrète, on peut lui dire simplement qu'on n'a pas de temps à perdre pour une telle explication et qu'il doit s'adresser à sa mère. Passant à l'arithmétique, notre jeune écrivain dit que M. Wolke se fit dicter un nombre long comme le bras. « A peine était-il écrit qu'Emilie s'écria : 149,532 quadrillions1 et je ne sais combien de trillions, de billions et de
1. Les Allemands divisent les nombres en classes de six chiffres : il
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millions. Ensuite on additionna au moins dix nombres ensemble. Cela s'est fait avec une rapidité étonnante ei sans y manquer d'un cheveu de tête. M. Wolke fit beaucoup de calculs, et les auditeurs y prirent grand plaisir. » Après le calcul vint le dessin. Que faut-il dessiner, demanda M. Wolke ? Leonem, leonem! crièrent-ils tous à k fois. M. Wolke fit alors une tête avec un long bec. Aussitôt les philanthropins de s'écrier : Non est leo, non esl ko (ce n'est pas un lion) ! Pourquoi pas? Quia habet rostrum, dirent-ils, Icônes non habent rostrum (parce qu'il a un bec, les lions n'ont pas de bec)! Après avoir corrigé la bouche, Wolke fit à son lion des oreilles d'âne, ce qui amena de nouvelles réclamations, et ainsi de suite. C'était très-amusant. M. Wolke dessina ensuite une maison. » Dans l'examen de français, M. Simon montrait des objets, et les élèves devaient les nommer. Il leur en montra un d'une forme particulière, et les enfants s'écrièrent « herse » ! Maintenant je saurai toute ma vie que cette machine s'appelle herse en français. » M. Mangelstorf examina, en histoire, sur les expéditions d'Alexandre. Il interrogea presque constamment le même élève. » M. Basedow passa ensuite au latin. Il lisait des phrases que les élèves traduisaient rapidement en allemand. Il nous dit que, dans l'espace d'un an, tous traduisaient librement et correctement toutouyrage allemand à la portée de leur intelligence. Les auditeurs étaient bien contents du latin, à l'exception de quelques-uns qui se disaient tout bas que si l'on mettait tout à coup Cicéron, Horace ou Virgile sur le tapis on verrait un tout autre résultat. » Il n'y eut point d'examen en géographie, ni en histoire naturelle. En géométrie, on démontra le théorème de Pythagore. Après l'examen, les enfants jouèrent deux
leur faut mille fois mille pour un million, raille fois mille millions pouf un billion, etc.
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drames, l'un en allemand et l'autre en français. En somme, cet examen, malgré son air comique, réussit. On en fit de grands éloges. Le philosophe Kant recommanda à l'Allemagne comme un élément de vie nouvelle la pédagogie des philanthropes de Dessau. Des dons arrivèrent de divers côtés. Les Juifs et les francs-maçons figurèrent parmi les donateurs, dont les initiales, comme l'avait promis Basedow dans ses discours, furent gravées dans l'écorce d'un jeune tilleul avec un chiffre indiquant combien chacun avait donné de fois cinquante écus. Le bon et pieux pasteur du Ban-de-la-Roche (près de Strasbourg), Oberlin, se déclara aussi en faveur de l'œuvre de Dessau. Le Livre élémentaire l'avait comblé de joie, et il vendit les boucles d'oreilles de sa femme pour pouvoir envoyer son offrande à Basedow. La lettre qu'il écrivit à cette occasion, le 16 marsl777, fait l'éloge de son ardente charité, mais, il faut l'avouer, elle parle moins en faveur de son jugement. Cependant le caractère entier et cassant de Basedow, aussi bien que ses excentricités, le rendait peu propre à diriger un établissement d'éducation. Il ne tarda pas à se brouiller avec ses collègues; il quitta l'établissement en 1778. Wolke lui succéda dans la direction. En 1782, le Pliilanthropin renfermait cinquante-trois élèves de tous les pays de l'Europe. Quant à Basedow, après avoir fait quelque temps la guerre à ses anciens collègues, en particulier à Wolke, avec lequel il eut un procès, il se ■ retira à Magdebourg, où il mourut le 25 juillet 1790, à [l'âge de 66 ans, dans le sentiment qu'il était avantageux pour l'humanité qu'il fût retranché de la scène du monde. Il avait, durant ses dernières années, donné du scandale en se livrant à la boisson. On se demandera maintenant quelle a. pu être, en pédagogie, l'influence d'une école qui semble, au premier I abord, ne se distinguer que par des singularités et beaucoup de charlatanisme. Ici, comme dans Rousseau, il nous faut séparer la vérité de l'erreur pour comprendre le succès des philanthropes de Dessau. Voici, en peu de
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mots, les services qu'ils ont rendus à la cause de l'éducation. Et d'abord, nous trouvons chez les maîtres un dévouement remarquable à la cause de l'éducation. Basedow lui-même, malgré ses importunes demandes de secours et son air de charlatanisme, n'a cherché que la réalisation de ses idées. Il est mort pauvre. L'exemple des philanthropes a donc, sous ce rapport, réveillé le zèle pour l'éducation de la jeunesse et appris aux instituteurs à se dévouer pour leur vocation. Ils ont, en second lieu, rendu de grands services à l'éducation physique, en délivrant l'enfance d'une chevelure incommode et d'habits gênants, comme aussi d'une discipline trop dure, et en lui rendant les jeux et les amusements naturels au premier âge, les exercices du corps et le travail manuel, si nécessaires à l'éducation. En matière d'instruction, ils ont relevé le rôle de l'attrait et du plaisir dans le travail, par les efforts qu'ils ont faits pour rendre l'enseignement agréable. L'attrait esl un des mobiles de l'activité humaine, et il doit avoir une place dans l'école ; mais ce mobile n'est pas le seul, comme le croyaient les philanthropes, qui tombèrent pour cette raison dans des enfantillages ridicules ; à côté de l'attrait il y a le sentiment du devoir à développer; il faut que l'homme soit capable de faire ce qui est bien, alors même qu'il n'y trouverait aucun plaisir. Et c'est pour cela qu'il est si utile, en éducation, de soumettre l'enfant à une discipline qui ne tienne aucun compte de ses caprices, et l'exerce à surmonter la peine et les fatigues d'un travail sérieux ou même ennuyant. L'instruction, au reste, ne présentait rien de bien nouveau chez les philanthropes, malgré les tours de force accomplis dans l'effervescence de leur premier zèle. En morale et en religion, les philanthropes ne se sont guère élevés au-dessus du Vicaire savoyard, et l'on a plus abusé que profité cle ce qu'il pouvait y avoir de beau dans l'abolition des différences confessionnelles. En brisant le
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ase ils répandirent la liqueur qu'il contenait. Basedow t Wolke se livraient d'ailleurs à des excentricités ridicues. Jusqu'à un certain âge, l'enfant ne devait rien savoir e Dieu, et il fallait faire une fête qui surexcitât toutes es facultés, le jour où on lui découvrait l'existence du rand Etre. Pour le culte hebdomadaire et les grandes olennités, Basedow aurait voulu une salle de prière avec m plafond représentant le ciel, un plancher ayant l'apjarence d'un cerQueil, des parois rayées de noir- pour arquer que le mal n'était dans l'homme qu'à la surface; ne arche sainte aurait renfermé la loi de Dieu; sous le couvercle ouvert, une glace devait inviter les hommes à scruter leur conscience ; deux cierges allumés, aux deux côtés de l'arche, auraient figuré, l'un la lumière extérieure ou l'instruction, et l'autre la lumière intérieure et naturelle de l'homme; enfin quatre tableaux devaient représenter les quatre vertus capitales : la réflexion, la tempérance, la justice et la bienfaisance. Une liturgie devait renfermer tous les actes du culte, accompagnés de simagrées diverses. On ne devait y paraître que bien vêtus et tournés vers l'arche. Les pédagogues qui sortirent du Philanthropin exercèrent une influence plus grande et plus durable que l'établissement même. Wolke alla plus tard porter en Russie sa méthode d'enseigner les langues ; il s'y éleva jusqu'à la dignité de conseiller impérial. Iselin, de Bâle (17281782), recommanda par ses écrits, en particulier par ses Ephêmérides, l'œuvre de Basedow. Il encouragea plus tard Pestalozzi dans ses éludes pédagogiques. Campe, le créateur de la littérature de l'enfance en Allemagne, sut, dans ses écrits, éviter les excentricités de l'établissement de Dessau et donner à l'œuvre des philanthropes une direction plus sage et plus piatique. Il n'avait passé que peu de temps dans le Philanthropin. Salzmann, esprit modéré et pratique, alla, après sa sortie du Philanthropin, fonder une institution sœur à Schnepfenthal. Il imprima à son œuvre, qui prospère encore aujourd'hui, un caractère tout
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patriarcal. C'est là que s'est formé Guts Maths le créaient de la gymnastique moderne. Enfin, Schweighauser, Simon, Olivier (deLausanne), Trapp, Lieberkùhn etSfcuve, se sont fait connaître par leurs travaux dans le domaine de la pédagogie1.
QUATRIÈME ÉPOQUE - TEMP-S ACTUELS g
1. Pestalozzi.
Avec Pestalozzi, la pédagogie entre dans une phase non. velle. Rousseau et les philanthropes avaient déjà compris que l'éducation devait être fondée sur la nature de l'enfant, mais il était réservé à Pestalozzi d'expliquer cette nature et les lois de son développement, et de montrer comment le pédagogue peut et doit y appproprier son œuvre. On ne s'attendra pas toutefois à trouver dans Pestalozzi un système complet ou parfait. Pestalozzi était un observateur profond de la nature de l'enfant, mais il était mauvais praticien. Il n'a guère donné que la matière brute de son système, et c'est dans ses disciples qu'il faut en chercher le développement. Henri Pestalozzi naquit à Zurich (Suisse), le 12 janvier 1746. Son père, d'origine italienne, était chirurgien ; il mourut jeune, et Pestalozzi fut élevé par sa mère, femme laborieuse, économe et honnête, mais trop faible pour discipliner son fils, d'une nature ardente, désordonnée et imprévoyante. Toujours il fallait lui dire d'attacher ses souliers, de relever ses bas, de se tenir propre et autres choses semblables. Il mâchait aussi toujours les coins de sa cravate. A l'école, il ne fit pas merveille :
1. Je citerai encore les noms de Rochow, de Greiling et de Weiler, pédagogues de mérite, distincts des philanthropes par leurs principes, mais sortis du même mouvement pédagogique
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n ne put lui apprendre à écrire, tant sa main était malaroite. « Jamais, disait son maître, on ne pourra faire uelque chose de bon de cet enfant. » Malgré ses défauts, n aimait Henri, à cause de sa cordialité et de son bon œur ; un ver écrasé l'émouvait jusqu'aux larmes ; un petit Inendiant tourmenté de la faim lui faisait oublier ses proies besoins : il ôtait son pain de sa bouche pour le lui onner. Cependant Henri grandissait, et, sans que l'on sût comJneiit, il devint un écolier distingué, quoique souvent istrait et rêveur pendant les leçons. Ce qu'il entendait, le saisissait vivement et avec justesse; mais il se metait peu en peine de la forme de son langage. Un de ses ofesseurs, qui parlait mal l'allemand, ayant entrepris e traduire les discours de Démosthène, Pestalozzi pensa u'il pourrait bien en faire autant. Il se mit à l'œuvre, raduisit un long discours qu'il présenta dans un examen, t chacun fut d'avis que l'écolier avait mieux traduit que }e professeur. Pestalozzi ne savait cependant presque point e grec. Quelques professeurs de l'université ayant parlé avec haleur de la vie austère et du patriotisme des anciens Romains, Henri et quelques-uns de ses camarades furent Iris d'un zèle excessif pour les vertus antiques : ils confiaient sur une planche, avaient une pierre pour oreiller, he se servaient que de leurs vêtements pour couverture et hé se nourrissaient plus que de légumes et de fruits. L'un l'eux mourut des suites de tant d'austérités. D'un autre ôté, ils voulaient redresser les abus qui s'étaient glissés lansla société. Un instituteur ayant, par sa négligence, aissé tomber sa classe dans un grand désordre, Pestabzzi rédigea une plainte anonyme qu'il adressa à l'autofité. On fit une enquête, et l'on trouva les choses comme lies avait décrites dans sa plainte. Ce succès les encoul'agea. Bientôt ils ne virent plus qu'abus tolérés et droits oulés aux pieds. Nouveaux Brutus, ils s'apprêtaient à at|pir publiquement l'autorité souveraine, quand une im47.
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prudence les trahit; l'un d'eux fut saisi et jeté en prison, et Pestalozzi chercha son salut dans la fuite. Pestalozzi ne se laissa pas abattre par l'échec qu'il venait de subir. Il résolut d'embrasser la carrière ecclésiastique. Il pourrait, pensait-il, enseigner, exhorter, corriger, aider; il'avait fait d'assez bonnes études; il ne lui manquait plus qu'un peu de théologie. Le moment de prêcher arriva, mais son début fut malheureux : il demeura court plusieurs fois durant son discours, et ne sut pas même lire correctement l'oraison dominicale. A la suite de cette expérience, il changea ses plans. Comme il éprouvait toujours plus vivement le besoin de faire triompher la justice et la vérité parmi le peuple, il pensa qu'il devait étudier le droit : il voulait devenir un homme politique, un homme d'Etat. Les abus du pouvoir le révoltaient au point qu'il aurait pu recourir aux moyens les plus extrêmes pour les faire disparaître. Il y avait alors à Grùningen un bailli qui se permettait des actes de violence révoltants. Pestalozzi, avec quelques autres jeunes gens, se présenta devant le Conseil pour accuser le bailli, et il ne se donna aucun repos jusqu'à ce que ce magistrat fût destituée! envoyé en exil. Il fit ensuite, avec son ami Bluntschli, des plans de réforme magnifiques : ils allaient ramener l'âge d'or sur la terre. Mais l'ami de Pestalozzi tomba malade, et avant de mourir, il exhorta celui-ci à se garder d'entreprises téméraires et à chercher un ami sage et prudent, capable de le diriger. « Leshommes, ajouta-t-il, abuseront de toi. Dans la bonne fortune tu seras leur valet et leui plastron ; dans la mauvaise tu deviendras leur victime.« La mort de Bluntschli renversa les plans de Pestalozzi. D'ailleurs, les hommes influents le repoussaient parce qu'il tenait toujours le parti des pauvres et des opprimés, D'un autre côté, le peuple ignorant et grossier, ne lui tenait aucun compte de ses bons sentiments. Il vit bien que le chemin des honneurs et des emplois n'était pas fait pour lui. Néanmoins Pestalozzi n'abandonne pas la cause qu'il a
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embrassée avec tant d'ardeur. Mais par quelle voie la, fera-t-il triompher? Tout à coup l'idée lui vient qu'il faut améliorer l'instruction. L'ignorance du peuple, il n'en doute plus, est la source de toutes ses misères. Maintenant, s'écrie-t-il, maintenant j'ai trouvé ma vocation : Je veux devenir instituteur! Ses écrits précédents, compositions, extraits; notes, tout est jeté au feu ! et Pestalozzi ne fait plus que penser jour et nuit aux moyens d'améliorer l'instruction. La lecture qu'il fit à cette époque de Y Emile de Rousseau l'affermit davantage encore dans sa détermination. L'école que Pestalozzi rêvait était une bien belle école 1 Il ne voulait plus enchaîner les enfants aux bancs d'une classe pour leur apprendre l'A-B-C, ni les frapper de la verge pour les corriger ou leur faire entrer le catéchisme dans la mémoire. Pestalozzi voulait être dans l'école comme un père au milieu de ses enfants ; il voulait éveiller et développer leurs facultés, les habituer à l'ordre et à l'activité, et en faire des hommes intelligents, bons et pieux. « Par ce moyen, disait-il, j'améliorerai le sort des classes laborieuses. » En réfléchissant de plus en plus à son sujet, Pestalozzi reconnut à l'agriculture une supériorité sur toutes les au tres occupations. Je veux donc, se dit-il, élever des enfants paysans, qui fassent un jour fleurir l'agriculture ! L'entreprise était excessivement difficile, mais lebon Pestalozzi ne s'en doutait pas. Il ne songeait pas même qu'il lui fallût de l'argent pour la commencer. Il y avait alors dans le canton de Berne, à Kirchberg, un paysan renommé qui s'appelait Tschiffeli. Il avait établi sur sa ferme une plantation de garance, et il se promettait des montagnes d'or de cette entreprise. « C'est là, se dit Pestalozzi, que tu dois aller te mettre au courant de ta nouvelle vocation. » Il se rend donc auprès de Tschiffeli, et le voilà travaillant comme un valet de ferme, mettant la main à tout, observant tout, interrogeant sans cesse les paysans bernois sur leurs procédés agricoles.
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Ainsi se passa une année; après quoi il s'en retourna dans sa patrie, le cœur rempli de courage et d'espérance, la tête pleine de beaux projets. Une riche maison de Zurich s'allia avec lui pour commencer une plantation de garance; mais où fondera-t-on l'établissement? Au midi de l'ancienne résidence des comtes de Habsbourg, en Argovie, tout près du village de Birr, se trouvait une terre aride et inculte dont on avait fait un pâturage de brebis. C'est là que Pestalozzi alla se fixer, à l'âge de vingt-deux ans, après avoir acheté, pour la somme de 1.000 florins, cent arpents de ce mauvais terrain. Sur son domaine, qu'il nomma Neuhof (ferme nouvelle), il fit construire une belle maison à l'italienne avec plusieurs dépendances, le tout fort mal approprié au but qu'il se proposait. Ces constructions absorbèrent la totalité de son patrimoine. Pestalozzi était à peine établi, qu'il songea à se marier. Il connaissait à Zurich la fille d'un riche négociant. Depuis longtemps il avait des vues sur elle, mais il les tenait secrètes. Enfin il se décide à lui écrire. « Je ne vous parlerai pas, disait-il dans sa lettre, de ce qu'il y a de désagréable dans mon extérieur et dans mes manières ; chacun sait tout ce qu'il me manque sous ce rapport. On blâme aussi en moi une manie de courir de tous côtés, mais c'est que partout j'ai des connaissances ou des objets à voir, et quand je suis arrêté quelque part, c'est par un effet de ma volonté, dans le but d'apprendre quelque chose. « J'ai le pressentiment, dit-il plus loin, que des épreuves pénibles m'attendent; les maux de la patrie et ceux de mes amis me touchent d'aussi près que les miens propres, et, pour sauver la patrie, je pourrai oublie! femme et enfants. Maintenant (et c'est par ces mots qu'il termine), maintenant vous connaissez mon bon et mon mauvais côté, veuillez prendre une décision... Je vous aime de tout mon cœur. Je vois en vous une délicieuse àjwiao. ,mj3 excellente mère. Vous feriez mon bonheur si vou.5 toovMàz le vôtre e& rrjf&,,
�301 Pestalozzi n'avait rien qui pût flatter l'orgueil d'une 'eune fille. Gomme il l'écrivait, son extérieur était dôsareable: il ne savait ni s'habiller ni se tenir propre. Il tait maigre et noir, ses cheveux d'ôbène étaient raides t hérissés, et il avait la figure couverte des marques de a petite vérole; ses yeux noirs, cachés sous des sourcils iroéminents, tantôt brillaient des feux les plus vifs, tantôt e couvraient d'un voile obscur, tantôt étincelaient d'indination. Sur la voie publique comme en société, il mortillait toujours le coin de . sa cravate blanche. C'était, en iiimot, un étrange personnage. Mais mademoiselle Schulhess portait un vif intérêt à l'entreprise de Neuhof, et lie ne crut pas devoir, pour des considérations extérieues, refuser sa main à un cœur si noble. Et la garance, comment allait-elle? Hélas! pas trop ien ! Elle ne voulait pas croître sur le sol aride de Neuhof. In outre, Pestalozzi ne savait pas administrer son étallissement. Le tiroir de la table à manger servait de lourse commune; chacun y allait comme à la miche. Il lit aussi malheureux dans le choix de ses gens. La mailin de Zurich, avec laquelle il s'était associé, voyant que [entreprise était manquée, se retira avec une perte de 1,000 florins, et elle abandonna notre philanthrope à sa ■auvaise fortune. I Cette épreuve ne découragea pas Pestalozzi. Voyant que I garance ne voulait pas prospérer, il transforma son lablissement en une vacherie et se mit à cultiver de l'esiircette; mais cette nouvelle entreprise ne lui réussit pas lieux que la première; il s'endetta et tomba dans le belin; la faim même vint s'asseoir à son foyer. C'était en ■75. Chose admirable si elle n'eût été insensée! dans ■tte extrémité, Pestalozzi fait de son établissement une Baison d'éducation pour les enfants pauvres et aban■mnés. Il veut les nourrir, les vêtir, les élever; il veut ■s arracher à la misère et à la corruption, et en faire des ■mimes utiles pour la société. « Ces petits mendiants, se ■«ait Pestalozzi, gagneront leur vie en travaillant. » 11
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�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 302 allait donner au monde un grand exemple. Un plan d'éducation fut répandu dans le public. Par le beau temps, les enfants devaient travailler dans les champs; parle mauvais temps, et en hiver, ils seraient occupés à filer el à tisser du coton. Les garçons devaient cultiver la! ;hamps, les filles soigner la maison et les jardins. Des bienfaiteurs envoyèrent de l'argent pour soutenir cetd bonne œuvre. Des bandes d'enfants couverts de haillons, accoururent de toutes parts. L'établissement fut ouverl en 1775 avec 50 enfants, une ménagère, six personnes chargées d'apprendre aux enfants à filer et à tisser, el quatre valets pour l'agriculture. Pestalozzi, aidé de si femme, se chargea de l'instruction des enfants. Il étail tout à la fois leur père, leur instituteur et leur ami. El travaillant, il leur apprenait à parler, à chanter, à compter, à prier, à faire usage de leurs sens; il cultivait et réchauffait leur cœur. Mais Pestalozzi était trop bon, et ses élèves trop rusa et trop méchants ; il ne put maintenir son autorité sur cette troupe de garçons sauvages et vicieux. De mauvais parents venaient aussi dérouter les enfants, ou bien ils les enlevaient de nuit lorsqu'ils étaient rassasiés et vêtus. E« outre, le désordre régnait partout, et sans que Pestalozzi s'en doutât, car il étendait son industrie, faisait du commerce, allait aux foires. Son esprit flottait toujours dans l'idéal. Il voulait avoir de beau fil avant que les enfante en sussent fabriquer de grossier, et des mousselines, avant qu'ils fussent en état de tisser la plus grossière toile. Uni savait touj ours pas manier l'argent et ne tenait aucun livre On le trompait de tous côtés. Chaque semaine empirait si position. Sa femme était gravement malade. Il n'eut bientôt plus ni argent, ni pain, ni bois. Ses créanciers ne lui laissaient aucun repos. On le tournait en ridicule, on avait honte de lui, on le fuyait. « Malheureux! disait-on, tu veux aider les autres, et tu ne sais pas te diriger toi' même! —11 est fou, il finira par aller aux petites-maisons, disaient d'autres. » En 1780, c'est-à-dire cinq ans après
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sa fondation, Pestalozzi fut obligé de dissoudre son établissement ; il abandonna tout, et remit Neuhof à un fermier. Temps de recueillement. Les tristes expériences que venait de faire Pestalozzi eurent cependant pour lui un résultat positif : il avait fait des expériences pratiques avec les enfants ; ses vues pédagogiques s'étaient étendues, complétées, et il commençait à pressentir les lois et la marche d'une éducation rationnelle. Quant à l'insuccès de ses entreprises, voici comment il en parla plus tard. « Dieu m'apprit, dit-il, qu'il ne prend point plaisir aux sacrifices qu'on lui fait avec des fruits mal mûrs, et que l'homme doit toujours attendre pour agir que l'heure soit arrivée. Je lui rends grâces, en l'adorant, de m'avoir appris que, sans sagesse, il n'y a point de bénédiction, et, sans expérience, point de sagesse sur la terre ; que les grandes actions exigent une grande sagesse, et que les fous et les enfants croient seuls qu'ils ont la sagesse avant d'avoir l'expérience. Mais, sur dix mille individus, il n'en est peut-être pas un seul qui demeure aussi longtemps que moi un enfant crédule et imprévoyant. » En 1780, à la suite des expériences dont je viens de parler, Pestalozzi mit par écrit, sous forme d'aphorismes, les principes pédagogiques auxquels il était parvenu, et il les publia dans les Ephémérides de son ami Iselin, de Bâlé. Ces aphorismes, qui ont pour titre : Soirée d'un solitaire1, renferment déjà en germe tout son édifice pédagogique subséquent. En voici un court résumé : 1. Le paysan apprend à connaître son bœuf, afin de pouvoir le conduire et en faire usage. Pour bien diriger l'homme, il faut aussi apprendre à le connaître : il faut savoir comment il se développe et ce qu'il lui faut pour le fortifier, le satisfaire, l'accomplir. Cette connaissance de
1. Die Abendstunde eines Einsiedlers
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l'homme a été négligée jusqu'à ce jour, et voilà pourquoi l'humanité s'égare loin de ce qui peut fonder son bonheur et assurer sa prospérité. 2. La culture de l'homme, celle qui répond à ses besoins et à sa destinée, a ses lois dans la nature même; là aussi sont cachées les forces qui opèrent le développement des facultés, et le moyen ou l'occasion de ce développement, c'est l'exercice. — L'homme qui se développe d'après les lois de sa nature est dans la vérité et sur le chemin du bonheur. Un tel développement n'est point un rêve, il est possible. 3. L'exercice, qui est le moyen du développement, naît de deux choses : des besoins de notre nature et des objets propres à les satisfaire. Il résulte de là que notre développement doit s'accomplir dans la vie même, dans la sphère de nos besoins et des objets qui leur correspondent. Tout ce qui sort de la sphère de nos besoins et de nos expériences nous conduit hors du chemin de la nature, dans la nuit des erreurs et des préjugés. L'homme qui limite son développement à la sphère de ses besoins, ou à sa vocation, car cest tout un, jouit de lu plénitude de ses forces. 4. Le lieu où l'homme commence son développement est la famille; dans la famille, l'homme se prépare à la vie sociale ; l'amour paternel forme le cœur des supérieurs et des rois ; l'amour filial rattache les enfants de la même patrie au père commun ; l'amour fraternel apprend aux citoyens à s'aimer les uns les autres. Foyer domestique, famille, tu es l'école de l'humanité. 5. Mais ces rapports moraux, quoique se formant naturellement dans le cœur de l'homme, descendent cependant de Dieu, qui les y fait naître. Le cœur simple et innocent a un sens intérieur qui lui fait connaître Dieu. La foi n'est pas le produit de la science, elle est le résultat d'une intuition intérieure. Par la foi, l'homme devient enfant de Dieu. Ceux qui exercent l'autorité l'exercent au nom de Dieu et à son exemple, et on leur obéit par amour pour Dieu et comme à Dieu. La foi nous rend aussi égaux
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I et frères ; la foi est donc le fondement, la règle et le lien
I de toute société, Tout en sort et tout y ramène. Où la foi I manque, tout se disloque, tout va en décadence : IncréduI lité, source de tous les péchés, de tous les vices, tu es la I lion te et la perdition d'un peuple I
Après cet essai littéraire, qui fut à peine remarqué,
I parce qu'on ne s'arrêta pas aux pensées fécondes qu'il I renferme, Pestalozzi, encouragé par un Zurichois, le I ibraire Fûsli, se décida, après quelques objections, à
fterire un livre. N'ayant ni papier, ni argent pour en meheter, il prit un gros livre de commerce et écrivit sur les Bnarges et sur les feuillets blancs cinq ou six historiettes ; iTtais aucune ne lui réussit. Enfin, il en commença une ongue, et celle-ci coula de sa plume comme par inspiraion. Il n'avait point de plan ; quand un chapitre était erminé, il ne savait pas encore ce qui devait suivre. De emps en temps, il jetait sa plume de côté, courait par oute la maison, parlant tout haut, composant des pages our son livre, ou cherchant de nouvelles scènes, de noueaux épisodes. Par.le beau temps, il s'en allait dans la prêt de Birr (il habitait toujours Neuhof), errant ça et là oute la journée, sans manger ni boire, toujours pensant à pn livre. En chemin il ne saluait personne, parce qu'il e voyait personne. Les paysans, en le voyant ainsi bsorbé dans ses pensées, marmottant seul, gesticulant t mâchonnant le coin de sa grosse cravate blanche, hoîaient la tête en disant : « Certes, il manque quelque îose à M. Pestalozzi ! » Cependant le livre avançait ; au out de quelques semaines, il fut terminé, et Pestalozzi intitula : Léonard et Gertrude. Léonard est un ouvrier maçon, faible de caractère et rogne. Gertrude, sa femme, lutte à la maison contre la dsère avec tout le courage que donnent la foi en Dieu et amour pour les siens. Ses larmes et sa douleur finissent |ar toucher le cœur de son mari ; mais il ne peut sortir les filets du maire et des mauvais sujets qui fréquentent m cabaret. Gertrude, dans sa détresse, se rend auprès du
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bailli, afin d'obtenir protection et secours, Elle le met sur la voie des méfaits du maire et de ses acolytes, et il entreprend, avec l'aide du pasteur, du sergent Glùlphi, qui devient maître d'école, de Gertrude et de quelques autres paysannes, la réforme de ce village, plongé dans une corruption profonde. L'œuvre est grande et difficile, les obstacles nombreux, les incidents variés. Il n'est guère possible de faire entrer plus de scènes dans un ouvrage, d'y faire la guerre à plus d'abus, d'y procéder à plus de réformes. La pensée dePestalozzi est toujours riche et profonde, son but toujours moral. Il peint les paysans avec un art admirable. On dit que, pour les observer, il se glissait quelquefois dans les cabarets et allait s'asseoir dans un coin ou derrière le poêle, d'où il pouvait tout, voir et tout entendre sans qu'on prît garde à lui. On retrouve dans Léonard et Gertrude tous les principes renfermés dans la Soirée d'un solitaire. On n'enseigne ara enfants que ce qu'il leur importe de savoir, et c'est par la vie même qu'ils sont instruits et formés, c'est-à-dire dans l'atelier, dans la grange, dans l'étable, dans les champs, L'instruction, proprement dite, se bornait au chant, au calcul, à l'écriture et à la lecture de la Bible, le seul livre de l'école et du paysan. La maison d'école était un atelier plutôt qu'une salle d'étude. Toute l'éducation est soumise aux lois de la nature, comme il le rêvait dans la Soirée d'un solitaire. Pestalozzi, après avoir refusé de se soumettre aux corrections qu'exigeait le libraire Fùsli, de Zurich, porta son manuscrit à son ami Iselin, de Bâle. Celui-ci trouva l'ouvrage excellent, l'envoya à Deker, à Berlin, qui offrit aussitôt un louis de la feuille pour la première édition, et autant pour les suivantes. L'ouvrage parut en 1781, eu quatre volumes, et fit grande sensation en Allemagne el en Suisse. Toutes les gazettes, tous les almanachs furent bientôt remplis de Léonard et Gertrude. La Société économique de Berne envoya 50 ducats à l'auteur et une médaille en or avec cette inscription : Civi optimo! D'autres
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onneurs encore lui furent prodigués. On chercha à l'attir eu divers lieux ; mais Pestalozzi ne voulut point quitr Neuhof : il voulait continuer à écrire des livres. Hélas ! était sorti de l'obscurité comme un brillant météore, ef y rentra de même pour y souffrir de l'oubli et du besoin ndant dix-sept ans ! Les écrits qui suivirent Léonard e\ ertrude n'eurent que peu de succès. Un événement qui ébranla l'Europe jusque dans ses ndements, la Révolution française, vint enfin tirer Pesiozzi de son isolement, en lui fournissan t l'occasion de se remettre à l'œuvre. Les petits cantons de la Suisse, en particulier le Bas-Unterwald, qui s'étaient opposés aux Binovations de la République française furent horriblement maltraités par le général Schauenberg. Des centaïles de citoyens périrent les armes à la main, des ceniailes s'enfuirent, abandonnant leur patrie, d'autres furent fttés dans les prisons ; les villages furent pillés et mcen-
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vue de ces désastres et des nombreux orphelins sur les ruines fumantes de leur patrie, PestaIzzi se sentit ému de compassion, et il accueillit avec lie l'invitation que lui fit le gouvernement helvétique de le rendre dans le Bas-Unterwald pour y rassembler les Infants abandonnés et y faire des essais d'éducation. Le nouveau couvent de femmes à Stanz fut mis à sa disposition. Mais quel dénûment ! Il n'y avait ni cuisine montée, ni lits, ni meubles, ni rien de ce qui est indispensable l la tenue d'un ménage, et les enfants étaient là. Pestalozzi en recueillit quatre-vingts de l'aspect le plus misérable. Plusieurs n'étaient que des squelettes vivants, eaucoup étaient remplis de vermine, de gale, ou avaient a tête couverte de rogne et de tumeurs. Leur état moral 'était pas moins déplorable : ils étaient endurcis, rusés, enteurs, hypocrites, méfiants. La paresse et l'ignorance taient générales : sur dix enfants, à peine un connaissait1 les lettres. Et pour habiller, soigner, nourrir, discipliner, élever eS
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instruire tous ces enfants, Pestalozzi n'était aidé que d'u seule ménagère. A la fois maître et valet, instituteur surveillant, il était du matin au soir au milieu de ses en fants, mangeant avec eux, jouant, riant, pleurant ave eux. Il se levait le premier, se couchait le dernier, et le instruisait encore quand il était clans son lit. Tant d'amour et de dévouement ne tardèrent pas à agi: sur le cœur des petits orphelins qui en étaient les objets et Pestalozzi profitait de toutes les occasions qui se présentaient pour éveiller en eux le sens moral et le développa « Je veux, disait-il, commencer par nettoyer l'intérim de la coupe et du plat ; l'extérieur viendra bien ensuite4 lui-même. » Cependant, il ne suffisait pas de faire naître de bot sentiments dans le cœur de ces enfants, et de leur fais aimer le bien : il fallait encore leur apprendre à se surmonter et à agir conformément à l'idéal moral qui se filmait en eux. Pour cela, la discipline était nécessaire, c'es ce que comprit tout de suite Pestalozzi. « Pour conduit: une troupe d'enfants vicieux et endurcis, disait-il, 1« coups sont nécessaires. » Il remarque toutefois, et ave: raison, cpue les maîtres qui ne sont pas nuit et jour ava leurs élèves et qui, par conséquent, n'ont pas les mêiœ moyens de leur prouver leur amour et leur dévouement ne sauraient se servir de la verge avec la même autoril et le même succès. Pestalozzi obtint bientôt, sur ce secoi point, des résultats satisfaisants. L'établissement ne tari pas à présenter l'aspect d'une famille dans laquelle oi vivait en bonne intelligence. Quant à l'enseignement, il n'était soumis à aucun ordri à aucune méthode apparente. La chambre, les murs 1 corridor, les outils, les habits, la campagne, les champs voilà quels étaient les livres d'école de Pestalozzi. Ai commencement il essaya d'unir l'enseignement au travail mais il vit bientôt que ces deux choses ne pouvaient marcher ensemble, et qu'il fallait les séparer. Bans le travail manuel, comme dans l'enseignemefil
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■stalozzi avait moins en vue le gain et les connaissances sitives que le développement des organes et des facultés. travail manuel devait rendre l'enfant adroit et par nséquent capable d'apprendre plus tard un état conTne à ses goûts. L'étude, de son côté, devait cultiver ft facultés intellectuelles, l'attention, la réflexion, la nié'oire des choses. Cette tendance est demeurée un trait actéristique de la pédagogie pestaiozzienne. Toujours travaillé par l'idée de faire rentrer l'école nsla famille, Pestalozzi se mit à se servir des enfants plus âgés et les plus intelligents pour instruire les très, comme on voit dans une famille les aînés insùre les plus jeunes. Cela excita une grande émulation ■us l'établissement, et c'est ainsi que Pestalozzi arriva à découverte de Y enseignement mutuel, connu sous le il de méthode lancaslrienne, ou de Bell-Lancastre, parce e, dans le même temps, cette méthode était découverte îs l'Inde, à Madras, par un instituteur nommé Bell, et roduite un peu plus tard à Londres par un nommé icastre, qui lui a donné son nom. u'on ne s'imagine pas cependant que tout réussissait à hait au bon Pestalozzi. Sa charge était trop lourde, me on l'a déjà compris. Ensuite il était sujet à de nds changements d'humeur : aux heures de la plus lime élévation succédaient des heures de découragent, d'inquiétude et d'impatience. Son extérieur, tours négligé, lui attirait le mépris et les moqueries de alentours. Plusieurs le regardaient comme un vagabond. On le haïssait comme partisan du nouvel ordre de choses. Sa qualité de réformé le rendait suspect à la population toute catholique du Bas-Unterwald. Les parents, alarmés, arrivaient dans l'établissement, outrageaient Pestalozzi, et souvent emmenaient leurs enfants avec eux. Burent bientôt des entrées et des sorties continuelles, 'on peut penser combien ce mouvement nuisait à l'éta-
ssement. tant de désagréments, joints à une tâche trop lourde,
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fiiiiient par affaiblir la santé de Pestalozzi; il sentait, forces s'épuiser, et il aurait succombé à ses fatigues, une circonstance imprévue n'était venue le relever de se poste. Le 8 juin 1799, les Français, refoulés par les Aut chiens, pénétrèrent pour la seconde foi dans le Bas-U terwald, amenant avec eux beaucoup de malades. Le a vent fut transformé en hôpital et Pestalozzi duteongédi ses enfants. Ce fut une grande épreuve pour son cœur, leur fit à chacun un petit paquet, dans lequel il mit i pain et un peu d'argent, puis il le leur suspendit au è en sanglotant. Les enfants aussi pleuraien t, l'embrassais et l'appelaient leur père. C'était une scène déchirant Pestalozzi les embrassa tous pour la dernière fois etl bénit; puis on se sépara pour toujours. Cependant vin. deux d'entre eux, qui étaient sans parents et sans pat ne purent être renvoyés : ils restèrent dans le couve sous la conduite d'un prêtre charitable, le curé Busingi qui continua de gérer l'établissement. C'est ainsi qu' bout de sept à huit mois, Pestalozzi vit de nouveau s œuvre anéantie.
BERTHOUD (1799-1804)
Après ce désastre, Pestalozzi, qui voulait renouer le de ses expériences, sollicita la faveur de pouvoir doni des leçons dans l'école élémentaire de Berthoud (cant de Berne), fréquentée par des enfants de quatre à h ans. Mais le vieux régent, à côté duquel il enseign commença à craindre que les innovations de Pestalo ne lui fissent perdre sa place, et pour éloigner le péril répandit en ville le bruit que Pestalozzi ne savait ni F ni écrire, ni calculer, et qu'il ne respectait pas les ens gnements du catéchisme. Pestalozzi fut de nouveau oi de quitter son poste. Il était alors âgé de cinquante-ci ans et se trouvait dans le plus grand dénûment. «•.Pend' trente ans, écrit-il dans cette circonstance à son " Zschokke (l'historien), ma vie a été une lutte désespâ contre la plus affreuse pauvreté... Ne sais-tu pas
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durant trente ans j'ai manqué du strict nécessaire? Na sais-tu pas que jusqu'à ce jour je n'ai pu fréquenter ni les sociétés, ni les églises, parce que je n'avais pas d'habits et pas d'argent pour m'en procurer? 0 Zschokke, ne saistu pas que sur la route je suis la risée du public, parce que je ressemble à un mendiant? Ne sais-tu pas que plus de mille fois j'ai dû me passer de dîner, et qu'à l'heure de midi, quand les plus pauvres même étaient assis autour d'une table, moi, je dévorais avec amertume un simple morceau de pain sur la route ! Oui, Zschokke, et encore aujourd'hui je lutte contre le dénûment le plus pénible... et tout cela pour pouvoir venir au secours des plus pauvres par la réalisation de mes principes ! » Il y avait alors au château de Berthoud un philanthrope éclairé, nommé Fischer. Cet homme poursuivait le même but que Pestalozzi. Il se préparait à fonder une école normale pour toute la Suisse, lorsque la mort vint arrêter l'exécution de ses projets. Un nommé Krùsi, instituteur, que Fischer avait déjà appelé auprès de lui, connaissait Pestalozzi. Devenu libre par la mort de son patron, Krùsi et Pestalozzi s'unirent pour fonder ensemble un institut. Le gouvernement helvétique encouragea cette entreprise en donnant le château de Berthoud et en envoyant un peu d'argent. Les élèves ne tardèrent pas à arriver. Pestalozzi s'associa successivement, outre Krùsi, Appenzellois, trois autres instituteurs : Buss, de Tubingen; Tobler, d'Appenzell et Nsef, ancien militaire assez ignorant, mais chaud ami des enfants; il les faisait marcher au pas en chantant, jouait avec eux et leur racontait ses exploits militaires. Pestalozzi voyait avec plaisir ces récréations ; il les partageait même souvent ; et le soir, quand le temps était beau, on allait tous ensemble escalader les collines qui bordent l'Emmen, ou se promener le long de cette rivière, cueillant des fleurs, ramassant des pierres, chantant des cantiques, ou s'amusant de quelque autre manière. C'étaient de beaux jours. Pestalozzi, entouré de l'affection et de la confiance de ses élàvs*o.t-dases collègues, qui partagèrent
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bientôt toutes ses illusions et ses espérances, croyait fou. cher au but, et sa piété, s'exaltant avec ses principes et ses sentiments, se répandait chaque jour en ferventes prières qui pénétraient jusqu'au fond de l'âme de ceux qui les entendaient. A côté des récréations, je mentionnerai encore, comme culture physique, les occupations manuelles des enfants. Ils étaient chargés d'un grand nombre de travaux domestiques et devaient, en particulier, fournir d'eau la maison, ce qui n'était pas peu de chose, car il fallait la puiser à une profondeur d'environ quatre cents pieds. Mais ces occupations n'empêchaient pas les élèves d'être heureux et contents. Les enfants ont besoin d'activité, et rien n'est plus conforme à leurs besoins physiques que le travail. On l'oublie trop, de nos jours, au grand dommage des enfants. Avant d'entrer dans l'analyse des idées pédagogiques qui se développèrent dans l'institut de Berthoud, je crois devoir conduire le lecteur à une leçon de notre célèbre pédagogue. Ramsauer, l'un de ses élèves, me fournira la matière du tableau. / Cet homme sans cravate, dont les bas sont détachés et dont les larges manches de chemise (il est sans redingote) retombent sur ses mains, c'est Pestalozzi. Remarquez comme notre arrivée l'intimide et le distrait ! Mais quelle bienveillance, quelle simplicité, quelle modestie sont empreintes dans toute sa personne! Comme il a vite gagné nos cœurs et notre confiance ! Et remarquez comme il accueille ce jeune élève (Ramsauer) qu'on lui amène! Comme il l'embrasse, sans craindre de le blesser avec sa barbe rude et piquante! Il l'envoie maintenant à sa place et ne lui adressera plus la parole. Mais ce petit garçon a l'air bien effaré : c'est qu'il a peur de Pestalozzi, non-seulement parce que sa barbe l'a piqué, mais parce qu'il est laid de figure; il n'est pas loin de croire que c'est un singe qui donne la leçon, car de tout ce qu'il entend il ne comprend rien que le mot singe-singe, qui revient au bout de certaines phrases. Pestalozzi a devant lui un grand
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naturelle sur lequel nous lisons des I termes comme les suivants : Singes à queue. Singes sans queue. Amphibies glissants. Amphibies rampants. Pestalozzi lit tout son tableau du haut en bas, sans répéter ses mots. Les élèves sont obligés de prononcer après lui, mais sa voix est si forte, si criarde, et il est dans une telle fièvre d'enseignement, qu'il n'entend pas les élèves. Ceux-ci, de leur côté, ne le comprennent qu'à moitié, parce qu'il articule mal, et ils ne peuvent le suivre, car il ne les attend pas : dès qu'il a fini une phrase, il en recommence une autre. Aussi les élèves se contentent-ils, en général, d'énoncer la fin de chaque proposition. Remarquons encore que Pestalozzi n'adresse aucune question à ses élèves, qu'il n'expliqjie rien, et qu'il n'a pas l'air de se mettre en peine des individus. Pendant cette leçon, tous les enfants, filles et garçons (l'établissement est mixte), sont occupés à dessiner sur des ardoises avec de la craie rouge. On voit, à leurs habits et à leurs manches, qu'ils travaillent beaucoup avec cette craie. Et que dessinent-ils? Ce qu'ils veulent : qui un chat, qui une poule, qui une maison, qui une femme. Pestalozzi ne leur donne aucun modèle et ne regarde jamais ce qu'ils font. On change maintenant l'objet de la leçon. Les enfants sont obligés de regarder la vieille tapisserie dont la salle est revêtue. Ceux qui sont distraits ou qui se conduisent mal reçoivent des soufflets de droite et de gauche. C'est contraire aux principes de notre pédagogue, il défend les [coups à ses collègues, mais, lui, il ne peut s'empêcher Id'en donner. Pestalozzi. Garçons (il ne nomme jamais les filles), que Ivoyezrvous ici? Les enfants, (criant tous à la fois). Un trou dans la muraille. 18
I tableau d'histoire
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Pestalozzi. Dites après moi : Je vois un trou dans la tapisserie. Derrière le trou, je vois la muraille. Pestalozzi. Répétez après moi : Je vois des figures sur la tapisserie. Je vois des figures noires sur la tapisserie. Je vois des figures noires et rondes sur la tapisserie. Je vois une figure carrée et jaune sur la tapisserie. Je vois une figure noire et ronde à côté de la figura carrée et jaune. La figure ronde est liée à la carrée par un trait noir.. Pourquoi ce mouvement subit? Les enfants s'en vont sans avoir reçu de signal et sans prendre congé! C'est qu'il est onze heures, on l'entend au bruit que font d'autres enfants sortis de classe. Pestalozzi, au reste, n'est pas fâché d'être interrompu si brusquement, car il y a une heure qu'il est fatigué et enroué, à force d'avoir élevé la voix. — Quelle leçon y aura-t-il après midi? — On n'en sait rien, Pestalozzi ne suit aucun plan, il n'a aucun tableau d'ordre journalier, il se laisse guider par l'inspiration du moment, et arrête souvent ses élèves deux à trois heures consécutives sur le même objet. Nous ne saurions relever ici tous les défauts de l'enseignement de Pestalozzi. Notre pédagogue est un penseur, mais il n'est pas .plus pratique dans l'école que dans les affaires de la vie. Allons donc directement au fond, et voyons ce qu'il veut faire plutôt que ce qu'il fait. Pourquoi Pestalozzi fait-il dessiner pendant qu'il enseigne? C'est qu'il veut exercer l'enfant à faire deux choses à la fois. César dictait à quatre en style différent.
Mais pourquoi Pestalozzi ne surveille-t-il pas les dessins de ses élèves? C'est que l'enfant doit apprendre à inventer, à produire de son propre fonds. Et qu'est-ce que ces tableaux que Pestalozzi fait apprendre machinalement à ses élèves? Ces tableaux embrassent
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ou te l'étendue de nos connaissances. Ce sont les jalons lu chemin que devra parcourir l'intelligence. Appris par ,œur, ils forment dans la mémoire des compartiments lestinés à recevoir d'immenses provisions. L'intelligence e tous ces cadres viendra plus tard. Mais pourquoi Pestalozzi n'explique-t-il pas même les eçons à la tapisserie? C'est que, d'une part, il veut faisser la nature de l'enfant agir librement, et, de l'autre, 1 a envie de mécaniser l'éducation, comme le disait 1. (îleyre, c'est-à-dire que, par des procédés qu'il croit voir découverts, il veut rendre l'enseignement si simple t si facile, que non-seulement le maître le plus ignorant, rais encore la mère la- moins éclairée, seront rendus apabïesde donner l'instruction élémentaire. Aujourd'hui, jette question reste encore sans solution : c'est la pierre liilosophale des pédagogues. Jacotot a prétendu l'avoir ronvée, et il en était si sûr, que non-seulement il n'exigeait aucune connaissance du maître, mais encore il évite dessein de mettre sur la voie de sa méthodej attendu u'il ne faut rien savoir pour la suivre. Lancastre a su le 'lieux donner un commencement de réalisation à cette "ée. La perfection de ses tableaux a permis de faire ftiarcher assez bien, à l'aide de simples moniteurs, des ailes de deux à trois cents enfants. Mais cet expédient ne emplacera jamais l'action directe d'un maître zélé et itelligent. C'est ce que Pestalozzi finit par comprendre llairement. I Pendant que Pestalozzi était à Berthoud, il publia, sous R titre : Comment Gertrude instruit ses enfants, un ouvrage lui fit grande sensation, en Allemagne. Comme il renlirme ce qu'on est convenu d'appeler la Méthode Pestalozzi, m crois devoir en faire connaître ici la substance. I Après de longs tâtonnements et des expériences dilerses, Pestalozzi parvint enfin à former un système l'enseignement, une méthode générale dont le principe ■mdamental peut se formuler en ces termes : I Le développement de la nature humaine est soumis à l'ém-
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■pire des lois naturelles, auxquelles toute bonne éducation tenue de se conformer. Par nature humaine, Pestalozzi comprend tout ce qui nous distingue de l'animal, c'est-à-dire le cœur, Y esprit le talent (la faculté de produire quelque chose). Ce que nous avons de commun avec les animaux, la chair et le sang, n'est pas ce qui constitue l'homme. Il résulte du principe que nous venons d'énoncer, que, pour établir une bonne méthode d'enseignement (et d'éducation), il faut connaître notre nature et ses procédés générais e'i particuliers dans le développement de l'individu. Sur cette hase psychologique, Pestalozzi pose les principes suivants relatifs à notre nature étudiée sous le rapport de son développement : 1° La' nature développe à la fois toutes nos facultés, L'art, qui aide la nature, doit donc les développer harmoniquement, afin de toujours maintenir leurs forces en équilibre. 2° Le développement des facultés de l'homme se fail d'une manière insensible et progressive, et cela en vertu d'une force propre et d'un besoin d'activité qui est en elles. L'éducateur doit donc aussi suivre une marche lente et progressive pour développer les diverses facultés; il ne doit en outre ni les comprimer ni les excéder, mais lent laisser une liberté convenable. 3° L'exercice est le moyen dont la nature se sert pour fortifier et développer nos facultés. La tâche de l'éducateur est par conséquent de, trouver pour les diverses facultés les exercices les plus propres à les développer. 4° L'exercice d'une faculté ne peut avoir lieu sans un objet sur lequel elle agisse et qui réagisse sur elle. Le développement de nos facultés est donc subordonné à un ensemble d'objets propres à leur donner de l'exercice. 59 C'est par tout ce qui nous entoure que la nature donne de l'exercice à nos facultés et les développe. L'éducateur, qui n'est que l'aide de la nature, doit donc chercher dans les objets qui entourent l'enfant, ou qui sont
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sa sphère, les exercices propres à le développer. Bien us, il doit chercher à rendre la sphère dans laquelle vit niant le plus propre possible pour le cultiver convenaement. S'il l'entoure d'affection, de bons exemples, et tous les moyens convenables pour exercer ses facultés, son développement sera plus rapide, ses progrès plus gitisfaisants. 6" Au développement de nos diverses facultés corresndent des notions et des connaissances qui nous sont jportées par les choses sur lesquelles s'exercent nos faites, et qui suivent la même marche qu'elles dans leur Heloppement. Tout bon enseignement, qui est en même mps un exercice des facultés, intellectuelles, doit donc re non-seulement lent et progressif, mais encore ap ■ •oprié à la force des facultés auxquelles il est présenté, n'est que quand l'enseignement remplit cette condion qu'il devient une véritable gymnastique intellecrelle et que les facultés qui le reçoivent peuvent se l'apjroprier. "1 7° Nous voyons dans la nature que tout accroissement ouveau, soit dans la plante, soit dans l'animal, se fatche à des parties déjà formées et dont le point de départ trouve dans un germe imperceptible. Ainsi de nos nnaissances et de leur accroissement : toutes eommenent par un élément 'auquel se rattachent des notions ouvelles qui en supportent d'autres à leur tour. Dès que enseignement ne s'appuie plus sur des notions déjà acuises, il y a lacune, on est hors de la voie de la nature. 8° Puisque nos connaissances naissent de l'exercice e nos facultés sur les objets qui nous entourent, il en ésulte que l'observation (Ànschauung), dont le résultat est ■ne intuition des choses, est la source de toutes nos connaisances. L'éducateur qui voudra se conformer aux lois de e la nature devra donc commencer renseignement de outes les branches par des moyens intuitifs, et les conmuer jusqu'à ce que l'intelligence soit assez forte pour 'élever sans effort aux notions abstraites qui sortent de 48.
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l'essence même des connaissances acquises par Tintai, tion. Voici maintenant comment Pestalozzi fait sortir les diverses branches d'enseignement de l'observation. Pour arriver à la connaissance d'un objet quelconque, il faut en étudier une à une les différentes propriétés. Mais les propriétés des objets n'ont pas toutes la même valeur : il y en a de principales et de secondaires L'étude des qualités secondaires doit être subordonnée à celle des propriétés principales ou essentielles, de même que la culture des facultés secondaires doit se subordonner à la culture des facultés principales. En réfléchissant à cette matière, Pestalozzi découvrit que trois qualités, auxquelles se subordonnent toutes les autres, sont essentielles à tous les objets.
LE NOMBRE, LA FORME, LE NOM (la langue, le son). Quand on nous présente des objets, notre attention se porte essentiellement sur les trois points suivants : Le nombre des objets qu'on a devant les yeux, La forme sous laquelle ils se présentent; Le nom par lequel on les désigne. Pestalozzi conclut de là que l'étude du nombre, de la forme et de la langue, à laquelle correspondent trois facultés principales (la faculté de compter, celle de mesurer et celle de se graver dans l'intelligence par la parole les objets connus) sont les branches fondamentales de l'enseignement élémentaire. L'étude du nombre conduit à Y arithmétique. L'étude de la forme conduit d'une part à Yart de mesurer, à la géométrie, et de l'autre au dessin, etàYécritun, qui n'est qu'une application particulière du dessin. L'étude de la langue se divise en trois parties : la prononciation, qui s'occupe de la culture des organes de la voix, et à laquelle se rattache le chant; ie vocabulaire, ou la connaissance des mots principaux usités dans l'ensei-
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gnement; et la langue proprement dite, qui apprend à exprimer ses pensées sur tout le domaine soumis à l'observation de l'intelligence1. Montrons maintenant par quelques détails ce que fit estalozzi pour mettre les branches que nous venons d'éwncer en harmonie avec ses principes pédagogiques. Il 'agissait essentiellement, pour chacune d'elles, de remonter jusqu'aux premiers éléments par où elle prend racine dans notre intelligence, et de tracer la marche progressive qu'elle doit suivre dans son développement, our qu'elle demeure constamment au niveau des forces de l'intelligence, sans jamais les dépasser.
LE NOMBRE
Calcul. Pestalozzi part de l'unité concrète, d'un objet ne l'on montre à l'enfant. A cet objet il en ajoute un second, puis un troisième, puis un quatrième- Dès que 'intelligence, par divers exercices sur des objets, des Doules par exemple, représentant des unités, s'est rendue -laire la notion d'un nombre, il fait un pas en avant. Les ormules dont on fait tant d'usage avec les enfants, ainsi pue les définitions, n'arrivent jamais qu'à la fin des exercices qui en ont préparé l'intelligence : elles n'apparaissent de loin en loin que comme les stations d'une route parcourue lentement et sans marches forcées. Toujours l'intelligence demeure maîtresse des nombres et des problèmes proposés; elle résout ces derniers par ses propres lumières, sans le secours des procédés mécaniques qu'on emploie si souvent pour aider la faible et
(. Voici les expressions dont Pestalozzi se sert pour exposer sa
Inéthode : Le nombre, die Zahl; la (orme, die Form; le nom, der Name,
lu die Sprache, ou der Schall; la prononciation, die Tonlehre; le vocaulaire, die Wortlehre; la langue proprement dite, die Sprachlehre. 11 l'est pas facile de trouver, pour le français, des expressions toujours équivalentes aux termes allemands; mais je leur donne ici exactement a signification de ces derniers.
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débile intelligence des élèves formés par une méthode qui ne sait pas distinguer la voix de la nature.
X.A FORME
Art de mesurer (géométrie). La figure la plus compliquée est un composé de lignes diversement combinées entre elles. La ligne la plus simple est la ligne droite. C'est donc par elle qu'il faut commencer l'étude des formes. On la montre à l'enfant dans ses diverses positions en lut faisant apprendre les noms qui les désignent. Dem lignes qui se rencontrent forment un angle. 11 y a différentes sortes d'angles. La réunion de trois lignes qui se rattachent par leurs extrémités forme un triangle ; quatre lignes forment un carré. Le carré est l'unité employée pour la mesure des surfaces... On continue ainsi jusqu'à ce que l'intelligence soit capable d'analyser les figures compliquées; on peut même s'élever insensiblement jusqu'aux éléments de géométrie, aux problèmes et aus théorèmes. Dessin. A mesure que l'intelligence apprend à regarder les lignes, les angles, les figures diverses et à les analyser, la main doit s'exercer à les reproduire, à les imiter sur l'ardoise ou sur le papier, en suivant la même marche progressive. On procède de même dans renseignement de ¥ écriture. LA LANGUE (le son, le nom) La prononciation (des sons parlés). Avant de parler et de lire, l'enfant doit savoir exprimer les sons et les articulations. C'est donc par là qu'il faut commencer. Pestalozzi commence son abécédaire par les voyelles; il passe ensuite à leurs combinaisons les plus simples avec les consonnes, et arrive enfin, par une pente lente et pro gressive, aux mots les plus compliqués. L'organe de li voix doit être exercé aussi bien que la connaissance de: lettres et des mots. Même progression dans l'étude de sons musicaux.
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Le vocabulaire. L'enfant apprenait ici par cœur des taleaux de noms de genre et d'espèce tirés du champ d elule qu'il aurait à parcourir. Ces noms devaient servir às lase et de fil conducteur pour des études ultérieures, lont ils deviendraient le centre dans renseignement de langue proprement dite. La langue proprement dite. L'enseignement de la langue ous ramène à l'observation, à l'intuition des choses, rermue par Pestalozzi comme la source de nos connaisses. Il s'agit ici d'apprendre à l'enfant à examiner les ojets- pour en acquérir des notions distinctes et de exercer à reproduire toutes ses idées par la parole. On asse en revue les objets dont les noms ont été appris ans le vocabulaire, et qui sont tirés de l'histoire natuUe, de la géographie, de l'histoire, etc. Ces diverses ranches rentrent ainsi dans l'enseignement de la langue, 'ritable encyclopédie universelle. La reproduction par rit des idées acquises amène l'étude de l'orthographe, e la grammaire et de la composition. L'enseignement de la langue, comme nous venons de esquisser, forme une dissonance dans la méthode de estalozzi. La langue n'est pas une propriété des choses, et mme telle une des sources de nos idées, comme Pestazzi semble l'avoir cru. Elle est le moyen par lequel nous ■primons nos idées et les transmettons. Sans doute bien jes idées nous sont apportées par la langue, mais seulelent quand notre esprit est conduit par elle à l'observalon des choses qu'elle exprime. Hors de là, la langue, ne Jous apprend rien et nous retombons par elle dans ce 'eux bavardage contre lequel Pestalozzi s'est élevé si uvent. Nous regardons donc cette partie de la méthode mme une maladroite application des principes de notre 'dagogue. Aussi était-ce la partie la plus faible de son iseignement. Pestalozzi aurait dû considérer la langue mme une branche à part, qui a sans doute besoin de appui des autres branches, mais qui ne doit pas les ab■rber en elle. Toute sa classification, du reste, est fau-
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tive et forcée. Le nombre, la forme et le nom ne sont pas des propriétés universelles de tous les objets. Quel est le nombre de l'air, la forme du miel, de la chaleur? Malgré les défauts de la méthode, elle n'en demeure pas moins un des monuments les plus remarquables des temps modernes ; elle a ouvert la voie à une transformaLion complète de l'enseignement, à une science pédagogique nouvelle. C'est à juste titre que Pestalozzi est appeli le Père de la pédagogie. Il a été, dans sa partie, ce que Cepernic a été pour l'astronomie. L'Allemagne entière s'csl jetée sur les pas de Pestalozzi, et toute une littérature scolaire nouvelle, plus ou moins en harmonie avec les principes qu'il a posés, a remplacé les vieux manueli d'enseignement. En France, et dans la Suisse française, on est moins avancé; notre littérature scolaire n'a pa; été suffisamment renouvelée, mais ce travail se fait insensiblement, et nous nourrissons l'espoir qu'avec lui tombera tout ce pompeux échafaudage de choses mal digérées et sans fondement, qui remplit la tête de vent sans donner à l'intelligence et au cœur la nourriture dont ils auraient besoin. La voie nouvelle, que Pestalozzi s'était frayée et la succès de sa méthode sur ses élèves lui firent concevoir les plus brillantes espérances. Il crut avoir trouvé lt moyen de régénérer le monde. Tout y allait de travers, pensait-il, parce que l'on avait sorti l'homme des voies de la nature. Maintenant, il a découvert le moyen de l'y ramener : quelque chose pourrait-il donc encore s'opposer à son bonheur? Une génération d'hommes meilleurs, grâce à la méthode, allait donc succéder à la génération perverse et adultère. Si Pestalozzi eût mieux connu la nature morale de l'homme, il n'aurait jamais fondé de telles espérances sur de tels moyens. L'homme n'est pas seulementune.créature égarée : c'est une créature perdue; il ne s'est pas seulement détourné des lois de sa nature,il s'est détourné de Dieu et a substitué sa volonté à celle de son Créateur. Il faut, pour le sauver, plus qu'une éduca*
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on en harmonie avec sa nature, il lui faut le sang du •.'•dompteur et la grâce régénératrice et sanctifiante du jiint-Esprit1. J'admets tous les principes de Pestalozzi îr la culture des facultés et la manière de leur approier l'enseignement, mais je ne crois pas que l'apication la mieux conduite de ces principes puisse atindre les profondeurs de l'homme moral : le péché, qui t en nous et dont l'éducateur chrétien doit tenir compte, a point de remède efficace hors de la grâce que Dieu us offre, en Jésus-Christ. La est le fondement de notre ucation morale ; là est la pierre angulaire que beaucoup ceux qui bâtissent ont rejetée, et sans laquelle cepennt aucun édifice pédagogique ne pourra jamais se sounir,
PESTALOZZI,
député. — Mûnchenbuchsée. Ycerdon.
Pendant que Pestalozzi poursuivait ses essais pédagogues, l'anarchie allait croissant en Suisse. Pour mettre 1 aux querelles de ses voisins, Napoléon Bonaparte leur posa sa puissante intervention. C'était en 1803. Pestazi, élu député, se rendit à Paris avec les représentants la nation. Fidèle à sa mission pédagogique, il remit au emier consul un mémoire sur l'instruction populaire, is Bonaparte ne fit cas ni du mémoire ni de l'auteur, anmoins il chargea Monge d'entendre Pestalozzi. Ses ans lui parurent trop vastes pour la France. Voyant ses ineipes méconnus, Pestalozzi quitta Paris et revint à rthoud, tout découragé de son insuccès, 'année suivante, Pestalozzi fut obligé de quitter le âteau de Berthoud, pour faire place au bailli bernois i venait l'occuper. L'établissement fut transporté à nchenbuchsee, dans le local actuel de l'école normale canton de Berne, à dix minutes de Hofwyl, où floris• la religion n'a point de place dans la méthode : Pestalozzi ne visageait pas comme une branche d'enseignement, mais comme un en d'éducation qui doit essentiellement agir par lui-même.
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saient déjà les établissements d'éducation d'Emmanu de Eellenberg. Voyant le bon ordre qui régnait à Hofwj! les instituteurs de Mûnchenbuchsée prièrent M. de Fellen berg de prendre en main les rênes de leur établissemen Pestalozzi consentit à cet arrangement, mais la vil d'Yverdon lui ayant offert son château, Pestalozzi s1 rendit, en 1805, suivi de huit élèves et de quelqu maîtres. Le reste de l'institut, trop peu libre sousl maître qu'il s'était donné, ne tarda pas à aller rejoii dre Pestalozzi. Nous ne saurions faire en détail l'historique de l'instit d'Yverdon, encore que les vingt années que Pestalozzi passa (1805-1825) soient l'époque, la plus brillante des carrière pédagogique. L'ouvrage Comment Gertrude instruit ses enfants an produit, comme nous l'avons vu, une grande sensatic en Allemagne. Un rapport de Pestalozzi et de son collègi Niederer sur la marche de l'institut d'Yverdon monta la réalisation des principes de la méthode. Enfin le famei discours de Fichte àda nation allemande (1808) indiquait! méthode de Pestalozzi comme le seul moyen de reteil l'Allemagne de son abaissement. Il n'en fallait pas davai tage, on le comprend, pour attirer les regards de l'Euro sur l'institut d'Yverdon. Aussi les élèves commencerai ils à affluer des pays les plus éloignés ; il en venait I l'Allemagne, de la France, de la Russie, de l'Italie,I l'Espagne, des Etats-Unis. Les pédagogues, les savant même des princes et des rois, sans compter les curie de toute espèce, arrivaient enfouie dans le célèbre institi pour y étudier la méthode ou voir des élèves formés pi elle. Et tous les visiteurs étaient reçus, logés et nourri dans l'établissement. Dans le temps de sa plus gran1 prospérité, il y avait souvent près de trois cents personn dans le château, dont deux cents élèves et cinquari instituteurs. Dans les salles, dans njes allées, dans la co dans les rues, tout fourmillait d'élèves, de maîtr d'étrangers. Qu'on se représente l'animation de l'établi;
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ement, et l'ordre qui devait y réguer sous le gouverneent paternel du bon Pestalozzi ! Sitôt qu'un étranger arrivait pour visiter l'institut, estalozzi allait trouver l'un de ses meilleurs maîtres, rdinairement Scbmid ou Ramsauer, et leur disait : « Il st arrivé une personne distinguée qui désire connaître iotre établissement. Prends vite tes meilleurs élèves et iens lui montrer ce que vous avez appris. » A chaque nstant, l'enseignement était interrompu pour des exhiitions de ce genre. Un jour le vieux prince Esterhazi arriva à Yverdon. ussitôt Pestalozzi parcourt les allées du château en riant : « Ramsauer, Ramsauer, où es-tu?..... Viens vite vec tes meilleurs élèves dans la Maison rouge! Il y a là n personnage du plus haut rang. Il a des milliers de erfs en Autriche et en Hongrie ! il voudra sûrement foner des écoles et affranchir ses sujets, si nous pouvons le agner à notre cause. » L'examen terminé et les explicaons nécessaires données au vieux prince, Pestalozzi dit Ramsauer : « Il est persuadé, entièrement persuadé, et fondera sûrement des écoles dans ses provinces de la ongrie.., Mais, Ramsauerl qu'est-ce que j'ai au bras, ui me fait si mal! Regarde, il est tout enflé, je ne puis lus le plier. » Et en effet, la large manche de sa redinke était devenue trop étroite. En parlant avec le prince, Ivantla leçon, Pestalozzi, dans son ardeur, avait courbé, ''un coup de coude, la grosse clef de la Maison rouge, sans u'il s'aperçût de l'incident. Dans une autre circonstance, était à Berthoud, l'arrivée d'un étranger lui fit oubliel |n rhumatisme aigu qui le retenait au lit. Il se fit habilT et conduire dans la salle d étude., où son mal disparut mme par miracle. Cependant tous les visiteurs ne s'en tenaient pas à ces s çons d'apparat et aux entretiens qu'ils avaient avec estalozzi et ses meilleurs maîtres ; plusieurs s'arrêtaient ans l'établissement pour en étudier les diverses parties : s voulaient voir de plus près la vie d'un institut dont on 49
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disait tant de merveilles. Là était l'écueil de rétablissement. On y découvrait bientôt tant de misères que le désenchantement ne tardait pas à survenir. Les hommes sérieux et réfléchis parvenaient seuls à retrouver dans la confusion générale quelques-unes des richesses pédagogiques de Pestalozzi. Pour ceux-là, Yverdon, et c'est là k gloire qui lui est demeurée et qui lui restera, Yverdon devin! un vrai foyer de lumières pédagogiques. Les principes qu'ils étudièrent, tant dans la vie de l'institut que dans les entretiens qu'ils avaient avec Pestalozzi et ses collègues, furent reportés par eux dans différents pays, en Allemagne surtout, et de toutes parts on se mit à organiser des établissements d'après les principes de la Méthode. Ainsi, quelles qu'aient été les imperfections de l'institut d'Yverdon, il n'en est pas moins le promoteur d'un grand réveil pédagogique, dont le mouvement est allé progressant el s'élargissant jusqu'à nos jours. D'après Charles de Raumer, qui, à la voix de Fichte, avait quitté Paris pour venir étudier à Yverdon les principes pédagogiques qui devaient régénérer l'Allemagne, les principaux défauts de l'établissement étaient les suivants : 1° Le mélange d'élèves allemands et français, mélange qui entravait l'enseignement et empêchait qu'on n'apprît soit l'allemand, soit le français comme il faut; 2° L'abandon des enfants à eux-mêmes. La vie de famille, que Pestalozzi vantait tant dans ses rapports, n'existait pas du tout dans l'institut. Les plus grands élèves pouvaient s'en passer, mais les plus jeunes se trouvaient mal de leur abandon au milieu de la foule qui encombrait le château ; 3° La trop constante occupation des jeunes maîtres, qui devaient travailler au jardin, fendre du bois, chauffer les fourneaux, faire des copies, et se lever été et hiver à trois heures du matin pour venir à bout de leur travail. Un si rude métier leur ôtait l'élan nécessaire pour donner
�327 des leçons, et le temps dont ils auraient eu besoin pour s'y préparer ; 4° L'absence d'un cours de pédagogie. Pestalozzi croyait toujours que le rôle du maître dans l'enseignement était secondaire, et que le principal devait venir de la méthode. Aussi les maîtres, collés sur leurs méthodes, avaient-ils l'airde machines parlantes, et le bruit de l'institut ressemMait-il au bruit d'une fabrique. Paumer aurait voulu un cours de pédagogie qui fît passer l'instituteur de son rôle passif à une vie active, un cours qui lui donnât une plus haute idée de sa vocation etraffranchît de l'esclavage de la méthode. Quant à l'enseignement, sauf l'arithmétique et la géométrie, il était loin d'être brillant; insensiblement aussi on s'écarta de la méthode. Il y avait dans l'enseignement des lacunes qui feraient honte de nos jours à la plus faible école de village. Aussi les journaux relevaientils souvent les imperfections de l'institut d'Yverdon. Une commission fut nommée, en 1809, par la diète fédérale, pour visiter l'établissement. Le père Girard, membre de cette commission, rédigea le rapport, en somme peu favorable à l'institut. Il terminait par ces paroles : « L'instruction donnée dans l'institut de Pestalozzi n'est pas en harmonie avec celle des établissements d'instruction publique. L'institut n'a du reste pas travaillé à établir cette harmonie. Résolu à chercher à tout prix le développement de toutes les facultés de l'enfant d'après les principes de Pestalozzi, il n'a tenu compte que de ses propres vues, et il témoigne d'un zèle ardent à s'ouvrir de nouvelles voies, (lussent-elles être en tout opposées à celles que l'usage a consacrées. C'était peut-être le moyen d'arriver à des découvertes utiles; mais cela a rendu toute harmonie avec les établissements publics impossible. Il est à regretter que la force des choses pousse toujours Pestalozzi à côté de la voie que lui traçaient son zèle et son cœur I Mais on rendra toujours justice à ses bonnes intentions, à ses nobles efforts, à son inébranlable persévérance.
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Profitons des idées excellentes qui sont à la base de sou œuvre, suivons les exemples instructifs qu'elle nous donne, mais plaignons le sort d'un homme que la force des circonstances a toujours empêché de réaliser ce qu'il avait envie de faire. » Dans son célèbre ouvrage sur l'Enseignement régulier de la langue maternelle, le père Girard nous apprend que c'est à Yverdon qu'il puisa l'idée de son livre, comme correctif à ce qu'il venait de voir. « Par opposition à ce que j'avais vu à Yverdon, je résolus de substituer l'enseignement de la langue à l'instrument mathématique et d'en faire une gymnastique progressive de l'esprit1. » Mais la grande plaie de l'institut d'Yverdon était ses dissensions intérieures, dissensions qui avaient déjà commencé à Berthoud. Le jour de l'an 1808, abordant ce triste sujet, Pestalozzi disait à ses collègues : « Mon œuvre a été fondée par l'amour, mais l'amour a disparu du milieu de nous; il devait disparaître. Nous nous étions trompés sur la force qu'exige cet amour ; il devait disparaître. Je ne suis plus en état de remédier au mal. Le poison qui ronge notre œuvre au cœur fait des progrès au milieu de nous, L'encens du monde vivifiera ce poison. 0 Dieu! ne permets pas que nous demeurions plus longtemps dans nos illusions! Je considère l'encens qu'on nous prodigue, comme l'encens qu'on répandrait sur un squelette. Je vois le squelette de mon œuvre, en tant qu'elle est mon œuvre, devant mes yeux. J'ai voulu aussi le mettre devant les vôtres. J'ai vu le squelette qui est dans ma maison couvert de lauriers; mais les lauriers ont été, à l'instant même, consumés paf le feu. Il ne pourra soutenir le feu de l'épreuve qui viendra, qui doit venir sur ma maison; il disparaîtra, il doit disparaître. Toutefois mon œuvre subsistera. Mais les jonséquences de mes fautes ne disparaîtront jamais. Je ne pourrai les supporter. Mon refuge sera ma tombe. Je passerai; mais vous, vous subsisterezi Puissent cesparoles
(1) De l'Enseignement de la langue maternelle.
�TEMPS ACTUELS. 329 demeurer comme des flammes de feu devant vos yeux ! » Avant d'aller plus loin dans le récit de ces misères intérieures, qui amenèrent la dissolution de l'établissement en 1825, je dois mentionner ici deux événements remarquables dans la vie de Pestalozzi. L'un est sa visite à l'empereur Alexandre, et l'autre, la mort de sa fidèle compagne.
En 1814, lorsque les alliés marchaient contre la France, l'administration autrichienne demanda le château d'Yverdon pour y établir un hôpital militaire. Heureusement l'empereur Alexandre se trouvait à Baie. La ville d'Yverdon se hâta de rédiger une requête, et Pestalozzi fut chargé de la porter à l'empereur. Pestalozzi avait une véritable frayeur des grands de ce monde ; cependant il prend son cœur dans ses deux mains, se met en route et arrive heureusement aux portes de Bâle. Là, un vieillard lui demande l'aumône; Pestalozzi sort aussitôt sa bourse de sa poche, mais elle était vide; il a sans doute secouru des malheureux le long du chemin; alors il se baisse, détache les boucles d'argent qui sont à ses souliers, les donne au vieillard et les remplace par un brin de paille.—Cependan t Pestalozzi est introduit auprès d'Alexandre. L'accueil cordial de l'empereur lui inspire du courage et éveille sa sollicitude pour les millions de serfs qui peuplent l'empire de toutes les Russies; et le voilà prêchant éducation à l'empereur, et lui montrant comment il peut faire le bonheur de ses sujets. En parlant, il s'échauffe et s'approche trop près du monarque, qui commence abattre en retraite; Pestalozzi le suit, et ils arrivent bientôt à l'angle de la salle. L'empereur ne pouvant plus fuir, Pestalozzi veut lui prendre familièrement la main ; mais il s'aperçoit aussitù t âe sa bévue et baise la main d'Alexandre. Celui-ci, touché de la sollicitude de Pestalozzi pour son empire, le prend dans ses bras et lui donne un baiser. Pestalozzi se souvient enfin de sa mission; l'empereur promet de faire transporter ailleurs l'hôpital militaire, et notre pédagogue re-
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tourne, le cœur content, dans ses foyers1. Eten novembre de la même année il était nommé de l'ordre russe de SaintWladimir, quatrième classe. L'autre événement que je dois rappeler est la mort de madame Pestalozzi2. Pendant quarante-cinq ans cette vertueuse femme avait partagé avec son époux privations et souffrances, étant toujours à ses côtés pour l'aider dans ses peines, pour le conseiller, l'encourager, le consoler. Toujours bonne, douce, modeste, elle ne l'abandonna jamais un instant dans les jours d'angoisse et d'adversité. Le 14 décembre, sa dépouille mortelle fut déposée dans le jardin du château, à l'ombre de deux grands tilleuls. Pestalozzi, alors âgé de soixante-dix ans, sentit vivement la perte qu'il venait de faire. Souvent, durant les années qui suivirent, on le surprenait assis sous les tilleuls qui ombrageaient la tombe de sa femme bien-aimée. Et la nuit, quand le bruit avait cessé dans le château, que les lumières étaient éteintes, et que tout le monde reposait entre les bras du sommeil, il se levait et s'en allait confier ses chagrins à cette tombe silencieuse, pleurant comme un enfant qui viendrait de perdre sa mère. Et qui le croirait! Le jour où cette digne et vertueuse femme descendit dans la tombe, le jour où un événement si douloureux aurait dû disposer les cœurs à la réconciliation et à la paix, çe jour-là, la guerre éclata entre les maîtres avec une violence extraordinaire, et elle ne cessa plus, pendant douze ans, de troubler les jours du mal heureux vieillard. Et avec la paix disparut la bénédiction, comme la paix avait disparu avec la prière; car Pestalozzi ne priait plus avec ses élèves et ses maîtres, comme il le faisait à Berthoud et au commencement de son séjour à
1. J'ai reproduit oe trait comme je l'ai trouvé dans une biographie le Peslalozzi : mais jo dois cependant ajouter que l'histoire des boucle» se racontait déjà à Bâte quinze ans auparavant ; il se peut dono qu'il y ait ici un anachronisme plutôt qu'une répétition du même acte. 2 Elle avait près de quatre-vingts ans.
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fverdoh. L'huile avait tari dans la lampe : — et quelle umière pouvait-elle encore répandre 1 La plupart des maîtres étaient contre Schmid. Blochlann, plus tard directeur d'un célèbre établissement d'éucalion à Dresde ; Stern, directeur de l'école normale e Carlsruhe;Ackermann, instituteur à Francfort-sur-la lein ; Krùsi, Ramsauer et d'au&es, en tout douze maîtres, ignèrent une plainte en forme contre Schmid, et l'année uivanteils quittèrent l'établissement. Un an plus tard, le jour du Vendredi-Saint, Niederer, 'aumônier de l'établissement, annonça en chaire, en résence d'un auditoire nombreux et sans avoir prévenu estalozzi, son intention de quitter l'établissement; et il e mit à parler des misères qui y régnaient. Là-dessus estalozzi prend feu ; il se lève, interrompt le prédicateur, t lui rappelle qu'il est là pour instruire ses catéchuènes, et non pour révéler ce qui se passe dans l'établisement. La même année, M. Jullien de Paris, venu avec vingtquatre élèves dans l'établissement, en sortit au bout d'un n de séjour, on dit, pour avoir été offensé par Schmid. Niederer ne quitta pas Yverdon. Il y dirigea, secondé ar Krùsi et Nsef, l'institut des jeunes filles, que lui avait déjà cédé Pestalozzi avant la mort de sa femme. Pestalozzi ssaya en vain de le réconcilier avec Schmid. Une lettre que lui écrivit Niederer le jeta dans une ébulhtion si iolente qu'il tomba dans le délire et qu'on craignit pour sa raison. Schmid transporta le vieillard sur le Bulet, dans e Jura; l'air frais de la montagne, ainsi que le repos, lui ut salutaire, et il ne tarda pas à retrouver assez de calme pour pouvoir redescendre à Yverdon. Placé entre Niederer et Schmid, qu'on ne pouvait réconcilier, Pestalozzi aima mieux sacrifier sa tête (le preImier) que son bras droit. Mais ce sacrifice lui coûta cher. lAprès la guerre des billets et des lettres, on en vint à la [guerre dans les gazettes, puis on s'attaqua de part et [d'autre devant les tribunaux. Un procès en calomnia
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intenté à Niederer par Schmid ne se vidant pas assez tôl au gré de ce dernier, il écrivit, pour répondre aux accusations de son adversaire, une brochure intitulée : Vèrilè ei Erreur. Alors Niederer attaqua Schmid à son tour, et cela en justice correctionnelle. Schmidfutmis en état d'arrestation, ainsi que Pestalozzi, qui déclara avoir en tout agi île concert avec Schmid, -et un long et ruineux procès commença. A la fin Schmid fut acquitté. Cet enfer dura sept ans. Que de fois, durant ces années d'orages Pestalozzi soupira après la paix ! Plusieurs fois il écrivit à Niederer pour se réconcilier. « 0 mon Dieu, lui disait-il entre autres choses, dans une lettre écrite en février 1823, ô mon Dieu! combien je soupire après l'amour qui devrait nous unir, et qui serait si nécessaire à notre position et à nos rapports! 0 Niederer! combien je désire que, renouvelés par cet amour, nous puissions, à la première fête, aller ensemble à la communion sans craindre de donner du scandale!.,, Cher monsieur Niederer! chère dame Niederer! Je suis près de la tombe : laissez-moi y descendre en paix et réconcilié! » Niederer demeura inflexible. Il ne pouvait, disait-il, se fier aux sentiments « du faible vieillard. » aussi longtemps qu'il serait en la puissance de Schmid. Ajoutons que la plupart des rapports sur cette matière sont en .faveur de Niederer. Je ne dirai plus que quelques mots de l'établissement. En 1818, Schmid conclut un contrat avec le libraire Cotta de Stuttgard, pour la publication de toutes les œuvres de Pestalozzi. L'empereur de Russie souscrivit pour 5,000 roubles, le roi de Prusse pour 400 thalers, le roi de Bavière pour 700 florins. Cette entreprise rapporta 50,000 francs. Pestalozzi, à la vue d'un succès si inoui, renaqui1 à l'espérance. 11 voulut enfin fonder un établissemeni propre à former des régents pour les classes pauvres. Ce! établissement s'ouvrit la même année à Clindy, près d'Yverdon. Mais bientôt le but de cette institution fut dépassé. On y reçut des jeunes gens de conditions diffé-
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«entes, et on se mit à y enseigner le latin, le grec et môme f anglais. Pestalozzi, voyant son œuvre manquée, songea à la transporter à Neuhof; mais aucun des élèves qu'il avait élevés gratuitement à Clindy ne voulut l'accompagner. 11 ferma donc cet établissement en 1824. A Yverdon, la position n'était plus tenable; ses élèves le fuyaient, se sauvaient; un d'entre eux lui dit un jour qu'il était l'Antéchrist. La clôture définitive de son établissement en lieu au printemps de l'an 1825. Pestalozzi était alors âgs de quatre-vingts ans.
Le chant du Cygne.
Pestalozzi, après la dissolution de ses établissements, écrivit encore deux ouvrage ; Le Chant du Cygne (Schwanengesang) et Mes destinées (Meine Lebensschicksale). Lo premier peut être considéré comme son testament pédagogique. Le second est une histoire des misères de ses établissements. Comme on peut le voir dans le Chant du Cygne, page 230, Pestalozzi avait eu d'abord l'intention de fondre ces deux ouvrages en un seul. On retrouve dans le Chant du Cygne les idées déjà développées, entre autres, dans l'ouvrage : « Comment Gertrude instruit ses enfants, » mais on y arrive souvent par un autre côté. Les éléments dont se .compose le système pédagogique de Pestalozzi y sont groupés différemment. Les illusions de l'auteur y sont aussi moins vivement exprimées, et le but qu'il poursuit ne se montre plus qu'au travers de difficultés nombreuses. Pestalozzi ressemble en ce point à tous les novateurs : le temps leur apprend à juger plus sainement de la valeur de leurs découvertes. J'ai essayé de résumer, dans le discours suivant, ce testament pédagogique de Pestalozzi :
AMIS DE L'HUMANITÉ
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J'ai passé quatre-vingts ans, et, depuis quelque temps, jo sens que ma fin approche. Je voudrais donc vous parler encore une fois des choses qui remplissent mon cœur. Veuillez m'é19
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE.
coûter avec attention, et retenez de mes paroles ce que vous jugerez être bon et utile. Et si vous pouvez ajouter quelque chose de bon et d'utile à ce que je vais vous dire, faites-le avec amour et pour le bien de l'humanité. Je commencerai par vous présenter mon système dans une comparaison. Regardez ce chêne vigoureux dont le feuillage frissonne a\ souffle du vent. Eh bien, ce chêne sort d'un gland mis en terro à l'endroit où vous le voyez s'élever. Mais comment est-il arrivé à ce degré de majesté et de force? D'abord faible et presque sans vie, il semblait ne pouvoir s'élever au-dessus de l'herbe qui le recouvrait. Mais peu à peu il a grandi et a étendu son tronc et ses branches vers le ciel. Son accroissement a été lent et progressif, et chaque partie nouvelle est sortie de parties déjà existantes et qui la supportent : le tronc est sorti du collet de la racine, du tronc sont sorties les branches, des branches les rameaux, des rameaux les feuilles et les fruits. Remarquez encore que ce développement s'est opéré au moyen d'une force interne, qui est à la fois une et multiple : une par sa source, et multiple par ses effets dans les millions de branches et de feuilles où elle se répand. Remarquez encore que cette force a produit et a dû produire un chêne, et non un noyer ou un platane; car elle est unie à des lois qui déterminent son action et jusqu'aux formes des feuilles. Cependant ce chêne, quoique chêne par sa vie, par sa force propre, par ses lois, par toute son individualité, dépend de circonstances extérieures : du sol dans lequel il croît, de l'air qui l'entoure, de la chaleur, de la lumière, de l'humidité, qui peuvent hâter ou retarder son développement, et le modifier en outre de mille manières différentes. Laissons maintenant notre chêne et passons à l'enfant. Qu'y a-t-il dans ce nouveau-né qui le distingue d'un animal"? II est plus faible, plus débile qu'aucun d'eux. Le poulet court en sortant de sa coquille, le jeune chamois saute après sa mère. L'enfant peut à peine remuer ses bras. Cependant il y a en lui un homme, comme il y a un chêne dans le gland. Mais par homme je n'entends pas ce que j'ai de commun avec les animaux, ma chair et mon sang; l'homme est cet être divin qui m'anime, c'est mon cœur, mon esprit, mon talent. J'ai passé ma vie entière à rechercher comment l'homme se développait naturellement sous ses diverses faces pour arriver
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la hauteur du rôle qu'il est appelé à remplir dans la société. Cette question, que j'exprime par Idée de la Culture èlémenire, comprend les parties principales suivantes : i° La connaissance de la marche de la nature dans le déveppement de nos diverses facultés; 2° La connaissance des moyens propres, à favoriser leur dévci ppement naturel ; 3" Les limites que la nature prescrit à leur développement; 4° L'équilibre dans lequel on doit les maintenir; S0 La grâce divine ; 6<> Enfin, l'application à la vie des principes renfermés dans 'idée de la culture élémentaire.
I
La nature, dans le développement de nos facultés, suit une arche lente et progressive qui, comme dans le chêne dont j'ai aiié, est soumise à certaines lois naturelles. Je vais essayer de éterminer brièvement cette marche dans le développement du œur, de l'esprit et du talent. Je commence par le cœur. Comment cette faculté, source de a vie morale, se développe-t-elle naturellement? Et d'abord comment est-elle éveillée? Je vois poindre cette faculté sous les soins que la mère prend de' son nourrisson. En satisfaisant ses besoins légitimes, elle éveille en lui la reconnaissance et la confiance. L'enfant apprend ainsi à aimer sa mère et à croire en elle. Il apprend de la même manière à aimer son père, ses frères et ses sœurs. Mais le cœur de l'enfant ne s'attache pas seulement à ceux qui prennent soin de lui et qui l'aiment : il Is'attache aussi à tout ce qu'on aime dans la famille. Il croit en Dieu et aime Dieu, si Dieu est aimé dans le cercle où il vit. Et cette foi et cet amour l'entraînent dans la sphère de la vie morale; car celui qui aime Dieu cherche à faire sa volonté. C'est ainsi que l'enfant passe de la confiance envers sa mère et ses parents à la connaissance et à l'amour de Dieu, par où il entre dans la sphère de la vie morale et religieuse. Voilà la marche de la nature dans le développement du cœur. J'ajouterai ici, sous forme de remarque, que puisque la nature a mis dans le cœur de la mère et dans les membres de la famille une affection et une sollicitude naturelles, qui produisent naturellement le développement du cœur, il en résulte que c'est dans
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la famille que l'enfant doit être élevé, que c'est là que la naturs veut opérer son développement. Passons à l'esprit. Comment s'éveille et se développe cello faculté? Je la vois éclore sous les impressions que les objets exercent sur les organes de l'enfant. Mais l'esprit ne s'an été pas à la perception des choses extérieures par le moyen des sens : il y a en lui un besoin d'exprimer au dehors, par des gestes et par la parole, les impressions du dedans. L'intuition et la langue sont intimement liées ensemble et marchent parallèlement dans le développement de l'esprit. Nous devons ainsi distinguer d'abord dans l'esprit deux forces ou facultés particulières : la faculté de perception et la faculté d'expression, autrement dit : la faculté de recevoir et la faculté de rendre. La première produit la seconde, comme dans un corps élastique la force qui comprime produit la force d'extension. Mais la faculté d'expression dontja parle est tout intellectuelle, et il ne faut pas la confondre avec le jeu mécanique des organes qui lui donnent passage au dehors. Ce jeu a son développement graduel à part, marchant parallèlement avec la faculté de perception et la faculté d'expression. Mais la perception et la langue éveillent dans l'esprit uno troisième faculté, la faculté dépenser. Dès que l'esprit s'est formé par la perception des notions claires sur quelques objets, il commence à les distinguer, et par là à les compter; il remarquo aussi leurs places respectives, leurs distances, leurs dimensions, leurs formes. On voit par là que les premières opérations de la pensée sont du calcul et de la géométrie, pour autant du moins que l'on peut ainsi nommer les éléments les plus simples de ces branches. D'après cette exposition, on voit que le développement As l'esprit comprend trois degrés : la perception, la langue et la pensée. Je passe maintenant à la troisième de nos facultés fondamentales, au talent. Les fondements de cette faculté sont d'une part intellectuels et de l'autre physiques : l'homme qui veut faire quelque chose doit avoir l'intelligence de son travail et l'adresse de l'exécuter. La marche naturelle du développement du talent est la suivante : l'homme observe et cherche à comprendre les procédés de l'art: il s'applique ensuite à les reproduire par imitation, puis il passe de l'imitation à la liberté et à l'indépendance dans l'action.
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II
L'homme abandonné à lui-même, loin de toute société, vivant seul au milieu de la nature, ne s'élèverait pas, comme des exemples l'ont démontré, au-dessus de sa nature animale. C'est le contact de l'homme avec l'homme qui le développe, qui le cultive. Partout où il y a société, il y a culture. Le sauvage apprend à son enfant à aimer, à parler, à tirer de l'arc. C'est aussi là une éducation, mais une éducation produite par l'instinct, par la nécessité, par la nature seule. Cette éducation-là ne suffit pas. Pour que l'homme devienne véritablement homme, il a besoin de soins particuliers, d'une éducation intelligente, dont l'action vienne s'ajouter à l'oeuvre de la nature, non pour la contrarier, mais pour l'aider, pour la diriger. Je vais essayer de montrer comment nous pouvons servir d'auxiliaires à la nature. Remarquons d'abord que toute faculté se développe par le simple moyen de son usage. Autrement dit : c'est la vie qui développe. Le cœur se développe en aimant, l'esprit en pensant, la main en travaillant. Voilà un premier moyen de développement que nous ne devons pas perdre de vue. Remarquons ensuite que ce qui donne un exercice agréable et facile à une faculté la fortifie et la provoque à l'action, tandis que ce qui est au-dessus de ses forces l'intimide et l'affaiblit. Le besoin de marcher diminue chez le petit enfant qui tombe; un écolier se rebute et se décourage dans un enseignement audessus de ses forces. 11 faut donc, pour développer une faculté, non-seulement un exercice, mais encore un exercice approprié à ses forces et à ses besoins. Faisons maintenant l'application de ces principes à nos principales facultés. Le cœur. Pour développer le cœur de l'enfant, il lui faut de l'exercice et un aliment. Cet exercice et cet aliment, il les trouve dans le cercle de la famille. La sollicitude et l'amour de ses parents éveillent en lui l'amour et la foi. L'enfant aime et croit dans la mesure de l'amour et de la foi répandus autour de lui. Il résulte de là que plus l'enfant sera entouré de soins intelligents et d'affection, plus aussi son cœur se développera. Une famille bien réglée, vivifiée par l'amour et la foi, renferme dans sa vie les moyens les plus propres à développer naturellement le cœur de l'enfant, qui demande à pouvoir aimer et croire.
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L'esprit. Les objets qui entourent l'enfant sont les moyens dont la nature se sert pour éveiller ses facultés intellectuelles, Cependant, tout ce qui frappe nos sens ne nous développe pas ce qui nous développe, ce sont les objets au milieu desquel; nous vivons, parce que ce sont les seuls qui donnent à notre esprit un exercice assez prolongé pour faire naître en nous des notions complètes. Il suit de là que les moyens de notre cultun intellectuelle doivent être tirés des objets renfermés dans 1s sphère où nous vivons. Ces objets sont infiniment variés suivant' les lieux et les circonstances, et doivent ainsi modifier infiniment le développement intérieur des .individus; cependant ils agissent tous de la même manière surnotre être intellectuel : l'enfant qui joue dans la poussière, au bord du chemin, est développa par les objets qui l'environnent, d'après les. mêmes lois que celui qui se traîne au pied d'un trône, ou qui s'amuse sur de somptueux tapis. Et ces règles ou lois consistent simplement i attirer l'attention de l'enfant sur les objets qui frappent ses sens, à les lui faire examiner et étudier convenablement. Dans cet exercice des facultés intellectuelles, on commence par les objets les plus simples, on passe ensuite à leurs qualités, à leurs actes; puis on étudie leurs parties, leur usage, on les compare entra eux pour arriver à des idées de genres, de classes, etc., etc. Par ce moyen, les impressions deviennent plus vivantes, plus réfléchies, plus intelligentes, et la faculté qui les conçoit se développa et se fortifie. On doit commencer dès le berceau à présenter des objets à l'enfant, en suivant dans ces exercices une marche graduelle et progressive. Le terme de cette étude est la connaissance de tous les objets renfermés dans la sphère où l'enfant est appelé à vivre. Mais la faculté de perception, comme nous l'avons vu, est intimement liée à la faculté de s'exprimer, ou au langage. L'élude de la langue doit donc marcher parallèlement avec l'étude des choses, afin de mettre l'enfant en état de s'exprimer facilement et avec clarté sur toute l'étendue de ses connaissances. Li langue ne doit être ni plus ni moins étendue que les notions o| idées qui lui servent de fondement dans chaque individu, et elli doit porter le cachet des divers développements opérés dans les diverses circonstances. Il est des cas, cependant, dans lesquels la langue peut précéder les idées qu'elle expr ime. Le petit enfant commence par articuler une foule de mots auxquels il ne rattache le plus souvent aucun sens. Mais comme les mots qu'il
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fend sont tirés du domaine de la vie, il arrive tôt ou tard un nent où l'idée vient s'emparer des mots. On peut donc aussi re cette méthode dans les exercices de langue qu'on donne nfant pour continuer son développement. Dans mes établisents, je faisais apprendre de grands tableaux de mots avant faire connaître le sens aux élèves. En général, l'enseigne3 la langue doit demeurer, dans ses exercices, en bar-
Ile avec la marche de la nature, et comme nous voyons encore [l'enfant apprend à parler sans règles et sans grammaire, par 3ul fait de l'exercice et de l'usage, il faut aussi continuer à 'aire apprendre sa langue par l'exercice et l'usage. La gramre ne doit venir que plus tard, et insensiblement, comme
étude à posteriori des formes déjà connues du langage,
'après l'exposition qui précède, on voit que l'étude des lltes et l'enseignement de la langue sont intimement liés entre mi, et qu'ils ne forment, à proprement parler, qu'un seul enseignement. Je lui avais donné dans ma Méthode le nom d'ensei^Bnenf intuitif, mais on ne m'a jamais bien compris sur ce de dire de l'enseignement de la langue se rapessentiellement à la langue maternelle. L'étude d'une tue étrangère en diffère dans deux points principaux : ML'enfant la commence avec des organes déjà formés, sauf Jr quelques articulations; et 2° il a déjà dans son esprit les Hlements intellectuels de cette langue. Il ne s'agit donc pas Tle rattacher l'enseignement de la langue à l'exercice des Jnes et à l'étude des objets, mais simplement d'apprendre à |fant à exprimer dans une autre langue, ou avec d'autres , ce qu'il sait déjà exprimer dans sa langue maternelle. L'atKtion du pédagogue se bornera ainsi à chercher la marche la Es simple pour lui faire apprendre et retenir des mots et des
Je que je viens
lases nouvelles. La nature nous donne encore ici la clef de la Ihode qu'on doit suivre. Pourquoi une bonne française apnd-elle plus vite à parler français à un enfant allemand, que peut le faire un professeur? C'est parce que la bonne demeure
i sphère des idées de l'enfant, qu'elle ne le sort pas de sa qu'elle lui répète souvent les mômes mots et les mômes jases. Elle procède de la même manière que s'il s'agissait de ■apprendre sa langue maternelle. Dans l'étude d'une langue Jngère, ne sortons donc pas l'enfant de la sphère de ses perMtions et commençons par lui apprendre des mots et des lot
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phrases ; en d'autres ternies, apprenons lui à parler avant l'introduire dans les abstractions de la grammaire. Remarquons en passant que l'étude d'une langue étrange faisant repasser à l'enfant ses différentes notions, devient pat un excellent moyen de cultiver son intelligence. Mais le développement de l'esprit, qui commence par la pi ception et se poursuit par la langue, arrive bientôt à un troisii degré, à la réflexion, à la pensée, comme je l'ai dit plus ha J'ai fait voir que les premières opérations de la pensée sont calcul et de la géométrie. Ces deux branches se présentent à naturellement comme un des principaux moyens de dévelopi les facultés logiques de l'esprit, et il n'y a plus pour cela qr les soumettre à une méthode d'enseignement revêtue des qi lités psychologiques nécessaires. Je me résume maintenant, et je dis que l'esprit se cultive] la perception aussi complète que possible de la sphère dlaquelle on vit, par la langue qui la réfléchit au dehors, etpai calcul et la géométrie (étude des formes), tout spécialement ii gnés par la nature pour développer les forces de la pensée. J'ai toujours professé ces principes, et si, dans mes établis ments, le calcul et la géométrie ont prédominé, il faut l'atirit d'une part aux circonstances, qui m'ont souvent fait faire le ci traire de ce que je voulais, et de l'autre à la bonne méthoé laquelle ces branches ont été de bonne heure soumises dans i| établissements, tandis que l'étude des choses (l'enseignera; intuitif — Ânschauungsunterricht ) et la langue n'avaient) trouvé une forme d'enseignement aussi naturelle et aussi pi tique. — Une autre contradiction apparente, que je tiens à es; quer ici en passant, est celle qui existe entre mes déclamât! continuelles contre le bavardage de toutes les nuances et deli les degrés sur des matières qu'on n'entend qu'à demi, et mots et les phrases inintelligibles que je faisais apprendre! cœur aux enfants. Pour concilier les termes de cette appart contradiction, je me borne à dire que, dans certains cas, langue est le fondement de la pensée tout comme, en gêné les pensées, le monde intérieur, sont le fondement de la lanj Les mots que je faisais apprendre par cœur, sans en donner l'i plication immédiate, étaient des matériaux destinés à entrer f tard dans l'édifice intellectuel auquel je travaillais, etqu'ili portait de rassembler d'avance dans la mémoire. Le talent. Cette faculté, comme je l'ai déjà dit, a un do«
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ondement : c'est une connaissance et une action physique ou nécanique. L'essence intellectuelle du talent est intimement liée i l'esprit, et se développe avec ce dernier. Tout ce qui cultive 'esprit cultive aussi le talent. L'étude des formes, par exemple, st en même temps un enseignement du dessin. Mais le talent, utre ce fondement intellectuel, en a aussi un qui est physique, orsqu'il s'exprime par les organes des sens, et mécanique quand I se produit par le jeu des membres, en particulier de la main, es yeux et les oreilles, comme aussi l'organe de la voix, se déeloppent de bonne heure par l'exercice continuel auquel la vie es soumet. Le dessin et le chant sont particulièrement propres leur donner un haut degré de perfection. Les muscles en gééral, les membres et la main sont fortifiés et développés par out ce qui les met en activité. Les enfants de la campagne et eus ceux qui dans une position ou dans une autre sont obligés 'aider lenrs parents, sont, sous ce rapport, dans une position ien plus avantageuse que les enfants des riches. Les objets ropres à exercer le talent doivent être tout à la fois à la portée e l'intelligence et à celle de la force ou de l'adresse de l'organe ui est exercé. III Quand un tailleur fait un habit, il prend mesure sur la peronne qui doit le porter, afin qu'il ne soit ni trop grand, ni trop etit. Il faut procéder de même dans l'éducation et donner à 'homme une culture en rapport avec ses besoins ; elle ne doit ni emeurer en deçà, ni les dépasser. Le degré de développement de tout homme est donné par la phère dans laquelle il vit. Cette sphère, il doit la réfléchir tout ntière dans son cœur, dans son esprit, dans son talent. Il y a du danger à pousser au delà le développement de 'homme : on ne peut le faire sans affaiblir la vie qu'il doit déloyer dans sa sphère. Le laboureur qui concentrera son intellience et son talent dans les limites de sa vocation, la remplira ieux et sera plus heureux que celui qui s'occupera en outre do hasse, d'industrie ou de commerce, ou dont l'esprit courra le onde dans les livres et les gazettes. Les forces qu'on dépense en ehors de sa vocation sont perdues pour celle-ci. Il est à remarquer ncore, d'après les règles de la nature, que sortir de la sphère laquelle on est lié par la vie, c'est courir dans le vague : c'est à qu'est le pays des illusions, des châteaux en Espagne, des
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jugements téméraires, des erreurs, des préjugés, et surtout celui des déceptions, pour ceux qui s'y aventurent en courant après la fortune. On cultive l'homme en aveugle dans notre siècle, en méconnaissant les limites que la nature prescrit à son développement, On pourrait établir trois degrés de culture : La culture des gens de la campagne : degré inférieur; La culture des bourgeois et artisans des villes : degré moyen; La culture scientifique, pour les carrières scientifiques : degri supérieur. Pour le paysan, les choses essentielles, sont la charrue, h force des muscles, et la solidité du corps. Il n'a pas à un même degré que l'artisan besoin du calcul, de l'écriture, de la lecture. La géographie et l'histoire le sortent de sa sphère. L'artisan et le bourgeois ont besoin d'une plus grande culture de l'esprit et du talent, à cause de la nature de leurs relations el de leurs occupations. Je ne dis rien des savants. Le repos et le bonheur de l'humanité dépendent en partie de l'observation de ces principes. La transgression des mêmes principes amène la rupture des liens sociaux, et introduit le confusion dans la société.
IV
Quoiqu'on puisse distinguer dans l'homme diverses facultés, il ne faut cependant pas perdre de vue qu'elles sortent toutes d'un centre commun, d'où se répandent partout la même vie et la même force. Celte unité de vie et de force qui circule dans tout notre être, et qui pousse au développement de notre humanité tout entière, nous fait comprendre que l'équilibre dans le développement de nos facultés est une des lois de la nature, Mais nous avons d'autres moyens encore de constater l'existence de cette loi. Quand nous scrutons notre nature, nous trouvons que le cœur est le centre de notre personnalité, le foyer d'oi rayonnent la force et la vie. L'amour produit la foi, la conscience, la fidélité, l'activité, la persévérance, le renoncement, le sacrifice, Plus l'amour abonde, plus les facultés de l'homme sont actives, plus leur développement est naturel et solide, plus aussi leur équilibre, qui est l'expression de l'unité de notre nature, s'établit et se consolide.
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L'équilibre naît ainsi directement de l'action du cœur, de la ie la plus intime de notre humanité. D'un autre côté, nous voyons que là où l'équilibre est brisé, homme est un navire sans voiles, sans boussole ni gouvernail : ela est vrai quand la nature animale prend le dessus et que homme devient l'esclave de ses appétits charnels; cela est vrai uand l'esprit manque de l'appui du cœur, ou de celui du talent u de tous les deux. L'idée de la culture élémentaire exige donc l'harmonie dans développement des facultés. Ceci nous amène à dire un mot d'une grande plaie du siècle, e sa culture superficielle. Partout on veut cueillir des fruits vant les fleurs ; on commence par les applications extérieures ratiques, et l'on néglige la culture des facultés et l'amour qui oit les unir et les vivifier. De là cette légèreté pour courir après ut ce qui fait du bruit ou qui a de l'éclat; de là cette inconsnce dans les principes, dans les jugements; de là ce malaise ui poursuit quiconque a laissé s'éteindre l'amour dans son cœur t dans sa famille. Nous ne devons cependant pas considérer l'équilibre des cultes comme un but qu'on puisse atteindre. L'homme ne Jourra jamais qu'en approcher. Les dons différents, les posiËons, les circonstances, donneront toujours, dans tout individu, ni prédominance à une faculté quelconque ; mais il faut néanmoins tendre à l'harmonie dans la nature, il faut tendre à la perfection
Y Jusqu'ici je n'ai considéré que la nature humaine dans ses cultes, ses lois et son développement naturels. Mais cette nare ne peut vivre seule et de sa propre vie. Il y a, en dehors e notre nature, une base sur laquelle elle doit reposer tout enère : c'est la grâce divine. Hors de cette grâce, l'idée de la Iture élémentaire n'a aucun fondement solide et ne peut parnir à cette pleine harmonie que j'ai présentée comme l'œuvre e la nature et de l'éducation. Hors de cette grâce que l'homme oit chercher en Dieu par la prière, tout dans l'homme, son ur, son esprit, son talent, est insensiblement ramené sous empire de sa nature animale, de son égoi'sme. Oui, ce qui onne de la vie au cœur et le purifie, ce qui ennoblit l'intellience et sanctifie le talent, c'est la grâce de Dieu. Elle doit
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devenir l'Ame de notre âme, la vie de notre vie, sans quoi touli notre éducation s'écroule sous le poids de sa faiblesse. VI Mais, me demandera-t-on, votre idée de la culture élémen. taire est-elle réalisable? Je ne me dissimule pas un instantqa l'idée de la culture élémentaire, telle que je viens de l'esquisser, ne pourra jamais pénétrer toutes les classes de la société n point d'y ramener tous les hommes dans la voie de la nature, e de leur faire trouver sur ce chemin la paix et le bonheur attacht au perfectionnement de leur être. Cependant j'ai la convictin qu'elle peut trouver une très-grande application dans la société Les moyens qu'elle recommande sont, en général et pour Pet sentiel, si simples, ils sont tellement liés à nos instincts et àl vie, qu'elle peut être mise partout en pratique; il s'agit esse» tiellement d'apprendre à l'enfant à prier, à penser, à travailla Tout le monde n'est-il pas capable de cela? Oui, l'idée de la est ture élémentaire peut pénétrer dans des millions de familles et] mettre en activité des millions de forces, comme elle le fait de'ji sous l'influence de la nature, mais comme elle devra le fais bien davantage encore. Or, je crois que si des millions de forts travaillent en faveur de l'idée dont je parle, il en résulteras bien incalculable pour l'humanité. Je m'arrête maintenant, chers amis ! Je vous ai esquissé,! traits rapides, le sujet qui m'a occupé toute ma vie, l'idée : laquelle je me suis dévoué tout entier. Puissent mes parole trouver en vous un sol bien disposé, et puissiez-vous faire «s abondante moisson dans le champ que j'ai arrosé de mes suent et de mes larmes î
DERNIÈRES ANNÉES DE PESTALOZZI
Pestaiozzi n'avait eu qu'un enfant, un fils qui él'i mort en 1794, laissant un enfant non encore élevé. 6 petit-fils de Pestalozzi était en possession de Neulioff c'est auprès de lui que se retira notre vieillard après! débâcle d'Yverdon. Entre ses heures de travail (c'est là qu'il écrivit le CM du Cygne et Mes Destinées), le vieillard se plaisait à revoi
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champs et les forêts, témoins de ses rêves d'autrefois, presque tous les jours il se rendait à l'école de Birr, où se plaisait à enseigner l'A B C aux plus jeunes écoliers. Le 3 mai 1825, il assista à la réunion de la Société hel%ique, à Schinznach. Touché de la confiance qu'on lui moigna en le nommant président pour l'année suivante, porta au dîner le toast suivant : « A la Société, qui ne ise pas le roseau froissé et n'éteint point le lumignon i fume encore ! » Le 21 juillet 1826, il visita avec Schmid le célèbre insut de Beuggen. Il y fut reçu avec tout le respect dû à la eillesse et au mérite. Un enfant de l'institut s'avança et •posa une couronne de chêne sur la tête du vieillard, ais Pestalozzi ne voulut point la recevoir ; il la prit et la sa sur la tête de l'enfant, en disant d'une voix émue : Ce n'est pas à moi, c'est à l'innocence qu'appartient cette uronne. » Quelques mois plus tard,- un vil pamphlet dirigé contre stalozzi et ses établissements vint plonger notre vieilrd dans d'horribles tourments intérieurs : ce fut son up de mort. « Mes souffrances, lit-on sur une feuille rite dans ses derniers jours, mes souffrances sont ineximablesl... Mourir n'est rien, mais voir descendre son livre avec soi dans la tombe ! ah ! c'est épouvantable !... es pauvres ! les pauvres opprimés, méprisés, repousses !.. ais celui qui a soin des passereaux ne vous oubliera pas ; I vous consolera, comme il ne m'oubliera pas non plus, ■ ii me consolera aussi. » I Avant de mourir, il dit aux siens : « Je pardonne à mes iiaemis ; puissent-ils trouver la paix, maintenant que je ais entrer dans le repos éternel. Qant à vous, mes enuts, cherchez la paix et le bonheur dans le cercle tranuille de la famille. » Pestalozzi mourut à Brougg, le 17 février 1827, et fut flnterré le 19 à Birr, auprès de la maison d'école, selon le ésir qu'il en avait exprimé. Pendant dix-huit ans un îeux rosier a seul marqué la place où il repose. Ce n'est
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qu'en 1845 que le gouvernement d'Àrgovie décida de] ériger un monument convenable. Un an plus tard, » fonda à Neuhof une école agricole destinée à former dj régents pour les classes pauvres, suivant le désir qu'a avait eu Pestalozzi en quittant Yverdon.
Coup. d'œil rétrospectif.
Après avoir lu ce qui précède, plusieurs se demande ront peut-être si Pestalozzi a bien mérité la réputati» dont il jouit dans le monde. Si l'on s'arrête à factrjij extérieure de Pestalozzi, à son enseignement, à ses éta blissements d'éducation, à son physique négligé comu ses œuvres, certes nous ne trouvons rien en lui d'extra» dinaire. Il n'est pas beaucoup d'instituteurs moins a pables de tenir une classe. Mais Pestalozzi a jeté dans monde des idées nouvelles et fécondes. A la cultures perficielle et mécanique du dix-huitième siècle, qui è faisait que dresser l'homme, il a substitué une éducatif en harmonie avec les besoins et les lois de la nature liumaine. C'était un travail immense, dans lequel tout étai à créer : du côté théorique, il fallait sonder l'âme hi| maine, découvrir ses besoins, surprendre les secrets il son développement naturel; du côté pratique, il fallaii fonder des établissements d'éducation, créer des méthode: d'enseignement, et faire des expériences propres à vérifia l'excellence des principes découverts par l'observation si la réflexion. Dans cette œuvre colossale, Pestalozzi est un pionnier qui s'avance sur une terre inconnue; il ne suit pas une route battue, il se fraye un chemin. N'exigée» donc pas de lui une marche trop assurée; ne lui repra chons pas trop sévèrement ses obscurités et ses égarements; mais admirons son zèle, son activité, son génie créateur. Pestalozzi, le premier, a donné un corps à l'idée d'une culture naturelle; le premier, il en a fait sortir M système, un monde entier ; il est le tronc de l'arbre pédagogique qui a poussé sur la place déblayée par Rousseau, En soumettant l'éducation aux lois de notre nature, il a
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endu son œuvre indestructible, parce qu'elle repose sur De vérité éternelle. Toutefois, ce n'est que dans son principe que nous pouons adopter la pédagogie de Pestalozzi; dans son appliation, elle renferme des lacunes et des erreurs. Il s'est [eu étendu sur la culture du cœur et du talent. Il n'est mplet et profond que dans ce qui regarde l'intelligence, anl à ses méthodes d'enseignement, elles n'étaient guère ue des essais, et l'on n'en a conservé que l'esprit dans s ouvrages allemands qui ont succédé à ceux de Pestazzi et de ses collègues. L'enseignement des éléments des atliématiques fait exception ; malgré son caractère abs■ait, il était bien coordonné et profondément psycholo'que. En général, il faut s'inspirer des principes de estalozzi pour enseigner et pour écrire des livres destinés ix écoles; mais il ne faut pas le suivre jusqu'à la lettre. Pestalozzi était, comme on l'a vu, pédagogue par phinthropie. Il voyait dans le développement rationnel des cultes le salut de l'humanité. On peut admettre ce prinpe, mais à la condition qu'on place le Christ de l'Evanle en tête des objets qui servent d'exercice et, par là ême, de moyens de développement à nos diverses faites. Autrement, nous courons risque de tomber dans i naturalisme qui nous éloignerait du but, au lieu de us en rapprocher. Pestalozzi n'a pas suffisamment nnu et approfondi cette clef de voûte, sans laquelle son ifice ne saurait se soutenir, mais retomberait sur luiême comme un tas de décombres inutiles et embarrasntes. Espérons que notre temps, qui étudie sous tant de ces différentes la personne du Sauveur, finira par ouver la place et l'importance qui lui sont dues dans difice pédagogique inauguré par Pestalozzi,
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PÉDAGOGIE ANGLAISE
§ 1. André Eiell et Joseph ILaiicaster,
Promoteurs de l'enseignement mutuel (Méthode Bell-Lancaster).
Pendant que Pestalozzi jetait en Suisse et en Allemagnt les bases d'une culture rationnelle des facultés et d'un es. seignement soumis aux lois qui président à leur dévelopment, André Bell et Joseph Lancaster organisaient, l'un en Angleterre, et l'autre en Amérique, l'enseignement dit mutuel. Cette phase dans le développement de l'école mérite que nous nous y arrêtions un instant. L'enseignement mutuel, qui permet à un seul maîta d'occuper un très-grand nombre d'enfants, en se faisanl aider par ses élèves les plus distingués, a été connu el pratiqué avant l'apparition des deux pédagogues célèbres qui lui ont donné leurs noms. Le voyageur Délia Vallelt trouva établi dans l'Inde vers 1623. L'Allemagne a eu des écoles organisées d'après ce principe. Nous l'avons vu mettre en pratique à Stanz par Pestalozzi. En France l'enseignement mutuel a été employé de 1747 à la Révolution, dans l'Hospice de la Miséricorde comme aussi dans YlnstiU du chevalier Paulet, à Paris. Il était néanmoins réservé aux Anglais Bell et Lancaster, qui ignoraient probablement les essais faits ailleurs, de donner à cet enseignement une organisation pratique et une impulsion vigou* reuse. Le système de Bell et celui de Lancaster sont • à pei près identiques ; ils ne diffèrent que dans des points d'uni importance secondaire. Les écoliers sont divisés en plusieurs groupes ou classes, placés sous la direction immédiate des élèves les plus avancés, qui leur apprennent à lire, à écrire, à calculer, etc., comme ils l'ont appris eux-mêmes du maître. Ces élèves-aides portent le nom de moniteurs, Chacun d'eux a ses élèves, une dizaine environ, assis sut
�349 lui banc, ou, comme le voulait Bell, rangés en demi-cercle devant lui, et debout. Outre les moniteurs, il y a encore dans la classe divers fonctionnaires : l'un est chargé de surveiller les moniteurs et leurs classes; un autre tient [le registre scolaire, note les absences, les bons et les mau(vais points; un troisième régie les cahiers, distribue les ardoises, les modèles, etc., etc. Ce mécanisme mis en fonction dans une vaste salle, convenablement distribuée, etrégié par des manœuvres habilement combinées, accomplit sans désordre et sans trop de bruit toute la besogne scolaire que le maître a distribuée d'avance à ses moniteurs. Un système sévère de peines et de récompenses maintient les enfants sous une bonne discipline. Le maître, semblable au chef d'une fabrique, surveille le tout et intervient dans les cas difficiles. Il ne donne de leçons qu'aux moniteurs et aux jeunes aides qui veulent se consacrer à l'enseignement. Une grande école établie d'après ces principes, et dirigée par un maître habile, offre certainement un des spectacles les plus beaux et les plus imposants. L'honneur d'avoir organisé le premier une école semblable revient à André Bell, ecclésiastique anglais, né en 1752, à Saint-Andrews, en Ecosse. C'est à Egmore, près de Madras (dans l'Inde), qu'il fit le premier essai de sa méthode dans un orphelinat placé sous sa direction. Revenu en Angleterre, il publia à Londres, en 1797, un rapport sur sa méthode et dès l'année suivante on se mit à fonder des écoles d'après le système qu'il venait de faire connaître. La même année, soit en 1798, Joseph Lancaster, né à Londres en 1778, ouvrait dans sa ville natale une école de pauvres et découvrait les mêmes procédés que son compatriote. L'école de Lancaster ne tarda pas à prospérer, et quoiqu'il se fût joint à la secte des Quakers dès l'an 1801, il trouva des protecteurs jusque clans la famille royale. Le zèle qu'il déploya pour avancer son œuvre lui fit faire de trop fortes dépenses, mais il fut aidé par Eox et Andern > 20
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�350 HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. qui se joignirent à lui et remirent l'ordre dans ses finances. Dans les années 1810 et 1811, Lancaster parcourut le Royaume-Uni pour y provoquer la fondation d'écoles d'après son système. Malheureusement il perdit peu à peu, par sa faute, la confiance de ses amis et de ses protecteurs, et il épuisa totalement ses ressources par la création d'un grand établissement à Tooting, qu'il ne put achever. D'un autre côté, les ecclésiastiques anglicans voyaient d'un œil d'envie l'influence pédagogique du quaker Lancaster et ils se mirent à lui opposer Bell, qui s'était retiré à la campagne, et qu'ils engagèrent à fonder des écoles et à écrire des manuels d'enseignement. On le plaça aussi à la tête d'une société pédagogique, patronée par le roi d'Angleterre, et qui devait provoquer sur une large échelle, la fondation-de nouvelles écoles. Abandonné de ses protecteurs, ruiné et humilié, Lancaster partit pour l'Amérique en 1.820. Accueilli et protégé par Bolivar, il fonda plusieurs écoles dans la Colombie. Il se rendit ensuite à Trenton, dans les Etats-Unis. En 1828, il tomba dans une si grande pauvreté, qu'il dût recourir à la générosité des Américains. En 1833, nous le trouvons à Montréal, dans le Canada, vivant du travail de ses mains. Enfin, en 1838, ce célèbre pédagogue mourut à New-York, dans le plus grand dénûment. Quant à Bell, il laissa, à sa mort (28 janvier 1832), une fortune de 120,0001. sterl., qu'il avait léguée à différents établissements d'instruction. Depuis 1814, on a fondé, dans presque tous les Etats de l'Europe et dans d'autres parties du monde, un nombre considérable d'écoles lancastriennes. Il y a une vingtaine d'années, on en comptait environ 15,000. C'est en Allemagne que ces écoles ont le moins prospéré, sans douté parce que l'instruction primaire y était déjà trop avancée. Il est évident qu'un moniteur ne saurait remplacer un maître, et que ce serait reculer que de se contenter du premier quand on peut avoir le second. Mais quel bienfait, dans un pays où il y a beaucoup d'enfants et peu
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d'instituteurs, qu'une méthode qui permet à un seul maître d'instruire des centaines d'enfants ! Et quelle éçouo. ■ mie d'argent ! Voilà ce que les Allemands ont trop oubli.': dans leurs critiques de la méthode Bell-Lancaster. A i reste, on ne manque et ne manquera jamais, dans auct;;; pays, d'écoles comptant un grand nombre d'enfants d:1 différents âges et de différentes forces, que le maître ris «aurait tous occuper à la fois, et dans lesquelles l'ensei gnement mutuel, combiné avec celui du maître, sera toujours un bienfait. On devrait, plus qu'on ne le fait, per • ectionner ce système mixte, qui répondrait cependant à tant de besoins, et, dans ce but, il serait bon qu'il y eût artout quelques écoles lançastriennes modèles, auxquelles les instituteurs primaires pussent emprunter ce qui conviendrait à leurs circonstances particulières. Comjbien n'y en a-t-il pas qui ne savent comment se tirer d'embarras, dans des écoles dont la direction est rendue difficile par le nombre, la différence d'âge et le sexe de? ,nfants ! La méthode Bell-Lancaster a donné une physionomie m te particulière aux écoles anglaises ( Angleterre et États: nip). Les établissements d'éducation, depuis l'école de illage jusqu'au gymnase, n'ont souvent qu'une grande aile pour toutes les classes, divisions ou groupes. On a 'erfectionné le système en remplaçant les moniteurs ar des maîtres, et en séparant les divers groupes par es rideaux pour les récitations, ou en construisant utour de la grande salle des cabinets, ©ù les diverses lasses se rendent pour répéter leurs leçons. Mais le ond de l'enseignement a peu changé. L'enseignement imultané commence cependant à se répandre dans les cotes supérieures. Les tableaux et les manuels des élèves, aits avec le plus grand soin (comme l'exige la nature d^ 'enseignement mutuel), demeurent jusqu'ici la pierre ondamentale de l'enseignement, et le rôle du maître continue à être secondaire; il consiste essentiellement à denier des tâches et à faire réciter les leçons. Aussi s'aperçoit|>n peu du changement de maîtres, AUX Etats-Unis un
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grand nombre de nominations ne se font que pour la du. rée de l'année scolaire. Nous reviendrons plus loin sur ce caractère original de la pédagogie anglaise1. L'ouvrage le plus célèbre de Bell est sou Eléments tuition (1812). De Lancaster on a : Improvements in éducation (1803) et the British System of éducation (1810), § 2. Hamilton. Pendant que Bell et Lancaster s'occupaient avec tant de succès de l'organisation des écoles anglaises, Hamilto: leur compatriote et leur contemporain, propageait avec éclat une nouvelle méthode pour l'enseignement des langues. Hamilton débuta comme commerçant. S'étant rendu! Hambourg en 1798, il s'y fit donner des leçons de françaii par un émigré nommé Ângêly, sous la condition qu'il li dispenserait de la grammaire, attendu qu'il avait assei| d'autres choses dans la tête. Angély, dans sa premièn leçon, lui traduisit mot à mot une petite anecdote aile mande, et lui fit répéter cet exercice. Au bout de domf leçons, Hamilton fut en état de lire un ouvrage facile, «Voilà, dit-il, l'origine de ma méthode; mais alors | songeais aussi peu à devenir maître de langues que j pense aujourd'hui à apprendre à voler. » Des revers qu'il essuya dans son commerce engagèrei1 Hamilton à partir pour l'Amérique. Il arriva à New-Yoïi en 1815, et se mit tout de suite à donner des leçons di français, qu'il se faisait payer à raison d'un dollar paij heure et par élève. La première année, il rassembla déjl
i. Les écoles du dimanche avec groupes d'enfants et moniteurs (m monitrices) sont tout simplement une application de la méthode lanças trienne à l'enseignement religieux Dans sa méthode, Lancaster attacha une grande importance à l'action que les élèves exercent les uns si les autres (les moniteurs sur les groupes et les groupes sur les mont leurs) et ce principe est encore l'un de ceux qui recommandent le pk au penseur chrétien l'application de la méthode lancastrienne aux écolfl du dimanche,
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70 élèves. Hamilton professa ensuite à Philadelphie, à altimoreet dans, d'autres villes, avec un succès croissant, en 1823, il revint en Angleterre, où il annonça avec grand mit qu'en quelques semaines il pouvait faire apprendre e grec, le latin, le français, l'italien et l'allemand à de; lèves qui n'avaient encore aucune notion de ces langues. Bans l'espace de dix-huit mois, il eut 600 élèves. Sa ré ntation devint extraordinaire. Hamilton mourut en 1831, près avoir enseigné dans plusieurs villes de l'Angleterre, e l'Ecosse et de l'Irlande. Voici maintenant les procédés particuliers de la méîode Hamilton, et les principes sur lesquels elle s'ap • uyai t : Hamilton mettait d'abord entre les mains de ses élèves n ouvrage écrit dans la langue qu'ils devaient apprendre, 'dinairement l'Evangile selon saint Jean, afin de les ettre d'emblée en rapport avec cette langue; puis il mmençait à leur traduire mot à mot le texte original, ercice qu'ils devaient répéter après lui. C'était un preier cours. Dans deux autres cours, on traitait de la érïîe manière d'autres livres du Nouveau Testament. ans le troisième, il passait à la grammaire. Les élèves vaienfc apprendre à conjuguer les verbes réguliers et e douzaine de verbes irréguliers d'un usage habituel, îfin, il faisait traduire l'Evangile selon saint Jean d'allais (l'idiome de ses élèves) en français, ou dans toute itre langue qu'il enseignait. Cette traduction, faite de ve voix et par écrit, devait être correcte. Après six ou lit exercices, les élèves étaient censés parler et écrire ns fautes. « On continue ainsi, dit Hamilton, à traduire français le Testament anglais, jusqu'à ce que les élèves lient plus besoin du secours du maître. Alors on lein une chaque jour une composition, soit une lettre fami re, soit une lettre d'affaire, soit une narration, jusqu'à que le style ne renferme plus d'anglicismes, ce qui es; point le plus difficile et qu'on a'obtieni que peu à jwrr des lectures assidues. *
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Dans l'enseignement du latin, Hamilton procédait del manière suivante : Il lisait et traduisait, comme no l'avons dit plus haut, Y Evangile selon saint Jean. Il consi crait trois heures à la traduction du premier chapitre Dans la quatrième heure, il traduisait déjà 50 à 70 ver sets. « Dans la dixième leçon, dit Hamilton, la classe ta duit déjà en entier, et sans peine, l'Evangile selon sait Jean. » Dans le second cours, qui comprenait aussi dix leçon» il faisait lire un Epitome Historié sacrse, expliquait les i; clinaisons et conjugaisons, et remettait à ses élèves m grammaire qu'il avait fait imprimer, mais sans la leur fait apprendre par cœur, car il était, comme Ratich, ennei des exercices purement mnémoniques. Dans le troisièit cours, il faisait de la syntaxe en lisant Cornélius Nej» Dans le quatrième, il faisait lire César; dans le cinquièm Virgile, et dans le sixième, Horace. Tous ces auteurs, 1 race excepté, étaient lus avec traduction interlinéair Hamilton faisait lire treize volumes dans l'espace des mois. « Cinq à six mois d'attention soutenue de la parti élèves et du maître, dit Hamilton, suffisent pour a| prendre autant de la tin qu'on en apprend en cinq ou s ans par les procédés ordinaires. Arrivés à ce point,] élèves peuvent faire des compositions latines, et, en d leçons, ils ont fait autant de chemin que ceux qui écrive des rames de papier en suivant l'ancienne méthode, » Telle est la méLhode Hamilton, qui a fait tant del» pendant quelques années, et qui, aujourd'hui, est à [ près abandonnée. Hamilton, comme beaucoup de not teurs, avait une confiance sans borne en ses procédi et cette confiance, jointe au zèle et à l'exaltation qui entretenait, a pu produire de grands résultats. Je co sidère néanmoins comme mérité, en partie, l'oubli du lequel elle est tombée. La méthode Hamilton me pat être un expédient ingénieux pour enseigner en peu temps à comprendre et à parler plus ou moins corree
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ent une langue étrangère. Ce résultat suffisait au plus ranci nombre des élèves d'Hamilton, appartenant à la lasse des industriels et des marchands. Mais ce qui suffit un voyageur, à un garçon d'auberge ou de magasin, à 11 colon, ne suffit pas à un jeune homme qui fait des tudes, dans un collège, par exemple. Non-seulement celuii a besoin de comprendre et de pouvoir faire usage des ngues qu'on lui enseigne, mais il faut encore que son sprit soit cultivé par le moyen de ces langues. Ce second ut est même le plus important quand il s'agit des langues ortes, et en particulier du latin. Voilà ce quTIamilton 'a pas compris : il n'a considéré que le côté pratique et ercantile des langues.
§ 3. Eies écoles et l'éducation en Angleterre.
Robert Raikes, né en 1735, mort en 1811, doit être con'déré comme le promoteur des écoles primaires en A.nleterre. À la vérité, il ne fonda que des écoles du dimanle, d'un caractère exclusivement religieux ; mais ces coles firent bientôt sentir le besoin d'une instruction plus énérale, et préparèrent le terrain à Bell et à Lancastre, ui parurent à point nommé pour donner satisfaction au esoin qu'elles avaient fait naître. L'école primaire, préparée par Raikes, organisée par ell et Lancastre, ne tarda pas à se développer. En 1833, n comptait déjà 1 écolier sur 11 âmes de population. Et ut ce chemin avait été parcouru sans la coopération du ouvernement. Jusqu'en 1870, ce sont les diverses églises t les particuliers qui ont fondé et entretenu toutes le coles. Le peuple anglais est trop jaloux de ses libertés pour émettre entre les mains du gouvernement le monopole e l'enseignement. Il craindrait son influence dans un ens ou dans un autre. Néanmoins le gouvernement s'inéresse de plus en plus aux écoles par des subsides et es lois destinées à répandre l'instruction. En 1832 le arlement vota, pour la première fois, la somme de
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500,000 fr. pour encourager l'instruction primaire, En 1856, il créa le département de l'instruction. Ce département se borna à encourager et à régulariser le travail des sociétés et des particuliers. En 1870 parul I1' Elementary Education Act, en vertu duquel un comit), scolaire fut créé dans chaque district, où il n'étaitpas suffisamment satisfait aux besoins de l'instruction primaire. Ce comité reçut la qualité de personne civile pour| acquérir, recevoir des donations et gérer des propriétés immobilières ; il fut aussi revêtu d'un droit étendu pour prendre telles résolutions qu'il jugerait nécessaires pour ouvrir, organiser et diriger des écoles. Le comité scolair de Londres avait à pourvoir à l'instruction de 150,000 enfants qui ne fréquentaient aucune école. En cinq année; il a construit 134 maisons d'école, pouvant contenii environ 110,000 enfants. La même activité s'est produite dans les divers districts où des besoins d'instruction se faisaient sentir. Les écoles fondées par les f-omité; scolaires en vertu de la loi de 1870 sont entretenue une subvention de l'Etat, par une contribution scolaire] perçue dans les divers districts scolaires et par \m finance scolaire payée par les enfants. A. Londres enfants pauvres paient un penny, environ dix centimes, par semaine. Les autres de deux à six. On tient en Angleterre ' à la non-gratuité de l'enseignement, parce qui l'on apprécie mieux ce que l'on paie que ce qu'on reçoit gratuitement. Il est entendu que les enfants qui tif peuvent rien payer sont reçus gratuitement dans l'écok publique. Mais les plus pauvres mêmes ont à cœur di payer leur penny. En 1876, l'activité des comités scolaires avait fait assa de progrès pour que dans un temps rapproché tous le: enfants pussent fréquenter une école, et. une nouvelle loi a rendu l'enseignement primaire obligatoire pour tous les enfants âgés de cinq à quatorze ans. Après l'âge dij dix ans des dispenses de fréquentation peuvent être accordées aux enfants qui ont suivi les écoles régulièrement jusqu'à cet âge. Les enfants peuvent d'ailleurs
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Béquenter l'école qui a la préférence de leurs parents. ■ Laloi de 1876 ordonne aussi la création à'écoles indusmiettes pour les enfants qui ne sont pas suffisamment ■cupés à la maison. Dans ces écoles ils trouvent des Ixupations nouvelles à côté de l'instruction. Ils y l*ennent aussi un ou plusieurs repas. Les petits vagaIjrids sont contraints d'entrer dans ces écoles. I L'enseignement religieux n'est pas exclu des prol'ammes. Toutefois aucun enfant n'est obligé de le receler, si les parents demandent qu'il en soit dispensé. « Les Inglais, de toute opinion et de tout parti, dit M. Leroyaulieu \ sont beaucoup trop libéraux pour rêver la ïcité de l'instruction dans le sens où l'entendent cerines personnes chez nous. Il ne viendra jamais à l'es:it d'un groupe considérable en Angleterre de vouloir ■rmer les écoles religieuses. » Jusqu'au milieu de ce siècle, l'Angleterre n'a pas eu de rps enseignant primaire. On prenait, pour tenir les oies,des hommes ou des femmes sans culture spéciale, uvent hors d'état d'exercer une autre vocation. J. K. huttleworth et G. Tuffnell fondèrent en 1840, à Batrsea, près de Londres, la première école normale du yaume-Uni. Cette institution passa quatre ans plus rd sous la direction de la Société nationale (National hool Society), laquelle ouvrit encore deux autres étaissements analogues,l'un pour former des instituteurs, l'autre pour des institutrices. Jusqu'en 1860, 45 écoles rmales furent fondées par diverses églises et sociétés iigieuses ; 36 en Angleterre et 9 en Ecosse. Dans le remier de ces pays, elles portent le nom de Training hools (écoles pédagogiques), et dans le second, celui de rmal Schools. Aujourd'hui l'Angleterre (avec l'Ecosse l'Irlande) compte de 60 à 70 écoles normales. Toutes nt libres. Celles qui se soumettent , aux lois et règleents relatifs à la formation des instituteurs reçoivent e subvention du gouvernement sous forme de bourses cordées aux élèves maîtres,
1. Jidnie pédagogique. 1878.
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blent avoir épuisé leurs forces clans les études et ne fo plus guère cpie végéter ensuite dans la profession qu" choisissent. Ce serait, en particulier, le phénomène qu' frirait l'Allemagne, à en juger par les paroles suivant du prince des savants, d'Alexandre de Humholdt, paroi que je crois devoir rapprocher de ce que je viens de di lie l'éducation anglaise, —mais sans les prendre sousi responsabilité. « Il est bien difficile aujourd'hui, dit l'auteur du fi » mos, de faire dujeune homme un individu capable ; l'i » dépendance de la pensée et la fermeté du caractère soi » devenues presque impossibles avec notre système d'él » des. J'ai souvent entendu se plaindre que, parmi g » employés ou fonctionnaires, on trouvait bien des t » vailleurs instruits, mais peu de personnalités bien tre » pées et propres à la direction des affaires. Ce que j'ai » quelque part, que notre culture scolaire est un lit » Procuste, n'est que trop vrai. On coupe tout ce qui » trop long, et l'on étire jusqu'à la longueur voulue oej » est trop court. L'ancien système d'études avait lii » aussi ses défectuosités, mais il était plus conforme à » nature ; il permettait au moins à l'individu de se dét » lopper suivant ses aptitudes et ses besoins. A l'âge » 18 ans, je ne savais presque rien et mes maîtres » pensaient pas qu'on pût faire grand'chose de moi. » pourtant cela n'a pas trop mal tourné. Si j'étais to~ » entre les mains de la culture actuelle, elle n'aurait) » manqué de me ruiner corps et âme. » On dit proverbialement que trop de cuisiniers gâl » la bouillie. Chaque professeur a sa branche partirai » et il regarde comme son devoir le plus sacré de fi » un virtuose de chacun de ses élèves, sans nul éj » pour les autres branches; il agit comme si les élèi » n'étaient là que pour devenir maîtres dans celle f » enseigne. L'élève bien doué résiste à ce régime: » bourre son intelligence, mais aux dépens de son «t » et de son caractère. 11 s'enorgueillit, il s'enfle de la
�3GI peur scientifique qu'il aspire ; mais le plus souvent il demeure sans aptitude pour la vie pratique. Quant à l'élève médiocre, il est aussi étourdi de tout ce qu'il entend que si une roue de moulin lui tournait dans la tête. Au lieu de devenir plus intelligent, il devient de jour en jour plus stupide. On pourrait comparer cette méthode d'éducation à celle que l'on suit pour engraisser les oies : il se forme bien de la graisse, mais non une chair ferme et solide. Quant à de l'accroissement, il n'en est pas question. Une grande satisfaction de soi-même, une suffisance qui porte à juger de tout, sont les fruits ordinaires de cette éducation, comme les traits distinctifs de notre jeunesse. La fraîcheur d'esprit absolument nécessaire pour les études universitaires, se perd entièrement dans ce système forcé. Les jeunes intelligences sont comme des boutons de fleurs que l'on aurait plongés dans l'eau bouillante : elles ont perdu leur force vitale dans le chaudron fumant de la moderne éducation. Que de fois j'ai entendu des professeurs d'université se plaindre de cet affaiblissement des forces de l'intelligence! Plusieurs fois j'ai entretenu de ce sujet des personnages haut placés, qui auraient pu opérer des changements utiles dans notre système d'études ; tous étaient d'accord avec moi pour déplorer le mal que je signalais; mais jusqu'ici aucun remède n'a encore été employé pour le combattre; on ne peut pas chez nous mentir à ce proverbe que j'ai lu quelque part : En Allemagne, il faut deux siècles pour se défaire d'une stupidité, savoir, un pour la connaître, et un pour la mettre de côté. »
PÉDAGOGIE ANGLAISE.
4, États-Unis.—importance de l'école dans FUniom américaine^
Bans aucun pays du monde l'école n'occupe une aussi rge place dans les institutions et la vie publique qu'aux ats-Unis. L'école est, pour ainsi dire, la pierre angu21
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HJSTCjtaÊ DS LA PÉDAGOGIE,
îaire de cette grande république. La première pensée des colons qui abordèrent en 1619 sur les côtes de la NouvelleAngleterre « fut, dit M. Ei'sch1, pour les jeunes enfants qii'ils avaient amenés sur cette terre encore peuplée de féroces Indiens. Ils comprirent que leur établissement m pouvait échapper aux dangers de toute sorte dont il étail assailli, s'ils n'élevaient pas une génération vigoureuse, instruite et éclairée. » Vingt-huit ans plus tard, une loi votée par la Coût générale du Massachussetts porte ce qui suit : « Comme » le but essentiel de ce vieux trompeur, Satan, est ton» jours de détourner les hommes de la connaissance des » Ecritures... et comme cette sainte étude ne doit pas, » Dieu aidant, rester ensevelie dans les tombeaux de nos s pères, il est décrété par cette Cour que toute commua s de plus de cinquante feux devra commettre quelqu'un s pour apprendre aux enfants à lire et à écrire. » « Instruisez le peuple! fut le premier conseil donné pat William Penn, au nouvel Etat qu'il avait organisé, à li Pensylvanie (1681), dont la constitution est devenue 11 modèle de celle de l'Union. Instruisez le peuple! fut la dernière recommandation de Washington à la république. Instruisez le peuple! était l'incessante recommandation dt Jefferson2 » La sollicitude du peuple américain pour l'école l'a porté aussi à lui assurer des ressources matérielles suffisantes, Le gouvernement fédéral consacre d'absrd aux fonds d'écoles une^partie des terrains qui appartiennent i l'Union. Les Etats doivent ensuite augmenter ce fonds par des dotations immobilières. Les terres affectées à l'entretien des écoles dépassent en étendue la surface de 1) France. « Le budget de l'enseignement, dit M. Fisclti passe avant tous les autres. Dans quelques Etats,
1.
Les États-Unis
2. Macaulay.
en 1861, page 8ô. Discours prononcé en 1847 dans la Chambre des
COU'
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Biitre autres dans le Maine, le tiers du produit des impôts
.ui est affecté. C'est avec un plaisir mêlé de fierté que le ;itoyen prélève sur ses revenus les sommes que la société .ui demande pour un si noble ouvrage. Quand un nouvel îtat se forme dans l'Ouest, chaque commune affecte à ses jcoles de vastes territoires qui augmentent de valeur à nesure que le pays se peuple ; ils arrivent quelquefois à instituer une propriété foncière énorme. Les particuliers, i leur tour, s'efforcent de dépasser la munificence de 'Etat. Partout, à côté des écoles publiques, vous en voyez l'autres fondées par la libéralité privée. Ici, c'est M. Putlam qui donne 380,000 fr. pour construire une académie i Newburyport ; là, ce sont quelques citoyens quiréunisient entre eux une somme de 425,000 fr. pour construire me magnifique académie à Norwich. Là encore, c'est un légociant de New-York qui, en 1860, en pleine crise comInerciale, donnait 2 millions pour construire un splendide ollége de jeunes filles, près de Poughkeepsie, sur les ords de rtludson. » La place que les instituteurs et les institutrices priaires occupent dans la société est le plus sûr indice de 'importance qu'on attache à l'enseignement. On consière leur vocation comme un ministère non moins auuste et non moins efficace que celui du pasteur. Dans la 'ouvelle-Angleterre, les premières familles du pays pousent leurs filles dans cette carrière. Vous trouverez, dans a société la plus choisie de Boston, des dames qui ont ébutépar la direction d'une école de village. Vous reconaissez, aux contours précis de leur pensée, qu'elles ont té appelées à tout expliquer devant de jeunes enfants. On iense généralement que deux ou trois années de ce genre e labeur sont un stage excellent pour la future mère de amille... Les prédicateurs les plus célèbres et les écriains les plus renommés tiennent à honneur d'écrire des uvrages pour les enfants. Les journaux hebdomadaires eur consacrent leurs colonnes les mieux remplies. Les euilies spéciales destinées à ce même public ont une cir-
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HISTOIRE DE LA
PÉDAGOGIE.
culation énorme. Le Chili's Paper, ce magasin de l'en, fànce, commencé à Boston il n'y a que quatre ans (1857), a déjà 300,000 lecteurs (en 1861), et les journaux de même genre se comptent par centaines. » Pour faire de l'école un établissement réellement natis nal et démocratique, on l'a rendue gratuite, confortable et, dans plusieurs Etats, obligatoire. Enfin on en a écarts l'enseignement religieux. La gratuité de l'enseignement ouvre la porte de l'école au pauvre comme au riche. En rendant l'école confortable, en en faisant un temple pour la jeunesse, où chaque enfant peut être commodément assis à un pupitre particulier, on retient ensemble les diverses classes : les riches n'ont plus besoin de fonder des écoles pour les enfants des classes supérieures. L'obligation, là où elle existe, prévient le vagabondage des enfants et assure à tous le degré d'enseignement nécessaire pour fournir une carrière utile et honorable. Enfin, en écartant l'enseignement religieux, on a voulu prévenir le fractionnement de l'école par les diverses sectes qui peuplent l'Amérique. Comme on le voit, tous ces principes, pris ensemble, ont pour but de maintenir l'unité dans l'école, de lui conserver un caractère national et démocratique, et déformer cet esprit public qui caractérise le citoyen américain. Considérés à part, ces divers principes prêtent tous à la critique. Envisagés dans leur ensemble, on les trouve si bien combinés, qu'on admire le génie national qui les a mis à la base de l'école. Pour en bien saisir l'esprit et pouvoir les juger équitablement, nous devons rapproche! ici l'école publique de Y école du dimanche. La. lecture de la Bible, sans explication, et l'oraison iominicale sont, à cause de la susceptibilité des diverses églises, les seuls exercices religieux admis dans l'école publique ; l'enseignement religieux se donne dans un établissement particulier, Yécole du dimanche, qui est le complément nécessaire de l'école publique. « Les EtatsUnis, dit Fisch, ne pourraient pas subsister sous leur forme
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etuelle sans les écoles du dimanche. Les 3 millions 'élèves qu'elles renferment et leurs 400,000^01X116^3 tmonitrices forment une véritable armée... parfaitement rganlsée, Tous les moniteurs de chaque ville se réunisent chaque année en assemblée générale, et il y a de lus une convention nationale également annuelle, qui se ient successivement dans les divers Etats de l'Union, 'est un immense rendez-vous, où l'on discute les plus raves questions qui puissent occuper un peuple, puisu'il s'agit de son avenir moral et religieux. » Quant on bâtit une église, on construit en même emps le lecture-room (chambre de lecture, où se font es pratiques religieuses de la semaine) et la salle de 'école du dimanche, qui est ordinairement très-vaste et unie de bancs circulaires pour les divers groupes. L'école de Lee-Avenue, à Brooklyn, peut recevoir 1,500 enfants, et elle est formée de six compartiments divers, séparés ar des vitrages qu'on peut écarter à volonté. Toute l'élite des églises sollicite comme une faveur de pouvoir servir l'enfance en qualité de moniteurs et de monitrices... Tel troupeau compte dans son sein jusqu'à deux ou trois cents moniteurs. Comme il n'y a pas de catéchuménat en Amérique, c'est l'école du dimanche qui est chargée de l'instruction religieuse dans tous ses degrés. Aussi son enseignement est-il très-approfondi. Après qu'on a passé les divers groupes, on entre dans la classe biblique, où l'on voit souvent des hommes à cheveux gris qui viennent y faire leur instruction religieuse. » Les enfants aiment l'école du dimanche avec passion. Leurs yeux brillent dès qu'on leur en parle. Ce qui les électrise le plus, ce sont les chants, à la fois poétiques et simples, qui s'entremêlent sans cesse aux enseignements. J'ai as'sité, à Brooklyn1, à la fête annuelle des écoles du dimanche. Une procession de 28,000 enfants avec des milliers de bannières et une centaine de musiques militaires,
1. En 1875, les États-Unis comptaient 69,871 écoles du dimanche, aveo 753,000 moniteurs et 5,790,683 enfants.
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défilait clans les rues pour se rendre au parc qui domina cette vaste cité. A côté des plus pauvres enfants des faubourgs marchaient des moniteurs et monitrices appartenant aux premiers rangs de la société, et qui paraissaient enchantés de servir d'officiers à cette troupe joyeuse, C'était à la fin de mai... Chaque enfant portait un drapeau national aux trente-quatre étoiles, et des cocardes à profusion. Les fanfares alternaient avec les cantiques. Les cloches des 150 églises de Brooklyn sonnaient à toute volée. La population de la ville était entassée dans les rues, aux fenêtres et jusque sur les toits. » Heureuxlepaysoù les fêtes évangéliques de l'enfance sont celles du peuple en tier ! » L'Ecole primaire. Jusqu'au commencement de ce siècle, l'école primaire s'est bornée au strict nécessaire ; mais, clans les derniers temps, elle a pris un développement considérable sous l'influence de deux pédagogues distingués, Horace Mannd Henry Barnard : le premier, secrétaire du conseil d'éducation à Boston ; le second, surintendant des écoles communales du Connecticut et directeur de l'Ecole normale fondée en 1850. Avant de procéder aux grandes réformes qu'il méditait pour le Massachusetts, Mann fit un voyage en Europe et étudia en particulier les écoles de la Prusse, Le rapport qu'il publia, en 1846, sur son voyage, est un travail pédagogique du plus haut intérêt. Barnard fut, pour le Connecticut et Rhode-Island, ce que Mann a été pour le Massachussetts. Jamais homme n'a autant travaillé pour les écoles. Son School architecture1 est un livre classique qui a transformé l'architecture et l'ameublement scolaires. Arrêtons-nous d'abord sur cette partie matérielle de l'école primaire. Les maisons d'écoles construites dans les dernières années sont, pour la plupart, de magnifiques bâtiments, de
i. New-York, 1854, prix 20 fir.
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ais temples de l'enfance, avec cours pour les récréations, ntichambres pour déposer les vêtements, appareils pour ■e laver, chambres spacieuses, bien éclairées, bien chauffes et bien aérées. La ventilation, en rapport avec les alorifères destinés au chauffage des chambres, s'effectua u moyen d'un système de tuyaux, qui introduisent clans es chambres, par le bas, l'air du dehors, et reçoivent, ar le haut, l'air vicié pour le conduire hors du bâtiment, 'oici comment Horace Mann parle de nos maisons d'écoes : « Si l'on en excepte les splendides établissements irivés de la France et de l'Angleterre, j'ai à peine rencontré en Europe une seule maison d'école que l'on puisse nolacer à côté de nos maisons de second rang. Et les prepiiers sont, dans leur arrangement, bien en arrière des nôtres. En Ecosse et en Angleterre, les écoles pour les classes pauvres son t remplies d'une manière incroyable. J'ai vu plus de 400 enfants dans deux chambres de 30 pieds sur 20, et dans une école lançastrienne, 1,000 enfants dans la même salle. En Prusse et dans d'autres Etats allemands, les écoles sont très-ordinaires. Leipzig fait, sous ce rapport, une louable exception. Les grandes maisons d'écoles, en Europe, ont cependant une distribution précieuse : elles sont divisées en plusieurs salles, et chaque classe a sa salle particulière, en sorte que les classes ne se distraient pas l'une l'autre. Mais les salles sont petites à tous égards, excepté pour la distance entre le siège de l'enfant et le plancher. J'ai rarement vu un petit enfant assis pouvoir toucher le plancher avec ses pieds. Je n'ai pas vu non plus, dans toute l'Allemagne, dans une école publique, des écoliers ayant leur pupitre particulier. J'ai trouvé, en Hollande, des écoles chauffées et aérées d'après les principes de l'art, mais pas en Allemagne. J'ai rencontré partout une ignorance étonnante des règles hygiéniques relatives à la respiration de l'air. L'atmosphère des salles est souvent insupportable. Dans les jours les plus chauds, il n'y a souvent qu'une fenêtre I ouverte dans une salle regorgeant d'enfants. Quand on
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ouvre ia porte pour entrer et sortir, on ferme la fenêtre Les poêles se chauffent la plupart du dehors, en sorte qu; l'air ne peut pas se renouveler par le courant qui s'établii lorsqu'on les chauffe du dedans. Quand je demandai; comment on aérait les classes, on me répondait général ment : « En ouvrant les portes et les fenêtres. » Mann attribue la mollesse du caractère allemand aui chambres mal aérées et à l'habitude de dormir entre deuj gros lits de plumes L'ameublement scolaire n'est pas moins soigné en Ami rique que les maisons d'écoles. Chaque enfant (ou deus ensemble) a son pupitre verni, qui reluit comme uns glace et sa petite chaise (ordinairement munie d'accoudoirs), sur laquelle il est commodément assis. Les pieds du pupitre et de la chaise sont ordinairement en fer. Quatre couloirs se croisent autour de l'écolier et l'isolent de tous côtés. Par cet arrangement, il se sent chez lui, ? posture est plus libre et plus saine, et il est moins expos aux distractions. Les maîtres ont d'élégants secrétaires. Les salles sont en outre richement pourvues de tablea noirs, de cartes, de globes, de pendules, de thermomè très, etc. On trouve aussi en Amérique toutes sortes de machines et appareils à l'usage des écoles, pour l'enseignement de la mécanique, de la physique, etc. L'Amérique n'a pas jusqu'à présent de corps ensei gnant, comme l'Allemagne, la France ou la Suisse. lt nombre des instituteurs qui ont reçu une culture spécial est relativement encore peu nombreux. Plusieurs n'ouï reçu que l'instruction primaire. D'autres sont des collégiens qui passent quelques mois dans l'école pour gagna de quoi continuer leurs études. Quelques-uns sont des jeunes gens pour lesquels l'école n'est qu'un moyen poni se préparer à, une profession plus lucrative. Les vieis instituteurs sont des hommes que la nécessité a ramenés dans l'école, ne pouvant plus exercer une autre fonction, Les brevets n'ont souvent qu'une valeur temporaire, el bien des nominations ne se font que pour le terme de sis
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mois ou d'un an. Il y a ainsi un changement fréquent d'instituteurs, ce qui est fort nuisible au développement de l'école. Ordinairement les instituteurs sont payés à tant par. mois ; les instituteurs depuis 150 à 500 fr. et les institutrices depuis 120 à 400 fr. ; mais il faut considérer que l'argent a environ 1/3 moins de valeur en Amérique qu'en France, et que nombre d'écoles rurales ne sont ouvertes que quatre, cinq ou six mois par année. Le traitement moyen des instituteurs et des institutrices ne s'élevait en 1875 qu'à 918 fr.; ce qui équivaudrait en France à la somme de 612 fr. ! Dans les grandes cités, les instituteurs et les institutrices sont cependant largement rémunérés, les hommes surtout. A Boston, quatre instituteurs reçoivent chacun 20,000 fr. Les directeurs, les surintendants et les surintendantes perçoivent des traitements variant entre 4 et 24,000 fr. Les directrices sont moins payées que les directeurs. Il y en a qui reçoivent un traitement de 9,000 fr. Ce tableau des instituteurs et des institutrices ne répond guère, nous semble-t-il, au rôle que joue l'école primaire en Amérique. Mais n'oublions pas, dans notre appréciation, que le Yankee est actif, ingénieux, entreprenant, qu'il a les aptitudes les plus variées. Nous devons aussi ajouter qu'on travaille activement à perfectionner le corps enseignant et que celui-ci s'améliore d'année en année. Des journaux scolaires, des conférences, des cours de répétition, familiarisent tout le corps enseignant avec la tenue de l'école et les méthodes d'enseignement. Enfin des écoles normales de plus en plus nombreuses travaillent à former partout des instituteurs instruits etcapables. La première a été ouverte dans le Massachussetts en 1839. En 1871, l'Union comptait déjà 65 écoles normales avec 445 professeurs et 10.922 élèves. En 1875, elle en comptait 137 avec 1031 professeurs et 29,105 élèves1. 70 de ces écoles sont entretenues par les Etats, 3 par des comtés, 8
1. On oomptait de plus 92 cours pédagogiques avec 10,126 assistants,
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par des villes et 50 par des particuliers. Presque toutes les écoles normales sont mixtes. On a commencé à leur annexer des internats ou maisons de pensions. La durée .des cours est généralement de deux années. La plupart des écoles normales ont des écoles modèles pour y former les élèves régents à l'enseignement. Quelques-unes les ont supprimées, n'ayant pas trouvé le moyen d'y occuper utilement leurs élèves. Dans l'école normale de SaintLouis on enseigne les branches suivantes* : 4e classe (20 semaines) : Lecture, physiologie, algèbre, histoire générale, écriture, zoologie, latin, composition, dessin, chant, orthographe, arithmétique mentale, callisthénique (gymnastique de mouvements et marches diverses avec jeux, chant et musique). Les sept dernières branches, écrites en italiques, sont enseignées dans les trois classes suivantes ; en outre dans la 3° classe. Juniors. (20 semaines) : L'algèbre, la géographie physique, la géométrie, la physique, la zoologie ; dans la 2e classe. Middles. (20 semaines) : L'enseignement pratique (exercices d'enseignement), la géographie physique, l'arithmétique, la constitution des États-Unis, la littérature anglaise, la théorie et l'art de l'enseignement ; et dans la lre classe. Seniors. (40 semaines) : L'enseignement pratique, la lecture, l'écriture, la géographie politique, l'arithmétique, la théorie et l'art de l'enseignement, l'histoire de l'éducation, la grammaire (révision), la théorie de la lecture. Dans les campagnes, l'école primaire est généralement mixte et renferme des élèves de tout âge, depuis trois jusqu'à vingt ans2. Voici, à peu près, comment elle est
1. M. Berger, délégué du ministère de l'instruction publique de France à l'exposition universelle de Philadelphie de 1876, place ce programm au-dessus de tous ceux qui ont été dressés pour les écoles normales. Bapport sur l'instruction primaire (aux Etats-Unis), page 556. 2. L'école est ouverte à tous jusqu'à 21 ans. Habituellement ospen<dant, les filles la quittent à 15 ans et les garçons à 16 ans.
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enue. D'un côté sont les filles, de l'autre les garçons, éparés par un couloir. Chaque écolier étudie sa leçon à a place, sauf les plus petits, qui sont souvent inoccupés, un signal donné, la première classe vient s'asseoir pour lecture sur un banc placé devant le pupitre du maître, hacun lit à son tour, ordinairement sans que rien soit xpliqué. La lecture achevée (au bout d'un quart d'heure), a seconde classe arrive, puis la troisième, etc. — On asse ensuite à la géographie, que l'on expédie de la même anière. Chaque enfant a son atlas avec un texte expliatif. — L'histoire de la patrie s'apprend par le même proédé dans un livre particulier. — Le calcul de tête et par crit vient ensuite ; les élèves se servent de l'ardoise, du ableau noir et de livres de problèmes. Ces branches sont our le matin. Après midi, on commence par Vêpellation, spèce d'exercice à'orthographe. L'enfant décompose et ecompose le mot que le maître lui indique. Cet exercice est exigé par les difficultés que présente l'orthographe anglaise. Les méthodes de lecture sont difficiles et encore en retard.— Après l'orthographe, on passe à l'écriture ; es grands écrivent dans des cahiers qui ont un modèle ithographié au haut de la page] les petits écrivent sur 'ardoise, d'après un modèle écrit au tableau noir. Dans les villes, l'école primaire comprend ordinaireIment trois degrés : Y école primaire proprement dite (école élémentaire), pour des enfants de six à dix ans : cette école est mixte ; Vècole de grammaire, mixte ou avec Sexes séparés, pour des enfants de dix à quatorze ans ; et les écoles supérieures, espèces de collèges scientifiques ou littéraires, pour des enfants de quatorze à dix-huit ans. Dans l'école primaire (Primary School), les branches généralement enseignées sont: la lecture, l'orthographe d'usage, l'écriture, le calcul, la langue maternelle, — les leçons de choses, — le dessin, le chant et la géographie ; en'outre, dans quelques écoles, la morale etla civilité, la composition et la ponctuation. Dans l'école de grammaire (Grammar School), les diverses branches sont : la lecture et la déclamation, l'or-
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thographe d'usage, l'écriture et le dessin, la dictée, la composition, l'arithmétique, le vocabulaire, la géographie, la grammaire, l'analyse, l'histoire, les leçons de choses, le chant, la morale et la civilité, l'histoire naturelle, la physique et la chimie, la physiologie, la constitution des États-Unis. Dans l'école supérieure (High School), on enseigne; la composition et l'élocution, l'arithmétique commerciale, l'algèbre, la géométrie et la trigonométrie, l'uranographie, le latin, l'allemand, le français et le grec, l'histoire, la rhétorique et la logique, la géographie physique, les sciences mutuelles, la physique et la chimie, le dessin (perspective, projection, dessin mécanique et industriel), la constitution des États-Unis. Enfin, on trouve encore dans les villes des écoles du soir pour jeunes gens et jeunes filles, hommes de couleur,, etc, L'école amérieaine, outre son caractère national et les principes qui la constituent comme telle et que nous avons examinés en commençant, a des traits particuliers qui méritent de fixer notre attention. Ce que nous avons dit des maisons d'école, des systèmes de ventilation qui y sont adaptés, des pupitres el chaises commodes pour les enfants, nous montre que les Américains accordent une attention particulière à l'éducation physique. Toute l'architecture et tout l'ameublement scolaires sont calculés en vue de la santé des enfants. Ajoutons qu'il règne dans les écoles une propreté irréprochable, et que dans un grand nombre d'écoles on a introduit des exercices qui amusent les enfants, tout en développant leurs forces corporelles. « J'ai visité à New-York une école de 1,400 enfants, dit M. Fisch. Au moment où j'arrivai, ils étaient rangés en colonnes à tous les abords de la grande salle. Au coup de 9 heures, une des maîtresses s'assied au piano, et elle exécute une des plus belles marches de Beethoven. A l'instant, toutes ces colonnes s'élancent en sautant et elles accomplissent les mouvements les plus gracieux et les plus variés. Ces exercices sont calculés
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jour fortifier les muscles, surtout ceux de la poitrine, et Is donnent de plus à tout le corps de la légèreté, de la luplesse et de la grâce. »
La culture intellectuelle est, comme en Angleterre,
oins avancée que dans les écoles allemandes et suisses;
lu moins elle se donne d'une autre manière et dans d'aules conditions. L'école, grâce aux pupitres séparés, est un iiez-soi pour l'enfant, et il y va plus encore pour étudier 1 pour faire ses tâches que pour y être instruit par le ■aître. Les écoles élémentaires, cela va sans dire, ne sauBient beaucoup s'éloigner des nôtres pour le mode d'insBaction ; mais plus l'enseignement s'élève, plus le maBel remplace le maître, plus l'élève est abandonné à luiWème pour ses études. Les manuels, comme cela doit «dans un tel système, sont détaillés, clairs et pratiques, ■remplacent avec avantage le bavardage et le pathos des Riants. Ils n'empêchent pas, cela va sans dire, que dans B récitations un maître instruit et intelligent ne puisse Bmer mainte explication et ajouter des développements Bpres à former l'intelligence et le cœur des élèves. B>i qu'il en soit ce système rend l'élève moins dépendit du maître et fait un appel constant à l'activité propre Bpontanée de l'individu. La volonté ne peut que se forB'r dans un tel système, et c'est à lui peut-être, autant p'àla nature, que la race anglaise doit l'énergie, la perBsrance, comme aussi l'esprit d'indépendance et le caBJère entreprenant et inventif qui la caractérise. ■Je mélange des sexes dans les écoles américaines est BjDre un fait qui mérite d'être relevé. Les écoles sépales, dit M. Fisch, ne seront bientôt plus que l'exception; pus la Nouvelle-Angleterre, elles ont presque entièrement Isparu... Si vous demandez aux instituteurs quels sont |s résultats de ce système, ils vous diront qu'ils n'y ont Icouvert que des avantages. L'instruction s'en trouve |ssi bien que la moralité. L'émulation est beaucoup plus le contact journalier opère un échange de bonnes inces et neutralise les mauvaises. Les jeunes filles y
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gagneafc autant pour la volonté que les jeunes garçow pour le cœur; les premières eh obtiennent ce respect à
leur sexe qui provient sans cloute de l'état général des mœurs, mais qui a ses premières racines dans l'école; les seconds y acquièrent cette délicatesse et cette mesun auxquelles le contact de la femme est si favorable. Ces en fants s'habituent dès le plus bas âge à vivre et à grandi ensemble, etquandilsont seize ou vingt ans, leurs relatio restent aussi simples et aussi naturelles que lorsqu'ils s trouvèrent pour la première fois sur les mêmes bancs. Le respect de la femme, est poussé si loin en Amériqu qu'une demoiselle peut traverser toute l'Union en chem de fer sans entendre une parole malséante. On ferait d: cendre à la première station celui qui s'aviserait de 1 manquer de respect. Ceci explique pourquoi on trouve ta d'institutrices dans les écoles, même dans les établis? ments supérieurs. » Chez le pasteur qui me donnait l'ir pitalité à Westûeld, dit l'auteur que nous venons de cit demeurait une jeune demoiselle de dix-neuf ans quiél professeur de mathématiques à l'académie. La jeune m tresse avait dans son auditoire des hommes à Ion, barbe auxquels elle expliquait un problème de hautes thématiques avec une simplicité et une grâce parfail Etrange peuple que ces Américains ! L'école publique trouve son couronnement dans bibliothèques, populaires pour la jeunesse, pour les in; tuteurs et pour les familles. En 1850, on comptait d 10,640 bibliothèques avec 3,641,765 volumes. A côté bibliothèques on trouve presque partout des cours pub' très-fréquentés et qui répandent l'instruction dans I les domaines et dans toutes les classes. Ces instituti portent ordinairement le nom de lycées. En 1838, le îl sachussets en comptait déjà 137 avec 32,698 au dite" L'Américain aime la vie publique, et le journalisme TI s'ajouter à tous ces moyens d'instruction. Il n'y a de famille qui n'ait son journal politique quotidien t côté, un journal religieux, des revues, etc. — Pour les,
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gens il y a aussi diverses sociétés. Près de la moitié tre eux font partie des sociétés dites de tempérance; B'abstiennent de vin, de bière et de tabac. Ceux qui n'en ■ pas partie se croient également obligés d'être tempéHs. Cet état de chose a commencé il y a quarante ■ alors qu'on n'osait plus recevoir un ami sans lui ofBJune bouteille et que l'Union était compromise par [abus des boissons.
Etablissements supérieurs ou scientifiques.
m appelle Académies des établissements libres, la plu■mixtes, diversement organisés et en général parallè|ux écoles supérieures des villes. Il y en a des centaiIdans les Etats-Unis. On trouve dans leurs divers
■ranimes les branches suivantes : ^thématiques. — Algèbre, physique, astronomie, géoHie, arpentage, trigonométrie, électricité et magné^R, logarithmes, hydrostatique, mécanique, optique, Hétrië analytique, navigation, sections coniques, calBBfférentielet intégral, art de l'ingénieur, technologie, |ective, géométrie descriptive. ,gues. — Le latin et le grec (aussi pour les demoiI), avec antiquités grecques et romaines et la mytho■; l'hébreu (dans quatre académies seulement) ; le Bais, l'allemand, l'italien, l'espagnol. moire naturelle. — La chimie, la chimie'agricole, la ||que, la minéralogie, la géologie, la botanique, la Mie, la physiologie, l'anatomie. fosophie et autres branches. — L'histoire universelle, chologie, la rhétorique, la logique, la morale, l'iiis■nationale, les lois constitutionnelles, l'histoire de Be, les preuves du christianisme, la théologie natuBl'économie politique, la pédagogie, la phrénologie Jdeux), la phonographie, ia peinture, la musique, le 'lut, la gymnastique (dans une), la danse (dans une), «Broderie (dans deux).
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE,
Collèges et Universités. Le collège est l'établissement scientifique des Ami cains. Il se compose du bâtiment universitaire, sour appelé chapelle, parce qu'il est surmonté d'une tour,» cloche, et qu'il renferme une chapelle pour le culte.1 deux côtés de la chapelle s'élèvent ordinairement d autres bâtiments, où les étudiants ont leurs chambre leur pension. Quand le collège est situé sur une élévali il a une apparence grandiose. L'Union compte 343 ( 'éges. Le collège correspond à nos lycées ou gymn? lupêrieurs. La durée des cours est de quatre ans. Un' que trois leçons par jour, de 6 à 7, de 11 à 12, de 6 heures. Les études classiques sont faibles, les ai bonnes. Du collège, l'étudiant, après un stage chez un hou de la partie, peut entrer directement dans la jurisj dence, la carrière pastorale pu la médecine. Les an' élèves, revenus au collège pour y subir un exa reçoivent les degrés de maître ès-arts, ou de dociet théologie, en médecine, en droit, sans avoir fait d'ét dans une université proprement dite. Plusieurs collèges ont des classes préparatoires, co aussi des facultés de droit, de médecine, de tbéoli Quand les facultés sont séparées du collège, elles po je nom d'écoles de droit, de théologie, de médecine, cours durent deux ou trois ans. Le collège Harvai Gambridge (Massachussets) a pris les proportions d'un ritable université, avec quatre facultés : théologie, médecine, sciences et arts (polytechnicum). Institution Smithson (Smithsonian Institution), Cette institution, fondée à Washington par les! Unis avec la fortune de l'Anglais Smithson, a poui d'encourager toute espèce de recherches scientifiques accorde des récompenses aux hom mes de talent, do. écrits font connaître de nouvelles découvertes eti< tions; elle fait faire des recherches scientifiques so!
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■■ection d'hommes distingués; elle publie des rapports ■r les diverses recherches de la science, rapports qui sont voyés à tous les établissements scientifiques du monde aux savants distingués. L'Europe a déjà reçu des cennes ds subsides, envoyés soit à des particuliers, soit à sociétés savantes, pour les encourager et les soutenir Bns Leurs recherches. — Les riches collections (biblioques, musées, etc.) de cette institution ont été incenesen 1865. Etablissements de bienfaisance. es établissements de bienfaisance sont nombreux en érique. La statistique de 1875 renferme les données vantes :
Écoles de sourds-muets Institutions pour les aveugles Écoles pour les enfants vagabonds Asiles pour les orphelins Orphelinats pour les fils de soldats Maisons de charité Ouvroirs divers Établissements pour les idiots 40 29 ï>6 181 21 57 25 9
es jardins d'enfants ont aussi commencé à s'établir États-Unis. Sous la même date on en comptait 95.
§ 5. Considérations gésier aSes.
1 n'est pas nécessaire, en terminant ce chapitre sur la agogie américaine, de faire remarquer sa parenté avec ■pédagogie anglaise : c'est le même courant, la même ysionomie, et, pour nous habitants de l'Europe contintale, la même originalité. Ce qui la distingue provien entiellement des institutions politiques et religieuses nouveau monde. a pédagogie des races anglaises, nos lecteurs l'auront rouvé, a bien des côtés séduisants, et certes nous ferons n de la suivre attentivement et de lui faire des emints. L'Allemagne peut mieux nous apprendre corn-
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ment on développe l'intelligence sur les bancs de l'éco! mais non comment on forme des volontés énergiques, di caractères fermes et indépendants. Il ne faut cepenà pas oublier, dans une question comme celle-ci, que t D; ce qui convient à un peuple ne convient pas à un aut: 8 ta peuple. Un grand développement de la volonté chez Irion! race ardente aurait peut-être des dangers qu'il n'a p Jj chez une race plus froide. Pour réussir au sein d'un peut, «oit et y porter de bons fruits, la pédagogie, en règle général lie doit y être mise en harmonie avec le caractère nation [obi les moeurs et les institutions. C'est ce qui a lieu d'n fcied manière frappante auxÉtats-Unis : nulle part l'école n'i iDai; si intimement unie à toute la vie sociale, et c'est si poi doute pourquoi elle y est si populaire et y déploie, à icol; L; faveur de la liberté, une activité si extraordinaire. Aux Étas-Unis, comme en Angleterre, l'école esti L'en produit de la famille, de l'Eglise et de la commune, ;om non de l'État. Celui-ci n'intervient que pour encoura* ,rès et régulariser, et partout il respecte les droits priai udi
iais
de la famille et de la conscience. « En Amérique, l'école est gratuite, en ce sens que l'a pille fant ne paie pas une finance scolaire ; mais chajj m c commune fait payer à ses ressortissants une taxe scolai eço: proportionnelle à leur fortune. Dans certaines local irog les parents qui envoient leurs enfants dans des écol ;e privées qu'ils entretiennent à leurs frais, ont été di eu? pensés de payer la taxe scolaire pour l'école publique, isq L'instituteur, aux Etats-Unis, est revêtu d'une pl grande autorité que dans les pays où les écoles relève e i
de l'Etat. Il peut, par exemple, dans l'intérêt de lei ur élèves, renvoyer les enfants qui nuisent à la marche fttio son école, et il est autorisé à user de mesures énergiqu tab là où la force morale est impuissante. Çà et là cependa: om on essaie de supprimer les punitions corporelles. C u'o ce qu'a fait l'État de New-York; mais 1,500 instit,utei| m les ont redemandées dans une pétition. A Boston,! instituteur ne peut frapper une petite fille sans l'auto m artie satiou du principal.
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n aucun pays, l'école n'a progressé aussi rapidement ux États-Unis ; il lui reste cependant encore bien du in à faire et bien des lacusaes à combler, ans les États du sud les écoles sont encore bien en rd, tant pour le matériel que pour l'instruction. Le bre des illettrés dans plusieurs États dépasse 50 0/0. ans le Nord et dans l'Ouest, la fréquentation des es n'est rien moins que satisfaisante, même là où est obligatoire. Dans l'État de New-York, malgré igation, des milliers d'enfants n'ont jamais mis le dans une école et croissent pour le vice et le crime, s le Connecticut, l'un des États les plus avancés, la tié seulement des enfants inscrits sur les registres aires portent présence aux leçons, tenue des écoles laisse aussi beaucoup à désirer, seignement mutuel a été abandonné et remplacé, me on l'a vu plus haut, page 371, par une méthode défectueuse. Voici sur ce point une critique fort cieuse que j'emprunte au Rapport des délégués franà l'exposition de Philadelphie en 1877 1 : Une classe élémentaire américaine, même dans les s, comprend au moins trois divisions; certaines omptent jusqu'à cinq. Et chaque division a des is particulières, dans les différentes branches des ranimes, à l'exception parfois de l'orthographe d'uet des leçons de choses. Aussi pour des séances de heures à deux heures et demie, nous avons compté u'à quatorze exercices distincts (sept dans les classes Tammaire) ; la moitié des élèves, au moins, restent cupés ou mal occupés, pendant que les autres ont leçon, ou, comme on dit aux États-Unis, leur récin. Ce va-et-vient constant des études et des récitations it dans la classe un mouvement perpétuel. Et e on n'emploie jamais de moniteurs, il en résulte nne peut réserver aux leçons qu'un temps fort rest. Nous avons vu des leçons réduites à dix, à cinq
aga 81, J'ai emprunté plusieurs autres données à ce travail subs-
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HISTOIRK DE LA PÊDAtSOOl
minutes même. Que peut donner une semblable manié de procéder? L'emploi du temps nous semble la pari faible de l'organisation des écoles américaines. L'eus gnement, réduit, par la force des choses, à de sèck récitations ou à des exercices mécaniques, est frappé stérilité dans ses degrés inférieurs, où le mal est le p] intense; dans les classes supérieures, il doit inconie tablement être entravé et donner des résultats s dessous de ce qu'on peut attendre d'un personnel d'éli ît d'une bonne organisation. « Puisque les Américains ont abandonné l'enseignenit mutuel, ils devraient abandonner le fractionnementî classes provenant de cet enseignement, et adopter l'en gnement simultané. Seulement ce changement exiger, un remaniement de l'architecture scolaire C'est cerj l'on commence à comprendre aux Etats-Unis. «Nos bâtiments d'écoles, a dit le surintendant ait ricain Kiddle, sont construits sur un type fâcheux. I donne beaucoup trop de place à la salle de réunion, les classes, où il n'y a souvent que des bancs pour asseoir les enfants, sont trop petites. » En voyant les sacrifices que l'Américain fait pour l'éct on peut espérer qu'elle portera de bons fruits au mil! de ce peuple actif et entreprenant. Sa tâche est bel sinon des plus faciles ; car on remarque en Amérique' symptômes inquiétants de décadence, en particulier soif de s'enrichir qui a pris de redoutables proport» De là un manque d'honnêteté et de probité dans' affaires qui effraie avec raison les hommes soucieux à prospérité des Etats-Unis. « Les voleurs, dit un rapport! ciel présenté au congrès par l'une de ses commissions, voleurs infestent tous les services publics. Il n'y a pas département, pas de branches de services où on ne trouve, et l'exemple est si contagieux que l'honnél devient l'exception au lieu d'être la règle. » On cou beaucoup sur l'école pour faire disparaître cette {1 sociale ! Espérons qu'elle ne faillira pas à sa tâche.
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PÉDAGOGIE ALLEMANDE § 1. ESéveil de la pensée pt-dagoglque.
11 passant à l'Allemagne, nous entrons sur la terre ssiqne de la pédagogie. estalozzi, dont nous avons raconté la vie et développé principes, est comme le piédestal de la pédagogie aux ps actuels; mais tout particulièrement de la pédagogie bmande. es guerres de Napoléon Ier, en faisant sentir à l'Allegne, et sa faiblesse et l'incohérence de ses institutions 'tiques, réveillèrent en elle le sentiment national et le oin d'une régénération. Le discours à la nation alleide de Fichte, dirigea ce mouvement vers la recherche îe éducation nationale. Selon ce philosophe, Pestai était l'homme de la Providence pour opérer le relèvent désiré. D'autres voix firent entendre des accents logues. Pestalozzi, s'annonçant comme le rénovateur l'humanité, ne pouvait venir plus à propos pour la ion allemande. Des hommes d'Etat et des pédagogues oururent à Yverdon pour y étudier la méthode- nouvelle, es conseillers d'éducation les plus influents de la sse, Weiss et de Turk, comme les principaux directeurs oies normales, Harnisch et Diestcrweg, se déclarèrent tisans des idées du grand pédagogue suisse. Les autres 's ne tardèrent pas à suivre l'exemple de la Prusse. Des es normales furent fondées, la fréquentation des es primaires devint obligatoire, et la vocation de l'insteur fut considérablement améliorée.
§ 2. âies écoles allemandes» a. Les écoles populaires.
esprit de rénovation eut bientôt propagé, renouvelé 'ansformé l'école primaire. Alors commença l'ère des
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE
écoles supérieures. Elles'surgirent de toutes parts, sous nom de Bùrgerschulen (écoles bourgeoises). En Suisse,! les nomma écoles secondaires. Ces écoles, non gratuits sont généralement fréquentées par les enfants des clas; moyennes ou bourgeoises; la finance scolaire varie eiï 1 3 et 10 francs par mois. L'enseignement y est nature ment supérieur à celui des écoles primaires, mais i eni écoles ont l'inconvénient de scinder les enfants d'u même localité en deux catégories distinctes, les prhi giés et les non-privilégiés. Dans la règle, il vaudrait mit ajouter de nouvelles classes à l'école primaire, que de /ont 1101 à côté des écoles secondaires pour les classes aisées. Lai lui du peuple y gagnerait en force et en harmonie. La frai m nité de toutes les classes sociales sur les bancs de Tés er est un stimulant moral et un élément de progrès; t p est aussi, me semble-t-il, dans l'esprit de l'évangile. bes A côté des écoles bourgeoises, et au-dessus des éci ui primaires, on a fondé dans les villes des écoles du dim au che pour les ouvriers et les apprentis, et des 'Foribilàmij^^ schulen (écoles supplémentaires), destinées à une vocati pre particulière, comme le commerce, les métiers, l'industi de I l'agriculture, la formation d'institutrices etc. en veu
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Les crèches.—Les salles d'asile. — Frœbel et les jardins d'cnfï
L'éducation populaire a reçu d'autres développer»: |n encore. Je ne dirai qu'un mot des crèches qui sont d'c gine française. La première fut fondée à Paris, en 181 jart par Marbeau. En 1855, la France en comptait déjà plus lesj 400. L'Allemagne, où la vie de famille est plus développ ive. s'est peu occupée de ce genre d'éducation. On trouve i lou: pendant des crèches à Vienne (depuis 1849), à Dresde :om Leipzig, à Hambourg, à Berlin, à Erancfort-sur-le-Mein,e a k Les salles d'asile présentent un plus grand intérêt pé< ;eq gogique. Les premiers essais faits d'après un plan raison1 Ei furent tentés par la princesse Pauline de Lippe-Ddm ou (1802); mais il était réservé à Frœbel, secondé par mada;
�PÉDAGOGIE ALLEMANDE. 383 baronne de Mahrenholz, de donner aux écoles de petits fants, une direction et des développements nouveaux, frœbel (1782-1852), disciple de Pestalozzi, pensait que tes les réformes scolaires manqueront leur but aussi gtemps que la famille ne comprendra pas la haute tinée de l'humanité, et que la mère, ouvrière avec u, n'emploiera pas toutes ses forces à développer son ant d'après les lois de la nature. Partant de ce principe, e mit sérieusement à étudier la nature du petit enfant es lois de son développement, afin de pouvoir indiquer famille, à la mère, à la société, les moyens propres à s faire rentrer dans les voies de la nature. Deux choses ont paru essentielles dans la vie du petit enfant : un nd besoin d'activité et une grande curiosité qui l'attire s tout ce qui frappe les sens. ans l'activité du petit enfant, il n'y a d'abord qu'un oin de mouvement. Frœbel donne des directions pour apprendre à se servir de ses membres. Il passe ensuite 'eu, qui est la vie extérieure et en même temps le heur de l'enfant. Frœbel a remarqué que l'enfant n'aipas les joujoux compliqués ; il les casse, pour s'amuser eurs parties, qui sont son œuvre. Il faut donc offrir à fant des joujoux simples, et dont il puisse faire ce qu'il t: des boules, des cylindres, des cubes, de petits bois arris, des planchettes, etc. L'enfant dispose librement es matériaux ; il construit et démolit à son gré. À cette lière série d'exercices, Frœbel en joint une seconde iioyen de matériaux indéterminés, tels que papier, ou, terre grasse, etc., sur lesquels l'enfant, comme sur premiers, exerce son génie créateur : il fait des trous une aiguille, il découpe, il plie, il tresse, il fait des les, des bouteilles, etc. Ces deux séries d'exercices mencent l'une et l'autre par le point (la première par ule qui lui correspond) « forme fondamentale de tout ui existe. »
n offrant aux mères pour leurs enfants des choses et des livres, Frœbel pense avoir mis la vie et des faits
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE.
à la place des mots et des abstractions. L'école pour pet enfants, organisée d'après les idées de Frœbel, porte nom de jardins d'enfants. Cette dénomination a donné lit à des malentendus. On s'est quelquefois représenté m école tenue dans un jardin cultivé par de petits enfan Mais le jardin ne joue qu'un rôle restreint à côté dé salle d'école. On se borne à la culture de quelques plant pour l'amusement et l'instruction des enfants.
c. Les orphelinats. — Les maisons pour enfants vicieux, aveuglei, sourds-muets, crétins, etc.
L'école primaire, ou mieux, l'école populaire,! s'adresse, en général, dans ses divers développement qu'aux enfants jouissant des avantages de la famille et! la plénitude de leurs sens. Pour les orphelins, pour 1 enfants vicieux, sourds-muets, crétins, aveugles ou cac chymes, il faut des institutions particulières. La pédagoj allemande s'est occupée avec succès de ces différent classes d'enfants. Les orphelinats et les établissements pour enfants i cieux ont été l'objet d'études et d'expériences persévéra tes. Le principal rénovateur et promoteur de ces étal sements a été le patricien bernois Emmanuel de Fcllmk (1771-1844), fondateur des établissements célèbres Hoîwyl, près de Berne. Fellenberg, réalisant une idée Pestalozzi, a introduit dans les orphelinats le inj manuel, en particulier le jardinage et l'agriculture, co: me moyen principal d'éducation1. Sa devise pédagogi| était : prie et travaille! Fellenberg poursuivit le même! dans son école agricole pour les classes moyennes, et di son établissement de jeunes nobles, qu'il voulait aussi i ver par la simplicité, l'activité et le travail. Àujourd'li on trouve en Suisse et en Allemagne deux genres d'orpt
1. Fellenberg ne mit pas directement la main à l'œuvre, ce fut fidèle WcftWi '1.790-1855) qui sut donner une forme pratique à sa pet
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ats et maisons pour enfants vicieux et jeunes criminels, es uns, renfermant un grand nombre d'enfants, comme la Rauhe-Haus (Dr Wichern), près de Hambourg, et la fcc/Ueicîi (M. Curatli), près de Berne, divisent leurs élèves \ famille ou groupes de dix à douze élèves, ayant à leur te un maître (ou une maîtresse dans les établissements jeunes filles, tels que celui de la Victoria, près de lerne) qui vit et travaille avec eux sous la direction du pef principal. Les autres établissements, composés d'une ■ngtaine d'enfants, forment une seule famille sous la Brection du Hausvater (père de famille), et de laHausmutitr (mère de famille). Ce genre d'établissement est le plus larfait, parce qu'il se rapproche le plus de la famille. On •ouve aussi des établissements attachés à une fabrique, jui occupe les enfants pendant la plus grande partie de lo urnée. L'ancien système, qui consiste a réunir un grand ombre d'enfants dans un seul local, et à ne les occuper tre les récréations, que d'instruction, est à peu près audonné. Il est connu sous le nom de système caserne I Les aveugles et les sourds-muets n'ont pas été l'objet de oins de soins que les orphelins et les enfants vicieux, alentin Haiiy, le premier, fonda à Vienne, un établisseent pour les aveugles en 1784. Depuis, ces établissements sont étendus sur toute l'Allemagne. On y en compte acellement près de 25. La Suisse en possède trois. L'aveue étant en possession de la langue comme les autres ommes, peut acquérir un degré de développement trèsancé. L'ouïe, le tact'et l'odorat, acquièrent chez lui un gré de finesse plus grand que chez les autres hommes suppléent, en quelque mesure, à la vue. Bien des reugles deviennent d'excellents musiciens, et réussissent 'ès-bien dans la fabrication d'un grand nombre d'objets, s apprennent à lire avec des caractères en relief, à rire, à calculer, etc. Le nombre d'ouvrages destinés aux eugles augmente d'année en année. La Bible entière a épubliée pour cette classe de malheureux.— L'éducation es sourds-muets remonte déjà au seizième siècle, niais ce
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HISTOUtE DE LA PÉDAGOGIE
n'est qu'au siècle dernier que Y Abbé de l'Epée (1712-1781 à Paris, et Heinicke, à Leipzig, jetèrent les bases d'un éducation rationnelle des sourds-muets. L'abbé de l'Epéa par sa langue des signes, a agi particulièrement suri; développement intellectuel du sourd-muet. Àujourd'li» on a substitué à la mimique représentative un alpliah de la main, au moyen duquel tous les mots peuvent êii exprimés. Les allemands ne sont pas entrés dans ceil voie. Dans tous les établissements, les sourds-muets aj prennent à parler. Le sourd-muet, en général, ne saitpi parler, parce qu'il n'entend pas ; mais il peut produire d sons, et l'on parvient assez vite à lui faire exprimer dmots en lui faisant observer par le tact et par la vue, le mouvements de la poitrine, du gosier, du sommet dej tête, des lèvres, de la langue et de la respiration, pu lesquels on obtient tel son ou telle articulation. Les résul tats obtenus jusqu'à présent sont encourageants. Si causé plusieurs fois et sans trop de peine, avec des sourds muets allemands. Il faut seulement, quand on parle av: un sourd-muet, articuler nettement et lentement, al qu'il puisse bien saisir les mouvements des organes de I voix. Une fois en possession de la langue, l'instruction à sourd-muet ne diffère plus de celle d'un autre enfant, à ce n'est qu'elle doit être plus intuitive, plus lente, plu soigneusement graduée. Dans les ouvrages manuels, ls sourds-muets déploient assez d'adresse et de talents pou devenir de bons ouvriers, d'habiles artisans. L'éducatioi morale et religieuse donne des résultats réjouissants. Oi a cependant à lutter chez eux, comme chez les aveuglesd surtout chez les crétins, contre la sensualité, en partira lier contre la gloutonnerie et contre les désirs sexuels. L'éducation des crétins (qui se rattache aux sourds muets) est moins avancée. Saegert à Berlin, et le doctem Guggenbùhl, sur l'Abendberg, en Suisse, ont fait des essais intéressants. Des résultats encourageants paraissentavoii été obtenus à Mariaberg et à Winterbach, dans le Wurtemberg, ainsi qu'à la Force (Dordogne), par M. Bost
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mmela principale difficulté avec ce genre de màlheu ix est d'éveiller leur activité intérieure par le moyen g sens, il importe d'abord d'améliorer leur état physie par la propreté, le bain, des exercices en plein air et r un régime alimentaire bien entendu; puis de les pressionner par certains sons, par des cloches et surtout r la musique et le chant. L'éveil une fois donné à l'âme, leur apprend à parler, comme à un petit enfant, on ive jusqu'à la lecture, à l'écriture, à un peu de calcul à des ouvrages manuels simples et n'exigeant que peu dresse. nfinla pédagogie aurait encore à s'occuper des jeunes énés1 ainsi que des enfants maladifs ou cacochymes, ur ces deux dernières classes de malheureux, on comnce à ouvrir des hôpitaux dans lesquels l'éducation ssocie aux soins physiques.
d. Les écoles scientifiques,
ous avons vu comment le gymnase et l'université sont tis du mouvement de la renaissance et de la réforma|ti. Depuis, la civilisation a marché. Les langues, les ératures et l'histoire modernes, les sciences philosophieset sociales, leshautes mathématiques, lessciencespk;; ues et naturelles, sont venues prendre place à côté dm des classiques et théologiques et des sept arts libéraux moyen âge. Les cadres anciens se sont bientô t trouvés p étroits et l'impossibilité d'embrasser dans le gymnase I dans l'université (faculté de philosophie) toutes les B niches qui demandaient à entrer dans l'école, eC tes les carrières nouvelles qui s'ouvraient à l'actié de la jeunesse studieuse, a fait naître les écoles les, les gymnases scientifiques et les écoles polytech< ues. Le fond des études dans les écoles réaies est
Certains pédagogues, en particulier Palrner, parlent d'enfants pos-
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fourni par les mathématiques, par les sciences naturelle et par les langues modernes. On y enseigne aussi la rell gion, l'histoire, la géographie, le dessin, etc. Le Polytd nicum, qui fait suite à l'école réale, réunit plusieut facultés, dont chacune pourrait former un établissent à part. Celui de Zurich comprend six divisions : les école d'architecture, du génie, de mécanique et des artstechii ques, de chimie appliquée aux arts techniques, de syfri culture, de philosophie et économie politique, plusdiw: cours particuliers sur la pédagogie, l'agriculture, etc., ete On trouve des écoles polytechniques à Munich, à Haut vre, à Garlsruhe, à Stuttgart, à Nûrenberg, à Augsfjoui» àDarmstadt, à Berlin, etc. D'autres établissements pli spéciaux, ou d'une moins grande portée scientifique, sot les écoles commerciales, industrielles, forestières, agrictles, techniques, etc.
Des plans d'étude. Besoin de réforme,
Quand on a épousé une bonne cause, on va de l'an sans crainte de s'égarer. C'est ce qui est arrivé en parti culier dans l'école primaire, où des programmes s» chargés ont bientôt eu dépassé les farces intellectuel des enfants. De là, du malaise dans l'école et des besoii de réforme. La Prusse est le premier État qui ait presti à l'enseignement des bornes en harmonie avec les cap cités intellectuelles des enfants et les besoins du peupt et qui lui ait imprimé une marche plus régulière et miei mesurée. En 1854 elle fixa ainsi le programme des écolt normales : la religion (histoire sainte, catéchisme, a tiques, connaissance de la Bible) ; l'art de tenir tin (Schulkunde, en la place de la pédagogie, de la méllt dologie, de la didactique, de la catéchétique, de l'authn pologie, de la psychologie, etc.) ; l'histoire et la géognf de la patrie; l'histoire naturelle et la physique rattachés l'étude des plantes et des animaux indigènes et des pi nomènes naturels les plus connus ; le tout sous m forme simple et populaire. En outre, la gymnastique,!
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o-ue maternelle, le calcul, l'écriture, le dessin et la sique. Le niveau des connaissances exigées des élèves se préparaient à entrer 'dans les écoles normales aussi abaissé et fixé. Le programme de l'école priire était à peu près le même que celui des écoles norles. mais dans des proportions réduites : Religion, gue maternelle, calcul, connaissances de la patrie stoire, géographie, histoire naturelle), écriture, dessin chant. La tâche de l'école primaire fut ainsi déternée : Préparer l'enfant pour la vie pratique dans l'église a famille, dans sa vocation particulière, dans la comme et dans l'État. Les principes et les règles de celte orme importante furent consignés dans les régulatifs s 1er, 2 et 3 octobre 1854. La promulgation de ces réguifs ne se fit pas sans opposition, et ils ont été l'objet s plus violentes attaques de la part des partisans du veloppement libre. Néanmoins ce mouvement conua à se propager dans toute l'Allemagne et en Suisse ; rïout on travailla à des plans d'étude fixant la tâche l'école primaire. En 1872, la Prusse a révisé ses réguifs eu donnant plus d'extension à l'enseignement, mais en conservant néanmoins ies principales dispositions. L'enseignement scientifique est également en travail de orme; mais on ne sait pas encore comment on doit rédre les difficultés qui se présentent. Et d'abord la taposition de l'école réale et du gymnase n'a pas enre reçu de solution pédagogique satisfaisante. Dans un and nombre de villes, l'école réale et le gymnase sont s établissements entièrement distincts. Dans d'autres, fait commencer des études classiques à tous les élèves, tendu que le latin est pour tous une excellente gymnasue de l'esprit, et ce n'est que vers l'âge de quatorze s que les études réaies commencent pour ceux des n'es qui veulent suivre une carrière industrielle, comsrciale, ou devenir architectes , ingénieurs, mili'res, etc. On ne peut nier que le latin ne soit une bonne éparation pour les cours scientifiques : des directeurs 22.
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d'écoles réaies affirment que leurs meilleurs élèves soin ceux qu'ils reçoivent des gymnases latins. D'un aut côté, on se demande si les "langues modernes, plus utile que le latin, ne sauraient donner la même ouverture an jeunes intelligences, et sur ce principe on a des établisse ments (à Leipzig, par exemple) dans lesquels on coi mence par les langues modernes, ainsi par l'école réale et ce n'est que vers l'âge de douze à quatorze ans quels élèves qui veulent étudier le droit, la médecine oui théologie, commencent l'étude du grec et du latin.,Yoil des questions de pratique sur lesquelles on n'a pu encor, s'entendre. La difficulté que je viens de signaler se complique en core d'une question de principes. L'Allemagne est scindé en deux camps bien tranchés : les humanistes et les ri listes. Les humanistes prétendent que sans le grec et latin, il n'y a point de culture supérieure. Ils voudrais donc supprimer l'école réale et ne permettre les étud des branches techniques qu'à la sortie du gymnase. I réalistes, de leur côté, prétendent qu'il n'y a de vraie c ture que celle qui nous arrive par les branches réaies, que les langues modernes renferment des éléments 1 culture tout aussi importants, si ce n'est plus, que 1 langues anciennes ; ils voudraient donc supprimer gymnase et ne permettre l'étude du grec et du latin qo pour les vocations qui exigent la connaissance de ces lat gues. Ce qu'il y a de certain, c'est que les études réalest techniques pures conduisent l'homme dans un matéris lisme dangereux, et le laissent sans connaissance de 1 vie sociale et de ses besoins les plus relevés, ce qui n'es pas sans danger pour la société. Il importerait donc dei pas négliger les études historiques et littéraires dans! écoles réaies et polytechniques. D'un autre côté, nos voyons que les études humanitaires ne préservent pasd aberrations philosophiques les plus dangereuses, quait elles ne sont pas réglées et vivifiées par l'esprit du chri. tianisme. Voilà ce oui se sent partout et ce qui produit*
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lalaise et du mécontentement dans l'enseignemeirc supéeur en Allemagne. De toutes parts des voix s'élèvent Dur demander des réformes. On se plaint aussi de la suraDiidance des objets d'enseignement et de l'affaiblissement ne la marche forcée des études opère dans les facultés
îtellectuelles des élèves. Sous le rapport moral, les étaissements scientifiques donnent aussi lieu aux plaintes s plus diverses. La vie des étudiants allemands est souïnt scandaleuse. Quant aux résultats éducatifs des écoles ientifiques allemandes,je renvoie aux paroles d'Alexan■e de Humboldt, que j'ai citées à la fin du chapitre sur pédagogie anglaise.
g 4. Be l'enseignement «laits les écoles populaires.
icoles primaires, écoles bourgeoises ou secondaires, perfectionnement.) écoles d«
Le mouvement pédagogique provoqué par Pestalozzi
3 s'est pas borné à l'activité scolaire extérieure que je ens de signaler. Il a pénétré dans le fond même de
mseignement et de l'éducation. LAllemagne a réformé înseignement de toutes les branches, en le soumettant i principe du développement progressif et en l'approiant aux divers âges et aux diverses capacités de l'ennt. Le point de vue objectif n'existe plus dans les ou■ages scolaires allemands, et de même qu'un tailleur ne it pas un habit d'après un certain type ou d'après cerines règles, mais sur les proportions et les dimensions i corps qui doit le porter, de même les manuels alleands sont basés sur les facultés, l'âge et l'avenir de ilève. L'instruction populaire, comme l'instruction supéeure, doit embrasser, — sur ce point, l'on est d'accord, - les trois objets dont se nourrit notre être intellectuel : iew, la nature et Vhomme; — la religion, des notions histoire naturelle, et l'histoire, ou des histoires. L'école )it former les jeunes gens à Aa crainte de Dieu, et les
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préparer pour la vie civile et pour l'exercice de lents diverses vocations. D'après Grœfe, les branches nécessaire! pour obtenir ce résultat sont : L'enseignement intuitif, la langue, la religion, l'étude des quantités (arithmétique, géométrie), l'histoire naturelle, la géographie, l'histoire, l'instruction civique, le chant, l'écriture et le dessin. 1. L'enseignement intuitif.— En arrivant à l'école, J'ai fant y apporte une quantité de notions qu'il a acquise dans le milieu où il a vécu. Il connaît une foule d'objet;, il a observé leurs parties, leurs qualités, leurs actes; il) des notions sur Dieu et sur ses semblables. Il sait n» mer, en partie du moins, ce qu'il a vu, observé, et s'es primer sur beaucoup de choses. Sa main aussi s'est exercée, et il est capable de saisir une plume, un crayon,el de tracer des lignes, des lettres, etc. Ce fonds de notion et de talents que l'enfant apporte à l'école est la base etlt fondement de toutes nos connaissances. Mais beaucoir. d'enfants ont été négligés sous le toit paternel, et a fonds premier de nos connaissances n'est pas assez étenii chez eux pour commencer avec succès le travail cle renseignement proprement dit. De là l'opportunité de renseignement intuitif, destiné à étendre ce fonds, et doit les Allemands ont fait une partie intégrante de l'enseignement élémentaire depuis Pestalozzi. Différents systèmes ont été proposés. Pestalozzi, dans le livre des mère, commence par le corps humain. De l'homme on peut pas ser aux animaux, puis aux plantes, aux minéraux, au objets d'art. Dieu se montre comme auteur de la natures père de tous les hommes. Grassmann, Harnisch, Spies; Wurst, Denzel, Diesterweg, Curtmann, Herder, etc.,s sont occupés de ce sujet important. Voici le plan qui ai généralement suivi : I. Connaissance et dénomination èi objets (objets d'après les lieux où ils se trouvent, classification des objets, parties des objets, nature des objets)' — II. Les qualités des objets (des animaux, de l'homme perfections de Dieu) ; — III. Les actions des objets (des an maux, de l'homme, de Dieu) ; — IV. Description des obji
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i, chaque objet est considéré sous toutes ses faces. Les lis premières parties sont analytiques, celle-ci est syndique). — On peut reprocher à ce système d être trop indu, et d'abandonner l'intuition, car il est impossible montrer aux enfants tout ce qu'il veut qu'on traite, ds on répond que rien n'est plus instructif que l'étude s choses, que dans bien des cas on peut se fonder sur lg émoire de l'enfant, et qu'on a la ressource des figures r exemple les tableaux de Wilke. Ce système, d'ailleurs, trait une large base à l'enseignement de la langue; il nstitue même un enseignement complet de la langue, mmençant par le substantif, passant ensuite à l'adjectif, lis au verbe, et terminant par la composition; caries ercices faits de vive voix se font aussi par écrit, quand s élèves sont assez avancés. — Knaus, dans sa première mée d'école (das erste Schuljahr), a pris les quatre saims pour cadre de son travail, et il trouve moyen de raticlier à la description des objets que nous présentent les iverses saisons, des histoires (plusieurs sont tirées de la Me), des passages à mémoriser, des chants, le dessin, es figures sont renfermées dans le texte. Ce système est 'en imaginé et fort propre à captiver l'attention des ennts par la variété des objets qu'il leur propose. — Un oisième système est celui qui prend les objets dans ordre où ils s'offrent à la disposition du maître : — la ambre d'école, — le matériel, — des objets divers, — es plantes, — des fruits, — des animaux (oiseaux, inctes, etc.), — des minéraux, — le corps humain ; — puis es objets que l'enfant voit tous les jours, mais que l'on e peut transporter à l'école, comme la route, la rivière, village, la montagne, les nuages, le soleil, la lune, etc. ais il faut qu'un maître soit bien au fait sur la manière e traiter chaque objet pour suivre ce système libre. — ans l'enseignement intuitif, il ne faut pas oublier qu'il e s'agit pas seulement d'pcquérir des notions sur un rtain nombre de choses, mais bien aussi de délier la ngue de l'enfant et d'exercer ses facultés intellectuelles-
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l'attention, l'esprit d'observation, la mémoire, Je ju»t ivn ment, la réflexion, ainsi que le cœur et la conscience, les digressions que permettent divers sujets. 2. La lecture. — Gomme toutes les lettres allemand! se prononcent, la méthode phonétique, c'est-à-dire ce[H. qui décompose les mots en leurs éléments phonétiijv En, f et donne à chaque lettre le son qu'elle représente réelli ,011: ment, a prévalu depuis longtemps, en Allemagne, a moi l'ancienne méthode, dite d'épellation. Graser a perte pro] tionné cette méthode en l'unissant à l'écriture, !fde r montre à l'enfant les caractères de l'écriture cmB rante, il en apprend les noms, en même temps qir' s'exerce à les imiter sur l'ardoise. On commence parle m y lettres et les mots les plus faciles, et l'on & élève graduel JP! ment dans les difficultés de l'écriture et de la lectuiï moi1 jusqu'à ce que l'enfant sache écrire et lire. Alors seule rte ( ment on met sous les yeux de l'enfant des caractères ira| des primés. — Seltzmann a combiné cette méthode avec m méthode Jacotot. L'enfant est mis d'emblée à l'écriture feà la lecture d'un morceau. — Vogel, à Leipzig, a rendre int sur toutes les méthodes par le procédé suivant : le premie dans livre de l'enfant renferme des figures, — d'abord un cire K peau. Le maître fait nommer l'objet, ensuite il le dessin H1 lentement sur le tableau noir, en entretenant les enfanl Ken de ce chapeau, après quoi il les invite à le dessiner eu»■■ton mêmes sur leur ardoise. Cette opération achevée, lemaîlnl listi: écrit lentement le mot chapeau, rend les enfants attentil ■il à tous les caractères employés, en indique la prononcia- m tion particulière et collective, et leur fait écrire le mêmi tud mot, d'abord en l'air avec le doigt, puis sur l'ardoise. Quaffi k ce mot est connu, on passe à un autre objet. Ainsi Voj Bse réunit dans son livre de lecture des exercices d'intelli- ion. gence, de langage, de lecture, d'écriture et de dessin. ■irai Quant à la lecture courante, Grasfe donne les règles sui-fies. vantes : 1° Explication des mots; et 2° distinction enta nair les pensées principales et les pensées accessoires ; 3* ord )0U? des pensées ; 4° appréciation des pensées ; 5° plan du me
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V Lûben veut que l'enfant fasse connaissance, dans le
re de lecture, avec les grands écrivains dont l'AHe■gne s'honore. , Langue maternelle (allemand). — Plusieurs pédanes distingués, MM. Morf et Wackernagel, par exem, partisans de la méthode Jacotot, rattachent l'enseiement de la langue au livre de lecture. Ce dernier est isidéré comme fournissant le matériel de la langue, les ts et les phrases. Ce matériel doit devenir d'abord la priété de l'enfant par des explications et des exercices mémorisation. Pour l'orthographe, on fait copier, on te, on fait écrire par cœur différents morceaux. La mmaire est -rattachée aux exemples qui se présentent, tefois d'après un certain plan. Enfin, la composition prend en changeant le rôle des personnages d'un rceau, en en changeant les temps, en faisant une pecomposition sur chacune des personnes, sur chacun objets qu'il renferme, en faisant faire des imitations ême en donnant des sujets à traiter librement. Hiecke, ckernagel, Lùben-Nacke, Gude-G-ittermann, Oltrogge, composé des livres de lecture avec le plus grand soin, s le but de les faire servir à l'enseignement de la gue. — E'autres pédagogues veulent que la grammaire enseignée dans des heures spéciales, Diesterweg, par mple. Heyre, Wurst, Krause, Becker, Kellner, Otto, mann, ont enrichi la langue allemande de grammaires ioguées. Les grammaires allemandes comprennent inairement deux parties, la lexicologie et la phrasoe (qu'on me permette ici ce néologisme). La lexicologie ie les racines, les dérivations, les mots composés, les ons (déclinaisons et conjugaisons), et classe les dies espèces de mots. La phrasologie étudie la proposiet les phrases, à peu près comme l'a fait le Père rd dans son Cours éducatif, mais avec moins d'exem. — Kellner représente un parti qui rejette la gramre pendant les premières années d'école et l'admet r les suivantes.
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L'orthographe allemande se borne à peu près à ce nous appelons orthographe d'usage. On l'exerce pari copies et des dictées renfermant les différentes difficulté Diesterweg veut qu'on base l'orthographe sur l'oui L'enfant doit apprendre à saisir tous les caractères ai fait ressortir une exacte prononciation. Grœfe, Borman Kellner, etc., veulent, par contre, qu'on développe lèse tinrent de la correction par la vue. Partant de ces pr» cipes, la première école (Diesterweg) tient plus auxdi tées, et la seconde davantage aux copies. Pour la composition, les pédagogues allemands si unanimes à repousser tout sujet pris en dehors de sphère de l'élève. Ils tirent leurs sujets , du livre lecture (comme on l'a vu plus haut), de l'histoire, de géographie, de l'histoire naturelle, de la religion ou i1 vénements bien connus des élèves. Kellner veut qui commence par donner à l'enfant les matériaux et la for de la composition, puis simplement les matériaux et e le sujet seul. Il faut se garder, disent quelques pe' gogues, de faire exprimer à des enfants des sentime qu'ils n'éprouveraient pas, comme des condoléances,i félicitations, etc. Ce scrupule pédagogique me pas poussé trop loin. 4. Le calcul et la géométrie. — Aucune branche ne pi sente autant d'uniformité dans l'enseignement que 1er cul. Aucune non plus n'a été soumise avec autant' succès aux principes de Pestalozzi. On commence par objets réels (points, traits, doigts, boules, etc.). La pr mière année, on exerce les nombres 1 à 10 ou 1 à 20, seconde les nombres 1 à 100, la troisième les nombres I 1000 ou 10000, etc., la quatrième des nombres qu conques. Sur chaque degré, on commence par donner, | intuition et divers exercices, une idée claire des noniii puis on exerce les quatre opérations fondamentales, vive voix et par écrit. On passe ensuite aux nombres c plexes et aux systèmes de poids et mesures, aux fractid" aux règles de trois et d'intérêts, aux règles de sociéi
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'escompte, de change, d'alliage, etc. Partout on fait archer ensemble la théorie et la pratique. Ces deux paries sont intimement unies. Diesterweg, Zamringer, gger, etc., ont traité supérieurement le calcul en vue es écoles primaires et des écoles secondaires. La géométrie se borne, dans l'école primaire, à la conaissance des lignes, des angles, des triangles, des quarilatères, du cercle, des principaux solides, et, en théorie, la connaissance des théorèmes les plus indispensables our rendre compte du mesurage des surfaces et des olides. Les démonstrations se font d'une manière intuiive. Pestalozzi faisait commencer l'intuition par l'étude 'es lignes et des formes géométriques des objets. Mais on 'a pas persévéré dans cette voie. Le dessin des figures éomé triques a été dès l'origine ajouté à l'enseignement e la géométrie. 5. L'écriture.—L'école de Pestalozzi range les lettres d'arès les difficultés qu'elles présentent. D'abord viennent es lettres courtes, puis celles qui dépassent la ligne en 'essus, troisièmement celles qui la dépassent en dessous, t enfin celles qui la dépassent en dessus et en dessous, ans les derniers temps on a substitué l'écriture en meure à l'écriture libre. Au commandement auf (en haut), on fait la liaison, puis on compte un, deux, trois, etc., sui'ant que la lettre compte un, deux ou trois traits fondaentaux1. Les lettres sont ainsi décomposées en leurs éléments simples, et les élèves sont empêchés ou d'écrire trop vite, ou d'aller trop lentement, ou de perdre leur temps par des distractions. — La méthode américaine, ou la méthode carstairienne (d'après son inventeur Carstair), rejette les lignes et commence avec l'écriture courante sans la soumettre à aucun ordre, à aucune décomposition. L'enfant doit apprendre à écrire le plus vite possible l'écriture ordinaire. 6. Le dessin. — Depuis Pestalozzi, le dessin a été intro1. a, p. ex. compte deux éléments; i un seul, n deux, m trois, etc. 23
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duit clans l'école comme moyen d'exercer l'œil et la main, de développer l'esprit d'observation et le sentiment des formes. Le dessin doit être gradué. On commence par des lignes droites et des figures composées de lignes droites, On passe ensuite aux lignes courbes et aux objets composés de lignes droites et courbes. Puis viennent, avecli théorie des ombres, différents genres de dessin : le dessin technique et les ornements, les fleurs, les animaux, 1 tête et l'homme (d'après le modèle ou d'après des plâtres), le paysage et la perspective. On a introduit la pèintuil dans diverses écoles secondaires, — peinture à l'huile, peinture aux crayons en couleurs, peinture avec différentes espèces de couleurs. La décalcomanie et la peinture orientale sont des procédés simples et expéditifs qui donnent de très-beaux résultats. 7. Le chant. — Naegeli, disciple de Pestalozzi, est lt créateur du nouveau chant populaire. Il divise l'enseignement musical en trois parties : le rhylhme (valeur des notes), la mélodie (la série des sons dans la gamme), la dynamique (force des tons), avec lés éléments prïmùif\ (la mesure, temps forts ou faibles). Des chants bien gradués accompagnent cette théorie. — D'autres pédagogues veulent que le chant précède la théorie, comme la langui précède la grammaire. On exerce d'abord la voix parla gamme et des chants à une voix. Plus tard on apprend la notes et des chants à deux, trois ou quatre voix. La théorie suit les chants pour faire comprendre les signes delà musique, La musique chiffrée a passionné quelque temps les Allemands, mais aujourd'hui elle est partout • abandonnée et condamnée. Le chant a fait de très-grands progrès dans les écoles allemandes, mais on se plaint gênéralement que le peuple chante moins qu'autrefois. Cela provient sans doute de ce que l'on ne fait plus apprendra les chants par cœur. 8. La Religion.—L'ancienne méthode qui basait l'enseignement religieux exclusivement sur la mémorisation du catéchisme et d'un certain nombre de psaumes, caiiti-
�399 ques, passages, est généralement abandonnée. Depuis Pestalozzi, on s'est appliqué davantage à fonder l'enseignement religieux sur le cœur et sur l'intelligence D'après ce profond pédagogue, Dieu se révèle d'abord à l'enfant dans la sollicitude et l'amour de ses parents et dans les merveilles de la nature. C'est de cette base intuitive qu'il faut partir pour élever jusqu'à Dieu la pensée et le cœur de l'enfant L'histoire sainte depuis la création jusqu'à l'ascencion vient ensuite développer les premiers sentiments religieux t l'étude du catéchisme couronne l'édifice. Aujourd'hui, n commence généralement par un choix d'histoires de la ible à la portée des petits enfants et l'on se contente de es leur raconter et faire apprendre. Dans un second cours, u étend la sphère historique en y joignant des applicaions et des réflexions. Enfin on traite l'histoire sainte l'une manière suivie et on en tire les principales leçons ui y sont renfermées. Dans l'enseignement de l'histoire ainte, on se sert avec succès de la Bible en images de cknorr. Parallèlement à l'étude de l'histoire sainte, on ait mémoriser des cantiques, des passages, et dans bon ombre d'écoles, dans le plus grand nombre peut-être, n y fait encore apprendre le catéchisme. Dans d'autres, au 'eu du catéhisme, on étudie quelques livres du Nouveauestament et l'on fait connaissance avec les autres Ecriires. Bien des divergences se manifestent sur la manière 'enseigner les objets qui viennent d'être énumérés. Les ns veulent un enseignement confessionnel, la religion e pouvant, pensent-ils, être conçue en dehors d'une 'lise dont la doctrine fasse autorité. Les autres repousut l'enseignement confessionnel et le renvoient à l'insuction des cathécumènes, c'est-à-dire à l'Eglise. Ils président que l'école doit se borner aux grands fondements christianisme et aux sentiments qu'il fait naître clans cœur. L'enseignement non confessionnel s'approprie ailleurs mieux aux diverses communions, souvent re'ésentées dans la même école. Les partisans de Fenseiîement confessionnel se divisent en autant de fractions
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qu'il y a d'églises ; les autres se divisent en évangéliqua et en rationalistes. Les premiers maintiennent dans leur enseignement le point de vue dogmatique de l'Eglise; la Bible est pour eux la parole de Dieu. Les autres appra prient les histoires de la Bible à leurs vues particulières; ils en rejettent tout ce qui n'a pas de fondement dans leurs opinions. N'oublions pas que dans cette questionls chose la plus importante n'est pas la méthode d'enseignement, mais l'esprit de l'enseignement. La religion est une vie, c'est un feu sacré, et quand ce feu ne brûle pas dans le cœur de l'instituteur, qu'il n'anime pas son enseignement, qu'il ne sanctifie pas ses paroles, ses sentiments et sa conduite, l'enseignement religieux est une lettre morte, qui ne portera jamais les fruits qu'on peut en attendre. L'école sans enseignement religieux, comme aux EtatsUnis ou en Hollande, ne compte encore en Allemagne q« peu de partisans. Les branches sur lesquelles nous venons de jeter îr coup d'ceil sont considérées, à l'exception de lagéomélria comme faisant partie du domaine général de l'école pri maire. D'autres branches, telles que la géographie, l'hi. toire, l'instruction civique, l'étude de la nature, le françai et l'anglais, les ouvrages du sexe, la gymnastique, s'ense: gnent dans les classes supérieures de l'école primaireo dans les écoles secondaires et de perfectionnement. 1. La géographie. On commence parla description de localité et de la contrée environnante, en en dessinant si le tableau noir les principaux accidents (route, ruisseau maisons, etc.), afin d'initier les enfants à l'intelligent des cartes. On passe ensuite à la géographie de la patrif en se servant d'une carte. Jusqu'ici la marche est syntli tique. Si l'on va plus loin, on suit une marche contraire on considère la terre dans son ensemble d'abord, puis o descend dans le détail des mers et des continents. On fi précéder ordinairement cette partie générale de la gé' graphie mathématique (cosmographie, sphère). Quant l'enseignement, il doit s'appliquer à faire ressortir 1
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forme et le relief des divers pays ; il passe ensuite en revue le climat et les productions naturelles et il termine par la géographie politique. La géographie s'adresse à la mémoire, mais aussi à l'imagination, au jugement, au raisonnement, etc. Les petits atlas de Sidow et de Stieler, sont très-répandus dans les écoles. Comme cartes murales on peut recommander celles de Sidow (muettes). Le dessin des cartes par les élèves se pratique dans un grand nombre d'écoles. 2. L'histoire. On a essayé de traiter l'histoire comme la géographie : de commencer par les faits remarquables de la localité, du canton, puis de passer à ceux de la province, de la patrie et de l'humanité. Biedermann a travaillé ce système. Dermstedt et Jacobi ont appliqué le même principe non à l'espace, mais au temps. Ils commencent par l'histoire contemporaine et remontent la série des siècles. Mais ces méthodes ne sont pas généralement suivies. Ordinairement on commence par des histoires simples, faciles, tirées des diverses époques de l'histoire de la patrie, ou de l'histoire universelle en suivant l'ordre chronologique. (Kapp). Ce premier cours terminé, on en recommence un second dans lequel les faits sont présentés dans leur liaison historique. L'histoire est un domaine très-vaste dans lequel il faut savoir se borner. Avant tout il convient de traiter l'histoire de la patrie. Aucune branche n'est plus propre à éclairer l'enfant sur la vie collective des hommes, mais il faut avoir soin de former son jugement sur les principes du droit, de la justice et de la morale. Les ouvrages de Dietmar pour l'enseignement historique sont très-appréciés. 3. L'instruction civique. Grsefe veut que cette branche commence par la commune : il faut que l'enfant connaisse*^ le but, l'organisation, les é tablissements, radmims^atkn^^^j la nomination des autorités, les besoins et les occupations des membres de la commune, etc. Le là o^|«s^^$a$t J constitution du pays, à l'administration, auf^s-p'rincipales. Le maître, dit Grreefe, qui enseigne cllfe ■ .J
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doit se placer en dehors des partis politiques, autrement il vaut mieux qu'il ne s'en occupe pas. Ici, comme pour l'histoire, c'est dans l'amour de la patrie et des homme qu'il faut chercher ses inspirations. 4. L'étude de la nature. La nature est un domaine si vaste, qu'on ne peut en étudier que quelques fragments dans l'école primaire. Autrefois, on procédait du général au particulier. On commençait par exposer un système de classification ; des classes on descendait aux ordres, des ordres aux genres, et des genres aux espèces. Mais depuis que l'on a reconnu que l'intuition est la base fondamentale de toute culture intellectuelle, on suit une marche contraire : on va du particulier au général, des espèces am genres, des genres aux ordres, des ordres aux classes, Lùben donne les règles suivantes sur la marche à suivre en histoire naturelle : 1° Commencer par les corps naturels indigènes et y rattacher les étrangers; 2° Choisir les corps les plus remarquables et faire ressortir leurs rapports avec l'homme; 3° Commencer par les plantes, parce qu'elles sont plus simples que les animaux, que leurs organes sont la plupart ex térieurs et distincts ; 4° Les principaux groupes des trois règnes doivent renfermer au moins chacun un exemplaire bien étudié. Plusieurs ouvrages enluminés servent en Allemagne à l'enseignement de l'histoire naturelle. On a des atlas pour les élèves et des tableaux pour l'école. — A l'histoire naturelle, quelques pédagogues veulent rattacher l'Anthropologie. Suivant Schmidt rien n'est plus utile à l'homme que de se connaître soi-même. Il propose de commencer parles organes extérieurs, de passer ensuite aux organes intérieurs et à leurs fonctions et de terminer par l'âme et ses opérations, —- L&physique et la chimie, à l'exception des phénomènes les plus ordinaires, appartiennent à la classe supérieure de l'école populaire, dit Lùben. Crùger propose de commencer par le phénomène, de celui-ci on passe à la loi, et de la loi à la cause. Lûben propose les objets suivants pour un cours de physique et de chimie : — 1. Aimant et
�403 fcussole.—2. Chaleur. Dilatabilité. Thermomètre. Ballon, lent. Fontes. Vapeur et machines à vapeur. Evaporation. Tosée et gelée, brouillards et nuages, pluie, neige et grêle, inducteurs de la chaleur. — 3. Chute des corps. Levier. ,ntre de gravité. Pendule. Horloge. Moulin. Jet d'eau, lyaux pour la conduite des eaux. Natation. Cloche du ongeur. Pesanteur de l'air. Baromètre. Siphon. Soufflet, mpe. Pompe à feu. — 4. Son. Echo. — 5. Lumière et ^nbre. Miroir. Crépuscule. Réfraction. Àrc-en-ciel. Verre dent. Lunettes. Longues vues. — 6. Phénomènes élec'ques. Orage. Télégraphe. — 7. Oxygène. Hydrogène. Rote. Carbone. Acide carbonique. Vinaigre. Ammoniac. Bu. Briquet. Eau..Les principaux aliments et épices. — "Préparation des sols. Fertilisation. Engrais. — N'oublie s, dit Schmidt, que l'étude attentive d'un seul objet, _ut mieux que la connaissance de mille qui ne seraient Bnnus que superficiellement. 5. Le français et l'anglais. Le français est introduit dans tes les écoles bourgeoises (secondaires des villes); l'aillais dans un plus petit nombre. La méthode Jacotot est Jivie dans quelques écoles, la méthode synthétique dans ■ plus grand nombre. On commence par de petites Brases, et l'on gradue les exercices de manière à exercer Bâtes les parties de la grammaire et toutes les difficultés B la langue. Les règles accompagnent les exercices. Des Bres de lecture complètent l'enseignement en mettant nfant en contact avec la langue vivante et en l'habint aux diverses formes du style. Des compositions joutent à la fin aux exercices de traduction, de lecture de mémorisation. Ahn, Mièville ont publié des cours de gue française. Georg, Ollendorf, etc., des cours de gue anglaise. 6. Les ouvrages du sexe. Ces ouvrages sont partout seignés dans les écoles de filles. Ils comprennent généement le tricotage, la couture, le raccommodage, croetage, tapisserie et broderie. . Gymnastique. Depuis Pestalozzi, tous les pédagogues
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ont compris que le développement physique du corps étai essentiel dans l'œuvre de l'éducation. La gymnastique ait mande, perfectionnée par John (1778-1852) et Clias, asm tout pour but le développement de la force musculaire etd la souplesse du corps. Les barres, le reck, l'échelle, la cord et le mât de cocagne, sont les instruments ordinaires cette gymnastique. Le suédois Ling (1776—1839) réagissat contre la tendance extrême de la gymnastique allemand a élargi le cadre des exercices corporels. La gymnastiqu suédoise considère l'homme dans ses différents rôles : est, dit-elle, sujet ou objet, et dans l'un et l'autre *• passif ou actif. De là quatre genres de gymnastique : 1 gymnastique pédagogique (les jeux), la gymnastique hj giénique, la gymnastique musculaire (défensive) et! gymnastique esthétique. La gymnastique pour les flli revêt un caractère en rapport avec la nature du sexe a! quel elle s'adresse. Des marches, des exercices de bon tenue, des rondes, le saut dans la corde, des exerci" d'équilibre, l'échelle horizontale et la balançoire, le pa nage, sont les exercices principaux inscrits sur son pii gramme.
g S, Des méthodes d'occupation.
Les Allemands ont rejeté l'enseignement mutu comme trop mécanique. Ce fait a eu pour conséqueii naturelle la division des écoles en classes généraleme peu nombreuses et placées sous la direction d'un se maître. Le maximum est fixé à 30 élèves, à 40, à 50, à suivant les Etats et la nature des écoles. Dans les grand localités, les classes ne renferment que des enfants de même année scolaire, ainsi de forces à peu près égal Ailleurs on réunit deux années, trois années, quatre a nées. L'impossibilité pour un maître d'occuper conveii blement des enfants de tout âge, sans renseignerai mutuel, oblige les localités qui n'ont qu'une école et qui maître à avoir deux écoles par jour, l'une pour les fi
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petits qui apprennent à lire et à écrire, et une autre pour les enfants plus avancés. Dès que l'enfant sait lire, écrire et calculer, on peut occuper les diverses divisions par des exercices écrits, ce qui donne le temps aux maîtres d'enseigner successivement dans les diverses divisions. Toutes les branches, d'ailleurs, n'exigent pas qu'on divise les enfants en sections. L'histoire sainte, le chant, l'histoire, la géographie, peuvent s'adresser à la classe entière, moyennant que chaque branche soit divisée en autant d'années qu'il y a de sections dans la classe et forme ainsi un cours complet, réparti sur tout le temps qu'un enfant passe dans l'école. Les parties du cours, sans doute, ne se suivent pas pour toutes les sections' dans l'ordre le plus logique, mais cet inconvénient n'est pas très-grand. Quand un cours devrait s'étendre sur 4 ou 6 années d'écoles, on peut ne le faire durer que deux ou trois ans. En géographie, par exemple, on prendrait une année la localité et les environs, une autre la patrie, et une troisième, la géographie universelle, puis on recommence le cercle. De cette manière chaque élève l'entend deux fois, ce qui n'est pas superflu. Le calcul et la langue sont au fond les seules branches qui exigent une division de la classe en sections, dès qu'on en a éliminé les petits. Le dessin et l'écriture peuvent se faire en commun. L'histoire naturelle est rarement enseignée dans une école à plusieurs divisions, mais dans cette branche on pourrait s'adresser à toute la classe. Dans les établissements qui renferment plusieurs classes et plusieurs maîtres, on préfère généralement, à cause de la discipline, le système par classe au système par cours. Celui-ci n'est admis que dans les classes supérieures, à cause de la difficulté de trouver des maîtres qui puissent enseigner toutes les branches d'une manière satisfaisante. On a essayé de perfectionner le système par classe en faisant monter le maître de classe en classe avec ses élèves. Arrivé au haut, il redescend pour recommencer une nouvelle évolution. Mais ce système est peu suivi. On n'est 23.
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guère partisan en Allemagne de la classification des élèves par cours. Les élèves d'une classe demeurent ensemble pour toutes les branches. Il est plus facile, de cette manière, de maintenir la discipline, surtout quand les établissements sont nombreux, et les inconvénients de ce système ne sont pas grands.
g 6. Principaux pédagogues allemands.
Dans ce qui précède, j'ai exposé les principaux résultats pratiques de la. pédagogie allemande. Mais ces résultats sont soumis à des systèmes nombreux, à des tendances diverses, à des buts différents. Cette partie théorique de l'éducation a pris en Allemagne des développements considérables. Je veux essayer de résumer dans cette revue des principaux pédagogues ce que cette théorie renferme d'essentiel et de caractéristique. a,
LES EMPIRIQUES ET PRATICIENS.
L'expérience est pour les pédagogues de cette première classe la source et la règle de la pédagogie. Leurs tendances, au reste, sont fort diverses. Dans cette catégorie, nous trouvons Sehwarz, Curtmann, Niemeyer, Dinter, Diesterweg, Wichard Lange, Denzel, Zerrenner, Scholz, Grsefe, Stephani, Sailer, Kellner, Overberg. SCHWARZ (1766-1837), dans son Lehrbuch cler Erziehung nnd des Unterrichts, et dans son Erzichungslehre, cherche les lois de l'éducation dans la nature de l'enfant; comme Pestalozzi, il trouve une harmonie parfaite entre les lois de la nature et les besoins éducatifs de l'homme. Le point de dépar t du développement, c'est la vie, qui est une force. L'homme n'est autre chose que cette force en voie de développement. L'éducation dirige ce développement et elle atteint son but, quand, en suite du plein épanouissement de la vie, l'homme a rencontré son type. Le but de l'éducation et de l'instruction est le rétablissement de l'image de Dieu dans l'homme.
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■CDRTMANN a retravaillé le système de Scliwarz sur la lise du christianisme positif. Son ouvrage couronné, die Mhule und dus Leben (l'Ecole et la Vie), est une des meilBures productions de la pédagogie allemande. ■NIEMEYER (1754-1828), dans ses Grundssstze der Erziehung md des Unterrichts, fait avec succès de l'éclectisme pédaBgique. Pour lui, le but de l'éducation est de développer Bmmanité dans l'homme, et il voit ce développement Bns le triomphe des bons principes sur les instincts Bauvais. Niemeyer se rattache, du reste, à Pestalozzi et HBasedow. IDINTER (1760-1831) a développé rationnellement les Bincipes et les procédés de la catéchisation, méthode (enseignement qui doit, selon lui, faire suite à l'enseiBement intuitif de Pestalozzi. L'intuition est essentielleBent propre à l'école élémentaire, la catéchisation aux Bgrés qui suivent. ■Voici les principaux préceptes renfermés dans ses Vor-
Jmglichsle Regeln der Katechetik : B1. Définition. — La catéchisation
est l'art d'instruire au Boyen de demandes et de réponses. ■ 2. Les qualités du catéchiste sont : la pénétration, l'esprit m sailhe, un vif sentiment de la vérité et de la moralité, ■ présence d'esprit, le goût, la flexibilité et l'agrément de H voix. Le catéchiste doit posséder en outre des idées Batiques sur la psychologie, la religion et les mœurs ; Bnnaître le sens des principaux passages de la Bible; Boir l'expérience des hommes et en particulier des enBnts; posséder un choix d'histoires véritables et de poé1s instructives; avoir des notions d'histoire naturelle; Bnnaître les institutions civiles et politiques ; manier sa Bngue avec facilité. Enfin pour atteindre son but, le catéBiste doit savoir : 1° faire des questions ; 2° utiliser les Bponses données ; 3° captiver l'attention ; 4° bien choisir, Bdonner, expliquer, démontrer, appliquer et présenter :1s matériaux de son sujet. 3. Des questions. — Les questions doivent être simples,
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claires, compréhensibles, non accompagnées de gestes . en indiquent la solution. Les questions qui ne demandei] pour réponse qu'un oui ou un non sont trop faciles et du vent être généralement évitées. On ne doit jamais les en) ployer pour obtenir des idées principales. Les questioi disjonctives, qui obligent l'enfant de choisir entre ou trois cas, sont préférables : elles sont propres à éveil! la réflexion chez les enfants timides ; mais on ne doit pi non plus les employer pour remonter aux idées principi les, attendu que l'enfant devine alors plutôt qu'il nepenst Les questions rémotives par lesquelles on écarte les ses représentations avant de développer le sujet réel son] convenables : elles excitent la réflexion et préviennent I malentendus. Les questions relatives aux objections l'on peut présenter exercent l'intelligence. Les questioi impropres qui commencent la phrase et la laissent aclii ver aux élèves doivent être évitées. 4. Manière de questionner. — Il vaut mieux questiona] les enfants d'après un ordre indéterminé, que l'un aprèj l'autre, parce que cela entretient mieux l'attention et facilite la catéchisation. Dans chaque leçon, chaque élève être interrogé plusieurs fois et aucun ne doit être sûr m instant de ne pas être interrogé. Les réponses 'collectif sont données par les têtes qui pensent rapidement ; elle compriment le développement des intelligences lente: mais souvent profondes; elles habituent les faibles à répondre sans penser ; elles occasionnent un bruit inutilee fournissent aux élèves distraits l'occasion de babiller m être entendus. D'un autre côté on ne saurait nier que le réponses collectives n'accélèrent la marche de la leçon e n'occupent un plus grand nombre d'élèves à là fois1. El général, les règles suivantes peuvent être recommandées Les questions faciles doivent être adressées de préfèrent!
t. On réunit les avantages des deux procédés lorsqu'on habitue le élèves qui ont trouvé la réponse à lever la main; le maître désigne aloc celui qui doit donner la réponse. Ceci peut se faire soit qu'on suive m certain ordre, soit qu'on n'en suive pas.
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ux élèves faibles. S'agit-il de résumer des notions généraes sur lesquelles on veut en édifier d'autres, on s'adressera 'e préférence aux plus habiles. Il faut toujours distriuer les questions d'une telle façon, qu'on soit à peu près ûr de recevoir une réponse juste1. Quand on ne reçoit as de réponse, la raison peut être cherchée : 1° dans 'obscurité de la question, dans ce cas il faut la transfor1er ; 2° dans l'inattention de l'élève : on s'adresse alors à n plus petit, à un plus faible, si le premier mérite d'être épris ; mais il ne faut pas abuser de l'humiliation ; 3° dans incertitude de l'enfant : le maître dans ce cas doit donerdes explications propres à lever l'incertitude ; 4° enfin ans la difficulté qu'a l'enfant à s'exprimer : le maître eut ici fournir une partie de la réponse et se contenter de 'autre partie. 5. De l'ordre à observer. — Quand on a choisi un sujet, faut déterminer aussitôt le but où l'on veut arriver vec ses élèves. On commence alors par la question la plus cile, si elle prépare l'intelligence des plus difficiles ; ou ar la plus difficile, si l'intelligence des autres en découle écessairement. Les diverses parties du sujet doivent être onsidérées d'abord successivement et à part, puis on éunit en un faisseau ce qu'on a ainsi préparé. 6. Des définitions. — Souvent le catéchiste doit définir faire définir, afin de donner de la précision aux idées. oute définition d'un objet doit renfermer les caractères ui distinguent cet objet de tous les autres. 7. Trois genres de catéchisation, la catéchisation propreent dite ou analytique, la méthode socratique ou catésation synthétique, et la catéchisation d'examen. La téchisation proprement dite ou analytique propose le ^ujetetle divise en ses parties essentielles qu'elle étudie une après l'autre et séparément.—La méthode socratique
Quelquefois, pour punir un élève négligent ou paresseux, il est bon lui adresser une question à laquelle on sait qu'il ne répondra pas. « questions nouvelles, étranges, insolubles sont bonnes pour réveiller curiosité et disposer à une plus grande attention.
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est essentiellement synthétique : elle consiste à faire trou- % r ver à l'enfant ce qu'on veut lui enseigner. Elle repose su; .sei;. ces trois points : partir de ce que l'élève connaît déjà: ;enîi ordonner ce qui est connu de façon que l'inconnu en dé-| lèv; coule de soi-même ; rattacher ses questions aux réponse la trouvées par l'élève, de telle manière qu'on lui fasse faii ■ ê à chaque réponse un pas vers le but. Pour réussir dans li| pt loi méthode socratique, il faut décomposer chaque idée idée pes éléments, considérer ceux-ci l'un après l'autre, de ma. nière à ce que l'un conduise à la découverte de l'autre. ■il pin S'agit-il, par exemple d'expliquer la notion exprimée lai le mot mammifère : On demandera : Le sang de la vachf est-il chaud ou froid ? La vache met-elle au monde des petits vivants ou non-vivants? Comment les élève-t-elle! ■on Indiquez-moi d'autres animaux qui ont le sang chad ei;.;. qui mettent au monde des petits vivants et qui les allaiEST] tent? Hé bien, ces animaux s'appellent mammifères (porte gmc mammelles). La poule est-elle un mammifère ? Pourquoi pas? La méthode analytique commencerait par dire 9 c'es qu'est un mammifère, puis.elle montrerait des exemplai d res renfermant les caractères indiqués. —La catéchisatm d'examen est celle qui a pour but de faire rendre compli des connaissances acquises ou de sonder les forces intellectuelles des élèves. Dans le premier cas elle se borne! faire répéter ce qui doit être su. Dans le second on faij des questions sur des matières plus ou moins connues l'élève et l'on voit s'il a l'habitude de comparer, de réfléchir, de remonter aux causes, de chercher les effets, tirer des conclusions, de rattacher les faits aux principe: généraux, etc. La catéchisation, développée par Dinter, ne tarda pas faire le tour de l'Allemagne, et pendant cinquante anslf mots catéchiste et instituteur furent à peu près synonyme: Aujourd'hui il y a une forte réaction contre la catéchisa tion. On lui reproche de ne s'adresser qu'à un élève à li fois, de ne développer que l'intelligence et de laisser cœur froid, de ne pas inculquer des connaissances posi
�411 D'un autre côté, on répond qu'elle est la forme ignement la plus propre à exciter et à maintenir tion, à exercer la réflexion et le raisonnement dans ves. Il faut ici éviter les systèmes absolus. Il est éviue les faits géographiques, historiques, etc., ne sauêtreenseignés parla catéchisation. Mais en histoire éographie, il est des faits qui, une fois connus, peuonner lieu à des comparaisons, à des jugements, à 'es, à des vérités générales, et ces faits fournissent atériaux propres à la catéchisation. Il ne faut pas us s'attacher absolument ni à la forme socratique, forme analytique, mais choisir dans le cas donné ui est le plus convenable. Le maître habile passe même leçon de l'enseignement direct à la catéchisous l'une ou l'autre forme et de la catéchisation à nement direct, suivant les besoins du moment. ERWEG (né en 1790), a combattu en faveur de l'aue de l'école, de l'indépendance de l'instituteur et de •té de l'enfant. Pour Diesterweg, instruire, developst élever. L'homme, pense-t-il, est dans la vérité, ses principes ne vont pas au-delà de ce qu'il con■ectement, dût-il être matérialiste et athée. Voici es aphorismes tirés de ses écrits pédagogiques : aître n'est pas au centre, aussi peu que les objets gnement; ce qui est au centre, c'est l'enfant; le est à la circonférence ; il est, avec les connaisqu'il veut inculquer, l'instrument et le moyen, uire, c'est exciter, et la science de l'instruction est ice de l'excitation. traction doit se rattacher partout à l'expérience de t, aux notions qu'il a acquises par voie d'intuition ; t s'appliquer à lui donner l'intelligence de ces nola faculté de les exprimer par la parole. oit aller d'abord du connu à l'inconnu. Plus tard, la marche contraire : on va du général au particula règle à l'exemple. idoit être mémorisé doit d'abord être compris et
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ensuite exercé jusqu'à ce qu'il demeure la propria l'individu et qu'il puisse toute sa vie en faire un libre et intelligent. L'enfant doit apprendre à s'exprimer avec facilif tout ce qu'on lui enseigne. Le maître ne parle quejiï qui est nécessaire pour exciter et développer. C'est! et non le maître qui doit apprendre à parler. Plus I parle et agit, plus l'enseignement a de valeur. Un institut de garçons doit se garder de deux à 1° D'épuiser les forces par trop d'enseignement, etî touffer la spontanéité et la liberté par une surveilla" une instruction trop anxieuses. Il faut que l'intellij ait non-seulement le temps de s'approprier tout cei lui présente, mais il faut encore qu'il lui reste des' de reste, à la libre disposition de l'enfant, quoiqra surveillance. L'enfant tenu trop étroitement, et l'étude et pour sa conduite, devient dissimulé et w tôt ou tard la nature se venge des violences qui lui»1 faites. Pour que le maître puisse éveiller et exciter l'ai des élèves, il a besoin de sérénité, de force dr principes, d'énergie dans la discipline. Il doit à pleine possession de son sujet, et enseigner libres sans le secours d'un livre. Toute espèce de leçon doit exercer l'intelligence faire faire des efforts vers de nouveaux développe Nous ne mesurons pas l'enseignement par le nomlï connaissances qu'il a inculquées, mais par l'exerça a donné à l'intelligence. L'école n'est autre chose f gymnastique de l'intelligence. Tout ce que dit Diesterweg du développement df Éelligence et du langage est excellent; mais corn deux points résument presque toute sa pédagogie, ci se trouve par là être fort incomplète. L'hommei seulement une intelligence à développer, il a ans cœur à former et une volonté à discipliner. Nousffi vons pas faire rentrer, avec lui. toute l'éducatif»
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struotion. Ne vouloir puiser ses connaiss&uces que s le domaine des choses sensibles, et proscrire îme il le fait dans son Pxdagogisches Wollen und Sollen, t ce que la révélation nous enseigne du monde surnael, c'est méconnaître les besoins les plus intimes et les s persistants de notre nature, c'est refuser au cœur sa rriture la plus consistante et à la volonté son plus me appui. ÏUEFE (né en 1798), dans sa Deutsche Volksschule (école ulaire allemande), s'élève avec force contre la culture mette et abstraite, préconisée par Diesterweg, Lange et te la gauche de l'école pestalozzienne. Cette culture, ditdéveloppe l'intelligence aux dépens du cœur et méconîtles besoins de la vie pratique. Il ajoute que cultiver omme en soi, est une absurdité, attendu qu'aucun mme ne vit pour soi seulement, mais qu'il vit aussi ur la société dont il est membre ; que le but de l'homme stpas d'exercer ses forces le plus possible, mais d'arer à la possession de biens meilleurs que ceux qu'il uve ici-bas ; et que puisque le développement de ses rces n'est pas le but de l'existence, ces forces doivent être nsidérées comme des moyens propres à atteindre le t proposé. « Celui, dit-il, qui ne s'applique qu'à développer les rces de l'enfant par l'exercice, confond le moyen avec but, et l'école qui ne se propose que de développer l'inlligence, ou qui fait de ce développement sa principale cupation, néglige sa principale tâche, savoir de mettre s élèves en état de remplir leur vocation. » STEPHANI (1761-1850), Bavarois, catholique, a combattu ja faveur de l'indépendance de l'école. Il a inventé la êthode de lecture sans épellation (phonétique), améoré les salles d'école, fait augmenter le traitement des nstituteurs, organisé les écoles scientifiques d'Augsourg, etc. KELLNER, ancien directeur d'école normale en Prusse, tholique, auteur d'ouvrages excellents sur l'enseigne-
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ment de la langue allemande, a publié des Aphorismes dagogiques et des monographies sur divers pédagogues, témoignent d'un christianisme sincère et tolérant, d' grande expérience de l'école et de vues sages et pratiqi en instruction et en éducation. SAILER (1751-1832), évêque bavarois, d'un esprit to rant comme celui du père Girard, a été surnommé ai| raison le Fénelon allemand. Sailer voit dans l'école un blissement d'éducation et dans l'instituteur un éducatal « On a imaginé bien des systèmes d'éducation, dit-il peu réussissent. D'après l'un on ne cultive que l'homi extérieur : il forme de belles tenues, de belles manièn une prononciation pure et élégante, et des pieds agi pour la danse. Un autre s'adresse essentiellement àj'ij telligehce : de ces écoles on voit sortir de grands raiso: neurs, d'inquiets prétentieux, qui ne trouvent jamais repos pour eux-mêmes et ne cessent de troubler la p des autres. Un troisième système développe de préférei la volonté : il produit des hommes bons et pieux, m bornés. Un quatrième cultive l'homme intérieur etexl rieur : il donne à la société de bons coeurs, des têtes ta iple des et des corps agiles. Un cinquième enfin cultive l'homij intérieur tout entier d'après l'esprit du christianisme, l'homme extérieur sur le fondement de l'homme intérien ce dernier système est celui qui produit les hommes meilleurs, les plus sages et les plus pratiques. Mais trouve-t-on ce genre d'éducation? » Sailer montre i l'homme vertueux n'a qu'un but, celui de rétablir enlij même l'image de Dieu. C'est dans ce travail de la ver qu'est renfermée la véritable éducation. « Si l'on ne tieî pas la nature animale sous la discipline, dit-il, l'homii] devient un sauvage, une brute ou une bête féroce. Si ne l'élève pas pour la vie sociale et civile, il ne sort de l'état barbare. Si l'on ne place pas son activité et sa Ion té sous l'empire de la conscience, les vices de la civ sation ou ceux de la brutalité ne manquent pas de le sul juguer. Une suffit pas de discipliner l'homme, de le cul
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'de le moraliser : il doit être aussi divinisé, c'est-à-dire é pour la vie divine, si l'on ne veut pas qu'il manque vie même de la vie. » 1er dit aux instituteurs : « Devenez meilleurs et la Issele deviendra aussi. » Son modèle d'un maître de %agne (Muster eines Landschullehrers) est basé sur belle pensée. « Le bon maître d'école, dit-il, est pt de pédantisme. Le pédantisme est ce qu'on peut 'e plus choquant, et cependant il est si commun, i maître modeste semble être un phénomène assez On peut du reste en juger d'après l'idée que je m'en 'our moi le maître modeste est libre de ce bas intéli lui fait fermer les yeux sur les défauts des enfants, iles parents lui font des cadeaux, et qui punit impi■lement les fautes des enfants pauvres ; il est libre de btiles chicaneries, qui sèment la division entre les TS et les paroissiens, et lui permettent de pêcher en rouble; il ne noircit pas pasteurs et communes en Élieu, dans le but d'établir sa domination; il est libre t esprit novateur qui regarde avec dédain les coutunciennes et qui ne veut partout que du nouveau, ement parce que c'est nouveau; il est libre de la jçnù veut fonder la morale sans le secours de la piété, e aussi de celle qui veut bourrer les jeunes intellis de connaissances qu'elles n'emploieront jamais; libre de la manie des petites âmes, qui s'imaginent (école va rendre l'Eglise inutile ! Chers amis, le besoin igionest indestructible! Il est libre de la soif des ances qui abandonne les enfants à eux-mêmes et urir après les plaisirs ; il est libre de la colère intée, qui s'enflamne subitement et frappe en aveugle; libre de ces mœurs rudes et grossières, qui ne savent les enfants que des demi-sauvages; il est libre delà se et de la nonchalence, qui font de l'école un lieu ui et un exercice de méchanceté ; il est libre de cette ur maussade, qui provoque la révolte chez les ts et les porte à se moquer de leur maître an lieu de
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l'honorer ; il est libre enfin de tout ce qui rend l'institut jai incapable de bien tenir son école. D'un autre côté, ■éc assez d'amour et de patience, assez de courage et d'i ligence pour bien élever la jeune génération. Il sait fane tout à tous et en particulier enfant avec les enfai afin d'en faire des hommes ; il sait punir avec séri quand il découvre le mensonge, le vol ou la méchanceli aimer avec sérénité quand le zèle et la discipline ne mandent d'autre stimulant que l'amour; il développe pensées justes chez ses élèves par des narrations el des questions; il dirige les bons du regard, les diffit par des réprimandes et les mauvais par des punitions, ne souffre aucune malpropreté chez les enfants et en de blesser la pudeur des plus âgés ; il éveille l'émulai et réprime les mouvements de la vanité et de l'orgue! sait distinguer entre les explosions innocentes de lai cité et les fautes véritables, entre la faute et les dét du caractère ; il regarde son école comme un petit! dans lequel la partialité ne doit pas décourager les fal et rendre arrogants les forts; il améliore le cœurp éclairer l'intelligence, et fortifie essentiellenent le sei ment religieux, afin d'assurer au cœur la pureté, etij tête la clarté; il entretient aussi en dehors de l'écolei rapports avec ses élèves, ce qui alimente la confiant! l'amour de part et d'autre; il leur apprend à connaître plantes vénéneuses, mais avant tout à détruire en eu plante empoisonnée de l'amour-propre et de l'égoïsm leur enseigne à planter des arbres fruitiers, maisl d'abord à devenir de nobles plantes dans la commua leur présente constamment ce qui est bien dans lel exemple qu'il leur donne, et lorsque la journée est( minée, et qu'il voit ses élèves se livrer à des ébats joy il se garde bien de s'en approcher avec la sombre m| d'un argousin. » OVERBERG (1754-1826), pédagogue catholique, s'esi sentiellement occupé de l'enseignement religieux (àllij ter, enWestphalie). Sa méthode était fondée sur Ibis»
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urla vie pratique. Il catéchisait volontiers et se sert aussi de la méthode socratique. Il était adversaire laré de la mémorisation inintelligible. La mémorisadu catéchisme, disait-il, est un tourment pour l'enfant me toute mémorisation avant que la mémoire ait été isamment exercée (l'auteur tombe ici dans un cercle eux); ce tourment d'ailleurs est inutile, les enfants ne ■ent aucun profit de ce qu'ils apprennent ainsi par r sans le comprendre ; mais il y a plus : ce tourment nuisible à leur éducation, car 1° il leur fait prendre haine et le travail de la mémoire et la religion qui coûte tant de peine ; 2° il leur fait croire qu'ils savent elque chose, quand ils ne savent que prononcer des ts, et que réciter beaucoup et savoir beaucoup c'est une le et même chose; 3e il étouffe en eux la curiosité de prendre quelque chose à fond et détourne l'intellice de la réflexion ; 4° enfin c'est là une des causes qui t que l'homme du peuple, et souvent aussi l'homme tivé, sont si ignorants en matière de religion et de Dans son enseignement, Overberg commençait ordinaient par un objet bien connu des enfants, mais étranr au sujet de la leçon. Bientôt cependant une leçon rtait de l'objet insignifiant, et lorsque l'attention était en éveillée, il entrait en plein dans le sujet, par des nsitions naturelles. Le ton de l'instruction était celui me conversation familière, les leçons découlaient sans ort les unes des autres, et toutes devenaient insinuans et claires par leur ensemble et par l'ordre dans lequel es étaient présentées. Les comparaisons et les exemples manquaient jamais. Mais rien n'égalait la cordialité Overberg; son âme toute entière était répandue dans ses structions. Des personnes de tout rang se pressaient ■ris son école pour l'entendre, et lorsqu'elles le voyaient miheu de ses élèves, qu'il avait l'habitude de ranger i demi-cercle autour de lui, il leur semblait voir le uveur au moment où il prononça ces belles paroles :
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Laissez venir à moi les petits enfants! Les étudiants théologie cherchaient à se pénétrer de sa méthode; savants admiraient la clarté et la simplicité de ses ei cations, la richesse des images et des exemples tirés! vie ordinaire ; tous étaient saisis de l'onction eélestl celui qu'ils entendaient. » Overberg nous a donné le se de sa force dans le passage suivant, trouvé clans sonj nal : « 15 janvier 1790. Ce matin je suis de nouveau fi l'école sans préparation suffisante (prière, méditatio ! son sujet). 0 Dieu aide-moi à me corriger sur ce po Je me fais illusion, quand je pense, cela ira bien, tu. ce que tu as à dire, et que je me dis : cette autre ai est plus pressante, et plus importante. Le manque préparation fait faire bien des fautes. L'enseigne devient sec, embrouillé, incertain, diffus; il jette la6 fusion dans l'esprit des enfants, empêche l'attention, 1 rend l'instruction désagréable ainsi qu'à moi-même, général, je dois me garder d'entrer dans trop de dél" d'être trop long, trop savant pour les enfants. Mieux f faire bien comprendre une seule vérité, que d'en exp: dix, sans qu'aucune soit bien saisie. 0 Dieu âide-d ,; faire des progrès dans la méthode simple, courte, cl et compréhensible de ton Fils bien-aimé. Donne-moi me demander d'abord : Cette leçon est-elle rié'cessal est-elle utile? N'y en a-t-il pas une plus utile à laqù je doive donner la préférence? Est-elle assez compréli sible pour les enfants ? Et dans quel but la leur donnes-! Quand il l'auront saisie, leur donnera-t-elle autre du qu'une apparence de savoir? Dans ce cas, il faut la met de côté. Est-elle pour le moment la plus utile que puisses proposer? » — Overberg travailla avec le mé amour et la même conscience dans le séminaire épiscof' On peut juger de l'importance qu'Overberg donnait à formation des régents par ces paroles qu'il prononçai mai 1825, lors de l'ouverture du séminaire de Bùren:«! puis maintenant mourir tranquille, le séminaire me rêï placerai » U voulait des instituteurs bien instruits.
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berg s'est aussi occupé de la formation d'institutrices. s institutrices, disait-il, ont reçu de la nature plus de que les hommes pour diriger, pour instruire, el ut pour élever les jeunes filles, et pour leur inspirer jœurs et des sentiments féminins. » b. LES PSYCHOLOGUES (ET ANTHROPOLOGUES). s psychologues (et anthropologues) sont des pédago■ philosophes, qui veulent fonder la science de l'édun sur la connaissance de l'âme et de l'homme. Ce in est parfaitement fondé en théorie ; mais comme la pratique, la connaissance de l'âme s'acquiert l'observation, les psychologues se trouvent en litive sur le même terrain que les empiriques : l'ob■ation demeure pour eux, comme pour les autres, la ■evoie ouverte vers la connaissance de l'âme. HERBART (1776-1841), enseigne que l'âme est le siège os idées, de nos représentations. En elle-même, elle impie et immuable. Il appelle esprit l'élément muable l'âme est le siège, c'est-à-dire nos idées, nos sentits. Le moi, le sentiment de la personnalité, est une ésentation, et comme telle, il doit être placé dans rit. « L'opinion qui voit dans l'âme diverses facultés, dit-il, un mythe (fable) psychologique. » Penser, ir, vouloir, ne sont que les diverses puissances (forces) •'esprit, et les rapports de l'âme avec les choses. Ce n appelle imagination, mémoire, intelligence, sentits, désirs, raison, volonté, etc., ne sontque les divers s de l'activité spirituelle dans leurs rapports entre eux vec l'âme. En faisant de l'âme un être simple, imble, sans organisme, et de l'esprit une masse de ésentations muables et diverses, mais simplement s leurs formes èt leurs rapports, Herbart a considéraent simplifié la psychologie. On peut, avec Herbart n école, contester l'existence objective, organique, facultés: mais cette école s'est jetée dans une voie
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trop étroite, en ne recevant comme vraies que les que nous recevons par nos sens physiques. Cette psji, lYt logie conduit au matérialisme. des STOY, partisan de la psychologie de Herbart considè û pédagogie comme une science à part, qui reçoit tribt et c toutes les sciences et en retour profite à toutes. Eller 3iffi des lois de l'éthique, des lumières et des directions! mci psychologie et de la théologie; la jurisprudence lui j obie son concours dans son action sur les rapports sociau: médecine lui fait connaître la manière la plus avantaj de traiter l'homme physique en vue du développemeit l'homme intérieur; la politique ouvre des voies activité. Et réciproquement : la pédagogie ouvre à l'élijlam tout un champ d'activité morale ; à la psychologie, * fournit des questions et des solutions de problèmes; feu donne des conseils indispensables à la théologieprati rési elle ouvre à la jurisprudence des horizons nouveaux cou le domaine civil ; elle fournit à la médecine des fai ce ( des observations pour de nouvelles recherches ; enfin ma aide à la politique à alimenter et à enrichir les soi ma de la prospérité nationale. Vin BENEKE (1798-1854), dans sa psychologie, part deI ter périence et de l'observation et non d'un principe, d cor hypothèse, comme Herbart et ses partisans. Pour lui! I n'est pas un être simple, mais une pluralité de foj sai coordonnées, non dépendantes de facultés fondai» sei: les : il n'y a pas une imagination, une intelligence, cel volonté, etc., mais une infinité d'imaginations, d'inli rai gences, de volontés. « Nous voyons, dit-il, le mêmeli de me, bien comprendre une chose et mal une autre, vo«| deune chose énergiquement et l'autre mollement, ( l'w comment expliquer cela par le fait d'un seule intelligs les d'une seule volonté ? » « Le même homme conçoit et rel de; avec une extrême facilité certaines choses, mais il oubli (fa les noms ; ou bien ce sera les noms qu'il retiendra fa: nu ment, tandis qu'il oubliera les nombres, et ainsi de suit la L'âme (ceci est l'hypothèse de Beneke), dit-il, renfeil se ve
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-ers organismes ou systèmes : Les uns se rapportent à s organes déterminés, à la vue, à l'ouïe, à l'odorat, au ût, au toucher ; les autres s'étendent au corps tout entier constituent le sens vital; ils se distribuent dans les erents muscles, pour leur communiquer le mouvent. Quand ces systèmes sont frappés, excités par des ets extérieurs, nous éprouvons des sensations. Quand la sation correspond à la force, à la capacité du système cité, il en résulte une conception. Quand l'excitation est p faible, elle produit du déplaisir, quand elle est pleine, e fait naître le plaisir, et quand elle est trop forte, elle ène la satiété ou la lassitude. La satiété et la lassitude oduisent ensemble la douleur. Quand plusieurs concepns s'unissent en vertu de leurs rapports naturels, il en suiteunenotion (idéed'une seule chose). Quandlesmêmes nceptions se répètent sur plusieurs objets, l'âme forme qu'on appelle une idée (l'idée de plante, d'animal, de aison, résulte des notions de plusieurs plantes, aniaux, maisons). Les idées ensemble, constituent Y esprit, ntdligence. Quand une nouvelle observation vient s'ajouàune idée, l'âme tire une conclusion. La somme des nclusions est le raisonnement. D'après cette psychologie, qui rappelle le traité des sentions de Condillac, l'éducateur doit partir du monde nsible afin de produire dans l'âme des sensations et par lles-ci des perceptions, puis des notions, des idées, des isonnements. L'éducation qui s'occupe essentiellement la culture des sentiments et du caractère (volonté), vient, dans ce système, une seule et même chose avec 'nstruction qui s'occupe des impressions et des idées; car s sentiments, le caractère et les idées, naissent les uns ■s autres. Le développement de l'âme étant ainsi identi^ e avec les impressions, les notions, les idées, les sentients et le caractère, la culture formelle des facultés et culture substantielle (acquisition de connaissances), ne distinguent plus l'une de l'autre : connaissance et déeloppement, pensées (sentiments) et facultés, sont idea* 24
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tiques. Le système de Beneke rend l'homme tout à | dépendant du monde extérieur, et par conséquent il soumet à une sorte de fatalité : le cœur et la volonté i ont pas une place indépendante et libre, et l'intelligei elle-même est dépouillée des idées innées en faveur di iraelles les philosophes spiritualistes ont si souvent pai et écrit. GALL (1757-1828), célèbre médecin et naturaliste, a reji la psychologie qui considérait les sensations, les notioi les idées, les désirs, les penchants, les passions, comij des facultés primitives, et établi, que ces divers phénom nés psychologiques, ne sont que des manifestai diverses des facultés fondamentales de l'intellect, du » liment et de la volonté. Il a aussi établi une distincti rationnelle entre la faculté et ses manifestations. Suivi G-all l'homme posséderait 27 facultés fondamental! 1° l'instinct de la reproduction; 2° l'amour de la pro>j niture; 3° l'attachement; 4° le courage ou instinct d« défense; 5° le penchant à la destruction ou au meurt 6° la ruse ; 7° l'instinct de la propriété et le penchant vol; 8° l'orgueil; 9° la vanité; 10° la circonspection; 11' mémoire des choses; 12" le sens des localités; 13° lamj moire des personnes ; 14° la mémoire verbale; 15° le sa du langage ; 16° le sens du rapport des couleurs et le talc de la peinture ; 17° le sens des rapports musicaux outak de la musique; 18° le sens du rapport des nombres,! 'talent mathématique; 19° le sens de la mécanique et. talent de l'architecture; 20° la sagacité comparative;! l'esprit métaphysique; 22° l'esprit caustique ou de sailli 23° le talent poétique ; 24° la bienveillance et le sentira du juste; 25° la mimique; 26° le sentiment religieux;!i la fermeté. Toutes ces facultés, réunies dans le cervea y occuperaient une place particulière, e t se manifesterait dans le cas d'absence, de faiblesse ou de développer* extraordinaire, par des dépressions ou des bosses à surface du crâne. De là le nom de phrénologie donné la science qui consiste à déterminer les facultés et li
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linations par l'examen du relief du crâne. 6-all assigne penchants les parties latérales et postérieures-inféures de la tête ; aux sentiments les parties supérieu; aux facultés intellectuelles, le front et son contour, r fonder son système, Gall fit de nombreux voyages, mina et recueillit une foule de crânes. Mais encore on ne puisse révoquer en doute que la forme générale crâne ne soit en relation avec les talents, les facultés es passions d'un individu, cependant on ne saurait se au relief extérieur d'un crâne pour déterminer avec ctitude le caractère, la conduite, les sentiments et les nts d'un homme. n peut, par certains côtés, rapprocher Lavater de Gall, ~ater, dans sa physiognomonie, prétend déterminer les chants et les facultés par la forme de la figure, comme lpar celle du crâne. Ici aussi, il y a des traits signitifs, mais la difficulté est de les distinguer et de savoir r donner leur juste valeur. Un instituteur peut tirer jelques indications de la phrénologle et de laphysiognoBnie, mais il doit se garder de baser là-dessus ses procédés lagogiques. IHARLES SCHMIDT, dans son Livre d'éducation (Buch der iehung), s'annonce comme le représentant d'une nouleécole, delà pédagogie anthropologique, « qui considère omme comme l'unité organique de la nature et de l'est, comme le représentant du cosmos (la création), parlant tous les degrés de l'animalité, depuis le reptile, qu'à l'être conscient de Dieu et de lui-même, traverit des mondes (sphères) divers, dont les rapports sonf plus en plus variés et multiples, d'abord la vie intrairine, puis la famille, la société, l'humanité, et échanfflt enfin l'existence tellurienne (terrestre) contre l'exisice cosmique, le temps contre l'éternité. » J homme, d'après Schmidt, se divise d'abord en corps et B>rit : l'un ne se développe pas sans l'autre, mais l'esprit ■ le centre de la vie humaine. Comme le corps, l'esprit D un organisme, mis en activité, déwj^ppé, modifié par
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le monde extérieur qu'il s'assimile. Il renferme trois s tèmes fondamentaux : celui de la pensée, celui de I volonté et celui du sentiment. Chaque système est t composé d'organes. Le système de la pensée renferme! organes, 1° de l'espace et du temps (sens des formes, i grandeurs, des poids, des lieux, des couleurs, des m, bres, des objets, du temps et des faits); 2° des diversl lents : talents de construction, d'ordre, des sons (musicpi de l'imitation, des réparties et de la parole, et 3° de pensée proprement dite : la comparaison et la conclus:; — Le système du sentiment renferme, 1° le sentirn personnel : la fermeté et l'amour propre ; 2° le sentirn de dépendance : approbation, prévoyance, bienveillai probité, idéalité, crédulité, espérance et sentiment' Dieu. — Dans le système de la volonté, nous trouvons 1° l'instinct de l'espèce : amour sexuel, amour des enfan attachement; 2° le besoin de conservation personnelle:i tachement à la vie, besoin de nourriture, besoin du secr; instinct des combats, de la destruction, besoin d'acquêt 3° instinct de la sociabilité et de la concentration. Chacun' ces systèmes, et dans chaque système, chaque orgafaculté ou instinct, se développe quand il est mis enu sure de s'approprier et s'assimiler l'objet qui lui corr pond dans le monde extérieur (extérieur à la faculté s'exerce). Le premier degré de l'activité, dans le systè de la pensée, s'appelle sensation, dans le système dus timent, émotion, dans le système de la volonté, instk En augmentant progressivement, la sensation devient présentation, puis imagination; l'émotion devient sentirn puis enthousiasme; l'instinct devient désir, puis passion. L'activité commune de l'organisme de la pensée s'appe intelligence et son produit pensée (la plante, l'animal si des pensées); le caractère commun à tous les actes l'intelligence est la réflexion. L'activité commune de l'or; nisme de la pensée et des facultés supérieures du sentime s'appelle raison et son produit idée (idée de l'amour, de beauté, de Dieu]. Enfin quand les idées dominent lesi
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nets, l'homme est libre, moral : il est en harmonie avec i-même, en harmonie avec le monde, en harmonie avec ieu. Pour établir cette harmonie qui est le but de l'éducaon, il faut exercer tous les systèmes harmoniquement, acun avec les objets qui lui correspondent dans le onde, suivant les lois de l'excitation et de la solidarité ître les facultés. Ces lois sont, pour l'excitation : approbation de l'excitant à la faculté, répétition et gradation ns l'intensité; pour la solidarité : les facultés semables se fortifient l'une l'autre, les facultés opposées affaiblissent réciproquement. Dans l'observation des lois e l'excitation et de la solidarité (ou non solidarité), dit . Schmidt, est renfermée la science de l'éducation, et espoir d'améhorer l'homme mauvais, de le conduire à la érité et à la liberté morale. Ce système est beau et grand, mais l'homme n'a pas ulement besoin d'être développé, il faut avant tout qu'il it relevé. Le système de Schmidt me paraît incliner ers le panthéisme.
C. LES THÉOLOGIENS.
Les théologiens cherchent les fondements de la pédaogie non-seulement dans l'observation de la nature de enfant, mrais encore dans leurs principes théologiques, our eux, la vérité est dans le christianisme, qui possède clef des mystères de la nature et de la destinée humaine t le seul moyen capable de conduire l'homme à ses fins, es théologiens se divisent en catholiques et en protes nts. Parmi les premiers, nous trouvons Dursch, et parmi s seconds, le docteur Palmer, luthérien. DURSCH (né en 1800), dans sa Pédagogie ou Science di éducation sur le terrain de la foi catholique (Paedagogik der Wissenschaft der Erziehung auf dem Boden des kaliolischen Glaubens), s'applique à démontrer que, comme ors de l'Eglise catholique il n'y a point de salut, de lême hors de cette Eglise il n'y a point d'éducation pos24.
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sible. Ce n'est que dans la révélation, dit-il, qu'on trouve une connaissance vraie et complète de l'homme ; elle seuls nous fait connaître notre destinée, et d'elle seule, pat conséquent, on peut faire découler une véritable science de l'éducation. La pédagogie chrétienne fait connaître l'état de l'homme après la chute, son besoin de salut, e| les moyens de le ramener à sa destination par Jésus Christ. L'humanité, la liberté au profit du bien et du hou, l'image de Dieu, que la pédagogie moderne proclame comme différents buts de l'éducation, n'ont de véritable sens que sur le terrain du christianisme. La vraie humanité, la vertu et l'image de Dieu, n'ont été réalisées qu'en Jésus-Christ, et le seul établissement d'éducation esl l'Eglise, fondée sur Jésus-Christ. La vraie culture est obtenue quand le cœur de l'homme est pénétré et vivifié pat le Saint-Esprit. Je n'ai rien à objecter à la pédagogie de Dursch, si ce n'est que je ne saurais, comme lui, donna à une seule Eglise, le monopole d'une bonne éducation. Le docteur PALMER (né en 1811), professeur de théologie à Tûbingen, dans sa Pédagogie évangélique (Evangelische Psedagogik), envisage l'éducation sous le même point de vue que Dursch, avec cette différence qu'il est luthérien, L'école est pour lui du domaine de l'Eglise, encore qu'elle doive tenir compte des droits de la famille et de l'Etat; el la pédagogie est à ses yeux une branche de la théologie, Celui qui a dit à Pierre : « Pais mes brebis '. » lùi a aussi dit : « Pais mes agneaux! » Comme Dursch, Palmer voil dans la grâce baptismale le commencement et le moyen de la vraie éducation chrétienne. Ce n'est pas que Palmet pense qu'en dehors de l'église luthérienne, il n'y ait pas d'éducation chrétienne possible, mais comme le christianisme se produit partout au sein d'un organisme ecclésiastique, il faut que l'école soit ou subordonnée on coordonnée, en tout cas pénétrée du même esprit que cet organisme. Palmer divise sa pédagogie en trois parties : la.pédagogk proprement dite, l'éducateur et les institutions de charité.
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La pédagogie proprement dite a une partie idéale et e partie pratique. Dans sa partie idéale, la pédagogie détermine en preier lieu, le but de l'éducation, ce que Palmer appelle le incipe télèologique. Ce but est celui que saint Paul indiiait à Timothée (2. Tim. 3. 17.) : Rendre l'homme de 'm accompli et formé pour toute bonne œuvre, les mots mrne de Dieu désignant la réconciliation de l'homme ec Dieu, l'homme sanctifié par Dieu et ainsi la vraie manité et l'image de Dieu rétablie dans l'homme, ainsi vraie divinité communiquée à l'homme. Dans ces contions, dans ce relèvement de l'homme par l'Hommeieu, l'homme est rendu capable de fournir une existence ile et il parviendra à la vie éternelle. La pédagogie, dans sa partie idéale, détermine en sendlieu la nature de l'enfant qu'elle est chargée d'éler, soit le principe anthropologique. Palmer commence r rappeler et établir la doctrine de l'Eglise sur le péché iginel. L'homme est une créature déchue qu'il s'agit de lever. Par péché originel, il ne faut pas cependant enndre une corruption totale de la nature humaine, mais utôt une force mauvaise qui nous fait faire un mauvais sage de nos facultés, qui nous fait pécher. L'homme, ans son essence, est toujours à l'image de Dieu, mais les aits de cette image sont obscurcis et ses facultés ont été étournées de leur voie normale. Pour relever l'homme, Eglise chrétienne lui offre la grâce divine, qui est le ul remède efficace contre le péché, et elle la lui offre dès n entrée dans la vie, dans le sacrement du baptême. Enfin, la pédagogie idéale renferme un troisième prin'pe, le principe méthodique, qui sert de lien entre les eux autres et que Palmer formule par le mot de sagesse. ette sagesse, chargée de conduire l'enfant à Dieu, est vant tout un don, une grâce, que rien ne peut remplaer; elle est ensuite une connaissance des voies de Dieu et expérience des choses de la vie. La partie pratique de l'éducation est pour Palmer :
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i* une discipline d'amour, chargée de régler la vie animale de l'enfant, ainsi que ses rapports avec ses parais eb les autres membres de la famille, avec ses camarades, avec la commune et l'Eglise, avec la société et l'Etat, aw l'art et la nature, enfin avec lui-même (légèreté, houneur, pudeur, liberté, vocation particulière). Les moyen de cette discipline sont la parole, l'exemple, les ré» penses et les punitions. — 2° Une discipline de twiSj chargée de lui montrer le bon chemin d'après des principes vrais et en harmonie avec ses besoins. Dans la partie consacrée à l'éducateur, Palmer examine le caractère de la vocation d'instituteur, les qualités et la culture de ce dernier, l'organisation de l'école et les branches d'enseignement. Palmer est en principe hosi à l'institution des institutrices. Ce n'est que depuis pu d'années que l'on a commencé à les employer dans les écoles publiques. On pensait qu'elles ne pouvaient enseigner avec méthode, et que l'obligation de commande! faisait violence à la nature féminine. Ce qu'il y a de certain, c'est que la femme est moins libre en Allemagne qu'en Suisse, en France et en Angleterre, et surtout beaucoup moins qu'aux États-Unis, et que le nombre des institutrices, dans ces divers pays, est en proportion du degré d'émancipation de la femme. En Amérique, oi l'émancipation de la femme est la plus complète, 01 trouve beaucoup plus d'institutrices que d'instituteurs, Les institutions de charité dont parle Palmer sont celle; que nous avons passées en revue dans le chapitre sur les écoles allemandes. Parmi les pédagogues allemands qui professent à peu près les mêmes principes que Palmer, je citerai HamiA, Zeller, deBeuggen; Stem, directeur de l'école normale île Gaiisruhe; Blochinann, Bormann, Thilo, directeur d'école normale en Prusse; Vœller, directeur d'école normale e» Wurtemberg, etc.
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t. 13c quelques autres auteurs qui ont écrit sur ta pédagogie, et lui ont fait faire des progrès en Aile* magne.
Outre les pédagogues que nous venons de passer en revue. l'Allemagne compte un grand nombre d'auteurs célèbres, qui, sans être mis au rang des éducateurs proprement dits, méritent cependant d'être mentionnés. Nous les diviserons en quatre classes : les philosophes, les poètes, les historiens, les hommes d'Etat et les médecins.
LES PHILOSOPHES
La pbilosopbie s'est beaucoup occupée, en Allemagne, d'éducation. Kant (1724-1804) a laissé des travaux psychologiques qui ont été exploités par les pédagogues, en particulier par Niemeyer, Schwarz et Stephani. — Fichle (1762-1814) s'est fait l'avocat de l'éducation nationale. — Schilling (1775-1854) a substitué en psychologie les caractères de l'espèce à ceux de l'individu. Dans son système, l'existence appartient plus à l'espèce qu'à l'individu, et l'éducation doit s'appliquer à développer dans l'homme l'idée de l'espèce. Wagner et surtout Graser ont développé la psychologie panthéiste de Schelling. L'espèce substituée à l'individu dans le système de Schelling est remplacée par la divinité dans Graser. Le but de l'éducation est donc de développer dans l'homme le divin, l'idée de Dieu, dans laquelle vit l'espèce et chaque individu en particulier. La personnalité, comme on le voit, s'efface dans ce système pour se perdre dans le sein de la vie universelle, que les panthéistes décorent du nom de Dieu. — Hegel (1770-1831), dans un langage qui ressemble à celui du christianisme, se perd dans un panthéisme éthéré. Rosenkranz, Anhalt, Deinhard, Kapp, Thaulow ont donné différents développements à la pédagogie de Hegel. Schleiermacher (1768-1834) pense que l'école chargée de diriger le développement de la société ne doit s'occuper que des in-
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térêts communs à tous. D'après ce principe, l'enseignement religieux, qui sort du domaine commun, doit demeurer dans le sein de l'Eglise, comme certaines choses restent dans le sein de la famille.
LES POÈTES.
Les poètes ont fourni à l'éducation des matériaux précieux. Lessing a fait ressortir l'importance de la langui allemande, de la science, de l'art et des mœurs. Schillen relevé la vocation de la femme et répandu le goût du beau et de la liberté. Herder a arboré le drapeau de Yhumanili dans le champ de l'éducation. Nous sommes des hommes, dit-il, avant d'être des professionnistes. Enfin, Jean-Pai Richter a idéalisé l'éducation dans sa Levana.
LES HISTORIENS
L'Allemagne a produit plusieurs historiens de la pédagogie. Les principaux sont : Cramer, qui a écrit sur les peuples anciens ; Ch. de Raumer, Ch. Schmidt, Schwan,
Niemayer et Ludwig.
LES HOMMES D'ÉTAT ET LES MÉDECINS.
Deux hommes d'Etat, Zacharix etJul. de Soden, ont publié : le premier, une Education du genre humain par l'Etat; l'autre, une Education nationale. Parmi les médecins qui ont écrit sur la pédagogie, au point de vue sanitaire ei hygiénique, nous citerons Heinroth, Krauss et Millier. — A ces noms, nous pouvons joindre celui du prélat Kapfj] qui a publié un petit ouvrage sur les péchés secrets et la manière de les prévenir et de relever les jeunes gens des deux sexes infectés d'onanie. Ce petit ouvrage a été traduit en plusieurs langues, en particulier aussi en français, par l'auteur de cette histoire, sous le titre de : Voix d'ae vertissement (L. Meyer, libraire, à Lausanne, 2 édition].
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§ 8. Appendice :
NOTE SUE LES ÉCOLES NORMALES ALLEMANDES.
Les écoles normales allemandes ont pris, dans les derniers temps, un développement intéressant. Voici quelques données que j'ai recueillies dans un voyage en Allemagne (1876). Le temps des études est fixé à trois ans et dans quelques États à quatre (en Saxe à six ans) ; mais, pour entrer dans les écoles normales, il faut avoir suivi une école supérieure. La plupart des Etats possèdent pour les élèves-maîtres des écoles préparatoires. Durant deux années, les élèves normalistes, ou séminaristes comme on dit en Allemagne, continuent à compléter leurs connaissances ; mais la troisième, du moins dans quelques Etats, est tout spécialement consacrée à la pédagogie pratique dans les écoles modèles annexées aux écoles normales. Voici comment les élèves sont exercés à l'enseignement en Prusse et en Wurtemberg. Chaque élève doit donner de 6 à 10 heures de leçons par semaine. En Prusse, chaque maître exerce les élèves à l'enI seignement et à la tenue de l'école dans les branches qu'il enseigne. Pour cela, il est tenu, d'abord, de donner à son enseignement la forme qu'il doit revêtir dans l'école primaire ; ensuite il est chargé de faire connaître aux élèves les méthodes d'enseignement des branches dont il est chargé ; enfin, il doit les diriger dans la préI paration de leurs leçons, leur faire donner, en présence de leurs condisciples, des leço?is d'épreuve, et les critiquer ensuite. En Wurtemberg, le directeur de l'école modèle et son aide sont spécialement chargés de cette pédagogie pratique. Dans une école normale que j'ai visitée, chaque élève a un cahier dans lequel il doit écrire tout au long ses leçons, avec demandes et réponses, et cela d'après un plan fait avec soin. J'ai vu de ces cahiers, dans lesquels les leçons étaient remarquablement bien préparées. Les Wurtembergeois pensent que leur méthode est préférable à la méthode prussienne. Elle doit naturellement introduire plus d'ensemble dans les exercices ; mais la méthode prussienne a l'avantage d'obliger tous les maîtres à se familiariser avec l'enseignement primaire et à s'occuper de pédagogie. Dans d'autres Etats, on consacre moins de temps au côté pratique de la pédagogie. L'enseignement des diverses branches ne présente pas, en
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Allemagne, de grandes différences avec celui que l'on trouve 9 France, sauf dans les méthodes d'enseignement. La gymnastique le chant et la musique y sont cependant poussés plus loin. Jj gymnastique s'y fait avec une précision, un ensemble de ruouvs. ments tout militaire. Eien n'est négligé non plus pour cetti branche. Les locaux destinés aux exercices sont souvent grau, dioses, et chauffés en hiver. A Carlsruhe, la salle de gymnastiqu est un monument d'art avec les dimensions d'une cathédrale. It chant et la musique sont aussi cultivés avec le plus grand soin. En Prusse, on donne une grande attention à l'expression. I; chant, à Neuwied, est élevé à la hauteur d'une déclamation musicale. Dans le Sud, le chant est moins parlé, mais l'hara» nie est pleine et riche. Le piano et l'orgue jouent aussi un grail rôle dans toutes les écoles normales allemandes, comme aussi is violon. Les Allemands accordent à la musique environ le quart du temps consacré aux études. Les écoles normales en Allemagne sont érigées en internats; mais ces internats ont un caractère particulier. Les élèves prennent pension chez un traiteur, qui habite dans une aile il l'établissement ; le directeur, et en Prusse trois maîtres principaux, ont aussi leurs logements et ménages particuliers dans h parties distinctes et séparées de l'établissement les élèves, enfin ont des chambres d'étude, où ils travaillent par groupes de 8 à 10, ils ne vont dans les classes que pour les leçons. — Une vastl salle, nommée Aula, sert aux grandes réunions et aux exercitii de chant. Après le dîner et le dimanche après midi, les éleva peuvent sortir librement. Comme on le voit, l'internat normalisli n'est pas une centralisation de toute la vie de l'établissomei sous un seul chef : c'est un rapprochement de plusieurs orgi nismes en vue d'un but commun. Les écoles normales prussiennd sont, sons ce rapport, organisées supérieurement.
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§ 1. Introduction et plan.
La pédagogie française n'est pas, comme la pédagogii allemande, sortie dirsptement des travaux de Pestalo/i
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ependant Girard, Naville, M Necker, Jullien, Cousin, authey, Guimps, se sont inspirés des principes du rand pédagogue suisse, et ont exercé et exercent encore ne influence marquée sur le développement de la pédaogie française : les ouvrages d'enseignement deviennent eplus en plus gradués et rationnels, les méthodes s'aéliorent, le vieil empirisme s'en va peu à peu, quoique ,11 règne soit encore fort étendu. Espérons que le temps 'est plus éloigné où la pédagogie française, unie aux •rincipes rationnels de l'Allemagne et aux procédés pra'ques (fondés sur la liberté et la spontanéité de l'élève) es Anglais, sera revêtue des qualités les plus solides. Dans ce chapitre sur la pédagogie française, je corn» ..encerai par raconter la vie et expqser les principes de ■ois grands pédagogues, Jacotot, Girard et Naville, qui ont comme les précurseurs et les promoteurs du mouveent pédagogique actuel. J'exposerai ensuite ce mouvelent et l'état de l'instruction publique dans les pays de "ngue française. Enfin, je passerai en revue les princiaux auteurs et pédagogues qui ont publié des ouvrages 'éducation, et je terminerai par un coup d'œil général ur la pédagogie française. g
2. JacetoSs
Jacotot naquit^ Dijon en 1770. A dix-neuf ans, il fut ommé professeur d'humanités au collège de sa ville nalale. En 1791, il s'engagea comme volontaire dans le bataillon de la Côte-d'Or, où ses talents le firent élire capitaine d'artillerie par ses camarades. Il fut nommé, en 1794, substitut du directeur des études de l'Ecole centrale les travaux publics, depuis appelée Ecole polytechnique, et lassa de là à l'Ecole centrale de Dijon, où il enseigna luccessivement les langues, les mathématiques et le droit ; 1 devint député de cette ville pendant les Gent-Jours, et e retira à Louvain après 1815. Nommé en 1818 lecteur e langue et de littérature françaises à l'université 25
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cette ville, puis directeur de l'Ecole militaire de Belgiq a( où il appliqua avec succès sa méthode d'enseignement' rentra en France en 1830 et mourut à Paris en 1840.0 ti de lui -. Enseignement universel, Langue maternelle, r v ain, 1822, 1 vol. ; Langues étrangères, ibid., 1828, 1 vol: Musique, Dessin et Peinture, ibid., 1824, 1 vol.; Mathèm tiques, ibid., 1827, 1 vol. ; Droit et Philosophiepanècaslii^ Paris, 1837, 1 vol. Il créa, pour propager ses idées, Journal de l'émancipation intellectuelle. C'est à Louvain que Jacotot écrivit son Enseignent universel, dans lequel il développe sa méthode. Le succl de cet ouvrage fut immense. Bientôt des établissement s'ouvrirent à Bruxelles, à Anvers, à Louvain et dans d'an très villes, pour y faire l'essai de la méthode nouvel. Des Français, des Anglais, des Américains accoururent! Louvain pour l'étudier. Les journaux étaient rempli d'articles qui la recommandaient, la discutaient oulati prouvaient. Jacotot a posé trois principes qui ont été l'objet de pt lémiques très-animées : Tous les hommes ont une égale intelligence; Tout homme a reçu de Dieu la faculté de pouvoir s'instnin lui-même; Et, Tout est dans tout. En posant le principe de l'égalité des intelligences, Ja» tôt n'a pas prétendu que l'on pût élever tous les homme au même niveau, parce que, dit-il, la volonté n'est pas égale chez tous. Mais il pensait qu'en déterminant l'action de celle-ci on pourrait réaliser cette égalité. Baimer dit qu'il ne vaut pas la peine de réfuter ce principe. Quant à moi, je pense que les inégalités qui nous frappent sont, en bonne partie le résultat des circo» tances particulières au milieu desquelles les hommes st développent. Chez les Peaux-Rouges je serais devenu m sauvage; parmi les Caraïbes, un cannibale? Mais pourquoi ne suis-je pas né chez les Peaux-Rouges ou chez les Cu^'es, dans un autre lieu ou dans un autre temps!
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ourquoi mes sens ne sont-ils pas obtus comme ceux e l'idiot?,Qui est-ce qui a déterminé à l'avance ces irconstances et produit par là ces inégalités ? D'un autre "té, il est bien vrai que ma volonté est libre et que, dans s circonstances données auxquelles je ne puis rienchaner, je puis cependant me déterminer différemment, pprendre ou ne pas apprendre, faire ou ne pas faire. Si -, ne puis me débarrasser du milieu dans lequel je suis mprisonné, je puis cependant réagir contre ce milieu et 'y élever plus ou moins, suivant que je le voudrai. Laisons donc de côté la question de l'égalité1 primitive des telligences, qui me paraît insoluble, et appliquonsous, suivant le conseil de Jacotot, à faire agir la volonté, n lui imprimant une bonne direction. Si le premier principe : Tous les hommes ont une égale itelligencp, exprime l'esprit de la méthode Jacotot, qui eut atteindre tous les hommes, et porter à tous les bienits de l'instruction, le second : Tout homme a reçu de Dieu faculté de s'instruire, lui-même, en détermine le moyen. acotot ne veut pas de maître explicateur. Un maître expliafceur entrave, dit-il, le libre développement de l'élève, e meilleur maître est celui qui n'explique rien. Il n'est as même nécessaire cju'il sache ce qu'il enseigne. Jacot a enseigné dans ces conditions le hollandais, le russe t la musique. J'ai voulu enseigner de cette manière l'anlais et la musique, mais je ne saurais me louer de mes 'sultats. Il y a cependant ceci de bon dans le procédé e la méthode Jacotot, c'est qu'il fait appel à l'activité ropre de l'élève et s'applique à le faire agir par lui-même, nr ce point, Jacotot est d'accord avecPestalozzi. On peut issile rapprocher de Socrate. Ce maître, qui n'explique en et qui se contente de mettre son élève sur la voie our lui faire découvrir ce qu'il veut lui enseigner, ne it autre chose que ce que faisait le philosophe athénien.
1. L'égalité ne doit pas exclure !a variété, qui est l'un des attributs l'espèce et comme le sceau de Dieu dans ses œuvres.
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Mais cette méthode n'est pas aussi facile à manier que pensait Jacotot. Elle exige une grande connaissance! son sujet et une rare habileté pour accommoderses qœ lions aux intelligences que l'on veut ainsi former. Le troisième principe enfin : Tout est dans tout, formul îe procédé de la méthode. Jacotot exige que l'on fasse Ï prendre par cœur une certaine portion de la branche rjt l'on veut étudier, une page de latin, une règle d'arithm; tique, un morceau de musique, et qu'on y rapporte ta le reste. Tout" est dans tout. Tout le latin est dans cet page, toute l'arithmétique dans cette règle, toute la musi que dans ce morceau. Tout est dans tout. Entrons dan quelques détails. Voici un commençant qui ne connaît pas encore 1Î lettres. Jacotot lui met sous les yeux cette phrase :1|
commencement, Dieu créa le ciel et la terre, mais la Un était sans forme et vide. Après avoir lu la phrase à soi
élève, il l'invite à la considérer attentivement et à 1* chir. L'élève trouvera bientôt des signes semblables, te a, des i, des u, etc. En lui relisant la phrase plusieurs foi-, l'élève remarquera que les mêmes lettres se prononçai de la même manière. Le maître ne doit rien expliquer, l'élève doit tout découvrir par lui-même. On lui fait ausi écrire la même phrase, pour lui apprendre à l'étudier plus attentivement. Jacotot unit ainsi la lecture et l'écriture. Tout est dans tout. Une fois que l'élève sait déchiffrera première phrase, la suivante est vite apprise, et l'on arrive bientôt au bas de la page. Mais quand on sait lis une page, on peut lire le livre entier, et, quand on ai lire un livre, on peut lire tous les livres. Tout est dam tout. Dès que l'élève sait lire, il doit apprendre par cœurs qu'il lit. Jacotot, comme l'ancienne école, exerçf beaucoup la mémoire. Il faisait apprendre par cœur le six premiers livres de Tèlémaque, et il les faisait récite deux fois par semaine, Ce qu'on avait appris, il fallf) toujours le répéter. D'autres exercices s'ajoutaient à W
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lia lecture et de la mémoire : l'élève devait copier, écrire IUS la dictée ce qu'il avait lu ; il devait l'écrire pay cœur irès l'avoir appris ; puis venaient des reproductions libres, srèsumés, des transformations, des imitations, des desif lions des personnes et des objets mentionnés dans le orceau appris, des comparaisons, des exercices grammacaux, etc. Tout est dans tout. J'ai vu une école normale lemande où la langue maternelle était enseignée d'après itte méthode avec un très-grand succès. Dans l'étude des langues étrangères, Jacotot procédait à m près de la même manière. Pour le latin il remet eneles mains de son élève un Epitome historue sacrx, qui ira suivi de Cornélius Nepos et d'Horace. Ces ouvrages mt pourvus d'une traduction latérale correcte (non inrlinéaire et littérale comme dans la méthode Hamilton) 'élève cherche les phrases, les locutions, les mots corispoudants. Il découvre de la même manière les règles 3 la grammaire. Il trouve, par exemple, les mots creavit et icavit ; il est frappé des terminaisons semblables avit et rit, il regarde le français et trouve les mots créa et ap'Àa : le temps des verbes creavit et vocavit est donc le rétérit, et ce temps est exprimé par la terminaison avit !«.). En deux mois, l'élève devait avoir appris son Epi•me. Mais, dit Jacotot, il ne le sait pas seulement par BUT, il sait le latin, il le parle, il le comprend. L'Epime contient peut-être tout le latin; et, avec les mots a il renferme, on peut exprimer"tout ce que l'on pense, out est dans tout. Les exercices grammaticaux se faiiient à l'aide d'une grammaire qui ne renfermait que les îgles ; ils consistaient à chercher dans Y Epitome la connnation des règles que l'on venait d'apprendre. .De ette manière, dit Jacotot, on obtien t une intuition vivan te e la grammaire. ' Les deux exemples que je viens de donner suffiront our faire comprendre comment la méthode Jacotot peut tre appliquée à d'autres branches. Les Français ont déaigné les idées de leur compatriote, mais les Allemands
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les ont accueillies avec empressement, comme ils avaient accueilli celles de Coménius, de Rousseau, de Pestaloai et ils leur ont fait subir toutes sortes de transformations, Quoi d étonnant? Tout n'est-il pas dans tout? Les uns oui rattaché la méthode Jacotot à des morceaux gradués et appropriés à la force intellectuelle des élèves : ils ont ainsi réuni Pestalozzi et Jacotot. Ruthardt l'applique avec si» cès à l'enseignement du latin, mais après que les élèves ont appris les rudiments de cette langue, les déclinaisons, les conjugaisons, etc. Je pense, avec plusieurs Allemands, qu'il y a dans Jacotot des idées fécondes. La méthode Jacotot est l'œuvre d'un génie, mais d'un génie qui, comme Pestalozzi, n'a pas su trouver pour ses idées une forme assez pratique. Assez pratique ! Entendons-nous bien cependant. Il est possible que, pour Jacotot, sa forme d'enseignement fût celle qui convenait le mieux à la tournure particulière et originale de son esprit. Il était de plus, enthousiaste de ses idées, et la foi enfante des miracles. Mais Jacotot ne pouvait transmettre à la postérité sa foi et son individualité, et l'imiter servilement, c'était faire sa caricature. La lettre tue, mais l'esprit qui vivifie s'accommode aux temps, aux lieux, aux circonstances, au génie particulier de chaque individu. La lettre fait de l'homme un servile imitateur, un esclave qui renonce à sa personnalité ; l'esprit, tout en acceptant la pensée d'autrui, conserve à l'homme son indépendance et lui permet de joindre à ce qu'il a reçu le don particulier qu'il tient du Créateur. Dans la lettre, il y a immobilité et mort. Dans l'esprit, il y a modification continuelle et vie. Retenons donc ce qu'il y a de bon dans la méthode Jacotot ; la foi, sinon à l'égalité des intelligences, du moins à l'aptitude qu'elles ont toutes à se développer, la modératioa dans les explications, la confiance aux forces natives de l'élève qui ne demandent qu'à être excitées pour agir, le besoin de cultiver la mémoire et la volonté, la nécessité dans l'enseignement de fonder la règle sur l'exemple, le précepte sur le fait concret. Détachons ces principes delà
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orme d'enseignement qu'avait adoptée Jacotot, appliuoiis-les à celle à laquelle nous sommes habitués, et ils ie pourront que la perfectionner et la vivifier de plus en lus : Tout est dans tout. g
3. Ciirard.
Grégoire Girard naquit à Fribourg (Suisse) le 17 dêembre 1765. Il était le septième de quinze enfants, que sur mère avait tous nourris de son propre lait. Il reçut sa remière éducation dans la maison paternelle, et le souenir du foyer domestique resta toujours bien avant dans on cœur. On ne saurait douter que ce souvenir n'ait xercé une influence décisive sur le cours de ses pensées, 'art de l'éducation n'eut jamais pour lui d'autre but que e s'élever, d'une manière réfléchie, à la hauteur de 'instinct maternel. Peu d'hommes ont mieux compris 'importance du rôle assigné par la Providence à i'instiution de la famille. La religion, à ses yeux, se rattachait aussi à cette institution : elle lui apparaissait, dans son essence, sous la forme d'un sentiment Mal s'élevant au Père céleste. C'était aussi, on peut se le rappeler, le point de vue de Pestalozzi. A l'âge de seize ans, Grégoire Girard fut envoyé en qualité de novice dans le couvent des cordeliers de Lucerne. Il alla continuer ensuite ses études dans des couents d'Allemagne, et enfin à l'université de Wùrtzbourg (Bavière). Dans ses études, il ne put jamais se conten ter de la simple acquisition de connaissances nouvelles : i! 'prouvait un besoin constant de s'approprier par la réexion ce que la science ou l'observation lui révélait. A Wùrtzbourg, la théologie lui inspira d'abord du dégoût. «Comment, dit-il, goûter un enseignement où l'esprit » n'a rien à penser, le cœur rien à sentir, et la. vie rien à » faire ! » Son intelligence se troubla et alla s'égarer dans les landes arides du doute. Mais un jour, il se dit que cette théologie de l'école pourrait bien n'être pas le chris-
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tianisme; alors, il prit l'Evangile, et se mit à l'étudiei pour son compte. Cette étude fut longue et difficile; niais la récompense en fut douce : Grégoire Girard redevint chrétien. Ordonné prêtre par le prince-évêque de Wùrtzbourg et Baniberg, le père Girard revint à Fribourg, et y exerça, de 1790 à 1799, les fonctions du ministère ecclésiastique, Pendant ce temps, il consacra de longues études aux principales théories des philosophes modernes, et il fit mi cours de philosophie aux novices de son couvent. Kant fixa surtout son attention. Sans méconnaître les côtés faibles du penseur de Kœnigsberg, il paya à ce génie la tribut d'une juste admiration. L'expression de ces sentiments fut recueillie par des oreilles craintives, et par trois fois, dans la suite, le professeur des cordeliers fut accusé de kantisme auprès de la cour de Rome; mais le pape refusa de prêter l'oreille à ces attaques. En 1799, le ministre helvétique des Arts et sciences reçnt du père Girard un Plan pour l'éducation de la Suisse entière. Frappé de l'excellence des vues renfermées dans ce plan, le ministre Stapfer fit venir le cordelier auprès de lui pour l'aider dans ses travaux. Le père Girard ne conserva pas ce poste bien longtemps ; il fut peu après nommé curé de la nouvelle paroisse catholique de Berne. Sa conduite dans une ville protestante, où le culte catholique n'avait plus été célébré officiellement depuis la réformation, fut pleine de tact et de prudence. Il entretint aveu les paste^fs des rapports empreints d'une chrétienni bienveillance. Les points qui séparent une communion d'une autre avaient à ses yeux une importance moindre que les espérances communes à tous les fidèles de la chrétienté. Il était en communion d'esprit avec tous ceux qui avaient à cœur la régénération de l'espèce humaine, el toute sa vie il appela de ses vœux et de son exemple le rapprochement de tous les fidèles divisés par le culte. « C'esl ce que voulait le Maître, écrivait-il au pasteur Naville, son ami, à l'occasion de l'affranchissement des Grecs
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c'est ce que veut l'Evangile. 0 beau jour de la réunion que je désire tant, je ne le verrai jamais ! J'ai tâché de faire quelque chose pour l'amener, mais qu'est-ce qu'un homme perdu dans des millions et des millions ! » En 1804, la municipalité de Fribourg remit aux cordelière l'école primaire des garçons et appela, pour la diriger, le père Girard, auquel elle donna le titre de préfet. Cette école comptait alors quarante enfants appartenant aux classes les plus pauvres; on espérait, vu le goût qui se manifestait pour l'instruction, que le nombre des élèves pourrait s'élever à soixante. Mais la réalité dépassa bientôt ces espérances. Sous l'habile direction du père Girard, qui composait des cours, faisait construire des locaux convenables, le nombre des écoliers s'éleva graduellement jusqu'au chiffre de trois à quatre cents, appartenant aux diverses classes de la société. Le père Girard lit aussi ouvrir des écoles pour les filles, et leur nombre égala bientôt celui des garçons. En 1809, sur la demande de Pestalozzi, la diète fédérale nomma une commission pour inspecter l'institut d'Yverdon. Le père Girard fit partie de cette commission, et ce fut lui que l'on chargea du rapport. Cette circonstance exerça une grande influence sur les vues pédagogiques du cordelier fribourgeois. 11 s'inspira, à Yverdon, des grandes pensées de Pestalozzi, et la réflexion lui ouvrit des horizons nouveaux. Par une de ces inconséquences qui tenaient à l'inhabileté pratique de Pestalozzi, les mathématiques étaient devenues à Yverdon le principal moyen de culture et d'éducation. Le père Girard comprit tout de suite que ce moyen ne pouvait conduire au but, et il y substitua, dans ses écoles, l'enseignement de la langue. Telle est l'origine de son célèbre Cours éducatif de langue maternelle, désormais sa principale occupation. De retour à Fribourg, le père Girard y fit les plus heureuses applications des principes de Pestalozzi. L'enseignement y fut bientôt soumis à cette gradation raisonnée, 25.
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suivant pas à pas le développement de l'intelligence, que Pestalozzi avait placée à la base de son système. « Dam l'enseignement religieux, dit M. Ernest Naville, à qui j'emprunte une partie des faits renfermés dans cette étude1; dans l'enseignement religieux, on débutait par une première ébauche de l'histoire entière des révélations de Dieu; venait ensuite cette même histoire plus complète, puis cette même histoire encore, entourée des explications convenables pour un âge plus avancé. Dans l'arithmétique, de même, un premier cours faisait exécuter les quatre opérations sur des nombres d'un seul chiffre, le second cours abordait des nombres un peu plus forts, le troisième reprenait les mêmes études sur des nombres quelconques. Dans l'enseignement de la langue, on commençait, dès la première leçon, par fixer l'attention de l'enfant sur une proposition qui exprimait un sens complet ; et il ne restait, en avançant, qu'à voir se compliquer de plus en plus l'expression des pensées humaines, dont l'organisme tout entier avait été indiqué et entrevu au point de départ. » Mais l'enseignement, dans les écoles du père Girard, ne fut pas seulement soumis au principe de la progression, formulé par Pestalozzi, il y reçut encore une direction pratique et morale. Les problèmes d'arithmétique familiarisaient les élèves avec les transactions de la vie, avec les questions d'économie domestique; l'histoire donnait des leçons de morale ; la géographie étendait le sentiment de la charité à la grande famille humaine, et faisait comprendre les bienfaits du christianisme ; l'histoire naturelle était, avant tout, une démonstration vivante de la sagesse et de la toute-puissance du Créateur; la langue, comme expression universelle de nos pensées et de nos sentiments, devait être l'instrument d'une culture générale et harmonique de toutes les facultés, et le
1. Notice biographique sur le père Girard, par Ernest Naville. Genève, 1850.
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moyen le plus efficace pour faire pénétrer dans l'âme de l'enfant des pensées bonnes et utiles, des sentiments et des principes de moralité et de religion. Pestalozzi développait les facultés d'après les lois do leur nature, sans donner une grande importance au.'' objets au moyen desquels il les exerçait. Les mille accidents de couleur et de forme de la tapisserie déchirée de sa chambre d'école, les combinaisons infinies des nombres abstraits et les propriétés des figures géométriques, étaient pour lui des moyens excellents de culture intellectuelle. Le père Girard, lui, voulut, tout en exerçant l'intelligence, la meubler de connaissances utiles et capables d'imprimer aux pensées, aux sentiments et à la volonté de l'enfant une bonne direction. De là ces paroles qui servent d'épigraphe à son Cours éducatif et qui résument toute sa pensée pédagogique : les mots pour les pensées, les pensées pour le cœur et la vie. Chaque mot, dans l'enseignement, doit être compris, et chaque pensée doit être appropriée aux divers besoins de la vie. Nous examinerons plus loin la portée et la valeur de ce principe. Avant l'activité pédagogique du père Girard dans sa ville natale, les neuf dixièmes des enfants, au moins, ne fréquentaient pas les écoles. On peut se représenter la quantité de gamins, de vagabonds, de mendiants et de petits voleurs qui encombraient les rues. On était habitué à ce train, mais le père Girard le fit cesser, et le changement parut extraordinaire. Il avait réalisé ce que l'on fit plus tard en Angleterre, par le moyen des écoles déguenillées. Rien donc d'étonnant si les écoles de Fribourg réveillèrent le zèle pour l'instruction, et firent souvent l'admiration des étrangers, qui n'avaient jamais vu fonctionner en grand les écoles primaires. C'était d'ailleurs un temps de réveil pédagogique : on sortait des violentes secousses de la révolution française, et chacun était à la recherche de bases nouvelles sur lesquelles on pût asseoir solidement les générations à venir. Pestalozzi à Y ver don,
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le père Giraid à Fribourg, et Fellenberg à Hofwyl (canton de Berne), attiraient l'attention des penseurs et des philanthropes de tous les pays. En considérant ce beau spectacle, M. Jullien, de Paris, s'était écrié :
Aux autres nations offrant un grand exemple, De l'éducation l'Helvétie est le temple.
Aujourd'hui que l'on a en Suisse l'instruction obligatoire, que tous les enfants vont à l'école, et que l'on trouve partout ce que le père Girard avait réalisé à Fribourg, on est moins frappé des services que rend l'école, d'autant plus que le mal s'est ouvert de nouvelles voies, et qu'il déborde sur d'autres points. Pauvre humanité, que tu es difficile à guérir ! Il eût manqué quelque chose à la gloire du père Girard, si la persécution eût respecté son œuvre et sa personne. En 1818, les jésuites furent appelés à Fribourg, et l'opinion publique leur attribua l'hostilité qui commença, cette année-là, à se manifester contre le père Girard et son école. On fit courir les bruits les plus étranges sur sa personne et sur ses tendances religieuses. Enfin, en 1823, le grand conseil, malgré les réclamations du conseil municipal de Fribourg et des pères de famille, décida que l'enseignement mutuel serait aboli, et l'enseignement direct du maître introduit dans toutes les écoles du canton de Fribourg. En principe, cette décision était un progrès, mais en fait et dans l'esprit qui l'avait dictée, c'était le renversement de l'œuvre du père Girard. La douleur fut grande dans les familles. Voyant qu'il n'était plus dans sa patrie qu'une pomme de discorde, le célèbre cordelier se retira dans un couvent de son ordre à Lucerne. Avant de quitter Fribourg, il adressa ces lignes à un ami : « On a employé d'affreux moyens pour m'arracher à ma grande famille. Je la regrette; mais je suis résigné et tranquille
1. Fellenberg s'appliquait à fonder l'éducation sur le travail, idée qu'il avait eniDruntée à Pestalozzi.
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omme toujours... Les enfants se sont réunis la dernière is, à l'église, pour y entendre la messe; c'est moi qui ai dite. Au sortir de la sacristie, je vois devant mes yeux n catafalque ; il me représente la mort de l'école et ses mérailles. Arrivé à l'autel, je vois que mes vêtements acerdotaux étaient de couleur verte ; aussitôt l'espérance
laisit mon âme, que l'idée de la destruction avait un peu
Jembrunie. Je ne puis vous dire ce qui s'est passé en moi
lendant quelques minutes... L'école laisse un bon souve-
nir, et ce souvenir est une semence qui germera tôt ou
lu'd sous les influences d'en haut. » I Retiré à Lucerne, le père Girard n'y demeura pas inacl[ ; il y transporta sa grammaire exilée, et M. Ricci, direcftur de l'école normale du canton, s'en empara pour ■appliquer à la langue allemande ; sous cette influence, ■on vit se former, dans la ville de Lucerne, une école qui ftala bientôt ou même surpassa celle que l'on venait de ■étruire à Fribourg. Mais le même esprit qui avait ren■ersé l'école fribourgeoise fit tomber la nouvelle institu■on. « Malgré les tentatives de quelques hommes éclairés, m cours de langue maternelle ne fut guère adopté en puisse que dans le célèbre institut de M. le pasteur Na■11e, à Vernier, près de Genève. Il n'en fut pas de même 1 l'étranger. Quelques personnes en avaient fait faire des Ipies, et, par ce moyen, il s'était impatronisé sur divers ■oints de l'Italie et de la France. A Florence, en particuler, l'abbé Lambruschini l'avait appliqué à la langue italenne, et adopté pour son établissement d'éducation. De wncert avec M. Mayer, il l'avait fait connaître par des ■itraits et des expositions intéressantes dans l'excellent «ramai Guida dell' educatore (Guide de l'éducation). En Irance, M. Rapet, directeur de l'école normale de la Dorlogne, et M. de Barnes, à Lyon, s'en servaient dans les Ëtablissements d'éducation à la tête desquels ils se troujaient placés, tandis que M. Michel, à Paris, en developjait les principes dans l'Education pratique et dans YEdution.
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Pendant son exil volontaire à Lucerne, le père Girard enseigna avec succès la philosophie au lycée cantonal. En 1835, jugeant que les passions devaient être cal. mées à Fribourg, le père Girard revint dans sa ville n| taie, résolu de s'enfermer dans la solitude du couvent. 1 avait alors soixante-dix ans. Une seule pensée l'occupai! encore : achever, avant de mourir, son cours de langue maternelle. L'introduction parut en 1844, à Paris, sousli titre : De l'enseignement régulier de la langue maternelh-, La même année, l'Académie française, sur le rapporté M. Villemain, ministre de l'instruction publique, accorà à ce volume le prix Monthyon (6,000 fr.). Auparavant déjà, M. Cousin avait fait obtenir la décoration de la Ij. gion d'honneur au cordelier fribourgeois. Le cours pratique, en six volumes, parut les années suivantes, sous le titre de Cours éducatif de langue maternelle11. Le père Girard fut secondé dans la publication de ctl ouvrage par M. Rapet, comme il l'avait été pour Tint» duction par M. Michel. Plus tard, MM. Michel et Rapel publièrent, sous la direction du père Girard, un Manuelè l'élève, en trois volumes, et enfin un Cours de langue frd çaise en deux parties1. Cours éducatif de langue maternelle. Il n'est pas facile de faire une analyse à la fois claire et concise du Cours éducatif. Je ne puis cependant me dispenser de cette tâche, vu la grande importance de tfj ouvrage, le plus original et le plus profondément pensa que nous possédions sur l'enseignement de la langue. Le P. Girard prend pour point de départ de son tai travail l'instinct maternel, œuvre de la nature, et digne, par conséquent, de toute notre attention. Pour apprend» à parler à son enfant, la mère lui montre les objets et en prononce les noms (enseignement intuitif) : jamais elle» détache les mots de la réalité ; ses paroles disent toujours
l.Tous ces ouvrages du père Girard et de MM. Michel et RapeU trouvent à la librairie Ch. Delagrave et C,e.
�PEDAGOGIE FRANÇAISE. 447 uelque chose à son enfant : Premier point. Ensuite, la nère ne parle pas à son enfant simplement pour lui aprendre à prononcer des mots, mais pour lui enseigner uelque chose : elle ne s'arrête pas au matériel de la lanue, elle passe outre; elle instruit : Second point. Enfin 'enseignement de la mère chrétienne a un caractère émiemment moral et religieux ; elle élève son enfant pour le ien et pour son Dieu : Troisième point. Tels sont les caractères essentiels de l'éducation insinctive de l'amour maternel. Le P. Girard s'empare de es données naturelles, et son Cours éducatif n'est autre hose que leur développement accommodé aux besoins e l'enfance tout entière. Voici, dans un tableau dressé par le P. Girard luiême, le plan du Cours éducatif : PREMIÈRE PARTIE
SYNTAXE
CONJUGAISON
VOCABULAIRE
Le nom, l'article et Temps simples de Dérivation par syladjectif en accord. l'indicatif. labes initiales. La proposition simL'impératif. Par syllabes finale dans ses différenTemps composés les. es formes. de l'indicatif. Par initiales et fiProposition comLes deux condi- nales. osée. tionnels. Proposition comlexe. Expressions partiulières.
DEUXIEME PARTIE
SYNTAXE
CONJUGAISON
VOCABULAIRE
Phrases de deux ropositions gramaticales. Phrases de deux ropositions logiques Phrases d'une conruction particulière
Par phrases corDérivation par farespondantes à la milles de mots, avec syntaxe, avec con- mélange d'homonycordance des temps, mes. accord des participes et second infinitif en ant.
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HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. TROISIÈME PARTIE
SYNTAXE
COMPOSITIONS
VOCABULAIRE
Périodes de trois propositions. Périodes de quatre propositions Périodes de cinq et de six propositions, avec logique de l'enfance.
Lettres familières. Dérivation par fa. Narrations. milles de mots. Descriptions. Choix de synonyPetits discours. mes. Dialogues.
Nota. Le P. Giranl ! ajouté à ce vocabulaire la fignres de mois et Je pensées et la mythologie.
Le Cours éducatif, comme on le voit, comprend trois parties, composées chacune de trois cours parallèles : un cours de syntaxe, un cours de conjugaison et de composition, et un cours sur le sens des mots (vocabulaire), Dans ces trois cours parallèles, divisés en trois parties, on trouve les trois caractères que nous avons relevés dans l'instinct maternel et que le P. Girard, en les personnifiant, appelle le grammairien (et le littérateur), le logicien et l'éducateur. Un mot sur la tâche de chacun d'eux. 1° Le grammairien (et le littérateur). La base de l'enseignement est la syntaxe. L'enfant doit se familiariser avec des propositions, des phrases et des périodes (phrasesde plus de deux propositions) de plus en plus compliquées, soit en les analysant, soit en les composant lui-même, et toujours en étudiant les règles qui s'y rapportent. Mais la proposition et les phrases sont modifiées de mille manières par le verbe : l'étude de ces modifications résultant du mode, du temps, de la personne et du nombre est l'objet de la conjugaison. Le P. Girard fait conjuguer pat propositions complètes et par phrases. La conjugaison terminée, la composition commence, et ici l'œuvre du littérateur s'ajoute à celle du grammairien. — Enfinlî développement graduel de la langue suppose une acquisition de mots et de figures en nombre toujours plus i» sidérable, et c'est au vocabulaire qu'il appartient de four' nir à mesure les matériaux réclamés par la syntaxe et la
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onjugaison (ou les compositions). Dans le vocabulaire, les iots sont toujours employés dans des propositions ou arases propres à en faire ressortir le sens. Pour les comositions qui font suite à la conjugaison, le Cours éducatif ■enferme des esquisses qui servent de fil conducteur à 'élève. Telle est l'œuvre du grammairien et du littérateur dans le Cours éducatif. Le plan des grammaires ordinaires îe doit pas y être cherché : tout y est au trement distribué. Quant au système grammatical du P. Girard, il est simple, sobre d'expressions techniques, et calqué sur les grammaires allemandes. 2°^Le logicien. Nous avons vu que la mère ne place pas seulement la parole sur la langue de l'enfant pour lui apprendre à prononcer des mots, mais encore pour lui enseigner quelque chose, pour cultiver son intelligence : elle est logicienne. De même, le cours de langue doit cultiver les facultés de l'enfant par des exercices bien gradués, et en même temps lui communiquer des connaissances utiles. Il doit, suivant l'expression de Montaigne, forger les jeunes esprits en les meublant et les meubler en les forgeant. Les facultés auxquelles s'adresse le Cours éducatif sont : le sens, l'intelligence, la mémoire et l'imagination. Le sens est la faculté de recevoir des impressions du dehors et du dedans. Le P. Girard insiste beaucoup pour que l'on dirige l'attention des élèves vers les choses du dedans, vers les phénomènes de l'âme, afin que l'enfant ne demeure pas sous l'empire des sens extérieurs et du monde matériel. L'intelligence est la faculté de saisir les rapports et la liaison des objets que l'expérience nous présente; elle juge de leur ressemblance ou de leur différence, remonte des effets aux causes ou redescend des causes aux effets; elle forme des classes d'objets, des systèmes, d'après les affinités naturelles qu'elle découvre dans les objets, et remonte jusqu'à Dieu par le principe inné de la cause suffisante; enfin, en vertu d'un autre principe inné, le principe à'harmonie, elle distingue entre le vrai et le faux, la vérité et l'erreur. Le P. Girard appelle
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raison la noble fonction de l'intelligence d'où découlent les grands principes de la cause suffisante. Il pense que la raison, qui appartient au fond de la nature humaine, est infaillible; Terreur tomberait uniquement à la charge de l'intelligence, qui dans ses fonctions dépend de l'attention et de la réflexion, comme celles-ci dépendent de la liberté, Puis l'intelligence prendrait le nom de bon sens chaque fois que, d'accord avec la raison, elle aurait saisi la vérité, La mémoire est la faculté de nous souvenir de ce que nous avons pensé. La mémoire des mots n'est qu'un moyen;la mémoire des choses est celle que l'instituteur doit avoir en vue. Elle se fortifie par l'association des idées, qu'elle réunit d'après leur succession dans le temps, leur assemblage dans l'espace, d'après leur ressemblance ou leur différence, ou suivant des rencontres fortuites de mots, de signes, etc. Le maître doit utiliser tous ces moyens, Enfin l'imagination est la faculté d'inventer des choses que l'expérience ne nous a pas offertes de la même manière, L'imagination ne peut être bien dirigée que par une pensée juste et un sens moral développé. Toutes ces facultés, le sens, l'intelligence, la mémoire et l'imagination, sont exercées graduellement et harmoniquement dans le cours de langue, tantôt par le moyen de rinstruction directe, tantôt par le travail libre des élèves, qui répondent, qui inventent, composent, analysent, etc. Mais le P. Girard ne se contente pas de forger l'esprit des enfants, il apporte encore le plus grand soin à le meubler. Or voici les titres des objets qu'il propose à l'intelligence : l'homme (l'âme et le corps), la famille, la patrie, le genre humain, la nature, son Auteur, la Providence, Jésus-Christ, sauveur des hommes, la vie au delà du tombeau, et la morale de l'enfance. Le P. Girard exploite tous cns domaines, non pas successivement, mais simultanément, et en les répartissant sur toute l'étendue du Cours édvr catif. 3° L'éducateur. Enfin, la mère instruit son enfant pour le moraliser et le conduire à Dieu, la source du bien et du
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salut; le Cours pratique fait de même. Le matériel des leçons, employé pour cultiver la langue, développer et meubler la tête, doit en même temps former le cœur. Le P. Girard distingue dans celui-ci quatre tendances : la. tendance personnelle, la tendance sociale, la tendance morale et la tendance religieuse. La première se divise, suivant son objet, en amour du, plaisir et en amour de soi, amours légitimes, mais dégénérant facilement, l'un en sensualité, cupidité, avarice, l'autre en orgueil, vanité, etc. La tendance sociale renferme lareconnaissance, lapitié, la bienveillance, la bienfaisance, le penchant à la croyance (la confiance), le penchant à limitation; en s'égarant, elle produit X ingratitude, la cruauté, la dureté, la méchanceté, etc. La tendance morale renferme l'amour du bien, le respect pour le bien, le sentiment du devoir et du mérite (la conscience). Cette tendance peut s'affaiblir, mais peut-elle aussi s'égarer et devenir haine du bien, du devoir? Le P. Girard n'aborde pas cette question directement. Enfin la tendance religieuse. Celle-ci est la piété filiale, qui, après avoir saisi la bonté maternelle, passe au delà de la nature pour s'attacher à la bonté divine. « La religion est-elle autre chose, demande le P. Girard,' que la piété filiale qui s'élève noblement vers le Père céleste pour lui présenter son hommage et porter vers lui des désirs et des espérances qui vont se perdre dans l'infini? » — Le Cours pratique s'adresse dans toute son étendue à ces quatre tendances principales, pour les développer et les former sur le divin modèle, Jésus-Christ, le but le plus élevé de l'éducation. Chacune des propositions ou phrases renfermées dans les douze cent trente-deux leçons du Cours pratique contient une pensée morale ou religieuse sur laquelle on doit arrêter l'attention de l'enfant, aussi bien que sur le sens qu'elle présente à l'esprit et sur sa forme grammaticale. Telle est, en peu de mots, la substance du Cours éducatif. Je dois ajouter qu'il a été composé pour des enfants âgés de sept à treize ans ou de huit à quatorze ; ainsi il forme un cours d'une durée d'environ six ans, et
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il faudrait lui consacrer plus de la moitié des heures d'école. En dehors de ces conditions, le Cours éducatif ne peut pas entrer dans un plan d'études, et c'est sans doute ce qui fait qu'il a trouvé si peu d'accès dans les écoles. Je pense qu'un gouvernement qui entrerait dans les pensées du P. Girard, en accordant au Cours éducatif tout le temps et toute la place qu'il réclame, jetterait les bases d'une excellente culture populaire. Sous le rapport religieux, le Cours éducatif peut convenir également aux protestants et aux catholiques, le P. Girard ayant toujours séparé de l'instruction religieuse proprement dite les questions qui se rapportent aux croyances particulières. La vénération que je professe pour le cordelier fribourgeois, et l'admiration que me fait éprouver son Cours éducatif si sagement conçu, si profondément pensé, si habilement exécuté, ne laissent dans ma pensée que peu de place à la critique. Je me bornerai à trois ou quatre remarques. Et d'abord, la mémoire des mots me semble jouer un rôle trop restreint dans le Cours éducatif. En combattant les abus qu'on a faits des leçons apprises par cœur, je crains que le P. Girard, comme Pestalozzi, ne se soit laissé entraîner vers l'extrême opposé. Dans bien des cas, il est bon que la mémoire des pensées soit unie à celle de leur forme ou de leur expression. Ces deux genres de mémoire se soutiennent mutuellement. D'ailleurs, s'il est vrai, comme l'enseigne la philosophie, que l'homme ne pense pas en dehors de la parole, il n'y pas de mémoire des idées indépendante de celle des mots. Est-il bien vrai, ensuite, que la tendance religieuse ne soit autre chose que la piétié filiale s'élevant au Père céleste? Le jeune agneau s'attache, lui aussi, à sa mère; mais cet attachement ne remonte pas à la bonté divine, qui se cache derrière la sollicitude maternelle de la brebis. La tendance religieuse me paraît être autre chose qu'un développement de la piété filiale. Au point de vue religieux, le P. Girard relève essentiel
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[emen t la bon té do Dieu envers la grande famille humaine. « Le cours de langue, dit-il, ne conduira pas ses élèves au pied du Sinaï pour leur faire entendre les éclats de tonnerre qui ont dû inspirer une crainte salutaire à un peuple de dure cervelle. C'est le Dieu de l'Evangile qu'il leur mettra constamment devant les yeux. » Mais le Dieu qui proclame la justice sur le Sinaï et Celui qui se montre plein de miséricorde et de pardon sur Golgotha, sont un seul et même Dieu, et l'on ne doit pas, en éducation, séparer Sinaï et Golgotha. Nous ne comprenons la passion du Sauveur qu'en face de la justice redoutable du Sinaï. Ne sont-ce pas les foudres du Sinaï que le Fils de Dieu, souffrant et mourant à notre place, a rassemblées sur sa tête? Si la mort du Christ n'est pas une expiation de nos péchés, une satisfaction rendue à la justice de Dieu, nous n'en comprenons plus la nécessité, et nous demandons à Dieu pourquoi il n'a pas exaucé son Fils lorsqu'il lui disait dans son agonie et en trempant la terre d'une sueur de sang : « Mon père, s'il est possible, fais que cette coupe passe loin de moi I » Je touche ici au caractère fondamental de la théologie du P. Girard, caractère qui nous explique pourquoi il veut que l'on soit sobre des histoires de l'Ancien Testament; pourquoi il ne donne pas d'instructions sur le sens de la mort du Christ, tandis qu'il t élève la signification des miracles et de la résurrection; pourquoi aussi l'expiation ne paraît pas parmi les moyens de salut qu'il indique, tels que les enseignements du Sauveur, son exemple, la grâce et la bonté de Dieu. Ce caractère me paraît enfin être dans une correspondance intime avec sa formule pédagogique. Sur ce point, encore quelques mots ; ce sera ma dernière remarque. Voici comment le P. Girard établit son système : « La voie directe vers la volonté, dit-il, n'est pas ouverte à l'éducation ; il faut donc prendre un autre chemin pour y arriver. La science de l'âme nous propose à cet égard une grande maxime à suivre, la voici : L'homme agit
o » » *
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s
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comme il aime et il aime comme il pense1. » Ces trois » mots apprennent le secret dont nous avons besoin » pour régler le travail que nous entreprenons. Voulez» vous savoir comment vous pouvez rendre la conduite des » enfants régulière, bonne et honnête ? Inspirez-leur des s inclinations pures, bienveillantes et nobles, car nous » -agissons comme nous aimons. Et ces inclinations, » comment les inspirer? Familiarisez vos élèves avec les » pensées qui leur correspondent dans l'esprit ; car nous » aimons comme nous pensons. Les pensées forment le » cœur, et le cœur forme la conduite, c'est la règle. Cette » règle a néanmoins ses exceptions, car on ne saurait » enchaîner la liberté, on ne peut que la diriger. L'effet » ne sera pas infaillible, mais les efforts ne seront » jamais sans quelque succès. » Que les pensées exercent une influence sur le cœur, et le cœur sur la volonté, c'est incontestable. Mais le cas contraire se présente aussi. Quand je veux enseigner quelque chose à un élève, je rencontre sa volonté et quelquefois son cœur avant de pénétrer dans son intelligence, Pour comprendre, il faut'd'abord vouloir comprendre, et pour vouloir comprendre, il faut être sous l'empire de la curiosité, de la nécessité, de la discipline, de l'habitude, Nous n e pouvons donc pas dire qu'aucune voie directe ne nous soit ouverte vers la volonté. Le caractère, le cœur et la tête unissent leur action et la -combinent sans priorité ou subordination bien évidente. Mais ce n'est pas sur ce point que porte ma principale objection. Il y a d'autres facteurs que celui des relations entre l'intelligence, le sentiment et la volonté, dont il faut tenir compte dans cette question. Sans parler delà nécessité qui limite l'exercice de la volonté, combien celle1. Herbart (1776-1841), comme nous l'avons vu, a soutenu que l'intelligence, le sentiment et la volonté, dans leurs diverses manifestations, étaient un seul et même acte de l'âme sous différentes formes. Le P. Girard auvait-il tiré sa formule pédagogique de l'identité des faculté! d'HeibarS,
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ci n'est-elle pas sollicitée par les tentations, par les passions, par le péché qui habite en nous? La pente vers le bien n'est pas, pour la plupart des hommes, aussi douce que nous la dépeint le P. Girard et qu'elle peut l'avoir été pour lui, nature d'élite s'il en fut. Peu d'hommes, en repassant leur vie morale, peuvent dire : j'agis comme j'aime, et j'aime comme je pense ! La plupart, s'ils sont vrais diront plutôt avec saint Paul (parlant sans doute de l'homme qui n'est pas soutenu par la grâce divine) : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas... Je prends plaisir à la loi de Dieu selon l'homme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon entendement et qui me rend captif de la loi du péché. » (Rom., 7). On connaît aussi ces vers du grand Piacine : Hélas! en guerre avec moi-même, Où pourrai-je trouver la paix? etc. Le P. Girard ne voulait pas conduire ses élèves « au pied du Sinaï pour leur faire entendre les éclats de tonnerre qui ont dû inspirer une crainte salutaire à un peuple de dure cervelle. » Mais ce peuple de dure cervelle, ce ne sont pas seulement les fils de Jacob, c'est l'humanité toute entière, et, pour redresser la volonté pervertie et ses terribles écarts, il faut qu'elle soit d'abord placée en face de la justice et de la sainteté de Dieu qui éclate sur Sinaï. Là elle apprend à connaître la profondeur du péché, la sainteté de Dieu et la nécessité de la rédemption. N'est-ce pas ce que saint Paul enseigne aux Galates en eur disant : « La loi (Sinaï) a été notre instituteur pour mus conduire au Christ. » Pour relever la pauvre hurnaiité, il faut plus que le développement harmonique des acuités de Pestalozzi, plus que les qualités de l'enseigneent du P. Girard, plus que le « travaille et prie » de ellenberg et Wehrli. Ce sont de bons moyens, nous deons les apprécier, mais il ne faut pas qu'ils détournent os regards du remède suprême.
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Les beaux résultats obtenus par le P. Girard dans la écoles de Fribourg, comme ses heureuses dispositions morales, ont sans doute beaucoup contribué à relever' ses yeux la valeur de son point de vue éducatif, et s grande modestie lui a fait attribuer au système ce qn' émanait essentiellement de sa personne. Mais la personnalité vivante du maître aura toujours une plus haute valeur que son système. C'est le cœur qui réchauffe le cœur, et la foi du maître qui réveille et développe la loi dans le disciple. Une leçon d'arithmétique donnée avec amour et dans cette communion des cœurs qui élève l'âme et la purifie, est mille fois plus salutaire, pédagogiquement parlant, qu'une leçon de religion donnée avec indifférence. Tenons beaucoup, en éducation, au développement des facultés et aux qualités morales et religieuses de l'enseignement ; mais que notre idéal soit de réaliser au milieu de nos élèves la vie et la sainteté de Celui qui s'est fait homme pour nous réconcilier avec Dieu. Je suis persuadé que le père Girard entendait bien aussi les choses à peu près de cette manière, et si je suis entré dans cette discussion, c'est à cause de son importance vitale et par ce qu'il faut bien être fixé sur les principes d'éducation pour n'exagérer la valeur d'aucun, n'en répudier aucun, et savoir enfin sur lequel on doit baser tous les autres. En 1847, le P. Girard vit tomber le régime qui avait détruit ses écoles; mais il était trop bon chrétien pour se réjouir de la chute et de la dispersion de ses adversaires. D'ailleurs les hommes qui s'emparaient du pouvoir étaient trop négatifs dans leur libéralisme pour qu'il pût marcher avec eux. Il se tint donc renfermé dans la solitude du cloître. En 1848 parut le dernier volume de son Cours éducatif, médité depuis près de quarante années. Sa tâche active était dès lors terminée ; il mourut deux ans après, le 6 mars 1850, à l'âge de quatre-vingt-deux ans, aimé, regretté et vénéré de tous ceux qui avaient en l'avantage de le connaître.
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ftia ville.
François-Marc-Louis Naville naquit à Genève le 11 juillet 1784. Son père, ministre du saint Evangile, descendait de ces huguenots persécutés pour leur foi, auxquels Genève avait servi de refuge. Orphelin dès l'âge de cinq ans, ilfut recueilli d'abord par son aïeul maternel, ensuite par M. Naville-Gallatin, l'un des hommes les plus éminents de Genève. C'était au plus fort de la révolution française. Le jeune Naville vit son parent arraché de sa demeure par une troupe de furieux et traîné sous le couteau de la guillotine. Peu d'années après, il perdit son meilleur ami et sa parente qui lui tenait lieu de mère. « Ainsi, les premières années de M. Naville, nous dit son biographe, Diodatti, se montrent comme entourées de tombes, et des tombes de tout ce qu'il avait de plus cher au monde. 11 fut abreuvé d'impressions douloureuses à l'âge où le cœur semblerait ne devoir s'ouvrir qu'à la joie. » Ces impressions durent nécessairement réagir sur son caractère. Elles déterminèrent, pense l'auteur que je viens de citer, deux tendances remarquables en lui : l'une était la force avec laquelle il savait supporter les peines et les afflictions de la vie, qu'il considérait comme une condition de l'humanité; l'autre est une direction constante vers le sérieux de l'existence. Placé à l'âge de quinze ans chez un parent, M. Duby, pasteur et professeur, M. Naville trouva dans cet homme distingué un second père, et c'est sous sa direction qu'il traversa les stations exigées des lettres, des sciences et de la théologie. Sous ce maître d'un caractère éminemment religieux, d'une haute portée morale et d'un esprit aussi élevé que juste, « il apprit, dit M. Diodatti, trois choses plus précieuses encore que l'acquisition de connaissances positives, et qui servent à en emprunter les véritables utilités : la conscience du devoir, l'obligation du travail, et, ce qui est plus rare peut-être, la vraie manière de travailler...
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Laborieux, accoutumé à la frugalité, affranchi de ton habitude oiseuse, détestant la vie inutile, il avait appris être dur pour lui-même et avait calculé de bonne lient tout le prix du temps, » Dans les années qui suivirent sa consécration, M. ville parcourut le midi de la France et l'Italie, se nourris sant des beautés de la nature et des arts, recherchant pour s'instruire, les prédications les plus distinguées, prêchant lui-même quand l'occasion s'en présentait. De retour dans sa patrie, il se maria, et quelques moi après fut nommé pasteur à Chancy, près de Genève c'était en 1811. La paroisse de Chancy était alors dans m état dôptlorable; mais l'activité de son jeune pasteurt tarda pas à la relever matériellement et moralement, malgré les épreuves pénibles qu'elle eut à traverser, telles que mortalité du bétail, épidémie, disette, passages d troupes, etc. Sa sollicitude, pendant ces temps de détresse, s'étendit à tous, même aux paroissses catholiques environnantes, avec lesquelles il entretenait d'ailleurs des relations de bon voisinage. Mais, après sept années d'un dévouement infatigable, des contrariétés blessèrent son cœur ; il crut qu'il ne pourrait plus faire de bien à Cliaucj et il donna sa démission de pasteur. Retiré du ministère, M. Naville songea à se consacrera l'éducation de ses enfants, en âge de commencer lera instruction ; mais il voulut leur associer d'autres enfants; de cette manière, il allait réunir les avantages de la vie de famille et de la vie de collège. Il commença son établissement à Chancy même; mais la situation n'étant pas favorable, il fit l'acquisition d'une demeure spacieuse et avantageusement située dans la commune de Vernier, près de Genève. C'est là qu'il alla fonder rétablissement qui l'a rendu célèbre. Pour se former à sa future vocation, M. Naville commença par visiter l'institut de Pestalozzi, à Yverdon, les établissements de Fellenberg, à Hofwyl,el les écoles du père Girard, à Fribourg. Ce dernier lui ouvrit les trésors de ses réflexions et de son expérience, el
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ntribua puissamment à fixer ses idées et ses principes, avilie plaça, en quelque sorte, son établissement sous le (rouage du cordelier fribourgeois. Celui-ci alla le visiter 1 1820, et, depuis, une fête fut consacrée chaque année i souvenir du père Girard dans l'établissement de Tnier. L'étude du père Girard est la meilleure introduction el'on puisse faire à la pédagogie de Naville. Le direc[ur de l'établissement de Vernier n'est pas le chef d'une uvelle école : il est l'émule et le continuateur du corlier fribourgeois, dont il avait épousé les vues pédagogues. Dans son établissement, destiné à de jeunes gains de sept à dix-sept ou dix-huit ans, nous trouvons la ligue maternelle enseignée d'après les principes, ou utôt d'après les cahiers, encore inédits, du père Girard, ; ec des développements nouveaux pour les degrés supé"urs. Les principes rationnels du cours de langue, en rtu desquels l'enseignement suivait une marche proessive, inculquait des connaissances utiles, développait utes les facultés et imprimait aux jeunes esprits une rection morale et religieuse, furent appliqués aux autres urs, au latin, au grec, à l'allemand, à l'anglais, à l'itan, aux mathématiques, aux sciences physiques et narelles, à la géographie et à l'histoire, à la religion et à morale, pour autant du moins que le permettait la nai'6 de ces différentes branches. Si nous ajoutons à ces incipes dirigeants de l'enseignement, une discipline ternelle, une vie de famille, des jeux et des exercices plein air et propres à fortifier la santé des élèves, us aurons une idée assez exacte de l'établissement do mier. Mais Naville n'a pas seulement servi la cause de l'édutionpar son établissement modèle, il l'a fait encore par verses publications, en particulier par son bel ouvrage r l'Education publique, ouvrage qui est le développement mi mémoire couronné précédemment par la Société des ïthodes d'enseignement de Paris. La pensée pédagogique
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de notre auteur étant pour ainsi dire déposée tout emiè dans cet ouvrage, je ne puis me dispenser d'en faire ii une courte analyse. L'auteur commence par parler des besoins de la sodét en France (c'était sur la fin du règne de Charles X) et pi montrer la nécessité de mettre l'instruction publique dans toutes les classes, en harmonie avec ces besoins c'est le seul moyen de faire progresser et prospérer l'agri culture, les arts, l'industrie, le commerce, les institution sociales. Au-dessus des besoins qui se rapportent à Tord matériel, l'auteur place les intérêts moraux. « Puisque dit-il, les félicités dont l'intelligenee et la conscience peu vent être la source, l'emportent infiniment en dignité! en durée sur les plaisirs des sens, la culture de l'homme comme être sensible, doit être subordonnée à sa culte comme être moral. Cette subordination est un principe fa damental que l'on ne doit jamais perdre de vue dansl'oif nisation des études et dans le choix des méthodes. Il fautp der l'instruction sur la conscience et le christianisme i réagir contre les théories délétères que la civilisation m amène et qui voudraient faire de la morale avec de l'utik Dans une deuxième partie, l'auteur traite des princif à suivre dans l'organisation de l'instruction publique Celle-ci, pour atteindre son but doit inculquer des connà sances, développer les facultés, et enseigner le devoir daml sphère morale (Idées du Père Girard). Parmi les connaissances, il y en a, comme la lectar l'écriture, le calcul, la connaissance des institutions s ciales, la religion et la morale, qui sont d'une nul universelle : elles doivent être le partage de tous les ho» mes. D'autres sont spéciales et ont rapport aux besoin particuliers des individus et des diverses vocations. C» tormémentà son principe d'approprier l'instruction à| vocation que l'on veut embrasser, l'auteur rejette l'étui du grec et du latin pour les carrières qui n'exigent pask connaissance de ces langues. « Mille exemples, dit-il, futent ce que l'on a quelquefois avancé que le secours à
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ee et du latin est nécessaire pour lire et écrire en ancais ; les langues vivantes offrent assez de ressources ur exercer le goût et l'imagination et pour formuler base d'une éducation libérale. » L'auteur veut que a donne à l'étude de la religion une importance parculière, et que l'enseignement religieux soit donné de anière à ce que tous les cultes puissent y prendre art. (Voir le père Girard). Mais s'il importe d'inculquer des connaissances, il imorte encore plus de développer les facultés ; car c'est de ce éveloppement que dépend essentiellement la perfection e l'homme : il constitue les moyens personnels pour atindre les divers buts que l'on se propose. Mais il faut ue toutes les facultés soient cultivées et cela harmoninement : l'esprit d'observation, la mémoire, lejugement, raisonnement, l'esprit inventif, l'imagination, la consience, le sentiment et le goût du beau ; il faut perfeconner les sens et le langage, l'adresse de la main et es facultés purement physiques. Les diverses branches 'enseignement doivent servir au développement des faultés, en particulier l'enseignement de la langue, tel u'il a été conçu par le père Girard. — Passant à la forme e l'enseignement propre à réaliser le développement herché, Naville avance que la méthode rationnelle rélame indispensablement la forme de renseignement utuel, parcequ'il est le seul qui permette un nombre de indivisions indéfini et conforme aux besoins d'une classe, et enseignement, tel que l'a conçu et réalisé le père Girard, n'a rien de mécanique : il met en jeu toutes les acuités, fait agir l'émulation sans exciter ni l'orgueil, ni a jalousie, crée et entretient entre les élèves des rapports Qioralisants, qui les préparent à la vie sociale et à l'exercice des devoirs de pères et de mères. L'enseignement simultané peut toutefois être employé dans quelques écoles. Il ne s'agit pas ici, cela s'entend, des degrés supérieurs de l'enseignement. L'influence morale sera exercée par les qualités de l'en26.
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seignement, par les rapports entre maîtres et élèves, pat les peines et les récompenses et par les rapports des élèves entre eux. Il importe, dit Naville avec raison, que les enfants demeurent sous l'influence de la vie de famille. Les pensionnats nombreux1, où l'individu disparaît dans la foule, ne sont point propres à donner une bonne éducation. — Les peines et les récompenses doivent être légères, et il faut préférer celles qui peuvent être considérées comme une suite naturelle de l'action que l'on veut récompenser ou punir. Point de punitions dégradantes. Point de récompenses, cle prix distribués avec éclat et quipro. duisent l'orgueil chez les uns et le découragement chez les autres. Le mobile de l'émulation doit agir sur tous les élèves indistinctement, comme cela a lieu dans l'enseignement mutuel, attendu que dans le groupe tous les élèves sont à peu près d'égale force. — Enfin il faut créer enta les élèves pour les former à la subordination, au respect, à l'obéissance réciproques, à la justice et à l'équité, les principales relations qui existent dans la société. On peut les organiser en sociétés de législation, d'administration, de justice2. Dans la troisième partie de son ouvrage, Naville traite de la classification et de l'organisation des études et des écoles. II y établit cinq degrés d'instruction. PREMIER DEGRÉ. Instruction primaire. Enfants de six à neuf ans. Instruction commune pour tous indistinctement, et comprenant : la lecture, l'écriture, la langue française (phrase simple), l'arithmétique (numération et les quatre règles avec nombres entiers), la géographie élémentaire, l'histoire naturelle (traits détachés propres à conduire
1. Ceux des grands lycées, par exemple. 2. J'avais établi dans une école de garçons une organisation analogue ; je faisais, en particulier, nommer par la classe dans les divers quartiers du village des surveillants qui devaient faire rapport sur la conduite des enfants; par ce moyen, je fis disparaître les mutineries,les rassemblements nocturnes, les tapages et les diverses déprédations dont on se plaignait auparavant. Mes élèves avaient un très-grand zèle pour ce genre de police, et tous s'y soumettaient volontiers. — L'auteur,
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l'enfant à la connaissance de Dieu), l'histoire sociale (abrégé dans lequel certains faits sont développés). — Pour comprendre ces limites étroites données à l'instruction primaire, il faut se rappeler que l'auteur écrivait pour la France et dans un temps ou une quantité de communes n'avaient pas encore d'écoles. DEUXIÈME DEGRÉ. Instruction secondaire. Enfants de neuf à treize ans. Ecoles de villes et de centres populeux, pour des enfants faisant des études commerciales, industrielles, agricoles ou classiques. Ce degré, comme les suivants, renferme des études communes et des études spéciales pour les diverses vocations. TROISIÈME DEGRÉ. Instruction tertiaire. (Enfants de treize à seize ans, avec deux sections : Une section des lettres et de l'industrie supérieure, et une section industrielle et commerciale. Dans l'école primaire, comme nous l'avons vu, toutes es études sont communes, dans l'école secondaire la pluart le sont encore, dans l'école tertiaire, quatre branches demeurent comme lien entre les sections : ceci est m principe chez l'auteur. « Cette communauté d'études, it—il, contribuera à imprimer dans les âmes les sentients d'égalité, d'union, de bienveillance réciproque, 'amour delà patrie, que ces enseignements sont propres a développer, et ainsi s'affermiront les bases du bonheur es individus, de la sécurité, de la gloire, de la prospérité ela nation. » Ce principe, on le comprend, ne doit pas xclure la diversité dans les méthodes. INSTRUCTION DU QUATRIÈME DEGRÉ. Etudiants de seize à ix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux ans. Ici les étues classiques et d'industrie supérieure varient suivant a vocation des élèves ; elles se divisent en Cours généraux, uivis spécialement par les élèves qui veulent (au cinuième degré) étudier la théologie, le droit, la médecine t la pharmacie ; en école polytechnique, en école des beauxTts, en école militaire, en école de haute industrie, et en fcole de mineurs. Les élèves de ces diverses écoles sont
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admis aux cours généraux, comme les bacheliers ès-lettres à ceux des autres écoles. L'auteur recommande aux curés, tout particulièrement, de donner aux adultes des leçons d'économie sociale, de bienfaisance et d'éducation. Ces leçons constitueraient ''instruction supérieure populaire. CINQUIÈME DEGRÉ. Ici les bacheliers ès-lettres entrent dans les facultés de droit, de théologie, de médecine, de pharmacie. Les élèves de l'école polytechnique dans les écoles (facultés) d'artillerie, du génie, des constructions de marine, des ponts et chaussées, des ingénieurs-géoyaphes, des poudres et salpêtres, des mines. Les élèves de l'école des beaux-arts vont à Rome. Nous ne saurions, on le comprend, suivre l'auteur dans le détail de l'organisation des diverses écoles et des diverses branches d'enseignement. Pour donner celui-ci dans les degrés inférieurs, il faudrait composer des livres scolaires ou classiques, d'après les principes posés par l'auteur. Dans une quatrième partie, Naville parle des maîtres et des corps supérieurs de l'enseignement. Naville n'a point d'écoles normales dans son système (elles en dérangegeraient la symétrie et l'unité). Il prend les maîtres parmi les moniteurs et élèves des différents degrés. En général le moniteur ou élève d'un degré quelconque peut prétendre à devenir maître dans le degré inférieur. Il pense qne l'enseignement mutuel dans les trois degrés inférieurs est tout particulièrement propre à développer le talent de l'enseignement et à préparer ainsi de bons maîtres. L'instruction publique, dans ce système, deviendrait la grande école normale de la France. — Quant aux autorités, Naville en admet trois principales : le conseil communal, le conseil départemental et le conseil royal. Il n'a point d'inspecteurs. Enfin dans une cinquième partie, Naville s'occupe en particulier du budget de l'enseignement. Les communes l'Etat et des particuliers peuvent accorder des subventions
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à ïécolo ou lui l'aire des dons, mais la charge principale de l'instruction doit reposer sur les parents, parce que c'est à eux qu'incombe en premier lieu le devoir d'élever leurs enfants, et ensuite, parce que l'instruction gratuite pourrait transformer le budget scolaire en une espèce de km des pauvres, et que l'auteur est en principe contre la charité légale. Il ne propose pas non plus l'enseignement obligatoire, les mesures coërcitives étant, pense-t-il, trop opposées aux mœurs et aux habitudes de la France pour que l'on doive chercher à les y introduire. En revanche, il demande qu'on exclue des fonctions publiques les per sonnes qui ne savent ni lire, ni écrire. Comme on le voit, Y Education publique de Naville est un livre d'une portée immense, le plus important, pensonsuoas, qui ait été écrit sur ce sujet. Aujourd'hui la France a réalisé plusieurs parties du programme qu'il propose ; sur quelques points elle l'a dépassé, tandis que sur d'autres elle est entrée dans des voies différentes. Il serait à désirer qu'elle se fûtinspirée davantage del'esprit éminemment pédagogique que l'on respire dans toutes les pages ce cet ouvrage remarquable. On ne saurait étudier Y Education publique sans admirer la symétrie et l'unité du système scolaire qu'il propose ; on y sent la discipline rigoureuse d'un esprit philosophique. Gomme on a pu le remarquer, la pédagogie de Naville est la même que celle du Père Girard ; moins profonde, peut-être, mais en revanche plus large, plus étendue et sous le rapport moral plus complète. Outre ses écrits pédagogiques, Naville a publié, entre autres, un Traité delà charité légale, ouvrage qui le place parmi les économistes les plus distingués. Comme le Père Girard, il s'était occupé avec prédilection de philosophie, et cela l'avait rendu apte à traiter toutes sortes de questions. Naville mourut à Vernier le 22 mars 1846.
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Ï9u mouvement pédagogique actuel et «le l'état «le. l'instruction publique dans les pays «le langue française.
a.
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1. La Révolution française.
Jusqu'à la Révolution française les frères ignorantim m de la doctrine chrétienne, comme nous l'avons vu, s'occupèrent seuls, pour ainsi dire, de l'instruction du peuple, et ils ne purent le faire, on le comprend, que dans une faible mesure. La Révolution comprit de suite que pour se consolider, elle avait besoin d'instruire le peuple. Aussi la Convention, par un décret du 19 septembre 1793 sur l'organisation de l'instruction publique, ordonnait-elle la création d'écoles primaires sur toute l'étendue de la France, avec obligation pour « les pères, mères, tuteurs ou curateurs d'y envoyer leurs enfants ou publies, » sous peine d'amende et,en cas de récidive,de la privation pendant dix ans de ses droits civils et politiques. Mais l'agitation était trop grande en France pour y rien fonder de stable. Cette loi fut remplacée par celle du 17 novembre 1794. Il y avait eu réaction contre la loi de 1793 ; l'obligation tomba. Cependant nous lisons encore dans cette loi l'article suivant : « Les jeunes citoyens qui n'auront pas fréquenté les écoles primaires seront examinés, en présence du peuple, à la fête de la Jeunesse, et s'il est reconnu qu'ils n'ont pas les connaissances nécessaires à des citoyens français, ils seront écartés, jusqu'à ce qu'ils les aient acquises, de toutes les fonctions publiques. » On doit encore à la République la création de l'école polytechnique (loi du 27 sept. 1794), et de l'école normale (décret du 9 brumaire an ni, — 1 décembre 1794). La Convention créa l'école normale, « pour apprendre, sous les maîtres les plus habiles, l'art d'enseigner à des citoyens déjà instruits dans les sciences utiles. » L'ouverture de l'école normale eut lieu le 19 janvier 1795. Rarement on
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vit une réunion de maîtres plus éminents appelés à former des disciples pour un plus grand objet. En voici les noms : Lagrange, Laplace, Bertliollet, Monge, Haùy, Daubenton, Thouin, pour les sciences physiques et naturelles; Sicard, La Harpe, Volney, Buache, Mentelle et Bernardin de Saint Pierre pour la grammaire générale, la littérature, l'histoire, la géographie, l'analyse de l'entendement et la morale. Quatorze cents élèves se pressaient aux cours donnés par de tels maîtres. Malgré de si nombreux éléments de succès, l'école dura peu. A peine fondée, soit que l'enseignement y fût trop élevé, ou que le3 auditeurs fussent mal préparés à le recevoir, on reconnut qu'elle serait impuissante à former des professeurs ; ce qui était cependant le propre but de l'institution. Trois mois après avoir été ouverte, elle fut fermée par l'ordre de la Convention. Une troisième loi du 24 octobre 1795 « créa des écoles primaires dans chaque canton, et des écoles centrales dans chaque département; fonda, des écoles spéciales disséminées sur toute l'étendue du territoire ; organisa l'institut national des sciences et des arts, avec la mission de tout éclairer, de tout améliorer1. » Le 1er mai 1802 (11 floréal an x) la France promulga une nouvelle loi sur l'instruction publique. Mais l'ignorance était trop grande en France et les agitations politiques trop violentes pour permettre à l'instruction de faire de rapides progrès.
2. L'Empire.
Le premier Empire inaugura une ère nouvelle pour l'instruction publique en France. Pour lui assurer une marche tranquille et prospère, Napoléon pensa qu'il fallait la soustraire aux fluctuations du monde politique et la confier à un corps particulier, expression delà puissance publique, et qui répondrait à l'Etat et aux familles de l'avenir des
i. Jourdain, Budjet de l'instruction publique, page 78.
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nouvelles générations. Telle est l'origine del'Université de France, créée par la loi du 10 mai 1806. Un décret du 17 mars 1808 rouvrit l'école normale. Le manque déniaitrès se faisait sentir dans les établissements d'instruction publique. Un autre décret du 15 novembre 1811 ordonne que les collèges et les lycées soient mis en état de recevoir tous les élèves qui font des études secondaires. Le même décret supprime tous les établissements privés, du moment où il y aura assez de place dans les collèges et les lycée; pour les recevoir. L'Université de France fut constituée à l'état de personne civile, afin qu'elle pût avoir une fortune en propre, L'Etat lui fit une dotation de 400,000 francs de rentes inscrites au grand livre de la dette publique, et l'Empereur y ajouta tous les biens, meubles et immeubles appartenant au Prytanée1 français, aux universités, académies et collèges. Les établissements d'un caractère scientifique et littéraire, plutôt que pédagogiques, tels que le Muséum d'histoire naturelle, l'Observatoire et les institutions analogues, restèrent sous la direction immédiate du Ministre de l'Intérieur. A. sa tête, l'Université avait un GraniMaître, assisté d'un Conseil de l'Université. L'empire fut divisé en Académies, régies chacune par un Recteur et un Conseil académique. L'Université centralisait l'enseignement public dont elle avait le monopole. Elle se divisait en trois branches : L'enseignement supérieur, donné paries facultés (théologie, droit, médecine, sciences, lettres); l'enseignement secondaire, donné dans les lycées et collèges; renseignement primaire, donné dans les écoles primaires. Malgré cette sage et forte organisation de l'Université, l'instruction ne fit pas de grands progrès sous l'empiri, soit qu'elle manquât du souffle bienfaisant de la liberté, soit que la France fût trop agitée par des guerres continuelles. Ce n'est que dans le sanctuaire de la pai x, que fleii1. Ce nom fut donné sous la République au collège 1 lùis-le-Grani, et, en 1803, à la maison de Saint-Cyr, rarce qu'on y mi tait les b"»'6iers de l'Etat.
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rit l'instruction primaire, et que les sciences et les arts se répandent et se perfectionnent. Ce n'est pas que Napoléon ne fût ami de l'instruction. La création de l'Université prouve assez le contraire, et nous avons de lui cette belle parole : « Il n'y a que ceux qui veulent tromper le peuple qui puissent vouloir le retenir dans l'ignorance {Mémorial) ; » mais les circonstances ne favorisèrent pas ses intentions.
3. La Restauration.
La première Restauration (du 5 avril 1814 au 20 mars 1815) ne changea rien au régime universitaire. L'ordonnance du 17 février 1815, à la vérité, renfermait des modifications profondes ; mais Napoléon était de retour de l'île d'Elbe avant qu'elle entrât en vigueur, et l'ancien ordre de choses fut maintenu. La seconde Restauration se montra moins hostile au régime universitaire. L'ordonnance royale du 15 août 1815 se contenta de transporter à une commission de l'instruction publique toute l'autorité que les décrets avaient attribuée au grand-maître et au Conseil de l'Université. Au reste, elle conserva l'organisation antérieure. Dans sa première circulaire aux recteurs, en date du 28 août, la commission annonce qu'elle conservera « tout ce qui est bien, tout ce qui est utile, tout ce qui est honorable. » Mais elle annonçait des mesures rigoureuses envers les fonctionnaires dont la conduite était rôpréhensible ; les élèves insubordonnés devaient être renvoyés sur-le-champ. « Cependant, ajoute la circulaire, ces moyens extérieurs ne rétabliront qu'un ordre extérieur. La bonne discipline et les bonnes mœurs ont besoin de garanties plus sûres. C'est dans la. conscience, c'est dans le sentiment profond du devoir qu'il faut les placer : l'éducation, pour être morale, doit être religieuse. » Les membres de la commission étaient : Royer-Collard, président, G. Cuvier, le baron Silvestre de Sacy, l'abbé Freyssinous, Guéneau de Mussy. Dans une circulaire, datée du 10 mars 1816, et 27
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adressée aux comités cantonaux de l'académie de Paris, il est dit que le « principal office des comités est de veiller à ce que l'ordre et les mœurs soient scrupuleusement observés dans les écoles; que l'instruction soit fondée sur le respect pour la religion et les lois et sur l'amour dû n souverain légitime... » Plus loin, la circulaire dit que les edmités doivent tenir la main à ce que tous les enfants reçoivent l'instruction primaire. Les enfants hors d'état de payer devaient l'obtenir gratuitement. Les mêmes pensées reviennent dans une circulaire aux recteurs (15 mars). « Ce qui importe, dit la circulaire, c'est que les membres des comités cantonaux soient des hommes dévoués au roi, zélés pour le bien, sachant apprécier l'importance de l'instruction morale et religieuse. » Quant aux écoles, la circulaire ajoute : « Amélioration des locaux, amélioration du sort des maîtres, meilleur choix de ces maîtres, meilleur choix des méthodes et des livres élémentaires, augmentation du nombre des élèves qui reçoivent l'instruction. » Une ordonnance royale du 29i février mettait une somme annuelle de 50,000 fr. (un peu plus d'un centime par enfant) à la' disposition de la commission d'instruction publique, pour l'amélioration des méthodes, des écoles et pour des récompenses à accorder' aux maîtres qui se distingueraient. Il n'y avait pas là, on le comprend, de quoi faire faire de grands progrès à l'école primaire. Une ordonnance du 1er juin 1822 rétablit la charge de grand-maître de l'Université, charge qui fut confiée à M. de Freyssinous, qui cumula bientôt ce titre avec ceux d'évêque d'Hermopolis (in partibus) et de ministre secrétaire d'Etat des affaires ecclésiastiques et de l'instruction publique. Voici quelques passages de sa circulaire (17 juin) aux recteurs, pour leur annoncer sa nomination : « En appelant à la tête de l'éducation publique un homme revêtu d'un caractère sacré, Sa Majesté fait assez connaître à la France entière, combien elle désire que la jeunesse de son royaume soit élevée dans des sentiments religieux
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et monarchiques... Celui qui aurait le malheur de vivre sans religion ou de ne pas être dévoué à la famille régnante devrait bien sentir qu'il lui manque quelque chose pour être un digne instituteur de la jeunesse. 11 est à plaindre, même il est coupable; mais combien ne serait-il pas plus coupable encore s'il avait la faiblesse de ne pas garder pour lui seul ses mauvaises opinions... Le vrai français ne sépare jamais l'amour de son roi de l'amour de sa patrie, ni l'obéissance aux magistrats de l'attachement aux lois et aux institutions que le roi a données à son peuple. » — Aux archevêques et aux évêques il écrivait (12 juillet). « Mon désir le plus sincère est de voir régner toujours l'accord le plus parfait entre le sacerdoce et l'Université, et de resserrer de plus en plus les liens qui doivent unir au clergé, dépositaire des doctrines divines, le corps chargé de l'enseignement des sciences humaines... L'éducation est une chose plus morale encore et religieuse que littéraire et scientifique. » Le 6 septembre (1822), l'école normale, dénoncée comme un foyer d'insubordination et de prétentions ambitieuses, fut supprimée, et M. de Freyssinous se donna quelque peine pour organiser dans les lycées, des écoles préparatoires ou écoles normales partielles, destinées à remplacer l'école normale. Une somme de 6,000 fr., puis de 2,000 fut affectée à ce genre d'établissements; mais les écoles préparatoires ne prospérèrent pas et en 1826 on rétablit l'école normale, qu'on annexa au collège Louis-le-Grand, sous le nom plus modeste d'école préparatoire. Un des premiers actes du gouvernement de juillet fut de rendre à cette école son ancien nom. Les autres établissements scientifiques et littéraires ne furent pas modifiés. Un des actes de Freyssinous fut encore de rappeler les jésuites dans les écoles et dans les églises. En 1828, M. de Vatimesnil, jurisconsulte, succéda à M. de Freyssinous dans la direction de l'instruction publique. « La religion et la morale, dit-il dans la circu-
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laire (5 février 1828) où il annonce sa nomination aux recteurs, sont les premières bases de toute bonne éducation; » et il ajoute ces paroles significatives : « Il importe que cette vérité soit constamment présente à l'esprit des hommes chargés de l'instruction publique; il importe aussi que dans la conduite envers ceux de leurs élèves qui professent une religion différente de la leur, ils n'oublient jamais ce que prescrivent la charte, les lois du royaume et les statuts universitaires, relativement à la liberté de conscience et à l'autorité paternelle. » M. de Vatimesnil avait, en fait d'instruction, des vues plus étendues que son prédécesseur : il introduisit l'enseignement des langues vivantes dans les collèges, améliora le sort des professeurs, montra de la sollicitude pour les instituteurs primaires, qui, lors de sa retraite en 1829, lui offrirent une médaille d'honneur. Cette même année, on éleva à 100,000 fr. la subvention en faveur de l'instruction primaire et l'année suivante à 300,000 fr. —Après la retraite de M. de Vatimesnil, plusieurs ministres se succédèrent à la direction de l'instruction publique. Le dernier fut le duc de Broglie. Dans les derniers temps de la Restauration, le célèbre Cuvier remplit les fonctions de grand-maître à l'égard des écoles protestantes. Comme on vient de l'entendre, la Restauration, en matière d'instruction, s'appliquait à consolider l'alliance du prince légitime avec le sacerdoce. Sa devise était : Dieu et le roi. Les circulaires du grand-maître sont remplies d'aspirations religieuses et légitimistes et elles contrastent fortement, par leur tendance éducative, avec le ton administratif et militaire de celles de M. de Fontanes. Mais le principe était trop étroit, trop peu libéral, et les moyens employés trop mesquins, pour pousser la France dans la voie du progrès. Ceci est surtout vrai de l'enseignement primaire. A la fin de la Restauration, sur 37,000 communes que comptait la France, il n'y en avait pas 10,000 qui eussent des maisons d'école. Dans les autres, on te-
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nait l'école où l'on pouvait, dans une grange, dans une écurie, dans une cave, au fond d'un corps de garde, dans une salle de danse, souvent dans la pièce qui contenait le ménagé de l'instituteur et qui servait à sa famille de cuisine et de chambre à coucher1. Un grand nombre de communes n'avaient aucune espèce d'école. Et combien d'enfants ne la fréquen taient pas, là même où il y en avait une. C'était cependant le temps où les établissements de Pestalozzi à Yverdon, du Père Girard à Fribourg, de Fellenberg à Hofwyl, de Naville à Genève, brillaient dans tout leur éclat et attiraient l'attention du monde entier. C'était le temps où l'Allemagne, accueillant avec enthousiasme les idées de Pestalozzi, déployait une activité extraordinaire pour renouveler les études et donner à l'instruction primaire les développements les plus étendus. Pourquoi la France ne s'associait-elle pas à ce mouvement? Je viens de le dire : le principe de la légitimité était trop étroit, trop exclusif. C'est bien ainsi qu'en jugeait Naville lors qu'il écrivait son beau livre sur l'éducation publique : « Quand je commençai ce mémoire, ditil, j'étais tristement affecté. Je comprenais que le gouvernement (français), absorbé par les intérêts de sa politique, était peu disposé à concourir au perfectionnement intellectuel et moral de la population ; que peut-être il entrait dans ses vues secrètes de l'entraver plutôt que île le favoriser. Dès lors, tout a changé. Une révolution sans exemple a renversé une dynastie que des préjugés enracinés et des souvenirs douloureux portaient à s'opposer à la marche de la civilisation2. »
4. Eégime orléaniste.
Le gouvernement de Louis Philippe conserva intacte ''institution universitaire, créée par la loi du 10 mars 1806, et que la Restauration avait conservée; mais il en
1. Tableau de l'instruction primaire en France, De l'Education. Epilogue.
par
Lorrain.
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changea l'esprit et fit faire de rapides progrès, en parti» culier à l'instruction -primaire. Plus de préoccupations dynastiques et sacerdotales : c'est l'esprit de la Franco qui anime les institutions scolaires. Une ordonnance du roi, en date du 12 mars 1831, supprime le certificat du curé et du délégué de l'êvêque, qu'on avait jusque là exigé des aspirants au brevet de capacité. Ce certificat est remplacé par un certificat du maire de la commune. Une or< donnance du 18 avril exige que les frères des écoles chrétiennes et les membres d'autres associations qui se livrent à l'enseignement, possèdent le brevet de capacité, en vertu d'un examen. Le gouvernement ( M. de Salvandy) demande aux recteurs (31 mai 1838) des renseignements confidentiels sur les grands et les petits séminaires, accusés de recevoir d'autres élèves que ceux qui désiraient se vouer à l'état ecclésiastique, ce qui eût été contraire aux ordonnances du 16 juin 1828. Mais en abolissant les privilèges accordés aux corporations religieuses et à l'Eglise, le gouvernement n'entendait pas leur opposer l'école. Rien de plus beau que ce que M. Guizot écrivait sous ce rapport aux instituteurs, sous la date du 4 juillet 1833. Après leur avoir rappelé leurs différents devoirs, il ajoute : « Le ouré ou le pasteur » ont aussi droit au respect, car leur ministère répond à » ce qu'il y a de plus élevé dans la nature humaine. S'il » arrivait que, par quelque fatahté, le ministre de la res ligion refusât à l'instituteur une juste bienveillance, s celui-ci ne devrait pas sans doute s'humilier pour la re» conquérir, mais il s'appliquerait de plus en plus à la » mériter par sa conduite, et il saurait l'attendre. C'est au » succès de son école à désarmer des préventions injustes; » c'est à sa prudence à ne donner aucun prétexte à l'info» lérance. Il doit éviter l'hypocrisie à l'égal de l'impiété. » Rien d'ailleurs n'est plus désirable que l'accord du v> prêtre et de l'instituteur; tous deux sont revêtus d'une » autorité morale ; tous deux ont besoin de la confiance » des familles ; tous deux peuvent s'entendre pour exercer
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sur les enfants, par des moyens divers, une commune influence. Un tel accord vaut bien qu'on fasse, pour l'obtenir, quelques sacrifices, et j'attends de voslumières et de votre sagesse que rien d'honorable ne vous coûtera pour réaliser cette union sans laquelle nos efforts, pouï l'instruction populaire, seraient souvent infructueux. » Comme je viens de le dire, le gouvernement de juillet, prit essentiellement à tâche de développer l'instruction primaire. « Jamais dit M. Montalivet, dans sa circulaire aux recteurs en date du 10 mai 1831, jamais la nécessité de l'enseignement élémentaire n'a été plus universellement sentie, jamais aussi le gouvernement n'a mieux compris le devoir qui lui est imposé de répandre les lumières. Cette première instruction, qui a été solennellement promise, il y a quarante ans, comme indispensable à tous les hommes, il est temps de travailler efficacement à la propager dans toutes les classes de la société, et surtout dans ces classes laborieuses, dont elle est souvent tout le patrimoine. » Pour donner un résultat efficace à ses intentions, le gouvernement augmenta considérablement la subvention portée au budget pour l'instruction primaire. En 1831 elle fut élevée à 700,000 francs, en 1832 à 1,000,000 de francs, en 1833 à 1,500,000francs, en 1835 à 1,600,000 francs, en 1841 à 2,000,000 de francs, en 1843 à 2,100,000 francs, de 1844 à 1847 à 2,400,000 francs. La loi du 28 juin i833 (M. Guizot) ordonnait à tontes les communes d'avoir au moins une école primaire de garçons. Les écoles de filles furent simplement encouragées; mais en 1836 une ordonnance royale leur donna une organisation régulière. Une circulaire de M. Villemain aux recteurs, en date du 12 juillet 1842, les invite à provoquer la fondation de nouvelles écoles de filles. Le gouvernement encouragea aussi l'ouverture de salles d'asile. Des essais avaient été tentés en France depuis 1801, mais ce n'est que depuis 1827 qu'elles se sont propagées, sous l'impulsion que sut leur donner M. Cochin. Le gouvernement
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encouragea aussi l'ouverture de cours d'adultes et d'écoles primaires supérieures, ou écoles moyennes. « Gomme il ne faut pas qu'il y ait une seule commune sans une école primaire, écrivait M. Guizot en 1832, ni un seul département sans une école normale, de même il ne faut pas rru'il y ait une seule petite ville de huit à dix mille âmes sans une école moyenne, qui couronne l'instruction primaire et ne s'arrête que là où commenceraient les études savantes de nos collèges. » Ces deux derniers genres d'institution , écoles moyennes et cours d'adultes, comme aussi les écoles de filles ne réussirent que dans une faible mesure. Ce fut M. Duruy, ministre de l'instruction publique sous le second empire, qui réussit à les organiser et à les faire vivre. Les autres sphères de l'instruction publique, les collèges, les lycées, les facultés, et tout l'enseignement supérieur, reçurent aussi quelques développements avantageux. L'école normale supérieure, en particulier, fut rétablie et réorganisée. Le développement de l'instruction primaire, on le comprend, ne pouvait pas se produire sans l'amélioration de l'état d'instituteur et sans la création de nombreuses écoles normales. Il fallut aussi construire ou réparer un très-grand nombre de maisons d'écoles, instituer des commissions locales, pourvoir à l'inspection par des homme; spéciaux, etc., etc. La première école normale fut fondée en 1810, à Strasbourg, par M. le comte Lezay de Marnésia, alors Préfet du Bas-Rhin. Quelques autres furent ouvertes sous la Restauration. En 1830, on comptait en France treize institutions où l'on préparait des j eunes gens à la carrière d'instituteur, Pendant les deux premières années qui suivirent la révolution de juillet, le nombre des écoles normales s'éleva à quarante-sept. C'étaient tantôt des internats, tantôt des externats, isolés, ou réunis à une école primaire supérieure, ou à un autre établissement. La loi du 28 juillet 1833 prescrivit à chaque département d'avoir une école normale, et ces établissements reçurent une organisation
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régulière. Dans quelques cas, on permit à deux ou plusieurs départements de fonder une école en commun. Dès 1842, l'administration qui travaillait depuis longtemps à la création d'écoles de filles, encouragea la fondation d'écoles normales d'institutrices, et en 1847 une maison fut ouverte, à Paris pour y former des candidats à la direction des salles d'asiles. Une ordonnance du 6 décembre 1845 prescrivait la fondation d'écoles normales secondaires auprès des facultés pour y former des maîtres d'étude, des régents et des maîtres élémentaires pour les collèges. Cette dernière institution n'existe plus. Comme le dit fort bien M. Duruy dans son rapport à l'Empereur sur l'Etat de l'enseignement primaire .pendant l'année 1863, le régime orléaniste « fat la période de création » pour l'enseignement populaire. En 1832, dit ce même rapport, les écoles primaires renfermaient 1,935,624 enfants pour 32,560,934 habitants, soit 59 élèves sur 1,000 habitants (l/17e de la population) ; en 1847, il y en avait 3,530,135'pour 35,400,486 habitants, soit 100 élèves sur 1,000 habitants (l/10e de la population. En 1863, on a compté 4,336,368 enfants pour une population de 37,382,225 habitants, soit 116 élèves sur 1,000 habitants (moins de l/8e). Mais il n'y eut pas seulement progrès dans le nombre des écoles, et dans la fréquentation, il y eut aussi progrès dans les méthodes. Sous la restauration sauf dans quelques écoles d'enseignement mutuel, on enseignait partout d'après la méthode individuelle. On lui substitua peu à peu la méthode simultanée. En 1833 le Manuel général fut fondé « pour répandre partout, dit M. Guizot, la connaissance des méthodes sûres, et de tout ce qui peut diriger le zèle, faciliter le succès, entretenir l'émulation1. » Malgré cette sollicitude pour les méthodes, ce n'est que vers 1840 que des idées plus rationnelles sur l'enseignement commencent à circuler en France, d'abord sous l'impulsion de M. Cousin (1840), qui avait visité les
1. Circulaire aux instituteurs, 4 juillet 1833.
il.
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écoles allemandes, puis par M. Viïlemain (1839 à 1844), et M. de Salvandy qui fut à la tête de l'instruction de 1837 à 1838 et de 1845 à 1848. Une instruction de M. Villemain relative à l'étude des sciences dans les écoles normales primaires (8 déc. 1843) renferme des directions quin'onS encore rien perdu de leur valeur. « Le conseil royal, ditil entre autres, n'admet, pour les écoles normales primaires, ni les détails sur les logarithmes, ni les leçons d'algèbre1, ni le programme tiré de la géométrie de Legendre, ni tout autre du même ordre. Toutefois, en bornant cet enseignement aux éléments les plus essentiels parmi ceux qui sont le plus immédiatement applicables aux usages de la vie, il faut se garder de l'altérer et de ne donner aux élèves-maîtres que des idées vagues et incomplètes. Il faut que ces jeunes gens sachent trèsbien tout ce qu'on leur apprend. Ainsi par exemple, s'il s'agit d'arithmétique, ils doivent posséder les raisonnements par lesquels on démontre les quatre opérations fondamentales appliquées aux nombres entiers et fractionnaires; s'il s'agit de géométrie, il faut qu'ils connaissent d'une manière complète l'égalité et la proportion des figures, la mesure des aires et celles des volumes, en un mot, il faut que la géométrie qui leur est enseignée soit réduite à sa plus simple expression, mais qu'elle renferme ce que cette partie de la science a d'usuel. »
5. République et Second Empire (1848-1867).
La chute de Louis-Philippe n'amena aucun changement ians l'organisation de l'instruction publique. M. Garnot, premier ministre de l'instruction, pensa que pour consolider la république, il fallait s'appuyer sur les instituteurs. Dans ce but, il les exalte, il les qualifie de « magistrats populaires, » il veut leur rendre accessibles tous les grades universitaires. « Rien n'empêche, dit-il, que ceux
i. L'algèbre est un excellent mojen de culture pour un instituteur.
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qui en seront capables ne s'élèvent jusqu'aux plus s hautes sommités de notre hiérarchie. Leur sort, quant » à l'avancement, ne saurait être inférieur à celui des sol» dats ; leur mérite a droit aussi de conquérir des gra» des1... » 11 veut qu'il y ait des instituteurs parmi les représentants du peuple : « Qu'ils viennent, dit-il, parmi » nous, au nom des populations rurales dans le sein des» quelles ils sont nés, dont ils savent les souffrances, dont » ils ne partagent que trop la misère. Qu'ils expriment au » sein de la législature les besoins, les vœux, les espé» rances de cet élément de la nation, si capital et si long» temps délaissé. Plus ils seront partis de bas, plus ils » auront de grandeur, puisque leur valeur morale sera la s même que celle de la masse qu'ils résument. »... « Qu'une » ambition généreuse s'allume en eux; qu'ils oublient » l'obscurité de leur condition; elle était des plus humbles » sous la monarchie : elle devient, sous la république, des «plus honorables et des plus respectées.-»... Que les » 36,000 instituteurs primaires se lèvent à mon appel... » Puisse ma voix les toucher jusque dans nos derniers » villages ! Je les prie de contribuer pour leur part à fon» der la république2. » Belles, mais imprudentes paroles! Rapprochons-en celles que M Gurzot adressait aux instituteurs en 1833 : « Je ne l'ignore point, monsieur, la prévoyance de la. » loi, les ressources dont le pouvoir dispose, ne réussiront » jamais à rendre la simple profession d'instituteur com» munal aussi attrayante qu'elle est utile. La société ne sau» irait rendre à celui qui s'y consacre tout ce qu'il fait pour » elle. Il n'y a point de fortune à faire, il n'y a guère de » renommée-à acquérir dans les obligations pénibles qu'il » accomplit. Destiné à voir sa vie s'écouler dans un tra» vail monotone, quelquefois même à rencontrer autour s de lui l'injustice ou l'ingratitude de l'ignorance, il s'at1. Circulaire du 27 février 1848. 2. Circulaire du 6 mars 1848.
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» testerait souvent et succomberait peut-être, s'il nepui» sait sa force et son courage ailleurs que dans les pers» pectives d'un intérêt immédiat et purement personnel. » Il faut qu'un sentiment profond de l'importance morale » de ses travaux le soutienne et l'anime; que l'austère » plaisir d'avoir servi les hommes et secrètement contrii> bué au bien public devienne le digne salaire que lui » donne sa conscience seule. C'est sa gloire de ne rien » prétendre au delà de son obscure et laborieuse condi» tion, de s'épuiser en sacrifices à peine comptés de ceux » qui en profitent, de travailler, enfin, pour les hommes, » et de n'attendre sa récompense que de Dieu *. » M. Carnot ne demeura que queluues mois à la tête de l'instruction publique, et avec lur tombèrent les rêves élyséens qu'il avait fait miroiter devant les yeux des instituteurs. Bientôt ils furent invités à se renfermer dans les limites de leur vocation, et, pour mieux les y contenir, une loi du 11 janvier 1850 remit entre les mains du préfet la nomination et la révocation des instituteurs. « Un assez » grand nombre d'entre eux, dit M. de Parieu, ont été » égarés tout à la fois par l'influence des événements que » nous avons traversés, et par des causes d'excitation par2 » ticulières à leur situation . » Cette loi, ainsi qu'une plus grande latitude accordée aux corporations enseignantes, fut le prélude de la grande révolution qui se préparait dans le domaine de l'instruction publique et qu'inaugura la loi du 15 mars 1850.
Réforme de l'enseignement (loi du 15 mars).
Après la chute de Louis-Philippe, des orages redoutables s'élevèrent contre l'Université. « Ce n'était plus, cette » fois-ci, dit M. Jourdain, son régime financier qui était » mis en question, mais le droit exclusif d'enseigner qui » lui avait été confié sous l'Empire, mais toutes les préroi. Circulaire du 4 juillet 1833. %. Circulaire (aux préfets) du 16 janvier 18S0.
�481 » gatives qui découlaient pour elle de ce droit fondamen» tal, mais sa constitution tout entière, la compétence de » sa magistrature supérieure, la juridiction de ses conseils » inférieurs, l'orthodoxie de ses maîtres, la moralité de »leur enseignement, de leurs ouvrages et de leur vie put blique et privéei. » La loi du 15 mars 1850 vint mettre un terme à cette polémique, en proclamant la liberté d'enseignement, et en plaçant l'Université sous la direction immédiate du """istre de l'instruction publique. Le 22 août, une sende loi acheva la transformation commencée, en ordonant la radiation des rentes de l'Université et la réunion e ses domaines au domaine de l'Etat, pour être adminisés comme propriétés publiques. Ce jour-là, l'abolition u régime de 1806 fut consommée. Le ministre de l'instruction publique, chargé dès ce our de la direction de l'Université, transformée en une onction de l'Etat, fut assisté d'un Conseil impérial comosé comme suit, en vertu de la loi du 9 mars 1852, qui odifla celle du 15 mars 1850 : De trois membres du Sénat, De trois membres du conseil d'Etat, De cinq archevêques ou êvêques, De trois ministres des cultes non catholiques, De trois membres de la cour de cassation, De cinq membres de l'Institut, De huit inspecteurs généraux, De deux membres de l'enseignement libre. Les membres du conseil impérial étaient nommés pour " an. Les Conseils académiques furent composés d'une lanière analogue. La France fut divisée en 17 académies, Rvoir: Paris, Aix, Besançon, Bordeaux, Caen, Chamjîry, Glermont, Dijon, Douai, Grenoble, Lyon, Mont1. Budget de l'instruction publique depuis la fondation de l'Univeri, page 15.
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�HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE. 482 peJJier, Nancy, Poitiers, Rennes, Strasbourg, Toulouse, La loi du 15 mars 1850 amena subitement en France la création d'un grand nombre d'établissements privés, laïques et ecclésiastiques dans lesquels se pressa bientôt une nombreuse jeunesse ; en même temps le nombre des élèves dans les collèges et les lycées de l'Etat diminua rapidement. Un bon nombre de collèges durent être supprimés. On vit par là que les établissements de l'Etat ne jouissaient pas à un degré suffisant de la confiance punlique. Pour soutenir la concurrence avec les établissements privés, des réformes étaient nécessaires. M, Fortoul fut chargé de les opérer. Dans son long et substantiel rapport à l'Empereur, en date du 19 septembre 1853, nous voyons que ce qui faisait tort aux établissements de l'Etat dans l'opinion, c'était d'une part des maîtres imbus de mauvaises doctrines ou peu propres à exercer une bonne influence sur les élèves, et de l'autre le mauvais état de l'instruction, dans les lycées en particulier. Il fallait donc
remédier à ce double mal. La loi du 9 mars 1852 fut essentiellement destinée à remettre l'ordre dans l'administration et dans le corps enseignant. L'Empereur nommait le Conseil impérial, les-^rofesseurs du haut enseignement et des facultés; le Ministre, par délégation de l'Empereur, nommait les autorités académiques, les professeurs des établissements qui dépendaient de son ministère, et des écoles secondaires, et le Recteur, par délégation du Ministre, les autorités scolaires primaires et les instituteurs primaires ; de plus, le Ministre eut le droit de prononce! directement et sans recours contre les membres de l'enseignement secondaire public : la réprimande devant II Conseil académique, la censure devant le Conseil supérieur, la mutation, la suspension avec ou sans privation totale ou partielle du traitement, et la révocation. 1 pouvait prononcer les mêmes peines contre les memln'8 de l'enseignement supérieur, à l'exception de la révocation qui était prononcée par le chef de l'Etat.
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Réorganisation de l'enseignement moyen.—Lycées. Jusqu'en 1852, les lycées français étaient exclusivement ttéraires; mais à côté des lettres, on enseignait diverses ranckes, réclamées par la marche de la civilisation. Cet tat de choses présentait deux graves inconvénients : d'un 'té il surchargeait outre mesure les programmes d'enseilement, au grand détriment de la culture des élèves, et e l'autre, il préparait mal les jeunes gens pour les careres scientifiques et techniques. Des débats graves et •profondis s'engagèrent au sein du Conseil supérieur ir cette importante question. « L'enseignement de l'Uniersité, dit M. Fortoul dans son rapport à l'Empereur, vaitpour principe de développer, non pas les aptitudes articulières des individus, mais les facultés générales de espèce; de façonner, non pas des instruments divers pour is diverses fonctions de la Société ou de l'Etat, mais un mrtain type universel d'élégante culture. C'était sans doute «proposer un but élevé; mais l'éducation instituée sur ■ plan, en visant à être générale, pouvait courir le risque l'être vague et stérile. D'une part, les jeunes gens qu'elle Irmait trouvant, à leur entrée dans le monde, au lieu de Btte image unique et idéale sur laquelle on les avait rnolelés, une diversité infinie de besoins qu'ils ignoraient et 'e carrières qu'on ne leur avait pas même fait entrevoir, 'pugnaient aux professions qu'il leur fallait embrasser; , au lieu de servir la Société, trop souvent ils méditaient la façonner à l'image de leurs rêves chimériques. » Il agissait donc, tout en conservant cette culture classique, nt la France s'est honorée de tout temps, de donner sasfaction aux aptitudes particulières des individus et de s préparer pour les divers besoins de la Société. Pour teindre ce but, le lycée fut organisé comme suit : classe de huitième, 1° Une division élémentaire classe de septième.
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î classe de sixième. 2» Une division de grammaire ] classe de cinquième. classe de quatrième. classe de troisième, classe de seconde, 3° Une division supérieure classe de rhétorique classe de logique. 4» Une classe de mathématiques spéciales a été ajoutée pour Ici élèves qui, en rentrant de la classe de logique, ne sont par suffisamment préparés pour faire l'examen du baccalaurea ès-sciences. Il fut décidé que l'enseignement serait pour tous les élèves le même dans les deux divisions inférieures, f latin commençant en septième et le grec en sixième; e que la division supérieure comprendrait deux sections, une section des lettres et une section des sciences, mais que la moitié des cours seraient communs aux deux sections et que ces cours garderaient la prééminence dans les études : ce sont le français, le latin, l'histoire, la géographie, l'allemand ou l'anglais et la logique. L'enseignement particulier donné à la section des lettres devait comprendre : l'étude approfondie des langues latine et grecque et de la logique, et des notions scientifiques appropriées aux élèves de la section littéraire. L'enseignement particulier à la section des sciences devait renfermer : l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie et ses applications, la trigonométrie rectiligne, la cosmographie, la physique, la mécanique, la chimie, l'histoire naturelle, les éléments de la logique, le dessin linéaire et d'application. Le grec, appris dans les classes de septième, sixième et cinquième, et abandonné ensuite, devait suffire pour les étymologies et les nomenclatures employées dans les sciences et les arts. Cette organisation, accompagnée de programmes trèsdêtaillés, dura jusqu'en 1863. Les expériences faites pendant dix ans réclamaient quelques modifications qui
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furent ordonnées par un décret du 2 septembre. Voici les modifications qui furent apportées au plan ci-dessus : Une classe préparatoire fut ajoutée à la division élémentaire. Le latin commence dans la classe de huitième. La bifurcation est retardée d'une année : elle ne commence qu'après la classe de troisième. La classe de logique s'appelle aujourd'hui classe de philosophie. Cette modification a été accompagnée de nouveaux programmes officiels. Dans ces nouveaux programmes, les différentes branches sont présentées dans un ordre plus rationnel et plus propre à se prêter un mutuel appui. M. Duruy a fort bien compris que les diverses branches de nos connaissances doivent être présentées à l'esprit dans un ordre naturel et non arbitraire. Un second mérite des programmes nouveaux fut leur tendance pratique, en particulier dans les sciences : l'application et l'expérimentation accompagnent partout, comme le demande une saine pédagogie, l'enseignement théorique. Enfin M. Duruy s'est élevé avec force contre l'enseignement qui se contente de remplir la mémoire des élèves de faits, au lieu qu'il devrait leur apprendre à réfléchir, à penser, et par là développer leurs facultés intellectuelles. Les circulaires de M. Duruy sont remplies des vues les plus saines sur les diverses parties de l'enseignement1. Je ne pense pas que l'organisation de l'enseignement
. Voici, entre autres, de belles paroles sur l'enseignement historique (Circulaire du 24 septembre 1863) : «Veillez, dit M. Duruy, veille}, donc, monsieur le Recteur, avec la plus active sollicitude, comme j'y veillerai de mou côté, par l'inspection générale et par moi-même, à ce que ce cours soit une école de moralité, de respect et de modération : la vérité sur les choses; partout et en tout une haine vigoureuse pour le mal et pour ceux qui l'ont accompli sciemment, mais des égards pour ceux qui n'ont fait que de se tromper, et qui ont servi leur oays avec de l'erreur quand ils croyaient le servir avec de la vérité. » Respectons les hommes qui ont, avant nous, porté le poids du jour,, pour que nous soyons respectés à notre tour malgré nos fautes. »
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dans les lycées en soit à sa dernière phase. Il restera 1 encore des progrès à réaliser . La France me paraît avoir heureusement combiné l'enseignement classique avec l'enseignement scientifique; l'enseignement est donné de plus dans un ordre logique ; mais ce qui pourra donner lieu encore à bien des essais, c'est l'organisation psychologique de l'enseignement, c'est-à-dire son appropriation aux forces intellectuelles des élèves. Un point important, dans la.réorganisation des lycées, était leur mise en harmonie avec les établissements supérieurs. Sous ce rapport on établit les règles suivantes : Les élèves de la section ès sciences peuvent entrer dans l'école navale en sortaut de la classe de seconde. L'examen de bachelier ès sciences a lieu à la fin de l'année de rhétorique (dans laquelle on a placé un cours abrégé de philosophie), et les élèves peuvent passer dans l'école militaire de Saint-Cyr et dans l'école forestière de Nancy. L'année de philosophie est une année de révision pour les élèves qui veulent entrer dans l'école polytechnique, ou à l'école normale supérieure. L'année supplémentaire a encore le même but. Tous les lycées n'ont pas cette organisation complète. A la suite de la réorganisation des lycées, l'école normale dut aussi modifier son programme. Elle comprit également une section littéraire et une section scientifique, comme les lycées, et les élèves sortants n'eurent plus la faculté de se faire agréger comme professeurs à l'une des principales branches d'enseignement; il n'y eut plus pour eux que deux agrégations, l'une pour les lettres et l'autre pour les sciences. Les facultés durent réformer leur enseignement dans le même sens. Les spécialités ne furent donc plus étudiées comme auparavant,^
1. Depuis que ces lignes ont été écrites, le plan d'études des lycéel a été modifié par uu arrêté en date du 24 mars 1865.
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lture devant revêtir un caractère plus général, ce qui ait avantageux pour le professorat. En 1865, la France comptait 75 lycées avec 32,794 èveset245 collèges communaux (les 6 classes inférieures i lycée) contenant 33,038 élèves. L'enseignement sendaire libre comptait 1,100 établissements dont 830 ïijues et 123 petits séminaires. A ce que je viens de dire sur la réforme des lycées, je ois devoir ajouter quelques détails intéressants sur leur gime alimentaire.
Du régime alimentaire dans les lycées.
Un des actes importants de M. Fortoul a encore été arrêté du 1er septembre 1853, fixant le régime alimenire des lycées. Voici quelques passages du rapport de la Commission hargée « d'examiner au triple point de vue de la qualité, e la quantité et de la préparation, le régime alimentaire es trois lycées d'internes de la ville de Paris et de prooser au Ministre toutes les améliorations dont ce régime erait susceptible et qui, tout en ajoutant au bien être des lèves, pourraient se concilier avec une sage économie » :
« L'alimentation, dit le rapporteur, M. Bérard, tient une place mportante parmi les modificateurs de la nature de l'homme. Si, liez l'adulte, les effets d'une alimentation insuffisante peuvent tre temporaires, comme leur cause, il n'en est plus de même liez les enfants ; ceux-ci conservent toute leur vie les traces 'un développement imparfait. C'est que dans les premières nnées, l'aliment ne doit pas servir seulement à l'entretien, mais neore à l'accroissement du corps. L'alimentation insuffisante est 'autant plus dangereuse, que, d'ordinaire, ses effets sont méconnus ; ce n'est pas précisément un état maladif qu'elle occasionne, mais le corps n'arrive pas aux proportions qu'une meilleure hygiène lui eût permis d'atteindre ; l'intelligence sera servie désormais par des organes débiles et peu capables de lui prêter leur concours. » « Ou ne pourrait remplacer la viande, continue le savant rap-
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porteur, que par l'emploi d'une certaine quantité de substanc végétales et par l'usage excessif, et dès lors nuisible, des œuf du laitage et de ses préparations. Il était donc important rechercher si la viande entrait en proportion convenable da les repas des élèves des lycées. » Des pesées faites avant les repas et à l'improviste, ont amc les résultats suivants : les élèves reçoivent, en moyenne : dai le petit collège (les plus jeunes élèves), 33 grammes de viantl au dîner et autant au souper ; dans le collège moyen, 45, et dan le grand, 55. Pour apprécier cette quantité, il faut considér que la viande perd un quart de son poids par le désossement un quart par la cuisson. Ce qui est mangé n'est donc que 1 moitié du poids de la viande brute et crue. » Cette quantité de viande est-elle suffisante? » Parmi les produits que l'économie (du corps) élimine inces samment, il en est un, l'urée, qui indique plus particulièremen la proportion de matière azotée détruite par le mouvement de' vie et qui doit être renouvelée sous peine de dépérissement d corps. » Or, dans l'espace de douze jours, un homme de vingt an élimine 334 grammes d'urée, et un enfant de huit ans, bien por tant et bien nourri, en éliminera 170. « La proportion est comtn 1 est à 2, et il s'agit d'enfants de huit ans seulement, comparé à des hommes de vingt ans. L'induction nous enseigne qu'Un serait pas sans inconvénient de s'éloigner par trop de cette pro portion dans la répartition de la viande aux élèves des lycées puisque la viande contient la plus grande partie de l'azote de aliments qui leur sont affectés. »
De ces considérations scientifiques, le rapporteu rapproche le fait que les maîtres et les domestiques dan les lycées consomment une proportion beaucoup pltt forte de viande; que les élèves de l'école normale reçoi vent 220 à 230 grammes de viande cuite par jour, et cet de l'établissement d'Àlfort, qui peut être cité sous a rapport comme modèle, 250 grammes, soit 500 grammes de viande de boucherie (1 livre suisse); il conclut de lai l'insuffisance des portions de viande données dans la lycées, et il propose de les remplacer par les suivantes, pour chacun des repas, où il n'est servi qu'un plat du viande s
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Pour le grand collège, 65 grammes par tête et par repas. Pour le moyen collège, 55 grammes. Pour le petit collège, 45 grammes. Sous le rapport de l'apprêt des viandes, le rapport s'exprime ainsi :
« L'examen des menus nous a fait voir que le bœuf bouilli figurait jusqu'à cinq fois dans les dîners d'une seule semaine. Un même aliment, fût-il des plus savoureux et des plus réparateurs, entrant cinq fois sur sept dans la composition du dîner, finirait par être reçu avec répugnance. Il n'est pas vraisemblable que le bouilli jouisse de quelque privilège à cet égard. Cet aliment n'est pas tenu en grande faveur près des enfants en général et des lycéens en particulier, et nous sommes forcés de convenir que 33 à 35 grammes d'une viande peu sapide, épuisée en partie par la décoction dans l'eau, accompagnée de pommes de terre à la sauce, reconfortent médiocrement des enfants de neuf à douze ans. Mais, dira-t-on, le bœuf bouilli a pour compensation la soupe grasse, à la préparation de laquelle le bœuf a été employé. Nous allons bientôt nous expliquer sur la valeur de cette compensation que nous tenons pour insuffisante. La commission pense qu'il conviendrait de substituer, une ou deux fois par semaine, à la soupe grasse et au bouilli, un dîner composé d'un potage maigre (il y en a de réparateurs, tels sont les potages à la purée, au riz, etc., etc. M et de viande rôtie ou grillée. Cela serait certainement reçu avec plus de plaisir et plus profitablement digéré par les élèves. Le pot-au-feu resterait de fondation les dimanches, jeudis et mardis, puisque ces jours-là il est ajouté un second plat de viande au bouilli. La soupe grasse et le bouilli pourraient être admis une quatrième fois, mais jamais une cinquième, dans le courant d'une seule semaine. » J'ai dit que nous donnerions notre avis sur les bouillons des lycées. La saveur de ce bouillon n'est pas désagréable, mais il est très-faible. Il n'a point cette odeur réjouissante du bouillon de ménage ; et à peine voit-on à sa surface quelques-unes de ces bulles arrondies qui indiquent la présence ^« matières
i. Voici encore quelques espèces : soupe au gruau, aux vermicelles, aux pommes de terre, à la farine; soiute ou purée aux pois, aux lentilles, aux raves.
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grasses... Serait-il d'usage dans les lycées d'enlever la grais pour la faire servir à la préparation des légumes?... » Une dernière considération se rattache à l'apprêt des viandeet elle nous paraît très-importante. Sans rien perdre de sa gra vité, la science peut formuler quelques règles sur la préparai du rôti. Ce n'est pas du rôti qui est servi sous ce nom dans le réfectoires des lycées. Dans le véritable rôti, le rôti cuit à 1 broche et à l'air libre, l'action du feu a saisi la surface de 1 viande. Elle y a coagulé l'albumine et quelques sucs, de ma nière à y faire naître une sorte de croûte peu perméable a liquides. C'est sous cette croûte que cuisent, sans y être déeom posés, les sucs et les fibres de la chair. Une telle préparation es incomparablement plus sapide, plus digestible, plus tonique qii ces prétendus rôtis cuits dans un milieu plein de vapeur. Cell notion est devenue vulgaire, et l'on sait que, pour attirer le clients, certains traiteurs des faubourgs n'ont rien imagine d mieux que d'inscrire au-dessus de leur porte : « Ici, on rôtit àl broche. » Mais cette notion vient de recevoir une applicatio plus sérieuse et plus philanthropique. Dans cet hôpital des enfants, où les scrofules prenaient tant de victimes, on est parvenu à borner les ravages du fléau par l'usage de la gymnastique et des broches. » Le pain des lycées est do bonne qualité. Il est donné à discrétion aux élèves au dîner et au souper. » La boisson nommée abondance était préparée avec 4/5 d'en et 1/5 de vin. Aujourd'hui, l'eau n'y entre plus que pour les 3/4. Il est accordé trois litres de cette abondance aux élèves du grand collège pour une table de dix couverts, et deux aux élèves à moyen. Cette boisson nous a paru très-convenable. » La Commission a assisté à la distribution de plusieurs dîners maigres. Elle a pu s'assurer que le poisson servi aux élèves était 1 parfaitement frais. Les parts nous ont semblé parfois un peu faibles, plus souvent suffisantes; mais le souper maigre est invariablement détestable. La pièce de résistance de ce repas est constituée tantôt par un macaroni, tantôt par un plat de haricots, tantôt par un plat d'œufs (un œuf et demi par élève), tantôt par un plat de pommes de terre '. À cela il est ajouté, ou des confw
1. En Suisse, on a un mets maigre nourrissant que les élèves préfèrent à de la viande : ce sont les noudies, pâte à l'eau avec des œufs, coup»
par petits morceaux, cuite dans l'eau et recouverte de beurre chaud.
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tares, ou une marmelade, ou du flan, etc. Ce souper, après un liner maigre, est très-peu réparateur... Sous le rapport de l'hygiène, ce serait certainement une réforme importante que celle qui permettrait l'usage de la viande le samedi. Mais cette queslion peut être envisagée à un autre point de vue, et il n'appartient pas au médecin de s'y placer pour la résoudre. » Enfin, Monsieur le Ministre, la Commission eût désiré que tas l'intervalle qui sépare le moment du lever de celui du dîner, les élèves pussent recevoir quelque chose de plus substantiel qu'un simple morceau de pain. Mais, sur ce point, nous n'avons pu parvenir à aucune solution satisfaisante. »
A la suite de ce rapport qui se termine par des propositions, M. le Ministre a pris l'arrêté suivant, en date du
ltr septembre 1853 :
ARTICLE PREMIER. — Le poids de la viande cuite, désossée et parée, délivrée à chaque élève, est réglé ainsi
qu'il suit : Pour les grands, 70 grammes par tête et par repas; Pour les moyens, 60 grammes; Pour les petits, 50 grammes. Lorsque le repas se compose de deux plats de viande, les deux plats réunis devront peser un tiers en sus du poids ci-dessus fixé. Les parts des maîtres nourris dans l'établissement seront de 100 grammes par tête et par repas... ART. 2. — Le repas du matin se composera, en hiver, d'une soupe ou d'un potage, et en été, d'une tasse de lait ou de quelques fruits avec une ration de pain convenable. Le bœuf bouilli ne figurera dans le menu du dîner que trois fois par semaine au plus, et, ces jours là, les élèves auront un second plat de viande. Lorsque le menu du dîner ne se composera que d'un plat de viande, cette viande sera rôtie ou grillée. Les jours gras, un plat de viande sera toujours servi au souper. Les jours maigres, aux légumes aqueux, aux confitures et fruits secs, etc., on substituera, comme second plat,
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des mets plus substantiels, consistant en poissons, œufs farineux, etc. ART. 3. — Les maîtres nourris dans letablissemen sont servis en même temps que les élèves et dans le mêmes salles. Les agents et. domestiques prennent leurs repas aprè les élèves, et autant que possible dans une salle com mune. Tant que les élèves n'ont pas été servis, tout prélève ment à un titre quelconque sur les aliments préparés es formellement interdit. Dans la circulaire (du 2 septembre) aux recteurs, ac compagnant cet arrêté, M. le Ministre les invite à fait une démarche auprès de l'autorité épiscopale pour obteni la dispense de faire maigre le samedi, et il ajoute : « Il es une autre règle d'hygiène qui est trop souvent négligé dans les lycées. Les écoliers mangent avec une précipita tion nuisible. Des mets pris à la hâte surexcitent les organes de la digestion et risquent de les énerver. Cett~ pratique est d'ailleurs contraire aux habitudes d'une bonne éducation. » J'ai cru devoir m'étendre sur cette question du régime alimentaire, parce qu'elle est à mes yeux d'une grande importance en éducation. On devrait s'en occuper sérieusement dans tous les genres d'établissements. J'ai vu des orphelines mal nourries demeurer petites et faibles, el elles étaient destinées à devenir domestiques. Quand ua enfant est sans fortune et qu'il doit gagner sa vie avec ses bras, ne faudrait-il pas s'appliquer à lui assurer des forces et une bonne santé ? Pourquoi le priver de ce fonds qui peut lui être assuré? En Suisse, les élèves de nos divers établissements sont mieux nourris que les lycéens français : ils ont trois repas par jour et ils reçoivent encore, entre les repas, une ou deux fois du pain, quelquefois avec des fruits. Aussi sont-ils plus grands et plus forts, On sait qu'un grand nombre de recrues en France n'ont pas la taille voulue; en Suisse, ce cas est assez rare : cette
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différence ne proviendrait-elle pas, en bonne partie, de la nourriture ? Mais si les études et le régime alimentaire des lycées ont été l'objet d'une sollicitude louable, on ne saurait donner les mêmes louanges à la partie éducative des lycées. Les élèves, au lieu d'y trouver une vie de famille avec des maîtres qui les suivent avec intérêt dans tous les détails dé la vie, y sont soumis à un régime militaire, malheureusement peu éducatif. Des réformes radicales devront être opérées sur ce point si l'on veut que les lycées portent les fruits que l'on est en droit d'attendre do ces importantes institutions.
Enseignement supérieur.
L'enseignèment supérieur n'a pas été l'objet de réformes importantes sous le second empire. Nous ne nous y arrêterons donc pas.
Enseignement secondaire spécial {professionnel).
L'article 62 de la loi du 15 mars 1850 prescrivait un enseignement professionnel devant être institué par le Ministre de l'instruction publique. M. Fortoul ne s'occupa que des études classiques (lettrés et sciences) 'dans la réorganisation des lycées. M. Rouland, son successeur, nomma une commission en 1862 pour s'occuper de cette question,-et en 1863-64, M. Duruy, qui lui succéda, organisa enfin ce nouvel enseignement, déjà introduit dans plusieurs collèges et lycées. « Le système que je propose, dit M. Duruy, est bien simple : sur la base élargie et consolidée de l'enseignement primaire s'élèveront parallèlement les deux enseignements secondaires : l'un classique, pour les carrières dites libérales ; l'autre professionnel, pour les carrières de l'industrie, du commerce et de l'agriculture. « Le nouvel enseignement professionnel, qui aura une durée de quatre années, et gardera les enfants de douze 28
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à seize ans environ, comprendra les matières suivantes : l'instruction religieuse, la langue et la littérature françaises, les langues vivantes, l'histoire (universelle) et la géographie, des notions élémentaires de morale privée et publique, de législation à l'usage des agriculteurs, des commerçants et des industriels, et d'économie industrielle et morale, la comptabilité, la tenue des livres, les mathématiques appliquées, la physique, la chimie et l'histoire naturelle avec leurs applications à l'agriculture et à l'industrie, le dessin linéaire, le dessin d'ornement et le dessin d'imitation, la gymnastique et le chant. » Un programme d'études détaillé accompagne cette circulaire aux Recteurs (2 octobre 18631. L'enseignement professionnel est au lycée, où il trouve un local, une administration et des professeurs. C'est là un avantage matériel considérable. Il y a peut-être aussi un avantage à réunir dans le même établissement des jeunes gens destinés aux vocations les plus diverses. Il est probable, cependant, que l'enseignement professionnel se détachera du lycée, parce qu'étant donné par les maîtres du lycée, en bonne partie, il aura de la peine à se revêtir du caractère qui lui est propre. Cet enseignement sera, d'ailleurs, réclamé par des localités qui n'ont ni lycées, ni collèges. Quant au programme, il est sagement combiné, mais trop chargé pour des enfants de douze à seize ans. Ou il faudra étendre les études jusqu'à un âge plus avancé, ou décharger le programme. Gomme cet enseignement en est à son début, il lui faudra quelques années pour s'organiser et s'approprier aux divers besoins des populations. M. Duruy, par cet enseignement, a ouvert une des sources d'instruction populaire des plus fécondes et des plus utiles. L'organisation des, études secondaires professionnelles est un événement dans le développement de l'instruction publique en France. Une loi du 21 juin 1865 consacra et organisa définitivement l'enseignement secondaire spécial. Une sage latitude fut accordée aux diverses localités pour varier.
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étendre ou restreindre, suivant les différents besoins, le programme des études. Dans les communes qui en firent la demande, les collèges purent être organisés en vue de cet enseignement. Au 1er mars, ainsi avant la promulgation de la loi, l'enseignement spécial était déjà organisé dans 70 lycées sur 75, et dans 224 collèges sur 250. Une grande école normale, dans laquelle on reçut, en particulier, les meilleurs élèves des écoles normales primaires (pour deux ou trois ans), fut.chargée de préparer des maîtres pour l'enseignement spécial. Cette école a été ouverte en octobre 1866 dans le magnifique couvent des bénédictins de Cluny, pouvant contenir 500 élèves. La plupart des départements ont voté une ou deux bourses de 800 fr. chacune, pour les élèves qui se rendent dans cet établissement.
Ecoles primaires.
L'école primaire fut également l'objet de l'attention du régime impérial : il ouvrit des écoles nouvelles, améliora les locaux, éleva le traitement des instituteurs, encouragea la formation d'instituteurs par les écoles normales. Néanmoins l'école primaire ne fit pas les progrès qu'on pouvait désirer, parce que les fonds manquaient encore aux communes, et que la fréquentation laissait à désirer. Dans une circulaire aux préfets datée du 30 octobre 1854, M. Fortoul dépeint ainsi l'état de la fréquentation dans certains départements : « Malgré les constants efforts de l'administration supérieure, dit-il., le nombre des enfants qui restent étrangers à tout enseignement est véritablement affligeant. On detoit trouver dans les écoles un dixième de la population totale1. Il y a cependant des départements où les écoliers ne forment encore que le vingtième, le trentième, ou même
l.Dans certains cantons suisses la population dépassa le 1/5* ') on Prusse elle est de 1 /T.
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le quarantième de la population. Ce n'est pas tout : sur la nombre des enfants qui remplissent les listes scolaires, beaucoup désertent les classes pendant cinq ou six mois. Ces enfants, après deux ou trois ans d'une fréquentation purement nominale des classes, sont à peu près complètement dépourvus de toute éducation intellectuelle et religieuse. » Vous devez donc faire tous vos efforts, Monsieur le Préfet, pour qu'aucun de vos administrés ne demeure privé des bienfaits d'un enseignement sagement gradué et d'une éducation chrétienne : et je vous prie, dès à présent, d'ordonner les enquêtes nécessaires pour qu'il vous soit possible de me faire connaître exactement, dans chaque commune, les chiffres des enfants de six à treize ans qui sont étrangers à toute instruction. » Quand on voit avec quelle faeilité les populations acceptent la fréquentation obligatoire et s'y habituent, on ne comprend pas que dans un pays où le pouvoir est si fort, on puisse tant la redouter. Ce ne sont certes-pas les populations qui réclameraient, ce sont les hommes instruits qui, en France, empêchent le pouvoir d'étendre à tous les bienfaits de l'éducation. D'après la loi du 15 mars 1850, toute commune est tenue d'ouvrir une ou plusieurs écoles publiques et de dispenser les indigents de toute rétribution scolaire. Quelle inconséquence ! ouvrir partout des écoles publiques et ne pas contraindre les négligents d'en profiter ! Rendons sur ce point justice à M. le ministre Duruy; il a voulu, en 1865, faire décréter l'enseignement obligatoire, mais la chambre législative a repoussé le projet. Espérons que cette mesure n'est que renvoyée. Qu'on me comprenne bien cependant ; en défendant le principe de l'obligation, je n'entends nullement porter atteinte à la liberté d'enseignement. Je ne voudrais à aucun prix d'une obligation qui contraindrait d'envoyer les enfants dans les écoles publiques : une liberté entière, comme elle existe acluelhment en France, doit être ac-
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cordée aux parents d'envoyer leurs enfants où bon leuï semble, de les faire instruire comme il leur plaira. Ce que je combats, c'est le droit de retenir des mineurs dans l'ignorance. On peut exiger qu'on leur fasse donner une instruction convenable, comme ou exige qu'ils soient vêtus, logés et nourris. L'intérêt de la société et le bien de l'enfant rélament impérieusement cette mesure. Jusqu'en 1867, les écoles publiques de filles n'étaient pas encore organisées et obligatoires en France. L'infatigable M. Duruy comprit que cette lacune ne pouvait subsister plus longtemps et la fit combler par la loi du 10 avril, dont voici la disposition fondamentale : « Toute commune de 500 habitants et au-dessus est tenue d'avoir au moins une école publique de filles, si elle n'en est pas dispensée en vertu de l'article 15 de la loi du 15 mars 1850. » Dans toute école mixte tenue par un instituteur, une femme est chargée de diriger les travaux à l'aiguille des filles. Autant que possible le choix doit tomber sur la femme de l'instituteur, si ce dernier est marié et a peu de famille. (Instruction à MM. les Préfets, du 12 mai.) M. Duruy a aussi organisé l'enseignement secondaire des filles ; mais cet enseignement a rencontré dès l'origine une vive opposition de la part du clergé, qui redoutait l'esprit dans lequel il serait donné. Ecoles normales. Les écoles normales n'ont pas été soumises, sous le second empire, à une réorganisation nouvelle. Nous ne voulons donc pas nous y arrêter ici. Des cours d'adultes. Dès 1837 on commença à donner, le soir, pendant l'hiver, des cours d'adultes, dans lesquels on enseignait
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�HISTOIRE DE LA PEDAGOGIE. 498 la lecture, l'écriture, lo calcul et quelques autres tranches encore. Ces cours étaient destinés à combler les lacunes de l'école primaire. M. Duruy encouragea beaucoup ces cours; des prix furent accordés aux élèves et aux maîtres. En 1864-65, 7,407 instituteurs et 437 institutrices donnèrent des leçons à 187,000 adultes. Outra i'intérôt intellectuel que présentaient ces cours, ils avaient encore une valeur morale, en ce qu'ils détournaient bien des jeunes gens du chemin du cabaret.
Des salles d'asile. L'article 57 de la loi du 15 mars 1850 annonçait l'organisation des salles d'asile. Un décret, daté du 16 mai 1854, plaça ces écoles sous la protection de l'impératrice, et un second décret du même jour instituait un comité central de patronage, composé en grande partie de dames delà haute société. Enfin un décret du 21 mars 1855 organisa définitivement les salles d'asile. Un cours pratique avec pensionnat destiné à former des directrices et sousdirectrices de salles d'asile fut adjoint à la salle d'asile que dirigeait à Paris Mlle Pape-Garpentier. 6. Troisième république. La guerre malheureuse de 1870-71 et les charges qui en sont résultées pour la France, ont naturellement amené un temps d'arrêt dans le développement des écoles en France. Mais ce temps a été court, et une nouvelle ardeur pour élever le niveau de l'instruction n'a pas tardé à renaître dans toute la France. Voici' les principaux points sur lesquels s'est portée l'attention du régime actuel et les nouveaux progrès qu'il a réalisés ou qu'il est en voie de réaliser. a. Maisons d'école et mobilier scolaire. Une enquête faite
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sur l'état des maisons d'école et du mobilier scolaire a donné le résultat suivant :I1 y avait en France, en 1877, 34,f08 maisons d'écoles ayant besoin de réparations, et 17,641 qui devaient être construites ou reconstruites, .20,944 manquaient d'un mobilier suffisant. Pour reméi dier à cet état de choses, le gouvernement français, sous la date du 1er juin 1878, a voté une loi relative aux constructions de maisons d'école, et en vertu de laquelle une somme de 60 millions a été fixée pour venir en aide aux communes, sous forme de prêts, remboursables en 50 annuités. Grâce à la loi du 1er juin, et à quelques autres mesures administratives, on peut espérer que dans quelques années la France possédera un nombre suffisant de maisons d'écoles, en bon état et convenablement meublées. b. Corps enseignant. Une nouvelle loi, en date du 17 août 1878, sur les instituteurs et institutrices retirés du service, fixe à 500 fr. leur pension de retraite, sans qu'il soit tenu compte de leurs ressources personnelles. Les veuves et les orphelins ont aussi droit à une pension. Des conférences pédagogiques, sous la présidence des inspecteurs d'écoles ou de l'inspecteur d'Académie, ainsi que des bibliothèques pédagogiques, ont été fondées dans plusieurs départements et sont encouragées par le ministère de l'instruction publique. Les conférences et les bibliothèques pédagogiques sont des moyens d'encouragement et de développement importants et qui ont manqué pendant longtemps aux instituteurs français. Ecoles normales. Les instituteurs laïques sont formés dans plus de 80 écoles normales et cours normaux. Quatre départements, à la date du 1er janvier 1879, étaient encore sans école normale. Les institutrices sont formées dans
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17 écoles normales et plus de 50 cours normaux dirigés] par des sœurs. Le programme des études dans les écoles normales françaises est à peu de chose près le même que celui des écoles normales d'Allemagne, sauf pour le chant, la musique, la gymnastique, Ja pédagogie, et les exercices pratiques d'enseignement dans les écoles annexes. Le ministère actuel encourage la fondation d'écoles de filles. Il voudrait en faire ouvrir une dans chaque département, et fonder une école pédagogique pour former des institutrices et directrices d'écoles normales. Ecoles primaires supérieures. M. Duruy, en créant l'enseignement spécial, annexé aux collèges et aux lycées, enleva à l'école primaire des ressources et des forces importantes. La plupart des écoles primaires supérieures déjà existantes disparurent, et cela sans que l'enseignement spécial répondît aux besoins d'instruction du peuple. Aujourd'hui on comprend qu'il faut reprendre la question par un autre bout et greffer l'enseignement populaire supérieur sur l'enseignement primaire, au lieu de l'annexer à un nombre nécessairement restreint de collèges et de lycées. On va donc travailler à la création de l'école primaire supérieure pour les filles et pour les garçons, pour les campagnes (écoles rurales) et pour les villes (écoles urbaines). Le brevet primaire complet suffira pour enseigner dans les écoles primaires supérieures. Enseignement secondaire pour les filles. Cet enseignement organisé par M. Duruy n'ayant pas donné les résultats qu'on en attendait, on va essayer de lui donner une nouvelle impulsion en le rattachant à l'école primaire supérieure. Le développement de l'école se produit partout d'après les mêmes lois. La France entre maintenant dans la voie qu'ont dû suivre la Suisse et l'Allemagne. Tonte
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création qui ne se rattache pas à-des besoins déterminés et qui ne sort pas naturellement du grand courant populaire, est destinée à périr. Enseignement. L'enseignement a fait de notables progrès dans les écoles normales et dans les écoles primaires. La gymnastique a été introduite dans les écoles normales et commence à s'introduire dans les écoles primaires. Plusieurs écoles de Paris ont des gymnases pour filles et garçons. L'enseignement de l'agriculture est introduit obligatoirement dans toutes les écoles normales et le sera en 1883 dans toutes les écoles primaires. La France a un sol riche, et ce mouvement vers l'agriculture lui ouvrira certainement de nouvelles sources de prospérité. Mieux vaut aujourd'hui se tourner vers les champs que vers l'industrie. « Le labourage et le pasturage, disait déjà Sully, sont les deux mamelles de la France. » Données statistiques. Ecoles primaires.
En 1876, la France comptait 71,289 écoles primaires, soit pour une population de 36,905,788 habitants une école par 517 habitants. (Le département des Vosges a une école pour2 72 hab., et, en y comprenant les asiles, une pour moins de 200). En 1831 la France n'avait qu'une école pour 1,189 habitants. Les 71,289 écoles primaires ci-dessus se divisent En 59,976 écoles publiques et En 11,313 écoles libres. Pour les instituteurs et institutrices qui dirigent ces écoles on comptait :
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54,286 laïques, 27,085 congréganistes. Enseignement secondaire. L'enseignement secondaire est donné en France, comme on l'a vu plus haut, dans les collèges et dans les lycées. La France compte environ 250 collèges et près de 80 lycées. Les petits séminaires, tjui dépendent des évêques, et un certain nombre d'institutions privées rentrent encore dans l'enseignement secondaire. Enseignement supérieur. L'enseignement supérieur est donné dans plus de 50 facultés et dans les grands séminaires, placés sous l'autorité des évêques. Chaque diocèse a son grand séminaire. Parmi les établissements d'enseignement supérieur, on doit encore placer : L'Ecole normale supérieure. L'Ecole polytechnique. L'Ecole militaire de Saint-Cyr. L'Ecole navale établie sur le vaisseau le Borda, en rade de Brest. L'Ecole forestière ou des eaux et forêts de Nancy. Pour le haut enseignement, on trouve à Paris : le Collège de France, le Muséum d'histoire naturelle, les Cours de langues orientales, le Bureau des longitudes et l'Observatoire, l'Ecole française d'Athènes, l'Ecole des chartes. La France possède encore un grand nombre d'établissements spéciaux, en particulier : Une Ecole d'accouchement, àParis, destinée àformerjdes «âges-femmes pour toute la France. Durée du cours, 1 an. 3 Ecoles régionales d'agriculture : Grignon (Seine-etOise), Grand-Jouan (Loire-Inférieure), La Saulsaye (Ain). Durée des cours, 3 ans. Pension 750 fr.
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Une Ecole d'artillerie et du génie. 3 écoles d'arts et de métiers : Àix, Angers, Châlons-surMarne. 900 élèves. Les écoles des Beaux-Arts de Paris et de Rome (académie de France à Rome). L'Ecole de cavalerie de Saumur. L'Ecole centrale des Arts et Manufactures, à Paris. Durée des cours, 3 ans. L'Ecole supérieure de commerce, à Paris. (Il y a une école semblable à Leipzig.) L'Ecole d'état-major, à Paris. L'Ecole du génie maritime de Lorient. 40 écoles d'hydrographie, préparant aux examens de capitaine de vaisseau. L'Ecole des jeunes de langues. On y enseigne les langues orientales aux jeunes gens destinés à servir de drogmans dans les villes du Levant. L'Ecole des maîtres-ouvriers mineurs d'Alais. Durée du cours, 2 ans. L'Ecole de médecine et de pharmacie militaire, à Paris. 12 Ecoles militaires. L'Ecole des mines. Durée des cours, 3 ans. Etudes gra« tuites. * L'Ecole des mineurs de Saint-Etienne. L'Ecole ou Conservatoire de musique, à Paris. L'Ecole des ponts et chaussées, à Paris. Plusieurs Ecoles de pyrotechnie ou Ecoles régimeuiiires. On en distingue trois sortes : les écoles d'artillerie, es écoles du génie et les écoles d'instruction. 3 écoles vétérinaires : Alfort, Lyon, Toulouse. Au-dessus de tous les établissements sont les corps sa-'
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vants, les Académies Française, des Inscriptions et BellesLettres, des Sciences, des Beaux-Arts, des Sciences-morales et politiques, qui forment les cinq classes de l'Institut île France. Des établissements de bienfaisance. •
La France compte un grand nombre d'établissements de bienfaisance et de charité, tels que maisons d'orphelins, crèches, hospices, écoles du dimanche, établissements pour des crétins, des aveugles, des sourds-muets. L'établissement des sourds-muets de Paris a été rendu célèbre par son fondateur l'abbé de l'Epée et par son successeur l'abbé Sicard1. b.
LA SUISSE ROMANDE.
La Suisse romande, qui n'a guère que l'étendue d'un département français, est trop petite pour avoir des éta1. L'abbé de l'Epée (1712-1789), ayant été interdit par l'archevêque de Paris, comme adversaire de la bulle Unigenitus, se chargea gratuitement de l'éducation de deux jeunes sœurs sourdes-muettes, fonda pour elles son système sur le langage naturel des signes, qu'il crut pouvoir astreindre aux formes grammaticales. Seul, sans appui, et presque sans fortune, il forma et soutint le premier établissement de sourds-muet! qui eût encore existé. Pour que ses élèves ne manquassent de rien, il se contentait d'aliments simples et de vêtements grossiers; il passait sans feu les hivers les plus rigoureux. Il a laissé les ouvrages suivants : Institution des sourds-muets par la voie des signes méthodiques; Vèriléli manière d'instruire les sourds-muets ; Dictionnaire général des signes. employés dans la langue des sourds-muets. On lui a élevé un monument dans l'église Saint-Roch, à Paris, et une statue à Versailles. Ou eût mieux fait de le vêtir et de le chauffer durant sa vie. L'abbé Siccard (17A8-1822) fonda l'Ecole des sourds-muets de Bor> deaux, après avoir professé sous l'abbé de l'Epée. A la mort de ce dernier, il fut appelé à Paris pour y diriger l'établissement des sourdsmuets. Il est l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages, entre autres, un Catéchisme à l'usage des sourds-muets de naissance; un Cours d'imir» tion d'un sourd-muet; une Journée chrétienne d'un sourd-muet; la Théorie des signes, etc.
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bîissements scientifiques comme la Frauce. Cependant elle possède une université à Genève, deux académies, avec quatre facultés à Neuchâtel et à Lausanne et trois facultés de théologie libres protestantes, à Neuchâtel, à Lausanne et à Genève. Elle compte six écoles cantonales ou gymnases supérieurs, littéraires et scientifiques, et plusieurs progymnases ( collèges ). Les études scientifiques supérieures se font à Zurich, au Polytechaicum fédéral. L'enseignement secondaire spécial est donné dans un grand nombre de petites villes et grands villages, dans les écoles dites secondaires, moyennes, industrielles, ou dans des institutions privées. La Suisse romande compte pour ses 600,000 habitants 9 écoles normales, dont trois de filles. Deux sont des écoles libres. Quelques écoles supérieures de filles forment aussi des institutrices. Les écoles primaires publiques sont partout en nombre suffisant pour y recevoir tous les enfants. L'instruction est obligatoire depuis l'âge de 6 ou 7 ans, jusqu'à l'âge de 13 à 16 ans, suivant les cantons. Aussi une personne ne sachant ni lire ni écrire est-elle un phénomène assez rare en Suisse. En 1878, la moyenne des illettrés sur 100 recrues était de 1.6. Quatre cantons n'en avaient point. La moyenne des recrues insuffisamment instruites et obligées de suivre un cours complémentaire,, s'est élevée à 9 0/0. Schaffhouse, qui n'a pas d'illettrés, n'en a eu que 0.9 0/0. Les maisons d'écoles sont généralement vastes et commodes et pourvues d'un matériel d'instruction suffisant. La position des instituteurs et des institutrices primaires a été partout sensiblement améliorée. Les traitements varient entre 1,000 et 3,000 fr., suivant les localités. On trouve dans la Suisse romaude une trentaine d'établissements pour orphelins, enfants vicieux, sourdsmuets, aveugles, etc. 11 y a aussi des jardins d'enfants.
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Enfin la Suisse romande est la terre classique des pensionnats , institutions libre dans lesquelles une foule d'enfants, jeunes gens et surtout jeunes filles de tous pays, viennent apprendre le français. Les données suivantes sur la statistique de l'instruction primaire de l'un des cinq- petits Etats de la Suisse romande, Neuchâtel, en 1877, pourra servir de point de comparaison avec d'autres pays. Le nombre d'enfants de 7 à 16 ans, domiciliés dans le canton de Neuchâtel, et obligés de suivre les écoles primaires (ou secondaires) était, en 1877, de 19,954 (9,936 garçons et 10,018 filles), soit 1/5 ou 20 0/0 de la population totale (100,000 habitants en nombre rond). Le nombre d'enfarrts qui ont suivi les écoles primaires (secondaires et libres) s'est élevé à 21,631. Donc 788 enfants de plus que ne l'exige la loi ont suivi les écoles publiques ou privées. Depuis l'âge de 14 ans, les enfants ne sont astreints qu'à un nombre réduit d'heures par semaine. Le nombre des absences non justifiées s'est élevé à 32,493, soit à 1 1/2 en moyenne par enfant. Les absences justifiées se sont élevées à 358,085, soit 15 1/2 en moyenne, par enfant. Donc la moyenne des absences a été de 18 demi-journées par eafant, soit 1 1/2 semaine sur environ 42 semaines de fréquentation. Police des écoles. — 4,034 avertissements ont été donnés à des parents négligents; 519 plaintes ont été portées devant le juge, lequel a prononcé 352 libérations, 731 amendes à 2 fr., 136 à 5 fr. et 20 emprison. nements. j Enfin le canton de Neuchâtel comptait, en 1877, 308 classes ou écoles permanentes desservies par 136 instituteurs et 172 institutrices ; 54 classes ou écoles temporaires (de 5 mois) desservies par 7 instituteurs et 47 institutrices. Le canton comptait ainsi 382 écoles primaires avec autant d'instituteurs et d'institutrices. C'est uuç école primaire publique pour 280 âmes de
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population et une moyenne de moins de 50 enfants par école, attendu qu'un certain nombre d'enfants suivent des écoles privées ou des écoles secondaires. Gomme on le voit, l'instruction populaire s'étend à tous les enfants dans le petit Etat de Neuchâtel. Un système scolaire embrassant la totalité du peuple est donc une chose réalisable, non seulement dans un petit Etat, mais aussi daus les grands, puisque la Suisse entière, l'Allemagne, quelques départements français et d'autres Etats , sont arrivées à des résultats analogues. L'école primaire, dans la Suisse romande, remonte à la réformation. Pour apprendre le catéchisme et pour s'édifier dans la Bible, il fallait savoir lire. L'école était nécessaire à la conservation de la foi nouvelle. Mais l'école ne se tenait qu'en hiver, et elle se bornait à la lecture, à l'écriture, au chant des psaumes, et aux quatre règles, quand le régent ad hoc les connaissait. Ce n'est que depuis les révolutions démocratiques de 1830, révolutions qui suivirent celle de juillet en France, que l'exemple des Pestalozzi, des Fellenberg, des Girard, et des Naville commença à porter des fruits. Des écoles normales furent fondées à Lausanne et à Porrentruy, et plus tard dans les cantons de Fribourg, du Valais et de Neuchâtel. Les anciens régents d'ailleurs travaillaient à leur développement par des études privées; on leur vint aussi en aide par des cours de répétition. Aujourd'hui le corps enseignant tout entier a reçu une culture suffisante, et toutes les écoles sont installées dans des locaux convenables. Il ne reste plus qu'à améliorer les méthodes, a bien déterminer le but de l'école, et à le poursuivre d'après des principes définis et éprouvés. Le grand développement qui s'est produit dans le champ de l'école, ayant été opéré en grande partie par l'Etat, on s'est habitué à regarder l'école comme sa propriété. Mais le monopole de l'Etat dans l'école, consacré
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par la gratuité de l'enseignement, ne peut être en Suisse, comme ailleurs, qu'un échelon dans le mouvement scolaire que nous traversons. Avec la tendance actuelle de l'Etat de séparer ses intérêts de ceux des églises, l'école publique marche vers une entière sécularisation, ce qui l'éloigné de plus en plus des besoins religieux et moraux du peuple, la soustrait à l'influence légitime que les églises désirent exercer sur les enfants. De là des conflits et des écoles libres de plus en plus nombreuses. Il faudra que tôt ou tard on arrive, comme en Angleterre, à un système d'instruction qui tienne compte de tous les besoins légitimes, et soit en harmonie avec les principes d'égalité et de liberté de conscience, qui sont à la base du droit commun moderne.
C. LA BELGIQUE,
La Belgique a un système scolaire des plus développé. Elle possède deux universités de l'Etat, l'une à Gand et l'autre à Liège, et deux université établies par l'initiative privée, l'une à Bruxelles et l'autre à Louvain. Les universités belges sont formées de quatre facultés : lettres, sciences, droit et médecine. Celle de Louvain a de plus uns faculté de théologie catholique. Pour l'enseignement moyen, la Belgique possède (1875) dix athénées royaux (Anvers, Arlon, Bruges, Bruxelles, Gand, Hasselt, Liège, Mons, Namur, Tournay), 28 collèges communaux ou patronnés, 50 écoles moyennes de l'Etat, 15 écoles moyennes communales et 7 écoles moyennes patronnées. La Belgique compte en outre un grand nombre de pensionnats et d'établissements libres. Le nombre des écoles primaires communales, adoptées, privées soumises à l'inspection, privées entièrement libres, et pensionnats primaires, était de 5,857, à la date du 31 décembre 1875, soit une école pour 922 habitants.
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Mais ces 5,857 écoles comprenaient 6,936 classes distinctes, fréquentées par 535,468 enfants. Il y avait doue en Belgique une classe primaire pour 779 habitants avec une moyenne de 77 enfants. On comptait en outre, en Belgique, 3,204 jardins d'enfants, ou écoles gardiennes avec 59,335 enfants, un certain nombre d'écoles d'adultes avec 66,274 élèves et des ateliers d'apprentissage renfermant 10,466 élèves. Ces chiffres démontrent que la Belgique, en 1875, n'avait pas un nombre d'écoles primaires suffisant pour y recevoir tous les enfants. Une population de 5 millions d'habitants doit avoir une population scolaire d'au moins 700,000 enfants. On ne pourrait donc pas encore rendre l'instruction obligatoire en Belgique. On peut considérer la Belgique comme l'un des pays les plus avancés sous le rapport des bâtiments scolaires, de l'hygiène et de l'ameublement des classes. Les jardins d'enfants (écoles gardiennes) y sont proportionnellement en plus grand nombre qu'en aucun autre pays; mais nulle part Bon plus ils ne sont plus nécessaires, car la Belgique a une population industrielle très nombreuse, et l'on sait que l'industrie, malheureusement, prive un grand nombre d'enfants des soins de la mère. L'instruction est aussi en bonne voie, et la plupart des méthodes employées sont des meilleures. Les rapports triennaux sur la siluation de l'instruction primaire (et moyenne) en Belgique, témoignent d'une grande activité et d'efforts louables pour l'amélioration de tout ce qui concerne l'instruction et les écoles. Révision de la loi de 1842. La loi du 23 septembre 1842 consacrait le principe d'une large liberté sur le terrain de l'instruction primaire. Les écoles privées ou libres avaient pour ainsi dire les mômes droits que celles de l'Etat ou plutôt des
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communes. L'Eglise catholique en a profité pour fonder des écoles normales et étendre son influence dans l'école ; mais le ministère favorable à l'Eglise romaine ayant été remplacé par un ministère anti-clérical, la loi de 1842 a été abrogée et remplacée (1879) par une loi nouvelle, qui bouleverse l'ordre de choses actuel. Cette loi retire à l'Eglise catholique toutes les concessions faites par la loi de 1842, place toutes les écoles publiques sous la direction exclusive de l'Etat, ordonne la création de six nouvelles écoles normales (2 de garçons et 4 de filles) et exclut de l'école l'enseignement religieux. Les ecclésiastiques des diverses dénominations pourront bien avoir des locaux et des heures spéciales pour donner l'enseignement religieux aux ressortissants de leurs divers cultes, mais l'Etat ne s'ingère en aucune manière dans cet enseignement, comme il repousse toute ingérence de l'Eglise dans l'école. L'exposé des motifs dit : e II est indispensable de donner à nos principes constitutionnels une application complète. L'Etat et les églises poursuivent des buts distincts ; leurs actions se déploient dans des sphères nettement séparées. J> Les écoles libres pourront continuer leur activité, mais complètement en dehors de la sphère de l'Etat, et les élèves des écoles normales libres, après 1883, ne seront plus admis aux examens pour l'obtention du brevet de l'Etat. Donc ils seront exclus de l'instruction publique. Voilà donc la Belgique qui sécularise complètement ses écoles primaires. Elle se prépare à appliquer les mêmes principes aux écoles moyennes.. L'Etat, en s'abstenant de toute ingérence dans le domaine religieux, demeure, il est vrai, dans sa sphère. Mais en s'arrogeant un monopole dans l'enseignement, et en façonnant les instituteurs à son image, il se met en opposition avec des besoins légitimes des églises et des pères de lamilles ; car l'instituteur ne peut pas être, dans l'école, un personnage neutre : c'est un éducateur, et la
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famille et l'Eglise ont le droit d'exiger qu'il exerce sur .les enfants une influence déterminée. On peut donc prévoir que la loi actuelle ne sera qu'une loi de transition, comme l'a été celle de 1842. : L'exemple de la Hollande a sans doute contribué à Amener le résultat actuel. Mais les écoles primaires hollandaises, sécularisées depuis un quart de siècle, ne répondent pas aux besoins d'une partie notable des populations. Les catholiques ont défense absolue de leur clergé d'envoyer leurs enfants dans les écoles publiques, et les évangéliques fondent des écoles libres partout et autant que leurs finances le leur permettent. Il y a des villages où l'école libre est remplie et l'école publique réduite à 6, à 4 et même à 1 enfant, malgré la gratuité. La sécularisation de l'école sous le monopole de l'Etat ne paraît donc pas une soluition satisfaisante de la séparation des intérêts de l'Etat de ceux de l'Eglise dans le domaine de l'école.
§ 6. maisons d'écoles.
Depuis quarante ans, on a considérablement perfectionné les maisons d'écoles, en France, en Belgique et en Suisse. Cependant il reste encore des progrès à faire dans la manière de les approprier à leur véritable but. Les architectes, en général, cherchent plus l'éclat extérieur que les vraies qualités intérieures et pédagogiques. Nous voudrions pour les écoles primaires une architecture simple, économique, avec un bon système de chauffage et de ventilation et de bonnes conditions de lumière et d'espace. On devrait aussi, autant que possible, éloigner les écoles des routes et des places bruyantes, et avoir autour une place pour les jeux, les récréations et des exercices de gymnastique. Les établissements avec internat, comme les écoles normales,
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ont aussi réalisé des progrès. Je ne pense pas cependant qu'on soit arrivé, sous ce rapport, à des résultats aussi satisfaisants qu'en Allemagne. En Prusse, par exemple, on a admis comme type d'architecture,- pour les écoles normales, un grand bâtiment à trois étages, parcouru dans toute sa longueur par un corridor médian, et ayant deux ailes en retour à chacune do ses extrémités. Un bâtiment renfermant l'économat et la grande salle des réunions (Aula), est relié au corps principal en face de l'entrée du milieu et du grand escalier. Ce type de construction convient parfaitement à une école normale de 72 à 90 élèves-maîtres. Le directeur et trois maîtres^ adjoints sont largement et confortablement logés dans les ailes, séparés du bruit et du mouvement de la maison, et cependant rapprochés des chambres d'étude (il y en a trois de 8 à 10 élèves chacune, en rapport avec chaque logement de maître), et des salles de leçons, etc. Les besoins des divers établissements sont si variés, qu'il faudra étudier et fixer un certain nombre de types pour répondre à toutes les exigences. Les lycées de Paris, par exemple, ont des besoins différents de ceux des écoles normales, ou d'autres établissements'. Un ouvrage classique sur l'architecture scolaire, comme celui de Bomard aux États-Unis, manque encore dans les pays de langue française. Nous avons cependant déjà dans les publications de M. Félix Narjoux des directions précieuses. § 7. Matériel des classes. Le perfectionnement du matériel des classes a fait plus de progrès que celui de l'architecture scolaire. C'est qu'il n'exige pas des dépenses aussi fortes et qu'il a été plus facile de le produire dans les expositions scolaires. La table-pupitre a acquis à peu près tous les perfectionnements désirables, sauf peut-être celui de la simplicité. Elle doit être appropriée à la taille des enfants, mais il ne faut pas qu'elle les contraigne à demeurer dans une attitude trop correcte, attendu qu'il a besoin d'une certaine liberté de mouvements et de position. Les pupitres à une ou deux places sont commodes dans les inter-
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nats pour les heures d'étude, chaque élève pouvant sortir de sa place et y revenir sans déranger les voisins ; niais, pour les classes nombreuses et pour les leçons, les petits pupitres prennent trop de place et éloignent trop les élèves du maître. Le tableau noir n'a pas toujours reçu des perfectionnements utiles. Ici encore il faut chercher la simplicité. Le tableau suédois, tournant sur deux pivots et placé sur un chevalet vertical, et les tableaux placés à droite et à gauche du pupitre du maître, contre la paroi et tournant comme un volet, afin qu'on puisse écrire des deux côtés, me paraissent les plus pratiques. L'estrade doit être prolongée au-dessous des tableaux-volets. Quant au matériel destiné à l'enseignement des diverses branches, il est de plus en plus nombreux et coûteux, comme on peut s'en convaincre dans les expositions scolaires, surtout pour l'enseignement des sciences naturelles, du dessin et de la géographie. Je pense aussi que dans ce domaine il est important de rester dans de sages limites. Bien des tableaux et autres moyens d'instruction demeurent suspendus dans les classes comme de simples objets de curiosité, sans servir sérieusement à l'enseignement. Mais nous renvoyons pour des indications particulières sur le matériel des classes et sur les objets destinés à l'enseignement des diverses branches, aux catalogues des libraires qui vendent des objets d'écoles, à celui, par exemple, de l'éditeur de cette Histoire.
§ 8. CSoup-d'ceiî sur les principaux pédagoglstes
français modemett*.
Par pédagogistes, j'entends des éducateurs ou des auteurs qui ont eu en vue l'amélioration de noire espèce d'après certains principes particuliers. Les hommes qui ne se sont occupés que d'enseignement ou de méthodes,
1. Les personnes qui voudraient avoir plus de détails sur ee sujet important, doivent les chercher dans l'Histoire littéraire de l'Education morale et religieuse en France et dans la Suisse romande, par L. Burnier, 3 vol. in-8.
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sans chercher à donner à la jeunesse une direction morale ou religieuse déterminée, ne sauraient donc être compris parmi les pédagogistes. Les questions d'éducation ne sont pas encore assez avancées en France pour que l'on puisse y distinguer des écoles comme en Allemagne. Un double courant cependant s'y fait sentir : l'un, provenant du dix-huitième siècle, accuse des tendances plus on moins rationalistes. L'autre, de beaucoup le plus considérable, est vivifié par la pensée chrétienne. Dans le premier, nous trouvons madame de Genlis, madame Gampan, madame G-uizot, de Gérando, Aimé Martin, Jules Simon, et, se rapprochant de l'autre courant, M. Théry ; dans le second, l'abbé Reyre, madame de Rémusat, madame Necker, Vinet, Laurentie, l'abbé Gaume, Dupanloup, Barrau, de Margerie, Gauthey, Guimps, L. Burnier, Gharbonneau, M. Daligault et Lévy.Madame Necker, Gauthey et Guimps, tous les trois de la Suisse romande, édifient sur le développement rationnel des facultés, suivant la pédagogie de Pestalozzi. Ils se rattachent par ce côté à la pédagogie allemande. Madame de Genlis (1746-1830), gouvernante des enfants du duc d'Orléans dès l'année 1782 (Louis-Philippe fut son élève) a écrit une foule d'ouvrages (environ quatre-vingts dans l'espace de soixante ans) sur différents sujets, en particulier Adèle et Théodore ou lettres sur l'éducation. Ses principes sont au fond ceux de Rousseau, quoiqu'elle ne suive pas Y Emile dans tous ses sophismes. Elle professe un grand respect pour l'Etre suprême, tient aux observances du culte catholique, recommande la vertu et certaines œuvres de bienfaisance prônées par les philosophes. Madame de Genlis a cherché et souvent réussi à rendre aimable pour la jeunesse les matières d'éducation; son style a du naturel, de l'aisance, une simplicité élégante, mais il manque un peu d'animation et de force. Madame Campan (1752-1822), première femme de chambre de Marie-Antoinette, puis, après la Révolution, directrice d'un pensionnat qu'elle avait ouvert dans la
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vallée de Chevreuse, et enfin directrice de la maison d'Ecouen, fondée par Napoléon Ier pour l'éducation des orphelines delà Légion d'honneur. Son ouvrage posthume, De l'éducation, renferme des vues sages, des règles pratiques, mais peu de principes. Elle prêche une mondanité décente plutôt que la morale chrétienne. Elle est supérieure cependant à madame de Genlis. « Créer des mères, disait-elle, voilà toute l'éducation des femmes. » Ce principe est bon, mais il est un peu étroit. Madame Guizot a écrit plusieurs ouvrages sur l'éducation, en particulier ses Lettres de famille sur l'éducation domestique, 2 vol. in-8°, le chef-d'œuvre de l'auteur, couronné par l'Académie française. Son roman, l'Ecolier ou Raoul et Victor, 4 vol. in-12, avait précédemment déjà obtenu le prix Monthyon. Madame Guizot met le sentiment religieux àda base de l'éducation, mais ce sentiment ne s'élève pas chez elle à la hauteur de l'idée chrétienne. Avec le citoyen de Genève, elle nie l'existence du mal dans le cœur de l'homme. Sa morale cependant est supérieure à celle de l'Emile, mais trop indulgente en faveur des écarts de la jeunesse. De Gérando, né en 1772, officier, puis conseiller d'Etat sous Napoléon Ier et sous la deuxième Restauration, élevé à la pairie en 1837, appartient, comme philosophe, à l'école de Condillac. Son Histoire comparée des systèmes de philosophie est le seul ouvrage (inachevé) digne de ce nom qu'ait produit la France. Dans son Education des sourds-muets, de Gérando développe plusieurs points intéressants de la théorie du langage et de l'influence des signes sur la pensée. Son Cours normal des instituteurs primaires, 1832, est un livre remarquable pour l'époque et qui a été fort utile à maint instituteur. Aimé Martin (1786-1847) a écrit l'Education des mères de famille, ouvrage couronné par l'Institut. Dans des pages d'une éloquence entraînante, il cherche à relever l'éducation de la femme en France, et par là l'institution de la famille. Ce but est.excellent ; mais le christianisme de
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l'auteur, qui n'est autre chose que la religion naturelle poétisée dans un langage évangélique, est un faible point d'appui pour son système. Aimé Martin est un sophiste aimable et séduisant. Jules Simon, dans son livre intitulé l'Ecole (Paris 1865), combat en faveur du principe libéral. Il voudrait émanciper l'école non de l'Etat, mais de l'Eglise. Gomme Aimé Martin, il se préoccupe beaucoup de la femme. « L'éducation des femmes, dit-il, est encore à faire en France. » La liberté est une belle chose ; mais la liberté sans le christianisme positif ne peut rien fonder de solide et de durable. M. A. Théry, recteur de l'académie de Gaen, l'un des principaux collaborateurs du Cours complet d'éducation pour les filles (21 vol. coût. 105 fr.), vraie encyclopédie des demoiselles, est un pédagogue de mérite. Ses Conseils aux mères sur les moyens de diriger et d'instruire leurs filles, renfermés dans le Cours complet, lui ont valu une médaille d'or de 2,000 fr. que lui a décerné l'Académie française. Cet ouvrage est probablement le plus complet qui existe sur cette matière. M. Théry a aussi publié une Histoire de l'éducation en France (Histoire des études) depuis le cinquième siècle jusqu'à nos jours, et des Lettres sur la profession d'instituteur, véritable cours sur l'enseignement, la tenue de l'école, etc. L'abbé Reyre (1735-1812) est l'auteur d'un ouvrage souvent réimprimé, l'Ecole des demoiselles, ou lettres d'une mère vertueuse à sa fille (en pension dans un couvent), avec les réponses de la fille à sa mère. Les principes de l'abbé Reyre sont chrétiens ; mais sa morale souffre tant d'exceptions qu'elle peut facilement conduire à ce christianisme de forme qui n'engage pas la conscience et qui n'est que trop répandu en France et partout. L'abbé Reyre idéalise et préconise l'éducation des couvents. Il n'aurait pas dit avec Fénelon : « L'éducation d'une mère capable vaut mieux que celle du meilleur couvent. » Madame de Rémusat (1780-1821), dame du palais auprès
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de l'impératrice Joséphine (M. de Rémusat était chambellan de Napoléon Ie1'), a laissé inachevé un ouvrage, Essai sur l'éducation des femmes (des classes supérieures), publié , par son fils, et couronné, en 1825, par l'Académie des sciences. Madame de Rémusat se rapproche des jansénistes par ses principes. Chez elle, la conscience a le pas sur la raison, quoiqu'elle fasse encore beaucoup de cas des louanges et qu'elle veuille une obéissance trop raisonnée. Elle a fait ressortir avec éloquence la dignité de la femme, dont elle relève la condition. Madame Necker de Saussure (1763-1841), de Genève, a écrit l'Education progressive, ou étude du cours de la vie, 3 vol. in-8°, dont deux parties sont consacrées à l'enfance et la troisième à la vie des femmes. Aucun pédagogue, à ma connaissance, n'a pénétré plus avant dans les replis du cœur humain, et, en particulier, dans la nature de la femme. Aucun non plus n'a apporté dans l'éducation une conscience plus délicate et des principes plus évangéliques. Ce beau livre, l'un des meilleurs traités d'éducation qui existe, a été couronné par l'Académie française. Vinet (1797-1847), théologien protestant, littérateur et critique distingué, a laissé, entre autres, un ouvrage intitulé l'Education, la Famille et la Société (Paris 1855), rempli de pensées profondes et originales, et marquées au coin d'un christianisme sérieux. Laurentie, né en 1793, ecclésiastique catholique, a écrit des Lettres à une mer» sur l'éducation de sa fille, pleines de sages directions, et inspirées par une piété sincère et profonde. L'abbé Gaume a, dans ses écrits sur l'éducation (du catholicisme dans l'éducation, ou Unique moyen de sauver la société, 1835; le Ver rongeur des sociétés modernes, ou le Paganisme dans l'éducation, 1851 ; et Lettres à Monseigneur Bupanloup, évêque d'Orléans, sur le paganisme dans l'éducation), particulièrement en vue les études classiques. Il réclame une éducation exclusivement catholique, et demande l'expulsion des classiques païens, qu'il veut
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rempiacer par les Pères de l'Eglise, au moins jusqu'à l'âge de seize ans. Monseigneur Dupanloup, évêque d'Orléans, a écrit en trois volumes un ouvrage intitulé : De l'éducation. Comme l'abbé Reyre, il veut une éducation ecclésiastique, en opposition avec le système d'instruction publique, qui est laïque. Il s'est déclaré dans ses derniers écrits contre l'enseignement secondaire des filles, donné par les professeurs des lycées. Mgr Dupanloup n'a pas toujours été évêque, il a commencé par instruire les enfants : « Les longues années que j'ai dévouées au soin des enfants, dit-il, ont été les plus douces, mais aussi les plus laborieuses de ma vie, et si mes cheveux ont blanchi avant le temps, c'est au service de l'enfance. » La pensée de l'évêque d'Orléans est toujours pleine, abondante, mais il idéalise quelquefois. Cependant son raisonnement est solide et les faits qu'il rappelle sont sagement observés. Nul n'a mieux compris que lui toute l'étendue de l'éducation. M. Lêvi Alvares s'est occupé essentiellement de l'éducation des jeunes filles parleurs mères dans son Cours pratique d'éducation maternelle. Le Manuel de la Méthode, de M. Lêvi, fait connaître tous les ouvrages classiques, la plupart de sa composition, dont on doit faire usage pour les différents âges et les différentes branches, ainsi que la manière de s'en servir. M. Lévi Alvares a été l'un des éducateurs les plus zélés et les plus actifs dont s'honore la France. Barrau (1794-1865) a écrit plusieurs ouvrages d'instruction et d'éducation, entre autres : Du râle de la familk dans l'éducation, ou Théorie de l'éducation publique e! privée, ouvrage couronné par l'Académie des sciences morales et politiques. Barrau est un auteur plein de bon sens et d'une morale juste. 11 défend l'éducation laïque, mais il la veut religieuse. Rien n'est plus beau que ce qu'il écrit sous ce rapport. Pourquoi ajoute-t-il qu'il suffit, à défaut de foi, d'honorer le dogme? Barrau a encore écrit: Conseils sur l'éducation dans la famille et au collège; Législn-
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tion de l'instruction publique; Direction morale pour les instituteurs, etc. Monsieur de Margerie a publié un excellent ouvrage intitulé : De la famille, Leçons de philosophie morale. De
Margerie recommande de fonder l'éducation sur la religion. Sa morale est pure et élevée. L'ouvrage de l'honorable professeur de Nancy, écrit avec élégance et lucidité, mérite à tous égards d'être lu et médité par toute personne qui s'occupe d'éducation. , Monsieur le baron de Guimps, disciple de Pestalozzi, a, dans sa Philosophie et la Pratique de l'éducation, développé avec beaucoup de talent, de clarté et de méthode le système de Pestalozzi sur le développement rationnel des facultés d'après les lois de leur nature. M. de Guimps a encore écrit le Nouveau livre des mères, plus intéressant et plus instructif que le Livre des mères de Pestalozzi. Gauthey (1794-1865) d'abord pasteur, puis directeur des écoles normales du canton de Vaud, et enfin après la révolution vaudoise de 1845, qui l'obligea à s'expatrier, directeur de l'école normale protestante de Gourbevoie (près Paris), où. il est demeuré jusqu'à sa mort. Gauthey a rendu dans sa patrie d'abord et ensuite en France des services signalés à la cause de l'instruction primaire, nonseulement comme directeur d'écoles normales, d'où sont sortis un grand nombre d'instituteurs distingués, mais encore par ses publications pédagogiques dont les principales sont : L'Ecole normale dans le canton de Vaud; De
Uducatiori dans les écoles moyennes; De la vie dans les études; Le délassement après le travail, et De l'éducation. Ce
dernier ouvrage, en deux volumes, est le plus important fiauthey y traite avec beaucoup de détail de l'éducation des facultés physiques, intellectuelles et morales, du corps, de l'intelligence et du cœur. La pédagogie de Gauthey est éminemment pestalozzienne. Il traite le développement rationnel des facultés avec une grande connaissance de son sujet. L'Allemagne ne possède rien de mieux sous ce rapport. Elle n'a peut-être rieri d'aussi ju-
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dicieusement écrit. La psychologie de Gauthey rappelle celle du Père Girard. Elle renferme des aperçus profonds, sans constituer cependant un système complet. Ses principes sont toujours chrétiens, sans étroitesse et sans intolérance. Mais l'ouvrage de Gauthey n'est pas achevé. Après avoir traité du développement des facultés, il voulait publier encore un troisième volume sur les objets et les méthodes d'enseignement; ce volume n'a pas paru. Pierre Larousse, auteur du Grand-Dictionnaire universelle du dix-neuvième siècle, a rendu d'excellents services aux écoles par ses ouvrages sur l'enseignement de la langue, et en général à la cause de l'éducation par son Ecok normale, journal de l'enseignement pratique, dont les treize volumes qui la composent, sont une de nos plus riches collections d'articles sur toutes sortes de sujets d'éducation et d'enseignement. Louis Burnier, ancien pasteur, professeur dans l'école supérieure des filles à Morges (Vaud), a publié une Histoire littéraire de Céducation morale et religieuse en France, et dans la Suisse romande, pleine de faits et de renseignements intéressants. Son Cours élémentaire d'éducation, à l'usage des mères et des institutrices, est l'un de nos meilleurs ouvrages de pédagogie. M. Michel Charbonneau, directeur de l'Ecole normalede Melun, s'est placé, par son Cours théorique et pratique de pédagogie, au nombre des pédagogistes français les plus distingués. Son Cours témoigne d'études sérieuses et de connaissances approfondies. Après Gauthey et M. de Guimps, il est un des auteurs qui s'est le plus inspiré des méthodes et des principes sortis de l'école de Pestalozzi. Ses principes religieux sont ceux d'un christianisme sérieux et positif. M. Daligault, directeur de l'Ecole normale d'Alençon, a publié un Cours pratique de pédagogie, écrit dans un très-bon esprit, et traitant avec beaucoup de détails, en particulier du matériel de la classe et de son organisation;
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mais cette dernière m'a paru un peu compliquée pour être d'une exécution facile. Dans ce court résumé, j'ai omis bien des noms qui mé riteraient d'être cités, tels que : l'abbé Gauthier (17461818), auteur d'un grand nombre d'ouvrages élémentaires, yrand promoteur de l'enseignement primaire; Bcrquin (1749-1791), auteur de l'Ami des enfants, et d'autres ouvrages pour la jeunesse; Cochin, l'auteur des Salles d'asile; Jullien, disciple de Pestalozzi, auteur de plusieurs ouvrages d'éducation et d'enseignement ; Madame Pape-Carpentier, directrice de l'école normale de Paris destinée à for• mer des directrices pour les salles d'asile ; madame Paul Caillard, déléguée générale pour l'inspection des écoles primaires de filles et auteur des Entretiens familiers d'une institutrice avec ses élèves; A. Rendu fils, auteur du Cours
de Pédagogie à l'usage des écoles normales primaires ; Eugène Bendu, quia publié de l'Education populaire dans l'Allemagne du Nord; Pompée, chef d'institution à Ivry, auteur
d'une vie de Pestalozzi, etc., etc. Quelques pédagogues, les plus célèbres, ont été mentionnés à part, ainsi Girard, Naville, Jacotot. D'autres noms marquants dans l'Histoire de l'instruction publique en France, tels que : Guizot, Cousin, Fortoul, Duruy, etc., ont trouvé leur place dans le chapitre où j'ai traité du développement de l'école.
§ 9. Caractéristique de ïa pédagogie française. 1. Le rôle de la famille est, en France, plus restreint que chez les Anglais et les Allemands. Aussi le besoin de relever la femme et la famille y est-il plus senti que dans aucun autre pays. Mais beaucoup d'obstacles s'opposent au relèvement de la famille, tels que le luxe des villes, la vie de soldat, trop d'ordres religieux, etc. 2. La discipline est moins austère qu'en Angleterre et elle cherche son point d'appui dans le point d'honneur tout autant que dans le sentiment du devoir et les prescriptions de la conscience. On prodigue en France les
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bons point3, les témoignages, les bonnes notes, les médailles, les croix, les couronnes, les concours et les prix pour stimuler la jeunesse. C'est en harmonie avec l'esprit français et pour cette raison, on ne pourra que difficilement modifier un stimulant qui ne devrait être employé qu'avec une extrême circonspection, le devoir et la conscience devant avoir le pas sur le point d'honneur. Les instituteurs, les professeurs, les membres de l'administration sont aussi stimulés par l'avancement, des récompenses, des distinctions honorifiques. 3. L'école française, à tous ses degrés, est religieuse. Il y a, sous ce rapport, un progrès marqué. Le réveil de la conscience paraît être cependant moins avancé que celui du sentiment. Les laïques se reposent trop sur l'Eglise du soin de leur salut. Leur responsabilité ne se sent pas assez engagée. La foi, pensent-ils souvent, est pour le prêtre ; et ils se contentent, pour leur compte, d'honorer le dogme. Mais qu'arrive-t-il? C'est que quand on se contente d'honorer le dogme, on se contente souvent aussi d'honorer la vertu, quand il faudrait la pratiquer. Il y a là un mur de séparation qu'il faudrait pouvoir abattre au profit d'une union raisonnable. Il faut bien le dire aussi, l'Eglise catholique en scindant la société en prêtres et laïques favorise, sans le vouloir sans doute, cet état de chose. — Le gouvernement, dans ses lois, dans ses décrets, dans ses actes publics évite toute immixtion dans les affaires de culte1. Les gouvernements suisses et allemands n'ont pas toujours pour l'Eglise les'mêmes ménagements. De cette manière l'Eglise exerce librement son action religieuse sur l'école. Cette circonstance, jointe à la présence d'un grand nombre d'institutrices dans les écoles, est sans doute une des causes qui font que l'école est plus religieuse en France que dans certaines parties de la Suisse et de l'Allemagne.
1. Les cas d'intolérance ne sont pas rares en France, mais ils proviennent du mauvais vouloir des autorités subalternes.
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4. L'instruction publique a, en France, une forte organisation et toutes les parties en sont réglementées avec soin. L'impulsion qui vient d'en haut est censée faire mouvoir toute l'économie scolaire. Mais si la vie va du centre aux extrémités, elle va aussi des extrémités au centre; les instituteurs, les recteurs, les fonctionnaires sont consultés sur leurs observations, sur leurs expériences, et le pouvoir modifie avec une grande facilité ce qui est exigé par les circonstances. 5. L'enseignement libre est très-répandu en France, et il y jouit de droits et de prérogatives qu'on ne rencontre pas ailleurs sur le continent. Il siège de droit dans le Conseil supérieur de l'instruction publique, et il reçoit souvent des subsides de la part de l'Etat, des départements, des communes. Il est loyalement coordonné à l'instruction publique, et non-seulement toléré, comme c'est souvent le cas en Suisse et en Allemagne, où les gouvernements ne sont que trop souvent jaloux de leur pouvoir. 6. Au point de vue pédagogique, c'est-à-dire de l'enseignement et des méthodes, la France a fait des progrès très-grands depuis un certain nombre d'années, surtout dans l'enseignement de la langue française; néanmoins les temps de l'empirisme sont loin encore d'être traversés. La France manque de culture pédagogique; elle est au courant de la philosophie, de la théologie, de toutes les sciences et de tous les arts : pourquoi ne se mettrait-elle pas aussi au courant de la pédagogie ? On devrait créer des cours de pédagogie dans toutes les écoles normales et des chaires de pédagogie dans diverses facultés et autres établissements, d'où sortent des hommes qui auront plus tard à s'occuper des écoles et de l'éducation. 7. Le système adopté dans les lycées pour les études classiques, me paraît heureusement combiné et il est à désirer qu'on se borne à le perfectionner. L'enseignement scientifique est généralement bon en France. Le haut enseignement n'a son égal en aucun pays, et pour la formet il est le premier du monde.
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8. Quand on considère les progrès qu'a faits la France depuis trente ans (l'Allemagne a commencé sa rénovation pédagogique vingt ans plus tôt), qu'on envisage son génie pratique et organisateur, qu'on se dit qu'elle n'a pas encore traversé sa période pédagogique, tandis que le temps de l'enthousiasme est passé pour l'Allemagne, on se persuade que la France, si elle continue à marcher encore vingt ans, atteindra un degré de développement que d'autres pays lui envieront peut-être. Puisse-t-eUe imprimer à sa pédagogie le sceau de ses plus belles et de ses plus nobles qualités nationales !
CONCLUSION Nous voici arrivés au terme de notre histoire; mais avant de la quitter, nous allons encore jeter un coup d'œil en arrière et nous recueillir un instant pour nous rendre compte des leçons principales qui y sont renfermées.
I
Sous l'empire de théocraties absolues et païennes, nous avons vu les peuples anciens, les Chinois, les Inclous, les Perses, les Égyptiens, faire entrer l'homme de force dans un système donné et produire par là l'immobilité et l'esclavage physique et moral. Chez les Grecs et les Romains nous avons trouvé une culture soi-disant humanitaire, c'est-à-dire appropriée à l'homme et à ses besoins. Mais une culture purement humanitaire est une impossibilité, elle produirait de suite le règne des passions et l'anarchie : aussi l'Etat ne tarda-t-ilpas chez les Grecs, comme chez les Romains, à se substituer à l'homme qui disparaît bientôt dans la soumission absolue à l'Etat. Dans toute l'antiquité païenne, nous trouvons, au fond, le même principe : subordination entière à l'Etat, qu'il soit théocratique- ou non. Sous l'empire de ce principe, l'individu n'a de place que celle qu'il conserve nécessairement par la force
�CONCLUSION.
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des choses. Son nom est despotisme, encore qu'il soit question de liberté en Grèce et à Rome. La liberté antique, n'est autre chose que l'indépendance de l'Etat. Dans l'Etat le citoyen n'a aucune liberté véritable, au moins aucune liberté durable. Tous les systèmes païens, bien qu'on y trouve de bonnes choses, sont aujourd'hui jugés, soit que leur impuissance ait été mise au jour dans l'immobilité ou la décadence des peuples qui les avaient adoptés, soit que les lumières du christianisme aient mis en évidence les grandes lacunes et les vices qu'ils contenaient, tels que le meurtre des enfants, l'esclavage de la femme, la négation des droits de l'homme, l'égoïsme national, la sanction de vices et de crimes odieux. II Sous la théocratie de Jéhovah, les Hébreux s'élèvent de temps en temps à une hauteur morale et religieuse qui les distingue de toutes les autres nations. On sent ici l'action puissante de la vraie religion. Mais cette théocratie n'est qu'une institu tion préparatoire, bornée à un seul peuple, et légale, comme toutes les autres théocraties : dans un temps où les peuples ne reconnaissaient d'autre loi que celle de la soumission absolue au principe supérieur qui les dominait, un peuple enfant ne pouvait pas entrer encore dans la voie de la soumission libre et volontaire. Il fallait d'abord qu'il fît avec les autres peuples l'expérience que l'autorité nécessaire et imposée était impuissante pour conserver et pour sauver les nations. Je parle ici, qu'on me comprenne bien, de l'autorité dans le domaine moral, qui est le domaine de la liberté. III Cette expérience du peuple juif et des nations environnantes se treuva consommée sous le règne d'Auguste : alors parut Jésus-Christ. Il ne venait pas pour abolir la soumission de l'humanité à un principe suprême : au contraire il venait enseigner l'obéissance absolue au Créa-
�526
HISTOHlE DE LA PEDAGOGIE.
teur du monde, au Père de tous les hommes ; mais il changea les conditions de cette obéissance : il la détacha de l'Etat, l'affranchit de son obligation légale et la rendit individuelle, libre, volontaire. L'amour est le lien nouveau qui unit l'homme à Dieu. Ce lien est le plus fort des liens, mais il ne supporte aucune contrainte, il est libre et par conséquent d'une nature toute morale. Dès lors l'homme ne doit plus soumission à l'Etat que pour les choses temporelles et matérielles de ce monde. JésusChrist à formulé ce principe nouveau par ces paroles qui durent paraître singulièrement étranges dans le temps où il les prononça : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. IV Ce principe nouveau du christianisme fut hautement proclamé dans les premiers temps de l'Eglise, comme l'attestent des milliers de martyrs, qui ne voulurent point, dans les affaires de foi et de conscience, obéir à César. Enfin César fut vaincu par le christianisme et il offrit son bras à l'Eglise pour avancer ses conquêtes : dès ce moment le principe matériel, le principe païen de l'obéissance obligatoire, de la soumission forcée que l'Eglise avait renversé, reprit son empire! C'est ce qui eut lieu pendant tout le moyen âge, et la chrétienté renfermée dans le cercle de fer de la scolastique, allait rentrer dans l'immobilité des anciennes théocraties, lorsque la renaissance, la rôformation et la philosophie vinrent briser les fers de la scolastique et de l'obéissance matérielle. Cependant le principe de l'obéissance libre et volontaire ne fut pas partout rétabli dans ses conditions primitives. Les uns affaiblirent le principe de la liberté ou continuèrent à le nier, les autres l'exagérèrent, et pour mieux l'affirmer s'en prirent à la foi, à la religion, et allèrent jusqu'à formuler le principe que l'homme ne relève que de lui-même : orgueil insensé, toujours suivi de la démoralisation et de l'anarchie. L'homme ne peut vivre en dehors du principe d'où
�CONCLUSION.
527
il émane. Hors de Dieu, il est comme une branche détachée de l'arbre qui lui a donné naissance : c'est ce que tous les peubles du monde ont compris, instinctivement du moins, en se soumettant volontairement à un principe supérieur. De nos jours le principe chrétien a fait de grands progrès, sans qu'on puisse cependant parler de triomphe. La liberté de conscience est proclamée dans mainte constitution et plus ou moins sincèrement respectée : les Etats-Unis et l'Angleterre sont les pays où cette liberté est le plus franchement reconnue et réalisée dans le domaine de l'école. Sur le continent, les Etats abusent encore souvent de leur autorité ; c'est une tendance regrettable, car l'école ne pourra fonctionner dans des conditions normales que quand l'Etat aura renoncé à toute pression quelconque sur les consciences, qu'il laissera un libre cours à l'influence des particuliers, des familles, de l'Eglise, dans les affaires de foi, et que dans toutes les sphères on évitera toute espèce de contrainte et de violence. Les influences sont légitimes, elles sont nécessaires, mais la contrainte, mais la violence est partout déplacée quand il s'agit du lien d'amour que Jésus-Christ est venu établir entre Dieu et les hommes. Appelons donc de nos vœux le temps où. l'on respectera à la fois et la liberté des consciences et les sublimes vérités de la religion. V De telles conditions étant données et existant déjà aujourd'hui dans une certaine mesure, quelle doit être l'œuvre actuelle de l'éducation? Je veux essayer de résumer sur ce point les leçons de l'histoire, en les groupant autour des quatre facteurs fondamentaux de l'éducation : l'enfant, les objets propres à opérer son développement, la méthode et l'éducateur. VI L'enfant naît dans un tel état de faiblesse, qu'il périrait d on l'abandonnait à lui-même : la nécessité de l'élever
�528
HISTOIRE DE LA PÉDAGOGIE.
est imposée par les soins qu'il réclame. Une éducation toute négative, comme la réclamait Rousseau, est une impossibilité, et l'Emile est dans une contradiction continuelle avec son principe : pourquoi ce précepteur donné à Emile dès son premier jour, si ce n'est pour faire son éducation à sa manière ? Mais pour élever l'enfant, il faut connaître sa nature, ses besoins, ses dispositions, les lois de son développement. Ce sont là des vérités vulgaires, et cependant, jusqu'à Pestalozzi, l'éducation était toute routinière personne ne songeait à étudier la nature de l'enfant, afin de la traiter selon ses besoins. Aujourd'hui, c'est un .fait acquis dans le domaine de l'éducation, que l'enfant doit être élevé conformément à sa nature. Malheureusement, ■la connaissance de l'enfant n'est pas encore suffisamment connue et répandue, et cette ignorance donne lieu à de fâcheuses méprises. On sait que l'on doit développer tout à la fois la nature physique, les facultés intellectuelles et les facultés morales et religieuses. Mais qui connaît à fond tous les besoins de la nature physique, de la nature intellectuelle et de la nature morale et religieuse de l'enfant? Nous avons encore sur ce point de grands progrès à faire, surtout dans le domaine psychologique. Les nombreux systèmes que j'ai développés dans cette histoire montrent assez qu'on n'est pas encore fixé sur ces questions délicates. Cependant on a fait des progrès, et nous pouvons en attendre de nouveaux. VII Quant aux objets propres à exercer les facultés de l'enfant et à les développer, ce sont tous ceux que réclament ses besoins et qui y correspondent : la nature, l'homme et Dieu. L'enfant, dépendant de la nature, a besoin de la connaître, soit pour satisfaire ses besoins physiques, soit pour la soumettre à sa volonté, suivant que cela lui est utile ou nécessaire- La première étude du monde matériel est une simple intuition, puis vient une étude plus
�529 raisonnée. L'enfant dépend en second lieu de la société : il a donc besoin de connaître ses semblables et la manière de se conduire envers son prochain. Ici encore on commence par observer ce qui s'offre aux regards dans le commerce journalier de la vie, après quoi on peut s'élever dans l'étude plus approfondie des sociétés et de leur vie dans l'histoire. Enfin l'enfant dépend de Dieu et son cœur demande une félicité que la terre ne peut lui offrir : il faut donc lui faire connaître le chemin qui mène à la possession des biens spirituels et que réclament les besoins les plus intimes de sa nature. La mesure dans laquelle ces objets doivent être offerts à l'enfant est déterminée par les circonstances, par ses goûts, par le milieu dans lequel il vit, par la vocation qu'il se propose d'embrasser. Il est difficile de placer ici des limites bien rigoureuses. Pestalozzi ne voulait pas que les connaissances d'un homme fussent poussées au delà de la sphère dans laquelle il était appelé à vivre. Mais cette sphère est mobile et changeante. L'école doit être organisée de manière à répondre aux besoins les plus divers de la société et des individus. Cette question des objets propres à opérer le développement de l'enfant est intimement unie à la connaissance de sa nature. On varie les objets de l'éducation suivant les idées que l'on se fait de ses besoins. Celui qui croit à la corruption de l'homme et à la nécessité d'une rédemption, s'appliquera à faire connaître à l'enfant sa misère et la nécessité de recourir à Jésus-Christ pour en être délivré ; tandis que celui qui ne voit dans l'homme que des faiblesses qu'il peut surmonter par ses propres forces, lui parlera à peine de religion. Il n'y a pas jusqu'à la nourriture qui ne soit modifiée suivant la connaissance que l'on a de la nature de l'enfant. L'étude de cette nature, commencée par Pestalozzi, est donc de la plus haute importance dans la détermination des branches et objets d'enseignements, des moyens de discipline et d'éducation.
CONCLUSION.
30
�530
HISTOIRE DE LA PÉDAGOGI3.
VIII La méthode est le troisième des facteurs de l'éducation. Elle est le procédé pratique par lequel les objets destinés à faire l'éducation de l'enfant sont mis à la portée de ses facultés. Pestalozzi est encore le premier pédagogue qui ait apporté à cette question une attention soutenue et qui lui ait trouvé une solution rationnelle. Les Allemands ont essentiellement développé ce point de sa pédagogie, en s'appliquant à mettre les matières d'enseignement à la portée des intelligences, à les approprier à leur développement lent et progressif. Les Français, beaucoup moins pestalozziens, se sont pendant longtemps contentés de déposer les connaissances dans la mémoire, laissant à l'intelligence le soin de s'approprier les objets mémorisés et de les mettre en travail. Les Anglais s'adressent aussi h la mémoire, mais en faisant appel à l'activité propre de l'élève, en éveillant en lui l'esprit de recherche et de réflexion, en fortifiant les facultés actives et non-seulement les facultés réceptives, comme les Allemands et les Français. Voilà ce qui donne à leurs méthodes un très-grand mérite, malgré leurs imperfections. Sur ce point des mé« thodes, bien des questions importantes attendent encore une solution satisfaisante. IX Enfin, l'éducateur est le quatrième des facteurs de l'éducation. De plus en plus l'enseignement, la tenue de l'école, devient une vocation qui s'apprend dans de nombreuses écoles normales et qui se perfectionne par la pratique. Mais les instituteurs ne sont pas exclusivement chargés del'éducafion des enfants. Les parents sont les premiers et les principaux éducateurs de la jeunesse et jusqu'à présent, malheureusement, la plupart ne suivent encore en éducation que leur pente naturelle. Il faut désirer que des écrits populaires et des cours publics apportent aux parents les, lumières dont ils ont besoin pour accomplir
�CONCLUSION.
531
leur tâche difficile. Pour toute autre chose, il faut un apprentissage, et ici, l'on pourrait s'en passer! Mais la préparation de l'éducateur ne consiste pas seulement dans une étude de ses devoirs, elle réclame avant tout l'exercice de ces devoirs et une vie saintement consacrée à Dieu. L'exemple est indispensable dès qu'il s'agit de développer les qualités morales et religieuses et d'affermir l'enfant dans la pratique du bien. On a déjà fait quelques progrès pour améliorer l'éducateur, mais il en reste de bien plus grands encore à réaliser : l'éducation, sur ce point, n'est que commencée. X Bien des progrès, comme on vient de l'entendre, restent donc à réaliser dans le champ de l'éducation. Ils seront obtenus : Quand le principe de l'obéissance à Dieu sera dégagé de toute nécessité et contrainte, et que toutes les influences légitimes pourront se produire librement ; Quand la nature de l'enfant sera connue sous toutes ses faces ; Quand on choisira pour la développer les objets qui répondent le mieux à ses besoins légitimes, en particulier à ses besoins moraux et religieux ; que la société aura des établissements pour tous ses besoins réels et que chacun recevra la culture propre à sa vocation ; Quand enfin on emploiera en éducation les méthodes les plus propres à obtenir le résultat cherché, et que par conséquent les parents et les instituteurs seront suffisamment qualifiés pour remplir auprès des enfants le ministère sacré de l'éducation. Voilà la route sur laquelle il nous faut marçjierfyatlà-,^ le but vers lequel il faut tendre. Puisse cette histoire contribuer en quelque mesure à nous eu apprara^^! v ,; °
FIN
�TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACES INTRODUCTION
1 5
•■
PREMIÈRE PARTIE § § § § § § 1. 2. 3. 4. 5. 6.
DE
L'ÉDUCATION CHEZ LES
PEUPLES
PLACÉS EN DEHORS DE LA RELIGION RÉVÉLÉE.
Les peuples sauvages De l'éducation chez les Chinois De l'éducation chez les [ndous Les anciens Egyptiens De l'éducation chez les anciens Perses De l'éducation chez les Phéniciens
8 10 H -17 20 23 24 24 25 27 29 31 35 39
§ 7. Les Grecs La religion La musique La gymnastique Les Spartiates Les Athéniens Platon et Aristotc § 8. Les Romains, et Appendice sur les Arabes SECONDE PARTIE : ! | i I
DE L'ÉDUCATION CHEZ LES PEUPLRS DE LA RELIGION RÉVÉLÉE.
SOUMIS A L'INFLUENCE
DE L'ÉDUCATION CHEZ LES JUIFS
Sentences tirées du Livre des Proverbes Sentences tirées de l'Ecclésiastique U
DE L'ÉDUCATION CHEZ- LES PEUPLES CHRÉTIENS....
55 59 61 63
PREMIÈRE
ÉPOQUE.
—
LE MOYEN AGE.
§ § § § § ? §
1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.
Jésus-Christ, les Apôtres et les Pères Le AConachisme en Occident et les écoles du moyen âge. Charlemagne La chevalerie La bourgeoisie La scolastique Réflexions sur la scolastique et le moyen âge
64 05 6< 68 69 70 74
�TABLE DES MATIÈRES.
533
75 76 73 77 79 83 83 8" 88 92 93 93 100 102
DEUXIEME EPOQUE. — LA RENAISSANCE. g
i.
La Renaissance en Italie
Le Dante Boccace Pétrarque § 2. Victorin de Feltre § 3. L'Allemagne et les Pays-Bas Les Jéromites Jean de Wessel Rodolphe Agricola Alexandre Hégius, Rodolphe Lange Hermann de Busch Erasme Jean Reuchlin, Thomas Platter § 4. Coup d'œil général
TROISIÈME ÉPOQUE. — TEMPS MODERNES.
De la Réformation à Pestalozzi (16e, 17e siècle ) a. S
COURANT PROTESTANT AU SEIZIÈME SIÈCLE
e
t 18° 105 105 105 106 113 117 120 123
§ § §
1. Luther '. Instruction publique Education domestique 2. Philippe Mélanchton 3. Valentin Friedland Trotzendorf 4. Sturm b. GOURANT
CATHOLIQUE AU SEIZIÈME ET AU DIX-SEP-
§ § § § §
TIÈME SIÈCLE (commencement du -18» siècle)... S. Les Jésuites 6. Charles Borromée 7. Joseph de Calasenz (Calesenz)
131 131 14-5 147 152 159 168 171 166 184 185
8. Port-Royal 9. Jean-Baptiste de la Salle
§ 13. Fênelon Traité de l'éducation des filles § 11. Rollin. — Son traité des études e. GOURANT ESSENTIELLEMENT PHILOSOPHIQUE (16b, 17e et 18e siècles) § 12. Les littératures modernes. — Les sciences naturelles. — La philosophie. — Bacon et Descaries
�534
TABLE DES MATIÈRES.
§ 13. Michel Montaigne § 14. Wolfgang Ratich § 15. Jean Amos Coménins § 16. Locke g 17. Auguste Hermann Franke Instructions sur la manière d'exercer là disciplino dans l'école §18. Le réalisme et les écoles réaies en Allemagne g 19. Jean-Jacques Rousseau 1. Coup d'oeil sur la vie, les écrits et les principes de Jean-Jacques Rousseau 2. Emile. — Livre Ier : les deux premières années Livre II. Enfance d'Emile Livre III. Douze à quinze ans Livre IV. L'adolescence ; profession de foi du vicaire savoyard Livre V. Sophie, ou la femme Remarques et réflexions sur les principes de Rousseau § 20. Basedow et les philanthropes
QUATRIÈME ÉPOQUE. — TEMPS ACTUELS. PESTALOZZI.
191 197 203 216 220 234 242 2if> 246 255 259 266 269 274 278 28-2
Enfance et premières années de Pestalozzi.... ...... Neuhof Temps de recueillement Léonard et Gertrude Stanz Berthoud ■ 310 Comment Gertrude instruit ses enfants : Méthode de Pestalozzi Pestalozzi député. Miinchenbuchsée. Yverdon Le Chant du Cygne Dernières années de Pestalozzi Coup d'œil rétrospectif
PÉDAGOGIE ANGLAISE.
295 300 303 303 307
315 323 333 344 346
§ 1. André Bell et John Lancaster, promoteurs de l'enseignement mutuel :.. §2. Hamilton; méthode pour enseigner les langues
348 352
�TABLE DES MAT'ÈilES.
535
3S5 362 367 376 377 378 379
g o. Les écoles et l'éducation et Angleterre § 4. Etats-Unis. Importance de l'école dans l'Union américaine./ L'école primaire Etablissements supérieurs et scientifiques..... Collèges Etablissements de bienfaisance § 5. Considérations générales
PEDAGOGIE ALLEMANDE.
§ I. Réveil de la pensée pédagogique ... §2. Les écoles allemandes a. Les écoles populaires b. Les crèches. — Les salles d'asile.—Frœbel et les jardins d'enfants e. Les orphelinats. — Les maisons pour enfants vicieux, aveugles, sourds-muets, crétins, etc d. Les écoles scientifiques § 3. Des plans d'étude; besoin de réforme § 4. De l'enseignement dans les écoles populaires : l'enseignement intuitif. La lecture. La langue maternelle. Le calcul et la géométrie. L'écriture. Le dessin. Le chant. La religion. La géographie. L'histoire. L'instruction civique. L'étude de la nature. Le français et l'anglais. Les ouvrages du sexe. La gymnastique § 5. Des méthodes d'occupation g 6. Principaux pédagogues allemands ; d. Les empiriques et praticiens : Schwarz, Curtmann, Niemeyer, Dinter, Diesterweg, Grœfe, Stephani, Kellner, Sailer, Overberg b. Les psychologues (et anthropologues) : Herbart, Stoy, Beneke, Gall, Charles Schmidt c. Les théologiens : Dursch, Palmer § 7. De quelques autres auteurs qui ont écrit sur la pédagogie, et lui ont fait faire des progrès en Allemagne (philosophes, poètes, historiens, hommes d'Etat et médecins) § 8. Appendice: Note sur les écoles normales.
381 Id. Id. 382 384 387 388
391 404
405 419 428
429 431
�536
TABLE DES MATIÈRES.
PÉDAGOGIE FRANÇAISE.
§ 1. Introduction et plan § 2. Jacotot •■>!••• •■ g 3. Le père Girard. Son cours éducatif de langue maternelle g 4. N avilie e g 5. Du mouvement pédagogique actuel et de l'état de l'instruction publique dans les pays de langue française a. La France. 1. La Révolution française 2. L'Empire r 3. La Restauration 4. Régime orléaniste 6. République et second Empire (1848-1867)... Réforme de l'enseignement (loi du 15 mars). Réorganisation de l'enseignement moyen. Lycées Enseignement supérieur Enseignement secondaire spécial ( professionnel) Ecoles primaires Ecoles normales Des cours d'adultes 6. Troisième république 6. La Suisse romande c. Belgique Révision de la loi de 1842 § 6. Maisons d'écoles , § 7. Matériel scolaire ., . § 8. Coup d'œil sur les principaux pédagogistes français modernes § 9. Caractéristique de la pédagogie française Conclusion
431 433 439 446 457
466 Id. 467 469 473 478 480 483 493 493 495 497 497 49$ 504 508 509 511 512 513 521 5'24
...
FIN DE LA TABLE.
PARIS» — IMPRIMERIE F. LEVÉ, RTE CASSETTE,
�
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1|Préface |5
1|Introduction |9
1|Première partie |12
1|Seconde partie |59
2|Première époque: le Moyen Age |68
2|Deuxième époque: La Renaissance |91
2|Troisième époque: Temps Modernes |119
2|Quatrième époque: Temps Actuels |306
3|Pestalozzi |306
3|Pédagogie anglaise |358
3|Pédagogie allemande |389
3|Pédagogie française |440
-
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Bibliothèque virtuelle des instituteurs
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A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
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La pédagogie dans l'Allemagne du Nord : les programmes, comment on les enseigne, comment on apprend à les enseigner
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The topic of the resource
Pédagogie
Programmes d'études
Allemagne (nord)
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D'après des documents originaux et des observations personnelles
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Dumesnil, Georges (1855-1916)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Ch. Delagrave
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1885
Date Available
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2013-01-17
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Ecole normale d'Arras
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Université d'Artois
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���ARCHIVES
PEDAGOGIE
DANS
L'ALLEMAGNE DU NORD
LES PROGRAMMES COMMENT ON COMMENT APPREND A ON LES LES ENSEIGNE ENSEIGNER
D'après des Documents originaux et des Observations personnelles
PAR
GEORGES DUMESNIL
ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE PROFESSEUR ABRÉGÉ NORMALE DE SUPÉRIEURE PHILOSOPHIE
Tél : 03 21 21 85 00
PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE 5, RUE SOUFFLOT, 5
1885
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�Ce livre est un extrait et un court résumé méthodique des observations et des études multiples que j'ai faites sur l'instruction publique en Allemagne, pendant une mission de deux années (1882-84). Cette mission, je l'ai due tout particulièrement à^M. Buisson, directeur de notre enseignement primaire, et mon premier devoir, comme le mouvement spontané de mon extrême gratitude et de mon attachement personnel, est de le remercier de la confiance qu'il a mise en moi et du constant intérêt dont il m'a donné de longues preuves. C'est à lui d'abord que j'offre respectueusement ce volume, dont il a rendu la composition possible. M. Gréard, vice-recteur de l'Académie de Paris, a également lu ce travail avec bienveillance, dès mon retour en France, et il l'a recommandé de sa haute autorité pédagogique et littéraire. La Revue pédagogique, la Revue de l'enseignement secondaire et supérieur, puis la Revue internationale de Venseignement, ont publié quelques-uns de mes chapitres. On les retrouvera ici à leur place dans la suite et l'enchaînement du tout. Quelques exemplaires de ce volume iront en Prusse et en Saxe. Qu'ils portent l'expression de ma recon-
�2 naissance à tous les membres de l'enseignement public et privé dont j'ai mis largement l'obligeance à contribution. Depuis le ministère de l'instruction publique jusqu'à la dernière école de hameau, partout j'ai rencontré un empressement, une urbanité, une confiance dont j'ai été vivement touché et que je suis incapable d'oublier jamais. G. D.
Paris, 26 avril 1885.
�LA PÉDAGOGIE
DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
PREMIERE PARTIE
ENSEIGNEMENT PRIMA l RE ET MOYEN
CHAPITRE PREMIER
LES JARDINS D'ENFANTS (Kindergarten)
es exercices et les méthodes des jardins d'enfants. — La préparation pédagogique des directrices de jardins d'enfants.
établissements qui accueillent pendant la journée les enfants au-dessous de six ans, sont en Prusse, comme ailleurs, de diverse nature. Ils ne sont pas placés sous la ■direction de l'Etat, mais seulement sous cette surveillance à laquelle n'échappe aucune forme publique de l'éducation en Allemagne (1). Leur indépendance relative contribue à maintenir la variété de leurs types, dont on distingue trois principaux : les crèches (Krippen) ; — les garderies ou salles d'asile (Kinderbewahranstalten) ; — et les jardins d'enfants {Kindergarten).
■ 1. Ordonnance du 31 déc. 1839.
I Les
�4
LA PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
Ces derniers ont pris naissance en Allemagne et leur création par Frôbel forme un des chapitres les plus connus de l'histoire de la pédagogie. Leur méthode a trouvé des défenseurs, des vulgarisateurs et des imitateurs dans toute l'Europe, et elle est appliquée, chez nous-mêmes, en plusieurs endroits. Quelques réserves qu'on puisse faire sur son œuvre, Frôbel a déterminé un mouvement considérable au profit de l'éducation du bas âge ; une partie de ses procédés est incontestablement destinée à se transmettre, sous une forme plus ou moins intacte ou modifiée, à l'enseignement futur de toute école primaire préparatoire ; et les Sociétés allemandes qui fondent des écoles de ce genre, aiment à se placer sous le patronage de cet ami passionné des petits enfants. I Je me suis mis en rapport avec la Société Frôbel, de Berlin, et j'ai visité un de ses établissements, celui de la Prinzenstrasse, no 70. Il se compose de deux classes. Dans la première, on reçoit les enfants de trois à quatre ans. Dans la seconde, ils ont de quatre à six ans. Chaque local se compose d'une grande pièce, dont une petite partie seulement est occupée par des bancs. Le reste est un espace libre, où ont lieu les marches et les jeux. Les murs sont tout nus. On y suspend les effets des petits élèves. Il n'y a pas même de tableau noir. Les enfants sont reçus le matin de neuf heures à midi et l'après-midi de deux à quatre heures. L'école est mixte. Les parents payent une somme de quatre marcs (1) par mois. Les « jardins d'enfants » ne se donnent pas pour mission spéciale de garder les enfants pauvres dont les parents sont retenus toute la journée loin de leur domicile, à leur travail. Ils entendent bien plutôt combiner leur action avec celle
1. Le marc vaut, comme on sait, 1 fr. 25.
�L'ENSEIGNEMENT PRIMAIRE ET MOYEN
5
e la famille. Ce sont des externats qui veulent être recherchés à cause de leur utilité comme école de la vie. ' On connaît les jeux et les exercices imaginés par Frôbel. Pour occuper les doigts et développer l'adresse manuelle des enfants, tandis qu'ils sont assis à leur banc, on leur donne des bâtonnets en bois et de petites tiges courbes en acier ; avec ces éléments, ils doivent, sur les indications de la maîtresse, rapprocher les lignes essentielles d'un objet connu; une maison, un drapeau, une pomme, une prune, une fleur, etc. Cette représentation paraît bien sèche. On est en droit de se demander si elle intéresse l'enfant, en l'absence de l'objet lui-même. Ne faudrait-il pas tout au moins que la maîtresse se servît d'une image coloriée et traçât au tableau, d'une manière distincte, les trois ou quatre traits principaux qui déterminent la forme d'un objet et qui suffisent, à la rigueur, pour le rendre reconnaissable, les seuls que l'enfant puisse reproduire avec ses tiges ét ses petits bâtons ?
I On donne aussi aux enfants de petits cartons préparés, sur lesquels ils cousent de la laine de couleur, de manière à en faire des figures géométriques. Ils reproduisent ces figures au crayon, sur des cahiers. Ils ne se servent jamais de l'ardoise. Les Frôbeliens se refusent à en faire usage, sous prétexte qu'elle alourdit la main. Les élèves des jardins d'enfants n'apprennent pas du tout à écrire ni à lire, in leur enseigne bien plutôt à connaître les saisons et leurs particularités, les noms des mois, les jours de la semaine ; à compter jusqu'à 10; à remarquer les métiers, à comprendre l'usage des objets, à distinguer les plantes, les fleurs communes, etc., etc.
§ Les exercices les plus frappants pour le spectateur sont les jeux en commun. Ils sont accompagnés de chansons, dont les enfants chantent séparément ou en chœur les cou-
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LA. PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
plets et les refrains. Le premier exemple de ces chansons a été donné par les «Mutter-und Koselieder », de Frôbel. Il systématisait ainsi une indication qui lui était fournie par la nature même, car de tout temps les enfants ont chanté en faisant des rondes. Son idée des jeux n'était pas moins philosophique. Elle consiste à mettre sous la forme d'un petit drame enfantin les différentes professions de la société, les circonstances, les situations, les exercices divers qu'amène de jour en jour le train ordinaire de la vie. C'était encore recueillir un avertissement donné par les enfants, qu'il appelait lui-même ses maîtres. On sait, en effet, avec quelle passion ceux-ci, livrés à eux-mêmes^ « jouent » à reproduire les différents états et métiers des grandes personnes. J'ai vu ainsi les jeux du meunier, du cordonnier, du chasseur, du patineur, etc. Chacun d'eux est précédé d'une sorte d'introduction faiteparla maîtresse, eteUe y fait participer les enfants dans la mesure de son talent et de leurs connaissances. Les enfants sont réunis en cercle. Sur un signe, quelques-uns se détachent. Les uns, en formant un petit groupe bien serré, vont figurer la cuve où le meunier jette son grain. Quatre autres, se donnant la même main et tournant en rond les uns derrière les autres (un danseur appellerait justement cette figure le moulinet), représentent les ailes du moulin. Le meunier arrive, décharge ses sacs, en jette le contenu dans la cuve. Pendant ce temps, le cercle chante la chanson du meunier, imite le bruit du vent, le tic-tac du moulin, exécute certains mouvements du corps, des bras, des jambes, destinés à assurer et à développer tous ces petits membres. L'attention ne chôme pas. Le drame joué en commun exerce toutes les facultés physiques et morales de l'enfant d'une manière synthétique, comme il convient au début d'un enseignement. L'écueil de ces procédés, on le sent tout de suite, c'est de
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tomber dans le mécanisme. Le nombre de ces jeux n'est pas illimité. Le cercle étroit des connaissances de l'enfant le restreint même singulièrement. Quelque ingéniosité qu'aient pu avoir Frôbel et ses continuateurs, les directrices de jardins d'enfants sont condamnées à répéter bien souvent les mêmes exercices. On s'en aperçoit, si on ne borne pas son enquête à une visite. Bien des récits sont stéréotypés, bien des réponses prévues, bien des jeux sont des représentations qui ont eu depuis longtemps leur « centième », et ici, c'est au spectateur à le deviner. Dans ces conditions, est-on bien encore en face d'un jeu ? C'est une question et un reproche que des pédagogues allemands considérables, ennemis déclarés des méthodes de Frôbel, ne manquent pas d'adresser à ses partisans. Il appartenait sans doute à la nation qui porte au plus haut degré le sentiment de la collectivité, l'amour de la discipline et le désir d'avoir partout une organisation à respecter, il lui appartenait de systématiser ce qu'il y a de plus libre dans son essence, de plus spontané et de plus individuel dans sa création, le jeu de l'enfant. Mais l'enfant a des côtés par où il se prête à cette tentative et la provoque même. Se plaint-on que les récits, que les jeux se répètent ? L'enfant, jusqu'à un certain point, le veut ainsi. Il joue tous les jours au cheval, au soldat, la petite fille joue à la poupée et ne s'en fatigue pas. L'histoire que vous avez racontée vingt fois, votre petit auditoire la préférera à une nouvelle ; il la sait par cœur, il est d'autant plus ardent à l'entendre encore, et si vous vous écartez le moins du monde du texte habituel, aussitôt vous y serez rappelé et vous devrez redire exactement et seulement ce qu'on attend de vous. Sans doute il y a quelque gêne à voir, dans un jardin d'enfants, tous ces petits bras, toutes ces petites jambes, ces têtes exécuter, sur un ordre, des actions fictives et s'agiter avec en-
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LA PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NOBD
semble autour d'objets absents. Ces mouvements concertés, travaillant pour ainsi dire, à vide, sentent le dressage et appellent facilement le mot de « singeries ». Prenons-y garde pourtant. L'imagination des enfants est d'une activité merveilleuse et d'une puissance telle que ses fictions ont souvent bien plus de vie pour elle que la réalité n'en a pour nous. Tous les bébés que j'ai vus à ce régime, attestaient par leur mine qu'il n'avait rien de déprimant pour eux. Ils étaient propres, gais, réjouis, éveillés, pleins d'entrain, menaient grand bruit pendant leurs récréations et aimaient visiblement leurs institutrices. Les jardins d'enfants ont l'avantage d'une méthode conséquente dans toutes ses parties. On s'efforce de ne rien présenter aux élèves que leur âge tendre ne puisse concevoir. Cette règle est suivie dans les récits de la Bible qu'on leur fait. De l'avis d'hommes fort religieux, la même discrétion n'est pas toujours observée dans les garderies dont la conduite est confiée au zèle de certaines congrégations protestantes. Dans ces établissements ouverts à la toute jeune enfance, peut-être plus que partout ailleurs, la valeur de la classe dépend de la valeur de la maîtresse qui y est préposée. Une bonne institutrice peut atténuer considérablement les défauts du système de Frôbel en ce qu'il a de trop factice ; elle sait varier les occupations sans perdre de vue la méthode et s'intéresser à chacun sans négliger l'ensemble. Aussi la Société Frôbel, de Berlin, a-t-elle un cours normal pour former des institutrices de jardins d'enfants {Kinderg ârtnerinnen Seminar.)
i. Il m'arrivera souvent de traduire l'allemand Seminar par séminaire. Le mot indique simplement un cours et une conférence fermés, et, plus particulièrement, ceux qui ont pour but de préparer des maîtres dans une spécialité quelconque.
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Tel est le but formel du séminaire (1), dont voici l'organisation. Le cours dure un an. L'enseignement se donne l'àprèsmidi et comprend : i° 2 3° 4° Pédagogie (Méthode de l'enseignement élémentaire) ; Lectures pédagogiques ; Etude des formes mathématiques ; Sciences naturelles ;
5° Hygiène, Gymnastique ; 6° Chant; 1° Leçons d'essai ; 80 Occupations d'après la méthode Frôbel. Trois fois par semaine, le matin, les élèves se rendent dans les jardins d'enfants de Berlin, y prêtent leur assistance et en reçoivent ainsi les traditions pratiques. I Les élèves doivent avoir seize ans au moins. I L'examen d'entrée comprend : ; 1 — Une composition allemande. L'épreuve est fournie en lieu clos ; elle est éliminatoire. L'examen oral comprend : a) Allemand. — L'aspirante doit être familiarisée avec la vie et les ouvrages principaux des classiques ; elle doit pouvoir en expliquer le contenu et réciter par cœur quelques poésies intelligiblement, correctement et clairement. Elle doit connaître les principes de la grammaire et être en état de faire couramment unrécit simple dansunelangue convenable. b) Histoire. — Connaissance de l'histoire d'Allemagne et connaissances sur les faits principaux de l'histoire universelle. c) Géographie. — Connaissance détaillée de la patrie allemande, connaissance générale du reste de l'Europe et des traits les plus importants des autres parties de la terre. d) Calcul. — Connaissance solide des fractions, habileté 'dans la solution des règles de trois, d'intérêt, etc.
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e) Chant. — La gamme et quelques chants au choix. Le cours n'est pas gratuit. Les candidates doivent verser 5 marcs pour subir l'examen et, devenues élèves, elles payent 27 marcs par an. A la fin du cours, elles reçoivent de leurs professeurs un brevet de capacité qui porte la mention Très bien, Bien, ou Passable. Tel qu'il est, ce petit programme reproduit quelques particularités qui sont distinctives de l'éducation allemande à ses différents degrés. Les élèves doivent payer d'une somme, si modique qu'elle soit, le cours dont elles attendent les bénéfices. Le plan d'études porte en première ligne la pédagogie et constitue une préparation directe et professionnelle à l'enseignement. Il met au centre de toutes les connaissances celles qui se rapportent à la « patrie allemande ». 11 n'a garde d'oublier la gymnastique ni le chant. Surtout il exige la capacité de s'exprimer dans une forme correcte et par des phrases complètes et achevées, au point de vue grammatical. Ce sont là des traits que nous retrouverons presque partout, réunis ou séparés, dans la suite de cette étude. J'ai assisté à deux leçons de pédagogie, faites aux élèves par M. Reinecke, inspecteur primaire à Berlin. Ces leçons ont porté sur la distinction del'âme et du corps, les rapports élémentaires du cerveau et de lapensée, et les raisons qu'on a de considérer la pensée comme indépendante, jusqu'à un certain point, de ses organes, par suite, de traiter l'esprit comme une substance en soi. Puis on a abordé successivement l'attention volontaire et involontaire : — comment naît l'attention ? — comment se soutient-elle ? — quelle espèce d'attention peut-on demander à l'enfant ? — quels rapports l'attention a-t-elle avec l'intuition?—pourquoi celle-ci estelle nécessaire ? — comment provoque-t-eUe l'intérêt? — et que l'intérêt des enfants s'attache surtout aux choses qui ne
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li
leur sont ni tout à fait connues, ni tout à fait inconnues, etc., etc. La méthode est toute socratique. Le professeur interroge d'abord les élèves sur les matières de la dernière leçon, puis il aborde les matières nouvelles par le progrès naturel de ses questions mêmes, si bien que le passage d'une leçon à l'autre est presque insensible. Il s'efforce de tirer tout du fonds même de ses élèves. Cette méthode est ici d'autant plus à sa place, qu'il ne s'agit pas d'enseigner aux jeunes filles des mystères, mais simplement de leur faire voir clair dans ce qu'elles savent parfaitement en matière de psychologie usuelle. C'est seulement à la fin de la leçon que les élèves peuvent se permettre d'ouvrir leurs cahiers et que le professeur rédige, en collaboration avec elles, un court sommaire des sujets qui ont été traités. Une autre partie du temps a été consacrée àl'histoire de la pédagogie. On .a parlé de la vie et des travaux de Pestalozzi. Son livre « Comment Gertrude élève ses enfants* a été l'objet de récits et de quelques considérations. L'initiative de la Société Frôbel est assurément excellente ; on ne peut que louer la hardiesse et le succès d'une entreprise privée de cette nature, rendant les plus utiles services sinon à l'Etat, du moins à la société et à ses propres pupilles. Celles-ci sortent ordinairement de l'école primaire, plus rarement d'écoles supérieures ; bon nombre d'entre elles ne se destinent pas à diriger des jardins d'enfants, mais entrent dans des familles où elles sont convenablement rétribuées et où leur titre est une garantie pour elles, aussi bien que pour les parents. La méthode enseignée par la Société Frôbel est strictement celle du maître, patron de l'œuvre. La pédagogie de nos écoles maternelles ne saurait ignorer ces ingénieux préceptes, mais elle n'est pas tenue de s'y asservir. Quant à notre littérature nationale, elle offrira à
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LA PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
cette pédagogie des documents d'une extrême valeur. Qui pourrait oublier, par exemple, après l'avoir lue une fois, la première partie des Mémoires où George Sand raconte son enfance ? C'est véritablement la psychologie du premier âge ranimée et ressuscitée dans notre souvenir. On évitera aussi avec avantage une certaine sensiblerie dont la méthode Frôbel n'est pas toujours exempte, qui est -impliquée déjà dans le nom des « jardins d'enfants », et que les Allemands sont sujets à prendre pour de la sensibilité.
�CHAPITRE II
ECOLE PRIMAIRE (Volkschule)
Matériel obligatoire. Aspect de l'école.
— Types
divers d'organisation scolaire. —
ê
Chaque école de Prusse doit posséder, à titre de matériel d'enseignement : 1° Un exemplaire par élève de chaque livre d'enseignement introduit dans l'école ; 2° Un globe ; 3° Une carte murale de la province ; 4° Une carte murale de l'Allemagne ; . 5° Une carte murale de la Palestine ; 6° Quelques plans figuratifs pour la description de la terre ; 7o Des lettres d'alphabet en bois ou en carton et faciles à distinguer de loin, pour les premières leçons de lecture ; 8° Un violon ; 9° Des règles et des compas ; 10° Une machine à compter. A quoi il s'ajoute encore, dans les écoles évangéliques : 11° Une bible ;
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LA. PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
12° Un exemplaire du livre de cantiques en usage dans la commune.
Ce matériel doit être étendu et complété, dès que l'école a quelque importance et surtout si elle est divisée en plusieurs classes (1). Les communes sont tenues d'y pourvoir (2) ; les dépenses qui résultent de ce chef font partie des dépenses obligatoires pour l'entretien de l'école (3). L'écolier doit posséder : A — en fait de livres : 1° L'alphabet et le livre de lecture de l'école ; 2° Un livret pour l'enseignement du calcul ; 3° Un livret de chansons (paroles et musique) (4) ; En outre, les livres spéciaux introduits pour l'enseignement religieux. B — Une ardoise avec son crayon, une éponge, une règle et un compas. C — En fait de cahiers, au moins : 1° Un cahier de brouillons ; 2° Un cahier de calligraphie ; 3° Un cahier pour l'orthographe et les exercices de style ■dans les divisions supérieures ; 4° Un cahier de dessin. Dans les écoles à plusieurs classes, l'Administration exige qu'on fournisse aux élèves de petits manuels pour renseignement des choses ou réal (Realien (5), un livre de
1. Dispositions générales relatives aux écoles primaires, préparatoires et normales primaires {Volkschul-Prdparanden-undSeminarwesen) du 15 octobre 1872. Ce document demeure la base de l'enseignement primaire en Prusse jusqu'à ce jour. 2. Circulaire du 24'fév. 1874. 3. Circulaire du 21 fév. 1873. 4. Circulaire du 22 avril 1874. 5. Realien. — On désigne sous ce nom les branches d'enseignement qu'on oppose à l'enseignement philologique et technique, soit la géographie, l'histoire naturelle et l'histoire. On restreint même l'emploi
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lectures graduées en plusieurs volumes, chaque volume correspondant à un degré d'instruction, et un atlas usuel. Les élèves ont à tenir des cahiers spéciaux répondant à chacun de ces objets d'enseignement. I. Les organisations normales de l'école primaire sont : l'école primaire à plusieurs classes, l'école à deux maîtres et l'école avec un seul maître, laquelle peut être ou l'école primaire à une classe ou l'école de demi-journée. L'école ambulante n'est point considérée comme une organisation scolaire normale et l'administration prussienne semble avoir peu de goût pour elle (1). II. Dans l'école primaire à classe unique, les enfants que • leur âge astreint à visiter l'école reçoivent l'enseignement en même temps et dans le même local. Leur nombre ne doit pas dépasser quatre-vingts (2). III. Quand le nombre des enfants dépasse quatre-vingts, que la salle n'est pas suffisante même pour un nombre moindre ou que les ressources ne permettent pas d'établir un second instituteur ; ou encore, quand d'autres circonstances paraissent en impliquer la nécessité, une école de demide cette dénomination aux deux premières branche s, parce que en histoire, il ne s'agit pas de choses (res), mais de faits. En revanche, il arrive qu'on l'étende aux mathématiques, soit qu'on ne songe qu'a opposer aux autres l'enseignement réal, dont elles font nécessairement partie, soit qu'on les considère comme la condition indispensable de toute culture dans le domaine professionnel ou dans celui des sciences naturelles. Jadis on appelait Realien, dans l'enseignement primaire, les connaissances d'utilité commune (Gemeitinùtzigen). Voy. Sander. Lex. d. Padag. art. Realien. — Le mot réal tient une grande place dans la pédagogie allemande et sa signification se précisera de plus en plus par la suite de cette étude. 1. Lettre ministérielle du 9 juillet 1873. 2. Quand le nombre des enfants dépasse 120, il y a lieu de constituer 3 classes (Lettre minist. du 24 déc. 1872). Avec 120 à 200 élèves, l'école doit avoir au minimum 2 instituteurs ; avec 200 à 300 élèves, trois instituteurs (Lettre minist. du 5 mai 1873).
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journée peut être établie avec l'assentiment du conseil de régence (Regierung (1), et la somme de ses heures de classe est fixée à 32. IV. Quand l'école possède deux instituteurs (2), l'enseignement est donné dans deux classes séparées. Lorsque, dans une telle école, le nombre des enfants dépasse 120, il convient d'organiser l'école avec trois classes. La troisième classe reçoit 12 heures de leçon, la seconde classe 24 heures, la première classe 28 heures, par semaine. V. Dans les écoles à trois et à plusieurs classes, autant qu'elles ne tombent pas sous l'application du paragraphe précédent, les enfants du cours inférieur reçoivent 32 heures de leçon, par semaine ; ceux du cours moyen, 28 heures ; ceux du cours supérieur 30 à 32 heures. VI. Dans les écoles à plusieurs classes, il est désirable de séparer les sexes dans les classes supérieures. Là où il n'y a que deux instituteurs, il faut préférer l'organisation de deux ou de trois classes superposées à celle de deux écoles primaires à une seule classe, consacrée chacune à un sexe (3). Pour bien comprendre ces prescriptions, dont l'élucidation a nécessité plusieurs circulaires du ministre, il faut se pénétrer du sens du mot classe. Il signifie la collectivité des enfants réunis en même temps dans une même pièce pour y recevoir l'enseignement, ces enfants fussent-ils, d'ailleurs, séparés en plusieurs divisions ou cours. Toute école primaire, n'eût-elle qu'une classe, a, au moins, trois divisions, qui répondent aux différents âges et aux
1. Conseil de district préposé aux affaires de l'enseignement primaire. 2. Dans ce cas, il y a un instituteur principal (Instruction de la régence de Diisseldorf, du 3 janv. 1874, adoptée par le ministère). 3. Tout ceci est emprunté aux Dispositions générales du 15 oct. 1872.
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n
différents degrés d'avancement des élèves (1). C'est le cas ordinaire des écoles de village ; et l'école de demi-journée n'est que le dédoublement ou la répétition de cette forme, la plus simple de toutes. Voici comment les heures de leçon se répartissent entre les trois divisions dans les écoles primaires qui n'ont qu'une classe :
inférieur Cours moyen supérieur
Religion Allemand Calcul ï Géométrie ) Dessin Connaissances réaies Chant Gymnastique ) (Travaux à la main) ]
4 11 4
5 10
L
5 8
C
0
1
1
6 2 2
2 6 2
g
20 30 30 Mais dès que l'Administration peut séparer matériellement les trois divisions et en faire autant de classes réellement distinctes, elle tend vers ce but. Même si l'école n'a que deux salles et deux instituteurs, on forme les trois classes (voy. parag. V). Pour cela, on divise les enfants en trois groupes et on s'arrange de manière à ce qu'il n'y ait jamais que deux de ces groupes à la fois dans l'école, un dans chacune des salles. Alors chaque groupe forme une classe (2). On aime mieux procéder
1. Disp. gén. du 15 oct. 1872.
2. Cette organisation est assez compliquée. En effet, il ne peut y
avoir que deux groupes à la fois dans l'école, et quand le troisième entre, il faut que l'un des deux premiers sorte. Un groupe chasse l'autre. L'administration a été obligée de publier un plan d'études modèle pour ce cas difficile. (V. Schneider. Volkschulwesen und Lehrer-
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LA. PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
à ce classement intellectuel qu'à la séparation des sexes (voy. parag. VI). Si chacune des trois classes, formant comme un cours spécial, peut recevoir un instituteur distinct, cette organisation est considérée par l'administration comme une des
bildung in Preussen. Berlin, chez Wiegandt etGrieben. 1775 p. 15). Il résulte de ce plan que la première classe, celle des enfants les plus âgés,, a 28 heures de leçon par semaine, la seconde 24 heures, latroi-
PLAN D'ÉTUDES POUR UNE ÉCOLE A TROIS CLASMV
HEURES LUNDI MARDI MERCREDI
S-9
I classe.—Hist.sainte ILecture et langue. II — -11 —
IReligion. II —
1 11
9-10
ILecture et copie. II —
I Écriture. II —
I Dessin et thé des formes. II Dessin.
]
I]
10-11
I Calcul. II —
I Calcul. II —
IEcriture libre | voir). jjjUIist. sainte 1[2. ^Lect. et écrit. 1[
1 I)
11-12
Il-Iistoire de la patrie II —
I Géographie. II Chant.
1 Chant. 111 Lect. et écrit.
1 I
2-3
II Géographie (physiIPhysique. que); , (Histoive saintel]2 h. (Hist. sainte ou caTTT 1J 1 - jLect. et écrit. 1[2 li. III téch. It2 h. (Lect. et écrit. 1[2 h. I Gymnastique (travaux de filles). ÇLect. et écrit. Ii2 h. TTT lu jCalcul Ij2 h. II Gymn. (travaux de filles. TTT(Lect. et écrit. Ii2 h. m jCalcul 1[2 h.
I Congé. II
3-4
Congé.
II
En été, l'enseignement peut commencer à 7 heures.
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deux formes typiques les plus convenables que puisse prendre l'école (1). Aussi, là où se trouvent plusieurs écoles à une seule classe, faut-il tendre à les réunir sous la forme d'une école à plusieurs classes (2).
sième 12 heures. Je reproduis ce document, parce qu'en dehors du cas singulier auquel il a trait, il peut servir d'exemple d'un tableau de travail dans une école allemande. 1. Circulaire du 29 nov. 1873. 2. Disp. gén. du 15 oct. 1872.
AVEC DEUX SALLES ET DEUX INSTITUTEURS
JEUDI
VENDREDI
I Dictée (poésies, écritures d'affaires, etc.) IIDictée (orthographe).
SAMEDI
lHist. sainte,
r
—
I Géométrie. II Écriture libre (devoir).
I
Lecture et copie. tion de poésies, etc.
IILecture et mémorisa-
I
II
Ecriture. —
I Dessin.
11 Religion
(évangile, chant, prière).
I Calcul. II Calcul.
T Calcul. II —
I Chant. III Lecture et écriture.
I Histoire. II Géographie.
I Géographie. II Chant.
I Religion (évangile, catéchisme). (Lect. et écrit. 1/2 h. TrT 11 |Catéchisme,Chantl/2h.
II Hist. naturelle. III j
[
I Hist. \Religion, chant, ifjVHLSt. n aturelle. h. sainte 1|2 prière lj2 h. (Lect. et écrit. 1[2 h. (Lect. et écrit. 1(2 h.
Congé.
I Gymn. (trav. de filles) 11 Gymn. (trav. de filles). III Lect. et écrit. L2 h. 1TT$Lect. et écrit. I[2 h. 111 Calcul IT2 h. j Calcul lt2 h.
Congé.
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LA. PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
Voici comment les heures de leçon se répartissent dans ce cas : École à plusieurs classes : inférieur Religion Allemand Calcul Géométrie Dessin Connaissances réaies Chant Gymnastique | (Travaux à la main) ) 4 11 4 Cours moyen 4 8 4 2 6 2 ■ 2 28 supérieur 4 8 4 2 2 6 (8) 2 2 30 (32)
1 2 22
Quand l'école a quatre classes, deux forment le cours moyen, et quand il y a six classes, chaque cours comprend deux classes (1}. Cette dernière organisation en six classes est, aux yeux de l'Administration, la meilleure de toutes et elle constitue la forme ordinaire de l'école dans les grandes villes. Les classes supérieures travaillent alors d'après le programme de l'école moyenne (Mittelschule) (2). Dans ce cas, le nombre des enfants permet ordinairement de donner à chaque sexe une école complète, et la juxtaposition des deux écoles forme ce que nous appelons le groupe scolaire, avec ses directeurs. Ces dispositions administratives laissent soupçonner d'avance les différences d'aspect que les bâtiments scolaires 1. Disp. gén. du 15 oct. 1872. 2. Circulaire du 29 nov. 1873
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présentent en Allemagne comme ailleurs, depuis le magnifique groupe scolaire de Berlin, avec ses mille élèves, jusqu'à la modeste école de campagne où deux séries de quatrevingts enfants, et. plus, viennent se presser tour à tour, dans la même journée, devant le même instituteur (1). Les groupes scolaires de Berlin sont généralement bâtis en briques, comme bon nombre des édifices de ce pays, où lapierreestrare, et ils ont ordinairement jusqu'à trois étages. Les architectes savent tirer un bon parti décoratif des matériaux dont ils disposent. A l'intérieur, les escaliers sont en pierre, ce qui est important en cas d'incendie. Dans la salle de classe, les règlements administratifs prescrivent d'attribuer à chaque enfant une surface de 0,60 centimètres carrés au moins (2). Il est permis de penser que, dans bien des écoles de village, cette prescription demeure un vœu pieux. Le mobilier est simple. Les bancs sont appropriés à la taille des enfants et comportent plusieurs places ; ils ne laissent de passage libre qu'au milieu de la classe et le long des murs. L'éclairage est aménagé de manière à venir de la gauche de l'écolier. Les murs sont nus. Aucun ornement, pas même d'emblème religieux ; rarement de carte à demeure fixe ; un simple tableau noir. On ne veut pas que l'attention de l'élève soit distraite par aucun objet étranger à la leçon. Pendant cette leçon même, la carte, l'image, l'objet dont le maître prend texte, est spécialement exposé aux regards des enfants ; il est immédiatement soustrait à leur vue, dès la leçon finie.
1. Voy. un plan de bâtiment scolaire modèle dans Kahle — Grundzûge der evangelischen Volkschulerzichung, Breslau, 1882, lre partie, p. 286. 2. Disp. gén. du 15 oct. 1872 et ordonnance de la régence de Potsdam du 9 déc. 1872.
�CHAPITRE III
ECOLE PRIMAIRE
(suite)
La religion. — L'écriture et la lecture. — L'enseignement intuitif ou par l'aspect et l'enseignement de la langue et delà grammaire. — L'histoire et la culture du patriotisme. — La géographie : doctrine officielle sur les frontières naturelles de la France; les atlas.
Les enfants en Prusse doivent fréquenter l'école de six à douze ou quatorze ans, à moins que leurs parents ne prouvent qu'ils les font instruire chez eux. L'enseignement primaire est gratuit, d'après la constitution du 31 janvier 1850. Toutefois cette disposition n'est jamais entrée en vigueur, faute d'une loi qui en déterminât l'application. Beaucoup de communes exigent une modique rétribution scolaire (1) ; mais la commission des écoles accorde très libéralement la gratuité aux familles nécessiteuses. La première des difficultés que rencontre l'école publique, c'est la différence de religion de ses élèves. L'enseignement, en effet, n'est pas laïque, en ce sens que le premier article de son programme est justement la religion. Le plupart du temps, l'école est même confessionnelle. Quand chaque confession peut avoir son école, la difficulté s'évanouit. Cependant le droit prussien prescrit que l'entrée d'aucune 1. C'est aussi le cas dans lerestede l'Allemagne. Voy. Sander, Lexiconder Pâdag. art. Sehule.
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école publique ne peut être refusée à un enfant à cause de sa confession religieuse (1) ; et ailleurs (partie 2, titre 12, § 11), il ordonne que les enfants ne peuvent être contraints, malgré le désir de leurs parents, d'assister à l'enseignement religieux spécial que donne une école (2). La conséquence naturelle de ces lois, c'est l'organisation d'une école commune où les enfants reçoivent séparément l'instruction religieuse de leur confession respective, à des heures désignées pour cela. C'est cette école qu'on appelle simultanSchule, ou officiellement paritatische Schule, expression qui ne se laisse que fort mal traduire par École égalitaire, car il ne s'agit que de l'égalité où y sont placées, vis-à-visles unes des autres, les différentes confessions religieuses, évangélique, catholique et juive. L'école paritétique (je hasarde cette traduction barbare) a fait quelques progrès sous le ministère de M. Falk, mais elle a été attaquée avec une égale passion par tous les partis religieux ; sortant presque de rien, elle n'a pas conquis une place bien étendue ; eUe lutte malaisément pour l'existence, bien qu'elle garde, si je ne me trompe, les secrètes préférences des pédagogues libéraux et puisse espérer, à cause de cela, de retrouver son jour. Dans l'immense majorité des cas, l'école est confessionnelle; mais là même, il arrive que l'enseignement religieux est donné de telle façon que les enfants de la confession qui est en minorité, peuvent y assister; c'est une solution délicate, et non très rare ; eUe se laisse moins appliquer au dogme qu'à la partie historique de l'enseignement. Qu'on le remarque d'ailleurs, il ne' peut jamais être question, comme chez nous, d'absence d'enseignement religieux à l'école ; il fait partie du programme obligatoire. Toute la 1. Voy.
ri.
Sander, Lexic. der Pcidag. art. Paritatische Schule. Ibid., art. Religionsunterricht.
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LA PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
question est de savoir comment il sera donné ; mais il doit toujours être donné (1). Il m'a semblé que la leçon commence et se termine souvent par une prière, mais que l'usage n'en est pas constant. Les dispositions générales du 15 octobre 1872 assignent pour but à l'enseignement religieux de l'école évangélique d'ouvrir à l'élève l'intelligence des livres saints, de le mettre en état de les lire lui-même et de prendre une part active à la vie religieuse et au service divin de la paroisse. L'enseignement religieux a pour chapitres spéciaux : L'histoire sainte ; La lecture de la Bible ; Les péricopes ; Le catéchisme ; Les cantiques ; Les prières. L'instituteur enseigne l'histoire sainte et la Bible par des méthodes qui n'ont rien de spécial. Il raconte les épisodes qu'il veut porter à la connaissance de ses élèves. Ce récit est fait avec lenteur et une extrême précision ; il est présenté par fragments, de manière à ne pas trop demander d'un seul coup à la mémoire des auditeurs. Les élèves interrogés doivent répondre en reproduisant presque mot à mot les paroles qu'ils viennent d'entendre. Les péricopes sont les passages des épîtres ou évangiles qui doivent être lus, le dimanche suivant, à l'église. L'instituteur doit les lire
1. L'école paritaire est également répandue dans les autres Etats de l'Allemagne, sans que le souci de l'enseignement religieux y soit moindre. Ainsi, en Saxe, « les enfants des dissidents qui n'appartiennent à aucune communauté religieuse, doivent prendre part à l'enseignement religieux d'une confession reconnue et légale. » Les parents n'ont que le droit de choisir une confession pour leurs enfants, non de les répudier toutes. (Loi scolaire du royaume de Saxe, du 20 avril 1873. Instruction^ 14, alinéa 4.)
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d'avance aux enfants et les leur expliquer, mais il ne les fait pas apprendre par cœur. Cette restriction abolit la disposition contraire des célèbres règlements du ministre von Raumer, règlements publiés en 1854, sous l'empire de la réaction religieuse. Dans l'enseignement du catéchisme, il est également recommandé de ne pas surcharger lamémoire. Même prescription en ce qui concerne les cantiques, dont il ne doit pas être 'appris plus de 20 ; même prescription de mesure par rapport aux prières de l'Eglise et aux textes liturgiques, que les enfants n'ont pas à apprendre par cœur. La répétition de cet avertissement nous annonce que nous touchons à l'une des questions les plus chaudement controversées de l'instruction primaire. L'enseignement religieux eût volontiers gardé la part que lui avait faite M. de Raumer, et M. Falk a dû insister vivement en sens contraire dans un programme qui met, d'ailleurs, la religion en première ligne. Je crois pouvoir affirmer que la pratique est sur ce point assez différente dans les villes et à la campagne. Les écoles des villes, avec leurs inspecteurs spéciaux, sont animées d'un esprit plus laïque. A la campagne, le pasteur oulecuré du village est resté enfait jusqu'àce jour l'inspecteur de l'école (1) et l'on ne peut attendre de lui, ni que son oreille soit bien blessée par les sons du vingt et unième cantique, ni qu'il surveille d'un œil fort sévère les entreprises des péricopes sur lamémoire des élèves. Le choix de la méthode pour l'enseignement de l'écriture et de la lecture est laissé à l'école normale primaire de chaque district; une seule méthode est expressément défendue, celle d'épellation. Dans l'école de village, où la classe 1. Ortschul inspector. Voy. cet article dans Sander,
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gogik.
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a plusieurs divisions, le maître appelle les plus grands au tableau noir et il leur fait écrire les mots que doivent lire et imiter les plus petits. Ceux-ci les crayonnent sur leur ardoise. J'ai dit que lesFrôbeliens ne voulaient pas se servir de l'ardoise et lui reprochaient d'alourdir la main des enfants. J'aurais une autre objection à lui faire. Pour effacer ce qu'ils ont écrit, les enfants crachent sur l'ardoise et en barbouillent ensuite toute la surface avec leur petite éponge. Le pis est que maintes fois ils portent directement à leur bouche cette éponge constamment imbibée de salive et chargée d'impuretés. Il est étonnant qu'une pareille pratique ne soit pas dangereuse ; l'habitude de cracher, et surtout de cracher sur un objet sous prétexte de le nettoyer, celle de porter à sa bouche un objet avec lequel on en essuie un autre, constituent, dans tous les cas, de déplorables infractions à la propreté. Pour remplacer l'ardoise, j'ai vu, dans les expositions de matériel scolaire, des tablettes composées avec cette sorte de substance blanche dont on fait, chez nous, des presse-papiers mémentos (Kunststein, weisse Steinschreibtafel). On peut y écrire au crayon. Mais pour bien effacer, un peu d'humidité est toujours nécessaire; et comment empêcher que l'enfant, ici encore, n'ait recours à la salive? La crainte de ces inconvénients me paraît plus fondée que celle de voir la main des enfants contracter et garder trop de lourdeur. Les divisions supérieures de l'école fournissent en effet, des cahiers d'une écriture aussi belle, aussi convenable, aussi légèrè qu'on peut le demander. La tâche d'apprendre à lire et à écrire est allongée pour les petits Allemands par ce fait, qu'après s être rendus maîtres des lettres gothiques, il leur faut passer aux lettres latines. Celles-ci gagnent du terrain en Allemagne, mais celles-là ont encore le premier rang et elles font une résistance dont on a toutes les raisons du monde de s'étonner.
�• Dès ce premier degré d'enseignement, le maître a souvent employé l'image pour intéresser ses élèves à un mot dont il voulait leur faire connaître et écrire les lettres. Il leur a mis également dans les mains un abécédaire. Désormais, ces deux aides de l'intelligence, l'image et le livre, vont accompagner l'enfant de degré en degré et se prêter jusqu'à la fin un mutuel appui. D'une part, il est de principe que l'enseignement doit être intuitif; d'autre part, il est prescrit que le livre de lecture est à la base de tout l'enseignement « en allemand » (1) ; et, en fait, chacun des enseignements du programme s'appuie sur quelque manuel bien fait. La méthode intuitive est bien connue et sa cause n'est plus à plaider. Les Allemands donnent à cette expression un sens large. Ils distinguent l'intuition immédiate et médiate. L'observation d'une image ou d'une carte, bien qu'elle passe pour une intuition immédiate, demande déjà à n'être pas confondue avec la contemplation de la chose même et en provoque seulement une idée représentative. Mais le récit, à la rigueur, en fait autant, et bien qu'il ne s'adresse pas aux yeux, ne disons-nous pas qu'il décrit, qu'il dépeint les choses ouïes événements, qu'il en est une peinture? Il peut donc à bon droit passer pour un objet d'intuition et pour un moyen d'intuition médiate. Son véritable domaine est l'histoire ; mais il intervient encore à chaque instant dans le reste de ce domaine que les Allemands appellent réal: géographie, histoire natureUe, physique; matières où il n'est pas toujours facile de se mettre en rapports directs avec l'objet, ni même avec l'image. Le procédé d'intuition le plus ordinaire est l'image. Je ne parle pas de celles qui sont dans les livres, mais de celles 1. Disp. gén. du 15 oct. 1S72.
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qui peuvent se déployer devant tous les enfants à la fois et qui servent de texte à une leçon générale. Elles sont toujours coloriées. On en distingue deux sortes : celles qui représentent un seul objet : un cheval, un âne, un lion, une girafe, un nid, une maison, etc., et celles qui représentent une scène familière : le cheval est attelé ; l'âne porte les sacs au moulin ; le nid est découvert par un petit garçon et on peut se demander quelle sera la suite de ce drame enfantin ; un soldat rentre à la maison et est accueilli par toute sa famille; ou bien nous sommes en face d'un paysage d'hiver, les grandes personnes patinent, les enfants construisent un homme de neige, etc., etc. Celles de la seconde espèce viennent de Suisse, ou du moins la pédagogie de ce pays les a plus spécialement adoptées et propagées. Les enfants aiment les images et ils veulent qu'on leur raconte une histoire à propos de l'image qu'on leur montre. Voilà par où se jus tifie pleinement ce procédé pédagogique. Toutefois il perdrait tout mérite et présenterait de graves inconvénients, s'il amenait avec lui l'ambition de familiariser les petits enfants avec le menu détail de toutes choses, avec les termes techniques et extraordinaires, avec des objets situés absolument en dehors de la sphère des connaissances, du langage et delà conversation du peuple. Sans doute, lorsqu'il faut en venir à aborder de tels objets, en physique ou en histoire naturelle par exemple, l'image vient utilement au secours du maître. Mais elle n'est alors qu'une auxiliaire etne passe sous les yeux delà classe que pendant le temps nécessaire pour illustrer le texte de la leçon. Ici au contraire, nous parlons de l'image qui doit être le texte même do la leçon, qui doit par suite rester assez longtemps sous les yeux des élèves et qui est destinée à être observée par eux en détail. Une telle image ne peut représenter qu'un objet ou une scène connue. On ne peut analyser que les
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choses dont on a déjà une idée générale. De là, il résulte que ce procédé n'est convenable qu'avec les petits enfants, car il n'y aurait guère de profit à tenir longtemps les plus grands devant l'image d'un cheval, à moins d'en prendre occasion pour faire un cours qui déborderait singulièrement le cadre de la petite toile exposée. Et si les petits enfants seuls doivent être traités par cette méthode, elle doit se tracer des bornes modestes. Elle doit se proposer bien plutôt d'affermir lés connaissances empiriques de l'élève que de les étendre prématurément; elle doit préciser l'observation plutôt qu'en élargir le champ, elle doit concentrer les efforts de l'attention plutôt que de les disperser. En un mot, elle doit donner à l'enfant, non pas l'occasion d'apprendre ce qu'il ne sait pas, mais bien de se répéter à lui-même ce qu'il sait déjà et d'eu acquérir par là une connaissance distincte, exacte, correcte. Nous aboutissons ainsi à cette conclusion, qu'on n'aurait pas attendue d'abord, et qui est celle des pédagogues allemands les plus sages: c'est que l'intuition de l'image doit se tourner en exercice de langage pour les petits enfants et jrentre dans les procédés d'enseignement de l'allemand. Le [maître déploie devant la classe l'image d'un cheval; il en nomme .et il en décrit les différentes parties : la tête, les oreilles, le toupet, les yeux, les salières, le chanfrein, les naseaux, la bouche, les dents, le cou, la crinière, le garrot, Ile dos, les flancs, la croupe, la queue, les jambes, les patuI rons, les sabots, etc., etc. Il rappelle les différents usages du j cheval, il en énumère les services et dit les soins qu'on lui 1 donne. Il s'exprime toujours dans un langage parfaitement simple et parfaitement clair. Il interroge ensuite ses petits élèves et les questions sont posées de teUe façon que, la plupart du temps, l'enfant n'a qu'à reprendre la phrase du maître sous une forme directe pour en faire sa réponse. Les 2.
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simples « oui » et « non » sont considérés comme insuffisants et ne sont pas acceptés comme monnaie ayant cours ; toute phrase incomplète, incorrecte, boiteuse est traitée impitoyablement et remise sur ses pieds. Cet exercice n'est inutile dans aucune langue, le peuple et les enfants ayant partout des expressions vicieuses et des défauts de prononciation ; il est fort utile dans une langue aussi compliquée que l'allemand, souvent si mal fixée, si riche en mots et si chargée de grammaire. Le peuple de Berlin ne distingue pas du tout le datif de l'accusatif ; il faut faire sentir aux enfants cette différence de cas qui entraîne des différences de formes. J'ai remarqué partout que les petits Allemands pèchent à chaque instant contre les déclinaisons et les genres, et font des fautes sensibles même à un étranger. C'est seulement lorsqu'ils ont appris à parler plus correctement et à distinguer par la voix les principales parties du discours, qu'on aborde par do petits exercices oraux les éléments de la grammaire. On leur enseigne à reconnaître le sujet, le verbe, le régime, l'attribut, etc., en traitant une phrase, celle-ci par exemple : « le père est bon et aime son fils », par les questions: qui est-ce qui est bon? qu'est-ce que fait le père ? qui aime-t-il? etc., etc., et c'est en partant de ces débuts modestes, empiriques, mais pratiques, oraux, intuitifs, qu'on procède méthodiquement à l'enseignement complet de la grammaire. J'ai vu encore, dans les expositions de matériel d'enseignement, de grandes gravures non coloriées, des séries de dessins passables, au trait, représentant les épisodes dont le maître est appelé, un jour ou l'autre, à entretenir ses élèves (1) ; mais je ne les ai pas rencontrées dans les écoles,
1. Ils étaient publiés chez Meinhold, k Dresde, et exposés, en 1883, dans la LehrmiLtelausstellung de cette même ville.
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Pour la leçon dont je viens de parler plus haut, l'image coloriée est seule convenable. Ces dessins se prêtaient plutôt par leur nombre à accompagner un enseignement historique. Ils avaient pour but de retracer les principaux événements de l'histoire sainte et de l'histoire d'Allemagne. Ils constituent ainsi une sorte d'illustration sans texte à l'enseignement du maître,une sorte de gravure de livre agrandie dans un ouvrage où la parole du maître joue le rôle de livre. L'enseignement de l'histoire est considéré comme appartenant tout entier au domaine réal et relevant de la méthode d'intuition médiate. C'est dire qu'à l'école, plus que partout ailleurs, les hautes considérations politiques, économiques, diplomatiques seraient hors de propos ; la philosophie de l'histoire n'a rien à faire ici. On n'a pas même l'ambition, dans l'instruction primaire, de présenter aux enfants un récit suivi des événements historiques. On n'y dépasse guère la biographie. « On donne quelques biographies détachées de l'histoire ancienne du Brandebourg (1) » ; et quelles sont celles que l'on choisit? Essaye-t-on d'apprendre à l'enfant la vie de quelques princes inconnus et d'étendre ainsi son savoir? Tout au contraire, on choisit les souvenirs qui sont véritablement vivants dans le peuple, comme Charlemagne, Barberousse, Luther (2). « A partir de la guerre de Trente ans et du gouvernement des grands électeurs, la série des biographies doit être ininterrompue », eL de nouveau on insiste sur les personnages les plus connus, le vieux Fritz (le grand Frédéric), la reine Louise, Blùcher (3j. « On y rat1. Disp. gén. du 15 oct. 1872. 2. Kahle-Grundziïge der evangelischen Volkschulerzichung. Deuxième partie, p. 131.«Los anecdotes et les légendes sont ici parfaitement à leur place. » 3. Disp. gén. du 15 oct. 1872
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tache,autant que l'intelligence de l'enfant en est susceptible, des tableaux historiques de la civilisation. » « Les dictées, l'apprentissage mécanique des dates, des généalogies de souverains, etc., » sont défendus (1). Les uns veulent qu'on donne aux enfants des livres d'histoire, les autres seulement de brefs manuels, qui ne leur servent que de mémentos ou de fils conducteurs (Leitfàden) (2). Mais «le point essentiel de l'enseignement, c'est l'exposition orale du maître (3) ». Tout au plus, peut-il se permettre de faire écrire par ses élèves, pendant qu'il parle, les dates et les noms (4). Le maître ou le directeur de l'école dispose généralement le programme historique en cercles concentriques, afin de pouvoir tantôt aller du plus proche au plus éloigné, tantôt suivre l'ordre chronologique (5). L'instituteur raconte avec la précision lente et forte qui lui est habituelle et s'efforce de diviser sa matière, autant que possible, en tableaux courts et frappants. C'est le récit d'une bataille sous une forme presque anecdotique, ou un trait de la vie d'un prince, ou l'exposition succincte des résultats matériels, territoriaux, d'un traité. Après quoi, les élèves interrogés sur le même thème, répondent par les phrases mêmes qu'ils viennent d'entendre ; et si c'est dans une école à plusieurs divisions, les plus grands répondent d'abord, les plus petits ensuite. La leçon a vraiment alors des chances d'être bien sue. On sait quel admirable parti l'Allemagne a su tirer de l'histoire, au point de vue de l'enseignement national et patriotique. Jahn, le « père de la gymnastique » en Allema1. Disp. gén. du 15 oct. 1872. 2. Kahle, ouv. cité, 2e partie p. 132. 3. Schneider, Volksckulwesen und Lehrerbildung, Berlin, 1875, p. 67. 4. Kahle, ouv. cité, ibid. 5. Disp. gén. et Kahle, ibid., p. 131 et 132.
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gne, et qui avait préparé les revanches d'Iéna dès le lendemain de la défaite, pouvait dire, après « la guerre de la délivrance (Befreiungkrieg) (1) »: —Le 31 mars (entrée des alliés à Paris), le 18 juin (bataille de Waterloo, appelée, en Prusse bataille de la Belle-Alliance), et le 18 octobre ('bataille de Leipzig) sont devenus les grands jours de la gymnastique. » En 1842, FerdinandStiehl, éminentpédagogue prussien, publiait à C.oblentz, sous ce titre : « L'enseignement national de Wthistoire dans nos écoles primaires » les pensées suivantes : « Le but principal de l'histoire est de fonder et de S vivifier le sentiment national, l'amour de la patrie, le paI triotisme... C'est vous, maîtres d'école, dont la mission est B de donner des principes et une forme aux sentiments et à I la vie de la génération qui, après nous, va être le peuple. ;*l Cette génération doit-elle grandir, malgré les avertisse« ments et le mouvement de notre époque, séchée et fatim guée, esclave de ces faux dieux, l'égoïsme, l'indifférence, |k la bassesse ; ou bien doit-elle devenir libre, vivifiée et enthousiasmée dans la conscience d'avoir un Dieu, un roi, m une patrie ? Chaque pulsation de notre peuple, de notre £ temps, vous répond et vous dit ce qui est votre devoir, ce % qui est nécessaire. I « J'entends par histoire nationale, dans l'école primaire, m ce qui est vraiment national ; ainsi, pour nous autres, Bhé• nans, non pas seulement l'histoire du Brandebourg, mais m celle du Bhin, de l'Allemagne et de la Prusse-Brandebourg. m En outre, je n'entends pas par enseignement de l'histoire 'm nationale une nomenclature, une exposition nue et sèche m des noms des princes, des guerres, des conquêtes, etc. ; m je veux qu'on nous replace dans le véritable milieu hisI 1. C'est le nom universellement adopté en Allemagne pour désigner Ses campagnes des alliés qui aboutirent à la chute de Napoléon Ie1'.
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« torique du peuple, en nous faisant part des faits d'une « époque, des documents nationaux les plus importants et des « chants nationaux les plus émouvants. « Voulons-nous éveiller, par l'enseignement de l'histoire « nationale, un amour conscient de la patrie et lui assurer « une influence sur les sentiments, sur la vie nationale de « la génération future, alors ilfautbannir de l'école primaire « l'enseignement qui s'en va systématiquement devant lui, « paragraphe par paragraphe « D'abord, il nous faut grouper une grande partie des « matières de ^'histoire nationale d'après un^alen^rier pa« triotique. Le 18 janvier (l),l.e 31 mars (2), le 31 mai (3), le « 7, le 18 juin (4), le 15, le 18 octobre (5) ne sont-ils pas des « jours qui font époque et autour desquels notre histoire « nationale vient se grouper en masses imposantes ? Voilà « les données sur lesquelles notre enseignement doit se ré« gler. Les événements les plus grandioses, les plus impor« tants, particulièrement les événements qui doivent agir « sur le cœur et la volonté de l'enfant, doivent être racontés « tous les ans à certaines époques, comme un Evangile « national. » En 1S54, Stiehl collaborait à la réforme officielle, de l'enseignement primaire, et les nouveaux règlements désignaient à l'école, comme jours de commémoration, le 18 janvier, le 18 février, les 18 et 25 juin, le 3 août, les 15, 18 et 31 octobre et le 10 novembre (6). 1. Elévation de la Prusse au rang de royaume. 2. Entrée des alliés à Paris. 3. Avènement du grand Frédéric. 4 Avènement de Frédéric-Guillaume IV, alors régnant. — Batailles
de Kollin et de la Belle-Alliance. 5. Naissance de Frédéric Guillaume IV. — Bataille de Leipzig. 6. Ces dates contiennent celles de la naissance et de la mort de Luther, de la confession d'Augsbourg, de la naissance de Frédéric-Guillaume III, de la bataille de Kulm, etc.V. Kahle. Grundzuge,Z" partie, p. 128-129.
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S L'usage de ces jours de'commémoration n'a pas jeté de j&acines profondes. Il eût sans doute trop dérangé la marche rdinaire des cours. Il y a cependant des manuels d'histoire ui en indiquent encore un certain nombre (11 et qui en roposent de nouveaux : les anniversaires de la naissance mu grand Frédéric, de l'appel de Frédéric-Guillaume III « à mon peuple», en 1813et de la formation de la landwehr.de la naissance de l'empereur Guillaume, des batailles de Kôj «îiggrâtz (Sadowa), Gravelotte, Sedan, Leuthen, de la proclamation des 95 thèses de Luther, etc., etc.. L'anniversaire ae Sedan est devenu le jour de la véritable fête nationale et la effacé les autres commémorations. Ce jour-là est célébré flans toute la Prusse, non pas par des leçons particulières dans la classe, mais par des cérémonies, des discours, des Jexercices gymnastiques, des chants, des congés dans tous les établissements d'instruction publique (2). En somme, l'enseignement historique est animé dans toutes ses parties |du même esprit patriotique. Il ne faut pas s'étonner si un «euple, dont la mémoire est si longue, est encore tout enIRier à l'orgueil de nous avoir vaincus récemment, et si les «ivres d'histoire composés depuis la guerre, aboutissant à , Ma restauration de l'empire d'Allemagne, laissent échapper Hes cris d'une joie qui a dépassé l'espoir même. Le livre de i lecture vient en aide à l'enseignement historique proprement Mit et raconte à l'enfant les gloires de son pays et de ses H>rinc3s. C'est lui surtout qui s'est chargé de réaliser la parftie la mieux conçue des procédés préconisés par Stiehl et flmi met à la portée de l'enfant « les chants nationaux les ftlus émouvants ». Il y a les meilleurs et les pires, et il serait
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I l.Voy. Siahiberg, Leitfaclen furden Unterrichtin der Geschichte, Al■enburg, 1882, p. 180. I 2. Voy. par ex. K. Sehultze, Nachriehtan ûber dasKonigiieheSemimar fûrStadtschullehrer, in Berlin, 1881, p. 185.
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puéril de demander à un maître d'école du Brandebourg | une discrétion toujours parfaite dans son choix (1). L'enseignement de la géographie commence parla des-[ cription du pays où se trouve l'école (Heimathskunde) (2). J'ai vu de fort bons exemples de cette méthode rationnelle à Leipzig et et à Berlin. Le plan de la ville est déployé ' devant les enfants et il est étudié fort en détail. Les grandes directions qui peuvent servir à l'orientation générale, les rues, les boulevards, en un mot les artères les plus connues de la ville et la position relative de l'école, le cours du fleuve, s'il y en a un, sont désignés d'abord et le tout est montré au fur et à mesure sur la carte. Les différents quartiers, distingués par des teintes spéciales, sont successivement énu1. Je donne la pièce suivante comme un type de ces poésies, dont j'aurai à reparler par la suite ; elle est des « meilleures » : 1. Le vieux Barberousse, l'empereur Frédéric, il se tient enchanté dans le château [souterrain. II. 11 n'est jamais mort, il vit encore là dedans, il s'est caché dans le château et s'est retiré pour dormir. III. Il a emporté avec lui la splendeur de l'empire et il reviendra un jour avec elle, à son heure. IV. La chaise est d'ivoire, sur laquelle l'empereur est assis ; la table est de marbre, où il appuie sa tête. V. Sa barbe n'est pas de lin, elle est de braise, elle a poussé au travers de la table où son menton repose. VI. Il remue la tête comme en rêve, son œil à demi fermé cligne, et, après une longue pause, il fait signe à un page. VII. 11 parle en dormant au page : « Sors devant le château, ô nain, «et vois silos corbeaux volent toujours autour de lamontagne! VIII. Et « si les vieux corbeaux continuent encore de voler, il faut que je con« tinue aussi de dormir, enchanté cent ans. » Rùckert composa en 1817 cette poésie, connue par cœur en Allemagne du dernier petit paysan. Depuis 1870, on y a ajouté cet épilogue : IX. Il a dormi ainsi longtemps, 680 ans ; alors les corbeaux se sont envolés et la clarté a environné la montagne. X. Le vieux est allé : reposer, devant l'éclat impérial'de Guillaume ; à la place des corbeaux sur la branche l'aigle monte maintenant — la garde. Ce dernier mot ajouté à la mélodie, avec un point d'orgue. (Allgemeines deictches Commersbuch, 25e édition. Lahr. 1883. 2, Disp. gén. du 15 octobre 1872.
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mérés, depuis les plus anciens jusqu'aux plus nouveaux; OD rappelle les princes qui les ont fondés, les principaux architectes qui les ont bâtis ou embellis d'édifices, les circonstances qui leur ont fait donner leur nom, etl'on assiste ainsi au progrès qui, déjà actif dans l'ancien noyau de la vieille cité, a provoqué sa croissance, l'a jetée souvent pardessus les murs d'une enceinte fortifiée et qui, tout au travers de l'histoire et de ses vicissitudes, l'a épanouie sous la forme de la ville moderne où on la voit de notre temps. Les noms des rues, les ponts, les monuments publics servent à reconstituer, chemin faisant, une longue chronique locale et animent vraiment aux yeux de l'enfant « les êtres » de cette grande demeure commune dont il est un des habitants. S'il s'agit d'une province, de la Silésie par exemple, on raconte ou on redit les événements qui ont amené sa réunion à la Prusse. Puis le maître en indique exactement les frontières. Les élèves reproduisent immédiatement cet énoncé. L'instituteur et la classe étudient ensuite de la même manière le cours du fleuve central, puis de ses affluents, puis les produits du sol dont la diversité est liée à celle des contrées mêmes ;de la province, enfin intervient la division politique du pays. Il m'est arrivé d'être frappé par l'oubli que le maître semblait faire des démarcations politiques des contrées qu'il décrivait, quand ces contrées étaient divisées entre plusieurs États voisins. Par exemple, dans l'étude du bassin du Rhin, je m'attendais à entendre indiquer, au cours de la ^econ, quelles régions de ce bassin appartenaient respectivement à la Suisse, à l'Allemagne, à la France, aux Pays-Bas ; à entendre indiquer tout au moins, par un simple mot, comme je l'ai vu pratiquer chez nous, le moment où les cours d'eau quittent un territoire pour pénétrer dans un autri. Mais le maître n'en faisait rien. On peut se demander s'il y a là
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simplement une méthode pédagogique distinguant rigoureusement la géographie physique de la politique, ou si cette méthode n'a pas pour but latent de mettre l'esprit de l'enfant dans un état favorable à des revendications conquérantes, de lui présenter la contrée dont l'Allemagne possède une partie comme un tout inséparable et'de le préparer à accueillir un jour comme un acte de justice une entreprise sur le reste. Si la première de ces interprétations est possible, la seconde, malheureusement, n'est pas douteuse. Dans le manuel de géographie de Daniel, qui est recommandé pour les écoles normales primaires par une circulaire ministérielle du 10 avril 1873, dont la 61s édition a paru en 1882 (t) et qui occupe par conséquent dans l'enseignement de la géographie une place presque unique, la conception de l'Europe centrale est présentée comme étant à peu près équivalente à celle de l'Allemagne (2). Cette entité géographique embrasse tous les pays situés au nord des Alpes et des Carpathes, depuis le laç de Genève jusqu'à la source de la Vistule, quelque population qui les habite. Nous
1. Lehrbuch der Géographie fur hôhere 'Unterrichtsnsiallen, von Prof. D1' H. A. Daniel, 61 Auflage herausgegeben, von Dr A. Kirchhoff, etc., Halle, a. S. 1882. — Leitfaden far.den Unterricht in der Géographie von Daniel, etc., 141e édition en 1882. 2. « Le centre de l'Europe compte sur ses 15.300 milles carrés 72.600.000 habitants. Gomme ceux-ci sont presque tous Allemands et qu'il y a seulement des Slaves dans les districts frontières de l'Est, des Romans dans ceux du Sud et de l'Ouest, l'Europe centrale a reçu le nom d'Allemagne. Cependant, depuis 1S71, on a l'habitude de restreindre ce nom à la partie principale du tout, l'empire d'Allemagne. » (61e édit., p. 305.) Jadis, il n'était fait aucune réserve, et tous les Etats que ce concept enveloppe : Suisse, Autriche, Bohême, Moravie, Pologne, Danemark, Hollande, Belgique, Luxembourg, étaient appelés : pays de l'Allemagne extérieure. » Aujourd'hui on les nomme : petits Etats de l'Europe centrale (61e édit., p. 416), après avoir eu soin de définir celle-ci comme on vient de le voir. La doctrine n'a pas changé. En ce qui concerne la F?ance, voy. ci-après.
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laissons aux autres nations qu'englobe ce rêve gigantesque le soin de s'en applaudir ou de protester et nous ne voulons nous occuper que de la France. « Les frontières naturelles de ce pays du côté de l'Europe « centrale, depuis le lac de Genève jusque dans les environs « de Bâle, ou depuis la trouée du Rhône jusqu'à la trouée « du Rhin, sont formées évidemment, dit Daniel (1), sur une « longueur de quarante milles, par le Jura proprement dit « ou Suisse, haute muraille ininterrompue de montagnes « entre le Rhône et le Rhin, destinée à servir non seulement « de ligne de partage des eaux,mais aussi de frontière entre « les peuples et les États... De la pointe nord-est du Jura « jusqu'à la pointe sud des Vosges, ou ballon d'Alsace, la «ligne de partage des eaux entre le Rhin et le Rhône forme « la frontière. Elle se compose de hauteurs insignifiantes... « A partir de ce ballon, les monts Faucilles, d'où la Saône « découle, s'infléchissent en forme de faux jusqu'au plateau « de Langres, où la Meuse prend naissance. A partir de ce « plateau, le fleuve est accompagné sur sa'rive gauche par « la chaîne peu élevée des Argonnes, qui, dès lors, forme la « frontière naturelle du nord-est de la France. Là où la Meuse « commence à tourner vers le nord-est, cette chaîne quitte le « fleuve et continue de courir, sous forme de collines toujours « plusbass.es qui ne portent plus le même nom, jusqu'au Pas« de-Calais. Dans cette région,elle sépare le bassin de l'Escaut «■ de celui de la Seine et des fleuves côtiers de la Manche. » Et Daniel ajoute : • « Comparez maintenant exactement, d'après la carte, « cette ligne frontière naturelle avec les frontières politiques. « Où celles-ci demeurent-elles en arrière des naturelles ? où « les dépassent-elles ? »
1. Lehrbuch, 61= édit, p. 241-2.
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La réponse est simple : elles ne restent en arrière nulle part, la France dépasse ses frontières naturelles partout. Je laisse à penser l'effet moral d'une telle leçon. Les Allemands se plaignent amèrement d'une expression qui a été employée chez nous, d'ailleurs sans suite et sans méthode : « la frontière du Rhin ». Ne sentent-ils pas qu'eu enseignant dans leurs écoles publiques les frontières de l'Argonne et de l'Artois, ils se rendent systématiquement coupables du crime qu'ils reprochent à notre légèreté ? Ils rappellent encore aujourd'hui avec indignation, dans toutes leurs histoires, que Napoléon Ier annexa la Hollande, sous prétexte qu'elle était « une alluvion des fleuves français ». Serait-il plus équitable de nous arracher le pays de Jeanne Darc, le pays de Turenne, toute la Flandre française, toute la Lorraine, une partie de la Champagne, le pays de Jean , Bart, sous prétexte que leurs fleuves vont plus loin porter leurs alluvions à des terres prétendues allemandes ? Le bon droit international est-il une chose étrange qui remonte le cours des fleuves, et qui ne le redescend pas ? Si une revendication territoriale est monstrueuse quand elle va de la source à l'embouchure d'un cours d'eau,devient-elle légitime quand elle rebrousse de l'embouchure à la source? Et dans ce cas,de quel droit l'Empire d'Allemagne détient-il le cours supérieur du Danube jusqu'à Passau? Bien mieux, pourquoi les Allemands qui en occupent les rives jusqu'à Presbourg, ne s'empressent-ils pas de déguerpir pour faire place aux Slaves, qui justement peuplent déjà les bouches du fleuve (1), qui en enferment le bassin dans deux bras immenses dont l'extrémité est au nord de Trieste et au sud de Prague, et qui seraient sans doute enchantés de se donner la main
1. Richard Andree's, Allgemeiner Handatlas, à Bielefeld et Leipzig, chez Velhagen et Klasing, 188], les cartes 13, 45 et 64 indiquant la race des différents peuples du bassin du Danube.
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sur le Prater, à Vienne? Ne seraient-ils pas alors autorisés à dire qu'il y a seulement quelques Roumains et quelques Magyares dans des districts enclavés de l'Europe orientale, mais que celle-ci, comptant de l'Adriatique aux monts Ourals 150 millions d'habitants qui sont presque tous slaves, elle a reçu le nom de Russie? Afin d'éviter cette conséquence rigoureuse de son système, Daniel dit que « le Danube, quant à son cours supérieur, « appartient à l'Europe centrale ou Allemagne (sens géogra« phique). Il faut à cause de cela parler d'une haute terre « danubienne (Hochland) appartenant à l'Allemagne et d'une « basse terre danubienne (Tiefland), qui ne lui appartient plus (1) ; si bien que le Danube est allemand quand il coule à 160 mètres au-dessus du niveau de la mer, et il ne l'est plus, quand il n'est plus élevé que de 100 mètres (2). Nous n'avons rien à dire contre cette théorie ; mais c'est l'usage de tous les fleuves d'être plus élevés du côté de leur source que du côté de leur embouchure ; et si les hauts pays qu'un fleuve arrose appartiennent justement à une autre nationalité que les basses terres où il descend, nous ne voyons pas pourquoi le cours supérieur de la Meuse et de la Moselle ne relèverait pas légitimement de la France, s'il parcourt des pays élevés et quand bien même il descendrait ensuite vers des basses terres habitées par des Allemands ou par des Hollandais. Or si nous en croyons les atlas de classe allemands eux-mêmes, c'est précisément le cas : tous les pays du bassin de la Meuse et de la Moselle auxquels nous entendons maintenir sans conteste leur qualité de français, sont attribués par leurs cartes à la partie élevée du sol et le cours des fleuves en question n'atteint que bien loin du
1. Daniel, ouv. cité, p. 231 et 315. 2. Altitude de Vienne au-dessus du niveau de la mer : 160 m.; de Buda-Pest : 97 m.
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territoire français des basses terres proprement dites (1). Mais à quoi bon discuter et même avoir pour soi l'évidence du raisonnement, en partant de prémisses fausses ? La vérité, c'est que sur ce versant extérieur de l'Europe qui ne forme qu'une grande plaine continue des Pyrénées aux monts Ourals, les Français, les Allemands, les Slaves, les Finnois se sont pressés les uns derrière les autres, sans qu'il ait, jamais été possible de trouver une barrière naturelle à mettre entre eux. Daniel, cherchant la frontière de la Russie et de l'Allemagne et ne la trouvant pas, dit : « du « côté de la basse terre allemande, la frontière naturelle, « manquant est remplacée par la frontière de l'empire alle« mand, dans la région de l'Oder et de l'Elbe (2). » De même, entre la Somme et l'Escaut, aucune frontière naturelle n'est marquée par un obstacle géographique digne de ce nom qui ait, en effet, départagé les races, et, manquant, eUe est remplacée par la frontière de la. République française. Si Daniel se résigne, vaille que vaille, à voir entre Varsovie et Posen une démarcation politique qui rejette dans le Parlement de l'Allemagne quelques députés polonais, pourquoi ne se réjouirait-il pas de voir entre Bruxelles et Dunkerque une autre démarcation politique en deçà de laquelle tout le monde se réclame ardemment du nom de Français? — Je faisais remarquer plus haut qu'on ne pouvait demander au pauvre instituteur de la campagne de Brandebourg, ardent patriote, un tact, une discrétion, une correction parfaite. Mais les hommes éminents qui siègent au ministère, sous les Tilleuls, s'offenseraient à juste titre si on ne se montrait pas plus exigeant avec eux. Et le ministère patronne le livre de Daniel. 1. Voy. notamment, Debes, Schal-Atlas, Leipzig, chez Wagner et Debes. 2. Ouv. cité, p. 286.
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Les atlas qu'on met entre les mains des enfants sont fort bons. On sait à quel haut degré de perfection les Allemands ont porté l'art de la cartographie. Mais il ne suffit pas, pour l'enseignement de la géographie, qu'il y ait dans un pays des atlas complets et savants, qui d'ailleurs ne peuvent être que chers. Il faut qu'on sache faire des cartes très claires, où il n'y ait à peu près que la quantité d'indications qu'on veut donner aux élèves, que l'atlas soit par conséquent en rapport avec la pédagogie d'un enseignement géographique bien conçu et divisé en degrés distincts et superposés, enfin que les programmes et les méthodes d'enseignement géographique soient assez stables pour assurer un long débit et par suite un très bon marché à l'atlas qui répond à l'un des degrés de l'enseignement. Ces différentes conditions sont réalisées en Allemagne et, pour 1 marc, il est aujourd'hui possible d'y munir l'élève d'un atlas (1) où nos voisins sont parvenus à atteindre les deux qualités dont la conquête leur est le plus difficile, la sobriété et la netteté. Un des principes qui dominent cette cartographie nouvelle, c'est d'indiquer par des teintes différentes les hauteurs relatives du terrain et les reliefs généraux du sol. Je ne veux pas dire qu'on soit parvenu à vaincre toutes les difficultés que soulève ce problème; mais on s'est du moins fort approché du but (2). Les cartes en relief proprement dites semblent à peu près condamnées. On fait aussi pour une petite étendue de pays des reliefs en caoutchouc où les différences de niveau doivent être monstrueusement exagérées et qui, malgré cela, demeurent indistinctes. Leur emploi ne me paraît convenable que dans des cas très rares. Très utiles
1. Celui de Debes, cité plus haut, par exemple. On mesurera les progrès accomplis en le comparant, si on veut, à celui de Sydow, publié antérieurement chez Perthes. 2. Yoy. par ex. les caries de Kelner, à Weimar.
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me paraissent, au contraire, les cartes, ou plutôt les tableaux qui représentent un pays à vol d'oiseau et qui donnent l'idée la plus frappante et la plus saisissable de ses accidents de terrain (1). Leur place est dans toutes les écoles, pour faire comprendre aux enfants ce qu'est une montagne, un fleuve, un rivage, une falaise, un lac, une île, etc., en un mot, les concepts généraux de la géographie. Mais nous touchons au point où celle-ci se rattache à ce que les Allemands appellent la description de la nature (Naturbeschreibung,) ce que nous appelons l'histoire naturelle.
t. Chez Wachsmuth, à Leipzig.
�CHAPITRE IV
ECOLE PRIMAIRE (suite)
I
Histoire naturelle. — Physique. — Le calcul, écrit et de tête. — Géométrie. — Dessin. —Ouvrages des doigts. — L'enseignement de l'allemand. — Le livre de lecture. — Méthodes remarquables de récitation dans l'école allemande.— L'interrogation. —Que l'enfant est au centre de la classe. — Que la classe est un tout. —Le devoir écrit. — Modestie des programmes et excellence des résultats : animation de l'enseignement et fusion de l'individu dans l'ensemble.
« L'objet de l'enseignement en histoire naturelle est « formé, en dehors de la structure et de la vie du corps « humain, par les minéraux, les végétaux et les animaux « du pays, les grands animaux féroces des contrées étran« gères, le monde animal et végétal de l'Orient, et ceux des « végétaux cultivés dont les' produits sont chez nous d'un « usage journalier (par ex. le cotonnier, l'arbre à thé, le « caféier, la canne à sucre). Parmi les objets que nous offre « notre pays, il faut placer sur le premier plan ceux qui, par « les services qu'ils rendent à l'homme (par ex. les animaux « domestiques, les oiseaux, le ver à soie, les céréales et les « plantes textiles, les arbres à fruits, le sel, le charbon), ou « par le mal qu'ils font à l'homme (plantes vénéneuses), ou « par quelque particularité de leur vi ou de leurs mœurs
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« (par ex. le papillon, la trichine, le ver solitaire, l'abeille, « la fourmi), excitent un intérêt spécial. « Dans l'école à plusieurs classes, on peut non seulement « multiplier ces objets, mais encore entreprendre leur clas« siflcation systématique et une étude plus détaillée de leurs « applications industrielles. Habituer l'enfant à Tobserva« tion attentive, éduquer chez lui la considération réfléchie « de la nature, voilà ce qu'il faut s'efforcer de faire par« tout (1). » A ce programme général sont jointes les circulaires relatives à la protection des animaux utiles (2). Dès les premières leçons d'intuition et de langage, l'enfant a eu l'occasion de parcourir une partie de ce programme ; et bien qiie ces leçons, comme nous l'avons expliqué, aient surtout pour but la pureté de l'élocution et la clarté des idées, celles-cine sauraient se produire sans une connaissance nette de l'objet exposé et traité. Ces leçons apportent donc à l'enseignement de l'histoire naturelle une contribution dont il.ne faut pas méconnaître l'importance. Plus tard, si je ne me trompe, on s'efforce, autantque possible, d'associer l'enseignement à l'observation directe de l'objet réel, de la chose même dont on traite. J'ai vu à l'école normale primaire de Berlin une leçon de botanique et chacun des élèves avait entre les mains un exemplaire de la plante dont il était question (le trèfle) ; tous étaient invités à faire celles des recherches ou des vérifications qui se trouvaient être ainsi immédiatement possibles. Pendant l'été, il n'est pas rare de rencontrer à la campagne, en chemin de fer même, des écoles tout entières, des bandes d'enfants qui, sous la conduite de l'instituteur, s'en vont
1. Disp. gén. du 15 oct. 1872. 2.Schneider, Volkschulwesen, etc., p. 71.
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gaiement herboriser, ayant au dos leurs petits herbiers de métal peints en vert. On connaît aussi le système d'intuition par des pièces en carton démontables, qui représentent sous un volume très grossi des fleurs, ou des organes physiologiques, comme l'œil, l'oreille, etc. (1). Mais ces objets'sont assez chers et leur emploi est surtout convenable dans des établissements qui peuvent avoir un cabinet d'histoire naturelle. « Dans l'école à un ou deux maîtres, l'enseignement de la « physique doit aller jusqu'à faire comprendre approxima« f ivement aux enfants les phénomènes qui les environnent « tous les jours. « Dans l'école à plusieurs classes, il faut étendre la ma« tière jusqu'à donner les parties les plus importantes de <t la théorie de l'équilibre et du mouvement des corps, de « celle du son, dé la lumière et de la chaleur, du magné« tisme et de l'électricité, de manière à ce que les enfants « soient en état d'expliquer les phénomènes ordinaires de « la nature et les machines les plus usuelles. >> (Disp. gén. du 15 oct. 1872.) A cet enseignement se rattachent les circulaires relatives à la protection des appareils publics de communication (lignes de télégraphe, etc., etc.)" (2). Il y a quelques écoles où l'on a pu essayer de joindre à la physique les éléments de la chimie ; mais dans la plupart, on se tient aux termes de ce programme etl'on doits'estimer heureux de le remplir. Les images murales sont ici peu de mise, et indépendamment des outils ou machines les plus communes, le levier, la roue, la balance, la pompe, etc., 1.
Exposition de matériel scolaire (Lehrmittelausstellung) de Dresde2. Voy. Schneider, Volkschulwesen,etc., p. 72.
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dont il est toujours facile de mettre un type sous les yeux des enfants, on trouve à bas prix des appareils spécialement construits pour l'école (1). Mais les meilleurs sont toujours ceux que l'instituteur fait lui-même en collaboration avec ses élèves et on m'en a souvent montré de petites collections fort intéressantes. J'ai vu , à Berlin, un maître expliquer la distillation de l'eau à l'aide d'un distillateur construit dans la classe même. La vapeur s'échappait en jets bruyants, l'eau bouillonnait et sautait sur la table, SUT les bancs; les enfants se précipitaient, sur un signe du maître, avec des torchons, des éponges, des arrosoirs ; et tout ce petit monde, instituteur et enfants, était dans un tel feu qu'après avoir pris congé plusieurs fois en vain, nous dûmes nous retirer, fort enchantés, MM. l'inspecteur, le directeur et moi, sans qu'on eût le temps de prendre garde à nous le moins du monde. L'enseignement du calcul commence, dans le cours inférieur, par l'étude des nombres de 1 jusqu'à 100. Dans le cours moyen, on les aborde tous et on y joint les règles de trois. Dans le cours supérieur, on s'occupe des fractions, et l'on va, dans les écoles les plus développées, jusqu'à l'extraction des racines. Il y a pour tous ces degrés du calcul des bouliers compteurs et des tableaux dont.les plus savants sont, naturellement, assez compliqués. Cette séparation des matières est justement ce qui permet au maître d'en faire faire l'étude simultanée dans l'école de campagne à trois divisions. Il envoie au tableau un des plus grands élèves qui exécute correctement un exercice simple, suivi de tous, mais destiné plus spécialement à la division des petits. Puis les opérations et les calculs sont effacés et
1. Voy. Schneider, iôid. et Kahle, Grundzilge,etc, 2e partie, p. 155 et suiv.
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la troisième division s'occupe à les recommencer sur ses ardoises. Un devoir est donné ensuite de la même manière à la seconde division, puis un autre à la première. Mais quand le moment est venu pour celle-ci de se mettre au travail à part, la troisième division a eu le temps de finir ses opérations et le maître peut ramasser des ardoises pour les examiner. Les ardoises de la seconde, enfin de la première division sont remises à leur tour et rapidement corrigées. Chaque élève doit avoir un cahier où il écrit ses devoirs d'arithmétique. Les problèmes sont tirés des circonstances ordinaires de la vie et préparent l'enfant à n'y être pas embarrassé. Mais un secours qu'on s'efforce avant tout de lui ménager, c'est l'habileté à calculer de tête. Bien que le calcul de tête doive s'appuyer constamment sur le calcul écrit et lui emprunte souvent des problèmes et des exercices, c'est lui qui, théoriquement, a le pas sur l'autre ; et toutes les fois qu'avec un degré supérieur d'instruction, on aborde une nouvelle manière d'opérer sur les chiffres, il doit précéder toute écriture au tableau (1). Cette marche est rationnelle, comme il l'est que la pensée précède son signe ; elle est pratique, car dans beaucoup de cas, les calculs doivent ou pourraient être faits immédiatement, sans l'aide d'aucune écriture. Nombre d'enfants que j'ai vus en Prusse m'ont jeté à cet égard dans un étonnement profond. Plusieurs passeraient pour de petits phénomènes, si le niveau à cet égard n'était pas très élevé. Le système des poids et mesures forme la transition naturelle de l'enseignement de l'arithmétique à celui de la
1. Pour tout ce passage, voy. les Dispositions générales du 15 oct. 1872.
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géométrie. L'un comme l'autre, ils ne doivent être dispensés qu'en présence d'un objet réel. Les écoles de campagne elles-mêmes ont pour la géométrie de petites figures en carton ou en plâtre. Le programme est naturellement restreint. Il ne va guère qu'à faire connaître à l'enfant les formes régulières et le cercle, et dans les écoles à plusieurs classes seulement, on traite quelques cas de l'égalité et de la superposition des figures. Il est dans les intentions de l'administration de tenir cet enseignement dans un rapport non moins étroit avec le dessin qu'avec le calcul : le dessin doit apprendre à l'enfant à considérer les choses d'un œil juste et la géométrie à les mesurer d'un esprit exact. Mais ce rapport se trouve, dans la pratique, malaisé à maintenir toujours (1). Il n'est pas question d'arpentage, et, dans les classes supérieures des écoles de filles, on peut suspendre l'étude de la géométrie et donner le temps ainsi gagné aux travaux à l'aiguille. , Les méthodes théoriques des pédagogues pour l'enseignement du dessin sont diverses et se contredisent même les unes les autres. En fait, l'administration semble avoir opté pour le dessin linéaire et géométrique, celui qui s'écarte le moins de la science géométrique proprement dite. Le but de l'enseignement est d'apprendre aux enfants l'usage de la règle, de la mesure et du, compas, et de les rendre capables de reproduire à une échelle donnée les figures qu'on dessine devant eux, chambres, jardins, bâtiments, églises et autres corps qui présentent des arêtes droites et de grandes surfaces (2). Au début de l'enseignement, on se sert souvent d'un ta1. Voy. Disp. gén. et Kahle, Grundzûge, etc., 2e partie, p. 113. 2. Voy. Disp. gén. du lôoct. 1872.
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bleau noir quadrillé. Les élèves ont des cahiers préparés de la même manière. Le maître commande de tirer une ligne ayant la longueur de trois, quatre, dix carrés, à droite, à gauche, en bas, en haut, etc., et il la trace lui-même à la craie. Les enfants l'imitent avec leur crayon. Finalement le dessin se trouve produire une de ces figures géométriques régulières, étoilées, qui sont familières à la méthode de Frôbel. Plus tard, on emploie le crayon de couleur et on arrive graduellement au dessin d'ornementation. Les Dispositions générales disent qu'on peut fournir aux enfants exceptionnellement cloués les moyens de. dessiner d'après des modèles spéciaux. Je crois que, si les prescriptions administratives citéesplus haut assignaient à l'enseignement du dessin linéaire un minimum qui n'est sans doute guère atteint dans les écoles de campagne, en revanche, elles signalent ici comme maximum un degré qui est souvent dépassé dans les écoles des villes. Bien des jeunes garçons y font de fort jolis dessins, non seulement d'après le modèle gravé ou lithographié, mais d'après le relief. Toutefois ce dernier degré de l'enseignement du dessin n'est pas ouvert aux filles. Celles-ci, autant que possible, consacrent, à partir du cours moyen, deux heures par semaine aux ouvrages des doigts (Handarbeiten) (1). Selon que les circonstances et les ressources de l'école le permettent, elles y apprennent les travaux à l'aiguille de la simple ménagère : coudre, repriser, tricoter, marquer le linge, etc., ou bien elles acquièrent l'habileté d'une couturière et entreprennent même quelquesuns de ces jolis ouvrages, tapisserie, crochet, etc., par lesquels une femme adroite, indépendamment du profit qu'elle 1. Voy. Disp. gén. du 15 oot. 1872.
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en peut tirer, donne à sa maison l'image bienfaisante d'un modeste luxe intime. Je n'ai pas parlé jusqu'ici de l'enseignement de l'allemand, qui est pourtant le plus important de tous et qui se fait, comparativement aux autres, la part du lion dans le plan d'études (1). L'histoire naturelle et la physique, le calcul et la géométrie, le dessin et les travaux à l'aiguille sont des connaissances qui permettent sans doute à l'énfant de devenir utile aux autres, mais dont l'effet le plus immédiat est de le rendre utile à lui-même, c'est-à-dire de lui permettre de n'être plus tard à charge à personne, de tenir sa place dans la vie et de se frayer même un chemin dans la société. L'histoire seule a développé jusqu'ici des sentiments de solidarité, en lui enseignant les épreuves que sa patrie a traversées dans le passé et les gloires qu'elle lui a léguées. La géographie, par sa méthode, apporte son appui à cette œuvre de piété et de souvenir et, par ses tendances, elle contribue, comme nous l'avons vu, à ouvrir à l'imagination de l'enfant de grandes et vagues perspectives sur l'avenir de son peuple. Ces hasardeuses destinées n'ont quelque chance de se traduire par des faits importants, qu'autant que la nation allemande y marchera d'un cœur et d'un effort commun. La seule conservation des avantages acquis implique d'ailleurs une certaine communauté de pensée chez tous les Allemands, et comme leur union a été moins réalisée de leur fait que par un gouvernement fort, s'emparant de leurs aspirations pour vaincre leurs volontés mêmes, il ne faut pas s'étonner si ce gouvernement met l'école d'accord avec ses principes et ses vues. Rien que de légitime en cela. L'école est, de son essence,
l. Voy. la Répartition des heures de classe, au chapitre II.
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lune institution publique. Elle n'est pas faite pour payer aux individus une dette douteuse ; elle se présente biën plutôt Icomme la forme d'un devoir, aussi impérieux pour les (familles que pour l'État; et tout le monde le sent, en Prusse, Ipar l'obligation que la loi impose d'y envoyer les enfants, ■comme elle impose le payement des contributions ou le Iséjour sous les drapeaux. L'intérêt de l'Etat, qui est d'élever Ile niveau intellectuel et moral dans un pays, se confond [heureusement ici avec celui des individus, mais autant [seulement que ceux-ci, pourvus à frais communs des bienIfaits de l'instruction, seront prêts à tourner leurs énergies lau profit de la société à laquelle ils appartiennent, et à soutenir, chacun à sa place, les prétentions de la patrie. C'est Idire que l'école doit être nationale et patriotique. Ces principes n'ont trouvé nulle part une consécration laussi décidée et aussi méthodique que dans l'école prus[sienne. L'enfant qui la fréquente sent bien vite qu'il n'en lest ni le maître ni le dieu, mais il est impossible qu'il ne s'aperçoive pas avec reconnaissance des services considérables que lui rend l'éducation commune et qu'il n'y puise pas des sentiments de dévouement et de solidarité. Tout contribue dans l'école à atteindre ce résultat, non seulement les programmes, mais la méthode d'enseignement. Elle tourne vers ce but les parties mêmes du plan d'études qu'on ne croirait propres qu'à servir l'intérêt individuel de l'enfant. Toutefois le plus important instrument de cette œuvre, c'est la langue maternelle, la langue nationale. L'enseignement en repose presque tout entier sur le «livre de lecture ». Nous avons vu plus haut qu'il faisait partie du bagage obligatoire de l'écolier et que les « Dispositions générales » le mettaient même à la base de toute l'instruction primaire. Un des principes de la pédagogie allemande, c'est,
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en effet, de faire écrire fort peu. Il importe que l'élève ait et garde entre les mains un livre varié et bien fait qui lui tienne lieu d'une foule de cahiers, qui lui serve d'un guide, d'un compagnon, d'un ami sûr dans les différents domaines que lui ouvre l'éducation. Le livre de lecture cherche à répondre à ce programme. L'ouvrage complet, imprimé en lettres allemandes, mais semé de pages assez nombreuses en caractères latins, se divise ordinairement en plusieurs petits volumes dont chacun répond à l'un des degrés de l'enseignement. Chaque volume à son tour comporte plusieurs divisions correspondant aux différentes parties du plan d'études. Aux tout petits enfants, le livre de lecture apprend leurs prières ; il les entretient des principales fêtes de l'année, il leur décrit les charmes du printemps à Pâques et il leur raconte toutes les merveilles de Noël, avec son arbre chargé de neige, ses jouets, ses friandises et sa brillante illumination. 11 les familiarise avec les fleurs les plus connues, les animaux les plus répandus ; il leur parle de leurs parents et entretient les superstitions enfantines de la famille ; il leur ouvre surtout le monde des fables, des contes, des récits, des légendes dont la littérature allemande est fort riche. Il leur apprend les proverbes les plus usuels. Enfin il apporte déjà sa contribution à l'histoire et peuple l'esprit de l'enfant d'anecdotes que celui-ci a peut-être déjà entendues dans sa famille et qui feront, pour ainsi dire, plus tard partie si intégrante de sa mémoire qu'il ne se souviendra plus de les avoir jamais apprises. Là passent tour à tour Charlemagne, Barberousse, Luther, le vieux Fritz qui, après avoir si bien battu les Français à Rosbach, s'occupait d'envoyer les petits enfants à l'école; la reine Louise, offensée par Napoléon; Blûcher, « le maréchal En avant », qui la venge,et l'empereur Guillaume, qui devient, de son vivant,le héros d'un cycle épique national.
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Dans les volumes suivants, le livre de lecture est forcé de se répéter lui-même ou,du moins, de revenir sur ses propres traces. Il l'entend bien ainsi. Enseigner, n'est-ce pas dire et redire ? Mais il élargit les domaines qu'il a déjà touchés, il élève le ton ; il ne s'adresse plus à de toutes jeunes imaginations où les choses les plus simples eUes-mêmes prenaient la couleur du merveilleux, mais à des enfants dont l'esprit commence à connaître la raison. Il leur parle plus sérieusement de Dieu et de la création, des saisons, des grands phénomènes de la nature ; il leur donne à comprendre la sainteté du travail et leur fait aimer les animaux qui aident l'homme à en porter le faix ; parfois il emporte ses jeunes lecteurs dans des contrées lointaines, à la chasse de quelque-bête féroce. Il les conduit sous la terre, dans les mines ou par quelque tunnel, ou les emmène clans une ascension aérostatique. Il les attarde volontiers dans l'histoire, les initie aux trésors les plus accessibles de la littérature allemande et les ramène enfin à « la guerre de la délivrance », aux narrations de Leipzig et de, Sedan, aux gloires de l'empereur et du peuple allemand. Grâce à lui, pas un enfant ne quitte l'école sans savoir par cœur les plus belles poésies de Goethe, de Schiller, de Uhland, de Chamisso, de Fallersleben. J'ai entendu réciter partout la Ballade du roi des Aulnes, Barberousse, le Roi aveugle, le Chant des Prussiens, les cantiques en l'honneur de « Guillaume le Victorieux ». Mais à l'école primaire, cette récitation n'est jamais le fait d'un seul enfant, petit prodige que les autres pourraient avoir depuis longtemps perdu l'ambition de suivre, et peut-être aussi le désir d'écouter. C'est la classe tout entière qui récite. Et comment ? — Soit en chœur, soit même que les enfants prennent la parole les uns après les autres. En chœur — le maître tient à la main le bâton de chef
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d'orchestre et conduit la récitation comme une véritable exécution musicale. Le mouvement est lent et chaque enfant parle très haut. Les syllabes accentuées, où pèse la voix, servent comme de lien ou de points fixes à la cadence. Le mouvement général emporte toutes les hésitations, toutes les imperfections particulières. Chaque mot est rendu avec sa prononciation correcte, chaque son avec son expression exacte, et il n'y a plus de place dans l'ensemble pour les défauts du dialecte ou pour les contre-sens de la diction. Celle-ci ne peut natureUement viser à la finesse ; mais elle suit très suffisamment les indications les plus importantes du texte. Le bâton du chef d'orchestre sait, au besoin, précipiter le récit, faire enfler le ton ou le réduire, dans certains passages, presque à un murmure. Quand une poésie a été étudiée sérieusement de cette manière, aucun enfant ne peut plus faire de méprise grave, je dirais volontiers ici : sur la gamme de sentiments qu'elle parcourt ; et certes, cette étude active et commune enfonce bien plus vivement un texte dans le souvenir qu'un travail de mémorisation solitaire et pénible. Si, d'autre part, on restreint sagement à un nombre très modéré les morceaux qu'on veut faire apprendre par cœur aux enfants, on aura toutes les chances du monde d'avoir, en choisissant bien, un petit bagage de choses excellentes bien sues, et bien sues par tout le monde. C'est le résultat qui est acquis dans les bonnes écoles prussiennes, comme le prouve la récitation des enfants, quand on les interroge un à un. Dans ce cas, le titre de la pièce est d'abord annoncé et chacun doit se tenir prêt à la dire. Un élève est désigné et commence. Il récite une strophe, deux strophes ; mais le maître a fait un signe et un second est déjà debout et continue ; quelques secondes après, c'est un troisième, et la pièce s'en va ainsi, volant de bouche en bouche, jusqu'à la der-
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nière strophe et au dernier mot. Le maître lance, pour ainsi dire, la récitation dans toute la classe, à droite, à gauche, au fond, plus près de lui. Chacun est tenu en haleine, presque anxieux, la mémoire assurée, et, à peine désigné, entre de plain pied dans la suite et dans le ton du récit. On s'aperçoit à peine que la voix a changé et l'esprit du poète flotte vraiment sur tous les assistants. Au surplus, cette méthode n'est pas particulière à la récitation des poésies, eUe est le ressort même de l'animation de la classe. Quelque leçon qu'on y fasse ou qu'on y révise, histoire ou géographie, physique, calcul ou histoire naturelle, jamais le poids du travail n'est imposé à un seul élève ; constamment l'interrogation est répartie entre tous. La question est toujours faite avant que personne soit désigné, de manière à ce que chacun, étant sous le coup d'être interpellé, prête attention et ait quelques secondes pour réfléchir et préparer la réponse. Chacun est en éveil, l'oreille au guet et la parole déjà posée sur les lèvres. Ce système réalise deux principes essentiels. Diesterweg dit quelque part que ce n'est pas le maître qui est au centre de la classe, que c'est l'élève ; que le maître, avec tous les objets de son enseignement, est à la circonférence. Sous une forme un peu bizarre, c'est l'énonciation d'une vérité capitale. Que veut dire ceci ? le maître n'est pas au centre de la classe. Ce n'est pas lui qui doit faire effort, ou si du moins il fait des efforts, ce n'est que pour provoquer ceux de l'enfant. Là est le véritable point central de l'école ; c'est chez l'enfant que les facultés doivent être tendues, l'esprit en éveil, tout l'appareil pensant excité, en mouvement, en progrès. L'école n'est que le milieu où ces circonstances peuvent et doivent se produire, et, à la rigueur, le maître pourrait être considéré seulement comme une des
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parties intégrantes de ce milieu, comme un objet scolaire parmi les autres, comme un instrument de plus parmi les livres, les tableaux, les cartes, et tout ce matériel où doit s'attacher successivement la pensée de l'écolier. Ou plutôt, il est le moyen de mettre en œuvre ce matériel qui entoure l'enfant. Il est à la circonférence, avec tous les objets de son enseignement ; mais l'enfant reste au centre et c'est en lui que doit se passer le grand travail d'apprendre. Il semble que la méthode d'intuition ou d'enseignement par l'aspect, dont le triomphe en pédagogie est complet et définitif, soit un démenti à ce principe ; quiconque n'a fait avec elle qu'une connaissance de fraîche date est du moins exposé à le croire. Le maître ne devient-il pas, grâce à elle, l'homme qui montre la lanterne magique ? L'image en main, il déroule devant ses élèves les merveilles de toute la nature, brodant sur les tableaux exposés des explications ou des variations plus ou moins amusantes, et voilà les enfants changés en spectateurs qui prennent plus ou moins de goût à la pièce. — C'est une erreur. A l'école, il n'y a pas de spectateurs, il ne doit y avoir que des acteurs, et ce sont les enfants qui doivent jouer la pièce. C'est la seule manière de l'apprendre. Quand l'instituteur leur enseigne pour la première fois quelque chose qu'ils ne savent pas encore, il ne leur offre pas une représentation. Il est professeur dans la force du terme. Il leur donne à connaître quelque chose qu'il faut connaître, qu'il faut penser, qu'il faut dire, mais c'est eux qui doivent le dire, le penser, le connaître ; et c'est bien à ces termes que nous avons vu la méthode d'intuition ramenée dans l'école allemande. Le maître est comme le directeur d'une troupe qui lui lirait une comédie nouvelle, qui connaîtrait les intentions de l'auteur, qui réglerait la marche des études, qui indiquerait le caractère des rôles et les intonations des différents passages, qui surveillerait
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l'harmonie du texte et des décors ; mais en fin de compte, c'est la troupe qui devra savoir le drame, ce sont les acteurs _ qui devront posséder leurs répliques et faire vivre la Action sur la scène. A l'école, la scène, c'est la classe, et ce sont les enfants qui doivent faire la conquête de la vérité. Quand ils la posséderont et qu'ils l'auront faite leur, ils l'emporteront un jour avec eux ; la distance qui les sépare de l'instituteur s'agrandira, celui-ci sortira du cercle de leurs relations, du cercle d'activité de leur esprit où il aura semé tant de connaissances, comme le directeur du théâtre se retire à la cantonade quand la pièce est sue. « Le maître est à la circonférence. » Combien d'excellents maîtres s'épuisent en efforts, se dépensent en bonnes intentions, parce qu'ils ne sont pas pénétrés de ce précepte. Ils veulent à tout prix intéresser leur classe. Ils s'ingénient en narrations, en descriptions, en rapprochements de toute sorte. D'abord tous les yeux sont fixés sur eux et tous les esprits suspendus à leurs lèvres. Cette pédagogie est ceUe de l'enseignement supérieur. Elle n'a pas fait un pas, depuis que les étudiants de l'Université de Paris,- assis sur des bottes de paille, entouraient Abailard sur la montagne Sainte-Geneviève. Ici le maître est au centre ; à la circonférence, c'est l'enfant. Mais l'attention de celui-ci n'est pas celle d'un jeune homme, d'un homme fait. Elle se détourne bientôt, quand il n'agit pas lui-même. Il se produit du mouvement, des distractions, des conversations particulières. Le maître veut dominer le bruit, forcer l'attention, il hausse la voix, se fatigue, s'irrite de voir tout son dévouement méconnu, s'aigrit contre sa classe et perd confiance en lui-même. Un autre, au contraire, se met résolument à la circonférence de sa classe. Il la tient tout entière sous ses yeux. Il a soigneusement préparé sa leçon. Il n'en expose à la fois
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que de très courtes portions, telles qu'elles fassent un petit tout aisément saisissable en une fois. Ses élèves sentent qu'il n'est point absorbé par le sujet, qu'au contraire il le domine, que son esprit est libre et que toute son attention est dirigée sur eux. Aussi leur attention est-elle tout entière dirigée sur lui. Dès qu'il a exposé un point de sa leçon, il interroge. Sa voix est claire, mais il la maintient à un diapason très modéré, pour que tout le monde soit obligé de l'écouter. C'est l'élève qui répond très haut, pour que personne ne puisse se dispenser de l'entendre. La leçon touche à sa fin ; le maître n'est pas exténué, les enfants ont écouté, réfléchi, parlé, travaillé, et l'enseignement a laissé une impression vivace qui en fait envisager le retour avec plaisir. Le second principe que cette méthode fait valoir, c'est que la classe est un tout. Sans doute les meilleurs pédagogues, Diesterweg avec eux, conseillent à l'instituteur de tenir compte de l'individualité de leurs écoliers. Mais ce précepte est subordonné au premier, qui est de considérer la classe comme un ensemble dont il faut exciter à la fois tous les membres et pousser de front toutes les parties. — Mais l'intelligence, les capacités des enfants sont différentes. — C'est justement pour cela qu'on ne peut demander à l'instituteur d'en faire sa règle. Que deviendra-t-il, s'il est obligé d'accommoder son enseignement à chaque cas individuel et d'avoir autant de cours divers que d'élèves ? Non, l'instituteur n'est pas appointé par l'Etat pour être le répétiteur particulier de chacun des enfants qui peuplent la classe ; il est là pour remplir un devoir d'ordre plus général, pour préparer un certain niveau d'éducation dans le pays et, par conséquent, pour en réaliser d'abord un degré dans le domaine qui lui est immédiatement confié. Il n'est point payé pour être précepteur privé, mais il a charge d'être institu-
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teur public. Les avantages qu'il procure indirectement à chacun doivent avoir leur source dans le bien qu'il fait à tous ; il ne doit pas de services aux écoliers, mais à l'école -r il n'est pas l'instituteur de ses élèves, mais de sa classe, et c'est elle qu'il doit avoir en vue quand il enseigne. Le procédé contraire est, de son essence même, la négation d'un enseignement commun. C'est lui qui frappait de stérilité l'école de. l'autre siècle, conduite par le chantre ou le sacristain, alors que ce pauvre magister, peu au fait des lois de la pédagogie, appelait tour à tour les enfants à son tabouret pour épeler les lettres qu'en fin de compte ils. n'apprenaient point.Mais le maître qui aujourd'hui fait, lever, ou appelle un de ses élèves, l'interroge à part, le presse de questions auxquelles il est souvent obligé de répondre lui-même, transforme ainsi la leçon en dialogue, ne commet-il pas la même erreur ? Les autres élèves ne prennent aucune part à la conversation exclusive qui s'est établie entre leur maître et leur camarade ; la leçon n'existe pluspour eux. Que le fait se produise assez souvent, et il y aura bientôt toute une partie des matières traitées dont ils n'auront aucun soupçon. Les plus intelligents et les plus zélés auront seuls tiré quelque profit de l'enseignement. Le maître prendra l'habitude de n'interroger que ceux-là, les autres rèstant ordinairement muets devant une rare question. Dans quelque temps, ils formeront l'arrière-garde, « la queue de la classe, » sorte de masse indistincte, ômoussée, alourdie. Le ma|tre s'en désole et voudrait la tirer de son croupissement, mais il est trop tard : elle s'y complaît ; et comment saurait-il réparer le mal qu'il n'a pas su prévenir ? Il se retourne avec d'autant plus de sollicitude vers les bons élèves, groupe restreint, leur prodigue ses peines et obtient quelque fleurs rares, qui n'ont poussé que sur un épais humus. 4
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L'école allemande s'efforce de prévenir cette division de ' la classe en éclaireurs et en traînards, cet allongement de la colonne où il ne manque bientôt que le corps de troupe. Elle essayé de maintenir de degré en degré un tout compact et homogène. Le moyen pour cela, c'est de ne laisser à personne le temps de s'arrêter et de muser eh route, c'est d'imposer au maître l'obligation de rappeler immédiatement tout retardataire dans le rang ; c'est aussi de l'empêcher lui-même de courir en avant avec les plus lestes, tandis que la marche du gros des troupes, laissées à elles-mêmes, se change en débandade et en déroute. Ce ne sont pas les meilleurs, mais, au contraire, les plus faibles, les plus distraits, les moins intelligents d'entre ses élèves que l'instituteur prussien a devant lui ; c'est sur eux surtout que sa surveillance s'exerce, c'est eux qui sont le plus exposés à son coup d'œil, et l'écolier sait, en Prusse, que l'œil n'est pas loin de la main ; c'est sur eux que les interrogations pleuvent le plus dru, eux qu'elles viennent secouer à leur banc dès qu'ils semblent oublier où ils sont et où doit être tendue leur pensée. Le second point à observer pour rallier tout son monde, c'est de ne pas s'assigner un but qui soit hors d'atteinte pour des forces moyennes. L'école prussienne est à cet égard fort prudente. On a vu comment eUe prescrivait à chaque cours sa tâche, lui demandant l'étude d'une certaine somme raisonnable de connaissances, mais lui interdisant aussi de la dépasser. Son mot d'ordre semble être: ni moins, ni plus. Dans la division des petits, lès enfants doivent étudier d'abord les nombres de 1 à 100, et cela pendant deux ans. Un instituteur qui conduirait l'élite de sa classe au delà de cette limite, s'exposerait plutôt à des réprimandes qu'à des félicitations. J'ai fait remarquer aussi que l'école primaire rononçait à donner de l'histoire un aperçu suivi sous forme
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de récit continu ; dans ses six ans de cours, elle ne croit pas pouvoir dépasser de beaucoup la forme d'une exposition toujours rattachée à des biographies. Mais la modestie de ses prétentions ne s'accuse jamais mieux que dans la méthode qui préside au devoir allemand écrit. Ce devoir est presque toujours préparé d'avance explicitement en classe. Le maître lit ou raconte une histoire ; il en fait écrire au tableau les mots les plus difficiles. Il reprend ensuite le sujet sous forme de questions, dont les réponses ajoutées les unes aux autres reproduisent dans son entier le petit récit. Le devoir consiste à écrire de tête ces réponses. Ce n'est qu'à la fin du cours supérieur, comme couronnement de l'instruction primaire, qu'on demande parfois à l'élève deux petites pages sur un objet emprunté au cercle de son observation immédiate.ou à l'ordre des affaires les plus simples et les plus ordinaires (1). Encore certains pédagogues donnent-ils pour règle qu'il ne faut rien exiger d'original des écoliers et qu'on doit se contenter de reproductions faites avec goût (2). Ainsi, aucune tendance à produire des sujets exceptionnels et extraordinaires ; bien plutôt un parti pris de maintenir l'essor, de condenser l'effort des meilleurs écoliers dans des limites tracées d'avance. Dirait-on que ce système est dirigé contre les supériorités, qu'il convient à un pays monarchique, aristocratique, discipliné, où le développement de l'individu n'est pas un des dogmes et un des principes de l'état social? Mais s'il fallait amener la politique sur un terrain où elle n'a rien à faire, il serait peut-être tout aussi juste 'de dire que le grand nombre ne doit pas être négligé au profit
1. Kahle, Grundzilge, etc., 2e partie, p. 90. 2. Kehr, Die Praxis der Volkschule, Gctha, 1880, p. 198.
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de quelques privilégiés, qu'une certaine moyenne d'instruction et d'éducation doit être réalisée à tout prix et maintenue dans un État démocratique fondé sur l'égalité. En fait, la question est tout autre et, par bonheur, de nature exclusivement pédagogique. Une éducation commune doit-elle ouvrir à un enfant la possibilité d'une ascension précipitée, lui permettant de laisser rapidement en arrière tous ses camarades et décapitant ainsi la classe à mesure que les meilleurs éléments s'en détachent? ou doit-elle, au contraire, n'abaisser ses barrières qu'une à une et après des temps mesurés, de manière à ce que les intelligences les plus vives et celles qui sont plus lentes se prêtent réciproquement leur ardeur et leur lest, le tout formant une classe d'un alliage homogène et solide ? Qui doute d'ailleurs que la véritable supériorité ne se manifeste et ne se fasse jour dans tous les cas ? et qui voudrait l'étouffer ? Certes, les Allemands considèrent leur système d'éducation comme propre à produire les hommes les plus distingués, et ils ont d'assez bonnes raisons de le croire ; et ils sont convaincus que leur école, ne promettant que ce qu'elle peut donner,donne à peu près tout ce que peut donner une école. Celui qui la visite et l'étudié en est bientôt persuadé. Il admire l'activité intense qui l'anime et qui y vivifie toutes choses. Devant cette interrogation qui éclate en zigzags à tous les coins de la classe, ces enfants qui sautent d'un bond sur leurs pieds, crient souvent à tue-tête leur réponse correcte et se rasseoient en un clin d'œil, devant, cette communication permanente et rapide du maître et de tous les écoliers, il est fort exposé à perdre quelque chose de ses préjugés traditionnels-sur la lenteur et la pesanteur germaniquesIl reconnaît plutôt là ce caractère d'énergie tendue qui l'a déjà frappé dans les autres manifestations de la vie nationale, dans l'armée, dans la musique, et qui, à l'esprit mesuré d'un
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Français, produit presque d'abord l'effet d'une forme de la violence. Bien entendu, ce résultat élevé ne peut être pleiI nement atteint en dehors des écoles divisées en plusieurs I classes et pourvues de plusieurs bons instituteurs ; là même I où ce ton est celui de l'enseignement, il ne peut être soutenu indéfiniment et les leçons sont presque toujours courtes en Allemagne. Mais leur ensemble, dans une bonne école publique de Berlin, par exemple, laisse l'impression d'un enseignement primaire poussé à l'une des plus hautes puissances où il puisse être porté ; et chaque classe donne I l'idée d'un être à part, complet et actif, où il n'y a ni partie indépendante des autres ni partie morte. Que cet enseignement et cette, méthode combinés donI nent à l'enfant un vif sentiment de la vie et de l'union comI mune, de la solidarité de la classe à laquelle il appartient', c'est ce'qui n'est pas douteux. Il n'y est jamais traité à part, comme un personnage. Il est interrogé comme les autres, à l'improviste, soit qu'il lève la main pour demander la parole, soit qu'il ne la sollicite pas. Répond-il bien, il obtient rarement un mot d'approbation et sa récompense est de voir le maître passer instantanément à la question suivante. Répond-il mal, l'instituteur fait signe à un autre. Dans tous les cas, l'élève doit se rasseoir immédiatement après avoir parlé ; et bien que cette méthode tende à fondre l'individu dans l'ensemble et semble par là peu propre à surexciter les vanités personnelles, les élèves ont un sentiment assez vif de leur part de responsabilité pour qu'on en voie souvent, après avoir échoué dans une réponse, fondre en larmes en se rasseyant, ce dont personne d'ailleurs ne
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s'occupe.
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CHAPITRE V {suite et fin)
ÉCOLE PRIMAIRE
Le chant — Préparation des instituteurs comme maîtres de chant. — Gymnastique. — Ses rapports avec le service militaire. — Une revue de gymnastique. —Préparation des instituteurs et des institutrices comme maîtres de gymnastique. — Les punitions. — Les examens publics de la fin du semestre.
Si puissants que puissent être ces enseignements et cette méthode pour développer chez l'enfant le goût et le besoin d appartenir à un ensemble organisé, l'école allemande a encore d'autres moyens de grouper les écoliers et d'établir entre eux des liens communs. Ce penchant qui porte les Allemands à se réunir en sociétés où ils mettentleur plaisir et leur fierté, qui leur fait supporter si- facilement la règle dans une entreprise ou une œuvre commune ; ce trait caractéristique de leurrace auquel ils donnent tour à tour le nom de dévouement, d'amour, de fraternité, de fidélité allemande; cette disposition que toutes leurs chansons nationales célèbrent, comme si cette vertu n'était qu'à eux, l'école la cultive précisément par le chant. « Dans l'enseignement du chant, on fait alterner les cantiques et les chansons populaires. Le but est que chaque écolier puisse chanter avec justesse et sûreté, non seulement en chœur, mais seul, et qu'en sortant de l'école, il soit en solide pos-
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session d'un nombre suffisant de cantiques et de chants populaires et pénétré autant que possible du texte de ces derniers (l). » Je ne puis affirmer que chaque enfant, au sortir de l'école, soit vraiment en état de bien chanter seul ; il faut, pour y réussir, des dons naturels qu'aucune mesure administrative ne peut créer. Mais si l'organisation de l'enseignement musical n'a pas tout pouvoir sur les individus, elle peut, obtenir des ensembles satisfaisants dans chaque école, dans chaque classe même, et c'est là un des résultats les plus pleinement et les plus incontestablement acquis en Allemagne. L'enseignement de la musique dans l'enseignement primaire y est presque contemporain de l'enseignement primaire lui-même. Celui-ci n'a ' commencé en effet de se développer que par ses relations étroites avec l'Église réformée, et Luther avait dit, comme on sait, avec sa verdeur habituelle : « Je ne fais aucun cas d'un maître d'école qui ne sait pas la musique.» Le chant d'église ou cantique, appelé en allemand choral, tient encore une place importante sur le programme que nous venons de voir. Il est relativement facile à exécuter, car il ne comporte jamais qu'une seule partie. Les chants populaires en ont au contraire deux: ou trois. Ce dernier cas est rare, et je ne l'ai constaté que dans les écoles les plus complètes de Berlin. De bons pédagogues proscrivent cette musique trop compliquée et ne veulent pas entendre plus de deux parties à la fois (2). C'est la forme du chant que j'ai rencontrée partout, dans toutes les écoles, en Prusse comme en Saxe, en ville et à la campagne. Et partout j'ai été frappé de la justesse et de l'entrain 1. Allgemeine Bestimmungen du 15 oct. 1872. 2. Kehr, Praxis der Volkschule, p. 347.
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avec lequel les enfants chantaient, même sans accompagnement. Il est aisé de se convaincre qu'il ne s'agit pas là de morceaux d'apparat, appris sans intelligence et destinés à étonner une fois par hasard les profanes. Le répertoire est en effet fort étendu, et si vous paraissez prendre plaisir à écouter, on prend visiblement tant de plaisir à vous donner un concert, qu'il ne dépend que de vous de le faire durer longtemps. Les recueils de mélodies destinées aux écoles sont nombreux, mais se rencontrent nécessairement sur un certain nombre de sujets. Leur programme commun, le principe qui en dirige les choix, c'est qu'ils doivent embrasser toute la vie de l'enfant, en dehors aussi bien qu'au dedans de l'école (1). La plupart comprennent donc des chants sur les différents aspects de la nature, les saisons, les principales époques de l'année, la forêt, le fleuve et ordinairement le Rhin, que les Allemands appellent « le Père » et auquel la nation a voué une sorte de culte idolâtrique et mystique ; on y voit aussi différentes chansons patriotiques dont les unes sont traditionneUes, dont les autres sont faites en l'honneur du roi, de l'empereur, de la province où l'école est située ; il y a encore des hymnes au Seigneur, des chœurs de chasseurs, de voyageurs, de jeunes gens, etc., et même des chansons pour la gymnastique. Pour atteindre un résultat aussi élevé et aussi général, il est nécessaire que les instituteurs aient une bonne éducation musicale et que chacun d'eux constitue un chef d'orchestre passable dans le petit cercle qu'il a à diriger. Pour réaliser ces conditions, on exige d'abord certaines connaissances musicales assez étendues des candidats aux; écoles normales primaires. Chacun d'eux doit posséder par cœur vingt mélodies parmi les chants d'église ou les meilleures
1. Kahle ,Grundzitge..„ 2e partie, p. 163.
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chansons populaires. Il doit pouvoir chanter à première vue et déchiffrer de môme au piano des morceaux faciles. Le violon est le véritable instrument de l'enseignement musical. Seul, il permet d'avoir les élèves sous les yeux, pendant l'apprentissage et l'essai d'exécution d'un chant ; l'archet est tout placé dans la main pour se transformer en bâton de chef d'orchestre pendant les passages qui veulent être soutenus par le geste du maître et il s'abat de nouveau sur les cordes de l'instrument, dès que les voix ont besoin d'être ramenées dans le ton. Le candidat à l'école normale primaire doit être capable de jouer un peu du violon. Il doit avoir quelques connaissances élémentaires dans la théorie de la musique et de l'harmonie ; et comme, la plupart du temps, il est destiné à tenir l'orgue plus tard dans l'église de son village, cet instrument ne doit pas non plus lui être étranger. Dans l'école normale elle-même, ces premières connaissances sont reprises, suivant un programme étendu. Il est tenu compte sans doute des aptitudes personnelles de chaque élève ; mais ceux qui sont le mieux doués doivent être mis en état de jouer au piano les sonates de Mozart,'de Beethoven, de Haydn, et je sais par expérience que, dans certains cas, ce désir de l'administration ne demeure pas inaccompli. L'étude de l'orgue, du violon et de l'harmonie y est développée en proportion. Le futur instituteur apprend même qu'elle est la structure'de l'orgue, quels sont les soins à lui donner, et son éducation théorique s'étend à l'histoire delà musique. Celle-ci occupe au surplus, dans la vie allemande, publique ou sociale, une place tout à fait considérable. L'enseignement dont elle est l'objet à l'école primaire est tout à la fois un effet et une cause de la prédilection qu'on a pour elle partout. Si l'on veut bien considérer le long temps depuis lequel l'école encourage et fortifie le goût naturel de la musique en Allemagne et le condense
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pour ainsi dire dans des œuvres obligatoirement sues par cœur, on mesurera à quel point l'école a contribué à faire une vérité de ces mots : « les Allemands sont un peuple qui chante. » Comme je venais une fois visiter une école primaire, on m'introduisit d'abord dans un bâtiment couvert d'où j'entendais venir de fort jolies voix : c'était une division de jeunes filles qui avait leçon de gymnastique. Elles étaient placées par rang de taille et formaient d'abord une longue file qui marchait parfaitement au pas. Puis elles doublaient les rangs et se donnaient les mains deux à deux en les croisant. Le coup d'œil était fort gracieux. Sur un ordre de la maîtresse, qui commandait d'un ton fort bas et fort tranouille et suivait les exercices, un ouvrage à la main, toute la colonne exécutait, de deux en deux ou de quatre en quatre pas, un mouvement cadencé du cou-de-pied, ou un léger saut, ou une flexion, ou s'avançait à gauche, à droite, puis en avant : marche ponctuée par le bruit régulier de tous les pieds touchant en même temps le parquet et comme rythmée par ses balancements et ses va-et-vient continuels. Ainsi serpentait tout ce long cordon de jeunes filles, des plus petites aux plus grandes; puis tout à coup, elles étaient quatre de front, dédoublaient de nouveau les rangs, faisaient face à gauche, à droite, pivotaient, prenaient, des distances, exécutaient des mouvements des bras, des jambes, tête gauche, tête droite ; puis subitement eUes se prenaient par les mains et formaient des rondes et chantaient. C'était comme une sorte de canon que chaque ronde entamait successivement ; pendant un instant, toutes les voix résonnaient à la fois, puis chaque ronde s'éteignait tour à tour, jusqu'à la dernière, laissant vraiment à l'âme une impression profonde et ravissante.
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Cependant l'enseignement de la gymnastique, d'après les « Dispositions générales », n'est pas obligatoire pour les filles. Si on pousse si loin un enseignement qui est facultatif pour leur sexe, on peut imaginer aisément quels soins on donne et quelle importance on attache à la gymnastique des garçons. M. de Gossler, le ministre actuel de l'Instruction publique en Prusse, favorise d'une façon toute spéciale cet enseignement. On y distingue deux grandes catégories d'exercices ; les exercices d'ordre, les exercices aux agrès. Les premiers sont extrêmement développés par rapport aux seconds'; et les seconds mêmes, qui sont bien connus chez nous, prennent moins en Allemagne le caractère de tours de force acrobatiques, accessibles seulement au petit nombre. Ici encore, la pédagogie allemande cherche à ne point rompre l'unité du tout, et les exercices d'ordre se proposent expressément de former avec la jeunesse des ensembles disciplinés, cohérents, attentifs, obéissants, mobiles. Ces exercices constituent une préparation directe à l'état militaire. Beaucoup d'allemands remarquent avec aigreur que nous avons organisé chez nous des bataillons scolaires et les journaux en prennent texte pour nous accuser de ne respirer que « la revanche » ; il semblerait qu'à peine un petit Français peut-il se tenir sur ses jambes, nous ne songions qu'à lui mettre un fusil entre les bras en lui faisant prononcer contre nos voisins le serment d'Annibal. Mais personne n'ignore chez eux que l'école donne un enseignement gymnastique par où elle est, pourrait-on dire, l'école du soldat. Leurs publications sérieuses en font moins un mystère qu'un titre de gloire. « Sur ce terrain, dit Sander (i l'école et l'armée travaillent la main dans la main. » Et qui
1. Lexicon der Pùdagogik, art, Turnen, p. 488,
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pourrait dire ce que l'armée doit de discipline, de régularité, de précision dans les mouvements à ce fait que les femmes mêmes ont appris à marcher et à évoluer 'comme des soldats ? La gymnastique a pris en Prusse, après Iôna, l'incomparable élan qui lui a conquis l'école et qui a couvert le sol de l'Allemagne de sociétés toutes patriotiques et à demi militaires. Jahn eut la guerre comme inspiratrice immédiate et comme but prochain. Enfin, la dernière innovation importaDte dans la pédagogie de la gymnastique est celle du Wurtembergeois Jâger. Il donne aux enfants de lourds bâtons, qui jouent à peu près le même rôle que de petits fusils. Le but avoué est de préparer les jeunes garçons à devenir des défenseurs de la patrie (1). J'ai vu ce système appliqué à Berlin dans une jolie fête de gymnastique que nous appellerions une revue ou un festival. A la fin du semestre ou de l'année scolaire, tous les enfants des écoles publiques d'un même cercle sont réunis dans une de ces salles immenses de gymnastique, qui sont une des fiertés de la ville. Les parents, un nombreux public est convoqué et occupe les galeries de la salle. Les bustes de l'empereur et du prince impérial sont couronnés de laurier, et une multitude de drapeaux sont suspendus partout. Les enfants entrent, tambour en tête, se déploient, se divisent en escouades sous la conduite de moniteurs et obéissent aux ordres d'ensemble criés militairement par un commandant général. Les mouvements identiques des divisions multiples se mêlant sans se confondre et animées d'une agitation bien réglée, en un mot ce fourmillement organisé offre à vol d'oiseau un coup d'œil fort agréable et assez impressionnant ; la gymnastique donne aux habitants et aux enfants de tout le quartier une véritable fête, dans le meilleur sens du mot.
1. Kahle, Grundzùge... 2« partie, p. 177,
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Un des avantages de la prépondérance des exercices d'ordre sur les tours de force, c'est de permettre à tout instituteur et même à toute institutrice de devenir dans ces limites un bon maître de gymnastique. A cet effet, il y a à Berlin, sur les terrains de l'école normale primaire, un « établissement, pour la préparation des maîtres de gymnastique » (Turnlehrerbildungsanstalt). On y fait tous les ans pendant l'hiver un cours de six mois pour les instituteurs, et pendant l'été un cours de trois mois pour les institutrices qui désirent obtenir un brevet spécial pour cet enseignement (1). Après avoir suivi le cours, les candidats passent l'examen devant une commission composée de professeurs de cet établissement, d'un professeur d'anatomie et d'un membre désigné par le ministre de l'instruction publique. L'examen est théorique et pratique. L'épreuve théorique est successivement écrite et orale. L'épreuve écrite se compose d'un devoir dont le sujet est emprunté au domaine de la gymnastique. L'épreuve orale embrasse l'histoire, la méthode, la littérature, le langage de la gymnastique ; la description des agrès ; la connaissance du corps humain d'après sa construction et les manifestations de sa vie : le squelette comme appareil de mouvement, les articulations, les muscles, la peau et ses fonctions, le cœur, le sang, la lymphe, les poumons et la respiration, le système nerveux sensoriel et moteur, la digestion ; le candidat doit connaître encore les règles de l'hygiène et les premiers soins à donner en cas d'accident. Dans le cas où il n'est pas instituteur, il est interrogé sur les principes de l'éducation et de l'enseignement. L'épreuve pratique se divise en deux parties : une épreuve personnelle de gymnastique et une leçon d'essai. Il y a un
1. Sander, Lexicon der Padag. art. Turnkurse, le Centralblatt de 1881, p. 667, et la Circulaire du 15 mars 1877 dans le Centralblatt de 1877, p. 146. 5
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examen spécial pour obtenir un brevet de professeur de natation (1). Le programme qui concerne les institutrices, quoique un peu moins développé, est le même dans ses traits essentiels (2). En province, on organise pour les instituteurs des cours qui ont le même but, mais qui ne durent qu'un mois (3). Un dernier mot sur la tenue intérieure de l'école. Quels sont les moyens d'action de l'instituteur sur ses élèves? De quelles récompenses et de quelles punitions dispose-t-il? — Une donne pas de récompenses ; ou du moins, il n'y en a pas d'officiellement admises. Les pédagogues prétendent que l'élève ne fait que son devoir en travaillant bien et qu'il ne mérite par là aucun avantage., Quelques-uns ont proposé de mettre de temps à autre des notes favorables ou élogieuses dans le cahier de correspondance des meilleurs élèves ; mais l'avis qui prévaut, c'est qu'il n'en faut rien faire, parce que ce système est propre à développer la vanité. Quant aux punitions, elles sont de trois sortes : celles qui s'adressent à l'amour-propre, celles qui restreignent la liberté et enfin les châtiments corporels. Toutes doivent être employées avec modération, sous peine de devenir plus dangereuses qu'utiles. Ainsi le « banc des ânes » est proscrit ; mais j'ai vu des élèves, séparés pour un temps de leurs camarades, se tenir debout au milieu de la classe, etc., etc.. On peut retenir les élèves après que la leçon est terminée, mais les pensums risquent de les surcharger et de provoquer un travail hâtif et superficiel. Enfin, quand il faut en 1. Ordonnance de M. dePuttkammer, ministre, etc.,du 10 sept. 1880, voy. Heymanrische Prùfungs-Reglement. N 2. 8. à Berlin, chez Cari.; Heymann. 6= édit. 1883, p. 97. 2. Ordonnance de;M. Sydow, ministre, etc., du 21 août 1875, dans le même recueil, p. 100. 3. Sander. Lex. der Padag., art. Turnkurse.
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venir aux châtiments corporels, les Allemands, tout en prescrivant des précautions et des intentions « paterneUes », pensent qu'il faut les appliquer de manière à laisser une douleur sensible ; sans quoi, ce ne serait pas la peine de s'en seivir. Il est recommandé avant tout à l'instituteur de ne pas annoncer d'avance que tel acte répréhensible est passif de telle punition, afin de ne pas s'enchaîner lui-même et de garder sa pleine liberté d'action dans chaque cas. Les Allemands n'admettent pas que des peines et des récompenses soient fixées préalablement, de manière que l'enfant, en se mouvant sous leur atteinte, s'attire en quelque sorte administrativement la conséquence de ses actes. Ils ne veulent pas que le sort de l'élève résulte de l'organisation législative de l'école, mais que le législateur perpétuel y soit l'instituteur. Tout tend à faire vraiment de lui le maître de l'école et le point d'appui de son autorité est placé exclusivement dans son action personnelle. Dans les meilleures classes, l'entraînement de la leçon est souvent tel, que l'excitation de l'enseignement tient lieu de tout le reste. Mais souvent il est permis de trouver que la discipline est rude, un peu brutale et que la taloche y joue un trop grand rôle. Le bâton n'a pas entièrement disparu. Les Allemands sont d'ailleurs, à tous ces égards, infiniment moins délicats et sensibles que nous et n'attachent pas autant d'importance aux coups. D'autre part, j'ai vu dans certaines écoles des cas d'abandon et de laisser-aller. Comme il n'y a pas de récompenses, il n'y a pas de distributions de prix. EUes sont remplacées par des examens publics qui ont lieu à la fin de chaque semestre. Y est invité qui veut et particulièrement les parents des élèves. Les autorités scolaires y sont présentes. Dans les grandes et belles écoles des villes, l'examen a lieu dans la salle des ae-
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LA PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
tes, ou aula de l'école ; chaque classe y est amenée à son tour par son instituteur ou son institutrice. Les autorités sont assises à une grande table verte, les assistants prennent place de côté, sur des bancs et des chaises. Cbaque division a leçon à son tour, suivant l'ordre d'un programme qui est distribué au-public, et se retire pour faire place à la suivante. Dans les modestes écoles de village, les autorités se groupent autour de la chaire sur quelques chaises, et les braves gens, paysans ou paysannes, ces dernières souvent avec leur tricot, s'asseyent et se pressent sur les derniers bancs de l'école. Les travaux à l'aiguille sont exposés sur une table, tous les cahiers sont rassemblés pour qu'on puisse les feuilleter, apprécier les devoirs des élèves et l'exactitude du maître à les corriger. Celui-ci a reçu vingt-quatre heures à l'avance le sujet de sa leçon; il a ses élèves ordinaires ; il est donc placé dans les conditions habituelles de son enseignement. Le public s'intéresse surtout aux enfants et il admire volontiers leur savoir et leurs réponses. Quant aux autorités scolaires et aux instituteurs, leur attention et leur critique se portent moins sur les élèves que sur le maître. Il y a, après l'épreuve, une appréciation toute privée de la leçon par le directeur de l'école ou l'inspecteur du district, en présence du personnel enseignant seulement. Enfin, un rapport est fait et les notes qui sont données à l'instituteur sur sa méthode et l'état de sa classe vont prendre une place toute naturelle dans son dossier. L'effet de ces examens est surtout moral. Ils ont pour but d'intéresser le public à l'école, de stimuler le maître et les élèves et de provoquer un jugement éclairé de l'instituteur par ses supérieurs immédiats.
�CHAPITRE VI
L'ÉCOLE MOYENNE ET L'ÉCOLE DE PERFECTIONNEMENT
{Mittel und Fortbildungschide)
Les origines de l'école moyenne. — Son plan: — Son nom et son caractère. — Son trait distinctif. L'école de perfectionnement. — Ses deux formes : — en Saxe ; — à Berlin. — Détails sur une école du soir.
En dehors et à côté de l'école primaire, les circonstances ont produit en Allemagne d'autres écoles, non populaires, où lesfamillesdelapetitebourgeoisie et delà classemoyenne envoient leurs enfants. Elles portaient jadis différents noms : écoles bourgeoises, moyennes, rectorales, écoles supérieures de garçons ou écoles supérieures de ville ; tous ces noms, elles les ont officiellement gardés partout ailleurs qu'en Prusse, et là-même l'usage les leur conserve encore. Cependant M.Falk, pendant son ministère, a essayé de mettre un peu d'ordre dans cette diversité excessive et, sans effacer les différences, de faire graviter toutes ces institutions vers un type et un but communs. Il a publié pour elles un plan modèle ou normal et leur a donné le nom général d'Ecole moyenne. Cette réorganisation administrative fut provoquée par un mémoire du docteur Friedrich Hofmann, conseiller scolaire
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LA PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
de la ville de Berlin. Celui-ci avait été frappé de celait, que l'école primaire ne gardait ses élèves que jusqu'àl'âge de douze ou de quatorze ans et que les établissements d'enseignement secondaire ne relâchaient pas utilement les leurs avant dixhuit ans accomplis. Or il avait pensé que bien des familles, qui ne peuvent faire aux gymnases de si longs et si importants sacrifices,verraient volontiers leurs enfants poursuivre leurs études au delà des six classes de l'école primaire ; qu'il y avait place par conséquent pour un enseignement dont les cours prendraient fin entre ces deux limites et que la date précise était tout naturellement marquée par la confirmation,qui est reçue à l'âge de quinze ans environ dans les pays protestants. Il avait en conséquence préparé un programme de neuf années de cours, qui prenait les enfants à six ans, comme l'école primaire, et, les occupait jusqu'à quinze ans accomplis (1). A l'épreuve, cette conception rencontra de vives difficultés à cause d'une circonstance qui influe en Allemagne sur toute organisation pédagogique, sans être du même ordre : c'est le volontariat d'un an. Le droit d'y être admis résulte, dans ce pays, non pas d'un examen spécial, mais d'un diplôme d'études délivré par les établissements auxquels ce pouvoir est reconnu. S'il vient d'un « gymnase » ou lycée, le volontaire d'un an doit être au moins en possession d'un certificat attestant qu'il a satisfait aux examens de sortie de la seconde. Attacher les mêmes privilèges au certificat de sortie de l'école moyenne, c'était dépeupler en grande partie les classes du gymnase (2), et si l'auteur du projet voyait avec joie cet établissement supérieur débarrassé par là d'un poids mort qu'il considérait comme funeste à la fois à l'insti1. Schneider, Volkschulwesen, etc., p. 90-91 et 120. 2. Schneider, Volkschulwesen..., p. 93-94.
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tution et aux élèves,il est probable que d'autres pédagogues eurent d'excellentes raisons pour n'être pas de son avis. On ne voulut pas admettre l'équivalence d'instruction entre l'école moyenne projetée et les classes du gymnase jusqu'à la seconde. On craignit d'abaisser le niveau de l'intelligence des officiers de réserve, recrutés parmi les volontaires d'un an (1), et peut-être eut-on peur aussi d'ouvrir trop largement les portes du volontariat, d'y appeler par suite un courant trop fort de jeunes gens et de l'encombrer. Cette porte de sortie essentielle lui étant fermée, l'école moyenne à neuf classes cessait d'être une organisation vivace. Plutôt que d'y maintenir leurs enfants sans but pratique, la plupart des familles préféreraient les retirer ; le plus petit nombre de celles qui visent à la conquête du volontariat d'un an n'auraient pas le cboix et devraient nécessairement s'adresser à un gymnase. Dans ces conditions, l'école moyenne ne pouvait que rester à peu près ce qu'elle avait été jusqu'alors sous ses divers noms, un enseignement primaire un peu plus développé que l'autre, ne contenant pas en lui-même un degré de culture beaucoup plus élevé et ne se déroulant pas parallèlement à l'enseignement secondaire ; capable de lui servir tout au plus, dans certains cas, de vestibule et de préparation. On dut se contenter de tracer le plan d'un cours de six années, comme pour l'école primaire, et le cours de neuf années préparé par le docteur Hofmann ne représente plus guère qu'une conception pédagogique. Voici le plan d'études minimum d'une école moyenne à six classes, d'après le tableau officiel (S) :
1. Schneider, Volkschulwesen..., p. 97.. 2. Schneider, Volkschulwesen.;., p. 119. Les chiffres les plus bas sont ceux des hautes classes, et inversement.
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LA PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
Objets d'enseignement
I 2
II 2 6 3 2 2 2 2 2 5 2 2 2 32
III 2 8 3 2 2 2 2 5 2 2 2 32
IV 3 12 5
V 3 12 5
VI
Allemand ^j^g
j
6
E
12 5
] : ;
4 3 3 2 s3 2 2 5 2 2 2 32
Histoire naturelle.... Physique (chimie) . . .
2
2 2 2 28
2 2 24
2 24
Nombre
d'heures par
Ce qui frappe immédiatement, à l'inspection de ce plan, c'est sa ressemblance avec celui d'une école primaire complète. Les objets d'enseignement y sont tous les mêmes, à une exception près. Seulement les instructions ministérielles qui les concernent, entrent dans des détails explicites sur la marche à suivre dans chaque classe et elles prescrivent que le matériel d'enseignement réponde à toutes les exigences. Je n'analyserai pas ce document, car les observations que j'ai faites à propos de l'école primaire s'appliquent tout aussi bien, la plupart du temps, à l'école moyenne. La quasi-identité des deux institutions ressort clairement de ce fait, que le ministre autorise l'école primaire complète à travailler dans ses classes supérieures d'après le plan d'études de l'école moyenne (1). Celle-ci- ne mérite donc son nom qu'autant qu'on ne le prend pas dans un sens étroit et précis. On pourrait supposer qu'il s'agit d'une institution occupant uniquement la
1. Circulaire du 19 mars 1873. Centralblatt de 1873, p.231-232.
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l
région moyenne comprise entre le point où finit l'enseignement primaire et celui où commence le gymnase, d'un cours intermédiaire entre les études élémentaires de l'enfant et celles de l'adolescent. Cette région, l'école moyenne tâche, en effet, de s'y étendre ; mais la plus grande partie de son I domaineestl'enseignement primaire lui-même. Elle s'efforce 'de conduire son élève jusqu'au seuil des études de l'adolescence, mais son premier devoir et ce qui reste le plus clair de sa tâche, c'est de l'accueillir tout enfant, dès l'âge de six I ans où la loi le lui amène. Si malgré ce développement surtout élémentaire, on l'appelle encore moyenne, c'est qu'elle représente une conception pédagogique moyenne entre l'enseignement primaire renfermé enlui-même et l'enseignement secondaire strictement limité par en bas. Elle comble tant bien que mal la lacune laissée entre eux et rejoint de son mieux le second, mais ce n'est qu'après avoir absorbé complètement le premier. Plutôt qu'école moyenne, on serait tenté de la nommer : école des classes moyennes. Ce sont elles qui l'ont faite et c'est la nature qui avait parlé, quand on lui avait donné le titre d'école bourgeoise. Son caractère distinctif, si on considère les éléments sociaux qu'elle renferme, c'est d'avoir la clientèle de la bourgeoisie. Le sentiment de l'égalité n'existe guère en Allemagne, et les familles qui peuvent payer aisément un prix d'écolage supérieur à celui de l'école populaire ont instinctivement séparé leurs enfants de ceux des prolétaires et des pauvres. Le ministre dit lui-même (1) qu'il a eu en vue la classe moyenne en s'occupant de l'école moyenne. Quant à son caractère distinctif extérieur, c'est de comporter l'enseignement d'une langue autre que l'allemand. Ce trait essentiel la fait discerner à première vue parmi les
1. Même circulaire, ibid.
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LA PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
écoles primaires, auxquelles elle ressemble si parfaitement sous tant d'autres rapports. Sur le plan modèle, cette langue est le français. On y ajoute l'anglais, quand cela est possi. ble. Mais l'étude de l'une des deux langues au moins est obligatoire (1). Quand on ne peut enseigner que l'une d'elles, l'anglais prend le pas seulement dans des circonstances et par des motifs tout exceptionnels (2). Les Allemands ne lui accordent pas beaucoup de valeur pédagogique et ils en reconnaissent, au contraire, une grande au français. Le résultat qu'on se propose est marqué en ces termes : une prononciation correcte, une orthographe sûre, la capacité de lire de la prose facile couramment et sans dictionnaire, d'écrire convenablement une lettre et de se tirer d'affaire dans les relations ordinaires de la vie. Si l'école a plus de six classes, l'élève doit aborder les poètes, l'histoire de la littérature, et atteindre une sûreté plus grande encore dans la conversation et la correspondance. Ce but est élevé, mais on ne l'atteint pas. Enfin l'école moyenne enseigne souvent les éléments du latin à ses élèves ; elle cherche à leur faciliter par là l'entrée dans les gymnases. L'administration n'a pas le désir de supprimer toutes les variétés d'écoles moyennes et de les étendre toutes mécaniquement sur le lit de Procuste d'un plan unique. Elle admet que, dans un centre agricole de la Poméranie, les besoins locaux peuvent provoquer des arrangements autres que dans un district où règne l'industrie du fer ou de la laine (3). 1. Schneider, Volkschulwesen..., p. 116. 2. Ibid., p. 96. 3. Ibid., p. 99.— De tout ce qui précède, il ressort qu'il ne
faudrait pas faire une assimilation trop complète entre l'école moyenne et notre enseignement primaire supérieur. Celui-ci, tel qu'il a été organisé par le décret du 15 janvier 1881 (voy. Pichard, Code de l'instruction primaire, chez Hachette, 1882,p. 362), comporte tout simplement une ou deux années d'études continuant
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Aucun partisan décidé de l'instruction populaire n'imagine qu'on ait assez fait pour elle et qu'on lui ait donné des organes suffisants, quand on l'a dotée de bonnes écoles primaires. Celles-ci ne reçoivent que les enfants et elles les renvoient bientôt ; et combien de choses doivent-elles s'interdire de mettre sur leur programme, sous peine de mal étreindre les objets trop étendus qu'elles voudraient embrasser ! Elles provoquent donc plutôt qu'elles n'excluent d'autres formes d'enseignement. Elles appellent, comme un complément même de leur œuvre, des cours qui empêchent cette œuvre de s'effacer, l'affermissent où elle a réussi, la reprennent où elle a échoué, en un mot qui la continuent. D'autre part, la place reste libre à des enseignements nouveaux, en rapport avec les besoins intellectuels et industriels de chaque milieu. De là deux ordres de cours que prévoit la circulaire de M. Falk, relative à l'organisation des écoles de perfectionnement : les uns, formant la division inférieure, doivent reprendre toutes les matières de l'école primaire, à l'exception de la religion ; les autres, formant la division supérieure, doivent varier suivant l'industrie des divers pays et avoir trait aux métiers qu'on y exerce (l). Ces deux ordres de cours peuvent subsister indépendamment, chacun de son côté. On conçoit une organisation qui ne se propose que de faire des hommes, en complétant l'instruction primaire. On en conçoit une autre qui n'ait pour but que de préparer de bons ouvriers à l'activité industrielle et commerciale d'une région. Ces deux conceptions de
celles de l'école. Il n'y est question d'aucune autre langue que le français. C'est moins la conception d'une « école bourgeoise » que d'une école de perfectionnement. 1. Circulaire du 14 juillet 1884; Schneider, Volkschuhvesen,...
p. 293.
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LA PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
l'école de perfectionnement ont toutefois une tendance si évidente à se compléter l'une l'autre, que leur réunion sous un même titre, est jusqu'à un certain point justifiée. On peut dire seulement que la forme de cette école,où prédomine la continuation de l'enseignement primaire, est d'utilité générale et convient à tous les pays ; celle où prédominent les cours pratiques est nécessairement subordonnée à des circonstances particulières. Sous sa première forme, l'école de perfectionnement a trouvé des protecteurs plus empressés dans les petits Etats de l'Allemagne que dans la Prusse même. La Saxe, le duché de Bade,la Hesse,les principautés de Saxe-Weimar, de SaxeGotha,de Saxe-Meiningen,etc.,ont décrété pour elle l'obligation (1). LaSaxe, par exemple, étend cette obligation de quatorzeà dix-sept ans(2). Les coursdoivent durer de deux à six heures par semaine, et ils ont lieu le dimanche ou le soir des jours ouvrables (3). Ils ont pour objet exprès le développement de la culture générale acquise à l'école primaire (4). Ils peuvent être unis, il est vrai, avec un enseignement industriel, agricole, commercial ; mais ils constituent la partie essentielle, indispensable du programme; le reste n'en est que la partie accidenteUe (5). Sous sa seconde forme, c'est-à-dire conçue comme un ensemble de cours surtout pratiques, l'école de perfectionnement a son terrain naturel dans les villes ; et plus les villes sont grandes, populeuses, commerçantes, industrielles, plus il semble que cette institution y trouve de raisons d'être et de prospérer. Ce que Berlin offre en ce genre
1. Sander, Lexicon der Pâdagogik, art. Fortbildungschulen. 2. Jurist-Handbibliotek, Band 28, à Dresde, chez Meinhold, 1882, p. 27. 3. Ibid, p. 89. 4. Ibid, p. 89, 175, 437-444. 5. Ibid, p. 90.
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est digne de tout intérêt. Il a huit écoles de perfectionnement ; mais la plus nombreuse est celle que M. le recteur Paulick a fondée en 1877 et par laquelle il a plus ou moins donné, si je ne me trompe, le branle à toutes les autres. M. Paulick est directeur d'un groupe scolaire et c'est dans les bâtiments de ce groupe qu'ont lieu, le soir, les cours d'adultes. Ceux-ci, à la vérité, ne peuvent pas s'asseoir dans les petits bancs adaptés à la taille des enfants de six ans, mais on se sert des hautes classes, de la salle des actes (aula) et du bâtiment de gymnastique, où on fait le cours de modelage. De 7 heures à 9 heures et demie, l'institution est en pleine activité et tout est éclairé au gaz, comme dans une usine pour le travail de nuit. M. le recteur Paulick est un enthousiaste de son œuvre. Petit, un peu gros, avec une figure toute militaire, les cheveux ras et la moustache broussailleuse, il est d'un abord assez calme, comme tous les Prussiens. Mais dès qu'on lui parle de l'école de perfectionnement, il s'anime, se livre davantage, et dans sa pupille extraordinairement petite s'allume un rayon perçant que vient tempérer une larme, à peine arrêtée au bord de la paupière. Avec l'école ainsi entendue, il ne veut entreprendre rien de moins que'd'assainir l'Allemagne, régénérer la Russie, en extirper le nihilisme, réconcilier tous les peuples. Il raconte comment il a dû, au commencement, recruter lui-même ses élèves, aller les chercher un à un dans les ateliers, les convaincre, les amener, les attacher. Aujourd'hui les plus hauts personnages viennent à lui. Le prince impérial lui parle familièrement, assiste longuement aux cours, distingue les meilleurs ouvriers. Les grands-ducs de Russie l'ont visité. 11 a vu dans son école des représentants de tous les pays de la terre, jusqu'à des Japonais ; et les chefs d'usine viennent lui demander des plans pour leurs écoles du soir.
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Quand l'heure sonne, on voit arriver de tous les quartiers de Berlin, même des plus éloignés, des hommes de tous les âges et de toutes les conditions. Patrons, ouvriers, apprentis, ils appartiennent à 126 professions différentes, forment un total de 2.487 inscrits et viennent chercher un complément à l'instruction qu'ils ont reçue dans les établissements les plus divers, gymnases, écoles réaies, écoles industrielles, ■écoles étrangères, écoles moyennes, écoles communales, écoles de campagne. Ils prennent ensemble 5.011 inscriptions et leur zèle est si grand que les cas de présence sont ■de 88 p. 100. Les cours d'enseignement primaire sont gratuits, mais les autres coûtent 4 marcs par semestre. Ils comprennent l'allemand, le français, l'anglais, le calcul, le •calcul technique, les mathématiques, le dessin (divisé en dessin technique, dessin linéaire, dessin d'ornementation, ■dessin d'après la bosse), le modelage, la tenue des livres, la physique, soit en tout dix matières principales d'enseignement. Chacune, autant qu'elle le comporte, est l'objet d'un cours inférieur, moyen et supérieur. Chaque cours à son tour, quand le nombre des inscrits l'exige, est [dédoublé et divisé en classes distinctes, suivant l'âge et la force des élèves. L'allemand a 12 classes, le français 6, l'anglais 3, le •calcul 8, le calcul technique 4, les mathématiques 4. Sous la rubrique commune de dessin technique, les ébénistes et les faiseurs d'instruments forment une classe, les ferblantiers et les serruriers une autre, les ciseleurs, graveurs, etc., une troisième. Le dessin donne en tout 20 classes. Le modelage donne 4 classes, dont 3 appartiennent aux sculpteurs ■et aux ferblantiers, une aux ciseleurs et aux graveurs. La tenue des livres fournit 6 classes, la physique 2. Il y en a ■69 en tout. A la tête de ces 69 classes sont 56 professeurs payés en partie par le produit des 5.0U inscriptions, en partie par des subventions publiques ou privées. Parmi eux,
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28 ont fait leurs études académiques, c'est-à-dire sont anciens élèves des Universités. Les leçons de dessin et de modelage sont données par quelques-uns des premiers artistes de Berlin. A l'école est joint un bureau de placement, qui rend les plus grands services aux adhérents et qui est pour l'institution même une garantie de leur assiduité et de leur application. L'établissement se tient en rapports avec ses similaires, non seulement en Europe, mais en Amérique, et il donne à ses émigrants des certificats et des recommandations pour l'Autriche, pour la Belgique, pour Chicago, etc-> Ceux-ci, dès qu'ils arrivent, trouvent un centre analogue à celui qu'ils ont quitté, sont accueillis, aidés, pourvus d'ouvrage. Sortis de tous les corps de métiers, suivis ainsi jusqu'au bout du monde par une protection directe qui les relie à leur pays, et pénétrant dans les régions les plus commerciales de leur milieu nouveau, il n'y a pas de! doute qu'ils contribuent pour leur part à donner aux affaires de l'Allemagne l'élan extraordinaire qu'elles prennent de jour en jour. Voilà ce qu'a fait M. le recteur Paulick. On a vu plus haut ce qu'il dit. Il ne peut assez se louer de la marche et de l'importance de son école ; il 'est ému, touché du courage et de la bonne volonté de ces artisans qui, après une lourde journée de travail, font une longue route pour donner encore leur soirée à l'étude; il est enchanté et fier de ses professeurs. Cependant, sur un point,'la supériorité des Français le surprend. 11 ne peut obtenir dans ses classes le dessin souple, élégant, plein d'imagination, qui distingue nos meilleurs ouvriers. Quand je l'ai vu, il se proposait de visiter nos écoles de Paris et de Lyon pour y étudier nos méthodes. Ce qu'il ne réussira pas, je l'espère, à transplanter sur les bords de la Sprée, c'est l'instinct artistique de nos Français.
�CHAPITRE VII
PRÉPARATION PÉDAGOGIQUE DES MAITRES
Les écoles normales primaires, ou séminaires. — Leur recrutement — Leur programme. — Ce qu'elles enseignent de pédagogie. — Détails de l'organisation intérieure. — Examens divers des maîtres dans l'ordre de l'enseignement primaire et moyen. —Zèle des instituteurs. — Leurs doléances.
Après avoir examiné les diverses formes de l'enseignement élémentaire, le moment est venu de rechercher comment on lui procure des maîtres. Le recrutement des instituteurs se fait, en Prusse, par des écoles normales primaires, qui portent le nom de séminaires. Les candidats doivent avoir dix-sept ans au moins et ne peuvent en avoir plus de vingt-quatre. Comme les écoles primaires comportent seulement six années de cours et conservent tout au plus leurs élèves, ainsi que nous l'avons dit, jusqu'à l'âge de quatorze ans, il y a entre l'école primaire et l'école normale primaire une lacune de trois années dont les inconvénients sont visibles. En Saxe, on a résolument supprimé cette lacune. On donne aux séminaires six années de cours, dont la première fait immédiatement suite aux études de l'école,'en sorte que le séminaire reçoit directement la sève de l'enseignement primaire, sans la laisser se perdre. Cette longue période d'études les met toutes au large ; et on a pu ajouter sur le programme, à celles qui sont nécessaires, celles qui sont le
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luxe de l'instruction chez un instituteur. C'est ainsi que le séminaire saxon distribue chaque semaine, dans ses six classes, un total de 27 heures de leçons de latin obligatoires, et> pour trois classes, un total de 5 heures de leçons facultatives de sténographie (l). Malgré l'éclat d'un tel exemple, la Prusse ne s'est pas décidée à faire un pas aussi décisif. Une telle organisation, si parfaite qu'elle paraisse, laisse place à quelques doutes sur son excellence. Elle est évidemment plus propre à assurer le recrutement du corps des instituteurs qu'àlui ménager exclusivement l'appoint des vocations réelles. Quelque forme que puisse avoir l'internat en Allemagne, on peut se demander s'il est bien convenable de prendre des enfants à quatorze ans et de ne les rendre au monde que six ans après, déjà instituteurs. Il semble que le jeune homme qui sollicite son internement à quinze ans, trois années après l'âge extrême où il soit permis de fréquenter l'école primaire, se fait une idée beaucoup çlus exacte de la voie où il s'engage et arrête avec une décision beaucoup plus éclairée le choix de sa profession future. D'autre part, si le séminaire a six classes et que chaque promotion soit de 25 élèves, on se trouve en présence d'un total de 150 jeunes gens. Lorsque les classes sont dédoublées et accueillent des promotions plus nombreuses, ce qui arrive souvent, le total des élèves présents en même temps au séminaire devient considérable ; et j'ai vu des directeurs qui se plaignaient qu'en ce cas, ni leur influence, ni. celle des professeurs ne fût suffisante, dans un genre d'établissements où l'action personnelle du maître sur chacun des élèves doit jouer un rôle si bienfaisant. La Prusse n'a donc pu se résoudre à adopter sur ce point une organisation générale. Elle continue à demander le rei. Sender. Lexic. d. Pàdagog. art. Seminar.
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LA.
PÉDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
crutement des séminaires à diverses sources. Parmi ces établissements, quelques-uns ont pris le parti de s'étendre du côté de l'école primaire par une école préparatoire qui, en fait, répond assez exactement aux classes inférieures du séminaire saxon. « L'enseignement y embrasse les mêmes matières qu'au séminaire, à l'exception de la pédagogie et des exercices pratiques (I). »En élevant, d'autre part,l'école annexe au niveau d'une école moyenne qui peut avoir jusqu'à neuf classes, on arrive à combler, et au delà, le vide constaté d'abord entre l'école et l'école normale. Tel est le cas,par exemple,pour le séminaire royal d'instituteurs delà ville de Berlin (2). Dans des milieux moins favorisés, l'école moyenne, à elle seule, fournit un moyen de transition suffisant. Enfin les séminaires ne dédaignent pas d'accueillir, et avec raison, ce me semble, les candidats qui n'ont pu ou voulu compter que sur leurs efforts personnels,ou ceux qui, nés à la campagne et ne pouvant s'éloigner de leur famille, ont demandé à l'instituteur de leur pays, jusqu'au jour de l'épreuve, les directions dont ils avaient besoin (3). L'examen d'entrée a lieu devant le corps des professeurs du séminaire, formé à cet effet en commission. Une première épreuve écrite est éliminatoire. La seconde épreuve est orale. Elle porte sur les mêmes objets d'enseignement que le programme de l'école primaire. Le cercle des •questions est seulement un peu étendu. On demande au candidat les éléments de la chimie. On a aussi, pour la musique, des exigences toutes particulières,que j'ai déjà eu l'oc1. Sclmltze, Nachrichten ilber das Konigliche Seminar fur Stadtschullehrer in Berlin, à Berlin, chez Dreyer, 1881, p.155. 2. Ibid., particulièrement de 50 à 81, et de 147 a 157. Dans ce cas, les inconvénients relatifs au grand nombre des élèves reparaissent dans une certaine mesure. 3. Schneider, Volkschulwesen..., p. 131.
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casion de signaler (1). La gymnastique n'est pas oubliée (2). A l'intérieur du séminaire (3), je n'examinerai pas chacune des branches d'enseignement que présentent les cours. Nous y trouverions une fois de plus le programme de l'école primaire, le seul possible et celui que le bon sens indique comme devant être constamment repris,élargi et affermi.Le niveau seul peut en être relevé et les limites étendues ; ni le fonds ni la forme n'en peuvent changer. Il va de soi, en effet, que l'école normale primaire doit apprendre à fond à ses élèves ce qu'ils auront à enseigner dans l'école primaire; et les « Dispositions générales » ajoutent fort sagement : « L'enseignement que les séminaristes reçoivent, « doit être,dans sa forme, un modèle de celui qu'ils auront « plus tard à donner, comme instituteurs. » De là les prescriptions suivantes : « II faut exiger la cor« rection, aussi bien dans l'exposition du sujet par le maî« tre que dans sa reproduction orale ou écrite par l'écolier. « Il est également interdit et au maître de dicter, et au sé« minariste d'écrire pendant la leçon. Un court manuel doit, « autant que possible, servir de base à chaque objet d'en« seignement. Le maître donne partout, conjointement au « fonds, les secrets de la méthode et prépare ses élèves à « en faire l'application personnelle. Dans toutes les classes « et non seulement dans les classes d'allemand, les sé« minaristes sont exercés à reproduire d'une manière « libre et conséquente à la fois le savoir qu'ils se sont assi« milé ». Le plan d'études offre cependant deux objets d'enseigne1. Voy. Ghap. V. 2. V. les Disp. gén. du 15 oct. 1872, chapitre de la formation des instituteurs. 3. Pour toute la suite, voy. ibid, chap. de l'enseignement dans les séminaires : Lehrordnung.
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ment que l'école primaire n'a pas : l'un est une langue étrangère, l'autre est la pédagogie. Le premier n'est que facultatif. C'est la langue française qui, en règle générale, doit être choisie. Dans certains cas exceptionnels, on peut adopter l'anglais ou le latin. On ne permet cette étude qu'à ceux des élèves qui en possèdent déjà les éléments ou qui montrent des dispositions toutes particulières. Cet enseignement est distribué dans trois cours, dont les deux inférieurs reçoivent chacun trois heures de leçon par semaine et le supérieur deux,heures. Les élèves y sont répartis d'après leur force, et non d'après leur année de promotion. En pédagogie, les élèves de la troisième classe ont deux heures de leçon par semaine. Ils doivent, dans cette première année, apprendre ce qu'il y a d'essentiel dans l'histoire de cette science; la biographie des hommes les plus remarquables, les périodes les plus mouvementées, les améliorations les plus intéressantes et les plus fécondes leur sont présentées en tableaux. On les initie en même temps aux œuvres principales de la littérature pédagogique, surtout depuis la Réformation. On y choisit des lectures,de manière à pouvoir y rattacher la discussion de quelque problème d'éducation. Il s'agit de mettre les élèves en état de comprendre par eux-mêmes ce qu'ils pourront lire par la suite dans cet ordre d'idées. Je copie brièvement les noms et les rubriques qui devront, après ces premières études, leur rappeler des époques ou des doctrines ; l'éducation chez les Grecs, à Sparte, à Athènes; Socrate;:— opposition du principe chrétien et du principe antique de l'éducation; écoles de catéchètes, Augustin;—Boniface, les écoles claustrales;— Charlemagne, Alcuin, Rhabanus Maurus ; — les Croisades et la civilisation ;— Th. Platter;— Luther;—Trotzendorf ; — la guerre de Trente ans et son influence sur
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l'état de l'instruction publique ; Comenius ; — le piétisme, avec Spener et Francke; — Rousseau et l'Emile; — les philanthropistes, Salzmann et Campe-Rochow;—Frédéric le Grand; — Pestalozzi;—Iahn,Harnisch, Dinter et Diesterweg. Dans la seconde classe, deux heures de chaque semaine sont encore attribuées à la pédagogie. Le but est maintenant d'apprendre la théorie de l'enseignement et de l'éducation. Pour cela, il y a quelques connaissances de logique et de psychologie qui sont nécessaires; mais elles ne doivent pas être présentées d'une manière abstraite et dogmatique. «" L'enseignement prend une forme élémentaire ; il « fait ressortir les lois et les phénomènes psychologiques « d'une série d'observations analogues tirées du domaine « d'expérience des élèves, et il joint immédiatement à cette « connaissance des indications sur la manière de tirer parti « du savoir théorique au point de vue de l'enseignement « pratique. » Le programme comprend un cours sommaire sur la distinction du corps, de l'âme et de l'esprit, les soins du corps, les facultés de l'âme, les phénomènes de la sensibilité, les opérations de l'entendement, la vie du sentiment et de la volonté, le développement du cœur et de la moralité. On passe ensuite à la théorie de l'enseignement; on en définit l'essence, on en détermine la matière, les résultats formels et matériels. Quelles doivent être, dans l'école, les formes de l'enseignement? Comment le maître doit-il montrer, parler, questionner, diviser, expliquer, résumer, développer? Que penser des leçons, des exercices, des devoirs des élèves? Quel est le rapport de l'enseignement et de l'éducation? Et celle-ci, à son tour, comment le christianisme la conçoit-il? Que doitelle à l'action personnelle du maître? Quels sont, sur la volonté, les effets de l'accoutumance, de la discipline, de l'obéissance?
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Dans la première classe, deux heures par semaine, on expose l'histoire de l'école depuis 1848 et, pur suite, toutes les particularités actuelles de la profession d'instituteur. Une troisième heure est employée aux exercices pratiques de l'élève dans l'école annexe. Un professeur assiste toujours à ces essais et l'élève discute avec lui, ainsi qu'avec le directeur, des questions intéressant l'enseignement et la discipline dans cette même école. TeUes sont les directions que reçoit l'élève. Mais on fait une large part à son initiative individuelle. La condition de tout effort et de tout progrès pour lui, c'est d'avoir à sa disposition une bonne bibliothèque. On s'efforce d'élever celle du séminaire à la hauteur de tous les besoins du personnel. Elle doit contenir les œuvres des auteurs classiques, des plus grands poètes et de quelques-uns des meilleurs parmi les écrivains contamporains ; les ouvrages originaux qui ont fait époque dans l'histoire de la pédagogie ; les publications modèles destinées à la jeunesse depuis un siècle environ ; enfin des exemplaires des livres de classe et de vulgarisation les plus répandus et les mieux faits. On donne aux séminaristes toute occasion et toute facilité de s'assembler par groupes ou de se réunir tous ensemble, soit pour des lectures en commun le dimanche soir, soit pour des exercices musicaux, soit qu'ils veuillent, dans des excursions botaniques, échanger et accroître mutuellement leurs connaissances. Détail assez curieux : une fois par mois au moins, l'enseignement est entièrement .suspendu pendant un plein jour de semaine. On prétend par là donner exceptionnellement aux élèves le temps nécessaire à une occupation personnelle et suivie, et sous aucun prétexte les professeurs ne peuvent se permettre de restreindre, par des tâches extraordinaires la liberté de cette journée, qui doit être exempte de tout souci. Il n'y a pas de maîtres d'études
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dans la maison. Un des professeurs exerce la surveillance générale, et les plus âgés d'entre les élèves ont sur les plus jeunes une sorte d'autorité qui les associe au maintien du bon ordre. Il paraît que la discipline, nullement tracassière d'ailleurs, est très bonne. Les élèves sortent librement tous les jours de l'enceinte du séminaire. A la fin de leur temps d'école, les séminaristes se présentent à un examen, dont une des épreuves consiste dans une leçon d'essai. Mais, par une disposition assez singulière, ils ne sont nommés ensuite qu'à titre provisoire (1). Après deux ans au plus tôt, après cinq ans au plus tard, ils doivent conquérir dans un second examen leur nomination définitive. On veut vraisemblablement s'assurer, par ces dispositions, que les cours de l'école normale ont laissé dans l'esprit de l'instituteur des traces durables. Il remplit déjà depuis quelque temps sa place; on sait comment il s'acquitte des devoirs de sa profession et on juge sans doute qu'au moment où les enseignements de la pratique sont venus se joindre pour lui à ceux d'une éducation théorique encore fraîche, il est au point de son développement intellectuel le plus favorable pour obtenir la consécration de ses titres. Le second examen ne diffère pas sensiblement du premier; il comprend des épreuves écrites sur des sujets de religion et de pédagogie, une leçon pratique et des questions orales. Lorsque les candidats ont subi l'examen avec un succès particulier et qu'ils ont reçu une bonne note pour l'une des langues facultatives, ils reçoivent le droit d'enseigner dans les classes inférieures des écoles moyennes et des écoles supérieuresde filles.
1. Pour ceci et la suite, voy. les Disp. gén. du 15 oct. 1872,art. Prilfungen der Volkschullehrer.
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Pour enseigner dans les classes supérieures de ces deux sortes d'écoles, il faut avoir passé un autre examen spécial (1). Ici les instituteurs n'ont pas à lutter seulement entre eux; les ecclésiastiques et les jeunes gens qu'on appelle candidats de théologie ou de philologie, c'est-à-dire ceux qui ont étudié pendant trois ans ces sciences à l'université, sont également admis à se présenter. La commission d'examen commence par indiquer au candidat un sujet qu'il a six semaines pour traiter; au bout de ce temps, il remet son travail, en y joignant l'assurance de n'avoir employé, pour le préparer, que des moyens légitimes. L'épreuve écrite comprend un devoir pédagogique, un thème et une version dans la langue pour laquelle le candidat veut se faire qualifier ; l'usage du dictionnaire est autorisé ; — enfin un devoir au choix en religion, en histoire, en mathématiques ou en physique. Il est donc permis jusqu'à un certain point de se spécialiser déjà, d'indiquer une préférence pour une branche d'enseignement ; et cette indication n'est pas perdue plus tard.pourles directeurs d'école, quand ils ont à répartir les divers enseignements entre les différents professeurs dont ils disposent. Il y a, comme dans les examens précédents, une épreuve pratique et une épreuve orale ; on exige des connaissances détaillées et raisonnées dans l'histoire et la théorie de la pédagogie. En dehors de la langue étrangère qu'on doit savoir, il faut posséder les éléments du latin. Un dernier examen est celui du rectorat (2). Il permet de devenir directeur de séminaire, professeur de séminaire, principal des établissements publics préparatoires aux séminaires, recteur d'école moyenne ou d'école supérieure de
1. Voy. Disp. gèn., art. Prilfungen der Lehrer an Miitelschulen. 2. Ibid., art. Prilfungen der Rectoren.
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i filles, directeur d'écoles privées ayant le caractère d'écoles
ces distingués ont pu seuls parfois tenir lieu, de cette épreuve. Il faut, pour la subir, avoir surmonté la précédente ou être dispensé de cette condition préalable en vertu de | mérites particuliers. Les candidats traitent en huit semaines | un sujet de pédagogie, qu'ils reçoivent de la commission d'examen. A l'examen oral, ils sont encore interrogés sur cette science, qu'ils doivent connaître à fond. i Telles sont les portes qui s'ouvrent devant l'instituteur et qui lui permettent d'espérer l'amélioration de son sort ; tels sont les degrés où il lui est loisible de s'élever, dans la me sure de ses facultés et de son travail. D'autre part, on a créé un nombre assez considérable de places d'inspecteurs. L'inspection appartenait jadis de droit au clergé; on en demande maintenant des éléments notables au corps enseignant lui-même, surtout dans les villes. Cette réforme offre au maître d'école la perspective d'un avancement mérité, l'empêche de se considérer comme enfermé dans son état et ajoute, dans bien des cas, un aiguillon à ses efforts personnels. Pour ceux mêmes qui ne doivent pas s'élever au-dessus de leur condition modeste, il ne manque ni de raisons ni de moyens de se tenir en haleine. Dans les centres les plus populeux, on leur offre des cours de perfectionnement dont profitent d'abord ceux qui ont leur second examen à subir, mais auquels beaucoup d'autres encore prennent une part très vive (1). En Saxe, l'instituteur qui a obtenu, à son second examen, la mention « très bien » peut être rapproché de
1. K. Schultze, das Kônigliche Seminar... Berlin, 1881; chap. Lehrcurse zur Fortbildung; der Volkscb.ulleb.rer, et, particulièrement, p. 1667. Le nombre des instituteurs inscrits au cours de perfectionnement dépasse 200. . '
5- :î moyennes ou d'écoles supérieures de filles. De longs servi-
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Leipzig et autorisé à s'inscrire à l'Université, pour s'y pré- parer à devenir directeur ou professeur d'école bourgeoise (1). Ce qui n'est pas moins important que ces détails d'organisation, c'est que l'enseignement primaire en Allemagne est animé d'un esprit de corps très actif et très vivant. Il a chaque année ses assises dans une des villes de l'empire, et bien que le résultat tangible de ces congrès soit la plupart du temps assez médiocre, ils ont une influence multiple et étendue (2). Accueillis solennellement dans des villes pavoisées qui leur offrent une série de fêtes, les instituteurs n'y prennent pas une mince idée de leur importance. Ils s'y sentent les coudes, s'encouragent par une longue suite de discours, de résolutions, de banquets et de toasts, à porter leur activité sur tous les points de l'enseignement .qui la sollicitent; ils apprennent à y connaître leurs représentants et leurs défenseurs les plus distingués, et toute cette agitation peut, à un moment donné, se tourner en un mouvement commun d'opinion et de volonté. Ces congrès sont une occasion naturelle,pour le comité d'organisation, d'ouvrir une exposition de matériel d'enseignement. Toutes les maisons de librairie et de commerce qui, sous une forme ou sous une autre, font des fournitures aux écoles, ne peuvent manquer d'y faire figurer leurs produits. Dès qu'un bon ouvrage a paru, dès qu'une innovation heureuse a été imaginée, elle trouve là une scène où se produire ; et plus d'un instituteur en emporte des renseignements utiles. Enfin les questions
1. V. Jurist. Handbibliotek ; Band 28, Dresden, chez Meinhodld ; Das Kônigliche siichsische Volkschulrecht, p. 375 à 378. 2. G. Jost, Les Congrès des Instituteurs allemands, Paris, chez Delagrave, 1880. J'ai assisté moi-même au Congrès de Brème, en 1883.
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qui sont portées à l'ordre du jour fournissent/ aliment et des sujets de discussion à la presse^ de tout le pays. Celle-ci, par le nombre de journaux qu'elle la fois une preuve, une cause et un effet de la vî5 mouvement dont l'enseignement primaire est animé. Elle se composait, paraît-il, en 1881, de 117 gazettes (i). C'est là un excès évident et il y aurait tout profit à ce que bon nombre de ces publications insignifiantes disparussent. Elles n'empêchent point de vivre, d'ailleurs, quelques feuilles sérieuses qui rendent des services à la cause de l'instruction populaire. Cette multiplication des gazettes atteste l'ardeur avec laquelle le corps des instituteurs tout entier exerce ses fonctions et poursuit en même temps ses revendications professionnelles. Les sujets de plainte ne manquent pas aux instituteurs. Une des questions qui leur tiennent le plus au cœur est celle du service militaire. Ils y sont soumis, comme tous les autres sujets de l'empire, mais ils ne sont envoyés que six semaines au régiment, ce qui est juste assez de temps pour en faire les plus pitoyables de tous les soldats. Leur traitement n'a pas le seul inconvénient d'être insuffisant; il n'est pas payé par l'Etat et ses sources varient suivant les mille caprices des coutumes locales, pour la plus grande confusion des comptes et la 'plus grande complication des payements. Les retraites, également servies parles communes et auxquelles l'Etat ne contribue que par des appoints, sont tout aussi mal réglées et donnent lieu aux réclamations les plus vives. D'une manière générale, les instituteurs poursuivent la promulgation d'une loi sur l'enseignement pri1. Sander, Lexicon p. 341. der Pddagogik, art. Pâdagogische Presse,
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maire, loi dont ils doivent absolument se passer jusqu'ici et qui organiserait à la fois l'avancement, la progression des traitements et le fonctionnement d'une caisse de retraites entre les mains de l'État. Sur ce point, tous les petits pays de l'Allemagne ont depuis longtemps devancé la Prusse. Le bienfait de cette loi fut un moment promis aux instituteurs, pendant le fort du Culturkampf. Mais depuis que M. Falk a dû se retirer, le projet semble enterré. Ces misères du métier de maître d'école ne sont pas faites pour encourager les vocations. A une certaine époque, le recrutement des instituteurs était fort insuffisant (i). C'était au moment où nos milliards avaient donné le vertige à l'Allemagne, où chacun voulait devenir riche promptement, où la spéculation régnait et où ce pays, s'étant fait envoyer des pépites, avait la fièvre de l'or. Mais le krach vint et les esprits sont depuis longtemps rentrés dans leur voie. Les instituteurs, voyant que le ciel ne les aide pas, s'aident euxmêmes.tant bien que mal. Ils ont créé des caisses de secours, des associations de bienfaisance pour leurs malades, pour les veuves, les orphelins ; des assurances mutuelles pour la vieillesse. Ils attendent ainsi des jours meilleurs, et rien qu'en ne les demandant pas exclusivement à autrui, ils se les sont déjà procurés, dans une certaine mesure, à euxmêmes. Le recrutement de leur métier a été facilité dans une proportion considérable, et, en 1882, le nombre des séminaristes était presque doublé en dix ans, atteignant approximativement le chiffre de 10.000. Mais les besoins de l'enseignement augmentent aussi et le nombre des instituteurs n'est pas encore absolument suffisant (2),
1. Hippeau, L'instruction publique Didier, 1873, p. 114. en Allemagne, Paris, chez *
2. Sander, Lexic. der Padag., art. Seminar, p. 453.
�CHAPITRE
ENSEIGNEMENT DES Les écoles supérieures de filles de Berlin. — Leur aspect. — Leur méthode. —Leur enseignement du français. —Les séminaires de jeunes filles. — Leur programme et leur méthode. — Examens pour les maîtresses de l'enseignement primaire et moyen.
L'enseignement public des filles est peu développé, en Prusse, comparativement à celui des garçons. Il y a sans doute des pensions privées que l'Etat surveille, comme il fait d'ailleurs de tout établissement quelconque d'éducation; car aucun ne peut, de par la loi, échapper à son contrôle (1). Mais en dehors de l'école primaire, que les enfants des deux sexes sont également obligés de fréquenter, les pouvoirs publics n'ont pas pris en main eux-mêmes, d'une manière générale, l'éducation des filles. Cet état de choses a ému de nombreux pédagogues en Allemagne et ils ont fondé, en 1872, à Weimar, une association comptant plus de 2.000 membres et ayant pour but de favoriser le développement de'l'instruction secondaire des filles. Imitant l'exemple fameux de Luther et sa lettre aux bourgmestres et aux conseillers des villes d'Allemagne, pour les exciter à ouvrir des écoles, l'association écrivit aux gouvernements des Etats de l'Allemagne pour leur soumettre un programme d'organisation des écoles supérieures de filles. Au congrès international de l'enseignement àBruxelles,
l.'Loi du 11 mars 1872.
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en 1880, le représentant de cette association, M. Erkelenz, a défendu et, fait adopter deux plans d'études, dont le premier, comportant cinq classes et une classe préparatoire, servirait de type à l'école moyenne ; le second, composé de sept classes, répond à l'idée d'une école supérieure (1). Il y a sans doute, parmi les pensionnats privés, bon nombre d'institutions qui suivent à peu près le plan de l'école moyenne à six classes, tel que nous l'avons vu plus haut arrêté par l'administration (2). L'école moyenne de filles n'est pas un rêve purement théorique; elle existe par les mêmes raisons qui ont fait naître jadis l'école bourgeoise de garçons, mais elle n'a pas d'existence officielle. Les établissementspublicsqui se sont fondés pour l'éducation féminine ont été la création d'une volonté assez puissante ou le résultat d'un effort assez considérable pour leur permettre de dépasser le modeste programme à six classes et de répondre plutôt au plan de l'école moyenne à neuf classes, tel qu'il avait été conçu par le D1' Friedrich Hofmann. Aussi prennent-elles généralement le nom d'écoles supérieures de filles (Hôhere Tôchterschulen). Elles reçoivent leurs élèves à partir de l'âge de six ou sept ans et elles peuvent les garder jusqu'à seize ans accomplis. Tel est le cas, par exemple, de l'école Augusta (AugustaSchule), de l'école Sophie (Sophien-Schule), etc.. à Berlin. Elles comptent neuf classes. Leurs objets d'enseignement sont d'ailleurs presque identiques à ceux de l'école moyenne. Leur programme comprend, lui aussi, la religion, l'allemand, l'écriture et la lecture, le calcul, l'histoire naturelle, la physique et quelques mots de chimie, la géographie, l'histoire, le français, le dessin, le chant et la gymnastique. Il est vrai 2. Voy. Chap. VI.
1. Sander. Lexicon der Pàdagogik, art. Mâdchenschulcii.
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qu'on n'y voit pas du tout de géométrie ; on pense que l'éducation des filles ne doit pas comporter autant de science que celle des garçons. Mais, en revanche, l'anglais y figure à titre obligatoire et les travaux à l'aiguille y occupent naturellement quelques heures. Les écoles de cette nature qui existent à Berlin ont une population nombreuse, approchant parfois de 1.000 élèves (1). Leur aspect ne les distingue pas des autres établissements d'instruction publique. On pourrait s'y croire dans un groupe scolaire. La pensée même de l'internat en est absolument écartée et l'avis de tous les pédagogues est que, surtout pour les filles, la maison, et non l'école, doit rester le centre de l'éducation par excellence. Un coup d'œil original est présenté par les couloirs pendant les heures de classe. C'est là que sont fixées toutes les patères qui servent à accrocher les manteaux, chapeaux, fichus, voilettes, capelines, pèlerines de toutes couleurs et de toutes grandeurs. Les parapluies, les ombrelles, les en-tout-cas prennent place au-dessous, et enfin parterre, quandle temps est mauvais, on voit de place en place des caoutchoucs et de petites galoches. La méthode est ici ce que nous l'avons vue ailleurs. Presque tout le poids du travail retombe sur l'heure même de classe. On écrit peu. Les devoirs qu'il faut faire à la maison ne doivent pas prendre plus d'une demi-heure ou une heure dans les basses clases, et, touten réclamant progressivement un peu plus de temps à mesure que l'élève grandit, ils ne doivent jamais lui demander plus de deux heures et demie ; en quoi il faut se régler, ajoute sagement le programme de l'école Augusta, non sur les natures exceptionnellement 1. Pour tout ceci et la suite, voy. Siebenter Jahresbericht ûber die Sophien-Schule, Albert Beneke Direktor, Berlin 1883, et Lehrplane der Kôniglichen Augusta-Schule, m Berlin 1883.
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douées, mais sur les facultés moyennes. Toutes les classes ont lieu le matin ; l'après-midi est toujours libre. Je ne surprendrai .personne en disant que, dans les écoles supérieures de filles, on donne un soin tout particulier à la littérature. On en commence l'enseignement par les mêmes méthodes que dans l'école primaire, puisque, de part et d'autre, l'âge des enfants est à peu près le même. Là aussi j'ai entendu réciter les ballades des poètes nationaux, dites strophe par strophe, tantôt par des élèves différentes, tantôt par toute la classe en chœur. Mais comme le but final qu'on s'est marqué est plus élevé que dans l'enseignement élémentaire, il m'a semblé que, dès le début, on traitait avec plus de détails le texte de l'auteur et qu'on le commentait plus largement. Soit qu'on explique d'avance la leçon qui doit être sue la prochaine fois, soit qu'on revise celle qui a été apprise par cœur, le maître arrache aux élèves, question par question, tout ce qu'elles sont capables de penser et de dire à propos du texte étudié. Elles le reproduisent d'abord d'aussi près que possible, dans leur prose enfantine, pour le mieux comprendre ou montrer qu'elles l'ont compris. On y rattache toutes les observations qu'il peut suggérer et tous les souvenirs qu'il peut éveiller. On ne s'interdit même pas d'y chercher des sujets de comparaison avec d'autres poésies et d'autres passages connus et de faire ainsi appel au sens critique et esthétique naissant des petites élèves. Aussi plus tard est-il possible de dépasser le devoir écrit conçu comme une simple reproduction d'un texte préalablement étudié. J'ai entendu le professeur rendre compte, dans une classe supérieure, d'un devoir dont le sujet était une étude de Wallenstein. Les jeunes filles, car leur âge ne permettait plus de les nommer autrement, avaient dû marquer la place de ce drame dans l'œuvre générale de Schiller, étudier le caractère du héros et des autres personnages de la
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pièce, l'influence réciproque des uns sur les autres, en un mot s'essayer à un véritable jugement littéraire. Le maître faisait en même temps les remarques de style et de fonds et associait toute la classe à sa critique. Les élèves avaient entre les mains un livre de lecture dont le champ s'étendait depuis les premiers monuments de la littérature allemande jusqu'aux auteurs les plus modernes, comme Bodenstedt et Heyse. Les vieux textes, comme les Nibelungen et les poèmes de Wolfram von Eschenbach, ne sont pas présentés dans leur forme originale. Une des branches les plus actives de la littérature allemande, où les philologues ne manquent point, comme on pense, c'est le rajeunissement des anciens chefs-d'œuvre et monuments de la langue. La littérature nationale est ainsi présentée, même à des jeunes filles, avec le prestige de la noblesse que lui donne son ancienneté et comme une souche antique qui pousse constamment de jeunes rameaux (1). Un autre trait particulier des écoles de jeunes filles en Allemagne, c'est l'étude toute spéciale qu'on y fait du français. La mode n'en est pas nouvelle et elle a résisté à tous les malheurs que notre patrie a traversés. Le français est resté pour l'Europe lu langue universelle; et bien que les hautes classes de la société, en Allemagne plus qu'ailleurs, aient cessé de le parler exclusivement entre eUes et cultivent, non sans raison, la langue nationale, le français a gardé le rang de langue internationale; il continue d'être la marque de la culture chez toute personne instruite et l'organe par excellence de toutes les relations policées. L'anglais tend à se faire une place à côté de lui, depuis un certain temps ;
1. Voy. les dernières lignes de YIHstoire de la littérature allemande de Bobert Kœnig, Bielofeld et Leipzig, 13e édition en 18S2.
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mais il ne semble pas qu'il soit appelé à de plus hautes destinées. Il présente, il est vrai, fort peu de difficulté pour les Allemands. Mais à cause de cela même et de sa syntaxe rudimentaire, il passe aux yeux de la plupart des pédagogues pour une médiocre occasion de développement intellectuel. Et il n'a point l'oreille du reste du public. Comme je faisais compliment au directeur d'un séminaire de jeunes filles, en Saxe, sur les résultats de l'enseignement du français dans son établissement: « Il y a là, pour nous, me dit-il, une « condition essentielle de prospérité. Bon nombre déjeunes « filles qui sortent d'ici, ne peuvent ou ne veulent pas être « employées par le Gouvernement dans ses écoles primai« res. Il faut que je leur cherche des places d'institutrices « dans des familles riches; et la première chose qu'on leur « demande, c'est de pouvoir enseigner le français aux en« fants et le parler couramment avec eux. » Les leçons de français auxquelles j'ai assisté dans les basses classes de la Sophien-Schule comptent parmi les plus amusantes quej'aie entendues enAllemagne. J'ai été surpris du nombre de choses que ces petites filles savaient déjà. En même temps que les premières règles de la langue et de la prononciation, on leur fait apprendre un vocabulaire assez étendu, et il arrive qu'à propos d'un mot, on leur demande si elles en connaissent d'autres qui aient la même terminaison. Il en part aussitôt comme des fusées de tous les coins de la classe. Quelques-unes sont si impatientes de ré-, pondre qu'elles lèvent les deux bras en l'air, trépignent à leur place et sortent de leur banc. On est obligé, de temps à autre, de suspendre la leçon et de les faire toutes rasseoir en commandant le silence, tant leur ardeur les a emportées. Elles traduisent au vol de petites phrases allemandes qui présentent tour à^tour une pensée sous ses différentes faces et avec toutes ses nuances: j'ai de l'argent, je n'ai pas d'ar-
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Igent, j'ai eu de l'argent, je n'ai plus d'argent, j'ai plus d'arIgent, etc., etc. Elles s'en tirent ordinairement fort bien. Ifilles apprennent déjà de petites fables par cœur et l'une Id'elles me récita très-drôlement : « Maître Corbeau, etc. »
|Les enfants de Berlin ont, relativement aux autres, quelque Ichose de la vivacité et de la malice de nos petits Parisiens, I et là comme ailleurs, les petites filles sont plus avancées et Iplus spirituelles que les petits garçons, moins timides, moins I empêchées et plus drôles. Rien de surprenant si, au bout de six ans d'un enseigneIment conduit de cette façon et auquel on donne de quatre à Icinq heures par semaine, la classe peut se faire tout entière I en français. La grammaire est sue sur le bout du doigt et la Iprononciation, dans les provinces du nord de l'Allemagne, est beaucoup plus supportable qu'un Français ne serait tenté de le croire d'avance. Des élèves ont récité devant moi des scènes de Corneille en se distribuant les rôles ; une autre a dit les « Adieux de Marie Stuart à la France », de Béranger. Mais je n'ai pas été peu surpris de voir entre leurs mains, comme livre d'explication, les Récapitulations de Bouilly. La phraséologie sensible de cet autobiographe vertueux paraissait fade même aux jeunes filles de Ce pays où l'on se pique de tant de sensibilité, qu'on a, pour l'exprimer, des mots prétendus intraduisibles. Les Allemands, qui font tant de place à l'étude de notre langue, ignorent singulièrement notre littérature moderne et ne savent que lire dans leurs classes. Deux ou trois noms, qu'ils prononcent avec l'horreur des pharisiens contre les vices des autres, leur cachent absolument tout le reste de ce qui s'écrit chez nous. La direcI trice très distinguée d'une école privée de jeunes filles me disait : <r Nous ne pouvons pourtant pas mettre Nana entre les mains de nos élèves. Elle se louait, au contraire, de toutes les fadaises innocentes dont pullulent les Magazines
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anglais. Je crois que nos éditeurs feraient bien d'envoyer quelques échantillons de leurs publications excellentes et de leurs livres et romans les plus irréprochables aux principaux établissements d'instruction publique pour les deux sexes, en Allemagne. Ils auraient chance de se créer peu à peu une clientèle importante. Il y faudrait d'ailleurs quelques précautions, car nos voisins sont extrêmement disposés à se scandaliser en français de ce qu'ils lisent avec édification en allemand. Les écoles supérieures de jeunes filles emploient volontiers comme professeurs des dames dans les basses classes, et des hommes dans les hautes classes.
Du côté de la barbe est la toute-puissance,
et il paraît qu'il ne faut rien de moins pour en imposer aux jeunes berlinoises, dès qu'elles deviennent grandelettes. La direction est toujours confiée à un homme, ici aussi bien que dans les séminaires d'institutrices. Ceux-ci sont, en Allemagne, infiniment moins nombreux que les séminaires d'instituteurs. Le rapport pour la Prusse, par exemple, est de 8 à 102 (1); en Saxe, de 2 à 17. Encore, dans ce dernier pays, n'emploie-t-on pas volontiers les jeunes filles fort méritantes qui en sortent. >On voit un peu nartout des classes de petites filles faites par des hommes beaucoup trop rudes et qui, dans tous les cas, y paraissent si peu à leur place que ce spectacle a quelque chose de choquant. Les femmes commencent à leur faire, surtout en Prusse, une concurrence d'autant plus redoutable, qu'en remplissant souvent les places d'une manière plus convenable. eUes y apportent moins de besoins. Les instituteurs
1. Pour ceci et la suite, voy.Sander, Lexicon der Pâdagogik art. Lehrerinnen et suivants. I
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[ont fort mauvaise mine à ce jeu. Ils ont déclaré, au Congrès de 1880, que les femmes n'avaient pas assez de force physique pour enseigner, qu'elles leur étaient fort inférieures dans ce rôle, que si on empruntait des éléments aux deux sexes pour remplir les cadres actuellement encore incomplets du personnel, il ne pourrait s'ensuivre qu'un abaissement du niveau de l'instruction publique. Cependant les institutrices gagnent du terrain et surtout dans les centres 'es plus éclairés, comme à Berlin. Assurément, eUes ne le doivent pas à la galanterie de leurs collègues. Les séminaires d'institutrices ayant pour but de préparer à l'enseignement primaire, qui est, à si peu de chose près, communaux deux sexes, leur programme|ne saurait être très différent de celui des séminaires d'instituteurs. On peut le considérer également comme une récapitulation approfondie et étendue d'une instruction « moyenne », au sens prussien du mot. Les études d'une bonne école supérieure de filles mettent donc généralement en état d'entrer au séminaire (1). Peut-être pousse-t-on un peu moins loin que dans les séminaires d'hommes les sciences mathématiques, et on n'y a pas les mêmes exigences pour la musique instrumentale. On se contente du chant, mais on s'y exerce, en revanche, aux travaux à l'aiguille. Tout le reste est très semblable et presque équivalent de part et d'autre. Les cours durent trois ans. Ni la pédagogie, ni les exercices pratiques ne sont négligés. Parfois la jeune fille doit préparer d'avance le sujet de plusieurs leçons. Au jour dit, on lui amène l'une quelconque des classes qu'on lui avait annoncées. Ces exercices sont toujours suivis d'une critique faite par toute» les camarades de .l'élève et d'un jugement exprimé et motivé par le directeur.
1. Lehrplan der Kùniglichen Aicgusta. Schule, Berlin 1883, p.3.
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LA PEDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
En sortant du séminaire, les jeunes filles, âgées alors de dix-neuf ans, se présentent à un examen qui, d'ailleurs, ne leur est pas exclusivement réservé (1). Elles ont à subir des épreuves écrites, orales et pratiques. La seule différence qu'on fasse entre les candidates à l'ensôignement primaire et celles qui désirent une place dans une école supérieure de filles, c'est qu'on demande à ces dernières de connaître la littérature allemande dans son développement historique et de savoir du français et de l'anglais. Les institutrices ne sont pas astreintes, comme les instituteurs, à un second examen; on les y soumet seulement dans le cas> où elles n'entrent en fonctions que cinq ans après avoir passé le premier, ou quand elles ont interrompu pendant cinq ans leur enseignement. Toutefois, on ne leur délivre leur titre définitif qu'après deux ans de services actifs. Les dames qui veulent obtenir le droit de diriger un pensionnat (2), doivent avoir enseigné déjà pendant cinq ans au moins, et deux ans au moins dans les écoles. Elles ont huit semaines pour remettre à la commission d'examen un devoir écrit dont on leur indique le sujet. Elles subissent ensuite une épreuve orale de pédagogie et doivent également satisfaire aux questions qu'on peut juger à propos de leur poser, si on a conçu quelques doutes sur leur capacité dans une branche quelconque de l'enseignement. 1. Pour ceci et la suite, voy. Lehrerinnen prûfung. Ordonnance du ministère de l'Instruction publique du 24 avril 1874, dans Schneider : Volkschulviesen, etc. 2. Voy. PrUfung der. Schulvorsteherinnen. Ordonnance du 24 avril 1874, également dans Schneider, Volkschuhuesen, etc.
�DEUXIÈME PARTIE
ENSEIGNEMENT SECONDAIRE ET SUPÉRIEUR
CHAPITRE IX
LE GYMNASE (Gy mnasium) Ses origines et son histoire. — Son plan d'études actuel. — Son aspect. — L'école préparatoire. — Le progymnase. — La lecture des auteurs. — L'extemporale. — Pourquoi on lit plus de textes en Allemagne qu'en France. —Ombres et critiques de l'enseignement du gymnase.
Comme c'est l'influence de l'école primaire qui a formé, transformé et développé l'enseignement du premier degré, c'est le gymnase qui a été l'institution fondamentale de l'enseignement du second degré et les rivaux qui lui sont nés, ont dû lui emprunter plus d'un de ses traits. Il eut jadis son origine, d'une part, dans les écoles jointes aux églises ou organisées par les ordres religieux pour alimenter surtout le recrutement du clergé, d'autre part dans les écoles latines entretenues par les Conseils des villes comme préparatoires aux fonctions ecclésiastiques et à certaines professions savantes du domaine "administratif (1).
1. Sander, Lexicon der Padagogik, Leipzig, 1883, article Gymnasium, et surtout la lettre de Luther à tous les bour mestres et con-
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LA PEDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
Toutefois, il n'est devenu lui-même qu'à partir de la Renaissance, alors que des hommes comme Friedland de Trotzendorf, Neander d'ilfeld, Sturm de Strasbourg organisèrent les études humanistes (1) et que Mélanchton ménagea leur alliance avec l'esprit de la Réforme(2).Pendant longtemps,les deux langues de l'antiquité classique, excellemment le latin, et la doctrine de l'Eglise figurèrent seules sur son plan d'études. Cependant, dès le xvue siècle, il fallut ouvrir la porte à l'enseignement des mathématiques et de l'histoire, La langue nationale obtint,de place en place,de faibles concessions, et quelques études réaies se glissèrent parfois à sa suite. Au siècle passé, le courant réaliste devint plus fort. L'allemand, la géographie protégée par l'histoire, les mathématiques, les sciences naturelles et le français s'établissent victorieusement sur le programme. En 1811, l'institution présente partout des traits assez semblables et assez caractéristiques pour qu'un mot puisse la désigner et eUe reçoit officiellement en Prusse le nom de gymnase (3). L'enseignement, qui a été jusqu'alors entre les mains des ecclésiastiques, tend à passer de plus en plus aux mains des laïques, et, en 1816, l'Etat publie un plan officiel d'études auquel ont travaillé Wolff et W. de Humboldt. Le caractère religieux du gymnase y est, d'ailleurs, expressément reconnu : « L'Etat « prussien est un Etat chrétien; l'enseignement religieux, « dispensé dans toutes ses écoles, doit être par suite égale« ment chrétien, et il n'est pas permis d'y donner un enseiseillers des villes d'Allemagne, pour les engager 'a établir et à entretenir des écoles. 1. Sander, Lexic. der Padag., art. Gymnasium. 2. Pour ceci et la suite, voy. l'ouvrage capital de Wiese : Das hohère Schulwesen in Preussen ; liistoriseh-statistische Darstellung, en tout trois volumes, que je distinguerai parleur date, chacun ayant la valeur d'un ouvrage particulier. 3. Sander.Leicic. der Padàg., ibid.
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« gnement religieux général, etc., etc. » On sent dans ces lignes une réaction contre la philosophie déiste et la religion rationaliste du XVIIP siècle ; et dix ans plus tard, dans une circulaire qui fait encore loi aujourd'hui, le ministre von Âltenstein écrivait : « Avant tout, le maître ne doit pas « perdre de vue qu'il importe de préparer à l'Etat des mem« bres chrétiens ; il ne s'agit donc pas de donner aux écoliers « une prétendue moralité sans fondement profond, sorte « d'abstraction en l'air, mais une moralité réalisée dans les « mœurs, reposant sur la crainte de Dieu et la foi au Christ. » Comme nous sommes en 1816, au lendemain du soulèvement contre Napoléon et de la « guerre de la délivrance », le français disparaît momentanément du programme et la gymnastique est chaudement recommandée : « Le dévelop« pement harmonieux de l'esprit et du corps étant pour « tout homme de la plus haute importance, l'art de la gym« nastique, qui a pour but le développement du corps, ne « doit faire défaut dans aucune espèce d'école et surtout « dans aucun internat, pour peu qu'il soit possible de l'y « introduire. Cette branche extrêmement importante de la « culture nationale se laissera facilement généraliser, si « chaque ville organise un établissement commun de gym« nastique pour toutes les écoles, les grandes villes plu« sieurs. » La gymnastique demeurait, il est vrai, facultative; mais les villes, comme on l'a vu plus haut, ont répondu au désir du plan de 1816, et grâce aux établissements qu'elles ont érigés, la gymnastique est devenue facilement, par la suite, d'obligation générale. Le plan de 1816 comporte des dispositions qui sontrestées, à bien des égards, fondamentales pour le développement ultérieur du gymnase. Il porte les rubriques suivantes : latin, grec, allemand, mathématiques, sciences naturelles, religion, histoire et géographie, dessin, écriture. La somme des heu-
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res de leçon pour chaque classe est fixée à 32 par semaine. Elle est de 30 aujourd'hui. Mais la gymnastique était facultative ; elle est obligatoire, et on lui donne deux heures par semaine en dehors du plan d'études, ce qui nous ramène justement au chiffre 32. Le chant, et,dans les hautes classes, l'hébreu pour les futurs étudiants en théologie,devaient être enseignés dans des heures spéciales à désigner; c'est ce qui a encore lieu aujourd'hui. Le plan d'études primitif a été révisé trois fois dans ce siècle : en 1837, 1856 et 1882. En 1837, le français réapparaît avec deux heures par semaine dans les classes supérieures. La philosophie propédentique reçoit également deux heures dans la division la pins élevée. L'ancienne rubrique « sciences naturelles » se différencie en physique et histoire naturelle. Cette modification se maintient au travers du plan de 1856 jusque dans celui de 1882, que présente le tableau suivant : IV III b III a II b lia 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 9 9 9 " 8 8 7 7 7 7 Français. . . . 4 5 2 2 2 2 Hist. et géog. . 3 3 ' 4 3 3 3 3 Calcul et math. 4 4 4 3 3 3 3 Hist. naturelle. 2 2 2 2 2 Physique . . . 2 2 Ecriture. . . . 2 2 Dessin 2 2 2 28 . 30 30 30 ~30 30 ~30 Religion. . . . Allemand. . . Latin VI 3 3 9 V 2 2 9 Ib 2 3 8 6 2 3 3 (I) 19 3 21 8 77 6 40 2 21 3 28 3 34 10 2 2 I 8 4 6 To 268 la 2
Sil'on compare la somme des heures attribuées ici àcha1. Les classes portent le nom de sexta, quinta, quarta, untertertia et obertertia, u. secunda et o. secunda, u. prima et o. prima, c'est-à-dire tertia inférieure et tertia supérieure, secunda inférieure, etc.
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que matière avec celle qui y correspondait sur le plan précédent de 1856, on trouve que : Le dessin n'a rien perdu ni gagné ;
Heures 1 9 2 2 14 L'allemand a gagné. Le français — . L'hist. et la géog. — . Le calcul et les math, ont . L'hist. naturelle, a gagné. La physique. — . Total égal.... 1 4 3 2 2 2 14
Les facultés qui ont profité du remaniement sont celles ■ qui paraissent de nature à incliner le gymnase vers un programme réal. Cependant les langues anciennes continuent d'être considérées comme formant « le centre des études, autour duquel » les autres enseignements, si essentiels qu'ils soient, ne se groupent qu'à titre accessoire (1). Le but de l'enseignement, dans son ensemble, est de préparer les élèves à l'étude des sciences dans les universités, etles moyens divers qui concourent à ce résultat sont combinés de telle façon qu'ils aient en eux-mêmes une valeur universelle et puissent servir de fondement à toute haute culture d'esprit (2).
1. Wiese, 1864, p. 20. 2. Wiese, 186i, p. 50; Sander, Lexic. der Padag., définition du Gymnasium; ^Sohrader, Erziehungs und Unterrichhlehre, 4e édit., Berlin, 1882, p. 8 et suiv.
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L'externat est la règle des gymnases d'Allemagne. Cette circonstance permet de maintenir leurs dimensions fort audessous de celles d'un groupe scolaire et leurs frais d'établissement doivent se trouver réduits d'autant. Leur aspect extérieur est celui d'un grand bâtiment, le plus souvent isolé et à plusieurs étages, où la fantaisie des architectes se donne carrière. Les uns sont construits dans le style gothique ou dans celui de la Renaissance allemande ; les autres sont d'aspect tout moderne et ne sont conçus que pour les services qu'ils doivent rendre. A l'intérieur, ils n'offrent rien de nouveau à celui qui a déjà visité des écoles de grandes villes. Des escaliers en pierre, des couloirs larges et clairs, sur lesquels s'ouvrent des classes. Celles-ci ne sont pas disposées en amphithéâtres. Les tables contiennent la plupart du temps un compartiment inférieur où l'élève peut ranger ses cahiers et ses livres, pendant qu'il ne s'en sert pas ; et la cloison de ce compartiment, du côté extérieur, est souvent constituée par une vitre qui permet constamment de voir ce qu'il renferme. Les murs de la classe sont pourvus de patères en nombre largement suffisant pour tous les élèves. Quant aux professeurs, ils se rendent dans une pièce commune, qui leur est réservée et qui s'appelle la chambre de conférence (Konferenzzimmer). C'est là qu'ils ont l'habitude de se débarrasser de tout ce qu'ils ne veulent pas prendre avec eux en classe. Comme un gymnase n'est pas bien grand, la chambre de conférence n'est jamais bien éloignée de leur classe, et quand l'heure de leur leçon est finie, ils viennent attendre là que le moment de la leçon suivante soit venu. C'est donc un endroit où ils se rencontrent tous plusieurs fois par jour, et cela ne contribue pas peu à entretenir entre eux des relations ininterrompues. Aucune leçon ne dure plus de cinquante minutes. Elles finissent à l'heure sonnante. Alors le professeur sort de
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la classe et ne rentre que dix minutes après pour une autre leçon. Pendant ce temps, les élèves sont absolument livrés à eux-mêmes. Le gymnase forme à cet égard un contraste assez frappant avec l'école. Dans celle-ci, l'instituteur a le devoir de surveiller ses élèves en tout temps ; les mouvements s'y font sous ses yeux, en rang, dans un ordre parfait et il accompagne les colonnes d'enfants jusqu'à la porte extérieure de la rue. Là, seulement, la liberté recommence. Elle pénètre jusque dans le gymnase. Les élèves se ruent en désordre dans leurs classes, et, pendant l'intervalle des leçons, ils répandent dans tout l'établissement un tapage auquel nulles bornes ne sont imposées. Les professeurs paraissent croire qu'après une heure d'attention soutenue, cette détente est pleinement permise, et ils traversent ce milieu bruyant et tumultueux avec le flegme de gens dont les nerfs ne sontpas ébranlés pour si peu de chose. Le gymnase juge souvent indispensable de venir au-devant de ses élèves et de préparer spécialement les enfants qui doivent entrer dans ses classes inférieures. Dans ce cas, il se donne une école préparatoire (Vorschule), qui est placée sous la même direction que le reste de l'établissement, en fait partie intégrante et, à ce titre, n'est pas soumise aux ordonnances sur les écoles primaires publiques (l). Cette école peut se composer de trois ou quatre classes. Les matières qu'on y combine de différentes manières, sont : la religion, l'allemand et l'enseignement intuitif, l'arithmétique, l'écriture, la topographie locale, le chant. Le nombre des heures de classe ne dépasse guère 20 à 25 par semaine pour chaque classe (2).
1. Wieso, 1869, p. 729 et 1864 p. 32. 2. Wiese, 1874 p. 85 et Programme du collège royal français, 1883 à Berlin, chez Starcke. 7.
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Il arrive qu'un gymnase ne possède pas les classes supérieures. Dans cas, il prend le nom de « progymnasium » (1). On y suit absolument le plan d'études prescrit pour les gymnases proprement dits (2) jusqu'au point où les classes commencent à manquer. A partir de là, les élèves qui veulent conquérir le brevet de maturité doivent] aller chercher ailleurs le cours d'un gymnase complet. Certains procédés d'enseignement, usités dans les gymnases allemands, ont attiré depuis quelques années l'attention du public français (3). En première ligne, il faut citer le thème instantané ou extemporale, fait en classe, sans dictionnaire, traduction immédiate et, pour ainsi dire, au pied levé d'un texte lu par le professeur. L'idée de cet exercice a excité chez nous un assez vif étonnement. On a beaucoup parlé aussi de la lecture cursive des auteurs ou lectio cursoria, si vivement poussée, qu'on paraît attacher autant de prix à la quantité qu'à la qualité de l'explication. Ces deux exercices trouvent également leur application dans l'enseignement des langues mortes, et celles-ci sont le domaine propre du gymnase. Mais elles ne forment pourtant qu'une partie du programme des études. L'allemand, l'histoire et la géographie, les sciences exactes et naturelles, que nous avons déjà rencontrés dans l'enseignement élémentaire, y figurent aussi ; et nous avons vu, dans la première partie de ce travail comment ils devaient se prêter, par la forme de leur enseignement, à la réalisation de ce double principe pédagogique : la classe est une ; — le prin-
1. Wiese, 1869, p. 729. 2. Wiese, 1864, p. 26, 3. Ce résultat est dû surtout aux deux livres magistraux de M. Mi chel Bréal : Quelques mots sur l'Instruction publique en France, et Excursions pédagogiques. Paris, chez Hachette.
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cipal effort de l'instruction doit avoir lieu dans la classe même. Il me semble que la nature du thème instantané et de l'explication cursive ne peut pas être pleinement comprise, si on ne se les représente pas comme des exercices propres à réaliser ces principes dans l'enseignement des langues mortes et à les étendre, par conséquent, à toute la pédagogie des classes du gymnase. La leeture cursive ne se distingue pas très sensiblement par elle-même de celles qui sont faites dans nos classes, quand le professeur mène un peu vivement l'explication ; car, pour cursive qu'elle soit, cette lecture n'exclut pas les remarques grammaticales ni les éclaircissements nécessaires. J'ai assisté plusieurs fois à cet exercice, qui est généralement conduit de la manière suivante. On reprend rapidement ce qui a été vu dans la leçon précédente. Dans ce cas, on ne lit pas le texte d'avance ; on se contente de mettre immédiatement la traduction allemande sur chacun des membres de phrase de l'auteur. A partir du moment où commence l'explication du jour, l'élève doit, au contraire, lire tout haut la phrase entière qu'il va essayer de rendre en allemand. Dans la plupart des classes, celui qui est désigné pour expliquer se lève ; il va de soi qu'il est pris à l'improviste, tous ayant dû préparer également l'explication. A vrai dire, on est sobre de commentaires. J'était présent un jour à la lecture du célèbre passage des Verrines. « O tempora ! ô marres ! » Cela ne donna lieu à aucune manifestation admirative, ni même à aucune remarque critique. Cependant le professeur intervenait à chaque instant pour provoquer des observations grammaticales. Alors, sai méthode d'interrogation rappelait celle que j'ai déjà signalée dans l'enseignement élémentaire, ses questions se dispersant habilement sur tous les bancs pour tenir chacun en éveil et exciter chez tous un mouvement d'esprit collectif. D'autres fois, il cherchait à
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faire pénétrer ses élèves dans la véritable intelligence du texte, décrivant les objets qui y étaient nommés, éclaircissant les institutions ou les usages auxquels il était fait allusion. Pour cela, il se servait volontiers.de la langue latine et son échange d'observations avec l'élève prenait le caractère d'une conversation en un latin fort supportable. L'explication une fois finie, il arrive souvent que le professeur ne regarde pas la leçon comme terminée. Il fait fermer tous les livres ; puis reprenant phrase par phrase la traduction du passage parcouru, il fait reproduire le texte original par les élèves, appelant chacun tour à tour et les excitant tous à venir en aide à celui qui est sur la sellette. Il ne demande pas que cette reproduction soit absolument littérale, mais il faut qu'eUe contienne au moins toutes les expressions et tous les tours les plus remarquables, en un mot qu'elle r.ende d'une manière suffisamment approchée (la physionomie de l'original. Parfois,, on ne s'en tient pas encore là. On reprend le livre, et si le passage était au style direct, on le met au style indirect et inversement. 11 y a aussi des cours de thèmes où la traduction des mots peu usités ou nouveaux est indiquée au bas des pages, et on s'en sert pour faire du latin de vive voix, en classe, en restant fidèle au principe d'intéresser tous les élèves, de différentes manières, aux traductions que l'on tente. Si l'auteur qu'on explique est un poète, latin ou grec, on marque en le lisant, avec plus de soin encore que dans la prose, l'accent tonique et la quantité. L'explication a lieu comme plus haut ; mais, une fois le livre fermé, on ne peut se permettre de faire une reproduction libre d'un texte en vers. Il fau le réciter mot à mot ou point du tout. J'ai vu, dans le premier cas, un professeur conduire une récitation d'Homère absolument comme les instituteurs que j'ai montrés plus haut faisant réciter une poésie allemande à toute
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une classe. Les élèves parlaient en chœur et le maître accompagnait et marquait du geste la métrique. Les exercices de mémoire reposent ainsi directement sur le travail de l'explication. Il n'y en a pas qui constituent, comme nos leçons journalières du lycée, un exercice séparé des autres et inachevé en soi. Ou bien ils se rattachent immédiatement au texte étudié, ou bien ils ont en vue la récitation d'un morceau tout entier, comme dans les représentations théâtrales qui se donnent parfois au gymnase. Maintenant, et maintenant seulement, on peut s'expliquer la nature de l'extemporale, en concevoir la possibilité même et l'utilité. S'il était un thème, au sens où nous avons l'habitude d'entendre ce mot ; si, par des difficultés particulières, il voulait donner à l'élève l'occasion de lutter avec un texte rebelle, d'aborder les obstacles avec des tournures diverses, d'étendre l'usage de- son vocabulaire par des combinaisons ingénieuses ; s'il prétendait le contraindre à distinguer les nuances de la langue maternelle par l'obligation d'en chercher les équivalences délicates dans des expressions différentes ; en un mot, si le but de l'extemporale était celui que nous poursuivons ordinairement enfaisanttraduire dufrançaispar nos lycéens, il pourrait paraître absurde de réunir pour cela le maître et les enfants. Un tel travail ne se conçoit qu'avec beaucoup de temps, de soin, d'étude personnelle, silencieuse, solitaire. L'entreprendre en commun, avec la hâte d'une dictée, ne servirait qu'à'gaspiller l'heure de la classe, à supprimer l'effort fructueux des élèves, à leur faire faire sans profit un thème plus mauvais que les autres. Mais l'extemporale ne se propose presque pas du tout de faire avancer les élèves, de les entraîner au delà du point qu'ils ont atteint dans la connaissance de la langue ; il veut tout simplement les foreer à ressaisir les connaissances qu'ils ont déjà et les exercer à s'eii servir avec dextérité et pré-
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sence d'esprit. Voilà pourquoi le texte de l'extemporale n'est véritablement très bon que s'il a été préparé par le professeur lui-même, en relations étroites avec les thèmes oraux ou les explications d'une période précédente, provoquant l'emploi du vocabulaire, des expressions, des tournures, des règles grammaticales dont le savoir de la classe s'est récemment enrichi. Ce n'est pas un exercice qui serve à apprendre ce qu'on ne sait pas, mais bien à réviser ce qu'on sait, à l'appliquer pratiquement et à en tirer un parti immédiat. On le voit, l'extemporale n'est pas un devoir écrit pareil à tous les autres. La pédagogie allemande n'est pas tendre au devoir écrit ; eUe cherche à l'enfermer dans les limites les plus strictes, elle lui mesure sévèrement et presque avarement ses droits en dehors de l'enceinte du gymnase. Ce n'est pas pour l'installer au cœur même de la place. Il serait puéril de restreindre le travail obligatoire des élèves en dehors des écoles, si cela n'avait pour effet que de rejeter une besogne trop lourde sur le temps des leçons, et ce serait folie d'épargner les devoirs écrits aux loisirs de l'étude pour en encombrer l'heure des classes. Aussi dirai-je volontiers : l'extemporale n'est pas un devoir, c'est une interrogation. Il fait partie de cette méthode catéchétique qui a précisément pour règles essentielles de chasser l'écriture de partout où eUe n'a que faire, de maintenir la continuité dans l'enseignement, la solidarité dans la classe, et de mettre là le centre du travail, de l'effort, de la vie, de l'animation, du progrès. L'extemporale est une interrogation, s'adressant à la fois à tous et à chacun et ramassant dans une seule épreuve les forces précédemment acquises. Il n'a de sens que s'il repose sur la lecture des auteurs. Celle-ci demeure la base de l'enseignement et l'exercice fondamental des humanités.
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Pourquoi lit-on plus de grec et de latin dans les gymnases allemands que dans les lycées français ? — J'en vois plusieurs raisons. La première et la meilleure de toutes, c'est qu'on y attache plus d'importance et qu'on y donne plus de temps que chez nous. L'explication n'y occupe pas une place accessoire, reléguée à la fin des classes, alors qu'on a déjà récité les leçons, indiqué celles du lendemain, corrigé des devoirs, rendu des copies, dicté le texte de devoirs nouveaux. Dans les gymnases, elle a ses heures à elle, complètes, indépendantes, dégagées de toute autre préoccupation, et ce sont les plus fréquentes. Une seconde raison, dont il serait injuste de ne pas tenir compte, c'est qu'il est plus facile de traduire en allemand qu'en français. L'allemand est une langue de cire. On la tourne et on la modèle comme on veut, et elle s'adapte complaisamment sur tous les patrons. Chaque mot français, au contraire, a sa forme solide, originale, personnelle, porte la marque] de son époque et de son style ; il est presque toujours délicat de construire une traduction convenable avec ces matériaux à arêtes vives dont l'ajustement est un art. Enfin, dussé-je heurter de front un préjugé qui veut que tous les Français soient de flamme et tous les Allemands de plomb, j'ajouterai cette troisième raison, c'est que les écoliers des gymnases ont généralement plus d'entrain, la conception plus prompte, la riposte plus vive, la parole plus facile que les nôtres. Je n'en attribue nullement le mérite à leur sang. Mais qu'on veuille bien songer que leurs classes ne durent que trois quarts d'heure, qu'elles sont menées d'après des principes pédagogiques qui mettent tout l'effort de l'éducation dans un échange rapide de pensées correctement exprimées, que ces enfants n'ont jamais d'études pen-
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dant lesquelles ils soient condamnés au silence, qu'ils sont tous externes et parlent, par conséquent, tous les jours autant que le reste des humains. En voilà assez pour nous permettre de dire que, si nous sommes plus lents, ce n'est pas la faute de notre nature. Cependant la pédagogie allemande ne croit pas avoir assez fait dans la voie où elle est engagée ; elle s'accuse volontiers elle-même de ne pas donner assez de place à la lecture des auteurs. A entendre ces critiques, je me serais cru parfois encore en France, écoutant les doléances qui se sont produites chez nous depuis quelques années. On les formule et on y insiste dans les cours des universités, et c'est là qu'il m'a été donné d'en recueillir comme celles-ci : on n'apprend pas assez le vocabulaire des langues anciennes ; on ne se met pas assez en état de lire ces langues. Et pourquoi ? Parce qu'on ne les lit pas assez. La lectio cursoria est représentée comme une explication souvent ânonnante et traînante. Les élèves ne deviennent pas assez forts, atteignent les hautes classes du gymnase sans avoir vaincu les difficultés que présentent l'intelligence et la traduction des textes, restent là trop longtemps, se découragent et s'ennuient. On ne fait pas suffisamment connaissance avec des œuvres complètes. Comment remédier à ces maux ? En rapprochant encore l'élève des auteurs, en le mettant de plus en plus de plain-pied, en le familiarisant davantage avec les chefs-d'œuvre et les monuments des langues anciennes ; et peut-être faudrait-il pour cela lui permettre d'user d'un secours dont nous ne manquons pas de nous servir nousmêmes, quand nous sommes en face d'un texte ancien, c'est-à-dire l'autoriser à entrer par une traduction dans le plein courant de la langue originale elle-même. Dans toutes les matières qui sont communes au gymnase
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et à l'enseignement élémentaire, le premier aurait avantage à s'assimiler convenablement les méthodes rationnelles et éprouvées du second. En mathématiques, en cosmographie, il faudrait faire plus de place à l'enseignement par l'observation réelle et par l'aspect. En physique et en chimie, le plan d'étude est insuffisant et le rôle de l'élève dans l'étude de ces sciences est trop passif. Dans les sciences naturelles, en botanique, par exemple, combien n'est-il pas à souhaiter que l'élève prenne de l'initiative, s'intéresse, se passionne même pour les choses qu'il étudie, les recherche, les collectionne ? La géographie, dans le nouveau règlement des études, est devenue indépendante de l'histoire, ne relève plus que d'elle-même ; plus on l'enseignera intuitivement, pratiquement même, par l'exploration ou le relevé du terrain, plus elle aura d'attrait et de valeur à tous égards. L'histoire est, pour ainsi dire, trop extérieure, s'attache avec excès aux guerres, aux généalogies, aux dates, ne ranime pas suffisamment les milieux, les civilisations, les hommes. Et pourquoi ne la ferait-on pas précéder d'une sorte d'initiation civique au milieu actuel ? Dans tous les cas, les rédactions doivent être résolument proscrites. Les élèves ont entre les mains de courts mémentos. Tous les développements sont faits de vive voix par le professeur ; et quant aux élèves, leur science doit prendre place dans leur tête, non dans leurs cahiers. On peut trouver que la religion et le français occupent sur le programme une place qui n'est pas en rapport avec ce qu'on en apprend. La première pourrait sacrifier quelque chose de l'enseignement du dogme, pour faire faire aux jeunes gens une connaissance plus intime avec les textes de la Bible et de l'Évangile. Quant au français, il est sans doute flatteur pour nous que, dans la nouveUe répartition des heures d'enseignement, en 1882,
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il ait vu s'accroître plus qu'aucune autre matière le temps qui lui est attribué ; mais les résultats obtenus ne sont pas en proportion avec les efforts qu'on lui consacre ; c'est ce dont je puis me porter garant. La plupart des maîtres attachent une importance énorme à la grammaire ; ils arrivent, à force de recherche, à s'embarrasser dans un réseau de règles inextricables et à construire des modèles de phrases qui sont, pour un Français, un sujet d'étonnement profond. Ils sont prédisposés à cette prédilection pour la syntaxe par les études de vieux français et de philologie romane qu'ils ont faites généralement à l'université. Et puis, il est plus facile,pour un esprit appliqué d'apprendre parfaitement une grammaire que de savoir passablement une langue. La conversation leur est peu familière. Souvent ils corrigent chez leurs élèves, avec une insistance, infatigable, une prononciation qui vaut au moins tout autant que la leur. Ils les tourmentent pour leur faire faire, entre les mots, les liaisons les plus recherchées, ce qui est exécuté d'une manière lourde et pédante. Grâce à ce double fantôme d'une grammaire insurmontable et d'une prononciation inaccessible, ils finissent par faire du français un épouvantail pour leurs élèves, et j'en ai vu qui, après avoir eu pendant quatre ou cinq ans trois ou quatre heures de leçon par semaine, étaient incapables de dire correctement s'il pleuvait ou s'il faisait beau temps. Il semble que sur ce point, la pédagogie allemande ait pris à tâche de se contredire elle-même. Des ouvrages d'enseignement qui sont dans toutes les mains (l) sont pleins d'une foule de petites phrases détachées et baroques, sans aucun lien ensemble, sans aucun intérêt, dignes des manuels de conversation de l'autre siècle
1. Ceux de Plœtz. Ils me représentent assez bien une critx discipulorum.
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ou rappelant ce style étrange qui n'appartient qu'aux « modèles de lettres ». On explique des tragédies de Corneille et de Racine, ce qui est bel et bon, mais n'offre, en somme, aux élèves qu'une langue artificiellement composée il y a deux siècles. Les vertus de Burrhus et la perfidie de Narcisse ne parviennent pas à émouvoir les fibres de nos jeunes Allemands, et beaucoup m'ont confié sincèrement que la classe de français pesait sur eux d'un ennui mortel. Chose curieuse, c'est à mesure qu'on s'éloigne du gymnase (1), à mesure qu'on descend d'un degré dans la hiérarchie des établissements d'instruction publique, que l'enseignement du français devient meilleur. Passable dans les écoles réaies, il est presque tout à fait bon là où nous l'avons déjà vu, dans les écoles de filles. Aussi arrive-t-il souvent que, dans un ménage allemand, la maîtresse de la maison cause fort bien en français, tandis que son mari n'en peut dire quatre mots. Les jeunes gens des universités allemandes, qui ont consacré, dans le gymnase, de si longues heures à notre langue, forment, par leur incapacité de la manier, un contraste frappant avec ceux qui viennent de presque tous les autres points de l'Europe : ceux-ci, envoyés par des pays où la pédagogie n'est pas cultivée, peuvent tous parler français et s'en servent souvent comme d'une seconde langue maternelle. Un autre phénomène très défavorable des gymnases et qu'ils laissent presque constamment observer, c'est que leurs élèves perdent de leur ardeur dans les hautes classes et commencent à s'y ennuyer. Nos lycées offrent, à cet égard, une comparaison fort avantageuse. Bon nombre de nos
1. Ces observations laissent naturellement de côté le « gymnase français » de Berlin, où l'on atteint des résultats exceptionnels, et quelques classes conduites par des maîtres expérimentés.
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élèves commencent justement, en rhétorique et en philosophie, à prendre un vif intérêt à la classe. Il faut attribuer ce résultat aux nouveaux horizons qui leur sont ouverts, à l'extension de leur liberté de travail et d'esprit, aux aptitudes très artistiques et très littéraires de notre race qui commencent à s'éveiller en eux et auxquelles une carrière aplanie est enfin ouverte, à nos instincts de raisonneurs qui, pour la première fois, trouvent là des aliments de haute valeur. Aussi certains pédagogues allemands verraient-ils volontiers qu'une certaine nouveauté dans les méthodes, et même dans les matières de l'enseignement, signalât l'entrée dans les hautes classes du gymnase, piquât et ranimât l'intérêt des élèves, formât une transition entre le gymnase et l'université, si absolument différents aujourd'hui l'un de l'autre. L'opportunité d'un cours de philosophie trouve même des défenseurs. Dans quelques gymnases, deux heures de la classe de prima sont données chaque semaine à l'étude des éléments d'Aristote, édités par Trendelenburg. Le maître pose des problèmes de logique, excite à trouver des exemples conformes aux règles et aux lois dont il parle. Sa méthode se rapproche cependant un peu de l'exposition magistrale, et les élèves prennent librement des notes. En somme, ce cours est tout à fait insuffisant comme introduction à l'étude générale de la philosophie, et beaucoup d'étudiants, j'ai eu l'occasion de m'en convaincre, écoutent, à l'université, des séries de leçons qu'ils ne comprennent pas du tout ou qu'ils comprennent mal. La morale ne figure nulle part sur le plan d'études et mériterait peut-être d'être mieux traitée. L'économie politique eUe-même aurait sans doute quelques lumières à ouvrir à des jeunes gens prêts à entrer directement dans la vie et dans la société.
�CHAPITRE X
LE COMPTE RENDU ANNUEL DES DIRECTEURS (Das Programme) Sa nature. — Renseignements qu'il donne sur le devoir écrit. — Suite de l'analyse du « programme ». — Les trois sortes d'examens qui ont lieu au gymnase. — Vie commune et active à l'intérieur du gymnase.
A là fin de l'année scolaire, c'est-à-dire à Pâques, chaque directeur d'un établissement d'enseignement secondaire en Allemagne publie un document qu'on appeUe programme. Mais le mot ne doit pas tromper sur la nature de la publication. C'est une sorte de compte rendu de tout ce qui a été fait et de tout ce qui est arrivé dans l'année. Il porte, en même temps que son titre, une invitation d'assister à la séance d'adieu des élèves sortants de l'école, et, d'autre part,, aux examens publics des classes. On y joint, en général, une dissertation critique en latin ou en allemand, composée par un des professeurs de l'établissement. Il y a d'abord une chronique générale de l'année (1). Le directeur en raconte les incidents principaux ; si on a reçu 1. J'ai sous les yeux, pour écrire ce passage, les programmes du gymnase français, 1883; des gymnases du Joachimthal, 1882; Zumgrauen Kloster, 1884 : Kôlnisches Gymnasium, 1883 ; Luisenstadtisches Realgymnasium, 1883; Falk-Realgymnasium, 1883 ; de la LuienstildUscheOberrealschule (Gewerbe schule) 1884 ; de l'Ecole de commerce itlandelschulo) 1882, a Berlin ; du Kôniglisches Gymnasium de Leipzig, 1883 ; de l'École de commerce de Dresde, 1884.
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des visites illustres, si on a dédoublé des classes, si on a eu des morts, si les professeurs ont été malades et forcés d'interrompre leur cours, qui les a remplacés et comment. Si quelques-uns ont été appelés dans d'autres établissements, il exprime les regrets et les félicitations du gymnase ; il salue leurs remplaçants avec des paroles de bienvenue et raconte ce qu'a été jusqu'à ce moment leur vie et leur carrière. Un second chapitre.très intéressant et très instructif pour les gens du métier, est constitué par les sujets de composition écrite ou de dissertation qui ont été donnés dans chacune des classes pendant tout le courant de l'année. Ce qui frappe d'abord, c'est leur petit nombre. Il n'y en a guère qu'une douzaine par an pour les classes moyennes d'un gymnase et ce chiffre descend de moitié dans les classes supérieures. J'ai déjà dit que le devoir écrit tenait une place restreinte dans la pédagogie allemande et laissait un vaste champ libre à l'enseignement oral. Les professeurs ont assez généralement de 20 à 25 heures de leçons par semaine ; et ces leçons, où la communication d'esprit avec les élèves doit être constante, demandent, pour être sûres.dans le détail et bien conduites dans l'ensemble, à être, pour la plupart, un peu, préparées d'avance. La tâche du maître étant, de ce chef, si considérable, le petit nombre des devoirs écrits permet seul qu'ils soient tous corrigés. Si l'on examine leurs sujets ou leurs titres, on voit que la forme du discours n'y est presque jamais employée. Ce sont des récits d'événements auxquels on a assisté; des considérations critiques, historiques, littéraires, à propos des textes qu'on a expliqués ; plus rarement la discussion d'une pensée morale. Ce dernier genre d'exercice ne doit être abordé qu'avec beaucoup de discrétion. J'ai entendu condamner avec vivacité des sujets comme ceux-ci, donnés à des élèves de la seconde classe d'un gymnase : « Quel est
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« le souverain bien? — Quel est le souverain mal? -- Don« ner vaut mieux que recevoir. — Le génie est une longue « patience. — Homo sum, nihil humani a me alienum « puto. » Ces pensées ou ces questions ne reçoivent quelque jour que de, réflexions ou d'expériences qui ne sont pas du domaine de l'extrême jeunesse. Mieux vaut demander aux enfants leurs impressions ou leurs jugements sur ce qui est le plus capable de les toucher, sur les personnages des poèmes ou des drames qu'on étudie avec eux; mieux vaut arrêter leur attention sur la marche et le plan des ouvrages qu'ils viennent de lire, leur en demander l'analyse, leur en faire remarquer la progression et le mouvement. Enfinilserait peut-être bon de ne pas les exercer seulement à écrire, mais à exposer oralement ; le talent de distinguer promptement ses [propres pensées et de les exprimer sans confusion est plus souvent de mise dans la vie que celui de les coucher sur le papier, et c'est une imperfection très sensible de n'avoir de clarté et d'éloquence que la plume en main.. Dans une troisième partie sont énumérées toutes les acquisitions dont le gymnase s'est enrichi; elles se répartissent entre la bibliothèque générale et celle des élèves, le cabinet de physique, les collections relatives à l'enseignement des mathématiques, des sciences naturelles, de l'histoire et de la géographie, les appareils de gymnastique, le matériel nécessaire à l'étude du chant et du dessin. S'il y a des donateurs, et il n'en manque jamais, soit parmi les élèves et les anciens élèves, soit parmi les professeurs et les amis du gymnase, ils sont expressément remerciés, même pour les plus petites choses. Quelques programmes donnent la liste de tous les livres, manuels, recueils que le gymnase met entre les mains des professeurs et des élèves et indique dans quelle classe ils sont en usage.
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Quelques-uns publient aussi l'état nominatif des élèves de chaque classe et de chaque division. Plusieurs se bornent à nommer ceux qui ont quitté le gymnase dans l'année et à dire sommairement s'ils continuent ailleurs leurs études ou prennent immédiatement un métier. Un tableau d'ensemble ressaisit tout le plan d'études du gymnase, exposant aux yeux le détail de toutes les leçons que reçoit chaque division dans une semaine, le nom des professeurs qui les donnent et la somme des heures d'enseignement qui incombe à chaque maître. Une rubrique spéciale est affectée à l'examen de maturité, celui qui correspond à notre baccalauréat et dont le diplôme est délivré en Allemagne, sous le contrôle d'un commissaire du gouvernement, par les établissements de l'enseignement secondaire eux-mêmes. Les examens qui ont lieu dans les gymnases allemands sont de trois sortes, les examens de passage d'une classe à l'autre, les examens publics pour lesquels le « programme» sert d'invitation et cet examen de maturité. Les examens de passage (Versetzungseœamina)ont lieu à la lin de chaque semestre. Ils se composent de plusieurs épreuves écrites {exteniporalia), à la suite desquelles il y a une épreuve orale. Celle-ci n'est guère qu'une inspection de la classe par le directeur, et elle se passe en interrogations faites aussi bien par le professeur que par le directeur luimême. A la suite de l'examen, tous ceux qui en sont capables sont autorisés à entrer, à la réouverture des cours, dans la classe supérieure. La situation où les autres se trouvent placés, est souvent moins triste que celle de nos lycéens dans le même cas ; car, dans beaucoup de gymnases, le retard qui résulte d'un échec à l'examen de passage est de six mois, et non pas
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d'un an. Les classes sont dédoublées, quand cela est possible, et « la première division commence ses cours à Pâques, la « seconde à la Saint-Michel. Lorsque, à la fin du cours, un « élève n'est pas jugé capable de passer dans la'classe su« périeure, il entre dans la division correspondante de la « classe où il a été jusqu'alors, pour être mis en demeure « d'être promu au bout de six mois (1). » D'autre part, la pédagogie allemande, comptant moins que la nôtre sur les efforts individuels et isolés de l'élève, ne favorise pas Péparpillement des forces de la classe, et celle-ci forme comme un peloton qui court sans se disperser. Il en résulte que le passage des élèves d'une classe à l'autre se fait avec beaucoup de garanties et que les examens entraînent peu de difficultés administratives. En fait, l'épreuve est loin de décider seule du sort des élèves. Le directeur et les maîtres savent parfaitement à quoi s'en tenir sur la force et les droits de chacun. L'examen de passage n'est qu'un prétexte pour arrêter les incapables et une formalité destinée à stimuler l'ardeur des autres à la fin du semestre et à leur faire rassembler dans un même effort le gain des six derniers mois. C'est aussi un contrôle des résultats de l'enseignement du professeur par le directeur. Il n'y a pas de distribution solennelle des prix et il n'y a même pas de prix pour chacune des branches de l'enseignement. On décerne seulement quelques livres et quelques mentions générales d'application et de progrès. Quant aux examens publics auxquels le programme convoque les parents des élèves et les amis du gymnase, ils n'ont pas d'importance administrative. Ils ont le même but que les examens analogues de l'enseignement primaire dont j'ai parlé plus haut (chap. V), et je n'y reviens pas. Ils sont
1. Programme du collège royal français de Berlin 1883, p. 2?. 8
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souvent précédés et suivis de chants exécutés parles élèves et forment comme une cérémonie de nature à toucher ou à intéresser tous les assistants. Ge n'est pas ici la place de reproduire en détail l'organisation des épreuves de l'examen de maturité. Le « programme » indique les sujets qui ont été donnés .par les professeurs, pour en constituer l'épreuve écrite d'admissibilité ; le public peut aussi contrôler la difficulté de ces sujets et aucun gymnase n'oserait, sous la surveillance des autres, accuser une tendance à faciliter l'examen àses élèves. Rien ne se fait, d'ailleurs, sans l'assentiment du commissaire du gouvernement, qui garde la haute main. Cet examen, ainsi constitué, n'échappe pas à bien des critiques que nous adressons à notre baccalauréat. On lui reproche à la fois de témoigner, par ses dispositions administratives, d'une défiance de l'État vis-à-vis des corps de professeurs et de donner lieu à des indélicatesses et à des fraudes. Comme tous les examens,- il provoque une tendance à extérioriser l'instruction et l'éducation et aboutit à faire, en grande partie, delà correction grammaticale l'arbitre du destin et de l'avenir de beaucoup de jeunes gens. Ces inconvénients sont inséparables d'une épreuve de cette nature. Il faudrait peut-être avoir dans la liberté plus de confiance qu'on n'en a et faire dépendre de travaux personnels la délivrance d'un certificat de maturité. Si on considère l'âge auquel les jeunes gens passent cet examen, on s'aperçoit qu'ils ont alors, en moyenne dix-huit à dix-neuf ans, et cet âge est dépassé de beaucoup par un certain nombre des candidats. Un terme des études aussi éloigné explique, en partie, la dépopulation des hautes classes des gymnases et rend plus pertinente encore la critique de leur méthode que j'ai rapportée plus haut. Le programme ajoute au nom des jeunes gens qui sortent du gymnase, après avoir satisfait à l'épreuve, la profession à
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laquelle ils se destinent ou les études universitaires qu'ils entreprennent. Enfin certains programmes publientles comptes financiers de l'établissement, souvent propriétaire de fondations et de legs, et une liste des actes des autorités qui président à l'enseignement secondaire dans la circonscription : décisions, arrêtés, circulaires, etc. il donne le plan de l'école de vacances, quand on a jugé à propos d'en établir une. et annonce aux familles à quel moment elles pourront trouver le directeur. L'intérêt, multiple d'un document de cette nature n'est pas niable. Il n'est pas difficile à établir et il vaut bien des fois la peine qu'il coûte. L'impression générale qui ressort de sa lecture, c'est que le gymnase a une vie propre et accuse dans toutes ses parties une certaine solidarité active. Le directeur lui-même n'est qu'un maître élevé au-dessus des autres et il a toujours, par semaine, plus de dix heures d'enseignement. Le corps des professeurs est intéressé au succès de l'établissement comme l'équipage à la marche du navire, et, par la liberté assez grande qu'il a pour se recruter, pour décider des différentes questions et organisations administratives du gymnase, il dépend, en bonne partie, de lui de mettre tout en voie de prospérité ou de décadence. Les grandes villes comptent en général plusieurs gymnases et les uns sont toujours prêts à profiter des pertes que font les autres. On voit par les programmes que l'initiative des élèves ne fait que s'exciter au contact de leurs professeurs. La chronique de ces documents nous parle des souscriptions qu'ils ont organisées pour soutenir des œuvres de bienfaisance ou soulager les sinistrés de quelque grande calamité publique, comme l'incendie ou l'inondation. Ils fondent aussi des
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caisses de voyage qui servent à faire de longues excursions pendant les vacances. Tous les ans, ils célèbrent par des cérémonies communes, dans la grande salle des actes ou « aula» du gymnase,les dates et les anniversaires nationaux: la bataille de Sedan, l'introduction do la Réforme dans la province, Noël, la naissance de l'empereur. Quelquefois, ils y donnent un bal, la représentation d'une comédie allemande ou même un drame grec. S'il meurt quelqu'un des professeurs ou des élèves, on déplore ce malheur dans une cérémonie funèbre, où l'on chante des chœurs de circonstance et où l'on tient des discours en commémoration du mort. Detemps à autre, un professeur qui a rendu des services spéciaux ou qui exerce son métier depuis un long laps de temps, reçoit des marques particulières de sympathie et d'honneur (1). Un pédagogue, par des services éminents ou des ouvrages considérables, a-t-il assuré la prospérité de la maison ou l'a-t-ilillustrée? le gymnase lui élève souvent, par souscription, un buste ou un monument après sa mort, et son souvenir se perpétue dans le milieu qu'il a le mieux servi et le plus aimé. i. Le programme du Falk-Realgymnasium, Berlin, 1883, p. 18, nou s apprend,par exemple,qu'à la fête de olôturedu semestre d'été,«pendant « la cérémonie de la promotion des classes et des adieux des élèves « sortants, le chœur des chanteurs a offert à M. P., comme souvenir, « un bâton à battre la mesure artistement travaillé. »
�CHAPITRE XI
LES ÉCOLES REALES (Realgymnasium — Oberrealschule.) L'école réale. — Ses origines et son histoire. — Diseussions pédagogiques sur l'essence de l'école réale. — Guerre des réalistes et des humanistes. —Nouveau plan d'études du gymnase ré al et son rapprochement avec le gymnase classique. — Imperfections du gymnase réal. — Son avenir. — L'école réale supérieure.
Les gymmases dont nous venons de parler, qui portent sur leur plan d'études l'enseignement des deux langues anciennes, le grec et le latin, et qui, depuis 1811, étaient en possession exclusive de leur titre, ne sont plus aujourd'hui en Prusse les seuls établissements auxquels ce titre soit officiellement donné. Depuis longtemps, il s'est élevé en Allemagne une autre école d'enseignement secondaire, dont l'essence était d'opposer à l'éducation verbale des humanités une instruction orientée vers l'étude des faits,des choses, des sciences, des réalités, et qui, à cause de cela, avait reçu le nom d'école réale (Realschule). Son développementprésente cette double particularité, qu'elle n'a jamais bien su ellemême ce qu'elle était ni ce qu'eUe devait être, et que, pourtant, elle n'a cessé de croître, de s'étendre et de se fortifier. C'est la preuve qu'elle répondait à un véritable besoin national, et, comme il arrive si souvent dans ce cas, une institution se développe en vertu de sa propre nature et de la force des choses, sans attendre que les théoriciens aient
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fixé dogmatiquement ses traits. Ils croient avoir déterminé sa manière d'être et ses lois et, tandis qu'ils y travaillent, elle a déjà changé de forme et dépassé le champ qu'ils lui assignaient. Hier encore, l'école réale était définie un établissement de préparation pour les professions pratiques et les hautes écoles techniques (1) et aujourd'hui elle a la prétention d'être avant tout un établissement de culture générale. Cependant, le plus grand nombre de ses élèves l'abandonne avant d'en avoir reçu cette culture et entre directement dans les professions pratiques delà société. En même temps, eUe obtient un nouveau succès et, en 1882, reçoit le nom de gymnase réal, entrant ainsi en partage du titre auquel était attachée, dans ce siècle, l'idée d'une culture libérale et toute théorique. Wiese (2) résume à peu près ainsi l'histoire de ses origines : « L'unité et la simplicité du plan traditionnel des hautes études, fondé sur l'enseignement des langues anciennes, fut troublée par l'action des écrits pédagogiques de Comenius (3) et par la considération des exigences de la vie pratique. Au xvme siècle, il s'éleva peu à peu, soit sous l'influence delapédagogie piétiste, soit sous celle des tentatives philanthropiques suscitées par J.-J. Rousseau et Basedow (4), des écoles où l'emportait le caractère réal. Bon nombre de gymnases, au siècle passé, sans changer leur nom, s'orientèrent vers les connaissances et les études utiles, immédiatement applicables à la vie, et devinrent en fait des écoles réaies. Ce nom fut employé pour la première fois à Halle,
1. Wiese, 1869, p. 729. 2. Wiese, 1864, p. 26etsuiv. 3. Comenius (1591-1671), l'auteur célèbre de l'Or bis sensualium pictus, et par là, un des premiers initiateurs de l'enseignement intuitif. 4. Basedow (1723-1790), pédagogue allemand, fondateur d'un Philanthropinum, établissement d'éducation où dominait l'influence de l'Emile de Rousseau.
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par le diacre Christoph Semler (1). Après avoir échoué dans une première tentative de ce genre, il fonda dans cette ville, en 1738, une « École réale mathématique, mécanique et économique approuvée par le gouvernement royal prussien du grand-duché de Magdebourg et par l'Académie royale des sciences de Berlin ». Cette école n'eut qu'une durée éphémère. Cependant des essais du même genre furent faits depuis lors en divers endroits. L'établissement le plus important pour la Prusse dans cette direction et avec cette destination est l'école réale fondée, en 1747, par Joh.Jul. Hecker. Après maintes épreuves malheureuses, elle reçut du directeur Aug. Spilleke, à partir de 1882, une organisation répondant à la pensée d'une école qui songe à favoriser les vocations pratiques de la vie, sans exclure pour cela les principes d'une culture libérale de l'esprit. 11 vint un temps où la bourgeoisie montra une grande préférence pour l'école réale et où beaucoup de communes firent des dépenses considérables pour des établissements de ce type. Le gouvernement laissa le champ libre au développement de cette tendance, mais il maintint de son côté que l'emploi empirique du principe de l'utilité exclut l'idée d'un établissement de haute culture générale et n'est pas propre à satisfaire aux véritables besoins de la vie. Frédéric le Grand lui-même n'admettait pas, notamment, que la préparation à un métier pratique pût se passer du latin. Le premier fondement précis que l'organisation des écoles réaies reçut du ministère de L'Instruction publique fut « l'instruction provisoire sur les examens de sortie à instituer dans les écoles bourgeoises supérieures et les écoles réaies » instruction du 8 mars 1832, préparée par le conseiller intime du gouvernement, docteur Kortùm. L'indétermination précédente sur le choix et la mesure des matières de l'enseigne5. Semler (1669-1740).
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ment en fut diminuée ; un but précis lui fut assigné. Acquérir le droit d'avoir des examens de sortie auxquels étaient attachés d'importants avantages, tel devint l'objet du zèle ardent de toutes les écoles de cette catégorie. II était de l'intérêt des gymnases aussi bien que des écoles réaies elles-mêmes défaire reconnaître plus explicitement encore l'indépendance de ces dernières par rapport aux premiers. Simplifier le programme du gymnase conformément à son idée primitive et le concentrer sur lui-même n'était possible qu'autant qu'il serait fait droit en même temps aux exigences d'une culture plus réaliste et aux besoins d'une jeunesse exclue de toute autre élude. D'autre part, les progrès des sciences naturelles, aussi bien que le développement de la vie publique et de l'industrie appelaient ce mouvement de la manière la plus impérieuse. C'est dans ce sens que l'organisation indépendante des écoles réaies fut poursuivie par l'ordonnance du 6 octobre 1859, relative à l'enseignement et aux examens des écoles réaies et des écoles bourgeoises supérieures. Les écoles réaies qui présentaient, comme les gymnases, un système de six classes ascendantes et mettaient le latin sur leur plan d'études, reçurent le nom d'écoles réaies de premier rang ; celles qui, avec le même système de classes, excluaient le latin, s'appelèrent écoles réaies de second, rang ; celles auxquelles manquait la classe supérieure et qui jouaient vis-à-vis des écoles complètes le même rôle que les progymnases vis-à-vis des gymnases, furent désignées sous le nom d'écoles bow*geoises supérieures. Elle avaient toutes pour distination de fournir une préparation scientifique générale aux professions pour lesquelles les études de l'université ne sont pas exigibles (1). 1. Wiese, loc. cit., et Sander, Lexiconder Padagogik, scku le, p. 392.
art. Real-
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Voilà précisément ce que l'école réale ne pouvait pas accepter d'une manière définitive. Sans doute, les Polytechnicums,'q[ai sontles "universités techniques de l'Allemagne, lui constituaient une continuation naturelle et hospitalière. Mais ils n'avaient encore ni le nombre, ni l'importance, ni la forme complète où on les voit aujourd'hui (1). D'ailleurs, l'université proprement dite a pris dans la vie allemande une place si considérable, eUe est si universellement considérée dans l'opinion publique comme la condition nécessaire de toute éducation complète, elle commande l'entrée de tant de carrières, que l'école réale ne pouvait se résigner à en voir l'accès interdit à ses élèves. Dès lors commençacetto grande campagne des réalistes qui dure encore et dont la fin ne pourrait arriver que le jour où les élèves sortant des écoles réaies auraient l'inscription libre à tous les cours de l'université. Cependant, le gymnase profitait des droits qui lui étaient reconnus à conserver l'originalité de son plan, et Wiese, pouvait écrire dans son ouvrage de 1S69 (p. 31) : « Les gymnases jouissent des bénéfices d'une considération ancienne. A la vérité, au milieu du mouvement intellectuel de ce temps, ils ne laissent pas que d'être attaqués ; et des voix se font occasionnellement entendre d'après lesquelles leur prérogative a assez longtemps duré : il faudrait faire des mathématiques et de la science naturelle, cette maîtresse des esprits, le centre de leur programme et rejeter les langues anciennes dans une place accessoire. Pourtant, comparés avec les écoles réaies, ils accomplissent leur tâche dans la tranquillité d'une retraite relative, toujours soutenus par la confiance et par le sens de la nation qui honore
1. Sander, ' Lexic. der Padag., art. Polylechnische Schuîs, p. 358, et Technische Hochschulen, p. 480.
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la science et veut la voir propagée. Les écoles réaies sont beaucoup plus exposées au courant de la vie publique, subissant le contre-coup de ses besoins et de ses exigences, sans pouvoir y faire face de tous côtés. L'idée de l'école réale lutte vers une forme plus arrêtée. » Rien de plus curieux que le résumé donné par Wiese d'une foule d'écrits où l'on essaye de déterminer cette forme. C'est l'écho d'une véritable Babel pédagogique. Au milieu de ces dissentiments, une seule vue d'ensemble paraît subsister. On peut craindre qu'en encombrant un trop jeune esprit de connaissances réelles, on ne réussisse plutôt à le remplir qu'à le cultiver. L'essentiel est de lui faire acquérir d'abord une force et une énergie propres, qui lui permettent de s'assimiler ensuite les matières qu'on lui offre. Dans l'école réale elle-même, c'est la culture de l'esprit qui doit amener la vocation pratique et conduire à des études spéciales. Il fallait donc joindre aux objets de l'enseignement réal des éléments d'une valeur éthique et, parmi eux, sans doute, quelque étude des langues. Mais la question venait-elle de savoir quelle était, à proprement parler, la destination de l'école réale, quelles matières devaient former le centre de son plan d'études et prendre chez elle la place que le grec et le latin ont au gymnase, aussitôt la discorde la plus complète régnait au camp pédagogique. Quelques-uns, tout, en reconnaissant que les écoles réaies n'étaient pas des écoles industrielles, commerciales, professionnelles ni techniques, n'avaient pas encore pris leur parti d'en faire des établissements de culture générale. Les autres étaient déjà décidés à les mettre sur le même pied que les gymnases, mais ils convenaient que le but devait être différent de part et d'autre. Aux gymnases était laissé le soin d'évoquer le sens scientifique et critique; l'école réale devait plutôt former le sens pratique et rendre
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lès esprits habiles à appliquer des connaissances générales aux cas particuliers, aux « espèces » réelles que suscite le cours habituel des choses. Il s'agissait donc de pourvoir à la « culture idéale », autrement dit à l'éducation des esprits réservés plus tard à l'activité des hautes situations industrielles, et cela par une voie plus courte que les gymnases. Un des combats les plus acharnés se livrait autour du latin. Les uns voulaient le garder, comme un des moyens de culture les plus efficaces que l'histoire et la tradition nous aient transmis, mais les autres le repoussaient comme appartenant proprement à l'espèce d'éducation qu'on prétendait remplacer. Quelques-uns allaient si loin dans leur aversion pour lui, qu'ils proposaient hardiment de le remplacer par le grec. Des conciliateurs reconnaissaient à la fois la difficulté de faire des humanités à l'école réale et celle de s'en passer; et ils croyaient écarter tous les inconvénients, concilier tous les intérêts, en mettant les traductions des auteurs anciens au centre du programme. Un point qui n'était pas contesté, c'est qu'une place devait y être faite pour les langues vivantes. Mais les uns voulaient pour eUes cette même place centrale, cette sorte de souveraineté relative à laquelle tant de candidatures étaient posées. Il fallait pour cela les traiter par la même méthode grammaticale, littéraire et philologique qu'on a l'habitude d'appliquer au latin et qui les rendrait capables de le remplacer. Les autres, au contraire, soutenaient qu'il importait avant tout de les apprendre et de les savoir à un point de vue pratique, pour être en état de s'en servir. Certains philologues leur opposaient cette objection péremptoire, que les langues modernes n'ont pas, pour la formation de l'esprit, la même valeur que l'étude d'une langue ancienne ; et, comme on ne voulait plus du latin, ils proposaient à sa place le haut allemand du moyen âge. On voyait
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percer parfois comme « l'aveu involontaire de ce fait, que la discipline grammaticale des études classiques et l'interprétation méthodique des auteurs ont en elles-mêmes une telle solidité, qu'elles soutiennent même un enseignement faible». «Les réalités, ajoute Wiese,sont moins propres que les langues à façonner l'esprit, parce que celles-ci constituent les moules où la pensée trouve immédiatement des formes. » Pendant que ces discussions se poursuivaient, l'école réale de premier rang continuait, en fait, s'a marche ascensionnelle, et il devint bientôt évident qu'elle s'assignait « un hut plus élevé que celui marqué par l'ordonnance du 6 octobre 1859 à son enseignement et à ses examens, qu'elle tendait à obtenir pour ses élèves l'admission aux études de l'Université, c'est-à-dire à être mise sur le pied de l'égalité avec les gymnases (1). » Pour l'aider à conquérir cette haute situation, plusieurs villes envoyèrent des pétitions répétées à.la Chambre des députés ; enfin, le ministre de l'Instruction publique, M. de Muhler, provoqua, le 9 novembre 1869, une consultation de toutes les Facultés académiques de Prusse. La plus grande partie se prononcèrent délibérément contre les prétentions de l'école réale et refusèrent de recevoir ses élèves ; au moins exigeaient-elles, avant de le faire, que son enseignement reçût des modifications considérables. Plusieurs considéraient le maintien du statu quo comme une question vitale pour la culture allemande et exprimaient d'avance la crainte que la complaisance du gouvernement n'abaissât le niveau des études universitaires en Allemagne. Cependant, le 7 décembre 1870, le ministre ordonna que les témoignages de maturité des écoles réaies de premier rang
1. Pour ceci et la suite, voy. Wiese,1874, p. 33 et suiv.—Le tis3u de toute cette exposition est fait, d'ailleurs, en grande partie, avec des emprunts au texte même du document allemand.
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conférassent le droit de s'inscrire à la Faculté de philosophie des Universités. C'était une demi-mesure, mais pleine de signification. La Faculté de philosophie est, en effet, dans l'Université allemande, la Faculté des sciences, comprenant mathématiques, sciences naturelles, physique, chimie, physiologie, botanique, géologie,, économie politique, finances, statistique comparée, histoire et géographie, ethnologie et ethnographie, etc., etc., et les relations établies entre cette Faculté et l'école réale devaient contribuer à affermir chez celle-ci les études qui paraissent lui revenir en propre : les mathématiques, les sciences naturelles et les langues vivantes. Mais la Faculté de philosophie joint à toutes les branches énumérées ci-dessus les sciences philologiques et elle cumule, de ce chef, le rôle de notre Faculté des lettres. Or, s'il est permis à un ancien élève d'une école réale de suivre des cours de langue grecque, grâce à un certificat qui ne garantit pas une heure de préparation à ces cours, il peut sembler étrange que la Faculté de médecine lui soit fermée et qu'il n'ait pas accès à la Faculté de droit, où il apporterait du moins des connaissances en latin. Reste la Faculté de théologie, qui ne pourrait manquer de s'ouvrir en même temps que les autres. La lutte devait donc continuer, plus ardente que jamais, autour de l'Université, dont les réalistes tenaient désormais, par la Faculté de philosophie, un des bastions les plus importants. Dès qu'il fut avéré, par là même, que l'école réale était une avenue de l'enseignement supérieur et prétendait constituer un nouveau système d'éducation générale, les plaintes et les lamentables pronostics ne manquèrent pas de se produire. Des prophètes de malheur annoncèrent que 'ce dualisme nouveau allait diviser la nation en deux parties incapables de se comprendre réciproquement, et plusieurs 9
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affirmèrent qu'ils apercevaient déjà une scission profonde entre les esprits ; quelques-uns n'hésitèrent pas à faire intervenir des considérations de moralité et affirmèrent que le réalisme, à notre époque, menace constamment de dégénérer en matérialisme. Les réalistes ne restaient pas à court de reproches et imprimaient, noir sur blanc, que le gymnase, avec ses langues anciennes, n'était pas. allemand ; que les règles du langage, avec leur cortège perpétuel d'exceptions, n'ont pas la même valeur pour former l'esprit que les lois des mathématiques ou des sciences naturelles. Unis contre l'ennemi, l'élévation ,de leur fortune, l'accroissement de leurs conquêtes, de leurs visées, de leurs ambitions semblaient toutefois avoir redoublé leurs divisions intérieures. La querelle de la concentration des études ne faisait que s'aiguiser. Les uns voulaient en mettre le centre dans l'enseignement du français, en faire commencer l'étude dès le début des cours et chercher là le fondement essentiel de l'art de la pensée et de l'expression. L'enthousiasme des autres pour l'anglais n'était pas moins excessif ; ils voulaient y trouver non seulement la clef de toute étude des langues, mais même le nerf de l'éducation morale : « Shakespeare devait devenir l'Homère et le Sophocle de la jeunesse des écoles réaies. » D'autres encore étaient préoccupés, avant tout, de faire de l'école nouvelle une école nationale, allemande ; d'aucuns ne se contentaient plus pour cela de la langue maternelle et du haut allemand du moyen âge ; ils ne parlaient de rien de moins que d'amener le gothique dans le cercle de leur enseignement. Des vues plus raisonnables et des arrangements dont l'habileté n'avait rien à voir avec ces utopies se produisaient cependant sur le terrain théorique et pratique. D'après certains pédagogues, l'école réale devait concentrer ses
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efforts autour des études qui constituaient sa véritable originalité et que l'ordonnance de 1870 lui avait, pour ainsi dire, recommandées spécialement en la mettant en relations avec la Faculté de philosophie, c'est-à-dire les mathématiques et les sciences naturelles, complétées avec mesure par l'enseignement des langues vivantes. On regrettait seulement que la méthode des sciences natureUes, n'étant ordinairement que descriptive, eût peu de valeur pédagogique. La véritable mission de l'école réale, indiquée par le règlement ministériel et par son développement génétique lui-même, n'en était pas moins distinguée là avec précision. Indépendamment des forces internes qui devaient favoriser le mouvement de l'école réale dans ce sens, il fallait s'attendre à ce qu'eUe subît la force d'attraction exercée sur elle par l'Université et à ce qu'elle orientât une partie de ses efforts dans cette direction. Elle a vu sans doute, dans l'es- poir de conquérir accès à la terre promise des quatre Facultés académiques, une des raisons les plus solides de faire une large place à l'enseignement du latin. Tandis que des théoriciens voulaient exclure le latin de l'école réale, parce qu'il a avec le reste des matières une relation trop éloignée et n'est pas d'une application pratique à la vie, parce qu'il est surpassé, à tous égards, par les langues modernes et exerce même, disaient quelques-uns, une influence jésuitique sur la jeunesse, d'autres le maintinrent obstinément sur le programme. Ils affirmèrent qu'il était indispensable pour dés raisons linguistiques, historiques, pratiques même ; qu'aucun esprit ne pouvait être, sans lui, convenablement initié à notre civilisation qui lui doit tout, et qu'en le négligeant l'école réale renoncerait à compter au nombre des établissements de haute culture intellectuelle. Souvent, ce sont des mathématiciens qui, en qualité de directeurs
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d'écoles réaies, ont lutté pour l'accroissement du nombre d'heures consacrées à l'étude du latin, la méthode grammaticale qu'il implique étant, d'après eux, un gage de succès en mathématiques. Les choses en étaient là quand Wiese écrivait : « En comparant les gymnases et les écoles réaies, on reconnaît que celles-ci travaillent beaucoup. L'expérience démontre que, la plupart du temps, eUes obtiennent des résultats supérieurs à ceux des gymnases, en mathématiques, en langues vivantes et en sciences naturelles. Mais les gymnases ont l'avantage de donner à leurs élèves un jugement plus cultivé et plus individuel, une conception plus prompte et un sens plus libre, aussi bien dans les sciences que dans l'histoire. Chez les élèves de l'école réale, la réceptivité passive est plus développée, des connaissances mnémoniques et isolées prennent une place prépondérante ; l'opinion d'avoir déjà beaucoup reçu de l'école les rend, d'après l'avis des professeurs d'Université, moins sensibles à l'attrait des recherches scientifiques, moins disposés à les aborder que ce n'est ordinairement le cas parmi les anciens élèves des gymnases. 11 va de soi qu'il y a des exceptions radicales de chaque côté. Onaremarqué aussi que les dissertations allemandes des élèves sortants du gymnase, comme forme et comme contenu, sont, en moyenne, plus satisfaisantes que celles produites par les examens de sortie de l'école réale. « II résulterait de l'expérience d'une longue suite d'années dans l'administration des forêts, que l'éducation du gymnase agit, après coup, même pour favoriser les capacités pratiques des hauts fonctionnaires, plus favorablement que celle de l'école réale. Le ministre du commerce Achenbach annonce également que, d'après des observations faites dans les institutions de son ressort, les anciens élèves du gymnase
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passent, à quelques exceptions près, avant ceux qui sont sortis des écoles réaies. » Les réalistes n'étaient pas gens à rester sous le coup d'une condamnation aussi superficiellement motivée, aussi timide en somme, et àlaquelle OD pouvait opposer tant d'objections : la jeunesse relative de l'école réale, par exemple, et l'insuffisance même de la situation qui lui était faite. Ils semblent avoir voulu prouver par leur conduite que leur éducation n'avait pas engourdi leur initiative et n'avait fait aucun tort à leur sens pratique. Ils formèrent une association (Verein der Realschulmaenner), qui déploya une activité fébrile dans la presse, tint des congrès annuels et provoqua un mouvement étendu dans le pays (1). Le mot d'ordre et le cri de ralliement fut la revendication de l'égalité avec les gymnases, de l'accès incontesté à toutes les Facultés académiques. Le gouvernement considéra cette agitation avec calme et ne se pressa pas "de rien accorder. Il déclara, par l'organe autorisé de M. Bonitz, que la place faite jusqu'ici au latin dans l'école réale de premier rang ne permettait pas d'employer à propos d'elle « le nom bien sonnant de culture classique ». Le double résultat de cette ardeur, d'une part, de cette résistance presque piquante, de l'autre, fut la nouvelle ordonnance du plan d'études du 31 mars 1882. Le plan d'études du 31 mars 1882 a donné à l'école réale de premier rang le nom de gymnase véal(Realgymnasiimi) ; gros de promesses. De son côté, l'école réale a fait un bond
1. Pour ceci et la suite, voy. Sander, Leœie. der Pâdag., art. Realschule, p. 393.
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LA PÉDAGOGIE
DANS
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énorme vers l'humanisme. Voici le tableau de ses cours (1) :
REALGYMNASIUM VI. V. IV . III6 III a l.b. lia.
1
b . I a.
TOTAL
3 3 8
» »
2/ ' 2 : .3/ 7 5
»
2 3 6 4 4 4 2
2
2 3 5 4 3 3 2 3 n 5
»
2 3 5 4 3 3
»
2 3 5 4 3 3
»
:
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»
19 27 54 34 20 30 12 12 6 44 b
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Hist et géographie.. Histoire naturelle...
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Mathémat. (calcul)..
5 3 2
4 '2 2 30
5
»
5
»
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>,
2 32 32
2 32
2 32
■ 2 32
2 32
1S
2S1
Total
29
Si on compare ce plan avec celui du 6 octobre 1859, on trouve que le français, l'anglais, l'histoire et la géographie conservent le même nombre d'heures :
Heures. La religion a perdu L'allemand L'histoire naturelle/ La physique [ La chimie \ Les mathématiques (calcul) L'écriture Le dessin 1 2 4 - . . . . 3 2 2
Le latin a gagné 10 heures, gain unique et saisissant. En somme, le gymnase réal a tranché dans le vif de presque toutes les études qui constituent sa nature spéciale et a reporté toutes ses forces sur un enseignement éminemment
1. Sander, Lex. d. Padag., art. Realgynmasium, p. 389.
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propre aux humanités. Or, l'ancien gymnase faisait en même temps, comme nous l'avons vu, un pas considérable vers l'enseignement réal, en sacrifiant de son côté 9 heures de latin. C'est un total de 19 heures dont l'écart se trouve comblé d'un seul coup. Il en est résulté un rapprochement complet entre certaines parties des deux programmes. Le plan des trois classes inférieures est devenu presque identique de part et d'autre, et c'est seulement après ces trois années de cours que les élèves ont à se décider pour l'une ou l'autre des deux formes d'instruction. Alors se'présente à eux une sorte de bifurcation, et ils ont à opter entre deux établissements, dont l'un présente plutôt un cours de lettres, dont l'autre est plutôt destiné à l'étude des sciences. Cette organisation est-eUe définitive ? Il est permis de croire que non. Le gymnase réal souffre d'une double série de maux, intérieurs et extérieurs. Conçu, sous sa forme primitive, comme une'institution directement préparatoire aux professions pratiques de la société, il-n'a pu se débarrasser encore complètement de la chrysalide d'où il est sorti et elle appesantit son essor nouveau. Beaucoup d'élèves lui sont envoyés parce que leurs parents occupent une situation modeste dans le monde et ne peuvent compter ni sur de hautes destinées, ni même sur de longues études pour leurs enfants ; bon nombre sont adressés au gymnase réal, et non au gymnase, uniquement parce qu'ils manifestent des dispositions moins brillantes. Une grande partie quittent donc les classes au fur et à mesure de l'élévation des cours, soit par suite de circonstances de famille qui ne leur permettent pas d'aller plus loin, soit qu'ils se sentent incapables de se maintenir au niveau constamment ascendant des études. Ils alourdissent les classes tant qu'ils les fréquentent, s'en vont avec un demi-savoir plus nuisible qu'utile et laissent dans les divisions supérieures des vides qui en raréfient déjà à l'ex-
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cès la population. Mais les meilleurs élèves qui, plus favorisés de la nature et de la fortune, constatent leurs propres progrès et voient avec les années grandir devant eux la possibilité d'un avenir plus haut, ceux-là précisément abandonnent le gymnase réal, car il est une impasse pour eux. Sur quatre Facultés académiques, il y en a trois qu'il ne leur ouvre pas. La société réserve ses préjugés les plus favorables et aussi ses meilleures places pour les anciens élèves des gymnases proprement dits. Les sujets les plus distingués du gymnase réal, en arrivant dans les hautes classes, s'empressent donc de déserter et d'aller prendre dans l'établissement rival le brevet de maturité. Il s'établit un échange- entre les deux institutions : le gymnase réal voit passer à l'autre tout ce qu'il a de meilleur, et le gymnase d'humanités lui envoie tout ce qu'il a de moins bon. Beaucoup de jeunes gens ne viennent s'inscrire au gymnase réal que pour y conquérir à tout prix le certificat de seconde inférieure, qui donne droit au volontariat d'un an. Les uns s'obstinent à rester là jusqu'à ce qu'ils aient arraché, de guerre lasse, le précieux diplôme ; les autres viennent exprès pour l'assiéger, et il faut aller dans cette classe pour voir de grands garçons de vingt ans, ennuyés de leur personne et de leur travail, affaissés sur leurs tables,moins riches d'esprit que de barbe au menton, et contrastant désavantageusement avec leurs jeunes camarades : lourds traînards qui rendent à l'établissement un bien plus mauvais service que ceux qui le quittent (l).
1. Ce défaut d'harmonie entre les ambitions du gymnase réal et la capacité de ses élèves, ce qu'il leur demande et ce qu'il peut leur donner est attesté par un curieux document, un « avis aux familles » de M. Th. Bach, directeur du Falh-realgymnatium à Berlin (programme de l'année scolaire 1882-83). M. Bach avertit les parents que son gymnase est un établissement de haute culture et les supplie de ne pas lui envoyer leurs enfants, s'ils n'ont pas l'intention de leur faire suivre les cours jusqu'au bout.
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Malgré toutes ces misères, renseignement réal ne cesse de gagner du terrain. « Dans les anciennes provinces de la Prusse,les établissements d'enseignement réal ont augmenté, depuis 1859, de 119 p. 100, les gymnases réals plus spécialement de 170 p. 100, les gymnases classiques seulement de 50 p. 100 ; le nombre des élèves, dans les premiers, s'est accru de 99 p. 100, dans les gymnases réals plus spécialement de 143 p. 100, dans les gymnases et les progymnases seulement de 79 p. 100. Dans les nouvelles provinces, le contraste est encore plus saisissant. Là, les gymnases réals ont augmenté de 567 p. 100 et le nombre de leurs élèves de 730 p. 100, tandis que l'accroissement des gymnases était seulement de 67 p. 100 et celui du nombre de leurs élèves de 66 p. 100. Dans ces chiffres, ajoute l'auteur auquel j'emprunte cette statistique (1), se reflète, en somme, un progrès tranquille et mesuré des gymnases, au contraire une poussée presque tempétueuse des établissements d'enseignement réal. Ceux-là, en pleine possession d'état, de par la tradition et la loi, gagnent, d'un pas lent, avec le secours du temps, ce qui peut encore leur manquer pour arrondir leur domaine inteUectuel; ceux-ci, les établissements d'enseignement réal, sont les fils de notre temps, du temps des télégraphes, des chemins de fer, des machines à vapeur ; comme eux, ils se répandent sans trêve, réformant et transformant le vieux monde et se hâtant toujours en avant. » Finiront-ils par forcer toutes les portes de l'Université? On n'en peut guère douter. Les clairons du réalisme sont embouchés, comme on le voitpar la citation précédente, avec une vigueur toute particulière. Ils sonnent contre la Jéricho nou1. A. Petersilic, Die Entwickelung der hœlieren Lehranstalten in Preussen in statistischen Beleuchtung, article du Central Organ fur die Interessen des Realschulwesens, Berlin, chez Frieberg et Mode, no du 5 fév. 1884, p. 79-80.
9.
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velle avec des accents presque triomphants. « A la septième fois, les murailles tomberont (1). » S'il m'était permis, après cette comparaison biblique, de hasarder prophétie sur prophétie,je dirais que ce résultat tant souhaité ne sera pas pour le gymnase réal la fin des tribulations et des évolutions. Ce qu'il enseigne aujourd'hui de latin ne sert qu'à faciliter le passage de ses meilleurs élèves vers le gymnase ; c'est plutôt une machine de siège efficace contre les remparts universitaires qu'un moyen suffisant de donner une éducation à laquelle s'applique « le nom bien sonnant de culture classique ». Il n'est pas téméraire de prévoir qu'après la victoire le réalisme, « fils du siècle des télégraphes », interrogera sévèrement le latin sur ses titres, dans une langue qui ne sera pas celle de Cicéron. En même temps que l'ancienne école réale de premier rang prenait, par l'ordonnance du 31 mars 1882, le nom de gymnase, celle de second rang, où l'on ne faisait pas de latin, et quelques écoles dites industrieUes (Gewerbeschu1. Tout près de la Prusse, dans une de ses enclaves, les murailles sont déjà tombées. On lit dans le Eerliner Tageblatt du dimanche 9 mars 1884 : « Dans la lutte pour l'égalité des gymnases et des écoles réaies, le gouvernement de Mecklembourg-Schwerin a pris l'avance pat une décision qui l'honore. Il s'est déclaré d'accord que les élèves sortant des écoles réaies du Mecklembourg pussent étudier ce qu'ils voudraient. D'après une communication de la Vossische Zeitung, de cinq élèves sortants de l'école réale de premier rang à Malchin qui ont été examinés ces jours-ci, deux se vouent à l'étude de la théologie, les trois autres ont l'intention d'étudier respectivement la philologie, les matlîématiques et la chimie ; tandis que, parmi les élèves sortants du gymnase de Waren, il se trouve trois futurs médecins, un étudiant en droit et un élève des postes. Depuis que, l'été passé, un ancien élève de l'école réale, l'étudiant en chimie Waldemar Belk, qui avait déjà remportédeux ans auparavant un prix de sciences naturelles, a obtenu le premier prix dans notre Faculté de théologie, avec un travail scientifique sur le Montanisme, travail imprimé et publié depuis lors, il est parfaitement prouvé que l'éducation de l'école réale n'est pas un empêchement pour i'étude de la théologie.
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len), dont les cours étaient fort analogues, furent réunies sous la nouvelle rubrique d'école réale supérieure (Oberrealschule). Ces deux établissements (Realgymnasium et Oberrealschule) forment aujourd'hui les deux types de l'enseignement réal et se distinguent l'un de l'autre en ce que l'un d'eux porte le latin sur son programme et que l'autre ne le porte pas. Au gymnase réal cqrrespondle progymnase réal appelé autrefois école bourgeoise supérieure, et auquel il ne manque que la classe de prima. A l'école réale supérieure correspond ce qu'on appelle aujourd'hui « l'école réale, au sens étroit du mot,ou de second rang », à laquelle il manque, par rapport à son type complet, la classe de prima ; et, en second lieu, l'école bourgeoise supérieure, au sens nouveau du mot, à laquelle il manque la prima et la secuncla supérieure (1). Tout ceci constitue une phraséologie embrouillée, qui se complique encore par ce fait que les appellations actuelles étaient employées précédemment d'une autre manière. Voici deux tableaux qui mettront peut-être un peu de clarté dans cette confusion :
ANCIEN ETAT DES CHOSES.
Ecole réale de 1er rang. Ecole bourgeoise supérieure.
| |
Ecole réale de 2e rang. École,industrielle.
ÉTAT ACTUEL DES CHOSES* n,,,v,„.,„„
P^ymnase reai. proaymnase réal
I École réale supérieure. Éoole réale (2 raDg) 'I ÉCQle bourgeoise supérieure. * -
Les partisans de l'école réale supérieure prétendent que le gymnase réal, avec ses cours de latin, n'est qu'une forme hybride et transitoire entre le gymnase classique et 1. Sander,
Luxic. derPâdag.,
art. Realschule, p. 393
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LA PEDAGOGIE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD
la véritable école moderne, ne se chargeant point d'enseigner les langues de l'antiquité (1). N'ayant pas à consacrer 54 heures par semaine au latin, comme le gymnase réal, eUe est en mesure de donner plus de temps que lui à toutes les sciences, au dessin, à l'anglais, et particulièrement au français, qui est porté pour 56 heures hebdomadaires sur le plan d'études (2). Le choix des livres de lecture dans notre langue est intéressant: outre Mignet et Erckmann-Chatrian, qui ont pénétré dans bon nombre d'autres établissements, on y voit figurer,avec plaisir, quelques-uns des excellents éloges composéspar les secrétaires de notre Académie dessciences(3). Le gouvernement a reconnu, en quelque sorte, l'autonomie et l'originalité de cette école par rapport au gymnase réal, et il accorde également à ses élèves quelques avantages importants : le droit de devenir volontaires d'un an après la secunda, celui d'entrer dans le corps des ingénieurs de l'État ou de briguer une place d'enseigne, s'ils ont subi avec succès les examens de sortie. Ils peuvent même jouir de tous les privilèges réservés aux anciens élèves du gymnase réal, s'ils complètent leur propre examen par une épreuve en latin. Il est vrai que cette restriction ne va à rien de moins qu'à ruiner l'économie essentielle de l'école réale supérieure au profit du plan d'études du gymnase réal. L'école réale supérieure lutte, à l'heure qu'il est, contre des difficultés extrêmes. Elle est étouffée par le gymnase réal, qui la voit d'un œil très ennemi. D'autre part, les carrières de l'État sont tellement encombrées en Allemagne que, pour la moindre place, les demandes affluent ; les administrations n'ont que l'embarras du choix entre des candidats qui sortent des deux espèces de gymnases, et n'accueillent point les 1. Sander, Lexic. der Pâdag., art. Realschule. 2. Ibid., art. Oberrealschule, p. 318. 3. Voy. par ex. le programme de la Luisenstddtische Oberreakchule de Berlin 4884, p. 12.
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anciens élèves de l'école réale supérieure; ceux-ci se voient ainsi dépossédés, même sur le modeste terrain qui leur est accessible, par une concurrence contre laquelle ils ne peuvent rien. Grâce à toutes ces circonstances et à la faveur qui accompagne le gymnase réal dans ses luttes actuelles, l'école réale supérieure ne fait pas de progrès; mais quand le gymnase réal se sera haussé tout à fait dans la sphère de l'Université, le tour sera venu pour l'école réale supérieure sans latin d'affirmer plus efficacement ses principes et sa valeur. L'avenir dépend, à cet égard, de circonstances multiples et complexes, parmijlesquelles l'histoire future des polytecknicums ne sera sans doute pas une quantité négligeable ( i ). Dans certaines villes, les établissements publics d'instruction secondaire combinent de différentes façons les deux enseignements, classique et réal. On peut voir les deux espèces de gymnases comme entrelacées, ou encore une seule des deux formes d'enseignement cbmplète, et l'autre s'arrêtant au niveau du progymnase (2). Il y a aussi un certain nombre d'écoles de commerce (Handelschulen) disséminées dans l'empire, quelques-unes fort importantes, et dont le programme, plus ou moins étendu, est en relations directes avec le but très précis qu'elles se proposent.
1. J'ai déjà mis en garde contre une confusion possible de l'école moyenne et de notre école primaire supérieure. Je voudrais faire une réserve a ualogueàl'égard des études où M.Bréal ^rapproché l'école réale avec latin de notre enseignement spécial. Sans doute, la première a fourni plus d'un trait au second, lorsqu'il fut créé par M. Duruy. Il est vrai aussi qu'elle a rendu à peu près à l'Allemagne, jusqu'ici, les services que nous attendons de notre enseignement spécial. Toutefois, le gymnase réal, tel qu'il est constitué actuellement, correspond plutôt a notre section des sciences qu'à toute autre chose; l'enseignement spécial français ressemble davantage à l'école réale allemande sans latin. Mais celle-ci est absolument indépendante par rapport à toute autre forme d'enseignement et constitue, avec ses neuf années de cours, un ensemble méthodique et complet. 2. Wiese, 1874, p. 83-81.
�CHAPITRE XII
PREPARATOIN PÉDAGOGIQUE DES PROFESSEURS EN ALLEMAGNE
Les séminaires d'Université. — Le séminaire pédagogique de Berlin. — Celui de Halle-Wittemberg. — Ceux de Leipzig. — L'examen pro facultate docendi. — L'année de stage. — Les cours de pédagogie dans les Université s.
La bonne qualité de l'instruction en Allemagne provient moins des programmes que de la méthode pour les enseigner, et la bonne qualité de la méthode d'enseignement provient en grande partie de ce qu'on y apprend plus ou moins à enseigner. J'ai indiqué ce qu'on faisait pour cela dans les écoles normales ou séminaires (Chap. vu) : « Que l'Etat ne prenne pas le soin de préparer les professeurs des hautes écoles d'une manière aussi spéciale que les maîtres des écoles élémentaires, cela résulte de la nature scientifique de l'éducation qu'ils ont dû recevoir, avant de devenir professeurs aux gymnases et aux écoles réaies. On suppose qu'une application pénétrante aux études scientifiques porte en elle-même une discipline qui forme l'esprit et que la science acquise méthodiquement rend capable de l'employer méthodiquement, tandis que la méthode à laquelle ne se joint pas une connaissance approfondie des matières de l'enseignement se tourne aisément en routine vide et creuse. Cependant, comme une certaine culture scientifique est loin d'épuiser la préparation spéciale à la carrière de
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professeur, il ne manque pas en Prusse d'organisations pédagogiques dont le but est d'initier au métier de professeur dans les hautes écoles (1). » Au premier rang de ces organisations, il convient de citer les séminaires* des Universités. Malgré l'analogie du nom, il ne s'agit nullement ici d'établissements administratifs semblables aux écoles normales primaires ou séminaires d'instituteurs. Les deux genres de séminaires n'ont crue ceci de commun: c'est qu'ils se proposent, chacun dans sa sphère, de donner à certains sujets, dans leur ordre d'enseignement respectif, un savoir assez accompli pour leur permettre de le communiquer et de devenir des maîtres à leur tour. Un séminaire d'Université est un petit cercle de jeunes gens dirigé par un ou deux professeurs et qui a des séances régulières pour l'étude commune d'une science quelconque. Il y a environ une douzaine de membres ordinaires, auxquels s'ajoutent dans certains cas des membres extraordi naires et des auditeurs. On n'y admet généralement que des jeunes gens qui ont déjà un an d'études académiques et après leur avoir fait subir une épreuve écrite, parfois même orale. Le temps du sociétariat est souvent fixé à deux ans. Les membres ordinaires reçoivent un subside. En dehors de cet emploi, les fonds d'Etat destinés aux séminaires peuvent servir à la rémunération de leurs directeurs et à l'extension de leurs bibliothèques spéciales. Chaque année, un rapport sur le séminaire est fourni au Ministre de l'Instruction publique et accompagné des travaux écrits de ses membres. Ces travaux, aussi bien les mémoires écrits que les exercices oraux, sont en relation directe avec la science particulière que le séminaire est destiné à cultiver (2).
1. Wiese, 1864, p. 525. 2. Pour tous ces détails, voy. Wiese, 1864, p. 525 et suiv.
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Il y a des séminaires de toutes sortes, philologiques, pédagogiques ; il y en a pour l'étude des sciences naturelles, de la physique, de la géologie, de la botanique, pour celle du français et de l'anglais. En outre, beaucoup de professeurs organisent tous les ans dans les Universités des exercices spéciaux, qui sont indiqués au programme du semestre et qui, sans former des institutions fixes, poursuivent le même but que les séminaires par les mêmes moyens (1). Le nombre des séminaires proprement pédagogiques n'est pas bien élevé; mais il est impossible de méconnaître l'importance directe ou indirecte que les autres ont aussi bien qu'eux, soit au point de vue de l'instruction publique en général, soit au point de vue pédagogique lui-même. Celui qui a servi de modèle et de type à tous, le séminaire philologique de Gôttingen, fondé en 1737, a été, dans le siècle passé, « une pépinière de culture humaniste pour « l'Allemagne entière » (2). Ils demeurent tous ce que M. Bersot voyait dans l'Ecole normale supérieure par rapport à l'enseignement secondaire, un « ferment » de vie, d'activité et de haute culture (3). Ils ont une influence reconnue sur le bon recrutement des maîtres des hautes écoles et Wiese écrivait, dès 1864 (p. 525) : « L'organisation des séminaires « a fait absolument ses preuves et ils ont beaucoup contri« bué, cela est démontré, à la formation d'un corps de pro« fesseurs érudits, pénétré d'activité scientifique. » Les séminaires plus particulièrement pédagogiques ont la mission d'initier des jeunes gens « à l'exercice pratique du métier de professeur sous une liaison constante avec des 1. Wiese, 1874, p. 402 et suiv. 2. Wiese, 1869, p. 602.
3. Au surplus, un séminaire d'Université allemande a une certaine analogie avec une « conférence » de troisième année à l'Ecole de la rue d'Ulm ; mais c'est une conférence sur laquelle ne pèserait pas le souci de l'agrégation.
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exercices scientifiques. L'instruction rendue en 1812 pour le séminaire de Berlin et qui est devenue typique pour les séminaires pédagogiques établis plus tard, caractérise leur but en ces mots : qu'il soit formé des professeurs pour les établissements compris sous le nom d'écoles savantes, que par suite on'exige des candidats, à leur entrée dans le séminaire, une certaine somme préalable de connaissances philologiques et scientifiques, laquelle ils ont à affermir avec le plus grand soin et à élendre dans toutes les directions pendant leur séjour dans le séminaire. Us doivent surtout s'y approprier, aussi bien théoriquement que pratiquement, ces connaissances et cette habileté pédagogique qui peuvent seules fonder l'heureux succès de l'enseignement dans les écoles savantes (1). » Pour satisfaire à ces vues, le séminaire pédagogique de Berlin n'accueille que des candidats « qui ont déjà subi l'examen scientifique de professeurs dans les hautes écoles, et de manière à inspirer confiance dans le caractère sérieux de leurs efforts et la conscience de leurs travaux. Us ne doivent pas avoir moins de 20 ans ni plus de 30 (2). « § 5. Chaque membre du séminaire esttenude donner six heures d'enseignement par semaine dans l'un des établissements publics d'instruction secondaire à Berlin, sans prétendre à aucune rémunération ; de se familiariser avec la marche et la méthode de l'enseignement en assistant à d'autres classes, particulièrement pour la spécialité qu'U enseigne lui-même. La première année de son activité professionnelle avec ces six heures de service hebdomadaire lui est comptée comme l'année de son stage légal.
1. Wiese, 1861. p. 525 et suiv. Sous le nom d'écoles savantes supérieures, etc., il est toujours question ici des établissements de l'enseignement secondaire. 2. Statuts des Kûniglichen pddagogischen Seminars fur gelehrte Schulen in Berlin. Berlin, imprimerie Pormetter, 1869, § 4.
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« Dans leur service comme professeurs, les séminaristes sont soumis au directeur de l'établissement où ils enseignent, absolument de la même manière que les stagiaires et les professeurs temporaires adjoints occupant une chaire ordinaire. Mais les séminaristes sont en outre sous la surveillance du directeur du séminaire, qui aie droit et le devoir d'assister à leurs leçons ; il s'entend avec les directeurs des établissements qu'ils fréquentent comme auditeurs et comme professeurs, au sujet des instructions qu'il convient de leur donner à cet égard. « § 6. Il est permis aux membres du séminaire de donner en dehors des six classes qu'ils doivent, d'autres leçons privées ou dans un établissement public. Cependant il leur faut pour cela la permission du directeur du séminaire, et celui-ci doit veiller à ce que l'excès de travaux semblables ne mette pas en danger la solidité de la préparation pratique et les progrès scientifiques du séminariste. Le chiffre total des heures qu'un séminariste peut donner à l'enseignement dans un établissement public ne doit pas dépasser 15. « § 7. Chaque séminariste est tenu de prendre part régulièrement aux réunions du séminaire et d'accomplir les travaux qui lui sont assignés à cet égard par le directeur. Ces réunions ont lieu tous les 15 jours sous la présidence du directeur, ont une durée de 2 heures, sont consacrées à la critique des dissertations présentées par les membres du séminaire et, dans la mesure où il reste du temps libre pour cela, à des discussions scientifiques et didactiques réglées par le directeur. Au domaine de ces discussions appartiennent particulièrement des comptes rendus d'ouvrages didactico-pédagogiques et de livres scolaires relatifs aux diverses branches de l'enseignement. « § 8. Chaque membre du séminaire est tenu de remettre dans l'année au directeur une dissertation sur un sujet
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emprunté à une science spéciale et une dissertation didactico-pédagogique. S 9. Pour la première de ces dissertations, on a lieu d'attendre que chaque séminariste se choisira un sujet approprié dans le domaine de ses études spéciales. Cependant il doit le soumettre d'avance à l'acceptation du directeur et il peut aussi, en cas.d'indécision sur le choix d'un sujet, prier le directeur de lui en proposer quelques-uns. «Les dissertations d'érudition du domaine de la philologie classique, à moins que le directeur ne considère commeconvenable de permettre une exception, doivent être écrites en latin. «§ lO.Pour sa dissertation didactico-pédagogique,le séminariste a aussi la liberté de se choisir lui-même un sujet et de s'assurer la confirmation de son choix par le directeur ; mais cependant les propositions doivent ici partir du directeur plus souvent que dans le premier cas. Le directeur aura soin de ne pas faire travailler sur des questions générales de pédagogie ou de didactique qui, chez des maîtres novices, conduisent facilement à des abstractions creuses ; mais il donnera des devoirs spéciaux sur la matière et la méthode de l'enseignement dans chacun des domaines de l'instruction auxquels touche dès ses débuts l'activité professionnelle des séminaristes, et où les principes didactiques généraux ont à faire leurs preuves en s'y appliquant. « Les dissertations didactico-pédagogiques doivent être écrites en allemand. « § 11.La dissertation'de chacun des séminaristes est transmise à un autre pour qu'il en fasse le compte rendu et la critique, à tous les membres pour qu'ils en prennent connaissance, et devient ensuite l'objet d'une discussion orale dans la réunion du séminaire. La discussion a lieu dans la langue où la dissertation est écrite.
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« Pour les dissertations d'érudition qui échappent aux connaissances spéciales du directeur, celui-ci a le droit de demander l'avis d'un homme compétent et d'en faire part, de la manière qu'il juge convenable, au séminaire ou du moins à l'auteur de la dissertation. » Les paragraphes 10 et 11 du règlement pour le séminaire théologico-pédagogique de l'Université de Halle-Wittemberg, élaboré à Berlin le 18 février 1856, contiennent les dispositions suivantes : « Outre les occupations qui visent à l'éducation théorique des séminaristes, les membres du séminaire, pour être initiés à la pratique de l'enseignement, ont à se soumettre sans objection aux exercices préparatoires pratiques qui leur sont ordonnés par le directeur. Les exercices pratiques consistent de préférence en leçons sur un sujet déterminé à l'avance et qui ont lieu dans le séminaire, avec des. écoliers que le directeur fait venir à cette intention dans l'auditorium. Après le départ des élèves, le directeur provoque la critique de la leçon qui a lieu et donne enfin son propre jugement (1). » Il y a peu de chose à ajouter à ces prescriptions explicites et qui sont exactement suivies. J'ai assisté à tous les exercices recommandés dans les dispositions précédentes. J'ai visité le séminaire pédagogique de Berlin, qui est actuellement sous la direction de M. Kern, directeur du Kôlnisches gymnasium. M. Kern avait soumis à ses élèves certaines épreuves d'une grammaire qu'il était en train de faire imprimer et l'un d'eux était chargé d'en faire le compte rendu. Il s'agissait de syntaxe. Le rapporteur lut un long travail critique, en rapprochant ses opinions de celles d'un grand nombre de pédagogues, comme Nagelsbach, Schrader, etc., sans oublier d'envisager les doctrines au point de vue du
1. Wiese, 1864, p. 700.
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développement de l'enfant et des différentes périodes de l'évolution de son esprit. Il y eut ensuite une discussion orale très libre, où M. Kern intervint et qu'il conduisit avec son attentive autorité. Une autrefois, j'accompagnais M. Hoffmann, professeur de théologie et de pédagogie à l'Université de Leipzig, dans une école primaire où un de ses élèves faisait la leçon. Un autre membre du séminaire y assistait, et, quand elle fut finie, il exposa ses critiques, suivies d'un jugement définitif du professeur. Dans la même ville, j'ai eu l'avantage d'entendre les exercices du séminaire pédagogique de M. Eckstein, directeur honoraire delà Thomasschule, célèbre humaniste, vieillard aussi bienveillant que remarquable par l'incomparable verdeur de son pénétrant esprit. M. Eckstein a habitué les Français à la plus accueillante hospitalité. M. Dreyfus-Brisach a publié naguère une étude sur lui (1), et M. Bréal a raconté mieux que je ne saurais faire comment des élèves de gymnase sont amenés dans le séminaire pour donner à l'un de ses membres l'occasion de faire une classe, critiquée ensuite par les autres séminaristes et admirablement jugée par le vieux maître (2). Pour être nommé professeur dans un des établissements d'enseignement secondaire (Kandidaten des hôheren Schulamts), il faut subir un examen d'Etat, l'examen pro facultate docendi. Il fut établi le 12 juillet 1810. Jusque-là, il n'y avait eu dans ce sens que des tentatives imparfaites. Le titre de théologien ou de docteur tenait le plus souvent lieu d'examen. On avançait au fur et à mesure qu'il se produisait des vides dans les hautes classes. Le 15 septembre 1809, le mi1. Revue internationale de l'enseignement, 1.1, p. 338. 2. Michel Bréal, Excursions pédagogiques, Paris, chez Hachette, 1882, p. 56-57. J'ai visité également à Leipzig, etavec le même intérêt, les séminaires de MM. Masius et Strùmpell.
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nistère établit un examen d'avancement. On s'y préoccupait surtout de la place du recteur. Il importe de savoir, dit l'ordonnance, « si les candidats possèdent une culture philosophique, pédagogique et une culture scientifique générale suffisante pour surveiller et conduire avec succès tout un établissement d'instruction ; s'ils ont des vues sur les écoles en tant qu'établissements d'éducation et sur leur influence dans l'éducation domestique et populaire ; s'ils ont une idée des relations d'un recteur avec les professeurs, les élèves, les parents et le public et sur quels principes ils fondent le mérite d'un directeur. » Ce premier pa.s conduisit à établir l'examen pro facultate docendi, roulant sur la préparation scientifique et pédagogique des candidats au professorat, Les hommes les plus considérables de l'époque dans l'instruction publique se prononcèrent pour cette institution. W. de Humboldt insistait sur la nécessité de répandre l'esprit pédagogique partout, dans l'enseignement et dans les établissements d'éducation. Schleiermacher fut d'avis qu'on eût à subir cet examen quand bien même on serait docteur, etWolf se prononça dans le même sens, ajoutant qu'aucune place ne devrait être donnée à qui n'a pas prouvé qu'il peut la remplir. L'édit du 12 juillet 1810 marque le point où l'état ecclésiastique et le métier de professeur deviennent différents et à partir duquel le professorat passe peu à peu entre les mains des laïques (1). Cet édit a été revisé le 12 décembre 1866, complété depuis lors par diverses circulaires et il attend une nouvelle rédaction qui est depuis des années à l'étude. Il a toutefois certains traits essentiels qui ne peuvent guère changer. Il faut, entre autres conditions, pour se présenter à l'examen, montrer le certificat de sortie d'un gymnase et avoir étudié 1. Pour tout ce passage, voy. Wiese, 1864, p. 545 et suiv.
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au moins trois ans dans une Université. Le candidat doit écrire, dans un délai de six mois, un travail sur un thème philosophique ou pédagogique, et il doit en outre remettre un ou deux devoirs sur dés sujets empruntés à la spécialité à laquelle il se destine. Ces dissertations sont traitées, suivant les cas, en allemand, en latin ou dans une langue moderne. La commission peut, si elle hésite après cela, soumettre encore le candidat à des épreuves écrites enlieu clos, sans le secours d'aucun livre ; elle peut au contraire l'affranchir de toutes ces premières formalités et se contenter de l'interroger sur sa thèse de doctorat, s'il en paraît digne. Dans l'examen oral, qui porte plus spécialement sur la branche d'enseignement que le candidat a choisie, il est fait une place à la pédagogie. L'ensemble de l'examen doit montrer que le candidat connaît les lois les plus importantes de la logique et les principales données de la psychologie pratique. Il doit pouvoir prouver qu'il a lu avec attention et intelligence un des ouvrages philosophiques les plus importants, et il est d'ailleurs libre de le choisir à son gré. Il faut qu'il ait une certaine connaissance de l'histoire delà philosophie, qu'il soit suffisamment familiarisé avec l'histoire de la pédagogie nouvelle et qu'il soit pénétré des règles essentielles de la méthodique. Il peut y avoir enfin une leçon pratique, à titre de dernière épreuve (1). Le candidat, selon qu'il apassé plus ou moins bien l'examen, reçoit un brevet de premier, de second ou de troisième rang, qui lui permet d'enseigner dans la division supérieure, moyenne ou inférieure. Les dispositions très compliquées qui président à cette classification ou qui la corrigent, sont de celles qui prêtent le plus à la critique et qui seront le plus probablement modifiées, quand on réformera l'ordon1. Heymann'sche Prûfungs-Reglements, n° 8. Berlin, 1883.
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nance de 1866. Ici encore la guerre des humanistes et des réalistes est très vive, car ces derniers ne sont, autorisés à devenir professeurs que pour certaines branches de l'enseignement et dans leurs propres établissements ; la conquête de toute autre chaire leur est rendue très difficile par des épreuves spéciales (l). Encore ce droit restreint est-il un de leurs gains les plus nets de l'année 1870 (2). Une autre particularité, qui peut paraître d'un autre âge, c'est qu'on a égard à la confession des professeurs pour les nommer. La plupart des établissements d'éducation ont un caractère confessionnel et la nomination des maîtres appartient au « patronat » de l'établissement, sauf investiture du gouvernement pour les chaires des classes supérieures (3). L'État peut être lui-même patron ou protecteur des gymnases ; mais ce titre appartient souvent à un prince, à une ville, à un conseil gérant une fondation ou un legs. C'est le cas surtout des gymnases classiques, dont l'institution remonte souvent à des temps assez éloignés. Le patronat veille à ce que le caractère confessionnel de l'établissement s'accuse par la composition du corps des professeurs ; eti'Etat ' en s'attribuant la haute main sur l'instruction publique, en 1850, n'a pas voulu rompre avec la tradition religieuse qui avait régné jusque-là (4). L'exclusivisme confessionnel est donc poussé très loin et les professeurs juifs sont particulièrement bannis de la plus grande partie des gymnases classiques. L'enseignement réal, plus moderne, est aussi plus tolérant et plus ouvert à tous (5). Les professeurs ne reçoivent pas immédiatement leur nomination à titre définitif. Ils doivent faire une année de 1. Heymann'sche Prûfungs Règlements, n°8, p. 3, 3?, etc. . 2. Wiese, 1874, p. 401 3. Ibid., 1864, p. 10. ■4. Ibid., 1869, p. 25, et 1864, p. 15. etc. 5. Ibid., 1864, p. 37 et 564-
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stage {Probejahr). L'idée qui a inspiré cette organisation est celle de leur faire apprendre la pratique de leur métier avant de les y installer complètement. « Les séminaires pédagogiques sont loin de répondre par leur nombre et par leur extension aux besoins réels et toujours croissants de professeurs bien préparés. Des jeunes gens qui ne se sont occupés que de leur préparation scientifique n'ont pas encore une idée complète de l'enseignement ni de l'importance de leur profession. Il importerait donc de trouver des arrangements convenables pour les initier à leur métier et les renseigner sur leurs devoirs, avant d'en placer sur eux le poids tout entier. Ils ne sont pas encore si bien édifiés sur l'enseignement qu'ils puissent se passer du secours de l'expérience; et on ne peut pas approuver non plus que, dans tous les cas, le jeune professeur reproduise purement et simplement les procédés par lesquels il a reçu lui-même l'instruction comme élève. Déjà au fond des dispositions de la circulaire du 24 septembre 1826, par laquelle une année de stage (mot à mot : d'essai, Probejahr) a été imposée aux futurs professeurs des hautes écoles, on démêle la pensée d'amener les candidats à la connaissance de leur profession pal'exemple et l'enseignementdes professeurs plus âgés(l).» Cette circulaire a été revisée le 30 mars 1867. Le candidat après avoir subi l'examen pro facultate docendi, commence par assister à un certain nombre de classes dans un gymnase, en qualité d'auditeur. Puis il assume à son tour sept heures de leçon par semaine ; son service, dans ces limites, est gratuit ; s'il donne plus de temps il est payé pour les heures supplémentaires. Le directeur peut charger un professeur de donner au stagiaire les conseils nécessaires pour ces leçons et de surveiller son enseignement. Le sta1. Wiese. 1861, p. h25 et
suiv.
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giaire prend part aux conférences générales des professeurs comme à celles où des points particuliers d'enseignement sont discutés ; mais il n'a le droit de vote que dans les affaires qui intéressent directement ses élèves. A la fin de l'année, le directeur fait, un rapport détaillé sur les services et la conduite du candidat et, à l'occasion, il signale les points sur lesquels il a besoin de s'appliquer encore et de se perfectionner (1). Si cela est jugé nécessaire, le candidatpeut être obligé à faire une ou plusieurs leçons devant un commissaire spécial, à titre d'épreuves, avant de recevoir le brevet qui lui permet d'être placé comme professeur adjoint (2). « L'utilité pratique de l'année de stage devrait dépendre en grande partie, d'après cette organisation, du directeur du gymnase, de son aptitude et de sa bonne volonté, de l'attention sympathique avec laquelle il accompagnerait les premiers pas du jeune stagiaire. Malheureusement, la multiplicité de leurs affaires professionnelles rend ce dévouement bien difficile à la plupart des directeurs, surtout dans les grandes villes ; et c'est justement là que s'adressent le plus souvent les candidats, attirés par les perspectives plus favorables que leur laissent entrevoir les centres populeux. Le but principal de l'année de stage n'est donc pas atteint dans la mesure où on aurait, lieu de le souhaiter (3) » et le ministère prépare depuis longtemps une réforme de cette institution. Un premier projet, qu'il a présenté au Landtag prussien, a été repoussé dans la session 1882-83. Quelle que soit la nature des dispositions qui pourront intervenir par la suite, on peut présumer qu'elles auront pour objet d'augmenter les garanties d'instruction professionnelle présentées
1. Sander, Lexic.der Pùdagart. Probejahr, p. 372, 2. Voy. Heymann'sche Prufungs-Reglements,n° 8, p. 17-18, 2. Wiese, 1864 p. 525 et suiv.
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par les maîtres au moment de leur nomination officielle. Dès aujourd'hui, les moyens qui concourent à assurer à l'Allemagne un enseignement rationnel forment un ensemble d'une incontestable valeur. Les séminaires, pédagogiques ou autres, donnent tous les ans à l'instruction publique, et sur tous les points du territoire, des maîtres bien renseignés sur les méthodes de l'enseignement en général et de ses diverses branches en particulier. La présence de ces maîtres dans les conférences de professeurs, celle des directeurs de gymnase qui sont toujours des pédagogues expérimentés, l'institution même de ces conférences réglant le plan et la marche de toutes les études dans l'établissement, sont autant de raisons qui maintiennent dans tout le corps enseignant le souvenir des principes de l'éducation, le sentiment de ses problèmes délicats et le souci de leurs meilleures solutions. L'année de stage bien comprise constitue une initiation qui, sans être parfaite, n'est pas à dédaigner. L'examen pro facultate clocendi ne permet à personne de devenir professeur sans avoir quelque idée de la pédagogie et de son histoire, et ce que les candidats sont forcés d'en apprendre suffit du moins à leur révéler les difficultés que cette étude soulève et la nécessité de les traiter méthodiquement. Au surplus, les Universités jouent ici comme ailleurs un rôle d'une importance considérable. Le nombre de leurs étudiants qui se destinent au professorat est trop élevé pour qu'on les oublie ; les questions pédagogiques sont en elles-mêmes trop intéressantes pour .n'être pas abordées. Aussi la plupart des Universités ont-elles soin d'avoir chaque semestre un cours de pédagogie et parfois même trois ou quatre (1). Celui que j'ai suivi à Berlin, pen1. Voy. Deidscher Universitàtskalender, à Berlin, chez Leonhard Simion ; chaque semestre.
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dant le semestre d'hiver 1883-84 (1), n'a cessé d'être fréquenté par deux ou trois cents étudiants. Tous n'avaient pas l'intention de devenir professeurs. Le profit pour la pédagogie n'en est que plus certain. C'est ainsi qu'il se forme autour des questions d'enseignement une opinion et un mouvement général des esprits, et c'est grâce à cela que l'instruction publique en Allemagne est devenue l'affaire de toute la partie de la nation qui pense et qui lit. L'enseignement, secondaire, comme le primaire, peut se glorifier de toute une littérature déjà ancienne et toujours florissante; lui aussi, il soutient une presse nombreuse, appliquée et active (2). Mais c'est à l'Université qu'il doit en grande partie l'impulsion et la vie. De même, si nous voulons reprendre et développer les traditions de la pédagogie française, il nous faut nous assurer l'honneur et le bénéfice d'une bonne philosophie de l'éducation ; il nous faut peut-être attendre moins d'effets de la réglementation administrative de notre enseignement secondaire, si importante qu'elle soit, que de l'énergie et des efforts de notre enseignement supérieur.
1. Celui de M. le professeur Paulsen. Je lui ai emprunté bon nombre des vues les plus hardies qu'on a trouvées mêlées plus haut à mon exposition de la pédagogie des gymnases. Ces libres discussions de la tradition et de l'utopie sont le gage même de la conservation et du progrès. 2. Au cabinet de lecture de la bibliothèque royale de Berlin, j'ai compté plus de 25 journaux et revues, hebdomadaires, mensuels ou autres, consacrés uniquement aux questions d'enseignement. Leur disposition est généralement telle, que, dans une première partie, ils donnent des articles originaux, discussions de philologie, d'histoiie, de littérature, de philosophie, de pédagogie, d'administration, etc., et dans une seconde partie, une bibliographie très étendue et très crili que des nouveaux livres de classe et d'érudition.
�CONCLUSION
Je voudrais, eu trois mots, résumer trois observations principales que les études précédentes me paraissent suggérer. La pédagogie allemande, dans son enseignement, parle et fait parler le plus qu'elle peut; Dans ses examens et ses concours, elle fait volontiers, parmi les épreuves de circonstance, une place aux titres antérieurs et à des travaux méthodiques ; Le secret de sa prospérité, des services qu'elle rend et des progrès qu'elle accomplit, est en dernier ressort dans l'enseignement supérieur.
FIN
��TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
ENSEIGNEMENT PRIMAIRE ET MOYEN Pages.
CHAPITRE
I. — Les jardins d'enfants (Kindgârten) Les exercices et les méthodes des jardins d'enfants. —La préparation pédagogique des directrices de jardins d'enfants . CHAPITRE II. — École primaire ÇVolkschule) Matériel obligatoire. — Tvpes divers d'organisation scolaire. — Aspect de l'école. CHAPITRE III. — École primaire (suite) La religion. — L'écriture et la lecture. — L'enseignement intuitif ou par l'aspect et l'enseignement de la langue et de la grammaire. — L'histoire et la culture du patriotisme. — La géographie : doctrine officielle^ sur les frontières naturelles de la France ; les Atlas. CHAPITRE IV. — École primaire (suite) Histoire naturelle. — Physique. — Le calcul, écrit et de tête. — Géométrie. — Dessin. — Ouvrages des doigts. — L'enseignement de l'allemand. — Le livre de lecture. — Méthodes remarquables de récitation dans l'école allemande. — L'interrogatoire. — Que l'enfant est au centre de la classe. — Que la classe est un tout. — Le devoir écrit. ■— Modestie des programmes et excellence des résultats : animation de l'enseignement et fusion de l'individu dans l'ensemble. CHAPITRE V. — École primaire (suite et fin) » Le chant. — Préparation des instituteurs comme maîtres de chant. — Gymnastique. — Les punitions. — Les examens publics à la fin du semestre. CHAPITRE "VI. — L'école moyenne et l'école de perfectionnement ( Mittel und Fortbildungschule) Les origines de l'école moyenne. — Son plan. — Son nom et son caractère. — Son trait distinctif.
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TABLE
DES
MATIÈRES
L/école de perfectionnement. — Ses deux formes : en Saxe ; — à Berlin. — Détails sur une école du soir. CHAPITRE VII. — Préparation pédagogique des maîtres. . . Les écoles normales ou séminaires. — Leur recrutement. Leur programme. — Ce qu'elles enseignent de pédagogie. — Détails de l'organisation intérieure. — Examens divers des maîtres dans l'ordre de l'enseignement primaire et moyen. — Zèle des instituteurs. — Leurs doléances. CHAPITRE VIII. — Enseignement des filles Les écoles supérieures de filles de Berlin. — Leur aspect: — Leur méthode. •- Leur enseignement du français. — Les séminaires de jeunes filles. — Leur programme et leur méthode. — Examens pour les maîtresses de l'enseignement primaire et moyen.
DEUXIÈME PARTIE
ENSEIGNEMENT SECONDAIRE ET SUPERIEURE IX. — Le gymnase (Gymnasiurn) Ses origines et sou histoire. — Son plan d'études actuel. — Son aspect. — L'école préparatoire. —Le progymnase. — La lecture des auteurs. — L'extemporale. — Pourquoi on lit plus de textes en Allemagne qu'en France'. — Ombres et critiques de l'enseignement du gymnase. CHAPITRE X. — Le compte rendu annuel des directeurs (das Programm) Sa nature. —Renseignements qu'il donne sur le devoir écrit. — Suite de l'analyse du programme. — Les trois sortes d'examens qui ont lieu au gymnase. — Vie commune et active à l'intérieur du gymnase. CHAPITRE XL — Les écoles réaies (RealgymnashinioberrealsCHAPIRE
chule
■■
L'école réale. — Les origines et son histoire. — Discussions pédagogiques sur l'essence de l'école réale. — Guerre des réalistes et des humanistes. — Nouveau plan d'études du gymnase réal et son rapprochement avec le gymnase classique. — Imperfection du gymnase réal. — Son avenir. — L'école réale supérieure. CHAPITRE XII. — Préparation pédagogique des professeurs en Allemagne ' . . .• . Les séminaires d'université. —Le séminaire pédagogique, de Berlin. — Celui de Halle-Wittemberg. — Ceux de Leipzig. —L'examen pro facultate docendi. — L'année de stage.—Les cours de pédagogie dans les Universités.
)::-'-. débCoc. deTyp. TCCIZSTTE, 8,
r. Campagne-Première. Pari.
�
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1|Première partie: Enseignement primaire et moyen |8
2|Chapitre I: Les jardins d'enfants |8
2|Chapitre II: ecole primaire |18
2|Chapitre III: Ecole promaire (suite) |27
2|Chapitre IV: Ecole primaire (suite) |50
2|Chapitre V: Ecole primaire (suite et fin) |71
2|Chapitre VI: L'école moyenne et l'école de perfectionnement |82
2|Chapitre VII: Préparation pédagogique des maîtres |93
2|Chapitre VIII: Enseignement des filles |106
1|Deuxième partie: Enseignement secondaire et supérieur |116
2|Chapitre IX: Le gymnase |116
2|Chapitre X: Le compte-rendu annuel des directeurs |134
2|Chapitre XI: Les écoles réales |142
2|Chapitre XII: Préparation pédagogique des professeurs en Allemagne |163
1|Conclusion |178
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Les auteurs pédagogiques : extraits : préparation au Certificat de fin d'études normales et au Certificat d'Aptitude à l'Instruction primaire
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Pédagogie
Concours d'enseignement
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2013-02-28
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BIBLIOTHÈQUE DES ÉCOLES NORMALES Publiée sous la direction, de Fél
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LES
AUTEURS PEDAG
(EXTRAITS)
UES
F.
BRÉMOND
Directeur de l'Ecole Normale d'Instituteurs de Versailles
PRÉPARATION
AU
CERTIFICAT
DE
FIN
D'ÉTUDES
NORMALES
ET
AU
CERTIFICAT
D'APTITLDE
A
L'INSPECTION
PRIMAIRE
PARIS ) LIBRAIRIE CH.
15, nui;
DELAGRAVE
15
SOUFI'LOT,
�Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Ch. Delagrave, 1910.
�PRÉFACE
De nombreuses circulaires ministérielles ont, dans ces vingt dernières années, signalé aux élèves de nos écoles normales et à leurs professeurs le grave inconvénient qui résultait pour la culture de leur esprit de l'étude insuffisante de nos grands écrivains. Elles les ont mis en garde contre les jugements tout faits empruntés aux critiques, les admirations de commande, résultat inévitable de lectures tronquées des auteurs du programme littéraire. Ces mêmes instructions insistent sur l'utilité des lectures personnelles et de l'étude directe de ces auteurs, seul moyen pour l'élève de se faire une opinion bien à lui, de voir clair dans son esprit, de prendre l'habitude de penser par lui-même, avec netteté, de trouver des formules qui expriment sa pensée avec justesse et sincérité. La méthode de travail que les instructions officielles avaient recommandée pour l'étude des auteurs littéraires, les programmes annexés à l'arrêté du 4 août 1905 et les directions pédagogiques qui les accompagnent, la prescrivent, d'une manière non moins pressante, pour l'étude des auteurs pédagogiques. Et ce n'est pas une des moindres nouveautés de la récente réforme des études dans les écoles normales. L'article 3 du décret fait aux élèves de troisième année une obligation de se présenter, à la fin de cette année,
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PRÉFACE
à l'examen du certificat de fin d'études normales. L'article 4 de l'arrêté indique la nature des épreuves, au nombre desquelles est un travail écrit sur une question de pédagogie qui peut porter, entre autres matières, sur « l'analyse, le résumé ou la critique des-meilleures pages ou des opinions d'auteurs connus ». Les instructions du ministre aux recteurs visant l'application du décret et de l'arrêté précités, reviennent sur ce point en précisant les questions qui peuvent faire l'objet de la conférence du jeudi : la lecture expliquée d'une page de pédagogie peut être au nombre des sujets étudiés. — Les directions pédagogiques sont particulièrement précises, en ce qui touche à l'étude des auteurs. « Une partie de la classe, disent-elles, sera employée à la lecture des pages choisies des principaux pédagogues. On attache une grande importance à cet exercice qui ouvre l'esprit des élèves-maîtres sur les questions essentielles de l'éducation, leur fait voir l'originalité des méthodes et leur apprend à discerner la valeur des ouvrages qu'ils pourront consulter plus tard. Cet exercice donnera lieu à des rapprochements, à des comparaisons instructives, et il ne sera pas sans utilité de mettre parfois en regard de quelqu'une de ces pages choisies les recettes puériles de certains manuels de pédagogie. » Enfin, le programme prescrit l'étude des principales doctrines pédagogiques par la lecture des meilleures pages de la pédagogie moderne, la discussion des doctrines et des moyens d'action des principaux pédagogues. Toutes ces recommandations se trouvent précisées par une liste, donnée à titre d'indication, d'auteurs à étudier, non point dans toute l'étendue de leurs œuvres, mais dans quelques-uns de leurs meilleurs ouvrages : Locke, Rousseau, Spencer, Mme Necker, J. Ferry, Lavisse, Anthoine, Pêcaut, J. Sully. A ces auleurs s'ajoutent, pour les élèves-maîtresses, Fènelon
cYlilackie.
�PRÉFACE
VII
Ainsi apparait très clairement, dans la réforme de
1905, une des idées maîtresses se rapportant à l'éduca-
tion professionnelle. Substituer à l'ancienne critique, trop théorique et un peu vide, des méthodes d'enseignement, des moyens de discipline et d'éducation, à la lecture de froids manuels de pédagogie, une éducation professionnelle plus personnelle, faite notamment par les deux mois de stage aux écoles d'application, durant lesquels I'élève-maître s'exerce devant les enfants aux difficultés de l'enseignement, de la discipline et de l'éducation, et par la lecture commentée des meilleures pages des principaux pédagogues. Mais comment faciliter aux élèves-maîtres la lecture des écrivains éducateurs? Les bibliothèques des Ecoles Normales ne contiennent qu'un petit nombre d'exemplaires de chacun des auteurs cités plus haut. Ils suffisent pour une préparation individuelle, mais non pour tous les élèves d'une promotion, et ceux-ci, faute d'avoir eu les textes entre les mains, ne connaissent souvent du sujet que ce qu'un camarade en a exposé en classe ou en conférence ; les difficultés que nous avons rencontrées, de ce fait, dans l'application des nouveaux programmes, la conviction que nous avons qu'une étude en commun faite par tous les élèves est vraiment féconde, nous ont suggéré l'idée de tenter pour les auteurs pédagogiques ce qui a été réalisé pour les auteurs français du brevet supérieur. A la liste des ouvrages qui figurent dans les programmes de 1905, nous avons ajouté, quelques chapitres de Rabelais, de Montaigne, la lettre de Gùizol aux instituteurs, quelques articles de Gréard, de Marion, plusieurs pages de Bain, un article de Lavisse. sur l'enseignement de l'histoire, et une remarquable conférence du philosophe Boutroux aux élèves de l'école normale de Fontenay, sur les mobiles de l'étude. Une courte notice sur chaque auteur est suivie d'une rapide analyse de ses œuvres. Les textes sont accom-
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PRÉFACE
pagnés d'un certain nombre de notes de nature à suggérer quelques rapprochements nécessaires, facilités par des références précises. Ce recueil n'est pas un choix de textes de peu d'étendue : le but que nous nous proposions n'eût pas été atteint et nous n'aurions pas répondu à l'esprit des programmes. C'est un ensemble d'œuvres, de chapitres complets, qui permettent au lecteur de se rendre compte du vrai caractère d'une méthode, de l'originalité d'une doctrine, de l'esprit d'un éducateur. On eût pu désirer un recueil plus complet : quelques-unes des autorisations, que nos lois exigent, nous ont fait défaut. Tel quel, ce livre nous paraît combler une lacune et répondre à un besoin des élèves-maîtresses et des élèves-maîtres ; ils trouveront clans les pages que nous leur offrons une aide pour la préparation au certificat de fin d'études normales. — Quant aux candidats au certificat d'aptitude pédagogique et à l'inspection de l'enseignement primaire, ce recueil leur évitera des recherches souvent longues ou coûteuses. — Nous souhaitons que ce modeste travail puisse contribuer à leur assurer le succès dans les épreuves qu'ils préparent et leur inspirer le goût des questions d'éducation qui se posent aujourd'hui dans notre démocratie avec un caractère de particulière urgence. Cet ouvrage n'a pu paraître que grâce à l'extrême obligeance des auteurs et des éditeurs qui ont eu la gracieuseté de nous autoriser à reproduire quelquesunes de leurs œuvres d'une assez grande étendue, et qui ont ainsi rendu aux élèves des écoles normales un précieux service. Nous les prions de vouloir bien agréer nos sentiments de vive et profonde gratitude. Nous remercions également M. le professeur Berthe de la traduction des auteurs anglais qu'il a bien voulu faire à notre intention.
BRÉMOXD.
�EXTRAITS
DES
AUTEURS PÉDAGOGIQUES
RABELAIS
(1483-1553) Un des plus illustres représentants de la Renaissance française, bouffon cynique, philosophe profond, réformateur hardi, il est « un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption : où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire; c'est le charme de la canaille; où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à l'excellent; il peut être le mets des plus délicats 1 ». D'abord homme d'église, il rejette de bonne heure le mysticisme monacal7"le pédantisme et le dogmatisme de ses premières études, et s'applique à la critique du mensonge, de la superstition, de la soltise, des maîtres routiniers, des livres pêdantesques, de l'éducation serve, de la discipline des couvenls, en même temps qu'il défend, avec la foi d'un savant, le respect dû à la science, l'exercice de la raison, condition de la dignité personnelle, la poursuite de la vérité, et un art nouveau pour discipliner l'esprit et former le caractère. A côté des bouffonneries que l'auteur a jetées, non sans dessein, à travers « la vie très horrifique du grand Gargantua »,
-1. La Bruyère, Des ouvrages de l'esprit. Auteurs Pédagogiques, E. N.
1
�EXTRAITS DES AUTEURS PÉDAGOGIQUES on trouve traitées les plus graves questions de philosophie et de sciences, en même temps qu'exposé tout un programme d'éducation visant à former, par l'application d'une méthode rationnelle, l'homme tout entier, à l'esprit sain dans un corps robuste.
LA VIE DE GARGANTUA
Gargantua, fils de Grandgousier, a vécu d'abord d'une vie purement instinctive, grossière, nourrie d'illusions et de rêves. A cinq ans, il est placé sous la direction de maître Thubal Holoferne, puis d'un autre « vieux tousseux maître JobelinBridé qui, jusqu'à vingt ans, surchargent sa mémoire d'une érudition indigeste, lui fontapprendre par cœur des livres insipides qu'il pourra réciter à rebours, en même temps que son esprit perd, à ce régime, toute initiative, toute spontanéité, et s'engourdit dans de stériles discussions. A une éducation toute livresque, pédante, d'où la recherche de la pensée est exclue, Rabelais oppose une éducation naturelle qui faitappel à l'expérience et aux faits de la vie, éducation socratique où maître et élève font effort pour atteindre l'idéal conçu par l'auteur, et qui vise la formation de l'homme tout entier. (?est d'un pédagogue à la discipline toute paternelle, Ponocrates, que Gargantua va recevoir cette éducation nouvelle, qui fera appel à la raison, non à l'autorité. Après avoir laissé son nouvel élève agir à sa guise, s'être rendu compte des vices de l'éducation qu'il a reçue, le nouveau précepteur va l'instruire dans de longues promenades, des entretiens, des réflexions sur la nature, les faits et les choses, et de fréquentes rencontres avec les gens savants. L'auteur a exposé son plan d'éducation intellectuelle,
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notamment, dans le chapitre xxïn dulivre 1er que nous donnons ci-après, qui est l'emploi du temps d'une journée ordinaire de Gargantua<,, et dans le chapitre xxiv, qui complète ce programme par tout un ensemble de visites dans les ateliers et les laboratoires, cours publics, salles de jeux, promenades. La lecture de ces deux chapitres révèle une nouvelle méthode d'éducation par la vue des choses, l'observation des phénomènes de la nature, l'emploi de procédés d'intuition. Au programme d'une éducation presque exclusivement scientifique et corporelle, Rabelais ajoute, dans le livre II, l'exposé des bienfaits d'une culture plus classique, d'une éducation de la conscience sans laquelle « science n'est que ruine de Filme ». Corps, esprit, caractère et volonté sont développés en vue d'une vie forte, active, pratique.
CHAPITRE XXIII
COMMENT GARGANTUA FUT INSTITUÉ PAR PONOCRATES QU'lL NE PERDOIT HEURE DU JOUR.
EN TELLE DISCIPLINE
Quand Ponocrates cogneut la vitieuse manière de vivre de Gargantua, délibéra aultrement l'instituer en lettres; mais, pour les premiers jours, le toléra, considérant que nature n'endure mutations soubdaines sans grande violence 1. Pour donc mieulx son œuvre commencer, supplia un
•I. Avant d'entreprendre l'éducation de son disciple, Ponocrates, ne voulant pas procéder par réformes brusques et violentes, le laisse vivre à sa nuise, trotter devant lui pour juger des vices des méthodes qui lui ont été appliquées et procéderensuite par transitions douces.
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EXTRAITS DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
savant médecin de celuy temps, nommé maistre Théodore, à ce qu'il considérast si possible estoit remettre Gargantua en meilleure voie. Lequel le purgea canonicquement1 avec ellébore de Anticyre -, et, par ce médicament, lui nettojra toute l'altération et perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi, Ponocrates luy fit oublier tout ce qu'il avoit appris sous ses antiques précepteurs, comme faisoit Timothée 3 à ses disciples, qui avoient été instruicts sous aultres musiciens. Pourmieulx ce faire, l'introduisoit es compagnies des gens sçavans qui là estoient, à l'émulation desquelz luy creust ! l'esprit et le désir d'estudier aultrement, et se faire valoir. Après, en tel train d'estude le mit qu'il ne perdoit heure quelconque du jour 3 : ains 6 tout son temps consommoit en lettres et honnestc sçavoir. S'esveilloit donc Gargantua environ quatre heures du matin. Ce pendant qu'on le frottoit, luy estoit leue quelque pagine de la divine Escripture, haultement et clèrement, avec prononciation compétente à la matière, et à ce estoit commis un-jeune paige natif de Basché, nommé Anagnostes 7. Ce faict, estoit habillé, peigné, testonné8, acoustré9
t. Canonicquemenl, régulièrement, conformément aux canons, aux règles. -2. Anticyre, nom d'une ilequi produisait l'ellébore, plante dont on usait pour purger le cerveau. 3. Thimothée, de Milet, musicien du temps d'Alexandre le Grand. Il se faisait payer double salaire par ses élèves pour se dédommager de la peine qu'il se donnait pour redresser leurs cerveaux déformés par de mauvais principes. 4. Creust, du verbe croître, accrut. o. Ponocrates va s'appliquer à réformer son élève, non parla contrainte, mais par un nouveau, genre de vie particulièrement active. Gargantua va acquérir des connaissances nombreuses, intéressantes et variées, et cela par un ensemble de métliodesqui exerceront son activité intellectuelle et tiendront constamment sa raison en éveil. (>. Ains, mais bien. 7. Anagnostes signifie lecteur. 8. Testonner, coiffer, friser, arranger la tête. 9. Acoustré, mettre ses habits. Accoutrement est encore en usage.
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et parfumé, durant lequel temps on luy répétoit les leçons du jour d'avant. Luy mesmes les disoit par cueur, et y fondoit quelques cas practiques et concernons Testât humain; lesquelz ilz estendoient aulcunes fois jusques deux ou trois heures ; mais ordinairement cessoient lors qu'il estoit du tout habillé. Puis, par trois bonnes heures, lui estoit faicte lecture. Ce faict, issoient hors, tousjours conférens 1 des propos de la lecture, et se desportoient en Bracque2, ou es prés, et jouoient à la balle, à la paulme, à la pile trigone3, galantement s'exercens les corps, comme ilz avoient les âmes auparavant exercé'5. Tout leur jeu n'estoit qu'en liberté : car ilz laissoient la partie quand leur plaisoit, et cessoient ordinairement lors que suoient parmi le corps, ou estoient aultrement las. Adonc estoient très bien essués et frottés, changeoient de chemise , et, doulcement se pourmenans, alloient voir si le disner estoit prest. Là attendans, récitoient clairement et éloquentement quelques sentences retenues de la leçon. Ce pendant monsieur l'appétit venoit, et, par bonne opportunité, s'asseoient à table. Au commencement du repas, estoit leue 3 quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu'il eust prins son vin. Lors, si bon sembloit, on continuoit la lecture ou commençoient à deviser joyeusement ensemble, parlans, pour les premiers motz, de la vertu, propriété, efficace 0 et nature de tout ce que leur estoit servy à table :
1. Conférens, s'entretenant, comparant. 2. Bracque. Jeu de paume, à l'enseigne du cliien braque. 3. Trigone. Ancien jeu de paume à trois personnes placées aux angles d'un triangle. 'u Les exercices physiques sont associés aux études, a. A remarquer la part faite à la lecture, qui était une des passions des érudits de la Renaissance. G. Efficace, efficacité. Employé comme substantif. ... Mais sa grâce Ne descend pas toujours avec même efficace. Polyeucte, acte I, se. i.
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EXTRAITS
DES
AUTEURS
PEDAGOGIQUES
du pain, du vin, de l'eaue, du sel, des viandes, poissons, fruictz, herbes, racines, et de l'apprest d'icelles1. Ce faict, on apportoit des chartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes issoient de arithmétique. En ce moyen, entra en affection d'icelle science numérale, et, tous les jours après disner et souper, y passoit temps aussi plaisanteraient qu'il souloit2 en dez ou es chartes. Et non seulement d'icelle, mais des aultres sciences mathématiques, comme géométrie, astronomie et musique. Car, attendans la concoction3 et digestion de son past ilz faisoient mille joyeux instrumens et figures géométriques, et de mesmcs pratiquoient les canons s astronomiques 6. Après, s'esbaudissoient7 à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sus un thème, à plaisir de gorge. Au reguard des instrumens de musique, il apprint jouer du lue8, de l'espinette9, de la
1. L'instruction se fait en mangeant mets qui Ces et devisant des propriétés des est pratisi sont servis. L'enseignement que reçoit Gargantua lui sont données sous la forme des
que; son esprit, au lieu de formules, se meuble de connaissances utiles. connaissances entretiens communs aujourd'hui, les
leçons de choses; exercices au cours desquels
le mailre place les choses sous les yeux de l'enfant, les lui fait observer pour lui en faire trouver « vertu, propriété, efficace >, c'est-à-dire les principaux caractères, leur origine, leur utilité. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, Rabelais est vraiment novateur. Ce qu'il a bien vu, c'est la nécessité de rendre l'étude active et il en cherche l'occasion dans les diverses circonstances de la vie. 2. Souloit, verbe souloir, avoir coutume. 3.
Concoction, la cuisson qui se fait dans l'estomac. Dans
un
extraits qui suivent (V. p. 20), Montaigne parle de
ce qu'on a donne
des 1 à
cuire à l'estomac. 4. Past, nourriture, repas, îi. Canons, règles, lois.
G. L'initiation aux sciences mathématiques et autres se fait à l'aide de procédés amusants. L'auteur n'entre point dans le détail de la méthode, mais il nous en indique le principe: enseignement à l'aide du concret, par l'étude et l'observation des choses, des quantités, de leurs propriétés, de leurs rapports. 7.
Esbaudir, réjouir, amuser.
instrument de musique, à cordes pincées, d'origine
8. Luc. Lui h, orientale. 9.
Espinelte. Instrument à clavier et à cordes métalliques.
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harpe, de la flutte d'alemant et à neuf trous, de la viole et de la sacqueboutte L Ce faict, issoient hors leur hostel, avec eux un jeune gentilhomme de Touraine nommé l'escuyer Gymnaste, lequel luy monstroit l'art de chevalerie2. Changeant donc de vestemens, montoit sus un coursier, sus un roussin, sus un genêt, sus un cheval barbe, cheval légier ; et luy donnoit cent quarrières 3 ; le faisoit voltiger en l'aer, franchir le fossé, saulter le palis, court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre. Là rompoit, non la lance, car c'est la plus grande resverie du monde dire : « J'ai rompu dix lances en tournoy, ou en bataille » : un charpentier le feroit bien ; mais louable gloire est d'une lance avoir rompu dix de ses ennemis. De sa lance donc assérée, verde et roidc, rompoit un huis, enfonçoit un harnois, aculoit' un arbre, enclavoit3 un anneau, enlevoit une selle d'armes, un aubert, un gantelet. Le tout faisoit, armé de pied en cap. Au reguardde fanfareru et faire les petits popismes7 sus un cheval, nul ne le fit mieulx que luy. Singulièrement estoit apprins à saulter hastivement d'un cheval sus l'autre sans prendre terre, et nommoit on ces chevaux désultoires 8; et, de chascun costé, la lance au poing, monter sans estrivières, et sans bride guider le cheval à son plaisir, car telles choses servent à discipline militaire. Un aultrejour, s'exerceoit à la hasche, laquelle tant
l. Sacqueboutte. Trompette harmonique; aujourd'hui, le trombone. ■î. Rabelais esquisse ici l'éducation d'un gentilhomme, non celle d'un écolier ordinaire. ,1. Luy donnait cent quarrières. Expression signifiant lâcher la bride au cheval. •i. Aculer, mettre à cul, déraciner (un arbre), y. Enclaver, enclore une chose, enfiler une bague. G. Fanfarer, faire bondir, redresser un cheval. t. Popismes, gentillesses, manœuvres élégantes d'un cavalier. 8. Désultoires, cheval de main sur lequel on sautait sans prendre terre; cheval de rechange dans les combats.
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EXTRAITS DES AUTEURS PÉDAGOGIQUES
bien croulloit1, tant verdement de tous pics resserroit -, tant soupplement avalloit en taille ronde3 qu'il fût passé chevalier d'armes en campagne, et en tous essays. Puis bransloit la picque, sacquoit', de l'espée à deux mains, de l'espée bastarde, de l'espagnole, de la dague, et du poignard; armé, non armé, au boucler, àlacappe 3, à la rondelle 6. Couroit le cerf, le chevreuil, l'ours, le daim, le sanglier, lelièvre, la perdrix, le faisant, l'outarde. Jouoitàla grosse balle, et la faisoit bondir en l'air, autant du pied que du poing. Luctoit, courait, saultoit, non à trois pas un sault, non à cloche pied, non au sault d'alemant, car, disoit Gymnaste, telz saultz sont inutiles, et de nul bien en guerre; mais d'un sault perçoit un fossé, volloit sus une haye, montoit six pas encontre une muraille, etrampoit en ceste façon à une fenestre de la haulteur d'une lance. Nageoit en parfonde eaue, à l'endroit, à l'envers, de costé, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l'air, en laquelle tenant un livre, transpassoit toute la rivière de Seine sans iceluy mouiller, et tirant par les dents son manteau, comme faisoit Jules César ; puis d'une main entroit par grande force en un basleau, d'iceluy se jettoit derechef en l'eaue la teste première ; sondoit le parfond, creusoit les rochiers, plongeoit es abysmes et goufres. Puis celuy basteau tournoit, gouvernoit, menoit hastivement, lentement, à fil d'eaue, contre
d. Croullcr, agiter, secouer, brandir. 2. Resserroit, c'est-à-dire préservait de tout coup de pique, de lance. 3. Avalloit en taille ronde, ancien terme de combat. Abaisser la hache dont on présente le coupant. ■i. Sacquer, même famille : saccade, saccadé. Donner des coups brusques, faire le moulinet. 5. Cappe. Manteau qu'on s'enroulait autour du bras, pour en faire une sorte de bouclier. fi. Rondelle. Sorte de bouclier dont se servaient les hommes à pied. A remarquer avec quel détail sont décrits les exercices de toute sorte auxquels se livre Gargantua, non pour son plaisir, mais en raison de leur utilité, qui est de faire de l'élève de Ponocrates ce que devait être tout gentilhomme d'alors : un chevalier fort et adroit.
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cours, le retenoit en pleine escluse, d'une main le guidoit; de l'aultre s'escrimoit avec un grand aviron, tendoitle vele, montoit au matz parles traicts, couroit sur les brancquars, adjustoit la boussole, contreventoit les boulines1, bendoit le gouvernail. Issant de l'eaue, roidement, montoit encontre la montaigne, et dévalloit aussi franchement, gravoit es arbres comme un chat, saultoit de l'une en l'aultre comme un escurieux, abatoit les gros rameaux comme un aultre Milo ; avec deux poignards assérés et deux poinsons esprouvés montoit au hault d'une maison comme un rat, descendoit puis du haut en bas en telle composition des membres que de la cheute n'estoit aulcunement grevé. Jectoit le dard, la barre2, la pierre, la javeline, l'espieu, la halebarde, enfonçoit l'arc, bandoit es reins les fortes arbalestes de passe3, visoit de l'arquebouse à l'œil, affeustoit le canon, tiroit à la butte, au papeguay5, du bas en mont, d'amont en val, devant, de costé, en arrière, comme les Parthes. On lui attachoit un cable en quelque haulte tour, pendant en terre : par iceluy avec deux mains montoit, puis dévaloit si roidement et si asseurément que plus ne pourriez parmy un pré bien éguallé. On lui mettoit une grosse perche appuyée à deux arbres ; à icelle se pendoit parles mains, etd'icelle alloitet venoit sans des pieds à rien toucher, qu'à grande course on ne l'eust peu aconcevoir;i. Et pour s'exercer le thorax et poulmons, crioit comme
1. Bouline. Cordage fixé au milieu de chaque côté d'une voile et qui sert à la tirer en avant pour prendre le vent, lorsqu'il est oblique ou contraire. 2. Barre. Jeu qui consiste à planter en terre une barre lourde et pointue qu'on a lancée en l'air. 3. Arbaleste de passe. Arc pour lancer des javelots de cinq ou six pieds de long. Quatre ou cinq hommes étaient nécessaires pour le bander. 4. Papeguay, perroquet. Oiseau de bois mis au bout d'une perche pour servir de but aux tireurs. 5. Aconcevoir, atteindre.
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EXTRAITS
UKS AUTEURS PÉDAGOGIQUES
tous les diables. Stentor n'eut oncques telle voix à la bataille de Troye. Et, pour gualanlir1 les nerfs, on lui avoit fait deux grosses saulmones 2 de plomb, chascune du pois de huit mille sept cens quintaulx, lesquelles il nommoit altères. Icelles prenoit de terre en chascune main, et les eslevoit en l'air au dessus de la teste ; les tenoit ainsi sans soy remuer trois quarts d'heure et davantaige, qui estoit une force inimitable. Jouoit aux barres avec les plus forts. Et, quand le poinct advenoit, se tenoit sur ses pieds tant roidement qu'il s'abandonnoit es plus adventureux, en cas qu'ilz le fissent mouvoir de sa place, comme jadis fesoit Milo. A l'imitation duquel aussi tenoit une pomme de grenade en sa main, et la donnoit à qui lui pourroit oster. Le temps ainsi employé, lui frotté, nettoyé, etrefraischy d'habillemens, tout doucement s'en retournoient, et. passans par quelques prés ou aultres lieux herbus, visitoient les arbres et plantes, les conférens avec les livres des anciens qui en ont escript3. Eux arrivés au logis, cependant qu'on aprestoit le souper, r.épétoient quelques passages de ce qu'avoit esté leu, et s'asseoient à table. Notez icy que son disner estoit sobre et frugal : car tant seulement mangeoit pour réfréner les aboys de l'estomac ; mais le souper estoit copieux et large. Car tant en prenoit que lui estoit de besoing à soy entretenir et nourrir. Durant iceluy repas estoit continuée la leçon du disner, tant que bon sembloit; le reste estoit consommé en bons propos, tous lettrés et utiles. Après grâces rendues,
1. Gifàlantir, fortifier, 2. Saulmone, saumon. Masse de métal telle qu'elle est sortie de la fonte. 3. Soins de propreté, jeux physiques, exercices de gymnastique les plus variés, il n'en est pas auxquels Gargantua ne s'exerce une bonne partie de la journée pour assouplir les muscles, et fortifier le corps. Réaction heureuse contre l'ascétisme du moyen âge et son dédain de l'éducation physique.
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s'adonnoicnt à chanter musicalement, à jouer d'inslrumens harmonieux, ou de ces petits passetemps qu'on faict es chartes, es dés et goubelets : et là demeuroient faisans grand chère, s'esbaudissans aucunes fois jusques à l'heure de dormir ; quelquefois alloient visiter les compagnies des gens lettrés, ou de gens qui eussent veu pays estranges. En pleine nuyt, devant que soy retirer, alloient au lieu de leur logis le plus descouvert voir la face du ciel; et là notaient les comètes, si aulcunes estoient, les figures, situations, aspects, oppositions et conjonctions des astres '. Puis, avec son précepteur, récapituloit brièvement, à la mode des Pythagoriques2, tout ce qu'il avoitleu. veu, sceu, faict et entendu, au decours de toute la journée.
CHAPITRE XXIV
COMMENT GARGANTUA EMPL0Y0IT LE TEMPS, L'AER ESTOIT PLUVIEUX. QUAND
Les jours de pluie, Gargantua reste à la maison, scie du bois, bat des gerbes, puis s'exerce aux jeux d'agrément, aux arts, ou bien va visiter avec son précepteur les ateliers, les arsenaux, les magasina ctor•l. La journée a commencé par une leçon d'astronomie ; elle se termine de même en face du ciel étoilé. 2. On fait, le soir, avant de se reposer, une revue générale de tout ce qui a été vu; excellente gymnastique intellectuelle qui fixe le souvenir par un examen rapide des connaissances apprises dans la journée. Commencée à quatre lieures du matin, la journée de Gargantua ne s'achève que fort tard, dans la soirée, et pas une des heures données aux jeux, aux amusements, aux causeries, aux visites, n'est étrangère à L'œuvre de l'éducation. C'est une méthode essentiellement active, qui mêle le jeu à l'exercice de toutes les facultés.
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EXTRAITS DES AUTEURS PÉDAGOGIQUES
fevrerie, les horlogers, les imprimeurs ; il assiste aux leçons publiques, aux plaidoiries, va au théâtre et, les jours de congé, une fois par mois, court les bois des environs de la capitale, pour y jouir de la nature et lui emprunter une part de vie et de sereine gaieté. Il apparaît bien à la lecture de ce chapitre que Rabelais ait entrevu l'utilité de l'apprentissage des métiers, des connaissances industrielles que donnent aujourd'hui nos écoles spéciales. S'il advenoit quel'aer fust pluvieux et intempéré, tout le temps d'avant disner estoit employé comme de coustume, excepté qu'il faisoit allumer un beau et clair feu pour corriger l'intempérie de l'aer. Mais, après disner, en lieu des exercitations. ilz demouroient en la maison, et par manière d'apothérapie1, s'esbatoientàbotelerdu foin, à fendre et scier du bois, et à battre les gerbes en la grange. Semblablement, ou alloient voir comment on tiroit les métaulx, ou comment on fondoit l'artillerie ; ou alloient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries; ou les alchymistes et monnoyeurs ; ou les haultelissiers2, les tissoutiers3, lesveloutiers, les horologiers, miralliers'', imprimeurs, organistes, taincturiers, et aultres telles sortes d'ouvriers, et, par tout donnans le vin;;, apprenoient et considéroient l'industrie et invention des mestiers. Alloient'ouir les leçons publiques, les actes solennelz, les répétitions, les déclamations, les plaidoiez des gentilz avocatz, les concions0 des prescheurs évangéliques. Passoit par les salles et lieux ordonnés pour l'escrime : et là, contre les maistres, essayoit de tous bas1. Apolhérapie, hygiène, délassement. 2. Haultelissiers, faiseurs de tapisseries de haute lisse. 3. Tissoutiers, faiseurs de tissus, de rubans. i. Miralliers, miroitiers. ï>. Donnans le vin, donnant la pièce, le pourboire, fi. Concions, discours, harangue.
�13 tons, ot leur monstroit par évidence qu'autant, voire plus, en sçavoit qu'iceux. Et, au lieu d'arboriser, visitoient les boutiques des drogueurs, herbiers, et apothycaires, et soigneusement considéroient les fruicts, racines, feuilles, gommes, semences, axunges pérégrines *, ensemble aussi comment on les adultéroit2. Alloit voir les basteleurs, tréjectaires3 et thériacleurs *, et considéroit leurs gestes, leurs ruses, leurs sobres-saults et beau parler : singulièrement de ceux de Chaunys en Picardie, car ilz sont de nature grands jaseurs, et beaux bailleurs de ballivernes en matière de singes verds s. Eux, retournés pour souper, mangeoient plus sobrement qu'es aultres jours, et viandes plus desiccativesc et exténuantes7, afin que l'intempérie humide de l'aer, communiquée au corps par nécessaire confinité8, fust par ce moyen corrigée, et ne leur fust incommode par ne soy estre exercités9 comme avoient de coustume. Ainsi fut gouverné Gargantua, et continuoit ce procès 111 dejour en jour, profitant comme entendez que peut faire un jeune homme selon son aage, de bon sens, en tel exercice ainsi continué. Lequel, combien que semblastpourle commencement diificile, en la continuation tant doux fut, légier et délectable, que mieulx ressembloit un passe temps de roy que l'estude d'un escolier.
1. Axunges pérégrines, onguents, baumes étrangers. 2. Adultérer, altérer, falsifier. 3. Tréjeclaire, qui fait des tours de passe-passe, des tours d'adresse ; joueur de gobelets. 4. Thériacleurs, charlatans, vendeurs de toutes sortes de remèdes. 5. ■ Les singes de Chauny », expression proverbiale qui faisait allusion à la malice, à la dextérité des habitants de cette ville. — Un bailleur de balivernes est un faiseur de contes bleus, un conteur qui dirait avoir vu des singes verts, animaux aussi rares que nos « merles blancs ». (i. Desiccatif, qui sèche. 7. Exténuantes, moins nourrissantes : telles les viandes blanches. 8. Confinité, voisinage, affinité. 9. Par ne soy être exercités, pour n'avoir pas pris de l'exercice. 10. Procès, procédé.
�II
MONTAIGNE
(1533-1592)
Xé à Sainl-Michel de Montaigne (Dordogne), Montaigne ésl envoyé, à six ans, au collège de Guyenne, et à treize ans à Toulouse. Conseiller à la cour des aides de Périgueux, (1556), il passe en laméme charge au parlement de Bordeaux l'année suivante. C'est dans celte ville qu'il se lie d'une amitié des plus fidèles à Etienne de la Boétie. En 1572, il commence à écrire ses Essais, dont les deux premiers livres furent publiés en 1580. Malade de la pierre et de la « cholique », Montaigne visite les principales stations thermales de l'Europe, va do Plombières en Suisse, en Italie, visite Rome, revient à Bordeaux (1581) dont il a été élu maire, quitte son poste en 1585, au moment où la peste désole la ville et se réfugie dans son château. En 1588, il revient à Bordeaux, se lie intimement avec Charron, séjourne à Paris où il rencontre M"0 Gournay, admiratrice des Essais, qui le charme par son esprit, qui se dit et se fait sa fille adoptive. De 1588 à 1592, Montaigne revoit ses Essais, et y fait des additions considérables que sa mort, survenue le 17 septembre 1592, l'empêche de publier. Montaigne a abordé directement les questions d'éducation dans plusieurs chapitres des Essais, notamment au chapitre xxiv du divre Ior, du pédantisme; au chapitre xxv du même livre, intitulé de l'Institution des enfants; au chapitre vin, du livre II, à Mme d'Estissac : Sur l'affection des pères aux enfants ; au chapitre x du môme livre : Des livres, et enfin au chapitre vin du livre III : Sur l'art de conférer 1. \. Conférer, converser, discuter, comparer.
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Autant l'éducation dont Rabelais nous a tracé le plan est surchargée de connaissances de toutes sortes, autant le programme que nous expose Montaigne nous paraît modéré. Dans le chapitre sur le pédantisme, Montaigne critique les méthodes en usage de son temps, s'élève avec force contre l'abus de la dialectique, du raisonnement syllogislique, contre l'érudition indigeste, l'entassement des connaissances; contre le but même de l'éducation d'alors, qui est d'instruire, non de former le jugement et le caractère; contre l'appel constant fait à la mémoire au détriment de la raison et du bon sens. Quel but Montaigne assigne-l-il à l'éducation ? Former des hommes. — Que doivent apprendre les enfants ? Ce qu'ils doivent faire, étant hommes. L'élève de Montaigne sera un homme de jugement, de bon sens, de raison droite, d'un caractère ferme et habile à la fois, capable de se plier aux diverses circonstances, de tenir honorablement sa place dans ta conversation, de penser et de se conduire par lui-même : en un mot, à peu près ce que le XVIIe siècle appellera Y honnête homme. Montaigne demande un développement du corps, de l'esprit, du cœur. Dans sa pédagogie, celte triple éducation se confond, se poursuit parallèlement, assez capricieusement exposée dans le chapitre de L'Institution des enfants, au milieu d'une richesse éblouissante d'images et de comparaisons. A qui Montaigne conflera-l-il la charge de cette éducation? Malgré celle qu'il a reçue de son père et dont il s'est beaucoup loué, l'auteur des Essais s'élève vivement contre les défauts de l'éducation domestique, qui « atendrit trop et relasche ». Il a gardé trop d'amertume de ses années d'internat au collège do Guyenne pour ne pas condamner l'éducation des collèges, beaucoup trop dure; aussi s'en remet-il à un professeur à la fois habile et savant. Pour former un homme de jugement, il faudra choisir un conducteur qui ait « plutôt la tête bien faite que bien pleine ; cl qu'on y reqùisl tous les deux : mais plus les mœurs et l'entendement que la science ». De quelle manière ce précepteur va-t-il réaliser son œuvre? Il faut, selon Montaigne, que le corps de l'enfant, qui est souple, s'habitue aux intempéries des saisons, se livre aux exercices physiques ; il convient de lui « roidir les muscles », pour que le corps seconde l'âme et que celle-ci ne souffre pas de la mollesse d'un organisme qu'elle serait obligée de soutenir elle-même. L'élève de Montaigne ne sera pas « un beau garson et dameret », mais « un garçon vert et vigoureux ». Justement préoccupé de l'éducation physique, l'auteur des Essais l'est surtout de l'éducation intellectuelle, et en particulier delà culture du jugement. L'entendement avant la science, nous dit-il. Avant tout, le
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EXTRAITS
DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
maître doit connaître son élève et développer son initiative. Le terrain une fois connu, on éveillera le jugement personnel par l'observation de la nature, par les leçons de choses, ce que nous appelons aujourd'hui Y enseignement intuitif, et par l'étude des hommes, car « il se lire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde ». Montaigne n'exclut pas les livres de l'éducation, mais il demande qu'on les lise avec intelligence, pour s'assimiler les idées des autres et les rendre siennes en les transformant et confondant « pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement». C'est sur l'histoire surtout que Montaigne compte pour former cette faculté, mais à condition qu'on apprenneà l'enfant non pas tant à connaître les faits qu'à les apprécier; « que son guide se souvienne où vise s'a charge..; qu'il ne luy apprenne pas tant les histoires qu'à en juger ». C'est non du savoir historique qu'il faut se soucier, mais de la leçon à dégager des faits : « Que le précepteur n'imprime pas tant à son disciple la date de la ruyne de Carlhage que les mœurs de Hannibal ou de Scipion. » C'est à la réflexion personnelle cju'il faudra également faire appel en philosophie. Les maximes et les préceptes ne serviront de rien, s'ils ne concourent à mieux faire penser et agir. Montaigne, qui s'applique avec tant de soin à la formation du jugement, n'a presque rien dit sur la culture du cœur. Peut-être faut-il voir dans celte lacune la conséquence naturelle de son caractère, volontiers indolent, peu porté vers l'activité généreuse qui inspire le sacrifice. « Je suis, dit-il, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille. » Peut-être a-t-il trop vu, comme le dit Guizot, « que l'homme n'est dans ce monde que pour vivre, et que, si la vertu doit être la règle de la vie, cette vie est ellemême son propre but ». Si Montaigne moraliste ne saurait être pris comme modèle, il est un. guide excellent pour la culture de l'esprit. Ne fût-ce qu'à ce titre, il vaut d'être lu avec beaucoup de soin. Les jeunes maîtres tireront grand profit des réflexions si justes, des vues si originales que contiennent les extraits des deux chapitres que nous mettons sous leurs yeux. Ils y liront, exprimés dans une langue riche et colorée, les conseils qui leur ont été si souvent donnés : préférer l'éducation à l'instruction, la culture au savoir, les idées aux mots.
�LES ESSAIS
LIVRE PREMIER
CHAPITRE XXIV
DU PEDANTISME.
Il faut s'assimiler ses lectures. — Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire, et laissons l'entendement et la conscience vuides. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquesfois à la queste du grain, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bêchée à leurs petits : ainsi nos pédantes ' vont pillotants la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent. C'est merveille combien proprement la sottise se loge sur mon exemple : est-ce pas faire de mesme ce que je fois en la plus part de cette composition? Je m'en vois escornifflant, par cy par là, des livres les sentences qui me plaisent non pour les garder (car je n'ay point de gardoire 2), mais pour les transporter en cettuy-cy3;
1. Pédantes, étym. pédante ital., qui signifie pédant. Proprement : celui qui enseigne les enfants; aujourd'hui, celui qui affecte de paraître savant. ■2. Gardoire, étym. garder. Signifie lieu où l'on garde, où l'on conserve, comme on dirait garde-manger. C'est le réservoir de la mémoire. 3. Celtuy-cy, en ce livre-ci des Essais.
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EXTRAITS DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
où, à vrai dire, elles ne sont non plus miennes qu'en leur première place : nous ne sommes, ce crois-je *, sçavants que de la science présente, non de la passée, aussi peu que de la future. Mais, qui pis est, leurs escholiers et leurs petits ne s'en nourrissent et alimentent non plus ; ains2 elle passe de main en main, pour cette seule fin d'en faire parade, d'en entretenir aultruy et d'en faire des contes, comme une vayne monnoye inutile à tout aultre usage et emploite3 qu'à compter et jecter. Nous prenons en garde les opinions et le sçavoir d'aultruy, et puis c'est tout : il les fault faire nostres. Nous semblons proprement celui quy, ayant besoing de feu, en iroit quérir chez son voisin, et, y en ayant trouvé un beau et grand, s'arresteroitlà à se chauffer, sans plus se souvenir d'en rapporter chez soy. Que nous sert-il d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère, si elle ne se transforme en nous, si elle ne nous augmente et fortifie"? Pensons-nous que Lucullus que les lettres rendirent et formèrent si grand capitaine sans l'expérience5, les eust prinses à nostre mode? Nous nous laissons si fort aller sur les bras d'aultruy que nous anéantissons nos forces. Me veulx-je armer contre la crainte de la mort? c'est aux despens de Sénéca0. Veulx-je tirer de la consolation pour moy ou pour un aultre ? je l'emprunte de Cicéro7. Je l'eusse prinse en moy-mesme, si on m'y eust exercé. Je n'ayme point cette suffisance relative et mendiée : quand bien nous pourrions estre sçavants du sça•1. Ce crois-je .-chez les écrivains du xvic siècle, on rencontre souvent l'emploi du pronom neutre ce dans le cas où le français moderne exige cela, soit comme sujet, soit comme régime. 2. Ains, sign. mais. Ce mot avait, au temps de Montaigne, le sens "île avant ou de mais. 3. Emploite, signifie usage, pratique d'une chose, aujourd'hui emploi. 4. Lucullus, général romain, dirigea la guerre contre Milhridale. a. L'expérience, c'est-à-dire la lecture et l'étude théorique de l'art militaire. G. Sénèque, philosophe romain; précepteur de Néron. 7. Cicéron, célèbre orateur romain, né en I0(i av. J.-C.
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voir d'aullruy, au moins sages ne pouvons-nous estre que de nostre propre sagesse.
CHAPITRE XXV
DE L'INSTITUTION1 DES ENEANTS.y
Critique de l'instruction dépure mémoire2.
— On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verseroit dans un entonnoir ; et nostre charge, ce n'est que redire ce qu'on nous a dict : je vouldrois qu'il corrigeast cette partie ; et que de belle arrivée3, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commenceast à la mettre sur la montre4, lui faisant gouster les choses, les choisir, et discerner d'elle-mesme ; quelquesfois luy ouvrant chemin; quelquesfois le luy laissant ouvrir. Je ne veulx pas qu'il invente et parle seul ; je veulx qu'il cscoute son disciple parler à son tour. Socrates, et depuis Arcésilàus5, faisoient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eulx. Il est bon qu'il le
Institution .•"d'un mot latin qui signifie élever. 2. Montaigne insiste à diverses reprises sur les défauts d'une éducation qui s'adresse exclusivement à la mémoire, qui fait emmagasiner, et non réfléchir. 11 convient de remarquer que l'auteur des Essais critique, non l'usage de la mémoire et les précieux services qu'elle rend, mais l'usage exclusif et maladroit qui en est fait si souvent. — Il se plaint (1.1,ch. ix) de n'avoir pas de mémoire. — « C'est un outil et merveilleux service que la mémoire, dit-il, et sans lequel le jugement faict bien à peine son office. » (I,. II, ch. xvii.) 3. De belle arrivée, c'est-à-dire d'emblée, dès le début. i. Sur la montre, ou sur le trottoir (éd. 1580-1S88) : e'est-à-dire il faut que le gouverneur amène l'enfant à montrer ce qu'il sait, ce dont il est capable. Le rôle du maitre, d'après Montaigne, est de faire découvrir à l'enfant les notions qu'il doit connaitre,-!j;t non de les lui faire emmagasiner sans réflexion. 5. « Si un père peut avec bienséance s'entretenir familièrement avec son Bis, à plus forte raison un précepteur doit-il avoir la même con-
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EXTRAITS DES AUTEURS
PÉDAGOGIQUES
face trotter devant lui, pour juger de son train; et juger jusques à quel poinct il se doibtravaller1 pour s'accommoder à sa force. A faulte de cette proportion, nous gastons tout ; et de le sçavoir choisir et s'y conduire bien mesuréement, c'est une des plus ardues besongnes que je sçache ; et est l'elTect d'une haulte âme et bien forte, sçavoir condescendre à ces allures puériles et les guider. Je marche plus seur et plus ferme à mont qu'à val. Ceulxqui, comme nostre usage porte, entreprennent, d'une mesme leçon et pareille mesure de conduicte, régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n'est pas merveille si en tout un peuple d'enfants ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruict de leur discipline. Qu'il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu'il juge du proufit qu'il aura faict, non par le tesmoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le luy face mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers subjets, pour veoir s'il l'a encores bien prins et bien faict sien : prenant l'instruction de son progrez des paidagogismes de Platon 2. C'est tesmoignage de crudité et indigestion, que de regorger la viande comme on l'a avallée : l'estomach n'a pas faict son opération, s'il n'a faict changer la façon et la forme à ce qu'on luy avoit donné à cuire. Nostre âme ne
descendance pour son disciple. Au lieu d'employer tout le temps qu'ils sont ensemble à lui faire des leçons et à lui dicter d'un ton de maître ce qu'il prétend lui faire observer, il faut qu'il l'écoute à son tour et qu'il l'accoutume à raisonner sur les choses qu'il lui propose. Ses règles seront par ce moyen reçues plus agréablement et feront de plus fortes impressions. • (Locke, De l'éducation des enfants.) Voy. du même auteur, section IX, Le choix d'un gouverneur. 1'. Ravaller, abaisser, descendre. 2. C'est-à-dire jugeant des progrès de l'élève d'après la mélhode telle qu'elle est appliquée dans les Dialogues de Platon. C'est la méthode socratique, qui eonsisteà interroger l'élève pour l'obliger à réfléchir, à découvrir par lui-même la vérité qu'on veut lui enseigner.
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bransle qu'à crédit1, liée et contraincte à l'appétit des fantaisies d'aultruy, serve et captivée soubs l'auctorité de leur leçon : on nous a tant assubjectis aux chordes, que nous n'avons plus de franches allures ; nostre vigueur et liberté est esteincte. De la culture du jugement. — Qu'il luy face tout passer par Festamine2, et ne loge rien en sa teste par simple autorité et à crédit3. Les principes d'Aristote ne luy soient principes, non plus que ceulx des stoïciens ou épicuriens : qu'on lui propose cette diversité de jugements : il choisira, s'il peult; sinon, il en demeurera en doubte : car, s'il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes : qui suytun aultre, il ne suyt rien, il ne trouve rien, voire il ne cherche rien. Qu'il sçache qu'il sçait, au moins. Il fault qu'il imboive 1 leurs humeurs, non qu'il apprenne leurs préceptes ; et qu'il oublie hardiement, s'il veult, d'où il les tient, mais qu'il se les sçache approprier. La vérité et la raison sont communes à un chascun, et ne sont non plus à qui les a dictes premièrement qu'à qui les dict aprez : ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puisque luy et moy l'entendons et veoyons de mesme. Les abeilles pillottent deçà delà les fleurs ; mais elles en font aprez le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thym, ny marjolaine5 : ainsi les pièces empruntées d'aultruy, il les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien, à sçavoir son jugement : son insti1. A'e bransle qu'à crédit ; ne s'émeut, ne se met en mouvement, en travail que sur la loi d'autrui. 2. Estamine, étoffe formant crible; tissu de laine ou de crin; passer à Vitamine signifie examiner attentivement, par le détail, les cou naissances qu'on donne à l'enfant. 3. A crédit. A la manière d'un article de foi indiscutable, comme le faisaient les scolastiques. i. Imboioe. Il faut qu'il se pénètre de leur esprit. Ce verbe ne s'emploie plus qu'au participe passé imbu. o. Comparaison ingénieuse pour caractériser la manière dont l'élève •doit travailler pour s'assimiler ses lectures.
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tution, son travail et estude ne vise qu'à le former. Qu'il cele1 tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce qu'il en a faict. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bastiments, leurs achapts; non pas ce qu'ils tirent d'aultruy : vous ne veoyez pas les cspices2 d'un homme de parlement; vous veoyez les alliances qu'il a gaignées, et honneurs à ses enfants : nul ne met en compte publicque sa recepte ; chacun y met son acquest3. L'instruction doit'nous rendre meilleurs. — Le gaing de notre estude, c'est en estre devenu meilleur et plus sage. C'est, disoit Epicharmus '', l'entendement qui veoid et qui oyt: c'est l'entendement qui approufite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne ; toutes aultres choses sont aveugles, sourdes et sans âme5. Certes, nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda jamais à son disciple ce qu'il luy semble de la rhétorique et de la grammaire, de telle ou telle sentence de Cicéro? on nous les placque en la mémoire toutes empennées6, comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Sçavoir par cœur n'est pas sçavoir; c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu'on sçait droictement, on
\. Qu'il cèle, qu'il dissimule non ce qu'il a appris, mais une vainc parade d'emprunt; ce qu'on lui demande, c'est le profit qu'il a retiré de ses lectures. a. Les espiccs, étymol. : dragées, confitures, et, par suite, présent. Menues friandises que le plaideur donnait au juge après le gain de son procès; les friandises furent bientôt remplacées par une somme d'argent. 3. Acquest. Montaigne veut dire qu'on est moins fier de montrer ses ivres de comptes que de faire valoir ses aeqtiisitions, ses « aequèls ». i. Epicharmus, poète et philosophe du v° siècle avant Jésus-Christ, vécut en Sicile à la cour d'Hiéron, roi de Syracuse. 5. Sans âme, les facultés restent comme sans vie, sans 'force si l'entendement, si le jugement ne les éclaire et ne les met en activité. 6. Empennées, c'est-à-dire comme des oiseaux avec leurs plumes; comparaison qui signifie : pensées qu'on n'explique pas, qu'on ne dégage pas des mots qui les expriment.
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en dispose, sans regarder au patron1, sans tourner les yeulx vers son livre. Fascheuse suffisance, qu'une suffisance pure livresque2 ! Je m'attends qu'elle serve d'ornement, non de fondement, suyvant l'advis de Platon, qui dict : « La fermeté, la foy, la sincérité, estre la vraye philosophie; les aultres sciences, et qui visent ailleurs, n'estre que fard. » Je vouldrois que le Paluël ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprinssent des caprioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places: comme ceulx-cy veulent instruire nostre entendement, sans l'esbranler : ou qu'on nous apprinst à manier un cheval, ou une picque, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer; comme ceulx-cy nous veulent apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous exercer à parler ny à juger. Or, à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeulx sert de livre suffisant : la malice d'un page, la sottise d'un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières3. Utilité des voyages. — A cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pais estrangiers : non pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse françoise, combien de pas a Santa Rotonda'*, ou, comme d'aultres, combien le visage de Néron, de quelque vieille ruine de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille médaille : mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d'aultruy. Je
•1. Au patron : au modèle. 2. Science tirée exclusivement des livres. Voy. Rousseau, Èmile, l. V : « L'abus des livres tue la science. Croyant savoir ce qu'on a lu, on se croit dispensé de l'apprendre. Trop de lecture ne sert qu'à l'aire de présomptueux ignorants. Tant de livres nous font négliger le livre du monde. » 3. Montaigne veut que les faits de la vie commune, même les plus petits incidents, deviennent le sujet d'exercices d'observation et de jugement. C'est un peu ce que nous dirions des leçons de choses. 4. Santa Rolonda, panthéon qu'Agrippa fit bâtir sous le règne d'Auguste.
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vouldrois qu'on commenceast à le promener dez sa tendre enfance ; et premièrement, pour faire d'une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus esloingné du nostre, et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne se peult plier 1. Nécessité de fortifier le corps. — Aussi bien est-ce une opinion receue d'un chascun, que ce n'est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents : cette amour naturelle les attendrit trop et relasclie, voire les plus sages ; ils ne sont capables ny de chastier sesfaultes, ni de le veoir nourry grossièrement comme il fault et hazardeusement ; ils ne le sçauroient souffrir revenir suant et pouldreux de son exercice, boire chauld, boire froid, ny le veoir sur un cheval rebours2. ni contre un rude tireur le floret au poing, ou la première harquebuse. Car il n'y a remède : qui en veult faire un homme de bien, sans doubte il ne le fault espargner en cette jeunesse : Ce n'est pas assez de luy roidir l'âme; il luy fault aussi roidir les muscles : elle est trop pressée, si elle n'est secondée; et a trop à faire de, seule, fournir à deux offices. Je sçais combien ahanne3 la mienne en compaignie d'un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle; et apperceois souvent en ma leçon4 qu'en leurs escripts mes maistres font valoir, pour magnanimité et force de courage, des exemples qui tiennent volontiers plus de l'espessissure de la peau et dureté des os:i.
1. Montaigne exprime des idées que la pédagogie moderne a reprises pour les faire entrer dans la pratique : utilité des leçons que donne l'expérience, nécessité d'apprendre de boune heure les langues étrangères, si l'on veut y réussir. 2. Rebours, qui recule et qui rue ; difficile à conduire. 3. Ahanne est haletante. Ahan signifiait elfort pénible suivi d'une grande fatigue. Ahanner, c'est se donner de la peine. i. En ma leçon. Dans les écrits que je lis, chez les philosophes qui me font la leeon. 3. Remarque fort juste. Le courage, la volonté, sont accrus par les exercices physiques qui développent et fortifient les muscles. L'énergie est, en partie, la résultante d'une bonne santé.
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Utilité de l'observation des personnes et des choses. — On l'advertira, estant en compaignie, d'avoir les yeulxpar tout1 ; car je treuve que les premiers sièges sont communéement saisis par les hommes moins capables2, et que les grandeurs de fortune ne se treuvent guères meslées à la suffisance : j'ai veu, cependant3 qu'on s'entretenoit au haultbout d'une table de la beauté d'une tapisserie ou du goust de la malvoisie4, se perdre beaucoup de beaux traicts à l'autre bout. Il sondera la portée d'unchascun : un bouvier, un masson, un passant, il fault tout mettre en besongnc, et emprunter3 chascun selon sa marchandise, car tout sert en mesnage ; la sottise mesme et foiblesse d'aultruy luy sera instruction : à contrerooller les grâces et façons d'un chascun, il s'engendrera envie des bonnes, et mespris des mauvaises. Qu'on luy mette en fantaisie une honneste curiosité de s'enquérir de toutes choses : tout ce qu'il y aura de singulier autour de luy, il le verra; un bastiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une bataille ancienne, le passage de César ou de Charlemagne; il s'enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de ce prince, et de celuy-là : ce sont choses très plaisantes à apprendre et très utiles à sçavoir. Comment il faut lire les grands écrivains. — En cette practique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement ceux qui ne vivent qu'en la mémoire des livres : il practiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. C'est un vain estude, qui veult; mais qui veult aussi, c'est un
■t. Par tout, c'est-à-dire de se rendre compte de ce qui se passe autour de soi. 2. Moins capables pour : les moins capables. 3. Cependant; pendant que. 4. La malvoisie. Le vin de malvoisie ou la malvoisie tirait son nom de Napolie de Malvosia (Nauplie). 5. Emprunter, employer. Méthode déjà vue dans Rabelais, qui conduit son élève chez les artisans. Auteurs Pédagogiques. E. N. 2
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estude de fruict inestimable, et le seul estude, comme dict Platon, que les Lacédémoniens eussent réservé à leur part. Quel proufit ne fera il, en cette part là, à la lecture des Vies de nostre Plutarque? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge, et qu'il n'imprime pas tant à son disciple la date de la ruyne de Carthage, que les moeurs de Hannibal et de Scipion ; n'y tant où mourut Marcellus1 que pourquoy il feut indigne de son debvoir qu'il mourust là. Qu'il ne luy apprenne pas tant les histoires qu'à en juger2. C'est à mon gré, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s'appliquent de plus diverse mesure : j'ai leu en Tite Live cent choses que tel n'y a pas leu ; Plutarque y en a leu cent, oultre ce que j'y ay sceu lire, et à l'adventure oultre ce que l'auctcur y avoit mis3 : à d'aulcuns, c'est un pur estude grammairien; àd'aultres, l'anatomie de la philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se pénètrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estendus, très dignes d'estre sceus ; car, à mon gré, c'est le maistre ouvrier de telle besongne ; mais il y en a mille qu'il n'a que touchez simplement : il guigne 1 seulement du doigt par où nous irons, s'il nous plaist; et se contente quelquefois de ne donner qu'une attainetc dans le plus vif d'un propos. Il les fault arracher de là, et mettre en place marchande:i. Cela mesme de
1. Marcellus fut tué dans une embuscade prés de Venouse (208 av. J.-C), victime d'une imprudence. » •2. En juger. Montaigne indique, dans cette plirase concise, la méthode générale à employer dans l'étude de l'histoire, le but auquel le gouverneur doit viser : donner le caractère des événements et en faire saisir la portée, étude bien plus attachante et profitable que celle des dates, ou la narration des faits. 3. Montaigne nous dit avec raison que, pour bien lire, il faut interpréter, comprendre, faire, autant que possible, œuvre de critique. i. Guigner, désigner du doigt. Montaigne veut dire que Plutarque n'exprime pas toujours explicitement toute sa pensée, laissant au lecteur le soin de compléter. a. Mellrc en place marchande, bien en vue, dans un endroit bien achalandé. Montaigne veut dire qu'il y a dans Plutarque des mots pleins de sens, qui méritent d'être mis en relief, d'être bien expliqués.
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luy1 veoir trier une légiere action, en la vie d'un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas cela, c'est un discours. C'est dommage que les gents d'entendement ayment tant la briefveté : sans doubte leur réputation en vault mieulx; mais nous en valons moins2. Plutarque ayme mieulx que nous le vantions de son jugement que de son sçavoir ; il ayme mieulx nous laisser desir de soy, que satiété : il sçavoit qu'ez choses bonnes mesme on peult trop dire ; et que Alexandridas reprocha justement à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos, mais trop longs : « 0 estrangier, tu dis ce qu'il fault aultrement qu'il ne fault. » Ceulx qui ont le corps graile3. le grossissent d'embourrures ' ; ceulx qui ont la matière exile5, renflent de paroles. Utilité qui se tire de la fréquentation du monde et de l'étude des hommes. — Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde : nous sommes touts çontraincts6 et amoncelez en nous, et avons la veue raccourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socratcs d'où il estoit : il ne respondit pas. d'Athènes, mais, du monde ; lui, qui avoit l'imagination plus pleine et plus estendue, embrassoit l'univers comme sa ville, jectoit ses cognoissances, sa société et ses affections à toul le genre humain; non pas comme nous, qui ne regardons que soubs nous. Quand les vignes gèlent en mon village, mon presbtre en argumente l'ire7 de Dieu sur la race humaine, et juge que la pépie8 en tienne
1. Lui, désigne Plutarque. 2. Digression, comme il arrive familièrement à notre auteur, qui s'écarte de son sujet pour parler des défauts et qualités des écrivains au style concis. 3. Graile, « grêle, maigre ». 4. Embourrures, signifie des vêtements rembourrés pour dissimuler la maigreur naturelle. ri. Exile, menu, maigre. (!. Contraints, resserrés; nous sommes resserrés, repliés sur nous. 7. Ire, colère. s. Pépie, maladie qui vient sur la langue des oiseaux et les empèclie
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desjà les Cannibales. A veoir nos guerres civiles, qui ne crie que cette machine se bouleverse, et que le jour du jugement nous prend au collet? sans s'adviser que plusieurs pires choses se sont veues, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler1 le bon temps ce pendant : moy, selon leur licence et impunité, admire^de les2 veoir sidoulceset molles. A qui il gresle sur la teste, tout l'hémisphère semble estre en tempeste et orage ; et disoit le Savoïard, que « Si ce sot de roy de France eust sceu bien conduire sa fortune, il estoit homme pour3 devenir maistred'hostel de son duc : » son imagination ne concevoit aultre plus eslevée grandeur que celle de son maistre4. Nous sommes insensiblement touts en cette erreur : erreur de grande suitte et préjudice. Mais qui se présente comme dans un tableau cette grande image de nostre mère nature en son entière majesté ; qui lit en son visage une si générale et constante variété; qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une poincte très délicate, celuy-là seul estime les choses selon leur juste grandeur3. Ce grand monde, que les uns multiplient encores comme espèces soubs un genre, c'est le mirouer où il nous fault regarder, pour nous cognoistre de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon escholier. Tant d'humeurs, de sectes, de jugements, d'opinions, de loix et de coustumes, nous apprennent à juger sainement des nostres, et apprennent nostre jugement à recognoistre son imperfection et sa naturelle faiblesse;
de boire. Par ironie, Montaigne dit plaisamment que les sauvages euxmêmes en sont malades de soif. 1. Galler le bon temps, se réjouir, prendre du bon temps. 2. Les, se rapporte aux guerres civiles de l'époque, qui ne paraissent pas avoir troublé beaucoup la douce quiétude de l'auteur. 3. Il était hommepour, il était bommeà... capable de. 4. Montaigne imagine plaisamment un Savoyard qui ne voyait au monde de situation supérieure à celle du duc de Savoie. 5. A rapprocher de Pascal, Pensées, art. lor : « Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa biute et pleine majesté... ■
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qui n'est pas un légier apprentissage : tant de remuements d'estat et changements de fortune publicque nous instruisent à no faire pas grand miracle de la nostre : tant de noms, tant de victoires et conquestes ensepvelies soubs l'oubliance, rendent ridicule l'espérance d'éterniser nostre nom par la prinse de dix argoulets et d'un pouillcr1 qui n'est cogneu que de sa cheute. L'orgueil et la fierté de tant de pompes estrangières, la majesté si enflée de tant de courts et de grandeurs, nous fermit et asseure la veue à soustenir l'esclat des nostres, sans ciller 2 les yeulx : tant de milliasses d'hommes enterrez avant nous, nous encouragent à ne craindre d'aller trouver si bonne compaignie en l'aultre monde ; ainsi du reste. Nostre vie, disoit Pythagoras3, retire '* à la grande el populeuse assemblée des jeux olympiques : les uns s'y exercent le corps, pour en acquérir la gloire des jeux; d'aultres y portent des marchandises à vendre, pour le gaing : il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels n'y cherchent aultre fruict que de regarder comment et pourquoi chasque chose se faict, et estre spectateurs de la vie des aultres hommes, pour en juger et régler la leur3. Caractères de la vraie philosophie. — L'âme qui loge la philosophie doibt, par sa santé, rendre sain encores le corps : elle doibt faire luire jusques au dehors son repos et son aise ; doibt former à son moule le port extérieur, et l'armer, par conséquent, d'une gracieuse fierté, d'un maintien actif et alaigre, et d'une contenance contente et débonnaire. La plus expresse
I. De dix chétifs soldats el d'un poulailler. Argoulet, • arquebusier à cheval », soldat de second ordre, homme de peu. •2. Ciller « fermer les yeux en abaissant les cils • . On dit encore dessiller, ouvrir les yeux. 3. Pythagore. Philosophe grec, chef d'une école. (vies. av. J. C.;, 4. Relire à, rassemble à. 5. Montaigne veut que son élève soit de ceux qui assistent aux événements, non en acteurs, mais en spectateurs.
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marque de la sagesse, c'est une esjouïssanceconstante; son estât est, comme des choses au dessus de la lune, tousjours serein : c'est baroco et bai-aliplon{ qui rendent leurs supposts ainsi crottez et enfumez ; ce n'est pas elle : ils ne la cognoissent que par ouyr dire. Comment? elle faict estât de sereincr2 les tempestes de l'âme et d'apprendre la faim et les fiebvres à rire 3, non par quelques épicycles'' imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables : elle a pour son but la vertu, qui n'est pas, comme dict l'eschole, plantée à la teste d'un mont coupé, rabotteux et inaccessible : ceulx qui l'ont approchée la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante, d'où elle veoid bien soubs soy toutes choses; mais si3 peult-on y arriver, qui en sçait l'addresse, par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment, et d'une pente facile et polie, comme est celle des voultes célestes. Pour n'avoir hanté cette vertu suprême, belle, triumphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe6 et irréconciliable d'aigreur, de desplaisir, de crainte et de contraincte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compaignes, ils sont allez, selon leur foiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse7, et la placer sur un rochier à l'escart, emmy8 des ronces ; fantosme à estonner les gents9.
1. Barocoet baraliplon : deux termes de l'anciennelogiquescolastique. 2. Sereiner, rendre serein; on dirait aujourd'hui rasséréner. 3. Pour apprendre à rire de la faim et des fièvres. 4i Epicycles. Cercle imaginé par l'ancienne astronomie ou plutôt par l'astrologie et dont le centre parcourt la circonférence d'un cercle plus grand. Non par quelqties épicycles, signifie ici : non par quelques combinaisons astrologiques sans réalité. S. Mais pourtant on peut y arriver, si l'on sait où elle fait son séjour. ti. Pro/esse, avouée, déclarée. T. Mineuse, menaçante. 8. Emmy, parmi. U. Le chemin de la vertu est moinsfacile, les avenues moins délicieuses. « Il n'y a point de vertu sans combat. Le mot de vertu vient de
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On nous apprend à vivre quand la vie est passée. Cicéro disoit que, quand il vivroit la vie de deux hommes, il ne prendrait pas le loisir d'estudier les poètes lyriques, et je treuve ces ergotistes * plus tristement encore inutiles. Nostre enfant est bien plus pressé : il ne doibt au paidagogisme2 que les premiers quinze ou seize ans de sa vie ; le demourant est deu à l'action. Employons un temps si court aux instructions nécessaires. Ce sont abus : ostez toutes ces subtilitez espineuses de la dialectique, dequoy nostre vie ne se peult amender ; prenez les simples discours de la philosophie, sachez les choisir et traicter à.poinct : ils sont plus aysez à concevoir qu'un conte de Boccace; un enfant en est capable au partir de la nourrice, beau3 coup mieulx que d'apprendre à lire ou escrire . La philosophie a des discours pour la naissance des hommes, comme pour la décrépitude. Je suis de l'advis de Plutarque, qu'Aristote n'amusa pas tant son grand disciple* à l'artifice de composer syllogismes, ou aux principes de géométrie, comme à l'instruire des bons préceptes touchant la vaillance, la prouesse, la magnanimité et tempérance, et l'asseurance de ne rien craindre ; et, avecques cette munition5, il l'envoya encores enfant subjuguer l'empire
force (virtus); la force est à la base de toute vertu. • (Rousseau, Emile,
i. v.)
D'ailleurs Montaigne ne se contredit-il pas quand il écrit (1.11. ch. xi) : « 11 semble que le nom de vertu présuppose de la difficulté, et du contraste et qu'elle ne peut s'exercer sans partie (sans opposition). La vertu refuse la facilité pour compagne; et cette aysée, douce et penchante voye, par où se conduisent les pas réglez d'une bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu : elle demande un chemin asprc et épineux. ■ 1. Ergotistes, des philosophes qui discutent sur lgs mots, des faiseurs d'arguments. 2. Paidagogisme, A l'instruction de ses pédagogues, au temps do sa scolarité, dirions-nous. 3. Montaigne paraît ici se faire illusion sur la facilité à comprendre les leçons de la morale et de la philosophie. 4. Alexandre. 5. Ainsi fortifié.
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du monde à tout1 trente mille hommes de pied, quatre mille chevaulx et quarante-deux mille escus seulement. Les aultres arts et sciences, dict-il, Alexandre les honoroit bien, et louoitleur excellence et gentillesse ; mais, pour plaisir qu'il .y prinst, il n'estoit pas facile à se laisser surprendre à l'affection de les vouloir exercer. C'est ce que dict Epicurus au commencement de sa lettre à Méniceus : « Ny le plus jeune refuye à philosopher, ny le plus vieil s'y lasse2. » Qui faict autrement, il semble dire, ou qu'il n'est pas encore saison d'heureusement vivre, ou qu'il n'en est plus saison. Il faut éviter l'excès dans l'étude. —Pout tout cecy, je ne veulx pas qu'on emprisonne ce garson : je ne vculx pas qu'on l'abandonne àla cholère et humeur mélancolique d'un furieux maistre d'eschole;je ne veulx pas corrompre son esprit à le tenir à la géhenne et au travail, à la mode des aultres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix; ny ne trouverais bon, quand, par quelque complexion solitaire et mélancholique, on le verrait, adonné d'une application trop indiscrette à l'estude des livres, qu'on la luy nourrist : cela les rend ineptes à la conversation civile3, et les destourne de meilleures occupations. Et combien ay-je veu de mon temps d'hommes abestis par téméraire avidité de science ! Carnéades1 s'en trouva si affolé qu'il n'eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ny ne ,veulx gaster ses moeurs généreuses par l'incivilité et barbarie d'aultruy. La sagesse françoisc a esté anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenoit de bonne heure et n'avoit guères de tenue5. A la vérité, nous veoyons encore qu'il n'esL rien si gentil que les petits enfants en France, mais
1. 2. 3. i. A tout, ayant en tout. La philosophie est de tous les âges. A la conversation civile, à la vie en société. Carnéades, sophiste grec (ne s. av. J.-C). ij. Tenue, de suite, de consistance.
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ordinairement ils trompent l'espérance qu'on en a conceue; et, hommes faicts, on n'y veoid aulcune excellence : j'ay ouy tenir à gents d'entendement que ces collèges où on les envoyé, dequoy ils ont foison, les abrutissent ainsi'. La philosophie se mêle à tout. — Au nostre, un cabinet, un jardin, la table et le lict, la solitude, la compaignie, le matin et le vespre, toutes heures luy 2 seront unes ; toutes places luy seront estude : car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des mœurs, sera sa principale leçon, a ce privilège de se mesler par tout. Isocrates l'orateur estant prié en un festin de parler de son art, chascun treuve qu'il eut raison de respondre : « Il n'est pas maintenant temps de ce que je sçay faire ; et ce dequoy il est maintenant 3 temps, je ne le sçay pas faire : » car de présenter des harangues ou des disputes de rhétorique à une compaignie as semblée pour rire et faire bonne chère, ce seroit un meslange de trop mauvais accord ' ; et autant en pourroit-on dire de toutes les aultres sciences. Mais, quant à la philosophie, en la partie où elle traicte de l'homme et de ses debvoirs et offices, c'a esté le jugement commun de tous les sages, que, pour la doulceur de sa conversation, elle ne debvoit estre refusée ny aux festins ny aux jeux ; et, Platon l'ayant invitée à son Convive5, nous voyons comme elle entretient l'assis1. Par ces remarques sur la discipline, Monlaigne parait condamner l'internat, ces « geaules ■ appelées collèges. Ses attaques visent les études mal conduites de son temps; ses critiques vont à l'adresse des méthodes scolastiques, qui étouffaient l'imagination et laissaient passives les facultés de l'esprit. 2. Montaigne revient à plusieurs reprises sur ce système d'enseignement pratique donné en tous lieux, selon les circonstances. Ce passage est à rapprocher des idées de Rabelais sur ce sujet. 3. Montaigne veut dire qu'une dissertation sur la rhétorique n'est pas à sa place dans un banquet. — Il en est de même des discussions philosophiques. 4. Mélange de parties s'accordant mal ensemble. 5. Convive dans le sens de repas, de banquet. Le Banquet est le titre d'un dialogue célèbre de Platon.
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lance d'une façon molle, et accommodée au temps et au lieu, quoyque ce soit de ses plus haulls discours et plus salutaires. Ainsi, sans doubtc, il choumera1 moins que les aultres. Mais, comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoyqu'il y en ayt trois fois autant, ne nous lassent pas comme ceulx que nous mettons à quelque chemin desseigné 2, aussi nostre leçon, se passant comme par rencontre 3, sans obligation de temps et de lieu, et se meslant à toutes nos actions, se coulera sans se faire sentir 4 ; les jeux mesmes et lès exercices seront une bonne partie de l'estude : la course, la luicte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaulx et des armes. Je veulx que la bienséance extérieure, et l'entregent, et la disposition de la personne, se façonne quand et quand 3 l'âme. Ce n'est pas une âme, ce n'est pas un corps, qu'on dresse; c'est un homme : il n'en fault pas faire à deux; et, comme dict Platon, il ne fault pas les dresser l'un sans l'autre, mais les conduire égualement, comme une couple de chevaulx attelez à mesme timon; et, à l'ouyr, semble il pas prester plus de temps et plus de sollicitude aux exercices du corps, et estimer quel'esprit s'en exerce quand et quand, et non au contraire? De la discipline des collèges. — Au demourant, cette institution se doibt conduire par une sévère doulceur, non comme il se faict : au lieu de convier les enfants aux lettres, on ne leur présente, à la vérité, que horreur et cruauté. Ostez-moy la violence et la force : il
1. Choumera, du verbe choumer, chômer, II se reposera moins, sera moins oisif que les autres, parce qu'il trouvera toujours-occasion d'exercer son jugement. 2. Desseigné, dessiné, tracé; un chemin qu'on se fixe à soi-même à l'avance. 3. Par hasard. *. Caractère particulier d'un enseignement qui pénètre peu à peu l'esprit sans le fatiguer, ."i. En même temps que.
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n'est rien, à mon advis, qui abastardisse et estourdisse si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu'il craigne la honte et le chastiement, ne l'y endurcissez pas; endurcissez-le à la sueur et au froid, au vent, au soleil, et aux hazards qu'il luy fault mespriser; ostez luy toute mollesse et délicatesse au vestir et coucher, au manger et au boire; accoustumez-le à tout; que ce ne soit pas un beau garson et dameret, mais un garson vert et vigoreux. Enfant, homme vieil, j'ay tousjours creu et jugé, de mesme. Mais, entre aultres choses, cette police de la pluspart de nos collèges m'a tousjours desplu : on eust failly, à l'adventure, moins dommageablement, s'inclinant vers l'indulgence. C'est une vraye geaule de jeunesse captive : on la rend desbauchée, l'en punissant avant qu'elle le soit. Arrivez y sur le poinct de leur office1 : vous n'oyez que cris et d'enfants suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholère. Quelle manière pour esveiller l'appétit envers leur leçon, à ces tendres âmes et craintifves, de les y guider d'une trongne effroyable, les mains armées de fouets ! Inique et pernicieuse forme ! joinct, ce que Quinlilianenatrèsbien remarqué, que cette impérieuse auctorité tire dessuittes périlleuses, et nomméement2 à nostre façon de chastiement. Combien leurs classes serbient plus décemment jonchées de fleurs- et de feuilles, que de tronçons d'osier sanglants! J'y ferois pourtraire la .Joie, l'Alaigresse, et Flora, et les Grâces 3, comme feit en son eschole le philosophe Speusippus ''. Où est leur proufit
1. Office, pendant les étudès, les exercices. 2. Nomméement, particulièrement. 3. Il est intéressant de rapprocher de la critique très vive que fait Montaigne de la discipline des internats de son époque, ces « geaulesde jeunesse captive », le tableau qu'il trace des maisons d'éducation qui seraient des lieux agréables et charmants. Les éducateurs modernes semblent s'être inspirés de Montaigne, en demandant que les écoles soient ensoleillées, gaies, rendues agréables aux yeux par les représentations d'œuvres d'art qui déeorent la plupart des classes. Voy. Rabelais (Gargantua, L. I, ch. 37.) •4. Speusippus, philosophe grec, neveu de Platon (iy° s. av. ,I.-C).
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que là feust1 aussi leur esbat : on doibt ensucrer les viandes salubres à l'enfant, et enfieller celles qui luy sont nuisibles. C'est merveille combien Platon se montre soingneux, en ses Loix, de la gayeté et passetemps de la jeunesse de sa cité ; et combien il s'arreste à leurs courses, jeux, chansons, saults et danses, desquelles il dict que l'antiquité a donné la conduicte et le patronnage aux dieux mesmes, Apollon, aux Muses, et Minerve : il s'estend à mille préceptes pour ses gymnases; pour les sciences lettrées, il s'y amuse fort peu, et semble ne recommander particulièrement la poésie que pour la musique. Il faut assouplir le corps. — Toute estrangeté et particularité en nos moeurs et conditions est évitable, comme ennemie de société. Qui ne s'estonneroit de la complexion deDémophon, maistred'hostel d'Alexandre, qui suoit à l'umbre, ettrembloit au soleil? J'en ay veu fuir la senteur des pommes, plus que les harquebuzades ; d'aultres s'effrayer pour une souris ; d'aultres rendre la gorge à veoir de la cresme ; d'aultres à veoir brasser un lict de plume ; comme Germanicus ne pouvoit souffrir ny la veue ny le chant des coqs. Il y peult avoir, à l'adventure, à cela quelque propriété occulte ; mais on l'esteindroit, à mon advis, qui s'y prendroit de bonne heure. L'institution a gaigné cela sur moy (il est vray que ce n'a point esté sans quelque soing), que, sauf la bière, mon appétit est accommodable indifféremment à toutes choses de quoy on se paist. Le corps est encores souple 2; on le doibt, à cette cause, plier à toutes ' façons et coustumes; et, pourveu qu'on puisse tenir l'appétit et la volonté soubs boucle 3, qu'on rende hardiement un jeune homme commode à toutes nations et compaignies, voire au desréglement
•1. Que la feust. Je voudrais que ce lieu l'ùt aussi un lieu de récréation. 2. Dans la jeunesse. 3; Soubs boucle, bouclé, enchaîné.
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et aux excez, si besoing est 1. Son exercitation suive l'usage 2 : qu'il puisse faire toutes choses, et n'ayme à faire que les bonnes. L'éducation doit tendre à l'action. — Il ne dira .pas tant sa leçon, comme il la fera ; il la répétera en ses actions : on verra s'il y a de la prudence en ses entreprinses, s'il y a de la bonté, de la justice en ses déportements3, s'il y a du jugement et de la grâce en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses jeux, delà tempérance en ses voluptez, de l'ordre en son œconomie ! ; de l'indifférence en son goust, soit chair, poisson, vin ou eau. Le vray mirouer de nos discours est le cours de nos vies. Zeuxidamus respondit à un qui luy demanda pourquoy les Lacédémoniens ne rédigeoient par escript les ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à leurs jeunes gens, « que c'estoit parce qu'ils les vouloyent accoustumer aux faicts, non pas aux paroles ». Comparez, au bout de quinze ou seize ans, à cettuy-cy un de ces latineurs 5 de collège, qui aura mis autant de temps à n'apprendre simplement qu'à parler. Le monde n'est que babil; et ne veis jamais homme qui ne die plustost plus, que moins qu'il ne doibt. Toutesfois la moitié de nostre aage s'en va là : on nous tient quatre ou cinq ans à entendre les mots, et les coudre en clauses (i ; encores autant à en proportionner un grand corps, estendu en quatre ou cinq parties; aultres cinq, pour le moins, à les sçavoir briefvement mesler et entrelacer de quelque subtile façon : laissons-le à ceulx qui en font profession expresse.
1. Il est bon de fortifier les muscles, d'assouplir le corps pour faciliter l'adaptation au milieu; mais encore faut-il rester dans une sage mesure. Le corps ne peut s'accommoder à toutes choses. 2. C'est-à-dire qu'on l'exerce conformément à l'usage. 3. Déportements. Manière d'agir bonne ou mauvaise. 4. Œconomie. Administration : ce mot a ici le sens que lui donne Xénophon dans le traité qui porte ce nom : des affaires de sa maison, de sa fortune, de ses dépenses. 5. Latineurs. Latinistes. 0. Clauses. C'est-à-dire, en paroles, en phrases, en périodes. Auteurs Pédagogiques, E. N. 3
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(1651-1715)
Né au château de Fénelon (Dordogne), confié de bonne heure à un précepteur distingué qui l'initia aux lettres anciennes, envoyé ensuite à l'Université de Cahors, Fénelon continua ses études de philosophie et de théologie à Paris, au collège du Plessis, et entra ensuite au séminaire de Saint-Sulpice où il reçut les ordres. Nommé supérieur de l'Institut des Nouvelles catholiques, il reste dix ans à la tête de cet établissement, puis est introduit à la cour peu de temps après la nomination du duc de Beauvilliers, son ami, comme gouverneur du duc de Bourgogne (1689). Il est choisi par le roi pour être le précepteur du jeune prince. C'est pour son élève qu'il composa ses Fables et ses Dialogues des morts. Reçu à l'Académie française en 1693, Fénelon était bientôt après nommé à l'archevêché de Cambrai. Engagé dans la querelle du quiétisme, en lutte avec Bossuet à. l'occasion des doctrines de M™» Guyon, frappé par le pape qui condamne son livre des Maximes des saints, il vit s'achever sa disgrâce auprès de Louis XIV lors de la publication de son Télémaque. Les dernières années de Fénelon furent consacrées exclusivement aux soins que réclamait son diocèse. La mort du duc de Bourgogne (1712). la perte d'amis qui lui étaient chers attristèrent ses dernières années. Peu de temps avant sa mort, il avait écrit sa Lettre à M. Dacier sur les travaux de l'Académie. En 1687, alors que Fénelon était supérieur des Nouvelles catholiques, il avait fait paraître le Traité de l'Éducation des filles, ouvrage écrit pour guider Mme la duchesse de Beauvilliers dans l'éducation de ses enfants. Par sa nouveauté cl son caractère, ce traité marque une date dans l'histoire de la péda-
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gogie. Bien qu'il n'ait pas une ordonnance rigoureuse et systématique, on peut y distinguer deux parties : l'une critique (chapitres i et n), dans laquelle l'auteur se plaint avec vivacité et dans un langage ému de la négligence apportée à l'éducation des fdles, aussi importante cependant que celle des garçons1 ; négligence qui tient à quelques préjugés à l'égard des femmes : la préciosité, la faiblesse de leur esprit, la réserve à l'égard du monde. Fénelon réfute ces erreurs et déclare « que la vertu n'est pas moins pour les femmes que pour les hommes qu'il ne faut pas que la jeune fille sorte du couvent comme une personne qu'on aurait nourrie dans une profonde caverne, et qu'on ferait passer tout à coup au grand jour » ; qu'il faut instruire la femme de ses devoirs, car le rôle d'épouse et de mère sera le sien ; parce qu'une femme judicieuse « est l'âme de toute une grande maison ». Et, comme pour fortifier le tableau du bien que font les femmes « quand elles sont bien élevées », Fénelon fait une peinture vive, pleine de verve, des inconvénients qui résultent des éducations ordinaires : l'ennui, l'impossibilité de s'appliquer aux choses sérieuses, l'amour des plaisirs, l'oisiveté, la mollesse, la frivolité, une curiosilé indiscrète, une imagination errante, la passion des romans et des aventures, un esprit visionnaire et le dégoût du ménage. L'auteur expose ensuite ses vues personnelles sur l'éducation. * L'éducation physique le retient pou: à noter toutefois quelques conseils excellents sur le choix des aliments, la régularité des repas, la simplicité des mets. Il insiste davantage sur l'éducation du cœur et de l'intelligence, marque, en traits précis, l'importance des premières impressions dont l'objet doit être, non d'instruire, mais de préparer à l'instruclionj sans hâte, en vue « de suivre et d'aider la nature ». Les instincts naturels ne doivent pas être combattus; il s'agit seulement de les diriger. Loin de s'effrayer de la curiosité de l'enfant, il faut en profiter, «ne jamais être importuné de ses demandes », car ce sont « des ouvertures que la nature nous donne pour faciliter l'instruction ». Après ces considérations générales (chapitre m) sur les fondements de l'éducation et la nature de l'enfant, Fénelon expose les principes essentiels de ses méthodes d'enseignement,- L'auleur recommande les instructions indirectes préférables aux leçons en forme, souvent ennuyeuses; il insiste sur les précau< d. A remarquer que ni Rabelais ni Montaigne n'ont parlé de la nécessité de l'éducation des femmes. Ce dernier auteur tient en médiocre estime l'esprit féminin. Pour lui, une femme est assez savante « quand
elle sait mettre une différence entre la chemise et le pourpoint de son mari ». Les sciences en général « sont drogueries vaines et inutiles à leur besoing ». Un traité sur ce sujet était donc une nouveauté.
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lions à prendre pour no pas surcharger la mémoire, sur l'avantage qu'on retire en mêlant le jeu à l'étude, en rendant l'instruction attrayante « par le soin qu'on prendra à assaisonner de plaisir les occupations sérieuses ». Aussi trace-t-il tout un programme de récréations fondé sur la nature mobile et frêle de l'enfant. Le maître ne réussira dans sa tâche que s'il est aimable, indulgent, patient et doux. Il apparaît bien que l'effort soit un peu trop supprimé dans cette première période de l'éducation, où l'enfant pourrait tout apprendre comme en se jouant. Les conseils de Fénelon sur la manière d'enseigner l'histoire sont à retenir. «Animez vos récits de tours vifs et familiers ; faites parler tous vos personnages » ; les enfants, qui ont un goût marqué pour les récits et une imagination très vive, croiront voir et entendre les personnages dont on les entretient. Contrairement aux idées qu'exprimera Rousseau, Fénelon veut qu'on enseigne de bonne heure les vérités morales, dont les premières notions doivent être données sous une forme sensible et concrète, à l'aide d'images. Les vues exposées jusqu'au chapitre ix, bien qu'ayant trait à l'éducation de la jeune fille, sont à retenir également pour celle des garçons. La suite de l'ouvrage est remplie d'observations fines et délicates sur la vanité des « ajustements », le ridicule de la mode, sur l'élégance et la-grâce que donnent la simplicité et le bon goût dans le costume féminin. Le traité se termine par des remarques sur les qualités propres à la femme, sur les devoirs particuliers qui l'attendent, sur la nécessité, pour elle, d'acquérir un savoir en rapport avec les charges qu'elle aura à remplir : « l'éducation des enfants, des garçons jusqu'à un certain âge, des filles jusqu'à ce qu'elles se marient, la conduite des domestiques, les détails de la dépense, les^moyens de faire tout avec économie et honorablement ».
�DE L'ÉDUCATION DES FILLES
CHAPITRE IX
REMARQUES SUR PLUSIEURS DÉFAUTS DES FILLES.
Nous avons encore à parler du soin qu'il faut prendre pour préserver les filles de plusieurs défauts ordinaires à leur sexe. On les nourrit dans une mollesse et dans une timidité qui les rend incapables d'une conduite ferme et réglée. Au commencement, il y a beaucoup d'affectation1, et ensuite beaucoup d'habitude dans ces craintes mal fondées et dans ces larmes qu'elles versent à si bon marché ; le mépris de ces affectations peut servir beaucoup à les corriger, puisque la vanité y a tant de part. Il faut aussi réprimer en elles les amitiés trop tendres2, les petites jalousies, les compliments excessifs, les flatteries, les empressements; tout cela les gâte et les
1. Sur un ton familièrement railleur, Fénelon montre bien les inconvénients de tout ce qui est opposé au sincère, au naturel, au simple.— mc de Maintenon, dans ses avis aux maîtresses des classes de SaintM Cyr, leur dit : ■ Que vos demoiselles soient bien droites, mais sans affectation ni rien de mondain... ; il ne faut rien de singulier quand on est à la vue de tout le monde, • -2. Trop tendres, par conséquent exagérées. Dans ce qui suit, Fénelon blâme cette exagération dans les sentiments, que Molière et Boileau critiquent également.
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accoutume à trouver que tout ce qui est grave et sérieux est trop sec et austère. Il faut môme tâcher de faire en sorte qu'elles s'étudient à parler d'une manière courte et précise. Le bon esprit consiste à retrancher tout discours inutile et à dire beaucoup en peu de mots, au lieu que la plupart des femmes disent peu en beaucoup de paroles1. Elles prennent la facilité de parler et la vivacité d'imagination pour l'esprit ; elles ne choisissent point entre leurs pensées ; elles n'y mettent aucun ordre par rapport aux choses qu'elles ont à expliquer ; elles sont passionnées sur presque tout ce qu'elles disent, et la passion fait parler beaucoup. Cependant on ne peut espérer rien de fort bon d'une femme, si on ne la réduit à réfléchir de suite, à examiner ses pensées, à les expliquer d'une manière courte et à savoir ensuite se taire. Une autre chose contribue beaucoup aux longs discours des femmes : c'est qu'elles sont nées artificieuses '2 et qu'elles usent de longs détours pour venir à leur but; elles estiment la finesse ; et comment ne l'estimeraientelles pas, puisqu'elles ne connaissent point de meilleure prudence, et que c'est d'ordinaire la première chose que l'exemple leur a enseignée ? Elles ont un naturel souple pour jouer facilement toutes sortes de comédies : les larmes ne leur coûtent rien; leurs passions sont vives et leurs connaissances bornées ; de là vient qu'elles ne négligent rien pour réussir, et que les moyens qui
1. M"" de Maintenon ne prisait pas moins le mérite d'un style simple : « Elle eut la bonté de venir exprès pour corriger nos lettres, écrit une élève de Saint-Cyr à sa maîtresse. Elle montra les défauts qui étaient dans celles qu'on lui présenta, nous faisant voir particulièrement combien le style simple, naturel et sans tour est le meilleur, et celui dont toutes les personnes d'esprit se servent, nous disant que le principal, pour bien écrire, est d'exprimer clairement et simplement ce que l'on pense. » 2. Il serait plus juste de dire qu'elles deviennent artilicieuses par suite de la condition dans laquelle la famille,- la société, les coutumes les ont longtemps tenues, et qui ont poussé la femme à user de ruse, d'artifice pour arrivera ses fins.
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ne conviendraient pas à des esprits plus réglés leur paraissent bons ; elles ne raisonnent guère pour examiner s'il faut désirer une chose, mais elles sont très industrieuses pour y parvenir. Ajoutez qu'elles sont timides et pleines de fausse honte, ce qui est encore une source de dissimulation. Le moyen de prévenir un si grand mal est de ne les mettre jamais dans le besoin de la finesse, et de les accoutumer de1 dire ingénument leurs inclinations sur toutes les choses permises2. Qu'elles soient libres pour témoigner leur ennui, quand elles s'ennuient. Qu'on ne les assujettisse point à paraître goûter certaines personnes ou certains livres qui ne leur plaisent pas. Quand elles ont été assez malheureuses pour prendre l'habitude de déguiser leurs sentiments, le moyen -de les en désabuser est de les instruire solidement des maximes de la vraie prudence, comme on voit que le moyen de les dégoûter des fictions frivoles, des romans, est de leur donner le goût des histoires utiles et agréables3. Si vous ne leur donnez une curiosité raisonnable, elles en auront une déréglée 1 ; et tout de même,
i. Accoutumer de: ce verbe s'emploie aujourd'hui avec la préposition à. 0 •2. Dans un règlement de 1686 pour les maîtresses de Noisy, M'" de Maintenon dit : « On tâche de les rendre franches, simples, généreuses, e sans finesse, sans mystère. » Et plus tard, écrivant à M"' du Perron : « Ce que je ne puis assez vous recommander, c'est l'esprit de simplici té : qu'elles soient sincères, franches, ennemies des moindres duplicités. Suivez cette idée en tout; voyez si elles sont iines, ou si elles veulent l'être; si elles sont de bonne foi dans leur conduite et dans leur conversation, car cette droiture de cœur, qui est la simplicité, se remarque en tout. » 3. Fénelon a dit plus haut, en parlant des inconvénients des éducations ordinaires : « Les personnes instruites et occupées à des choses sérieuses n'ont d'ordinaire qu'une curiosité médiocre (modérée). Ce qu'elles savent leur donne du mépris pour beaucoup de choses qu'elles ignorent; elles voient l'inutilité et le ridicule de la plupart des choses que les petits esprits qui ne savent rien et qui n'ont rien à faire, sont empressés d'apprendre.... » Au contraire, les filles mal instruites et inappliquées ont une ima-
gination toujours errante.... » 1. Déréglée, signifie ici : qui sort de la règle. Fénelon emploie souvent dérèglement dans ce sens. Ce mot se dit plutôt aujourd'hui de l'immoralité dans la conduite.
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si vous ne formez leur esprit à la vraie prudence, elles s'attacheront à la fausse, qui est la finesse. Montrez-leur, par des exemples, comment on peut, sans tromperie, être discret, précautionné, appliqué aux moyens légitimes de réussir. Dites-leur : « La principale prudence consiste à parler peu, à se défier bien plus de soi que des autres, mais point à faire des discours faux et des personnages; brouillons. La droiture de conduite et la réputation universelle de probité attirent plus de confiance et d'estime et, par conséquent, à la longue plus d'avantages, même temporels, que les voies détournées. Combien cette probité judicieuse distingue-t-elle une personne, ne la rend-elle pas propre aux plus grandes choses ! » Mais ajoutez combien ce que la finesse1 cherche est bas et méprisable; c'est ou une bagatelle qu'on n'oserait dire, ou une passion pernicieuse. Quand on ne veut que ce qu'on doit vouloir, on le désire ouvertement, et on le cherche par des voies droites avec modération. Qu'y a-t-il de plus doux et de plus commode que d'être sincère, toujours tranquille, d'accord avec soi-même, n'ayant rien à craindre ni à inventer? au lieu qu'une personne dissimulée est toujours dans l'agitation, dans les remords, dans le danger2, dans la déplorable nécessité de couvrir une finesse par cent autres3. Avec toutes ces inquiétudes honteuses, les esprits artificieux ' n'évitent jamais l'inconvénient qu'ils fuient. Tôt ou tard ils passent pour ce qu'ils sont. Si le monde est leur dupe sur quelque action détachée, il ne l'est pas sur le gross de leur vie : on les devine toujours par
î. Finesse, rouerie, dissimulation. 2. Dans le danger, dans l'embarras de voir son mensonge découvert. 3. Observation fort judicieuse sur les conséquences de la dissimulation et de la tromperie. 4. Artificieux, qui ne se montrent pas tels qu'ils sont. 5. Sur le gros de leur vie, sur l'ensemble de leur vie.
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quelque endroit; souvent même ils sont dupes de ceux qu'ils veulent tromper, car on fait semblant de se laisser éblouir par eux, et ils se croient estimés, quoiqu'on les méprise. Mais au moins ils ne se garantissent pas des soupçons; etqu'ya-t-il de plus contraire aux avantages qu'un amour-propre sage doit chercher, que de se voir toujours suspect? Dites peu à peu ces choses, selon les occasions1, les besoins et la portée des esprits. Observez encore que la finesse vient toujours d'un cœur bas et d'un petit esprit. On n'est fin qu'à cause qu'on se veut cacher, n'étant pas tel qu'on devrait être, ou que, voulant des choses permises, on prend pour y arriver des moyens indignes, faute d'en savoir choisir d'honnêtes. Faites remarquer aux enfants l'impertinence de certaines finesses qu'ils voient pratiquer, le mépris qu elles attirent à ceux qui les font; et enfin, faites-leur honte à eux-mêmes, quand vous les surprendrez dans quelque dissimulation. Detemps en temps, privez-les de ce qu'ils aiment, parce qu'ils ont voulu y arriver par la finesse, et déclarez qu'ils l'obtiendront quand ils le demanderont simplement ; ne craignez pas même, de compatir à leurs petites infirmités, pour leur donner le courage de les laisser voir. La mauvaise honte est le mal le plus dangereux et le plus pressé à guérir ; celui-là, si on n'y prend garde, rend tous les autres incurables. Désabusez-les des mauvaises subtilités, par lesquelles on veut faire en sorte que le prochain se trompe, sans qu'on puisse se reprocher de l'avoir trompé ; il y a encore plus de bassesse et de supercherie dans ces raffinements que dans les finesses communes. Les autres gens pratiquent, pour ainsi dire, de bonne foi la
1. Selon les occasions, selon les circonstances. « Montrez-leur que c'est par amitié et par le besoin où ils sont d'être redressés que vous êtes attentif à leur conduite et non par l'admiration de leur-esprit. Contentez-vous de les former peu à peu, selon les occasions qui viennent naturellement. «{Education des filles, ch. m.) Fénelon revient àplusieurs reprises sur ce principe de l'opportunité dans lés observations à faire, les conseils à donner à l'enfant.
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EXTRAITS DES
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PEDAGOGIQUES
linesse; mais ceux-ci y ajoutent un nouveau déguisement pour l'autoriser. Dites à l'enfant que Dieu est la vérité môme; que c'est se jouer de Dieu que de se jouer de la vérité dans ses paroles; qu'on les doit rendre précises et exactes, et parler peu pour ne rien dire que de juste, afin de respecter la vérité. • Gardez-vous donc bien d'imiter ces personnes qui applaudissent aux enfants lorsqu'ils ont marqué de l'esprit par quelque finesse. Bien loin de trouver ces tours jolis et de vous en divertir, reprenez-les sévèrement, et faites en sorte que tous leurs artifices réussissent mai, afin que l'expérience les en dégoûte. En les louant sur de telles fautes, on leur persuade que c'est être habile que d'être fin.
�IV LOCKE
(1632-1704)
Philosophe anglais, né à Wrington, près de Bristol. Locke peut être considéré comme l'initiateur de la psychologie expérimentale. Il fit ses études au collège de Westminster, puis à l'Université d'Oxford, se destina d'abord à l'état ecclésiastique et se vit entraîné vers la médecine par les tendances de son esprit pratique. Dès 1G58, il était professeur dans celte même Université où il avait fait ses études, et recueillit au milieu de ses élèves, et plus tard dans les familles avec lesquelles il se lia, notamment celle du chancelier ShafLesbury, celte expérience pédagogique dont il expose les principes dans les Pensées sur l'éducation (1693). Locke n'a pas écrit pour l'éducation des enfants du peuple. Son élève, pas plus que YÉmile de Rousseau, ne se trouve dans les conditions ordinaires des enfants de nos écoles. C'est à un gentleman, à un fils de la bourgeoisie qu'il songe; néanmoins, par les principes qu'il pose, par les aperçus originaux qu'il développe, la lecture de son ouvrage, comme celle de l'Institution des enfants et de VÊmile, mérite de retenir l'attention des maîtres de l'enseignement primaire. Sans entrer dans l'analyse des Pensées, disons que les principes pédagogiques de Locke se ramènent aux suivants : L'instruction ne se sépare pas de l'éducation morale, ni celleci de l'éducation physique. Dans l'éducation physique, son principe est celui de l'endurcissement. Il veut qu'on laisse à la nature le soin de former le corps comme elle croit devoir le faire, cette éducation n'ayant d'autre objet que de le rendre un « instrument docile, aussi apte que possible à exécuter les ordres de l'esprit ».
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EXTRAIT DES AUTEURS PÉDAGOGIQUES
L'idée qui domine les considérations sur l'éducation intellectuelle est celle de Vutilité. Locke veut former des hommes instruits des connaissances pratiques indispensables aux besoins de la vie et aux exigences de leur profession. Son programme d'études est étendu : lecture, écriture, dessin, langue maternelle, une langue vivante, latin, constituent les éludes dites classiques, après lesquelles l'enfant se livrera aux études pratiques : la géographie l'arithmétique, la cosmographie, la géométrie (les six premiers livres d'Euclide), car, dit Locke, « je ne sais, en effet, si ce n'est pas là tout ce qui est nécessaire ou utile pour un homme d'affaires » ; la chronologie et l'histoire « la science qui convient le mieux à l'esprit des jeunes enfants » ; la morale, le droit, la législation usuelle, les sciences physiques, les arts d'agrément, les voyages et un métier manuel. . Mais l'instruction n'est pour Locke que « la moindre partie de l'éducation ». — « L'instruction est nécessaire, dit-il, mais elle ne doit être placée qu'au second rang, comme un moyen d'acquérir de plus grandes qualités.» La culture de l'intelligence n'a qu'un but : « Former des esprits droits, disposes en toute occasion à ne rien faire que de conforme à la dignité et à l'excellence d'une culture raisonnable. » / Locke insiste particulièrement sur l'éducation morale, dont le ^principe est le sentiment de l'honneur. « Si vous pouvez inspirer à vos enfants le sentiment de l'honneur, la crainte de la honte et du déshonneur, vous aurez établi clans leurs esprits les vrais principes qui ne cesseront plus de les disposer au bien. » Il compte sur le raisonnement pour former de bonne heure l'esprit de l'enfant, et croit pouvoir, à l'aide de la même faculté, faire son éducation morale; aussi le traite-t-il comme s'il était déjà capable de comprendre un principe aussi élevé que celui du sentiment de l'honneur et du devoir. L'auteur des Pensées ne paraît pas avoir tenu un compte suffisant de la mobilité et de la faiblesse de l'intelligence enfantine, de la part qu'il convient de faire à sa sensibilité, à son besoin d'affection, à son instinct d'imitation, et à l'influence de l'exemple dans la famille. Malgré les réserves que suggèrent les Pensées, cette œuvré, dans laquelle on retrouve en partie les idées de Montaigne et qui inspirera sur plusieurs points Rousseau, marque une date dans l'évolution delà pédagogie moderne; elle a eu sur l'éducation anglaise une influence considérable.. Trois ans avant l'apparition des Pensées, Locke avait donné son Essai sur l'entendement humain, ouvrage qui a exercé une action durable sur la philosophie moderne.
�PENSÉES SUR L'ÉDUCATION DES ENFANTS1
PRÉAMBULE
Combien il est important de bien élever les enfants.
Le bonheur dont on peut jouir dans ce monde se réduit a avoir l'esprit bien réglé et le corps en bonne disposition 2. Ces deux avantages renferment tous les autres, et l'on peut dire que celui qui les possède tous deux n'a pas grand'chose à désirer, au lieu que celui qui est privé de l'un ou de l'autre, ne peut guère profiter de rien. La principale cause de la félicité ou de la misère des hommes vient d'eux-mêmes. Celui qui n'a pas l'esprit droit ne trouvera jamais le véritable chemin du bonheur, et celui dont le corps est faible et malsain n'y saurait faire de grands progrès. Or, j'avoue qu'il y a des gens dont le corps et l'esprit, sont naturellement si vigoureux et en si bon état qu'ils n'ont pas grand besoin du secours d'autrui. Dès le beri. Trad. de Cosle. (Delagrave, édit.) •l. Locke est un éducateur utilitaire : il envisage le bonheur plus que le devoir. Les moyens qu'il indique pourêtre heureux se confondent souvent avec les prescriptions delà morale.
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EXTRAITS
DES AUTEURS PÉDAGOGIQUES
ceau, pour ainsi dire, ils sont portés par la force de leur bon naturel à tout ce qui est excellent, et se trouvent propres à exécuter les entreprises les plus extraordinaires par le privilège que leur donne une heureuse nature. Mais les exemples en sont rares, et je crois pouvoir assurer que de cent personnes il y en a quatre-vingtdix qui sont ce qu'elles sont, bonnes ou mauvaises, utiles ou inutiles à la société, par l'éducation qu'elles ont reçue '. C'est de là que vient la grande différence des hommes. Les moindres et les plus insensibles impressions que nous recevons dans notre première enfance ont des conséquences très importantes et d'une longue durée. Il en est d'une âme encore tendre comme d'une rivière à sa source, qu'on peut sans beaucoup de peine détourner en divers canaux au point de lui faire prendre des routes tout à fait contraires, si bien que, par la direction insensible que l'eau reçoit à sa sortie de terre, elle suit différents cours et arrive enfin dans des lieux fort éloignés les uns des autres. C'est, je pense, avec la même facilité qu'on peut tourner les esprits des enfants du côté qu'on veut ; et, bien que l'esprit soit la plus considérable partie de l'homme et qu'on doive s'attacher principalemen t à le bien régler, sa maison d'argile n'est pas non plus à négliger.
1. Il y a sans doute quelque exagération dans la pensée de Locke. Les dispositions naturelles, innées ou héréditaires, ont leur part dans la formation des caractères. Sans doute il a voulu par là montrer le prix qu'il convient d'attacher à l'éducation. Helvétius va plus loin encore : ■ Tous les hommes, dit-il, naissent égaux et avec des aptitudes égales, et l'éducation seule fait les différences. » (De l'Esprit, 3cdiscours.) A ce paradoxe évident, Diderot répond : ■ Il y a des milliers de siècles que la rosée du ciel tombe sur des rochers sans les rendre féconds. »
�PREMIÈRE PARTIE
DE LA SANTÉ.
I. — II faut prendre g-arde d'amollir les enfants. Je vais donc commencer par l'étui et considérer ce qui regarde la santé du corps, tant parce que c'est un point dont vous pourriez attendre de moi la discussion plutôt que d'aucun autre, vu l'étude à laquelle on présume que je me suis attaché avec une particulière attention, qu'à cause que j'aurai bientôt dépêché cet article, qui se réduit à peu de chose, si je ne me trompe. Que la santé soit nécessaire à l'homme pour le bien de ses affaires et pour son propre bonheur; qu'une constitution vigoureuse et endurcie au travail et à la peine soit utile à une personne qui veut faire quelque ligure dans ce monde, la chose est visible et n'a pas besoin de preuve1. ' En parlant ici de la santé, mon dessein n'est pas de vous entretenir de la manière dont un médecin doit traiter un enfant malade ou valétudinaire, mais seulement de marquer ce que les parents doivent faire sans le secours de la médecine pour conserver et augmenter
1. Un tempérament vigoureux qui résiste au travail et à la fatigue est un facteur de succès dans les professions qui exigent de la force physique et dans celles qui réclament un elfort intellectuel soutenu.
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EXTRAITS
DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
la santé de leurs enfants, ou du moins pour leur faire une constitution qui ne soit pas sujette à des maladies1. Et je ne sais si ce que j'ai à dire sur ce sujet ne pourrait point être renfermé dans cette courte maxime : que les gens de qualité devraient traiter leurs enfants comme les bons paysans traitent les leurs2. Mais, parce que les mères pourraient trouver cela un peu trop rude et les pères un peu trop court, j'expliquerai ma pensée d'une manière un peu plus distincte, après avoir donné pour règle générale et assurée qu'on gâte la constitution de la plupart des enfants par trop d'indulgence et de tendresse3. Cet avis regarde surtout les femmes. II. — Il ne faut pas donner aux enfants des habits trop pesants. La première chose à quoi l'on doit prendre garde, c'est que les enfants ne soient point vêtus ou couverts trop chaudement, en hiver ou en été. En venant au monde, nous n'avons pas le visage moins tendre qu'aucune autre partie du corps. Ce n'est que l'accoutumance qui l'endurcit et le rend plus propre à supporter le froid. Sur quoi l'on rapporte une réponse fort juste
1. Locke avait fait ses études de médecine et pouvait parler avec compétence des soins à donner aux enfants. Cette particularilé explique les longs développements qu'il donne dans son ouvrage à l'éducation physique. 2. La pensée de Locke est excessive. Il faut tenir compte, dans l'éducation physique, sinon des milieux et des choses, au moins des tempéraments. Une éducation « rustaude -, comme disait Mme de Sévigné, ne conviendrait pas toujours à un garçon délicat. 3. Cette question de l'éducation physique a préoccupé bon nombre d'éducateurs et de philosophes. Locke et Spencer notamment, Bain et James Sully paraissent avoir contribué à faire naître et à fortifier dans la race anglo-saxonne le souci de la santé corporelle. ■ La science, en effet, nous prouve de plus en plus clairement, chaque jour, la nécessité de veiller au bon fonctionnement de la vie organique, car de lui dépendent, en grande partie, et notre bonheur et notre succès, comme en dépendent le bonheur et la prospérité des nations. » (H. Spencer, De l'Education intellectuelle, morale et physique, ch. nu)
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qu'un philosophe scythe1 fit autrefois à un Athénien. Comme ce dernier s'étonnait de le voir aller nu au milieu de la neige : « Et vous, lui dit ce philosophe, comment pouvez-vous souffrir que votre visage soit exposé à l'air durant la rigueur de l'hiver? — Mon visage est fait à cela, dit l'Athénien. — Imaginez-vous donc, répliqua aussitôt le Scythe, que je suis tout visage. » En effet, nos corps peuvent endurer tout ce à quoi ils sont accoutumés de bonne heure2. Je trouve un exemple bien propre à confirmer cette vérité dans une agréable relation qui vient de paraître sous le titre de Nouveau voyage du Levant. Quoiqu'il regarde l'excès opposé à celui dont nous parlons, je veux dire une extrême chaleur, il sert également à faire voir quelle est la force de la coutume. « Les chaleurs, dit l'auteur de ce voyage, sont plus violentes dans l'île dé Malte qu'en aucun lieu de l'Europe : elles passent celles de Rome. C'est un étouffement d'autant plus insupportable que rarement on est rafraîchi du vent. Aussi tous les paysans sont noirs comme des Égyptiens. Aureste,ils ne se soucient nullement du. soleil, la plus brûlante chaleur n'étant pas capable de les faire rentrer dans leur maison ni de leur faire cesser le travail : ce qui m'a fait reconnaître que la nature se peut faire à bien des choses qui paraissent impossibles, pourvu qu'on s'y habitue dès l'enfance : et c'est ce que font les Maltais, qui endurcissent le corps de leurs enfants à la chaleur, en les
1. Anacharsis, vi" s. av. J.-C. ami de Solon. a. Au point de vue physiologique surtout, l'habitude a ses limites, qui nous contraignent à tenir compte, dans l'habillement, des différences de température suivant les saisons. — Contrairement à Locke, H. Spencer estime qu'il faut tenir compte, pour nous guider, de nos sensations et qu'il convient d'approprier nos vêtements à ces sensations. « L'idée ordinaire qu'il faut ■ endurcir le corps » est une illusion fâcheuse. Bien des enfants sont si bien endurcis qu'ils s'en vont de ce monde ; et ceux qui survivent souffrent du système suivi à leur égard, soit dans leur santé, soit dans leur croissance. » (Education.) C'est là aussi, croyons-nous, l'avis de bon nombre de médecins et hygiénistes de notre pays. Le froid est un tonique, s'il n'agit que par interruptions, et si le sujet est capable de le supporter.
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faisant aller tout nus sans chemise, ni caleçon, ni bonnet, depuis la mamelle jusqu'à l'âge de dix ans. » Je vous conseille donc de ne pas prendre beaucoup de précautions pour mettre vos enfants à couvert du froid de notre climat. Il y a bien des gens en Angleterre qui portent en hiver les mêmes habits qu'en été, sans en souffrir aucun inconvénient, ni être plus sensibles au froid que les autres hommes1. Cependant, si les mères veulent absolument avoir quelque égard pour le temps qu'il gèle ou qu'il neige, de crainte que, si leurs enfants n'étaient alors un peu plus vêtus qu'à l'ordinaire, ils n'en fussent incommodés, et si les pères n'osent se dispenser de la même précaution de peur d'être blâmés, qu'ils prennent garde au moins de ne pas donner à leurs enfants des habits trop chauds, et qu'ils se souviennent, entre autres choses, que, puisque la nature a pris soin de nous couvrir si bien la tête de cheveux, et de l'endurcir en un ou deux ans, qu'un enfant peut aller de jour en plein air sans avoir la tête couverte, il vaut mieux que les enfants couchent aussi la nuit sans bonnet, car il n'y a rien qui cause plus de maux de tête, de rhumes, de catarrhes, de toux, et telles incommodités, que de se tenir la tête chaude. Ce que je viens de dire regarde directement et précisément les garçons, parce que dans ce discours j'ai surtout en vue de montrer comment un garçon de bonne maison doit être élevé dès son enfance, ce qui ne saurait convenir si précisément à l'éducation des filles. Il sera d'ailleurs assez facile de distinguer en quoi la différence du sexe exige des soins différents.
I. H. Spencer est d'un avis opposé, qu'il appuie de l'opinion du Dr Combe : • La règleestde ne pas s'habiller en toute circonstance d'une manière invariable, mais de mettre des vêtements qui soient suffisants comme nature d'éloffe et comme épaisseur, pour protéger le corps contre toute sensation éventuelle de froid, si légère qu'elle soit. »
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III. — On doit accoutunjer les pieds des enfants au froid.
Je dis, en second lieu, qu'il est bon de laver chaque jour les pieds des jeunes enfants clans l'eau froide et de leur donner des souliers si minces, que* lorsqu'ils mettront les pieds dans l'eau, elle entre au travers1. Ici je crains de me mettre à dos les mères et les servantes. Les premières trouveront cela trop sale, et les autres penseront peut-être que ce serait .trop de peine de nettoyer tous les soirs les bas du jeune enfant. Quoi qu'il en soit, le soin de sa santé doit l'emporter sur toutes ces considérations ; et, pour la lui conserver, il faudrait employer dix fois plus de temps, s'il est nécessaire. Qui considérera sérieusement combien c'est une chose dangereuse et mortelle de se mouiller les pieds, lorsqu'on a été élevé trop délicatement, souhaitera, je l'assure, d'avoir marché nu-pieds dans son bas-âge, comme font les enfants du menu peuple, lesquels par ce moyen sont si fort accoutumés à souffrir l'humidité aux pieds, qu'ils ne sont pas plus en danger de s'enrhumer ou d'attraper quelque autre incommodité en se mouillant les pieds qu'en se lavant les mains. Et d'où pourrait venir, je vous prie, la grande différence qu'il y a, à cet égard, entre les mains et les pieds des autres hommes, que de la coutume? Je suis très persuadé que, si un homme avait été accoutumé dès le berceau à aller nu-pieds et qu'il eût eu les mains enveloppées de bonnes fourrures, toujours couvertes de gants, je suis, dis-je, très assuré, qu'en ce
1. Locke, comme plus tard Rousseau, qui l'imite en l'exagérant, tombe dans le paradoxe. Les mères ont raison de trouver la chose ■ trop sale », et les hygiénistes de s'élever contre ce mode d'endurcissement qui laisse une partie de la journée les pieds de reniant dans l'humidité et la mal propreté. —Voyez Rousseau, l'Emile, 1. II.
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cas-là il serait aussi dangereux pour cet homme de se mouiller les mains qu'il l'est présentement à plusieurs autres personnes de se mouiller les pieds. Le vrai moyen de prévenir ce dernier inconvénient, c'est, comme jeviens dédire, de faire aux enfants des souliers qui puissent recevoir l'eau et de leur laver les pieds constamment chaque jour dans l'eau froide1. La propreté seule pourrait suffire à rendre cette pratique recommandable ; mais, pour moi, je n'en parle ici que par rapport à la santé; c'est pourquoi je n'en fixe point le temps à une certaine heure du jour. Je connais un enfant qui s'est lavé les pieds chaque nuit avec beaucoup de succès, et cela durant l'hiver, sans y manquer une seule nuit, par un très grand froid, de sorte que, dans le temps que l'eau était couverte de glace, l'enfant y plongeait ses pieds et ses jambes, quoiqu'il ne fût pas d'âge à pouvoir les frotter et les essuyer lui-même; et lorsqu'il commença, il était valétudinaire, et d'une constitution fort tendre. Mais, comme le grand but qu'on se propose en cette occasion est de fortifier ces parties par un fréquent usage d'eau froide, afin de prévenir par ce moyen les inconvénients qui arrivent ordinairement à ceux qui, élevés d'une autre manière, viennent à se mouiller les pieds par accident, je crois qu'on peut laisser aux parents la liberté de choisir le soir ou le matin, selon qu'ils le trouveront plus à propos ou plus commode. Le temps est, ce me semble, assez indifférent, pourvu que la chose soit faite constamment chaque jour. Si l'on ne pouvait racheter qu'à un prix beaucoup plus considérable le degré de santé et de vigueur qu'on acquerra par là, on n'aurait pas sujet de se repentir du marché. Et si j'ajoute que
i. Locke insiste plus qu'il ne conviendrait sur une idée paradoxale. Si le bain froid peut être supporté par un enfant d'une constitution robuste, il serait dangereux, tout comme l'humidité permanente des pieds, aux natures délicates. « Voici un bébé né débile, en proie à tous les inconvénients de ce qu'on nomme la faiblesse congénitale. Le moindre froid aurait raison de lui il faudra l'entourer de précautions infinies. » D' Maurice de Fleury, Le corps et l'âme de l'enfant, p. 62.
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cette pratique préviendra les cors des pieds, sans doute bien des gens compteront cela aussi pour un fort grand avantage. Au reste, c'est au printemps qu'on doit commencer de laver les pieds des enfants ; et d'abord il faut se servir d'eau tiède, et puis toujours plus froide de quelques degrés chaque fois, jusqu'à ce qu'en peu de jours on emploie de l'eau tout à fait froide, dont on continuera à se servir sans interruption, hiver et été ; car il est à remarquer que dans ce changement, comme dans tous les autres qui regardent notre manière ordinaire de vivre, il faut aller par des degrés insensibles, et par là nous accoutumerons nos corps à tout, sans peine et sans aucun danger. Il est aisé do prévoir que les mères trouveront cette doctrine fort étrange. « Quoi! diront-elles, plonger les pieds de nos enfants dans l'eau froide, lors même qu'il gèle, qu'il neige et qu'on a toutes les peines du monde à leur tenir les pieds chauds? N'est-ce pas le vrai moyen de faire mourir ces pauvres petites créatures? » Mais, pour dissiper un peu cette frayeur, s'il est possible, je vais montrer par des exemples, sans quoi l'on prête rarement l'oreille aux raisons les plus évidentes, que celte pratique n'a rien de dangereux. Sénèque nous apprend dans ses lettres qu'il avait été accoutumé de se baigner au milieu de l'hiver dans l'eau de fontaine toute froide. S'il n'eût pas cru la chose non seulement supportable, mais utile à la santé, il n'aurait eu garde de s'y assujettir, élevé à une haute fortune où il pouvait aisément soutenir la dépense d'un bain chaud, et se trouvant d'ailleurs dans un âge qui pouvait autoriser de plus grandes délicatesses, car il était vieux en ce temps-là. On s'imaginera peut-être qu'il fut engagé dans cetteaustérité par les principes de la philosophie stoïcienne, dont il faisait profession. Eh bien, soit; supposons que cette secte lui ait fait supporter avec constance les bains froids dans le cœur de l'hiver : il reste encore à savoir d'où vient que sa santé s'accommodait fort bien de cette
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pratique, car c'est ce que Sénèque assure positivement. Mais que dirons-nous d'Horace? On sait qu'il ne se passionnait pour aucun parti, et qu'il élait surtout éloigné d'affecter les austérités du Portique1 : cependant il nous apprend lui-même qu'il se baignait dans l'eau au fort de l'hiver. Dira-t-on que l'Italie étant sous un climat beaucoup plus chaud que l'Angleterre, les eaux d'Italie ne sont pas si froides en hiver que celles d'Angleterre? Si cela est, les rivières d'Allemagne et de Pologne sont donc aussi beaucoup plus froides .que celles d'Angleterre : cependant les juifs qui vivent en Allemagne et en Pologne, se plongent dans les rivières de ce pays-là, hommes et femmes, durant toutes les saisons de l'année, sans que leur santé en reçoive aucun préjudice. D'ailleurs, le monde est à présent tout rempli des merveilles que les bains froids produisent tous les jours2 sur des constitutions faibles et délabrées, qui par là sont rétablies dans une bonnêet vigoureuse santé ; et, par conséquent, rien n'empêche que ces sortes de bains ne puissent être supportés par ceux qui sonl en meilleur état, et servir à fortifier et endurcir leur tempérament. S'il se trouve après cela des gens qui s'imaginent que tous ces exemples d'hommes faits ne peuvent point être tirés à conséquence pour les enfants, et que les enfants sont sans doute trop tendres pour une telle épreuve, qu'ils considèrent ce que faisaient les anciens Germains, et ce que les Irlandais font encore aujourd'hui à leurs enfants, et ils seront convaincus que les enfants, tout tendres qu'on se les figure, peuvent endurer sans danger, non seulement qu'on leur lave les pieds, mais qu'on leur plonge tout le corps dans l'eau froide. Il y a encore aujourd'hui dans les montagnes d'Ecosse des dames
1. Portique. Nom donné à la secte philosophique des stoïciens, parce que le chef de cette école, Zénon, enseignait sous un portique d'Athènes. 2. La pratique recommandée par Locke s'est depuis fort répandue. Les bains froids, les douches sont regardés aujourd'hui comme une des meilleures ressources de l'hygiène.
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qui baignent leurs enfants au fort de l'hiver et ne trouvent point que l'eau froide, lors même qu'elle est mêlée de glaçons, leur fasse aucun mal. IV. — il faut apprendre à nager aux enfants. Il n'est pas.nécessaire d'avertir ici qu'il faut apprendre à nager à un enfant, lorsqu'il est en âge de le faire et qu'il a auprès de lui quelqu'un pour le lui enseigner '. Personne n'ignore combien il est avantageux de savoir nager, que c'est ce qui sauve tous les jours la vie à bien des gens. Aussi les Romains jugeaient-ils cet exercice si nécessaire qu'ils le mettaient, pour ainsi dire, en parallèle avec les belles-lettres, car, pour désigner un homme mal élevé, qui n'était bon à rien, ils disaient communément : Cet homme ne sait ni lire ni nager. Mais, outre l'avantage de savoir faire une chose qui peut être d'un si grand service dans un cas de nécessité, il est si utile pour la santé de se baigner souvent en été dans l'eau froide, qu'il n'est pas besoin que j'insiste davantage sur cet article. Je me contenterai d'avertir qu'il faut bien prendre garde que les enfants n'entrent jamais dans l'eau quand ils viennent de faire quelque exercice qui les a trop échauffés, et que leur sang ou leur pouls en est encore ému.
l. Le conseil de Locke esl bon à suivre. La plupart des peuples de l'antiquité ont pratiqué la natation. Des années entières franchissaient un fleuve à la nage. L'élève de Rabelais est particulièrement habile en ce sport : ■ Nageait en profonde eau, à l'endroit, à l'envers, de côté, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l'air, en laquelle tenant un livre, transpassait toute la rivière de Seine sans i ceïuy mouiller, et tirant par les dents son manteau.., se jetait de rechel en l'eau la téte première; sondait le par fond, creusait les rochiers, plongeait ès abysmes et goufres. » (Gargantua, ch. xxm.)
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V. — Laisser aller les enfants au grand air. Une autre chose très utile à la santé de tout le monde et surtout des enfants, c'est d'être souvent au grand air et de se tenir le moins possible auprès du feu, même pendant l'hiver. Par ce moyen, les enfants s'accoutumeront aussi à souffrir le chaud et le froid, le soleil et la pluie1. Qui n'est pas fait à tout cela de bonne heure ne tirera pas grand service de son corps dans ce monde : et, quand les enfants sont déjà grands, il n'est plus temps de commencer à les y accoutumer. Il faut y être habitué de bonne heure et par degrés. De cette manière, il n'y a presque rien que le corps ne puisse endurer2. Si je conseillais de laisser jouer les enfants au vent et au soleil sans chapeau, je doute qu'on voulût m'en croire. On me ferait sur cela mille objections qui, dans le fond, se réduiraient toutes à ceci, qu'en suivant mon avis les enfants seraient tout brûlés du soleil. Mais, si notre jeune élève est soigneusement mis à l'abri de toutes les injures de l'air, si on ne l'expose jamais au soleil ou au vent, de peur que son teint n'en soit endommagé, c'est, je l'avoue, le vrai moyen d'en faire un beau garçon, mais nullement un homme propre à agir dans ce monde3. J'ose même dire ici, que, quoiqu'on doive avoir plus d'é1. Conseil dangereux. Les vêtements mouillés adhèrent à la peau et causent une sensation de froid pénible. En outre, la couche d'air intermédiaire entre la peau et le vêtement se trouve ainsi supprimée et ne peut plus empêcher le rayonnement de la chaleur du corps. Il y a plus : l'augmentation de poids des vêtements mouillés accroît la fatigue et la transpiration qui ne s'évapore que difficilement, les pores des tissus étant remplis d'eau. 2. Exagération évidente. Les lois de l'accoutumance ne prévaudront pas contre la faiblesse ou la délicatesse de certains tempéraments. On peut aguerrir l'enfant sans lui faire supporter la pluie, ou aller pieds nus. 3. Voy. Montaigne, 1. I, ch. xxv.
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gard pour la beauté des filles, plus elles seront exposées à l'air, en sorte que leur visage n'en souffre aucun préjudice, plus elles seront saines et vigoureuses ; et que plus on les élèvera, à cet égard, d'une manière approchant de celle dont on doit élever les garçons, plus elles en retireront d'avantage pour tout le reste de leur vie. Le seul inconvénient qu'il y ait à craindre en laissant aux enfants la liberté de jouer en plein air, c'est qu'après qu'ils se seront échauffés en courant çà et là, ils ne s'aillent coucher par terre dans des endroits froids ou humides. Je conviens que cela, aussi bien que boire froid lorsqu'on est échauffé par le travail ou par un trop grand exercice, entraîne plus de monde au tombeau ou sur le bord du tombeau, par des fièvres ou d'autres maladies qui en proviennent ordinairement, qu'aucune autre chose que je sache'. Mais, lorsque l'enfant est petit, ces inconvénients sont aisés à prévenir, parce que dans ce temps-là l'on a presque toujours les yeux sur lui. Et si alors on prend soin d'empêcher absolument qu'il ne se couche par terre ou qu'il ne boive des liqueurs froides lorsqu'il a chaud, cette défense, se changeant en habitude, servira beaucoup à l'en détourner lorsqu'il ne sera plus sous les yeux de sa gouvernante ou de son gouverneur. C'est, je crois, tout ce qu'on peut faire à cet égard, car à mesure que les enfants avancent en âge, il faut leur donner plus de liberté2 et les abandonner en bien des choses à leur propre conduite, puisque le plus sûr, comme le plus constant directeur que vous puissiez leur laisser, ce sont les sentiments que vous leur aurez actuellement inspirés par de bons principes et de fortes habitudes : c'est là le point essentiel, et à quoi il faut par conséquent s'attacher avec le
I. Locke fait ici des concessions à sa méthode d'endurcissement, mais les ménagements qu'il veut qu'on prenne sont en contradiction avec les opinions qui précèdent. S. Locke a raison de vouloir qu'on apprenne à l'enfant à se diriger lui-même : le but de l'éducation est de mettre le plus vite possible et le plus sûrement possible l'écolier en état de se passer de son guide. Auteurs Pédagogiques, E. N. 'i
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plus de soin, car, pour les règles et les maximes, vous avez beau les rebattre incessamment aux oreilles, vous ne devez en espérer aucun fruit, ni dans ce cas, ni dans quelque autre que ce soit, qu'autant que la pratique les aura tournées en habitude1.
VI. — Il ne faut pas donner aux enfants des habits trop étroits.
Ce que j'ai dit des filles me fait souvenir d'une chose qu'il ne faut point oublier, c'est que les habits des enfants ne doivent jamais être trop étroits, surtout autour de la poitrine2. Laissons à la nature le soin de façonner le corps comme elle le trouve à propos. Elle agit avec trop d'exactitude pour que nous puissions la diriger : et, si les femmes façonnaient elles-mêmes dans leurs • flancs les corps de leurs enfants, comme elles tâchent souvent de corriger leur taille lorsqu'ils sont nés, il n'y aurait pas moins d'enfants mal faits, qu'il y en a peu de bien faits parmi ceux dont on tâche de former la taille par des habits étroits ou autrement. Il me semble que
1. Remarque fort juste, qu'un éducateur ne doit pas oublier. Les règles, les conseils, les principes que le maître donne à ses élèves, même bien compris, ne sont pas pourcela mis en pratique. — Ils n'ont pas suffisamment pénétré jusqu'au plus profond de la conscience de l'enfant. Pour obtenir un résultat, il n'est pas de plus sûr moyen que la répétition, l'exercice, l'habitude. 2. Tous les hygiénistes s'accordent à recommander une forme de vêtements combinée de telle façon qu'elle évite toute compression et toute gêne, surtout dans les mouvements respiratoires et la circulation du sang. « Habillons nos gamins non en soldats, mais en marins... L'uniforme de matelot, avec ses jerseys souples, ses pantalons amples, ses blouses bouffantes et le col dégageant le cou, est élégant, confortable, parfaitement hygiénique..; quant aux filles, pas de corset avant la puberté. Quand vous leur permettrez d'en porter un, faites que ce ne soit pas seulement un objet de coquetterie et un instrument de torture... » Dr Maurice deFleury, op.cit. Sur cette question des vêtements, lire Spencer, De l'Education..., p. 263. — L'Hygiène, ch. vin. — Les vêtements, dans le livre A'ilygiènc du Dr Debove et du D'Plicque. Delagrave. éd.
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cette considération devrait empêcher, je ne dirai pas les tailleurs et des nourrices ignorantes, mais d'autres personnes trop entreprenantes, de se mêler d'une chose qu'elles n'entendent point. Ces gens-là devraient craindre de détourner la nature de son but, en voulant façonner le corps, dont ils ignorent entièrement le moindre détail de structure1. Pour moi, j'ai vu tant d'exemples d'enfants qui ont reçu de grandes incommodités pour avoir été trop serrés, que je ne saurais m'empêcher d'en conclure qu'il y a des créatures autres que les singes, qui, peu supérieures en sagesse à ces animaux, perdent leurs enfants par une passion insensée, et les étouffent, pour ainsi dire, en les embrassant trop fortement. Ce qui arrive naturellement et presque toujours aux enfants, auxquels on fait porter des corsets trop serrés et des habits trop étroits, c'est que leur poitrine se rétrécit, que leur haleine devient courte et fétide, qu'ils gagnent des maux de poumons et deviennent tout voûtés, de sorte que le moyen dont on se sert pour leur rendre la taille fine et déliée ne sert précisément qu'à la leur gâter. Et, en effet, il ne peut qu'y avoir de la disproportion dans les parties, lorsque les aliments préparés pour différentes parties du corps à la nourriture desquelles ils sont propres, ne peuvent être distribués selon la destination de la nature2. Ainsi, il ne faut pas s'étonner si l'aliment sïntroduisant où il peut, dans quelque endroit qui ne soit pas si
1. L'ignorance des parents sur les questions de physiologie élémentaire, même celles qui intéressent la vie du petit enfant, est aussi regrettable que commune. Voy. sur ce sujet : H. Spencer, De l'Education ch. JV. De l'éducation physique. S'il est discutable « que la première condition de succès dans ce monde, ■ c'est d'être un bon animal », il n'est pas douteux que, toutes choses égales par ailleurs, celui qui a une bonne santé est mieux armé dans la lutte pour l'existence. 2. Des organes du corps qui subissent longtemps une contrainte excessive s'anémient peu à peu ou s'atrophient par suite de l'insuffisance de l'alimentation, conséquence d'une circulation gênée. _
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comprimé, il arrive qu'une épaule ou un côté soit plus haut ou plus gros que la juste proportion ne le requiert. C'est une chose fort connue que les femmes de la Chine ont des pieds extrêmement petits (faisant consister en cela je ne sais quelle beauté), et qu'on les serre fortement avec des bandes pour les empêcher de croître. J'ai vu depuis peu une paire de souliers d'une femme delà Chine, de beaucoup trop petits pour le pied d'une femme de même âge parmi nous, de sorte qu'à peine auraient-ils été assez larges pour une de nos petites filles. On remarque d'ailleurs que les Chinoises sont fort petites et de courte vie, au lieu que les Chinois sont de la stature ordinaire des autres hommes et vivent à proportion. Quelques-uns attribuent ces infirmités dans les femmes de ce royaume à ce qu'elles se serrent trop les pieds, ce qui empêche la libre circulation du sang et préjudicie à la santé et à l'accroissement du reste du corps. Il y a beaucoup d'apparence à cela, car combien de fois ne voyons-nous pas que quelque endroit du pied venant à être endommagé, ou par une entorse oupar quelque coup, la jambe et la cuisse perdent de leur force, ne reçoivent plus leur nourriture ordinaire et diminuent insensiblement! Cela étant, quels plus grands inconvénients ne doit-on pas craindre, lorsque la poitrine, où est placé le cœurqui est le siège de la vie, n'a pas sa liberté, naturelle pour être trop resserrée ! VII. — Quelle doit être la nourriture des enfants? Pour venir maintenant à la nourriture des enfants, il faut qu'elle soit fort commune et fort simple1 : et, si
1. Fénelon dit également : > Ce qui est le plus utile dans les premières années de l'enfance, c'est de... tacher de lui faire un sang doux
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j'étais cru, on ne leur donnerait point de viande pendant qu'ils portent la robe, ou du moins qu'ils n'eussent passé l'âge de deux ou trois ans. Leur santé en serait sans doute bien meilleure, et leur tempérament plus vigoureux dans ces premières années et durant tout le reste de leur vie1. Malgré cela, je doute fort que les parents puissent se résoudre à suivre cet avis. Séduits par la coutume qu'ils ont prise de manger beaucoup de viande, ils seront portés à craindre pour leurs enfants ce qu'ils appréhenderaient pour eux-mêmes, qu'ils ne périssent faute de nourriture, s'ils ne mangeaient de la viande tout au moins deux fois par jour. Une chose dont je suis très assuré, c'est que les dents viendraient aux enfants avec beaucoup moins de danger, que dans leur bas âge ils seraient moins valétudinaires et qu'ils se feraient pour l'avenir une constitution plus saine et plus vigoureuse, si des mères trop passionnées et de sottes servantes ne leur remplissaient point tant l'estomac qu'elles sont accoutumées de faire, et qu'on ne leur donnât absolument point de viande durant les-trois ou quatre premières années de leur vie. Mais si l'on veut, à quelque prix que ce soit, donner de la viande aux enfants, qu'on prenne garde au moins,
parle choix des aliments, et par un régime de vie simple..; qu'il ne mange rien'de haut goût, qui l'excite à manger au delà de son besoin, et qui le dégoûte des aliments convenables à sa santé. » (De l'éducation des filles, ch. m.) 1. Bon nombre d'hygiénistes modernes condamnent, comme Locke, l'usage prématuré ou excessif de la viande. Certains aliments, d'origine végétale, surtout les légumineuses (fèves, pois, haricots, lentilles), et le pain, ont une supériorité nutritive par la quantité d'azote qu'ils renferment. La proportion d'énergie que la consommation de la viande apporte dans l'organisme, n'est pas toujours justifiée par la dépense qu'elle entraîne dans la plupart des ménages des villes. « Ce qui prouve que la viande, en grande quantité, n'est pas indispensable pour donner des forces aux ouvriers, c'est qu'à la campagne ceux-ci en mangent peu, et la remplacent avec avanlage, au point de vue vigueur et santé, par un supplément de pain et de légumes... Boire beaucoup de vin, manger beaucoup de viande sont deux grandes erreurs répandues partout, et dans tous les milieux. (Landouzy et Labbé, Enquête sur l'alimentation .)
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de ne leur en donner qu'une fois par jour et d'une seule sorte par repas, bœuf, veau, mouton, etc..., sans autre sauce que l'appétit. Il faut d'ailleurs avoir grand soin qu'ils mangent beaucoup de pain, ou tout seul, ou avec quelque autre chose, et il faut les obligera bien mâcher tout ce qu'ils mangent de solide. Nous autres Anglais, nous péchons ordinairement par cet endroit, et de là viennent tant d'indigestions et autres grands inconvénients. Pour le déjeuner et le souper, du lait simple ou en soupe ; de la bouillie faite de farine d'orge, du potage avec du gruau d'avoine et des raisins secs et autres semblables mets communs en Angleterre : tout cela est fort bon pour les enfants. Il faut seulement prendre garde que ces mets soient fort simples et sans grand mélange. On doit surtout se ressouvenir de n'y mettre pas beaucoup de sucre, ou plutôt point du tout1. Pour les épiceries, ou autres choses propres à échauffer le sang, il faut s'en passer absolument. On doit aussi avoir soin de ne mettre pas beaucoup de sel dans les viandes destinées aux enfants, et de ne les point accoutumer à des mets d'un goût piquant et relevé. Notre palais aime dans les viandes le goût auquel il s'accoutume d'abord, et, outre que l'usage immodéré du sel irrite la soif et fait boire excessivement, il produit plusieurs autres mauvais effets dans le corps. Pour moi, je crois qu'un bon morceau de pain bis, bien pétri et bien cuit, avec du beurre ou du fromage et quel1. H. Spencer et les hygiénistes modernes sont d'un avis contraire. Le sucre a des qualités nutritives, énergétiques et économiques qui le désignent comme devant entrer dans l'alimentation. Dix morceaux de sucre scié, grosseur ordinaire du commerce, équivalent, au point de vue énergétique, à un demi-litre de bon vin naturel. Les entremets, les gâteaux ont tous, aussi, une valeur alimentaire supérieure à celle delà viande. . C'est donc bien le sucre qu'il faudra, toutes les fois qu'on le pourra, introduire dans l'alimentation du travailleur de plein air, ouvrier, soldat ou professionnel de tout sport. Le sucre est l'aliment de choix du muscle, dont le rendement atteint ainsi le maximum, avec le minimum de fatigue. ■ D' J. Héricourt, L'hygiène moderne.
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quefois tout seul, serait souvent le meilleur déjeuner qu'on pût donner aux enfants. Je suis sûr qu'une telle diète est aussi saine, et les rendra aussi vigoureux que dès mets plus délicats, et que, s'ils y sont accoutumés, ils y trouveront du plaisir. Un enfant demande-t-il à manger entre les repas : ne lui donnez que du pain sec. Si c'est la faim plutôt que la friandise qui le sollicite à manger, il mangera bien le pain seul, et, s'il n'a point faim, il n'est pas nécessaire qu'il mange. On tirera de là ces deux avantages : le premier, qu'on accoutumera les enfants à aimer le pain ; car, comme je viens de dire, notre palais et notre estomac se plaisent aux aliments auxquels nous sommes accoutumés. Le second avantage qu'on retirera de cette méthode, c'est quon engagera par là les enfants à ne pas manger trop, ni plus souvent que la nature ne demande. Je ne crois pas que tout le monde puisse manger également : les uns ont l'estomac plus fort, et les autres plus faible ; mais je suis persuadé qu'il y a des gens friands et gloutons par coutume, qui ne l'auraient pas été naturellement1. Et je vois en certains pays des hommes qui, ne faisant que deux repas par jour, sont aussi robustes et vigoureux que d'autres dont l'estomac, semblable à un réveille-matin, estaccou tumé par un constant usage à recevoir de la nourriture quatre ou cinq fois par jour. Les Romains jeûnaient pour l'ordinaire jusqu'au souper, le seul repas réglé de ceux-là mêmes qui mangeaient plus d'une fois par jour. Pour ceux qui avaient accoutumé de déjeuner (ce qu'ils faisaient les uns à huit heures, les autres à dix, les autres à midi, et quelques-uns encore plus tard), ils ne mangeaient jamais de viande et ne se faisaient ap4. Le plaisir éprouvé par la satisfaction d'une inclination, ici l'appétit du boire et du manger, stimule cette inclination, qui change peu à peu de caractère, et a pour objet non plus seulement la conservation de l'individu, mais la recherche du plaisir ressenti et dont le souvenir est conservé par l'imagination. Ainsi s'expliquent la gourmandise, l'amour passionné des liqueurs fortes, etc.
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prêter quoi que ce fût. Auguste, au moment où il était le plus grand monarque du monde, nous raconte qu'il a mangé en voiture un morceau de pain sec. Et Sénèque, décrivant dans une de ses lettres sa manière de vivre, lors même qu'il était déjà vieux et que l'âge lui permettait quelque indulgence, nous apprend qu'il avait accoutumé de manger à son dîner du pain sec sans se mettre à table. Cependant, si sa santé l'eût exigé, il aurait pu soutenir la dépense d'un plus somptueux repas, tout aussi aisément qu'aucun de nos grands seigneurs, supposé que leurs revenus fussent le double plus grands qu'ils ne sont. C'est ainsi qu'étaient élevés les maîtres du monde, et les jeunes seigneurs romains ne s'apercevaient pas qu'ils manquaient de force de corps ou de vivacité d'esprit, pour ne manger qu'une fois par jour. Que si par hasard quelqu'un d'eux ne pouvait attendre le souper, qui était, comme j'ai déjà dit, le seul repas réglé des Romains, il se contentait, pour apaiser sa faim, d'un morceau de pain qu'il mangeait seul, ou avec quelques raisins secs, ou telle autre chose. Les Romains jugeaient cette espèce de tempérance si nécessaire pour la santé et le bien de leurs affaires que le luxe qui régna si fort parmi eux depuis qu'ils se furent enrichis des dépouilles de l'Orient, ne put abolir la coutume de ne faire qu'un repas par jour, de sorte que ceux-là mêmes qui, au mépris de l'ancienne frugalité, faisaient de somptueux festins, ne les commençaient pourtant que vers le soir. En un mot, c'était une chose si monstrueuse à Rome de faire plus d'un repas par jour que, dans le temps même de Jules César, c'était un sujet de reproche de se mettre à table quelque temps avant le coucher du soleil, pour un festin ou un repas dans les formes 1. Je dirais donc, si je ne
1. Le nombre des repas qu'il convient de prendre par jour est subordonné à des conditions de climat, de saison, de profession et d'âge. Il n'y a guère de règle absolue à établir. ■ Un enfant de cinq à quinze ans doit faire quatre repas par jour. . (Dr M. de Fleury.) La nourriture jour-
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craignais de passer pour trop sévère, que le meilleur serait de ne donner aux enfants que du pain pour leur déjeuner. On ne saurait croire combien grande est la force de la coutume. Je crois au reste que la plus grande partie des maladies que nous avons en Angleterre, viennent de ce que nous mangeons quantité de viande et trop peu de pain. Les repas. — Pour les repas des enfants (j'appelle ainsi le dîner et le souper), je crois qu'il est mieux, autant qu'on peut le faire commodément, de ne pas les fixer à une heure réglée ', non plus que leur déjeuner, mais d'en changer le temps presque tous les jours ; car, si les enfants ont accoutumé par une pratique constante de manger à certains temps précis, leur estomac attendra sa réfection à l'heure ordinaire; et toutes les fois que cette heure passera sans qu'ils aient mangé, ou une faim excessive les rendra chagrins et de mauvaise humeur, ou ils se trouveront abattus de langueur, faute d'appétit. Que si votre enfant veut manger entre les repas, donnez-lui de bon pain sec,, toutes les fois qu'il demandera à manger. Certaines gens pourront objecter que c'est là un mets bien rude et bien mince pour un enfant : mais il est certain qu'un enfant ne sera jamais en danger de mourir, ou de sécher faute de nourriture, si avèc de la viande pour son dîner et quelque mets liquide ou autre chose d'équivalent pour son souper, il a du pain et de la bière 2 aussi souvent qu'il aura faim et soif; car, après avoir examiné la chose de
nalière de l'adulte qui travaille, doit comprendre au moins trois repas indispensables. 1. La régularité dans les repas est une condition de bonne digestion; des repas successivement trop rapprochés ou trop éloignés sont contraires à la loi du rythme vital : trop rapprochés, ils surchargent et fatiguent l'estomac; trop éloignés, ils laissent s'éveiller des appétits violents. Les hygiénistes sont d'un avis contraire à celui de Locke. 2. De l'eau, ou de l'eau avec une faible proportion de vin sont préférables; on ne saurait recommander chez nous l'usage de la bière aux enfants. La recommandation de Locke s'explique par les mœurs et les habitudes anglaises.
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nouveau, je crois que c'est ainsi qu'on devrait régler la nourriture des enfants. En général, le matin est destiné à l'étude, à quoi un estomac chargé de nourriture n'est pas une fort bonne préparation. Le pain sec, quoique le meilleur des aliments, est celui qui tente le moins, et toute personne qui prendra soin de l'esprit et du corps d'un enfant, jjour qu'il ne soit ni stupide ni malsain, n'aura garde de lui remplir l'estomac à déjeuner1. Et qu'on n'aille pas se mettre dans l'esprit qu'un tel traitement ne convient guère à un enfant de bonne maison et qui doit avoir de grands biens. En tout temps, un gentilhomme doit être élevé de telle sorte qu'il puisse porter les armes et devenir soldat, et tout homme, qui, dans ce temps, élève son enfant comme s'il le destinait à passer tranquillement sa vie dans la jouissance d'un beau revenu; n'a guère fait de réflexion sur les exemples qui lui ont passé devant les yeux, ni sur le siècle où il vit. Sur toutes choses, ayez soin-que votre enfant ne goûte que rarement ou plutôt jamais de vin3 ou quelque autre liqueur forte. Il n'y a rien qu'on donne plus communément aux enfants en Angleterre , mais il n'y a rien aussi qui leur soit plus pernicieux. Les enfants ne devraient jamais boire de liqueurs fortes que par l'ordonnance du médecin, lorsqu'elles leur sont nécessaires en qualité de potions cordiales.
1. Bien que le repas du matin ne doive pas être copieux au point d'alourdir i'estomac et, par suite, l'esprit, il est nécessaire que les écoliers aient un premier déjeuner suffisamment substantiel pour que le cerveau puisse fournir un travail actif sans trop de fatigue. 2. Le vin, s'il n'est pas frelaté, pris modérément et coupé d'eau, est une boisson hygiénique, et qui ne saurait être l'objet d'une interdiction aussi absolue. — Ce n'est pas, pensons-nous, en proscrivant absolument les liqueurs fermentées, surtout le vin, chez nous, que les maîtres réussiront à combattre avec efficacité l'alcoolisme. — A se montrer si intransigeant, on risque de faire naitre le doute dans l'esprit des adultes sur la sincérité des conseils qu'on leur donne. Les considérations qui suivent sur l'usage des liqueurs fortes, sont judicieuses. Dans certaines provinces françaises, les mères, les nourrices ou les domestiques donnent à boire à de tout jeunes enfants, non
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Et ici il faut observer de près les domestiques et les reprendre sévèrement, lorsqu'ils manquent dans cet article. Comme ces gens-là mettent la plus grande partie de leur bonheur à boire des liqueurs fortes, ils sont toujours prêts à faire leur cour aux enfants de la maison, en leur offrant ce qu'ils trouvent eux-mêmes le plus à leur goût. Et, parce qu'ils voient que ces sortes de boissons leur remplissent le cœur de joie, ils se figurent sottement qu'un enfant n'en saurait être incommodé. C'est donc une chose qu'il faut tâcher d'empêcher avec toute l'application et toute l'adresse imaginables, car il n'y a rien qui soit d'une plus dangereuse conséquence, et pour le corps et pour l'esprit, que de la^éer accoutumer les enfants aux liqueurs fortes, et surtout à boire en particulier avec les domestiques.
VIII. — Gomment on doit dispenser le fruit aux enfants.
Le fruit fait un des articles les plus délicats pour ce qui concerne le soin de la santé, et surtout à l'égard des enfants. Il n'y a point de règle générale pour modérer ce désir, car je ne saurais entrer dans le sentiment de ceux qui voudraient défendre entièrement le fruit aux enfants, comme une chose qui leur est tout à fait pernicieuse. Une telle défense ne sert qu'à rendre les enfants plus avides de fruit, et à leur faire manger tout celui qu'ils peuvent attraper, bon ou mauvais, mûr ou non mûr1.
seulement du vin, mais de l'eau de-vie. Cette habitude déplorable est la source certaine des maux les plus graves. 1. Herbert Spencer, parlant du goût des entants pour les fruits, dit : i Les enfants aiment les acides végétaux. Les fruits de toute espèce l'ont leurs délices, et, en l'absence de quelque chose de meilleur, ils dévorent les groseilles vertes et les pommes les plus âpres. Or, non seulement les acides végétaux sont, ainsi que les acides minéraux, de très bons toniques, et sont bienfaisants à ce titre, quand on les prend avec modération. • Mais, ajoute-t-il, les parents contrarient les goûts des enfants et « quand on leur permet de courir librement dans un
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Je serais d'avis qu'on interdit absolument aux enfants les melons, les pêches, la plupart des prunes, et toutes les sortes de raisins qui croissent en Angleterre. Tous ces fruits, quoique d'un goût fort prévenant, ont un suc si malsain qu'il faudrait, s'il était possible, que les enfants n'en vissent jamais, ou ne sussent pas même qu'il y en eût dans le pays. Pour les fraises, les cerises et les groseilles1, lorsqu'elles sont bien mûres, je crois qu'on peut leur en donner sûrement, et même en grande quantité, pourvu qu'ils les mangent avec ces précautions : premièrement, que ce ne soit pas après le repas 2, comme on fait ordinairement, lorsque l'estomac est déjà plein d'autre nourriture. Je serais d'avis qu'ils les mangeassent plutôt avant ou entre les repas, et qu'on leur en donnât pour leur déjeuner. Il faut, en second lieu, qu'ils mangent ces fruits avec du pain, et enfin lorsqu'ils sont parfaitement mûrs. A les manger de cette manière, je m'imagine qu'ils sont plutôt utiles que contraires à la santé. Comme les fruits d'été ont du rapport à la chaleur de la saison, ils sont propres à nous rafraîchir l'estomac, que la chaleur abat et rend tout languissant. Par cette raison, je ne serais pas si rigide sur ce point que quelques-uns le sont envers les enfants qui, se trouvant si fort gênés à cet égard, au lieu d'une quantité raisonnable de bons fruits qu'on leur aurait donnée et dont ils se seraient contentés, en passent leur envie, mangent sans retenue, et comme
verger, alors le désir trop longtemps comprimé conduit à de grands excès. • — Ajoutons que les fruits verts, comme les aliments acides, en général, sont de digestion difficile. 1. Le choix que Locke fait des fruits qu'il recommande ou qu'il prohibe ne parait pas très heureux. Passe pour les prunes et les melons, mais le raisin bien mûr et les pêches sont des fruits à la fois agréables et sains. Ainsi que les cerises, les fraises, les groseilles, les prunes sont généralement d'une digestion peu aisée, et l'on ne doit en user que très modérément. 2. L'usage commun est en désaccord avec Locke. Des fruils pris au début du repas, alors que l'appétit se fait sentir, seraient absorbés en trop grande quantité, encombreraient momentanément l'estomac, sans répa rer les forces.
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on dit à ventre déboutonné, tout le méchant fruit qu'ils peuvent attraper, soit qu'ils en trouvent par hasard, ou qu'ils engagent quelque domestique à leur en donner. Pour les prunes et les poires qui sont bien mûres et qui ont été cueillies depuis quelque temps, je crois qu'on en peut manger sans crainte, en quelque temps que ce soit, et en grande quantité, surtout des pommes, qui, après le mois d'octobre, n'ont jamais, que je sache, fait de mal à personne1. Les fruits secs sans sucre sont aussi fort sains, si je ne me trompe. Mais on doit s'abstenir de toutes sortes dé .confitures, dont il n'est pas aisé de dire si elles incommodent plus la personne qui les fait -2 que celle qui les mange. Laissons donc aux dames tous ces mets sucrés, une des plus folles dépenses dont la vanité se soit encore avisée.
IX. — Combien le sommeil est nécessaire aux enfants.
De tout ce qui paraît mou et efféminé, il n'y a rien qu'on doive permettre aux enfants avec plus d'indulgence que le sommeil. En cela seul il faut les laisser se satisfaire pleinement, car il n'y a rien qui contribue plus que le sommeil à l'accroissement et à la santé des enfants3. La seule chose qu'on doit faire à cet égard,
1. Les pommes peuvent rarement être mangées dès le mois d'octobre, mais 'seulement à l'arrière-saison. 2. « Par les exhalaisons de charbon que respirent sans cesse les personnes qui font les confltures liquides dont il s'agit ici. » (Note de l'auteur.) 3. « Un enfant de cinq à huit ans doit dormir de huit heures du soir :'i sept heures du matin, soit onze heures; ■ Un enfant de huit à dix ans doit dormir de neuf heures du soir à sept heures du matin, soit dix heures; • Un enfant de douze à quinze ans doit dormir de neuf heures et demie du soir à six heures et demie du matin, soit neuf heures. « Un peu plus tard, il sera bon de les entraîner peu à peu à se contenter de sept heures de sommeil. » Dr Maurice de Fleury, ouv. cité. Auteurs Pédagogiques, E. N. 5
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PÉDAGOGIQUES
c'est de déterminer quelle partie des vingt-quatre heures qui composent le jour ils doivent employer à dormir, ce qu'il est aisé de résoudre par cette seule remarque qu'il est très avantageux aux enfants de s'accoutumer à se lever de bon matin. Il n'y a rien, en effet, de meilleur pour la santé : et celui qui, par un usage constant, se sera fait une habitude de se lever matin sans peine, durant sa jeunesse, n'aura garde de dissiper la meilleure et la plus considérable partie de sa vie à dormir ou à se dorloter dans un lit, lorsqu'il sera homme fait. Or, si vous voulez que vos enfants se lèvent de bon matin, il faut que vous leur fassiez prendre la coutume de s'aller coucher de bonne heure. Par ce même moyen, vous les accoutumerez à éviter les débauches du soir, si dangereuses et si nuisibles à la santé : car, lorsqu'on se retire de bonne heure chez soi, on trouve rarement l'occasion de s'abandonner à ces sortes d'excès. Par, là je ne veux pourtant pas dire qu'un enfant, devenu grand, ne doive jamais se trouver en compagnie après huit heures du soir, ni causer avec ses amis, le verre à la main, jusqu'à minuit. Cela est inévitable en certaines rencontres1. La seule chose que j'ai dessein de vous recommander ici, c'est que, par la manière dont vous conduirez votre enfant durant sa première jeunesse, vous l'empêchiez, autant qu'il est en vous, de tomber dans ces inconvénients, et vous n'aurez pas gagné peu de chose, si, votre enfant ayant contracté une espèce d'aversion pour les longues veilles par l'habitude que vous lui aurez fait prendre de se coucher de bonne heure, cela l'oblige à éviter souvent ces parties de plaisir, et à ne les proposer que rarement. Que si vos soins n'étaient pas suivis d'un si grand succès, mais que l'occasion et la compagnie, victorieuses de la coutume, l'engageassent à vivre comme les autres dès qu'il
l. En Angleterre, il est assez d'usage de traiter après le repas des questions importantes : questions commerciales ou politiques.
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aurait une vingtaine d'années, il est toujours bon d'accoutumer jusqu'à ce temps-là un enfant à se lever matin et à se coucher de bonne heure, pour le bien présent de sa santé et pour d'autres avantages qui lui en reviennent. Quoique j'aie dit qu'il faudrait accorder aux enfants une grande liberté quant au sommeil, jusqu'à les laisser dormir autant qu'ils le veulent quand ils sont petits, je n'entends point par là que cette liberté doive leur être continuée pour toujours, à mesure qu'ils deviennent grands. Mais il n'est pas aisé de déterminer précisément quand il faudrait commencer d'abréger leur sommeil, si l'on devrait le faire quand ils sont parvenus à l'âge de sept ans, de dix ans, ou en quelque autre temps. Il faut, pourcela, avoir égard àleur tempérament, àleurs forces et à leur constitution particulière. Mais je crois que, s'ils sont trop grands dormeurs, il serait à propos de commencer entre la septième et la quatorzième année de leur âge, à les réduire par degrés à huitheuresde sommeil, ce qui. en général, suffît àdes personnes faites qui sont enbonnesanté. Or, si vous avez accoutumé votre enfant, comme vous devriez, à se lever constamment de bon matin, il sera aisé de le corriger du défaut de garder trop longtemps le lit; car la plupart des enfants sont assez portés d'eux-mêmes à abréger ce temps par la passion qu'ils ont de passer la soirée en compagnie. Il est vrai que, si l'on n'y prend [>as garde, ils se dédommageront le matin du sommeil qu'ils auront perdu le soir, ce qu'on ne doit absolument point leur permettre. Il faudrait les faire lever constamment le matin à leur heure ordinaire, mais toujours en prenant soin de ne pas les éveiller trop brusquement, ou avec un ton de voix trop fort ou trop perçant, ou en .frappant tout d'un coup leurs oreilles de quelque autre bruit trop violent1. Cela épouvante souvent les enfants,'
1. Car entre autres clioses il avait été conseillé... d'eslever mon àme en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte : je dis jusques à
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et leur fait beaucoup de mal ; et qui est-ce qui n'est pas déconcerté, si par quelque soudaine alarme il vient à être éveillé tout d'un coup d'un profond sommeil? Lors donc que vous voulez éveiller un enfant, commencez par l'appeler d'une voix basse et le secouer d'une manière fort délicate, afin de le tirer peu à peu de son assoupissement, en le traitant toujours doucement et de fait et de parole, jusqu'à ce qu'il soit tout à fait revenu à luimême. Quand il a mis une fois ses habits, vous êtes assuré qu'il est entièrement éveillé. On cause une grande peine à un enfant de venir interrompre son sommeil, quelque doucement qu'on le fasse ; c'est pourquoi l'on devrait bien prendre garde de n'y pas joindre quelque action rude et surtout qui puisse lui donner de l'épouvante. 11 faut que les enfants soient couchés durement, sur des matelas plutôt que sur des lits de plume. Un lit dur fortifie les membres; mais un lit mollet, où l'on s'ensevelit chaque nuit dans la plume, fond et dissout, pour ainsi dire, tout le corps, ce qui cause souvent des faiblesses, et est comme l'avant-coureur d'une mort prématurée. Outre que d'avoir les reins enveloppés trop chaudement engendre souvent la pierre, les lits de duvet causent plusieurs autres incommodités, et, ce qui les produit toutes, une complexion délicate et valétudinaire1. D'ailleurs, celui qui est tout accoutumé à coucher durement chez lui ne perd pas le sommeil faute d'un lit mou et d'un oreiller bien placé durant ses
telle superstition, que, parce qu'aucuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfanls de les éveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil {auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup et par violence, il me faisait esveiller par le son de quelque instrument. » Montaigne, Essais, L. l,ch. x\v. 1. Rousseau dit à peu près de môme : ■ Il importe de s'accoutumer à être mal couché; c'est le moyen de ne plus trouver de mauvais lit... Un lit mollet, où l'on s'ensevelit sous la plume ou sous l'édredon, fond et dissout le corps, pour ainsi dire. » Il est intéressant de rapprocher ce chapitre des Pensées de Locke du livre II de l'Émile de Rousseau.
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voyages, alors que le dormir lui est le plus nécessaire. C'est pourquoi je crois qu'il serait à propos de faire le lit des enfants de différentes façons : que tantôt on leur mette la têteplus haute, et tantôt plus basse, afin qu'ils ne soient pas réduits à se ressentir du moindre petit changement, à quoi ils ne peuvent être qu'exposés lorsqu'ils ne sont pas destinés à coucher toujours dans la maison de leurs parents, et à avoir toujours une servante à leurs côtés pour ranger leurs bardes et les bien couvrir dans le lit. Le sommeil est le plus grand cordial que la nature ait préparé pour l'homme. Si l'on en perd l'usage, on s'en ressent infailliblement, et celuilà est bien malheureux qui ne saurait prendre ce charmant breuvage que dans la coupe dorée de sa mère, et non dans une tasse de bois. Qui peut dormir d'un profond sommeil avale ce cordial, et il n'importe que cesoit sur un lit mollet ou sur le plancher. C'est le som • meil qui est la seule chose nécessaire.
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(JEAN-JACQUES)
(1712-1778) ~
Rousseau appartenait à une famille de réfugiés protestants, qui habitait la Suisse après le xvi" siècle. Né à Genève, élevé par un père faible, puis par « sa bonne tante » Sophie, placé sous la tutelle de son oncle Bernard, en pension chez M. Lambercier, apprenti graveur, hôte de M"10 de Warens, il mène jusqu'en [741 une vie des plus tourmentées : laquais, maître de musique, précepteur chez M. de Mably, il a rempli sa vie de lectures, d'études interrompues, et n'a enepre produit, à vingt-neuf ans, que quelques mauvais vers et une méthode pour noter la musique en chiffres. En 1741, Rousseau vient à Paris et, au cours de cette seconde période de sa vie (1741-1750), il fréquente Fontenelle, Réaumur, Marivaux, Didérot, des dames du monde le plus brillant; il remplit ensuite les fonctions de secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise, 1743, rentre à Paris, y épouse Thérèse Levasseur, femme inintelligente, qui jouera un rôle considérable dans sa vie, entre en relations avec Voltaire, cherche sa voie et la trouve dans la publication de son Discours sur les sciences et les arts, 1750. De 1750 à 1762, Rousseau fait paraître le Discours sur l'inégalité parmi les hommes, 1755 ; la Nouvelle Héloïse, 1761 ; l'Emile cl le Contrat social. 1762; sa Lettre àcfÂïembert, 1758. C'est l'époi|uc la plus laborieuse, la plus glorieuse, la plus fécondé, de la vie de Jean-Jacques, et au cours de laquelle son génie se développe progressivement pour arriver à son apogée avec la publication de l'Emile. La quatrième période (1762-1778), la plus douloureuse, celle du 1 découragement et de la misanthropie, est remplie par les pérégrinations incessantes de Rousseau.- De Paris, qu'il doit quitter, à
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lit suite des colères soulevées par la publication de l'Emile, il se retire successivement à Mo tiers-Travers, à Chambéry, à l'île SaintPierre, passe de là en Angleterre où l'appelle David Hume, revienten France en 1767, y vit d'une existence vagabonde, sans domicile fixe, hébergé par quelques amis fidèles, voyage en Dauphiné, en Savoie, rentre à Paris, s'y lie avec Bernardin de Saint-Pierre, achève ses Confessions et se relire à Ermenonville où il meurt dans les premiers jours de juillet 1778. Les œuvres de Rousseau procèdent toutes de la même idée, des mêmes théories qu'il a exposées dans le Discours sur les sciences et les arts et dans te Discours sur l'origine de l'inégalité. L'homme est naturellement bon ; il naît avec des instincts qui le portent naturellement au bien, mais la civilisation le corrompt, parce qu'elle amène le luxe, la cupidité et la haine Le progrès n'est qu'un mot. Pour moraliser la société, il faut revenir à l'état de nature. « Le principe fondamental de toute morale, écrit-il dans sa lettreà Christophe de Beaumont, est que l'homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l'ordre, qu'il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. » Ces principes, Rousseau les développe : en politique, dans ses deux Discours et dans le Contrat social; en littérature, dans sa Lettre à d'Alembert; en morale et en philosophie, dans la Nouvelle Héloïse, et en éducation, dans l'Emile. Ce dernier ouvrage parut en 1762, l'année même de l'expulsion des Jésuites. A la vieille méthode d'autorité, Rousseau substitue une thèse nouvelle, hardie, originale, ennemie de la routine et de la tradition, d'après laquelle l'enfant sera élevé suivant les règles de la nature, sans entraves pour gêner la liberté de see mouvements, ni pour contrarier ou déformer le développement de ses facultés naturelles. « Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l'homme », dit Rousseau. L'éducation négativeest la seule bonne. « Elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices; elle n'apprend pas la vérité, mais elle préserve de l'erreur. » Pour prémunir l'enfant des vices de. la société, le conserver dans sa bonté originelle, il faut l'isoler. Aussi Emile n'aura-t-il pour compagnon de son enfance qu'un précepteur, qui ne lui apprendra rien et lui fera tout trouver et inventer. Une œuvre cependant doit préparer celle du précepteur, c'est l'éducation maternelle. « Point de mères, point d'enfants... Voulez-vous rendre chacun à ses premiers devoirs : commencez parles mères... Que les mères daignent nourrir leurs enfants ; les mœurs vonl se réformer d'elles-mêmes, les sentiments de la nature se réveiller dans tous les cœurs. » L'éducation maternelle,
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préparant celle du précepteur, repose sur le principe d'une liberté bien réglée, seul moyen de préparer l'enfant à la vie, car vivre est le seul métier que Rousseau veuille lui apprendre. Le premier livre, qui conduit l'enfant de sa naissance à cinq ans, contient des observations judicieuses sur l'allaitement, la dentition, le sevrage et tout ce qui touche à l'hygiène de la première enfance. Le deuxième livre prend l'enfant à cinq ans etle conduit jusqu'à douze. Point d'études régulières proprement dites, pas de leçons suivies, pas de livres, pas de devoirs ni de discipline, mais des jeux bien choisis, des récréations ingénieuses, des promenades dans la campagne, au cours desquelles les choses elles-mêmes, bien disposées par le précepteur, suffiront à l'instruction d'Emile; les hommes, les amis, les voisins, le bon jardinier Robert, surviendront à propos, comme par hasard, pour compléter l'enseignement des choses. Et, comme conséquence de ce principe, pas d'histoire, que les enfants ne peuvent comprendre; pas d'étude des langues : elle est au-dessus de leur âge; la géographie et l'astronomie apprises par l'observation du mouvement des astres et des grands phénomènes de la nature ; l'idée de propriété enseignée par un incident convenu; les sciences trouvées, inventées. Ce que veut Rousseau, c'est qu'Emile acquière de bonne heure de l'expérience, qu'il reçoive ses leçons de la nature, non des hommes; il s'instruira d'autant mieux qu'il ne voit pas l'intention de l'instruire; il obéit, parce qu'il ne cède qu'à la nécessité, non à des ordres. Ce milieu, que Rousseau feint de prendre pour celui de la nature, est bien artificiel, et cet enseignement par les choses bien convenu. Les conditions dans lesquelles son élève se trouve placé, sans parents, sans compagnons d'études, ne sont pas les conditions vraies qui le prépareront à la vie sociale. Cependant ce livre, où se rencontrent tant de paradoxes, contient des considérations psychologiques très fines et très justes. Le premier, Rousseau a démontré la nécessité de développer chez les enfants l'esprit d'observation; il a marqué le caractère d'une vraie éoacation des sens et le soin qu'il convient d'y attacher. Le premier et le deuxième livre forment un tout : l'éducation de la première enfance, qui vise surtout au développement du corps et des sens. Emile est parvenu à la maturité de l'enfance, heureux, libre, mu parle mobile exclusif delà nécessité, ne connaissant d'autre dépendance que celle qui vient de la nature des choses. Le livre III conduit Emile de douze à quinze ans. L'élève obéira, non plus à la nécessité, mais à un motif réfléchi, celui de l'utilité : « L'acte à accomplir est-il utile ou nuisible, ou simplement inutile ? » telle est la question à résoudre avant d'à-
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gir. — Vigoureux, plein de santé, d'ardeur, d'adresse, Emile peut maintenant se livrer à l'étude. L'exercice des sens l'a rendu curieux. Cette curiosité est le principe directeur de ses études. Rendre l'enfant attentif aux phénomènes qui l'entourent, mettre les questions à sa portée et les lui laisser résoudre, ne rien lui apprendre, lui faire tout trouver; ne se servir d'aucun des instruments inventés pour faciliter l'élude : sphères, compas, boussoles, etc., mais les lui laisser imaginer et fabriquer; éviter de remplir sa tête de connaissances, mais le mettre en état de les acquérir, tels sont les principaux traits de la méthode à employer, en quelque sorte socratique, et qui conduit à la suppression des livres « qui n'apprennent à parler que de ce qu'on ne sait pas ». Emile, à quinze ans, ne connaîtra ni les poètes, ni les orateurs, ni la littérature, ni les langues étrangères, ni la morale, ni les relations qui le lient à ses semblables; mais son précepteur le conduira dans les ateliers pour y apprendre un métier manuel qui le mettra à l'abri du besoin. L'apprentissage de la menuiserie termine la seconde période de l'éducation. Rousseau va enfin former le cœur de son élève, le rendre sensible, lui apprendre que des rapports moraux le lient aux autres hommes, qu'il faut avoir de la pitié pour ceux qui souffrent et de la reconnaissance pour ses bienfaiteurs (livré IVj. C'est dans les sentiments de sympathie, de bienveillance que prennent racine les notions de bien et de mal ; c'est par les inspirations de la sensibilité que l'enfant apprendra à devenir vertueux. « Si c'en était ici le lieu, dit-il, je montrerais comment des premiers mouvements du cœur s'élèvent les premières voix de la conscience... Je ferais voir que justice et bonté ne sont pas seulement des mots abstraits, conçus par l'entendement, mais de véritables affections de l'âme, éclairée par la raison. » Dès qu'Emile a conçu le bien, Rousseau lui apprendra à connaître Dieu. C'est dans la célèbre Profession de foi du vicaire savoyard que l'auteur développe les croyances qu'il inspirera à son élève : l'harmonie de l'univers, la magnificence de la nature, ses lois immuables, de même que les prescriptions infaillibles de la conscience, prouvent avec évidence l'existence de l'Être suprême. L'éducation morale et religieuse d'Emile terminée, son précepteur songe à le marier, et Rousseau compose, dans le livre V, un personnage de jeune fille, Sophie, qui possède « les qualités assorties pour faire un heureux caractère », mais chez lequel on relève bien des traits contradictoires. Il y a assurément bien des réserves à faire sur cet ouvrage, que les jeunes maîtres ne devront lire qu'avec beaucoup de soin et l'esprit critique sans cesse en éveil, car le paradoxe s'y mêle au lieu commun, les vues les plus ingénieuses aux théories
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DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
les plus fausses. Rousseau exagère l'application du principe d'une éducation négative ; il se défie trop de l'instruction ; ses procédés sont artificiels et machinés, et la nature, dont il veut faire la véritable éducalrice de son élève., est trop façonnée, arrangée, pour que celui-ci ne devine pas la supercherie. Il n'a pas compris que l'âme humaine est une, que toutes les facultés sont en germe chez l'enfant et qu'elles se développent peu à peu, simultanément et non successivement; que la vie, au lieu de se dérouler par tranches successives, est organisée, et que, par suite, l'éducation ne saurait s'accommoder de programmes superposés et essentiellement différents les uns des autres; qu'on ne doit pas former d'abord l'être physique, puis intellectuel, puis moral, mais former l'homme tout entier, progressivement et parallèlement. Mais que de vues justes sur l'éducation de la première enfance sur le rôle et les devoirs de la mère et du père, sur l'exercice des sens, instruments précieux de perfectionnement pour l'esprit, sur l'emploi des méthodes intuitives, sur le soin qu'il faut apporter à faire trouver, à l'enfant les vérités qu'on veut lui enseigner, en éveillant sa curiosité et en le mettant en contact avec les choses et avec la vie ! Aussi ne faut-il pas s'étonner si, malgré les contradictions et les erreurs qu'il renferme, l'Emile a si puissamment inspiré les pédagogues modernes, aussi bien en Allemagne et en Suisse, que dans notre pays.
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LIVRE PREMIER
(E XTRAITS)
L'enfant nouveau-né a besoin de se mouvoir librement.
« « « « « « « « « « « « « A peine l'enfant est-il sorti du sein de la mère, et à peine jouit-il de la liberté de mouvoir et d'étendre ses membres, qu'on lui donne de nouveaux liens. On l'emmaillote, on le couche la tête fixée et les jambes allongées, les bras pendants à côté du corps; il est entouré de linges et de bandages de toute espèce, qui ne lui permettent pas de changer de situation. Heureux si on ne l'a pas serré au point de l'empêcher de respirer, et si l'on a eu la précaution de le coucher sur le côté, afin que les eaux qu'il doit rendre par la bouche puissent tomber d'elles-mêmes, car il n'aurait pas la liberté de tourner la tête sur le côté pour en faciliter l'écoulement4. »
l « Les peuples barbares ne connaissent pas l'usage des maillots... Si nous enveloppons les enfants comme des momies, c'est simplement pour notre propre commodité, afin de nous dispenser de veiller à ce qu'ils ne s'estropient pas, et c'est pourtant ce qui arrive souvent, par l'effet des maillots. Ils sont d'ailleurs très douloureux pour les enfants eux-mêmes et ils les jetlent dans une sorte de désespoir en les empêchant de se servir de leurs membres. On croit pouvoir apaiser leurs
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L'enfant nouveau-né a besoin d'étendre et de mouvoir ses membres, pour les tirer de l'engourdissement où, rassemblés en un peloton, ils sont restés si longtemps. On les étend, il est vrai, mais on les empêche de se mouvoir ; on assujettit la tête même par des têtières : il semble qu'on a peur qu'il n'ait.l'air d'être en vie. Ainsi l'impulsion des parties internes d'un corps qui tend à l'accroissement, trouve un obstacle insurmontable aux mouvements qu'elle lui demande. L'enfant fait continuellement des efforts inutiles, qui épuisent ses forces ou retardent leur progrès. L'inaction, la contrainte où l'on retient les membres d'un enfant ne peuvent que gêner la circulation du sang, des humeurs, empêcher l'enfant de se fortifier, de croître, et altérer sa constitution. Dans les lieux où l'on n'a point ces précautions extravagantes, les hommes sont tous grands, forts, bien proportionnés. Les pays où l'on emmaillote les enfants sont ceux qui fourmillent de bossus, de boiteux, de cagneux, de noués, de rachitiques, de gens contrefaits de toute espèce. De peur que les corps ne se déforment par des mouvements libres, on se hâte de les déformer en les mettant en presse. On les rendrait volontiers perclus, pour les empêcher de s'estropier. Une contrainte si cruelle pourrait-elle ne pas influer sur leur humeur, ainsi que sur leur tempérament? Leur premier sentiment est un sentiment de douleur et de peine : ils ne trouvent qu'obstacle à tous les mouvements dont ils ont besoin : plus malheureux qu'un criminel aux fers, ils font de vains efforts, ils s'irritent, ils crient. Leurs premières voix, dites-vous, sont des pleurs? Je le crois bien : vous les contrariez dès leur naissance ; les premiers dons qu'ils reçoivent de vous sont des chaînes; les premiers traitements qu'ils éprouvent sont
cris en leur adressant certaines paroles. Mais qu'on enveloppe ainsi un nomme fait, et l'on verra s'il ne crie pas aussi, et s'il ne tombe pas aussi dans le chagrin et le désespoir. ■ Kant.
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dos tourments. N'ayant rien de libre que la voix, comment ne s'en serviraient-ils pas pour se plaindre? Ils crient du mal que vous leur faites : ainsi garrottés, vous crieriez plus fort qu'eux *. D'où vient cet usage déraisonnable? d'un usage dénaturé. Depuis que les mères, méprisant leur premier devoir, n'ont plus voulu nourrir leurs enfants, il a fallu les confier à des femmes mercenaires, qui, se trouvant ainsi mères d'enfants étrangers pour qui la nature ne leur disait rien, n'ont cherché qu'à s'épargner dé la peine. Il eût fallu veiller sans cesse sur un enfant en liberté : mais, quand il est bien lié, on le jette dans un coin, sans s'embarrasser de ses cris. Pourvu qu'il n'y ait pas des preuves de la négligence de la nourrice, pourvu que le nourrisson ne se casse ni bras ni jambe, qu'importe, au surplus, qu'il périsse ou qu'il demeure infirme le reste de ses jours? On conserve ses membres aux dépens de son corps ; et, quoi qu'il arrive, la nourrice est disculpée. Ces douces mères qui, débarrassées de leurs enfants, se livrent gaiement aux amusements de la ville, saventelles cependant quel traitement l'enfant dans son maillot reçoit au village? Au moindre tracas qui survient, on les suspend à un clou comme un paquet de hardes ; et tandis que, sans se presser, la nourrice vaque à ses affaires, le malheureux reste ainsi crucifié. Tous ceux qu'on atrouvés dans cette situation, avaient le visage violet; la poitrine fortement comprimée ne laissant pas circuler le
l. ■ Les personnes, qui sans supprimer l'emmaillolement, savent l'atténuer, et le concilier avec les exigences de la liberté enfantine, laissant les jambes à l'aise, en même temps que les bras libres, savent quelle satisfaction... l'enfant éprouve à remuer dans son berceau bras et jambes. » Bernard Pérez. Les trois premières années de l'enfant. Les mouvements de l'enfant ne sont pas sans rapport avec un ensemble de dispositions intellectuelles et morales, sourdes encore, mais dont le développement sera marqué par la coordination progressive de ces mouvements. Double raison pour laisser libres les membres de l'enfant. La mère trouvera un intérêt à étudier les premières manifestations de cette activité, non seulement dans les mouvements, mais dans les cris, les rires, les pleurs.
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sang, il remontait à la tète ; et l'on croyait le patient fort tranquille, parce qu'il n'avait pas la force de crier. J'ignore combien d'heures un enfant peut rester en cet état sans perdre la vie, mais je doute que cela puisse aller fort loin. Voilà, je pense, une des plus grandes commodités du maillot. On prétend que les enfants en liberté pourraient prendre de mauvaises situations, et se donner des mouvements capables de nuire à la bonne conformation de leurs membres. C'est là un de ces vains raisonnements de notre fausse sagesse, et que jamais aucune expérience n'a confirmés. De cette multitude d'enfants qui, chez des peuples plus sensés que nous, sont nourris dans toute la liberté de leurs membres, on n'en voit pas un seul qui se blesse ni s'estropie : ils ne sauraient donner à leurs mouvements la force qui peut les rendre dangereux ; et, quand ils prennent une situation violente, la douleur les avertit bientôt d'en changer Nous ne nous sommes pas encore avisés de mettre au maillot les petits des chiens ni des chats : voit-on qu'il résulte pour eux quelque inconvénient de cette négligence? Les enfants sont plus lourds; d'accord : mais à proportion ils sont aussi plus faibles. A peine peuventils se mouvoir; comment s'estropieraient-ils? Si on les étendait sur le dos, ils mourraient dans cette situation, comme la tortue, sans pouvoir jamais se retourner. Allaitement maternel. Le devoir des femmes n'est pas douteux : mais on dispute si, dans le mépris qu'elles en font, il est égal pour les enfants d'être nourris de leur lait ou d'un autre. Je tiens cette question, dont les médecins sont les juges,
1. Il est recommandé par les hygiénistes de mettre l'enfant sur un tapis, en ne laissant autour de lui aucun objet susceptible de le blesser. A la campagne, les enfants sont de très bonne heure assis ou couchés sur l'herbe et l'on ne remarque pas qu'il y ait plus d'accidents que dans les villes.
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pour décidée au souhait des femmes; et pour moi, je penserais bien aussi qu'il vaut mieux que l'enfant suce le lait d'une nourrice en santé que d'une mère gâtée, s'il avait quelque nouveau mal à craindre du même sang dont il est formé. Mais la question doit-elle s'envisager seulement par le côté physique, et l'enfant a-t-il moins besoin des soins d'une mère que de sa mamelle? D'autres femmes, des bêtes même, pourront lui donner le lait qu'elle lui refuse : la sollicitude maternelle ne se supplée point. Celle qui nourrit l'enfant d'une autre, au lieu du sien, est une mauvaise mère : comment sera-t-elle une bonne nourrice? Elle pourra le devenir, mais lentement; il faudra que l'habitude change la nature : et l'enfant mal soigné aura le temps de périr ce nt fois avant que sa nourrice ait pris pour lui une tendresse de mère. De cet avantage même résulte un inconvénient, qui seul devrait ôter à toute femme sensible le courage de faire nourrir son enfant par une autre : c'est celui de partager le droit de mère, ou plutôt de l'aliéner; de voir son enfant aimer une autre femme autant et plus qu'elle; de sentir que la tendresse qu'il conserve pour sa propre mère est une grâce, et que celle qu'il a pour sa mère adoptive est un devoir : car, où j'ai trouvé les soins d'une mère, ne dois-je pas l'attachement d'un fils? La manière dont on remédie à cet inconvénient, est d'inspirer aux enfants du mépris pour leurs nourrices, en les traitant en véritables servantes. Quand leur service est achevé, on retire l'enfant, ou l'on congédie la nourrice ; à force de la mal recevoir, on la rebute de venir voir son nourrisson. Au bout de quelques années, il ne la voit plus, il ne la connaît plus. La mère, qui croit se substituer à elle et réparer sa négligence par sa cruauté, se trompe. Au lieu de faire un tendre fils d'un nourrisson dénaturé, elle l'exerce à l'ingratitude; elle lui apprend à mépriser un jour celle qui lui donna la vie, comme celle qui l'a nourri de son lait.
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Combien j'insisterais sur ce point, s'il était moins décourageant de rebattre en vain des sujets utiles! Ceci tient à plus de choses qu'on ne pense. Voulez-vous rendre chacun à ses premiers devoirs? Commencez par les mères ; vous serez étonné des changementsque vous produirez. Tout vient successivement de cette première dépravation : tout l'ordre moral s'altère ; le naturel s'éteint dans tous les cœurs ; l'intérieur des maisons prend un air moins vivant; le spectacle touchant d'une famille naissante n'attache plus les maris, n'impose plus d'égards aux étrangers ; on respecte moins la mère dont on ne voit pas les enfants ; il n'y a point de résidence dans les familles ; l'habitude ne renforce plus les liens du sang; il n'y a plus ni pères, ni mères, ni enfants, ni frères, ni sœurs ; tous se connaissent à peine : comment s'aimeraient-ils? Chacun ne songe plus qu'à soi. Quand la maison n'est qu'une triste solitude, il faut bien aller s'égayer ailleurs. Mais que les mères'daignent nourrir leurs enfants, les mœurs vont se réformer d'elles-mêmes, les sentiments de la nature se réveiller dans tous les cœurs ; l'Etat va se repeupler : ce premier point, ce point seul va tout réunir. L'attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison des mauvaises mœurs. Le tracas des enfants, qu'on croit importun, devient agréable; il rend le père et la mère plus nécessaires, plus chers l'un à l'autre; il resserre entre eux le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée, les soins domestiques font la plus chère occupation de la femme et le plus doux amusement du mari. Ainsi de ce seul abus corrigé résulterait bientôt une réforme générale; bientôt la nature aurait repris tous ses droits. Qu'une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront pères et maris L
1. ■ Une femme judicieuse, appliquée... est l'urne de toute une grande maison... Les hommes mêmes qui ont toute l'autorité en public, ne peuvent par leurs délibérations établir aucun bien effectif, si
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Discours superflus! l'ennui même des plaisirs du monde ne ramène jamais à ceux-là. Les femmes ont cessé d'être mères; elles ne le seront plus; elles ne veulent plus l'être. Quand elles le voudraient, à peint le pourraient-elles ; aujourd'hui que l'usage contraire est établi, chacune aurait à combattre l'opposition de toutes celles qui l'approchent, liguées contre un exemple que les unes n'ont pas donné et que les autres ne veulent pas suivre. Il se trouve pourtant quelquefois encore de jeunes personnes d'un bon naturel, qui, sur ce point osant braver l'empire de la mode et les clameurs de leur sexe, remplissent avec une vertueuse intrépidité ce devoir si doux que la nature leur impose. Puisse leur nombre augmenter par l'attrait des biens destinés à celles qui s'y livrent! Fondé sur des conséquences que donne le plus simple raisonnement, et sur des observations que je n'ai jamais vues démenties, j'ose promettre à ces dignes mères un attachement solide et constant de la part de leurs maris, une tendresse vraiment filiale de la part de leurs enfants, l'estime et le respect du public, d'heureuses couches sans accident et sans suite, une santé ferme et vigoureuse, enfin le plaisir de se voir un jour imiter par leurs filles, et citer en exemple à celles d'autrui 1.
les femmes ne leur aident à l'exécuter... Les hommes peuvent-ils espérer pour eux-mêmes quelque douceur de vie, si leur plus étroite société, qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Les enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, que deviendront-ils, si les mères les gâtent dés leurs premières années?... Il est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes, puisque les désordres des hommes viennent souvent de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères et des passions que d'autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé. • [De l'Éducation des filles, ch. L) l. L'appel de Rousseau fut entendu. « L'Émile eut une très belle et attendrissante influence, dans les pages aux jeunes mères, sur leur devoir d'allaitement. Elles furent touchées au cœur, ramenées aux pauvres petits; elles trouvèrent ce devoir non seulement doux, mais gracieux. ■ (Michelet.)
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Il faut observer la nature et suivre les indications qu'elle donne.
Observez la nature, et suivez la route qu'elle vous trace. Elle exerce continuellement les enfants; elle endurcit leur tempérament par des épreuves de toute.£S^ pèce ; elle leur apprend de bonne heure ce que c'est que peine et douleur1. Les dents qui percent leur donnent la fièvre ; des coliques aiguës leur donnent des convulsions; de longues toux les suffoquent; les vers les tourmentent; la .pléthore/ corrompt leur sang; des levains divers y fermentent et causent des éruptions périlleuses. Presque tout le premier âge est maladie et danger : la moitié des enfants qui naissent, périt avant la huitième année. Les épreuves faites, l'enfant a gagné des forces; et, sitôt qu'il peut user de la vie, le principe en devient plus assuré. Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrariezvous? Ne voyez-vous pas qu'en pensant la corriger vous détruisez son ouvrage; vous empêchez l'effet de ses soins? Faire au dehors ce qu'elle fait au dedans, c'est, selon vous, redoubler le danger; au contraire, c'est y faire diversion, c'est l'exténuer. L'expérience apprend qu'il meurt encore plus d'enfants élevés délicatement que d'autres. Pourvu qu'on ne passe pas la mesure de leurs forces, on risque moins à les employer qu'à les ménager. Exercez-les donc aux atteintes qu'ils auront à supporter un jour. Endurcissez leurs corps aux in•1. La nature, voilà le grand maître dont il faut suivre les leçons. Rousseau feint d'oublier que la nature, surtout pour le nouveau-né, ne peut suffire à tout; qu'elle l'a seulement pourvu d'un ensemble d'organes indispensables à la vie matérielle ; que, s'il est vrai qu'il ne faut pas élever l'enfant trop délicatement, il faut tenir compte de la faiblesse des organes, l'entourer de soins et de secours. Et, malgré tout, les impressions de la première enfance doivent être souvent douloureuses, comme semble le prouver la mortalité moyenne, au cours de la première année, mortalité qui ne saurait être attribuée uniquement à l'ignorance des parents.
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tempéries des saisons, des climats, des éléments, à la faim, à la soif, à la fatigue ; trempez-les dans l'eau du j_Styx/ Avant que l'habitude du corps soit acquise, on lui donne celle qu'on veut, sans danger; mais, quand une fois il est dans sa consistance, toute altération lui devient périlleuse. Un enfant supportera des changements que ne supporterait pas un homme ' ; les fibres du premier, molles et flexibles, prennent sans effort le pli qu'on leur donne; celles de l'homme, plus endurcies, ne changent plus qu'avec violence le pli qu'elles ont reçu. On peut donc rendre un enfant robuste sans exposer sa vie et sa santé; et, quand il y aurait quelque risque, encore ne faudrait-il pas balancer. Puisque ce sont des risques inséparables de la vie humaine, peut-on mieux faire que de les rejeter sur le temps de sa durée où ils sont le moins désavantageux?
La première éducation par le choix des sensations.
Les premières sensations des enfants sont purement affectives ; ils n'aperçoivent que le plaisir et la douleur. Ne pouvant ni marcher ni saisir, ils ont besoin de beaucoup de temps pour se former peu à peu les sensations représentatives2 qui leur montrent les objets hors d'euxmêmes; mais, en attendant que ces objets s'étendent, s'éloignent, pour ainsi dire, de leurs yeux, et prennent pour eux des dimensions et des figures, le retour des sensations affectives commence à les soumettre à l'empire
1. Oui, l'enfant supportera plus facilement que l'homme les changements, si l'on agit progressivement, sans transitions trop brusques. 2. Rousseau distingue nettement les deux phénomènes psychologiques compris dans le fait mixte, à la fois affectif et intellectuel, qu'on nomme sensation; savoir : 1" la sensation proprement dite, phénomène affectif provoqué par l'excitation d'un organe des sens; 2° la sensation représentative, ou perception, phénomène de connaissance. Une sensation est plus ou moins vive; une perception plus ou moins nette.
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de l'habitude ; on voit leurs yeux se tourner sans cesse vers la lumière, et, si elle leur vient de ce côté, prendre insensiblement cette direction, en sorte qu'on doit avoir soin de leur opposer le visage au jour, de peur qu'ils ne deviennent louches ou ne s'accoutument à regarder de travers. Il faut aussi qu'ils s'habituent de bonne heure aux ténèbres ; autrement, ils pleurent et crient sitôt qu'ils se trouvent dans l'obscurité. La nourriture et le sommeil trop exactement mesurés leur deviennent nécessaires au bout des mêmes intervalles ; et bientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l'habitude, ou plutôt l'habitude ajoute un nouveau besoin à celui de la nature : voilà ce qu'il faut prévenir. La seule habitude qu'on doit laisser prendre à l'enfant est de n'en contracter aucune f. Qu'on ne le porte pas plus sur un bras que sur l'autre ; qu'on ne l'accoutume pas à présenter une main plutôt que l'autre, à s'én servir plus souvent, à vouloir manger, dormir, agir aux mêmes heures 2, à ne pouvoir rester seul ni nuit ni jour. Préparez de loin le règne de sa liberté et l'usage de ses forces, en laissant à son corps l'habitude naturelle, en le mettant en état d'être toujours maître de lui-même, et défaire en toute chose sa volonté, sitôt qu'il en aura une.
Choix des images, des objets. Leur importance.
Dès que l'enfant commence à distinguer les objets, il importe de mettre du choix dans ceux qu'on lui montre3.
1. Malgré l'exhortation de Rousseau, Emile contractera des habitudes, par cela même que l'habitude n'est qu'une adaptation de l'individu aux conditions de la vie. 2. Fénelon demande qu'on règle l'heure des repas. Rabelais fixe avec précision les heures du lever, du coucher, des repas, de tous les exercices de la journée. Par crainte de voir son élève contracter des habitudes, par la répétition de certains actes à des heures déterminées, Rousseau pourrait bien faire contracter à son élève l'habitude du désordre. Ce n'est pas être libre que n'obéir à aucune règle. 3. Les premières sensations se gravent profondément et ont une in-
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Naturellement, tous les nouveaux objets intéressent l'homme. Il se sent si faible, cju'il craint tout ce qu'il ne connaît pas : l'habitude de voir des objets nouveaux sans en être affecté, détruit cette crainte. Les enfants élevés dans des maisons propres où l'on ne souffre point d'araignées, ont peur des araignées, et cette peur leur demeure souvent étant grands. Je n'ai jamais vu de paysans, ni homme, ni femme, ni enfant, avoir peur des araignées. Pourquoi donc l'éducation d'un enfant ne commencerait-elle pas avant qu'il parle et qu'il entende, puisque le seul choix des objets qu'on lui présente est propre à le rendre timide ou courageux? Je veux qu'on l'habitue à voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin, jusqu'à ce qu'il y soit accoutumé, et qu'à force de les voir manier à d'autres il les manie lui-même. Si, durant son enfance, il a vu sans effroi des cnapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sans horreur, étant grand, quelque animal que ce soit. Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voit tous les jours 1. Tous les enfants ont peur des masques. Je commence par montrer à Emile un masque d'une figure agréable ; ensuite quelqu'un s'applique devant lui ce masque sur le visage : je me mets à rire, tout le monde rit, et l'enfant rit comme les autres. Peu à peu, je l'accoutume à des masques moins agréables, et enfin à des figures Influence durable et forte sur l'esprit et sur le caractère des enfants. « Cette mollesse du cerveau fait que toutes choses s'y impriment facilement et que les images de tous les objets sensibles y sont très vives : ainsi, il faut se hâter d'écrire dans leurs têtes pendant que les caractères s'y forment aisément ; mais il faut bien choisir les images qu'on y veut graver. » Fénelon. Traite de l'éducation des filles. i. Il y aurait beaucoup à critiquer touchant les conseils que donne Rousseau pour rendre l'enfant courageux. La peurest un sentiment inné ; il y a des peurs héréditaires. Certains enfants ont peur d'animaux dont l'aspect physique est agréable. Ils ont peur aussi de la nouveauté. On peut trouver singulier le choix que fait l'auteur des objets à placer sous les yeux de l'enfant.
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deuses. Si j'ai bien ménagé ma gradation, loin de s'effrayer au dernier masque, il en rira comme du premier. Après cela, je ne crains plus qu'on l'effraie avec des masques. S'agit-il d'exercer Emile au bruit d'une arme à feu : je brûle d'abord une amorce dans un pistolet. Cette flamme brusque et passag'ère, cette espèce d'éclair le réjouit : je répète la même chose avec plus de poudre; peu à peu j'ajoute au pistolet une petite charge sans bourre, puis une plus grande : enfin je l'accoutume aux coups de fusil, aux boîtes, aux canons, aux détonations les plus terribles 1. J'ai remarqué que les enfants ont rarement peur du tonnerre, à moins que les éclats ne soient affreux et ne blessent réellement l'organe de l'ouïe ; autrement, cette peur ne leur vient que quand ils ont appris que le tonnerre blesse ou tue quelquefois. Quand la raison commence à les effrayer, faites que l'habitude les rassure. Avec une gradation lente et ménagée, on rend l'homme et l'enfant intrépides à tout. Dans le commencement de la vie, où la mémoire et l'imagination sont encore inactives-, l'enfant n'est attentif qu'à ce qui affecte actuellement ses sens ; ses sensations étant les premiers matériaux de ses connaissances, les lui offrir dans un ordre convenable, c'est
1. Le principe est juste; mais l'expérience peut-elle être poussée^aussi loin? L'enfant ne sera accoutumé aux détonations les plus terribles que lorsqu'elles lui auront déchiré le tympan et provoqué la surdité. Nous saisissons sur le vif un des traits caractéristiques de Rousseau : parti d'une vérité de sens commun : faire l'éducation des enfants par le choix des objets qu'on leur présente et des sensations qu'on provoque, il arrive à des applications en désaccord avec l'expérience la plus élémentaire. 2. Rousseauveutparlericidela mémoire des idées, quin'apparait guère que vers l'âge de quatre ans. 11 est d'ailleurs assez malaisé de déterminer à quel moment se produit pour la première fois un phénomène de mémoire : affaire de dispositions particulières, d'incidents qui ont plus ou moins frappé l'enfant. La mémoire des sensations est bien plus précoce, et Rousseau le dit lui-même: « Les enfants retiennent des sons, des ligures, des sensations », et cela parce que les idées abstraites ne leur sont pas encore accessibles.
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préparer sa mémoire à les fournir un jour dans le même ordre à son entendement; mais, comme il n'est attentif qu'à ses sensations, il suffit d'abord de lui montrer bien distinctement la liaison de ces mêmes sensations avec les objets qui les causent '. Il veut tout toucher, toutmanier : ne vous opposez point à cette inquiétude; elle lui suggère un apprentissage très nécessaire. C'est ainsi qu'il apprend à sentir la chaleur, le froid, la dureté, la mollesse, la pesanteur, la légèreté des corps ; à juger de leur grandeur, de leur figure et de leurs qualités sensibles, en regardant, palpant, écoutant, surtout en comparant la vue au toucher, en estimant à l'œil la sensation qu'il ferait sous ses doigts. Ce n'est que par le mouvement que nous apprenons qu'il y a des choses qui ne sont pas nous 2, et ce n'est que par notre propre mouvement que nous acquérons l'idée de l'étendue. C'est parce que l'enfant n'a point cette idée qu'il tend indifféremment la main pour saisir l'objet qui le touche, ou l'objet qui est à cent pas de lui. Cet effort qu'il fait vous paraît un signe d'empire, un ordre qu'il donne à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui apporter; et point du tout : c'est seulement que les mêmes objets qu'il voyait d'abord dans son cerveau, puis sur ses yeux, il les voit maintenant au bout de ses bras a, et n'imagine d'étendue que celle où il peut at1. C'est le principe de l'enseignement par les choses. Nos sensations ne sont que des états de conscience qu'il faut interpréter, que nous interprétons coin me étanlle signe d'une réalité extérieure; il importe donc que les organes des sens soient développés, exercés, pour que les sensations qu'ils nous procurent, répondent à des réalités extérieures ; et il n'importe pas moins que la cause, l'objet de ces sensations soit autant que possible placé sous les sens de l'enfant, pour qu'il établisse entre ces deux éléments de la connaissance un rapport, une « licison * vraie. 2. L'enfant n'a d'abord qu'une notion confuse de son moi; c'est peu à peu que se développe et se fortifie l'idée de sa personne, par- la distinction qu'il établit entre certains états qui dépendent de lui, et certains autres qui n'en dépendent pas. C'est surtout la sensation de résistance, et celle de l'effort qui lui font distinguer la notion du moi de celle du non moi. 3. La manière primitive de mesurer une distance est de parcourir cette distance en comptant le nombre de pas qu'il faut faire pour la parcourir.
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teindre. Ayez donc soin de le promener souvent, de le transporter d'une place à l'autre, de lui faire sentir le changement de lieu, afin de lui apprendre à juger des distances. Quand il commencera de les connaître, alors il faut changer de méthode et ne le porter que comme il vous plaît; car, sitôt qu'il n'est plus abusé par le sens, son effort change de cause. Ce changement est remarquable et demande explication. Le malaise des besoins s'exprime par des signes, quand le secours d'autrui est nécessaire pour y pourvoir. De là les cris des enfants : ils pleurent beaucoup; cela doit être. Puisque toutes leurs sensations sont affectives, quand elles sont agréables, ils en jouissent en silence ; quand elles sont pénibles, ils le disent dans leur langage et demandent du soulagement. Or tant qu'ils sont éveillés, ils ne peuvent presque rester dans un état d'indifférence; ils dorment, ou sont affectés. Il faut observer et savoir interpréter le langage des enfants : les voix, les gestes, les pleurs. Toutes nos langues sont des ouvrages de l'art. On a longtemps cherché s'il y avait une langue naturelle et commune à tous les hommes : sans doute il y en a une, et c'est celle que les enfants juarlent avant de savoir parler. Cette langue n'est pas articulée, mais elle est accentuée, sonore, intelligible. L'usage des nôtres nous l'a fait négliger au point de l'oublier tout à fait. Etudions les enfants, et bientôt nous la rapprendrons auprès d'eux. Les nourrices sont nos maîtres dans cette langue ; elles entendent tout ce que disent
Ce n'est qu'après l'expérience, lorsque nous avons appris à juger de certaines impressions, que la vue nous donne la notion de profondeur. Le petit enfant, l'aveugle-né, à qui on a rendu la vue, voient les objets sur un même plan.
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leurs nourrissons; elles leur répondent; elles ont avec eux des dialogues très bien suivis ; et, quoiqu'elles prononcent des mots, ces mots sont parfaitement inutiles ; ce n'est point le sens du mot qu'ils entendent, mais l'accent dont il est accompagné. Au langage de la voix se joint celui du geste, non moins énergique. Ce geste n'est pas dans les faibles mains des enfants, il est sur leurs visages. Il est étonnant combien ces physionomies mal formées ont déjà d'expression : leurs traits changent d'un instant à l'autre avec une inconcevable rapidité : vous y voyez le sourire, le*désir, l'effroi, naître et passer comme autant d'éclairs : à chaque fois vous croyez voir un autre visage. Ils ont certainement les muscles de la face plus mobiles que nous. En revanche, leurs yeux ternes ne disent presque rien. Tel doit être le genre de leurs signes dans un âge où l'on n'a que des besoins corporels : l'expression des sensations est dans les grimaces ; l'expression des sentiments est dans les regards1. Comme le premier état de l'homme est la misère et la faiblesse, ses premières voix sont la plainte et les pleurs. L'enfant sent ses besoins et ne les peut satisfaire : il implore le secours d'autrui par des cris ; s'il a faim ou soif, il pleure ; s'il a trop froid ou trop chaud, il pleure; s'il a besoin de mouvement et qu'on le tienne en repos, il pleure; s'il veut dormir et qu'on l'agite, il pleure. Moins sa manière d'être est à sa disposition, plus il demande fréquemment qu'on la change. Il n'a qu'un langage, parce qu'il n'a, pour ainsi dire, qu'une sorte de mal-être : dans l'imperfection de ses organes, il ne distingue point leurs impressions diverses; tous les maux ne forment pour lui qu'une sensation de douleur.
1. Observations à retenir sur les premières émotions et leurs ex pressions, que l'enfant possède à un très haut degré, qu'il manifeste au dehors dans ses mouvements, dans ses gestes, sa physionomie, son extraordinaire mobilité de traits et d'attitudes. Auteurs Pédagogiques. E. N. 6
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De ces pleurs qu'on croirait si peu dignes d'attention, naît le premier rapport de l'homme à tout ce qui l'environne : ici se l'orge le premier anneau de cette longue chaîne dont l'ordre social est formé. Quand l'enfant pleure, il est mal à son aise ; il a quelque besoin qu'il ne saurait satisfaire : on examine, on cherche ce besoin, on le trouve, on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand on n'y peut pourvoir, les pleurs continuent; on en est importuné : on flatte l'enfant pour le faire taire, on le berce, on lui allante pour l'endormir ; s'il s'opiniâtre, on s'impaHiente, on le menace ; des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà d'étranges leçons pour son entrée à la vie. Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ :jele crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme servile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais ; le malheureux suffoquait de colère ; il avait perdu la respiration ; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus ; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'aurais douté que le sentiment du juste et de l'injuste lut inné dans le cœur de l'homme, cet exemple seul m'aurait convaincu. Je suis sûr qu'un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l'intention manifeste de l'offenser. Cette disposition des enfants à l'emportement, au dépit, à la colère, demande des ménagements excessifs. Éloignez d'eux avec le plus grand soin les domestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent; ils leur sont cent fois plus dangereux, plus funestes que les injures de l'air et des saisons. Tant que les enfants ne trouveront de résistance que dans les choses et
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jamais dans les volontés, ils ne deviendront ni mutins ni colères, et se conserveront mieux en santé: C'est ici une des raisons pourquoi les enfants du peuple, plus libres, plus indépendants, sont généralement moins infirmes, moins délicats, plus robustes, que ceux qu'on prétend mieux élever en les contrariant sans cesse : mais il faut songer toujours qu'il y a bien de la différence entre leur obéir et ne les pas contrarier. Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l'on n'y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres; ils commencent par se-faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse, d'où vient d'abord le sentiment de leur dépendance, naît ensuite l'idée de l'empire et de la domination : mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n'est pas dans la nature ; et l'on voit déjà pourquoi, dès ce premier âge, il importe de démêler l'intention secrète qui dicte le geste ou le cri. Quand l'enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l'objet, parce qu'il n'en estime pas la distance : il est dans l'erreur; mais, quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s'abuse plus sur la distance; il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas, portez-le à l'objet lentement et à petits pas; dans le second, ne faites pas seulement semblant de l'entendre : plus il criera, moins vous devez l'écouter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n'est pas leur maître; ni aux choses, car elles nè l'entendent point. Ainsi quand un enfant désire quelque chose qu'il voit et qu'on veut lui donner, il vaut mieux porter l'enfant à l'objet que d'apporter l'objet à l'enfant : il tire de cette pratique une conclusion qui est de son âge, et il n'y a point d'autre moyen de la lui suggérer.
�LIVRE II
Le livre II prend l'enfant à la cinquième année el le conduit jusqu'à la douzième. Pas de précautions exagérées, ni rudesses, ni punitions. Dès le début du livre, Rousseau défend les droits de l'enfant au bonheur, fait une amère critique de l'éducation telle que la conçoivent les hommes, « éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfant de chaînes de toute espèce, et commence par le rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu'il ne jouira jamais ». Rousseau pose ensuite le principe de la nécessité, du maintien « de l'enfant dans la seule dépendance des choses », en lui faisant sentir sa faiblesse, sans jamais faire peser sur lui le joug de l'autorité du maître; et le principe d'une éducation négative, car la plus importante et la plus utile règle de l'éducation, « ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre ». Aussi Rousseau, s'il se résigne à donner un précepteur à Emile, le tr ans former a-t-ïl en une sorte de préparateur de scènes habilement amenées en vue de concourir à l'instruction de son élève. Ce milieu, que l'auteur nous dit être celui de la nature, est artificiel el convenu, bien différent des conditions réelles de la société, considération à ne pas perdre de vue à la lecture de ce livre.
Ne vous pressez point d'instruire les enfants. L'enfant doit d'abord jouer.
Respectez l'enfance, et ne vous pressez point de la juger, soit en bien, soit en mal. Laissez les exceptions s'indiquer, se prouver, se confirmer longtemps avant d'adopter pour elles des méthodes particulières. Laissez
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longtemps agir la nature avant de vous mêler d'agir à sa place, de peur de contrarier ses opérations. Vous connaissez, dites-vous, le prix du temps et n'en voulez point perdre. Vous ne voyez pas que c'est bien plus le perdre d'en mal user que de n'en rien faire, et qu'un enfant mal instruit est plus loin de la sagesse que celui qu'on n'a point instruit du tout. Vous êtes alarmé de le voir consumer ses premières années à ne rien faire ! Comment! n'est-ce rien que d'être heureux! n'est-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journée ? De sa vie il ne sera si occupé. Platon, dans sa République qu'on croit si austère, n'élève les enfants qu'en fêtes, jeux, chansons, passe-temps; on dirait qu'il a tout fait quand il leur a bien appris à se réjouir1, et Sénèque, parlant de l'ancienne jeunesse romaine : « Elle était, dit-il, toujours debout; on ne lui enseignait rien qu'elle dût apprendre assise ». En valait-elle moins, parvenue à l'âge viril? Effrayez-vous donc peu de cette oisiveté prétendue. Que diriez-vous d'un homme qui, pour mettre toute sa vie à profit, ne voudrait jamais dormir? Vous diriez : Cet homme est insensé ; il ne jouit pas du temps, il se l'ôte; pour fuir le sommeil, il court à la mort. Songez donc que c'est ici la même chose et que l'enfance est le sommeil do la raison. L'apparente facilité d'apprendre est cause de la perte des enfants. On ne voit pas que cette facilité même est la preuve qu'ils n'apprennent rien. Leur cerveau lisse
i. La première éducation ncdoit consisterai en lectures ni en devoirs, mais en jeuxbien choisis. Fénelon avait déjà dit : Laissez donc jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec le jeu... Les anciens l'entendaient bien mieux : c'est par le plaisir des vers et de la musique que les principales sciences, les maximes des vertus et la politesse des mœurs s'introduisirent chez les Hébreux, chez les Égyptiens et chez les Grecs. Les gens sans lecture ont peine à le croire, tant cela est éloigné de nos coutumes. • {Traité de l'éducation, ch. V, Instructions indirectes.) Et Montaigne : « C'est merveille combien l'Iaton se montre soigneux en ses Lois de la gaieté et passe-temps de la jeunesse de sa cité; et combien il s'arrête à leurs jeux, chansons, sauts et danses, desquelles il dit que l'antiquité a donné la conduite et le patronage aux dieux mêmes,Apollon, aux Muses et Minerve. {Essais. L. II, ch. xxi.)
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et poli rend comme un miroir les objets qu'on lui présente ; mais rien ne reste, rien ne pénètre *. L'enfant retient les mots ; les idées se réfléchissent2 ; ceux qui l'écoutent, les entendent; lui seul ne les entend point.
Les sensations et les perceptions. Distinction entre l'idée et l'image.
Quoique la mémoire et le raisonnement soient deux facultés essentiellement différentes, cependant Tune ne se développe véritablement qu'avec l'autre. Avant l'âge de raison, l'enfant ne reçoit pas des idées, mais des images; et il y a cette différence entre les unes et les autres, que les images ne sont que des -peinturesjibsolues de^_^bjetssejisihles, et que les idées sorttPcIes notions des objets déterminées par des rapports. Une image peut être seule dans l'esprit qui se la représente; mais toute idée en suppose d'autres. Quand on imagine, on ne fait que voir ; quand on conçoit, on compare. Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos perceptions ou idées naissent d'un principe actif qui juge.
Caractère de la mémoire enfantine.
Je dis donc que les enfants, n'étant pas capables de jugement, n'ont point de véritable mémoire3. Ils re1. Jugement excessif. L'enfant retient plus facilement les mots qu'il ne comprend les idées qu'ils expriment, mais il peut comprendre les idées simples, si l'on prend soin de les lui présenter sous une forme accessible à son intelligence. 2. Comme un rayon lumineux se réfléchit sur une surface plane sans y laisser d'empreinte. 3. Rousseau distingue ici la mémoire des mots de la mémoire des idées, Il est exact que l'enfant retient les sensations et les images, c'est-à-dire ce qu'il peut percevoir et sentir, et ne retient pas les idées abstraites, parce qu'il ne peut les comprendre.
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tiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des idées, plus rarement leurs liaisons. En m'objectant qu'ils apprennent quelques éléments de géométrie, on croit bien prouver contre moi; et, tout au contraire, c'est pour moi qu'on prouve ; on montre que loin de savoir raisonner d'eux-mêmes, ils ne savent pas même retenir les raisonnements d'autrui ; car suivez ces petits géomètres dans leur méthode : vous voyez aussitôt qu'ils n'ont retenu que l'exacte impression de la figure et les termes de la démonstration. A la moindre objection nouvelle, ils n'y sont plus ; renversez la figure, ils n'y sont plus Tout leur savoir est dans la sensation ; rien n'a passé jusqu'à l'entendement. Leur mémoire elle-même n'est guère plus parfaite que leurs autres facultés, puisqu'il faut / presque toujours qu'ils rapprennent, étant grands, les/ choses dont ils Ont appris les mots dans l'enfance./
Ne parler aux enfants que de ce qu'ils peuvent^ comprendre. — La science des mots.
Je suis cependant bien éloigné de penser que les enfants n'aient aucune espèce de raisonnement2; au con1. L'observation ne s'applique pas seulement aux petits enfants, mais aussi aux enfants d'âge scolaire. Toutefois, si la démonstration a été comprise, le maître pourra renverser la figure de géométrie, sans que l'enfant cesse, pour cela, de comprendre. 2. Rousseau a dit plus haut : « Raisonner avec les enfants était la grande maxime de Locke ; c'est la plus en vogue aujourd'hui ; son succès ne me paraîl pourtant pas fort propre à la mettre en crédit, et, pour, moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec qui on. a tant raisonné. » Rousseau se rend compte de ses contradictions et s'en défend en rejetant la faute sur l'équivoque des mots el l'insuffisance des définitions. « J'ai fait cent fois réflexion en écrivant qu'il est impossible, dans un long ouvrage, de donner toujours les mêmes sens aux mêmes mots. Il n'y a point de langue assez riche pour fournir autant de termes, de tours et de phrases, que nos idées peuvent avoir de modifications. La méthode de définir tous les termes, et de substituer sans cesse la définition à la place du défini, est belle, mais impraticable; car comment éviter le cercle? Les définitions pourraient être bonnes, si l'on n'employait pas des
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EXTRAITS DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
traire, je vois qu'ils raisonnent très bien dans tout ce qu'ils connaissent et qui se rapporte à leur intérêt présent et sensible. Mais c'est sur leurs connaissances que l'on se trompe, en leur prêtant celles qu'ils n'ont pas, et les faisant raisonner sur ce qu'ils ne sauraient comprendre. On se trompe encore en voulant les rendre attentifs à des considérations qui ne les touchent en aucune manière, comme celle de leur intérêt à venir, de leur bonheur étant hommes, de l'estime qu'on aura pour eux quand ils seront grands; discours qui, tenus à des êtres dépourvus de toute prévoyance, ne signifient absolument rien pour eux. Or, toutes les études forcées de ces pauvres infortunés tendent à ces objets entièrement étrangers à leurs esprits. Qu'on juge de l'attention qu'ils y peuvent donner. Les pédagogues qui nous étalent en grand appareilles instructions qu'ils donnent à leurs disciples, sont payés pour tenir un autre langage : cependant on voit, par leur propre conduite, qu'ils pensent exactement comme moi ; car que leur apprennent-ils enfin? Des mots, encore des mots, et toujours des mots. Parmi les diverses sciences qu'ils se vantent de leur enseigner, ils se gardent bien de choisir celles qui leur seraient véritablement utiles, parce que ce seraient des sciences de choses, et qu'ils n'y réussiraient pas; mais celles qu'on paraît savoir quand on en sait les termes, le blason, la géographie, la chronologie, les langues, etc., toutes études si loin de l'homme, et surtout de l'enfant, que c'est une merveille
jnols pour les faire. Malgré cela, je suis persuadé qu'on peut être clair, même dans la pauvreté de notre langue, non pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en sorte, autant de fois qu'on emploie chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit suffisamment déterminée par les idées qui s'y rapportent, et que chaque période où ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire, de définition. Tantôt je dis que les enfants sont incapables de raisonnement, et tantôt je les fais raisonner avec assez de finesse. Je ne crois pas en cela me contredire dans mes idées, mais je ne puis disconvenir que je ne me contredise souvent dans mes expressions. » {Note de Rousseau.)
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si rien de tout cela lui peut être utile une seule fois en sa vie *.
Les choses avant les signes.
En quelque étude que ce puisse être, sans l'idée des choses représentées, les signes représentants ne sont rien. On borne pourtant toujours l'enfant à ces signes, sans jamais pouvoir lui faire comprendre aucune des choses qu'ils représentent. En pensant lui apprendre la description de la terre, on ne lui apprend qu'à connaître des cartes : on lui apprend des noms de villes, de pays, de rivières, qu'il ne conçoit pas exister ailleurs que sur le papier où l'on les lui montre. Je me souviens d'avoir vu quelque part une géographie qui commençait ainsi : Qu'est-ce que le monde? C'est un globe de carton. Telle est précisément la géographie des enfants. Je pose en fait qu'après deux ans de sphère et de cosmographie, il n'y a pas un seul enfant de dix ans qui, sur les règles qu'on lui a données, sût se conduire de Paris à SaintDenis. Je pose en fait qu'il n'y en a pas un qui, sur un plan du jardin de son père, fût en état d'en suivre les détours sans s'égarer2. Voilà ces docteurs qui savent à point nommé où sont Pékin, Ispahan, le Mexique et tous les pays de la terre.
1. Rousseau s'élève avec raison contre l'étude des mots, des notions abstraites, hors de la portée des enfants. Mieux vaut leur montrer et leur faire observer les choses, les mettre en contact avec la réalité, les retenir assez longtemps dans les études concrètes ; mais il englobe dans une même réprobation des études qui sont loin d'être également inutiles. 2. Les criliquesde Rousseau sur la manière dont on a enseigné, et dont on enseigne encore quelquefois la géographie, sont fort justes. — La vraie méthode consiste à montrer les choses avant de les nommer, à faire connaître à l'enfant le plan de l'école, du jardin, du village qu'il habite, puis les accidents géographiques de la commune, avant de vouloir aborder l'étude des cartes. De l'emploi d'une méthode condamnable, on ne saurait tirer argument pour condamner l'étude de la géographie.
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PÉDAGOGIQUES
Ne pas laisser l'enfant se payer de mots. S'il n'y a point de science de mots, il n'y a point d'étude propre aux enfants '. S'ils n'ont pas de vraies idées, ils n'ont point de véritable mémoire, car je n'appelle pas ainsi celle qui ne retient que des sensations. Que sert d'inscrire dans leur tête un catalogue de signes qui ne représentent rien pour eux? En apprenant les choses, n'apprendront-ils pas les signes? Pourquoi leur donner la peine inutile de les apprendre deux fois ? Et cependant quels dangereux préjugés ne commence-t-on pas à leur inspirer, en leur faisant prendre pour de la science des mots qui n'ont aucun sens j)Our eux ! C'est du premier mot dont l'enfant se paye, c'est de la première chose qu'il apprend sur la parole d'autrui, sans en avoir l'utilité lui-même, que son jugement est perdu : il aura longtemps à briller aux yeux des sots avant qu'il répare une telle perte. Comment il faut cultiver la mémoire. Si la nature donne au cerveau d'un enfant cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes d'impressions, ce n'est pas pour qu'on y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphère, de géographie, et tous ces mots, sans aucun sens pour son âge et sans aucune utilité pour quelque âge que ce soit, dont on accable sa triste et stérile enfance ; mais c'est pour que toutes les idées qu'il peut concevoir et qui lui sont utiles, toutes celles qui se rapportent à son bonheur
1. Il n'yapas de science des mots; néanmoins il faut que l'enfant apprenne des mots, un vocabulaire, sans lequel il lui serait impossible d'apprendre la science.Au maître, à séparer lemoinspossiblel'idéedu signe qui la représente.
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et doivent l'éclairer un jour sur ses devoirs, s'y tracent de bonne heure en caractères ineffaçables, et lui servent à se conduire pendant sa vie d'une manière convenable à son être et à ses facultés. Sans étudier dans les livres, l'espèce de mémoire que peut avoir un enfant ne reste pas pour cela oisive ; tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend le frappe, et il s'en souvient; il tient registre en lui-même des actions, des discours des hommes ', et tout ce qui l'environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mémoire, en attendant que son jugement puisse en profiter. C'est dans le choix de ces objets, c'est dans i le soin de lui présenter sans cesse ceux qu'il peut connaîlre et de lui cacher ceux qu'il doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver en lui celle première faculté ; et c'est par là qu'il faut tâcher de lui former un magasin de connaissances qui servent à son éducation durant sa jeunesse et à sa conduite dans tous les temps. Cette méthode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges et ne fait pas briller les gouvernantes et les précepteurs ; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps et d'entendement, qui, sans s'être fait admirer étant jeunes, se font honorer étant grands. L'enfant ne doit rien apprendre par cœur, pas même les fables de La Fontaine. Emile n'apprendra jamais rien par cœur2, pas même des fables, pas même celles de La Fontaine, toutes naïves,
1. Puisqu'Emile « tiendra registre des discours des liommes.>, pourquoi alors ne pas vouloir qu'il étudie dans les bons livres, qui ne sont (lue des discours écrits? > La lecture des bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées. • (Descartes.) . Si Emile n'apprend rien par cœur, il n'apprendra pas sa langue ma-
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PEDAGOGIQUES
toutes charmantes qu'elles sont, car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de l'histoire ne sont l'histoire. Comment peut-on s'aveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants, sans songer que l'apologue, en les amusant, les abuse; que, séduits par le mensonge, ils laissent échapper la vérité et que ce qu'on fait pour leur rendre l'instruction agréable les empêche d'en profiter? Les fables peuvent instruire les hommes ; mais il faut dire la vérité nue aux enfants1 ; sitôt qu'on la couvre d'un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever. On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit, mais voyons si ce sont des vérités. Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre, parce que, quelque effort qu'on fasse pour les rendre simples, l'instruction qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu'on achète l'agrément.aux dépensdela clarté2.
ternelle, ni rien de ce que Rousseau veut qu'il apprenne. Il est à peine besoin de souligner le paradoxe développé ici par l'auteur, et contre lequel s'élèvent la raison et l'expérience. 1. Il est difficile de souscriré au jugement de Rousseau. Les fables sont utiles, et l'on peut, grâce à elles, enseigner à l'enfant des notions morales; la « vérité nue » les toucherait fort peu. • Platon, ayant banni Homère de sa république, y donna à Esope une place très honorable. II souhaite que les enfants sucent ses fables avec le lait; il recommande aux nourrices de les leur apprendre, car on ne saurait s'accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu... Elles ne sont pas seulement morales ; elles donnent encore d'autres connaissances : les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. » (LaFontaine, Fables : Préface.) 2. S'il fallait ne donner à lire aux enfants que ce qu'ils peuvent com-
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Condamnation des livres, instruments de supplice de l'enfant. En ôtant ainsi tous les devoirs des enfants, j'ôte les instruments de leur plus grande misère, savoir les livres. La lecture est le fléau de l'enfance1, et presque la seule occupation qu'on lui sait donner. A peine à douze ans limile saura-1-il ce que c'est qu'un livre. Mais il faut bien au moins, dira-t-on, qu'il sache lire. J'en conviens : il faut qu'il sache lire quand la lecture lui est utile; jusqu'alors, elle n'est bonne qu'à l'ennuyer. Si l'on ne'doit rien exiger des enfants par obéissance, il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l'avantage actuel et présent, soit d'agrément, soit d'utilité; autrement quel motif les porterait à l'apprendre? L'art de parler aux absents et de les entendre, l'art de leur communiquer au loin sans médiateur nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont l'utilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel prodige, cet art si utile et si agréable est-il devenu un tourment pour l'enfance? Parce qu'on la contraint de s'y appliquer malgré elle, et qu'on le met à des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n'est pas fort curieux de perfectionner l'instruprendre entièrement, les livres à mettre entre leurs mains seraient singulièrement restreints. L'enfant ne comprend pas toutes les beautés et les finesses de la plus simple des fables de La fontaine, mais il ne s'ensuit pas qu'on ne doive en faire apprendre aucune. i. Il est des livres qui ne conviennent pas à l'enfance ; mais combien d'autres les instruisent en les intéressant ! Quiconque a observé les enfants a constaté qu'ils prennent à la lecture un très grand plaisir. L'essentiel est de bien choisir les livres qu'on leur donne. Rousseau n'at-il pas écrit : « Ma mère avait laissé des romans : nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était d'abord question que de m'exercer à la lecture par des livres amusants, mais bientôt l'intérêt devint si vif que nous Usions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume ». (Les Confessions, partie 1, livre I.) Auteurs Pédagogiques, E. N. 7
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ment avec lequel on le tourmente ; mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs, et bientôt il s'y appliquera malgré vous. On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire ; on invente des bureaux1, des cartes; on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie. Locke veut qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tous ceux-là, et celui qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés ; toute méthode lui sera bonne.
Il faut faire appel au mobile de l'intérêt.
L'intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin. Emile reçoit quelquefois de son père, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des billets d'invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur l'eau, pour voir quelque fête publique. Ces billets sont courts, clairs, nets, bien écrits. 11 faut trouver quelqu'un qui les lui lise : ce quelqu'un ou ne se trouve pas toujours à point nommé, ou rend à l'enfant le peu de complaisance que l'enfant eut pour lui la veille. Ainsi l'occasion, le moment se passe. On lui lit enfin le billet, mais il n'est plus temps. Ah! si l'on eût su lire soi-même! On en reçoit d'autres : ils sont si courts! le sujet en est si intéressant! on voudrait essayer de les déchiffrer; on trouve tantôt de l'aide et tantôt des refus. On s'évertue, on déchiffre enfin la moitié d'un billet; il s'agit d'aller demain manger de la crème... on ne sait où ni avec qui... Combien on fait d'efforts pour lire le reste! Je ne crois pas qu'Kmile ait
i. Il s'agit de l'invention d'un contemporain de Jean-Jacques, Louis Dumas, qui avait imaginé un bureau typographique destiné à enseigner aux enfants la lecture, la grammaire, l'orthographe, en les amusant.
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besoin du bureau. Parlerai-je à présent de l'écriture? Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries dans un traité de l'éducation.
/Importance des sens pour l'acquisition des idées.
Un enfant est moins grand qu'un homme ; il n'a ni sa force ni sa raison : mais il voit et entend aussi bien que lui, ou à très peu près; il aie goûtaussi sensible, quoiqu'il l'ait moins délicat, et distingue aussi bien les odeurs, quoiqu'il n'y mette pas la même sensualité^ Les premières facultés qui se forment et se perfectionnent en nous sont les sens. Ce sont les premières qu'il faudrait cultiver ; ce sont les seules qu'on oublie, ou celles qu'on néglige le plus1. Exercer les sens n'est pas seulement en faire usage; c'est apprendre à bien juger par eux : c'est apprendre, pour ainsi dire, à sentir, car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme nous avons appris. Il y a un exercice purement naturel et mécanique, qui sert à rendre le corps robuste sans donner aucune prise au jugement : nager, courir, sauter, fouetter un sabot, lancer des pierres; tout cela est fort bien; mais n'avonsnous que des bras et des jambes? n'avons-nous pas aussi des yeux, des oreilles? et ces organes sont-ils superflus à l'usage des premiers ? N'exercez donc pas seulement les forces, exercez tous les sens qui les dirigent; tirez de chacun d'eux tout le parti possible, puis vérifiez l'impression de l'un par l'autre. Mesurez, comp1. Après avoir de nouveau insisté sur la nécessité deforlilicr le corps, de le rendre robuste, d'observer une saine hygiène, de combattre la mollesse, d'endurcir l'organisme, Rousseau aborde l'éducation des sens, çt fait réellement de l'éducation positive. Rabelais, Locke, avaient esquissé le sujet. Rousseau le traite avec d'amples développements. Ses disciples, Basedow, Pestalozzi, Frœbel, Herbart, Mm0 Pape Carpantier, el tous les pédagogues modernes s'inspireront de Rousseau en traitant ce sujet.
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tez, pesez, comparez. N'employez la force qu'après avoir estimé la résistance : faites toujours en sorte que l'estimation de l'effet précède l'usage des moyens. Intéressez l'enfant à ne jamais faire d'efforts insuffisants ou superflus. Si vous l'accoutumez à prévoir ainsi l'effet de tous ses mouvements et à redresser ses erreurs par l'expérience1, n'est-il pas clair que plus il agira, plus il deviendra judicieux? S'agit-il d'ébranler une masse ? s'il prend un levier trop long, il dépensera trop de mouvement ; s'il le prend trop court, il n'aura pas assez de force : l'expérience lui peut apprendre à choisir précisément le bâton qu'il lui faut. Cette sagesse n'est donc pas au-dessus de son âge. S'agit-il de porter un fardeau? s'il veut lé prendre aussi pesant qu'il peut le porter et n'en point essayer cju'il ne soulève, ne sera-1-il pas forcé d'en estimer le poids à la vue? Sait-il comparer des masses de mênie matière et de différentes grosseurs? qu'il choisisse entre des masses de même grosseur et de différentes matières ; il faudra bien qu'il s'applique à comparer leurs poids spécifiques. J'ai vu un jeune homme très bien élevé, qui ne voulut croire qu'après l'épreuve qu'un seau plein de gros copeaux de bois de chêne fût moins pesant que le même seau rempli d'eau.
1. Les sens nous donnent des sensations qui sont telles qu'elles doivent être; mais ■ il est nécessaire de vérifier l'impression de l'un par l'autre • ; sinon, nous sommes exposés à nous tromper en interprétant malles données qu'ils nous fournissent. Il n'y a pas erreur des sens, mais erreur de jugement, de raisonnement. « La première fois qu'un enfant voit un bâton à moitié plongé dans l'eau, il voit un bâton brisé: la sensation est vraie, et elle ne laisserait pas de l'être quand même nous ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu'il voit, il dit: Un bâton brisé; et il dit vrai, car il est très sûr qu'il a la sensation d'un bâton brisé. Mais quand, trompé par son jugement, il va plus loin, et qu'après avoir affirmé qu'il voit un bâton, il affirme encore que ce qu'il voit est en effet un bâton brisé, alors il dit faux. Pourquoi cela? parce qu'alors il devient actif, et qu'il ne juge plus par inspection, mais par induction, en affirmant ce qu'il ne sent pas, savoir que le jugement qu'il reçoit par un sens serait confirme par un autre. »,Rousseau, Èniile, L.m). L'erreur de l'enfant provient de l'ignorance des lois de la réfraction.
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Importance du sens du toucher. Nous ne sommes pas également maîtres de l'usage de tous nos sens. Il y en a un, savoir le toucher, dont l'action n'est jamais suspendue durant la veille ; il a été répandu sur la surface entière de notre corps, comme une garde continuelle, pour nous avertir de tout ce qui peut l'offenser. C'est aussi celui dont, bon gré mal gré, nous acquérons lé plus tôt l'expérience par cet exercice continuel, et auquel, par conséquent, nous avons moins besoin de donner une culture particulière. Cependant nous observons que les aveugles ont le tact plus sûr et plus fin que nous, parce que, n'étant pas guidés par la vue, ils sont forcés d'apprendre à tirer uniquement du premier sens les jugements que nous fournit l'autre. Pourquoi donc ne nous exerce-t-on pas à marcher comme eux dans l'obscurité, à connaître les corps que nous pouvons atteindre, à juger des choses qui nous environnent, à faire en un mot, de nuit et sans lumière, tout ce qu'ils font de jour et sans yeux ? Tant que le soleil luit, nous avons sur eux l'avantage; dans les ténèbres, ils sont nos guides à leur tour. Nous sommes aveugles la moitié de la vie, avec la différence que les vrais aveugles savent toujours se conduire, et que nous n'osons faire un pas au cœur de la nuit. On a de la lumière, me dira-t-on. Eh quoi!toujours des machines! Qui vous répond qu'elles vous suivront partout au besoin? Pour moi, j'aime mieux qu'Emile ait des yeux au bout de ses doigts que dans la boutique d'un chandelier. Le toucher supplée à la vue. Ètes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit? Frappez des mains : vous apercevrez, au résonne-
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ment du lieu, si l'espace est grand ou petit, si vous êtes au milieu ou dans un coin. À demi-pied d'un mur, l'air, moins ambiant et plus réfléchi, vous porte une autre sensation au visage. Restez en place, et tournezvous successivement de tous les côtés; s'il y a une porte ouverte, un léger courant d'air vous l'indiquera. Êtes-vous dans un bateau? vous connaîtrez, à la manière dont l'air vous battra le visage, non seulement en quel sens vous allez, mais si le fil de la rivière vous entraîne lentement ou vite. Ces observations et mille autres semblables ne peuvent bien se faire que de nuit ; quelque attention que nous voulions leur donner en plein jour, nous serons aidés ou distraits par la vue ; elles nous échapperont. Cependant il n'y a encore ici ni mains nibâton. Que de connaissances oculaires1 on peut acquérir par le toucher, même sans rien toucher du tout ! Quoique le toucher soit de tous nos sens celui dont nous avons le plus continuel exercice, ses jugements restent pourtant, comme je l'ai dit, imparfaits et grossiers2 plus que ceux d'aucun autre, parce que nous mêlons continuellement à son usage celui de la vue, et que l'œil, atteignant l'objet plus tôt que la main, l'esprit juge presque toujours sans elle. En revanche, les jugements du tact sont les plus sûrs, précisément parce qu'ils sont les plus bornés ; car, ne s'étendant qu'aussi loin que nos mains peuvent atteindre, ils rectifient
1. Acquises ordinairement par le sens de la vue. Il y a dans ce développementune sériede remarques judicieuses. Lesensdu toucher, dont la main est le plus précieux instrument, nous fournit des données multiples. Non seulement il contrôle, dans beaucoup de cas, le sens de la vue, mais il acquiert, notamment chez les aveugles, une finesse, une précision, qui permettent de reconnaître les figures, et même de percevoir les sons musicaux, par les vibrations qui affectent le tact. 2. Rousseau distingue ici les jugements du toucher de ceux du tact. Ceuxdu toucher sont parfois erronés, parce qu'ils dérivent de la fusion des sensations visuelles et des sensations tacliles, souvent des sensations visuelles seulement. C'est la vue, et non la main, qui provoque des jugements « imparfaits et grossiers ».
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l'étôurderie des autres sens1, qui s'élancent au loin sur des objets qu'ils aperçoivent à peine, au lieu que tout ce qu'aperçoit le toucher, il l'aperçoit bien. Ajoutez que, joignant, quand il nous plaît, la force des muscles à l'action des nerfs, nous unissons, par une sensation simultanée, au jugement delà température, des grandeurs, des figures, le jugement du poids et de la solidité. Ainsi le toucher, étant de tous les sens celui qui nous instruit le mieux de l'impression que les corps étrangers peuvent faire sur le nôtre, est celui dont l'usage est le plus fréquent, nous donne le plus immédiatement la connaissance nécessaire à notre conservation.
Le toucher supplée à l'ouïe.
Comme le toucher exercé supplée à la vue, pourquoi ne pourrait-il pas suppléer à l'ouïe jusqu'à un certain point, puisque les sons excitent dans les corps sonores des ébranlements sensibles au tact? En posant une main sur le corps d'un violoncelle, on peut, sans le secours des yeux ni des oreilles, distinguer, à la seule manière dont le bois vibre et frémit, si le son qu'il rend est grave ou aigu, s'il est tiré de la chanterelle ou du bourdon. Qu'on exerce le sens à ces différences, je ne doute pas qu'avec le temps on n'y puisse devenir sensible au point d'entendre un air entier par les doigts. Or, ceci supposé, il est clair qu'on pourrait aisément parler aux sourds en musique2 : car les tons et les temps n'étant pas moins susceptibles de combinaisons régulières que les articulations et les voix, peuventêtre pris de même pourles éléments du discours.
1. Les sens ne peuvent (''Ire taxes d'étourderie. Chacun d'eux eslinfaillifole dans les sensations qui lui sont propres. Mais ces sensations ne sont que des signes. L'éducation des sens a pour objet de nous apprendre à interpréter ces signes, c'est-à-dire les impressions reçues. 2. Une Américaine, Laura Bridgeman (née en 1829), devenue à deux ans sourde, muette, aveugle, n'ayant qu'une sensibilité confuse de l'odora
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Modifications du sens du toucher.
Il y a des exercices qui émoussent le sens du toucher et le rendent plus obtus ; d'autres, au contraire, l'aiguisent et le rendent plus délicat et plus fin. Les premiers, joignant beaucoup de mouvement et de force à la continuelle impression des corps durs, rendent la peau rude, calleuse, et lui ôtent le sentiment naturel ; les seconds sont ceux qui varient ce même sentiment par un tact léger et fréquent, en sorte que l'esprit, attentif à des impressions incessamment répétées, acquiertla facilité de juger toutes leurs modifications. Cette. différence est sensible dans l'usage des instruments de musique : le toucher dur et meurtrissant du violoncelle, de la contrebasse, du violon même, en rendant les doigts plus flexibles, racornit leurs extrémités. Le toucher lisse et poli du clavecin les rend aussi flexibles et plus sensibles en même temps. En ceci donc le clavecin esta préférer.
Il faut émousser le sens du toucher.
Il importe que la peau s'endurcisse aux impressions de l'air et puisse braver ses altérations, car c'est elle qui défend tout le reste. A cela près, je ne voudrais pas que la main, trop servilement appliquée aux mêmes travaux, vînt à s'endurcir, ni que sa peau, devenue presque osseuse, perdît ce sentiment exquis qui donne à connaître quels sont les corps sur lesquels on la passe, et, selon l'espèce de contact, nous fait quelquefois, dans l'obscurité, frissonner en diverses manières.
et du goût, mais qui possédait un sens merveilleusement délicat du toucher, percevait les sons musicaux sous forme de vibrations en tenant entre ses mains une boite à musique.
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Pourquoi faut-il que mon élève soit forcé d'avoir toujours sous ses pieds une peau de bœuf? Quel mal y aurait-il que la sienne propre pût au besoin lui servir de semelle? Il est clair qu'en cette partie la délicatesse de la peau ne peut jamais être utile à rien, et peut souvent beaucoup nuire. Eveillés à minuit, au cœur de l'hiver, par l'ennemi dans leur ville, les Genevois trouvèrent plus tôt leurs fusils que leurs souliers. Si nul d'eux n'avait su marcher nu-pieds, qui sait si Genève n'eût point été prise1 ? Armons toujours l'homme contre les accidents imprévus. Qu'Émile coure les matins à pieds nus en toute saison, par la chambre, par l'escalier, par le jardin; loin de l'en gronder, je l'imiterai ; seulement j'aurai soin d'écarter le verre. Du reste, qu'il apprenne à faire tous les pas qui favorisent les évolutions du corps, à prendre, dans toutes les attitudes une position aisée et solide ; qu'il sache sauter en éloignement, en hauteur, grimper sur un arbre, franchir un mur; qu'il trouve toujours son équilibre; que tous ses mouvements, ses gestes soient ordonnés selon les lois de la pondération, longtemps avant que la statique se mêle de les lui expliquer. A la manière dont son pied pose à terre et dont son corps porte sur sa jambe, il doit sentir s'il est bien ou mal. Une assiette assurée a toujours de la grâce, et les postures les plus fermes sont aussi les plus élégantes. Les données de la vue nous trompent souvent. Autant le toucher concentre ses opérations autour de l'homme, autant la vue étend les siennes au-delà de lui ; c'est là ce qui rend celles-ci trompeuses : d'un
l. Allusion au lait historique suivant : Le due de Savoie, Charles-Emmanuel, assiégeait Genève. Dans la nuit du 12 décembre 1602,il réussit à faire escalader le rempart par ses soldats. Les Genevois se levèrent en hâte et repoussèrent l'ennemi.
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coup d'œil un homme embrasse la moitié de son horizon. Dans cette multitude de sensations simultanées et de jugements qu'elles excitent, comment ne se tromper sur aucun? Ainsi la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisément parce qu'il est le plus étendu, et que, précédant de bien loin tous les autres, ses opérations sont trop promptes et trop vastes pour pouvoir être rectifiées par eux. Il y a plus : les illusions mêmes de la perspective nous sont nécessaires pour parvenir à connaître l'étendue et à comparer ses parties. Sans les fausses apparences, nous ne verrions rien dans l'éloignement; sans les gradations de grandeur et de lumière, nous ne pourrions estimer aucune distance, ou plutôt il n'y en aurait point pour nous. Si, de deux arbres égaux, celui qui est à cent pas de nous nous paraissait aussi grand et aussi distinct que celui qui est à dix, nous les placerions à côté l'un de l'autre. Si nous apercevions toutes les dimensions des objets sous leur véritable mesure, nous ne verrions aucun espace, et tout nous paraîtrait sur notre œil. Le sens de la vue n'a, pour juger la grandeur des objets et leur distance, qu'une même mesure, savoir l'ouverture de l'angle qu'ils font dans notre œil ; et, comme cette ouverture est un effet simple d'une cause composée, le jugement qu'il excite en nous laisse chaque cause particulière indéterminée ou devient nécessairement fautif; car comment distinguera la simple vue si l'angle sous lequel je vois un objet plus petit qu'un autre, est tel parce que ce premier objet est en effet plus petit, ou parce qu'il est plus éloigné? Il faut contrôler par le toucher les données de la vue. Il faut donc suivre ici une méthode contraire à la précédente ; au lieu de simplifier la sensation, la doubler, la
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vérifier toujours par une autre, assujettir l'organe visuel à l'organe tactile, et réprimer, pour ainsi dire, l'impétuosité du premier sens par la marche pesante et réglée du second. Faute de nous asservir à cette pratique, nos mesures par estimation sont très inexactes. Nous n'avons nulle précision dans le coup d'qèil pour juger les hauteurs, les longueurs, les profondeurs, les distances; et la preuve que ce n'est pas tant la faute du sens que de son usage, c'est que les ingénieurs, les arpenteurs, les architectes, les maçons, les peintres, ont, en général, le coup d'œil beaucoup plus sûr que nous, et apprécient les mesures de l'étendue avec plus de justesse, parce que, leur métier leur donnant en ceci l'expérience que nous négligeons d'acquérir, ils ôtent l'équivoque de l'angle1 parles apparences qui l'accompagnent, et qui déterminent plus exactement à leurs yeux le rapport des deux causes de cet angle. ^ Comment apprendre aux enfants à évaluer les distances. Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le contraindre est toujours facile à obtenir des enfants. 11
l. C'est-à-dire la difficulté de savoir si l'angle provient de la hauteur de l'ol>jet ou de sa distance. ■ Nous ne pouvons avoir par le sens de la vue aucune idée des dislances : sans le toucher, tous les objets nous paraîtraient être dans nos yeux, parce que les images de ces objets y sont en effet: et un enfant qui n'a encore rien touché, doit être affecté comme si tous ces objets étaient en lui-même; il les voit seulement plus gros ou plus petits selon qu'ils s'approchent ou qu'ils s'éloignent de ses yeux... Ce n'est qu'après avoir mesuré la distance en étendant la main, ou en transportant son corps d'un lieu à un autre, qu'il peut acquérir cette idée de la distance et de la grandeur des objets.., et il ne peut juger de la grandeur d'un objet que par celle de l'image qu'il forme dans son œil. » BUFFOK. Cheselden, célèbre chirurgien anglais du xvnr siècle, rendit la vue à un malade de vingt ans. Au moment où celui-ci vit la lumière, tous les objets lui apparurent sur un même plan très rapproché, perpendiculaire au rayon visuel, parallèle à la tangente de l'œil.
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y a mille moyens de les intéresser à mesurer, à connaître, à estimer les distances. Voilà un cerisier fort haut : comment ferons-nous pour cueillir des cerises? l'échelle delà grange est-elle bonne pour cela? Voilà un ruisseau fort large; comment le traverserons-nous? Une des planches de la cour posera-t-elle sur les deux bords? Nous voudrions, de nos fenêtres, pêcher dans les fossés du château; combien de brasses doit avoir notre ligne? Je voudrais faire une balançoire entre ces deux arbres; une corde de deux toises nous suffira-t-elle? On me dit que, dans l'autre maison, notre chambre aura vingtcinq pieds carrés ;'croyez-vous qu'elle nous convienne? sera-t-elle plus grande que celle-ci? Nous avons grand' faim : voilà deux villages ; auquel des deux serons-nous plus tôt pour dîner? etc. Comme la vue est de tous les sens celui dont on peut le moins séparer les jugements de l'esprit ', il faut beaucoup de temps pour apprendre avoir; il faut avoir longtemps comparé la vue au toucher pour accoutumer le premier de ces deux sens à nous faire un rapport fidèle des figures et des distances : sans le toucher, sans le mouvement progressif, les yeux du monde les plus perçants ne sauraient nous donner aucune idée de l'étendue. L'univers entier ne doit être qu'un point pour une huître; il ne lui paraîtrait rien de plus, quand même une âme humaine informerait cette huître. Ce n'est qu'à force de marcher, de palper, de nombrer, de mesurer les dimensions, qu'on apprend à les estimer; mais aussi, si l'on mesurait toujours, le sens, se reposant sur l'instrument, n'acquerrait aucune justesse. 11 ne faut pas non plus que l'enfant passe tout d'un coup de la mesure à l'estimation; il faut d'abord que, continuant à comparer par parties ce qu'il ne saurait comparer tout d'un coup,
1. L'esprit juge instantanément sur les sensations de la vue, et se trompe souvent dans ses jugements : les images sont déformées parles miroirs concaves ou convexes; laforme, le relief des objets, par les jeux de l'ombre et de la lumière.
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à des aliquotes1 précises il substitue des aliquotes par appréciation, et qu'au lieu d'appliquer toujours avec la main la mesure, il s'accoutume à l'appliquer seulement avec les yeux. Je voudrais pourtant qu'on vérifiât ses premières opérations par des mesures réelles, afin qu'il corrigeât ses erreurs, et que, s'il reste dans le sens quelque fausse aijparence, il apprît à la rectifier par un meilleur jugement. On a des mesures naturelles qui sont à peu près les mêmes en tous lieux : les pas d'un homme, l'étendue de ses bras, sa stature. Quand l'enfant estime la hauteur d'un étage, son gouverneur peut lui servir de toise; s'il estime la hauteur d'un clocher, qu'il le toise avec les maisons ; s'il veut savoir les lieues de chemin, qu'il compte les heures de marche, et surtout qu'on ne fasse rien de tout cela pour lui, mais qu'il le fasse lui-même.
Exercice de l'œil par le dessin d'après nature.
On ne saurait apprendre à bien juger de l'étendue et de la grandeur des corps, qu'on n'apprenne à connaître aussi les figures et même à les imiter; car au fond, cette imitation ne tient absolument qu'aux lois de la perspective, et l'on ne peut estimer l'étendue sur ses apparences qu'on n'ait quelque sentiment de ces lois. Les enfants, grands imitateurs, essaient tous de dessiner : je voudrais que le mien cultivât cet art, non précisément pour l'art même, mais pour se rendre l'œil juste et la main flexible ; et, en général, il importe fort peu qu'il sache tel ou tel exercice, pourvu qu'il acquière la perspicacité du sens et la bonne habitude du corps qu'on gagne par cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un maître à dessiner, qui ne
1. Aliquotes. Contenues dans une quantité un nombre exact de l'ois. Les parties aliquotes de G sont 1, 2,3.
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lui donnerait à imiter que des imitations, et ne le ferait dessiner que sur des dessins ; je veux qu'il n'ait d'autres maîtres que la nature, ni d'autre modèle que les objets1. Je veux qu'il ait sous les yeux l'original même et non pas le papier qui le représente, qu'il crayonne une maison sur une maison, un arbre sur un arbre, un homme sur un homme, afin qu'il s'accoutume à bien observer les corps et leurs apparences, et non pas à prendre des imitations fausses et conventionnelles pour de véritables imitations. Je le détournerai même de rien tracer de mémoire en l'absence des objets, jusqu'à ce que, par des observations fréquentes, leurs figures exactes s'impriment bien dans son imagination ; de peur que, substituant à la vérité des choses des figures bizarres et fantastiques, il ne perde la connaissance des proportions et le goût des beautés de la nature. Je sais bien que de cette manière il barbouillera longtemps sans rien faire de reconnaissable, qu'il prendra tard l'élégance des contours et le trait léger des dessinateurs, peut-être jamais le discernement des effets pittoresques et le bon goût du dessin; en revanche, il contractera certainement un coup d'œil plus juste, une main plus sûre, la connaissance des vrais rapports de grandeur et de figure qui sont entre les animaux, les plantes, les corps naturels, et une plus prompte expérience du jeu de la perspective. Voilà précisément ce que j'ai voulu faire, et mon intention n'est pas tant qu'il sache imiter les objets que les connaître ; j'aime mieux qu'il me montre une plante d'acanthe et qu'il trace moins bien le feuillage d'un chapiteau. Au reste, dans cet exercice, ainsi que dans tous les autres, je ne prétends pas que mon élève en ait seul l'amusement. Je veux le lui rendre plus agréable encore en le partageant sans cesse avec lui. Je ne veux point
l. L'élève dessinera d'après nature, d'après des objets réels et non sur des copies. Mais quelqu'un d'expérimenté corrigera le travail de l'élève, en dessinant avec lui.
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qu'il ait d'autre émule que moi; mais je serai son émule sans relâche et sans risque : cela mettra de l'intérêt dans ses occupations sans causer de jalousie entre nous. Je prendrai le crayon à son exemple ; je l'emploierai d'abord aussi maladroitement que lui. Je serais un Apelles \ que je ne me trouverai qu'un barbouilleur3. Je commencerai par tracer un homme comme les laquais les tracent contre les murs ; une barre pour chaque bras, une barre pour chaque jambe, et des doigts plus gros que le bras. Bien longtemps après, nous nous apercevrons l'un ou l'autre de cette disproportion : nous remarquerons qu'une jambe a de l'épaisseur, que cette épaisseur n'est pas partout la même ; que le bras a sa longueur déterminée par rapport au corps, etc. Dans ce progrès, je marcherai tout au plus à côté de lui, ou je le devancerai de si peu, qu'il lui sera toujours aisé de m'atteindre, et souvent de me surpasser. Nous aurons des couleurs, des pinceaux; nous tâcherons d'imiter le coloris des objets et toute leur apparence aussi bien que leur figure. Nous enluminerons, nous peindrons, nous barbouillerons, mais, dans tous nos barbouillages, nous ne cesserons d'épier la nature ; nous ne ferons jamais rien que sous les yeux du maître.
La géométrie enseignée par l'observation.
J'ai dit que la géométrie n'était pas à la portée des enfants, mais c'est notre faute. Nous ne sentons pas que leur méthode n'est point la nôtre et que ce qui devient pour nous l'art de raisonner ne doit être pour eux que l'art de voir. Au lieu de leur donner notre méthode, nous ferions mieux de prendre.la leur, car notre manière d'apprendre la géométrie est bien autant une af1. Apelles. Grand peintre de l'Antiquité, contemporain d'Alexandre. 2. L'enfanl ne sera pas dupe de ces complications voulues.
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faire d'imagination que de raisonnement1. Quand la proposition est énoncée, il faut en imaginer la démonstration, c'est-à-dire trouver de quelle proposition déjà sûre celle-là doit être une conséquence, et, de toutes les conséquences qu'on peut tirer de cette même proposition, choisir précisément celle dont il s'agit. De cette manière, le raisonneur le plus exact, s'il n'est inventif, doit rester court. Aussi qu'arrive-t-il de là? Qu'au lieu de nous faire trouver les démonstrations, on nous les dicte ; qu'au lieu de nous apprendre à raisonner, le maître raisonne pour nous et n'exerce que notre mémoire. Faites des figures exactes, combinez-les, posez-les l'une sur l'autre, examinez leurs rapports : vous trouverez toute la géométrie élémentaire, en marchant d'observation en observation, sans qu'il soit question ni de définitions, ni de problèmes, ni d'aucune autre forme démonstrative que la simple superposition. Pour moi, je ne prétends point apprendre la géométrie à Emile; c'est lui qui me l'apprendra : je chercherai les rapports, et il les trouvera, car je les chercherai de manière à les lui faire trouver. Par exemple, au lieu de me servir d'un compas pour tracer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout d'un fil tournant sur un pivot. Après cela, quand je voudrai comparer les rayons entre eux, Emile se moquera de moi, et il me fera comprendre que le même fil, toujours tendu, ne peut avoir tracé des distances inégales. Si je veux mesurer un angle de soixante degrés, je décris du sommet de cet angle, non pas un arc, mais un cercle entier, car avec les enfants il ne faut jamais rien sous-entendre. Je trouve que la portion du cercle comprise entre les deux côtés de l'angle est la sixième pari. Il faut de l'imagination pour se représenter les figures, les plans, les solides, les corps engendrés par une surface en rotation. —Le manque d'imagination est souvent allié au manque d'aplilude à l'étude de la géométrie.
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tie du cercle. Après cela, je décris du même sommet un autre plus grand cercle, et je trouve que ce second arc est encore la sixième partie de son cercle. Je décris un troisième cercle concentrique, sur lequel je fais la même épreuve, et je la continue sur de nouveaux cercles jusqu'à ce qu'Emile, choqué de ma stupidité1, m'avertisse que chaque arc, grand ou petit, compris par le même angle, sera toujours la sixième partie de son cercle, etc. Nous voilà tout à l'heure à l'usage du rapporteur. Pour prouver que les angles de suite sont égaux à deux droits, on décrit un cercle ; moi, tout au contraire, je fais en sorte qu'Emile remarque cela premièrement dans le cercle, et puis je lui dis : « Si l'on était le cercle, et qu'on laissât les lignes droites, les angles auraientils changé de grandeur ?etc. » On néglige la justesse des figures, on la suppose, et l'on s'attache à la démonstration. Entre nous, au contraire, il ne sera jamais question de démonstration : notre plus importante affaire sera de tirer des lignes bien droites, bien justes, bien égales, de faire un carré bien parfait, de tracer un cercle bien rond. Pour vérifier la justesse de la figure, nous l'examinerons par toutes ses propriétés sensibles ; et cela nous donnera occasion d'en découvrir chaque jour de nouvelles. Nous plierons par le diamètre les deux demi-cercles ; par la diagonale, les deux moitiés du carré : nous comparerons nos deux figures pour voir celle dont les bords conviennent le plus exactement, et, par conséquent, la mieux faite ; nous disputerons si cette égalité de partage doit toujours avoir lieu dans les parallélogrammes, dans les trapèzes, etc. On essaiera quelquefois de prévoir le succès de l'expérience avant de la faire, on tâchera de trouver des raisons, etc.2.
1. Ce procédé d'enseignement n'est pas à conseiller et ne parait pas très propre à accréditer le maître auprès de l'élève, que celui-ci devine le manège ou ne le soupçonne pas. 2. Ces exercices de démonstration conviennent à de jeunes enfants ; ils retiennent l'attention par la régularité et l'exactitude qu'ils exigent.
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La géométrie n'est pour mon élève que l'art de se bien servir de la règle et du compas : il ne doit point la confondre avec le dessin, où il n'emploiera ni l'un ni l'autre de ces instruments. La règle et le compas seront enfermés sous la clef, et l'on ne lui en accordera que rarement l'usage et pour peu de temps, afin qu'il ne s'accoutume pas à barbouiller : mais nous j^ourrons quelquefois porter nos figuases à la promenade, et causer de ce que nous aurons fait ou de ce que nous voudrons faire. Importance du sens de l'ouïe. Ce que j'ai dit sur les deux sens dont l'usage est le plus continu et le plus important, peut servir d'exemple de la manière d'exercer les autres. La vue et le toucher s'appliquent également sur les corps en repos et sur les corps qui se meuvent; mais, comme il n'y a que l'ébranlement de l'air qui puisse émouvoir le sens de l'ouïe, il n'y a qu'un corps en mouvement qui fasse du bruit ou du son; et, si tout était en repos, nous n'entendrions jamais rien. La nuit donc, où, ne nous mouvant nousmêmes qu'autant qu'il nous plaît,-nous nlavons à craindre que les corps qui se meuvent, il nous importe d'avoir l'oreille alerte, et de pouvoir juger, par la sensation qui nous frappe, si le corps qui la cause est grand ou petit, éloigné ou proche, si son ébranlement est violent ou faible. L'air ébranlé est sujet à des répercussions qui le réfléchissent, qui, produisant des échos, répètent la sensation et font entendre le corps bruyant ou sonore en un autre lieu que celui où il est. Si, dans une plaine ou dans une vallée, on met l'oreille à terre, on entend la voix des hommes et le pas des chevaux de beaucoup plus loin qu'en restant debout1.
1. L'ouïe se substitue à la vue, lorsque nous ne pouvons distinguer le corps qui produit le son, soit parce que celui-ci se Irouve derrière nous, soit parce qu'il fait nuit. Ce sens est particulièrement exercé chez les
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Comme nous avons comparé la vue au toucher, il est bon de la comparer de même à l'ouïe et de savoir laquelle des deux impressions, partant à la fois du même corps, arrivera plus tôt à son organe. Quand on voit le l'eu d'un canon, on peut encore se mettre à l'abri du coup; mais sitôt qu'on entend le bruit, il n'est plus temps : le boulet est là. On peut juger de la distance où se fait le tonnerre par l'intervalle de temps qui se passe de l'éclair au coup. Faites en sorte que l'enfant connaisse toutes ces expériences : qu'il fasse celles qui sont à sa portée, et qu'il trouve les autres par induction : mais j'aime cent fois mieux qu'il les ignore que s'il faut que vous les lui disiez.
Education de l'ouïe par le chant.
Dans le chant, rendez sa voix juste, égale, flexible, sonore, son oreille sensible à la mesure et à l'harmonie, mais rien de plus. La musique imitative et théâtrale n'est pas de son âge; je ne voudrais pas même qu'il ehantât des paroles; s'il en voulait chanter, je tâcherais de lui faire des chansons exprès, intéressantes pour son âge et aussi simples que ses idées 2.
peuples qui ont à craindre des surprises, ou chez les personnes qui ne peuvent s'éclairer la nuit. L'ouïe, comme la vue, doit être contrôlée par le loucher. « Comme le sens de l'ouïe a de commun avec celui de la vue de nous donner la sensation des choses éloignées, il est sujet à des erreurs semblables, et il doit nous tromper toutes les l'ois que nous ne pouvons pas rectifier par le toucher les idées qu'il produit. De la môme façon que le sens de la vue ne nous donne aucune idée de la distance des objets, le sens de l'ouïe ne nous donne aucune idée de la distance des corps qui produisent le son : un grand bruit fort éloigné et un petit bruit fort voisin produisent la même sensation; et, à moins qu'on n'ait déterminé la distance par les autres sens, on ne sait point si ce qu'on a entendu est, en effet, un grand ou un petit bruit. » Buffon. 1. Rousseau reste fidèle à son principe : faire trouver, mais il exagère. Vouloir que l'enfant trouve par lui-même toutes les expérienoes, c'est l'exposer à perdre beaucoup de temps et à se décourager de ses insuccès, parce qu'il n'aura pas été instruit à l'avance. 2. Idée juste, quia été réalisée dans ces dernières années. Des recueils de chants simples, exprimant des pensées à la portée des enfants, ont
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On pense bien qu'étant si peu pressé de lui apprendre à lire l'écriture, je ne le serai pas non plus de lui apprendre à lire la musique. Ecartons de son cerveau toute attention trop pénible, et ne nous hâtons point de fixer son esprit sur des signes de convention. Ceci, je l'avoue, semble avoir sa difficulté; car, si la connaissance des notes ne paraît pas d'abord plus nécessaire pour savoir chanter que celle des lettres pour savoir parler, il y a pourtant cette différence, qu'en parlant nous rendons nos propres idées et qu'en chantant nous ne rendons guère que celles d'autrui. Or, pour les rendre, il faut les lire4. Mais, premièrement, au lieu de les lire on les peut ouïr, et un chant se rend à l'oreille encore plus fidèlement qu'à l'œil. De plus, pour bien savoir la musique, il ne suffit pas de la rendre, il faut la composer ; et l'un doit s'apprendre avec l'autre, sans quoi l'on ne la sait jamais bien. Exercez votre petit musicien d'abord à faire des phrases bien régulières, bien cadencées, ensuite à les lier entre elles par une modulation très simple, enfin à marquer leurs différents rapports par une ponctuation correcte, ce qui se fait par le bon choix des cadences et des repos. Surtout jamais de chant bizarre, jamais de pathétique ni d'expression. Une mélodie toujours chantante et simple, toujours dérivante des cordes essentielles du ton et toujours indiquant tellement la basse, qu'il la sente et l'accompagne sans peine ; car, pour se former la voix etl'oreille, il ne doitjamais chanter qu'au clavecin2.
été publiés. Le chant est un excellent auxiliaire du maître, qui fera ainsi pénétrer dans l'âme des enfanls des sentiments particulièrement délicats. Il est donc très utile de faire l'éducation esthétique de l'ouïe. 1; Les idées de Rousseau sur la musique ont servi de point de départ aux études qui ont conduit à la méthode Galiu-Chevé. 2. La base de l'éducation musicale dans nos écoles a pour point de départ l'étude du solfège, continuée par l'étude du chant, chant à l'unisson d'abord, puis à plusieurs parties, et complétée par l'étude d'un instrument, clavecin ou autre. — Il y a dans cette page des indications pratiques à retenir.
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Le goût. — La simplicité dans les goûts.
Les goûts les plus naturels doivent être aussi les plus simples, car ce sont ceux qui se transforment le plus aisément, au lieu qu'en s'aiguisant, en s'irritant par nos fantaisies, ils prennent une forme qui ne change plus. L'homme qui n'est encore d'aucun pays, se fera sans peine aux usages de quelque pays que ce soit; mais l'homme d'un pays ne devient plus celui d'un autre. Ceci me paraît vrai dans tous les sens, et, bien plus, appliqué au goût proprement dit. Notre premier aliment est le lait; nous ne nous accoutumons que par degrés aux saveurs fortes ; d'abord elles nous répugnent. Des fruits, des légumes, des herbes, et enfin quelques viandes grillées, sans assaisonnement et sans sel, firent les festins des premiers hommes. La première fois qu'un sauvage boit du vin, il fait la grimace et le rejette; et même parmi nous, quiconque a vécu jusqu'à vingt ans sans goûter de liqueur fermentée ne peut plus s'y accoutumer : nous serions tous abstèmes1, si l'on ne nous eût donné du vin dans nos jeunes ans. Enfin, plus nos goûts sont simples, plus ils sont universels; les répugnances les plus communes tombent sur des mets composés. Vit-on jamais personne avoir en dégoût l'eau ni le pain? Voilà la trace de la nature : voilà donc aussi notre règle. Conservons à l'enfant son goût primitif le plus qu'il est possible ; que sa nourriture soit commune et simple, que son palais ne se familiarise qu'à des saveurs peu relevées et ne se forme point un goût exclusif2.
1. Abstème, qui ne boit pas de vin. ' 2. Fénelon, qui s'est préoccupé des soins physiques du premier âge et de la nourriture des enfants, écrit : « Ce qui est le plus utile dans les premières années de l'enfance, c'est de ménage)'la santé de l'enfant, de tâcher de lui faire un sang doux par le choix des aliments;... qu'il ne
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EXTRAITS DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
Je n'examine pas ici si cette manière de vivre est plus saine ou non; ce n'est pas ainsi que je l'envisage. Il me suffit de savoir, pour la préférer, que c'est la plus conforme à la nature, et celle qui peut le plus aisément se plier à toute autre. Ceux qui disent qu'il faut accoutumer les enfants aux aliments dont ils useront étant grands ne raisonnent pas bien, ce me semble. Pourquoi leur nourriture doit-elle être la même, tandis que leur manière de vivre est si différente? Un homme épuisé de travail, de soucis, de peine, a besoin d'aliments succulents, qui lui portent de nouveaux esprits au cerveau; un enfant qui vient de s'ébattre et dont le corps croît, a besoin d'une nourriture abondante, qui lui fasse beaucoup de chyle. D'ailleurs, l'homme fait a déjà son état, son emploi, son domicile; mais qui est-ce qui peut être sûr de ce que la fortune réserve à l'enfant? En toute chose, ne lui donnons point une forme si déterminée qu'il lui en coûte trop d'en changer au besoin.
, Le goût est surtout un sens affectif.
De nos sensations diverses, le goût donne celles qui, généralement, nous affectent le plus. Aussi sommesnous plus intéressés à bien juger des substances qui doivent faire partie de la nôtre que de celles qui ne font que l'environner. Mille choses sont indifférentes au toucher, à l'ouïe, à la vue, mais il n'y a presque rien d'indifférent au goût. De plus, l'activité de ce sens est toute physique et matérielle 1 ; il est le seul qui ne dit rien à
mange rien de haut goût qui l'excite à manger au-delà de son besoin et qui le dégoûte des aliments plus convenables à sa santé On s'accoutume tellement aux choses de haut goût que les viandes communes et simplement assaisonnées deviennent fades et insipides. » (Fénelon, Traité de l'Éducation des filles, ch. m et iv.) I. Les données du sens du goût sont très mêlées de sensations, et nous instruisent moins que les autres sens. Cependant chez les cuisiniers, les dégustateurs de vin, les sensations du goût se traduisent par des mois particuliers qui désignent les différentes saveurs que leur profession les met à môme de discerner.
�ROUSSEAU (jEAN-JACQUEs)
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l'imagination, du moins celui dans les sensations duquel elle entre le moins, au lieu que l'imitation et l'imagination mêlent souvent du moral à l'impression de tous les autres.. Aussi, généralement, les cœurs tendres et voluptueux, les caractères, passionnés et vraiment sensibles, faciles à émouvoir par les autres sens, sont-ils assez tièdes sur celui-ci. De cela même qui semble mettre le goût au-dessous d'eux et rendre plus méprisable le penchant qui nous y livre, je conclurais, au contraire, que le moyen le plus convenable pour gouverner les enfants est de les mener par leur bouche. Le mobile de la gourmandise est surtout préférable à celui de la vanité, en ce que la première est un appétit de la nature, tenant immédiatement au sens, et que la seconde est un ouvrage de l'opinion, sujet au caprice des hommes et à toutes sortes d'abus. La gourmandise est la passion de l'enfance ; cette passion ne tient devant aucune autre; à la moindre concurrence, elle disparaît. Eh! croyez-moi, l'enfant ne cessera que trop tôt de songer à ce qu'il mange, et, quand son cœur sera trop occupé, son palais ne l'occupera guère. Quand il sera grand, mille sentiments impétueux donneront le change à la gourmandise et ne feront qu'irriter la vanité; car cette dernière passion seule fait son profit des autres, et à la fin les engloutit toutes.
Le sens de l'odorat.
Le sens de l'odorat est au goût ce que celui de la vue est au toucher; il le prévient, il l'avertit de la manière dont telle ou telle substance doit l'affecter, et dispose à la rechercher ou à la fuir, selon l'impression qu'on en reçoit d'avance. J'ai ouï dire que les sauvages avaient l'odorat tout autrement affecté que le nôtre et jugeaient tout différemment des bonnes et des mauvaises odeurs. Pour moi, je le croirais bien. Les odeurs par elles-
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EXTRAITS DES AUTEURS PÉDAGOGIQUES
mômes sont des sensations faibles1 ; elles ébranlent plus l'imagination que le sens, et n'affectent pas tant par ce qu'elles donnent que par ce qu'elles font attendre. Cela supposé, les goûts des uns, devenus, par leurs manières de vivre, si différents des goûts dos autres, doivent leur faire porter des jugements bien opposés des saveurs, et, par conséquent, des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer avec autant de plaisir un quartier • puant de cheval mort qu'un de nos chasseurs une perdrix à moitié pourrie. Nos sensations oiseuses -, comme d'être embaumés des fleurs d'un parterre, doivent être insensibles à des hommes qui marchent trop pour aimer à se promener, et qui ne travaillent pas assez pour se faire une volupté du repos. Des gens toujours affamés ne sauraient prendre un grand plaisir à des parfums qui n'annoncent rien à manger 3. L'odorat est le sens de l'imagination; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau; c'est pour cela qu'il ranime un moment Le tempérament, et l'épuisé à la longue. Il a dans l'amour des effets assez connus : le doux parfum d'un cabinet de toilette n'est pas un piège aussi faible qu'on pense; et je ne sais s'il faut féliciter ou plaindre l'homme sage et peu sensible que l'odeur des fleurs que sa maîtresse a sur le sein ne fit jamais palpiter. L'odorat ne doit pas être fort actif dans le premier âge, où l'imagination, que peu de passions ont encore animée, n'est guère susceptible d'émotion, et où l'on n'a pas encore assez d'expérience pour prévoir avec un sens ce que nous en promet un autre. Aussi cette conséd. Les sensations de l'odorat, comme celles du goût, sont confuses, vagues. On les désigne généralement par le nom de la chose odorante, odeur de tels mets, de telle plante. 2. C'est-à-dire ressenties par des gens oisifs. 3. L'homme des champs ne goûte pas le même plaisir à respirer l'odeur des prairies, des foins coupés, que l'homme de la ville. C'est une affaire d'accoutumance, d'imagination et de culture.
�ROUSSEAU
(.FEAN-JACQUES)
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quence est-elle parfaitement confirmée par l'observation ; et il est certain que ce sens est encore obtus et presque hébété chez la plupart des enfants. Non que la sensation ne soit en eux aussi fine et peut-être plus que dans les hommes, mais parce que, n'y joignant aucune autre idée, ils ne s'en affectent pas aisément d'un sentiment de' plaisir ou de peine, et qu'ils n'en sont ni flattés ni blessés comme nous. Je crois que, sans sortir du même système, et sans recourir à l'anatomie comparée des deux sexes, on trouverait aisément la raison pourquoi les femmes, en général, s'affectent plus vivement des odeurs que les hommes.
Ailleurs Pédagogiques, E. N.
�YI Mme NECKER DE SAUSSURE
(1766-1841)
M"" Necker de Saussure naquit à Genève. Elevée sous les yeux de son pore, le naturaliste Bônédiel de Saussure, elle reçut une éducation soignée, et prit de bonne heure l'habitude d'un travail régulier. Mariée à Jacques Necker, neveu du ministre de Louis XVI, liée d'amitié avec sa cousine M00 de Staël, elle vécut d'abord au milieu de la société d'hommes remarquables de Genève. Atteinte de surdité, contrainte à l'isolement, privée des agréments d'une société brillante, elle écrivit pour lutter contre les tristesses de sa nouvelle situation. Après quelques traductions d'ouvrages allemands, une Notice sur la vie cl les ouvrages de Mm° de Staël, elle fit paraître l'Éducation progressive ou Etude du cours de la vie, ouvrage qui lui assure la première place parmi les écrivains pédagogues du sexe féminin. L'ouvrage fut publié en trois volumes, dont le premier parut en 1828. Il comprend trois parties distinctes : 1° étude de la première enfance; 2" étude de la dernière partie de l'enfance ; 3° étude de la vie des femmes. L'auteur conçoit l'éducation comme une œuvre qui dure toute la vie, reste toujours la même, puisqu'il y a toujours un sujel à former, et dont la 'fin est le perfectionnement die l'individu. La vie se divise en trois périodes. Pendant l'enfance, l'éducation est dirigée par des intelligences supérieures à celle du sujet qu'il s'agit de former. Pendant l'adolescence et une portion de la jeunesse, les lois soumettent encore l'enfant à l'autorité paternelle, mais le jeune homme doit coopérer à sa propre éducation. Durant la troisième, l'individu est appelé à travailler seul à son propre perfectionnement. L'auteur traite à part l'éducation de la femme.
�EXTRAITS DES AUTEURS
PEDAGOGIQUES
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Pour M",c Necker, le caractère fondamental de toute éducation est dans le sentiment religieux, confondu par elle avec la culture morale. Cette œuvre n'est jamais finie, « car chaque année de notre existence est la conséquence des années qui précèdent et la préparation de celles qui suivent ». On l'accomplit en agissant surtout sur le caractère; d'où la nécessité d'étudier les traits essentiels qui sont la manifestation de l'âme enfantine. Et, pour agir sur le caractère, il faut former la volonté, tâche délicate dans laquelle les maîtres échouent souvent. « L'éducation presque entière, écrit-elle, tend à ébranler la fermeté, et n'esl, â vrai dire, qu'un système de moyens pour affaiblir la volonté ». Pour élever l'enfant, il faut «construire en dedans », le faire devenir un homme. Parmi les mobiles que M"10 Necker juge propres à agir sur la volonté, elle place au premier rang la sensibilité religieuse; aussi croit-elle la femme plus particulièrement douée pour exercer sur l'enfant cette autorité que réclame son développement. On a rapproché M"" Necker de Rousseau, de qui elle procède sur un point important : le développement successif des facultés. Et encore existc-t-il entre les deux auteurs une différence essentielle. D'après Rousseau, les facultés se développent successivement; son système d'éducation est fait de programmes superposés; M™" Necker voit dans l'enfant toutes les facultés en germe. « Grande erreur de croire que la nature procède dans l'ordre imaginé par Rousseau! Avec elle, on ne saisit de commencement nulle part, on ne la surprend point à créer, et toujours il semble qu'elle développe ». Aussi, dans la pratique, fera-l-elle appel, non à des mobiles exclusifs suivant les âges, mais aux divers mobiles qui influencent la volonté. — Rousseau croit à la bonté native de l'homme; Mm° Necker.estime la nature originelle mauvaise et, pour la redresser, compte surtout sur l'émotion religieuse. Elle n'adopte pas davantage les idées de son compatriote sur l'éducation des premières aimées de l'enfance, qu'elle veut positive en vue de fortifier les facultés, d'affermir le caractère. Les idées de M"1» Necker sur l'éducation sont justes et pratiques. Deux facultés lui ont paru devoir être particulièrement observées et cultivées : la volonté, sans laquelle l'enfant ne peut former son caractère; l'imagination qu'il faut associer à la raison, pour éveiller l'âme au sentiment du beau et à l'admiration de la nature. L'auteur a une conception très haute de la destination de la femme. Il faut, en tenant compte des qualités qui lui sont propres, l'élever pour elle-même, en faire une personne sérieuse et libre ; l'élever pour la fa-mille, en faisant d'elle une institutrice intelligente de ses enfants, et une femme dévouée au foyer domestique; l'élever pour la société, où elle a un rôle social de plus en plus élevé et de plus en plus étendu â remplir;
�L'ÉDUCATION PROGRESSIVE
LIVRE i. — CHAP. IV Influence de l'éducation sur la force de la volonté.
Notre affaire de tous les jour-, c'est de devenir plus forts que nous-mêmes. (Imitât, de J.-C.)
»
C'est avec timidité que je m'approche d'un tel sujet: sans espérer assurément lever la grande difficulté de l'éducation et de la vie, je puis croire utile de l'envisager, puisque de toutes parts on la rencontre. Comment essayer de former des êtres humains, sans examiner le ressort qui les fait agir? 1 Et, si Tonne peut rien obtenir de créatures intelligentes sans la participation de la volonté, le moindre aperçu sur les moyens de la déterminer a de l'importance. Il serait même en éducation tellement oiseux de s'occuper d'autres objets, si l'on n'avait pas au moins réfléchi sur celui-là, qu'il mérite avant tout d'arrêter notre pensée. Volonté, force mystérieuse! don puissant qui semble tour à tour accordé et retiré ! pourquoi souvent languitd. Voilà posé le principe général qui va inspirer l'auteur: nécessité de développer la volonté, instrument sans lequel il n'y a pas d'éducation véritable possible, ■ d'éducation intérieure de l'âme ».
�Mme NECKER DE SAUSSURE
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elle abattue? Comment vient-elle à se relever dans notre sein? Comment à un état d'apathie fait-elle succéder tout à coup un état d'activité ? Comment, après avoir été naguère ballottés par les flots de nos désirs contradictoires, éphémères, à demi formés, sommesnous comme un vaisseau cinglant à pleines voiles et volant à travers les mers et les tempêtes, vers le but qu'elle a désigné? La faiblesse et les écarts de la volonté sont le mal attaché à notre nature 1. Les effets de ce mal peuvent être restreints, adoucis, mais toujours ils resteront sensibles. D'un côté, le pouvoir de l'éducation à cet égard est limité ; de l'autre, elle n'en'fait pas l'usage qu'elle en pourrait faire. Ses devoirs sous ce rapport me semblent se réduire à_trois_.principaux 2 : Fortifier la volontâ, l'élever, la maintenir, s'il se peut, à cette hauteur où elle règne en souveraine sur les penchants humains, trouvant dans leur force particulière, tantôt des obstacles et tantôt des secours, mais jamais une puissance qui la subjugue ; Ensuite, comme la volonté, indépendamment de sa force, doit avoir un caractère déterminé et suivre une marche constante ; comme elle ne peut se prononcer en actes sans avoir affaire aux penchants du cœur; comme, de plus, il est certain que nous la sentons souvent décidée par les divers mobiles qu'elle pourrait gouverner, l'éducation doit ensecond lieu donner àTélèye les sentiments, les goûts7T5s~habitudcs mêmeTqui exerceront la plus
1. La volonté est surtout le résultat d'un effort personnel dont l'enfant n'est guère capable; d'où la nécessité d'une éducation pour créer la possibilité de cet effort. 2. Vérité essentielle à retenir : la volonté n'est pas une faculté innée, une force qui se développera sans notre intervenlion, pas plus qu'il n'est exact que « vouloir ne s'enseigne pas ». La volonté est une résultante, une puissance qui s'acquiert. Le maitre peut apprendre à l'acquérir, par l'exemple qu'il donne, par celui des grands hommes, qui sont presque tous des hommes de volonté forte, par les occasions qu'il fournit à ses élèves de vouloir, par les habitudes de travail qu'il leur fait prendre.
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EXTRAITS
DES AUTEURS
PEDAGOGIQUES
salutaire influence sur la volonté, et qui, dans les moments où elle est le moins capable d'efforts, imprimeront encore une heureuse direction à la conduite. Enfin, puisque, malgré les soins les plus soutenus, le relâchement, l'apathie, dirai-je la dépravation momentanée de la volonté, se manifestent plus ou moins clairement dans la vie réelle, le troisième devoir et le plus essentiel de l'éducation est d'ouvrir à l'élève l'accès de et repjrendre la spjirec^éleyj|e_f^ une nouvelle vigueur. Je parlerai successivement de ces trois devoirs. La volonté, considérée sous le rapport de sa'force, indépendamment de sa direction, prend les noms de fermeté, d'énergie, de constance C'est, pour ainsi dire, le degré de vie. quantité d'existence morale que chaque homme renferme dans son sein ; c'est là ce qui donne du poids à ses paroles, à ses actes, à sou silence même ; ce qui le rend l'objet d'une estime, d'un amour, parfois d'une crainte proportionnée à l'idée de la puissance qui réside en lui. Que d'inégalités ne trouvons-nous pas sous ce rapport entre des êtres d'ailleurs semblables2 ! Pourquoi, sans que nous les ayons encore mis à l'épreuve, produisent-ils sur nous des effets si différents? D'où nous viennent ces aperçus qui exercent souvent une grande influence sur notre conduite, sans qu'aucune pensée distincte nous révèle nos propres motifs? Est-il accordé aux instituteurs d'augmenter chez un enfant l'énergie morale ? Je l'ignûre ; mais il me paraît certain qu'il leur est extrêmement aisé de la diminuer ; c'est peut-être à cet égard que nous commettons les
1. L'énergie est une force morale vive et agissante. La fermeté est la qualité de caractère qui fait qu'on ne fléchit pas, en présence d'un obstacle. La constance consiste dans l'accord avec soi-même : c'est une fermeté qui ne se dément pas. 2. Les inégalités s'expliquent par le nombre d'influences qui concourent à affaiblir ou à fortifier la volonté : sentiments, idées, habitudes, organisme physique.
�Mmo NECKER DE SAUSSURE
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fautes les plus graves : un des objets les plus essentiels est un des plus négligés. Malheureusement l'éducation presque entière tend à ébranler la fermeté ; elle n'est le plus souvent, à vrai dire, qu'un système de moyens pour affaiblir la volonté. Persuasive et insinuante, elle l'empêche de se former; sévère et inflexible, elle la fait ployer ou la brise f. Elle vise à faire contracter de bonnes habitudes, et le propre des habitudes est précisément d'obtenir des actions sans le concours de la volonté 2; elle tire un grand parti de l'instinct imitateur qui produit un effet semblable. Heureuse quand elle peut se passer d'user de mauvaise foi, exemple le plus pernicieux de tous, non seulement pour la moralité, mais encore pour l'énergie. Est-ce donc qu'on méconnaisse le prix de l'énergie? Non, sans doute ; le temps où nous avons vécu nous l'a suffisamment révélé. De quelque manière que nous soyons faits, notre sentiment à cet égard est unanime : faibles, nous voulons de l'appui; forts, nous méprisons ce qui ne peut en donner; peut-être, au fond du cœur, estimonsnous cette qualité au-dessus de toutes les autres. Sans elle, la moralité n'est à nos yeux qu'une bonne intention qui compte à peine. Le dévouement, quand il est le résultat de la faiblesse du caractère, nous laisse peu reconnaissants, et, si nous hésitons parfois à rendre hommage aux lumières, c'est que nous les avons vues trop souvent séparées de la fermeté3. Néanmoins, quelle que soit l'importance de cette
1. L'auteur a bienfcs on relier deux des défauts les plus gravées qu'un éducateur doit éviter. Si les rnailres « inflexibles », qui « brisent » la volonté de l'enfant, deviennent de plus en plus rares, il est plus fréquent d'en rencontrer qui sont, dans leurs classes, d'une excessive indulgence. 2. Les bonnes habitudes ne sont-elles pas celles qui laissent subsister l'esprit d'initiative, qui soulagent la volonté, tout en lui laissant un plus libre champ d'action ? 3. Si l'on attache un si haut prix à la volonté, c'est que, par elle, l'homme domine ses tendances, discipline ses passions, dirige son intelligence devient maître de sa destinée et crée vraiment sa personnalité.
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EXTRAITS DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
qualité, la raison qu'ont les instituteurs pour ne pas en favoriser le développement, est bien simple : c'est qu'ils la rencontrent sans cesse comme obstacle dans l'éducation. Tout ce qu'ils désirent donner à l'enfant, instruction, application, sagesse, générosité, bonnes manières, exige le sacrifice continuel de sa volonté1. Diminuer l'énergie de cette faculté est un parti tellement commode qu'on le prend souvent sans y songer. Quand les écarts de la volonté sont toujours à craindre, quand on est loin et bien loin encore d'être rassuré sur sa direction, comment travailler sérieusement à lui faire prendre une force qui pourrait n'être qu'un danger de plus ? L'éducation doit, selon moi, compter assez sur ses ressources pour ne pas redouter d'avance le développement de la fermeté ; et, puisque le gouvernement des parents ou des instituteurs a nécessairement une influence répressive, puisque les usages de la société en ont un aussi, puisque la marche de la civilisation a détruit nombre de préjugés qui étaient des sources d'énergie, il serait bien essentiel de compenser ces divers effets et de rendre aux enfants, qui sont les hommes d'avenir, le nerf et la vie dont le germe paraît leur avoir été accordé par le Créateur. Toutefois, ce n'est pas en renonçant à montrer de la fermeté eux-mêmes que les instituteurs réussiront à en donner. S'ils sont faibles et vacillants, ils ajoutent un mauvais exemple à une influence également mauvaise, ou plutôt à l'absence de cette influence qu'il est de leur devoir d'exercer. Il convient, si l'on peut le dire, qu'ils subissent l'obligation de commander* L'assujettissement, auquel un état de dénûment absolu soumet l'homme durant son enfance, est aussi indispensable à
l. S'il en était ainsi, l'éducation aboutirait fatalement à une sorte d'asservissement intellectuel et moral. Il est nécessaire et possible d'assurer l'ordre dans la classe, d'obtenir l'assentiment de l'élève, tout en favorisant le développement de la volonté. Il faut orienter les désirs de l'enfant vers le bien, lui donner l'habitude de la réflexion, fournir à sa volonté naissante l'occasion de s'exercer.
�Mme NECKER DE SAUSSURE
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la formation de sa moralité qu'à la conservation de sa vie. C'est le moyen voulu par la Providence pour le développement de toutes ses qualités, en y comprenant l'énergie, et l'emploi de ce moyen a pour but, ainsi qu'il doit avoir pour terme, l'affranchissement de la volonté. L'éducation ne veut que rendre l'homme libre. Elle lui confiera le gouvernement de lui-même aussitôt que, dégagé de la dépendance d'aveugles instincts, il choisira le bien d'une âme immortelle. La distinction entre la force des penchants et celle de la volonté est assurément bien ancienne, mais elle est ici nécessaire à rappeler 1. La volonté doit dominer les penchants; quand elle est à la hauteur de sa noble destination, on la voit souveraine absolue, indépendante des motifs, des instigations, des sollicitations diverses qui tendent à la gouverner, à l'enchaîner même -'. La dernière raison des déterminations libres de la volonté, dit un philosophe moderne3, est en elle-même ; s'il était possible de la découvrir ailleurs, cette découverte serait celle de la fatalité universelle. Soutenir, en effet, que notre volonté est irrésistiblement entraînée par la force des penchants qui dominent dans notre cœur, c'est nous assimiler à la matière morte ; c'est faire peser sur nous, depuis la naissance jusqu'à lamort, le joug d'une nécessité impérieuse, c'est braver le sentiment invincible qui, en attestant à l'homme saliberté, le rend responsable de sa conduite. Nous n'avons à nous occuper ici que de la volonté
1. La volonté chez l'enfant est soumise à tous les autres pouvoirs de l'àme : elle s'en affranchit peu à peu, à mesure <|ue l'intelligence se développe. 2. Cette indépendance, cet affranchissement de la volonté des sollicitations de la sensibilité, ne s'obtient qu'au prix de luttes et d'efforts constants. « Cette lutte, à quelque degré qu'elle existe, est noble; mais elte n'est sublime que quand elle est persévérante, et elle l'est d'autant plus qu'elle est plus pénible èt plus longue. » Th. Jouffroy. —Mélanges philosophiques. 3. Royer-Collard.
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EXTRAITS DES AUTEURS PÉDAGOGIQUES
libre et réfléchie, puisque c'est uniquement de celle-là que l'éducation doit chercher à augmenter la force. Peu importe que les savants fassent intervenir la volonté dans les actes les plus inaperçus de notre existence, dans ceux qui, tels que la respiration, s'exécutent pendant le sommeil. Il faut alors un autre mot pour désigner la cause des mouvements, dont nous avons conscience, la grande faculté de l'âme qui agit avec connaissance et liberté, et sent qu'elle aurait pu se déterminer autrement qu'elle ne s'est déterminée '. C'est à elle qu'on doit conserver le pouvoir qui fait sa vie, celui de se décider entre divers objets de choix. Privée d'un tel pouvoir, on peut la regarder comme anéantie ; soumise à une impulsion aveugle, elle s'annule tout aussi bien que dans une complète inaction. Cette mort, ou du moins cette paralysie momentanée de la volonté, est en nous l'effet déplorable de la tyrannie des passions, et la perte du sentiment de la liberté est la marque infaillible de leur victoire. Il n'y a pas de volonté libre dans l'entraînement; il n'y enapas dans cet état d'ivresse où l'homme ne délibère plus et se laisse emporter par le torrent de ses désirs, comme une force extérieure 2. 0 mon Dieu, dit Fénelon, préservez-moi de ce funeste esclavage que l'insolence 'humaine n'a pas craint de nommer une liberté ! Tel est l'esclavage, auquel, pour son malheur, est soumis l'enfant qui, n'étant pas dirigé par une main ferme, reste livré à tous ses caprices; tel celui que subit l'homme toute sa vie, quand l'éducation, en négligeant d'employer à temps ses ressources les plus
l. Cette cause des mouvements, cette faculté qui agit avec connaissance et liberté, cette volonté qui se détermine elle-même, qui est cause première disposant de soi, est le libre arbitre. ■2. Les désirs ont sur le vouloir une puissance excessive. Ils poussent l'homme aux actions les plus contradictoires. Rester soumis à leur influence, c'est vivre dans une sorte d'esclavage. Le but de l'éducation est de soustraire l'enfant à ses caprices, de l'amener peu à peu à résister à l'impulsion de sa sensibilité, à réfléchir avant d'agir.
�Mme "NECKER DE SAUSSURE
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efficaces, a par là manqué son principal but, celui de le rendre maître de lui-même. Il est vrai toutefois que, pour atteindre ce but, elle doit user de son pouvoir avec une sage économie. C'est une autre manière, en effet, d'énerverla volonté que de la laisser toujours soumise à une influence étrangère. Cette faute, on la commet aussi, et l'éducation, en se dépouillant de nos jours de ses formes âpres et sévères, n'a pas évité ce second écueil. Une servitude douce, volontaire même, amollit les âmes au moins aussi sûrement qu'une plus rude 1. Souvent nous nous faisons illusion à cet égard ; le plaisir que l'enfant paraît trouver à nous obéir nous rassure ; il nous paraît libre, parce qu'il est heureux, et nous prenons son zèle pour de l'énergie. Mais, quand la volonté ne s'est pas déterminée elle-même, quand elle n'a fait que suivre, fût-ce de plein gré, l'impulsion d'autrui, on ne saurait compter sur sa constance 2. Dans cet état de demi assujettissement, elle peut se montrer vive, empressée, fidèle même, en restant étrangère à celui qu'elle meut, et dès lors on n'en peut tirer aucun indice certain relativement à la fermeté du caractère. C'est là ce qui se voit souvent dans l'éducation. Obtenir l'assentiment de l'élève est sans doute un immense bonheur. Une fois qu'on y a réussi, les plus grands obstacles semblent aplanis. L'obéissance n'a rien de servile ; tout s'exécute avec facilité, avec joie ; il y a du vent dans les voiles, et l'on avance rapidement. Cependant il ne faut pas s'y méprendre. Ce n'est pas en adoptant les désirs d'un autre qu'on apprend à se décider, et ce qu'on appelle la bonne volonté n'est pas la vraie 3.
1. Il faut donc amener l'enfant à prendre certaines initiatives, des déterminations qui lui soient propres. Les observations de l'auteur méritent de retenir l'attention des maitres. 2. Car alors ce n'est pas un acte de volonté de l'élève, mais a preuve seulement de son esprit de docilité,de soumission à la volonté de son maître. 3. C'est de la docilité, ou de la faiblesse de volonté.
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EXTRAITS DES AUTEURS
PÉDAGOGIQUES
Un enfant animé du désir de plaire à ses parents peut vaincre les difficultés de l'étude ; il peut être un modèle de conduite, tant que l'envie d'être approuvé d'eux subsiste encore, et rester sans force et sans constance lorsque ce motif n'existe plus. Il faut qu'il ait appris à se proposer un but à lui-même, à choisir à ses risques et périls les meilleurs moyens d'y parvenir. La détermination libre et réfléchie, la faculté de prévoir les inconvénients attachés au parti qu'on a pris et la résolution de les braver, voilà ce qui donne une bonne trempe à l'esprit et de la fermeté au caractère. Si donc l'élève à l'avenir doit rester maître de sa conduite, il importe de lui faire suivre deux régimes en apparence opposés : l'un d'assujettissement, pour l'accoutumer à réprimer ses désirs capricieux 1 ; l'autre de liberté, afin qu'il se forme en lui une volonté indépendante. C'est là une difficulté qu'on envisage rarement dans toute son étendue; aussi, et peut-être surtout dans les éducations les plus soignées, sedéveloppe-t-il peu de caractères prononcés2. Une autre difficulté plus grande encore, c'est qu'on ne peut pas compter sur le secours de l'élève pour corriger les défauts qui proviennent en lui de l'absence de la fermeté. Il lui faudrait avoir, pour travailler à se vaincre, le ressort qu'on désirerait lui donner; et il n'est pas même aisé de lui faire comprendre ce qui lui manque. Depuis la désolante apathie d'un enfant qui n'a jamais de mouvement spontané, et qui n'est par conséquent susceptible d'aucun progrès, jusqu'aux nuances les plus faibles du même défaut, il est peu de reproches justes à adresser à ceux qui n'ont pas reçu au moral le principe actif de la vie.
1. La volonté n'est pas seulement une force qui nous pousse en avant; elle est aussi un pouvoir d'arrêt, une résistance aux tendances. 2. Problème difficile à résoudre dans la pratique : d'une part, obligation de diriger l'enfant, d'obtenir de lui l'obéissance, puisque le mailre est responsable; d'autre part, nécessité de le préparer à vouloir par luimême.
�Mme NECKER
DE
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Un des symptômes les plus ordinaires de la faiblesse de la volonté, l'irrésolution, se dérobe à notre influence; nous n'avons pour la combattre aucune règle fixe à donner; et ici les raisonnements ont peu de prise. Les gens indécis ne raisonnent peut-être que trop; ils voient mille faces à tous les objets, mille suites à tous les partis possibles; ce qui manque à leur esprit, c'est la direction énergique qui fait qu'un seul motif l'emporte sur plusieurs, qu'on ne peut espérer ou craindre qu'une seule chose l. Dira-t-on en conséquence à l'élève de se déterminer sans réfléchir, sans envisager ce qui résultera de sa décision ? Non, sans doute : ce n'est pas le rôle de la raison; elle conseille tout le contraire, et tend plutôt ainsi à augmenter le défaut2. Il en est de même de l'inconstance, autre défaut dans lequel la volonté, assez vive pour avoir l'apparence de la force, n'en a pas en réalité, puisqu'elle n'a point de durée 3. Que peut faire en pareil cas l'instituteur? il ne lui est pas donné de ranimer les goûts éteints, et, d'un autre côté, il'serait tellement absurde de persister dans une conduite, qui avait pour mobile unique un désir ou un sentiment qu'on n'éprouve plus, qu'on ne saurait le conseiller en thèse générale. On voit donc que la raison, qui est parfaitement à sa place quand il s'agit de faire ployer une opiniâtreté insensée, l'est
1. Cette faiblesse de la volonté a des causés diverses : Elle est due, tantôt à l'impuissance du vouloir (aboulie), à une impulsion subite ou irrésistible qui ne laisse pas à la volonté le temps de se manifester; ou encore, à .une hésitation, à une irrésolution qui provient de ce que le sujet calcule, suppute, pèse longuement les raisons de prendre ou de ne pas prendre telle décision. 2. Il faut, dans la pratique, arriver à un juste milieu entre l'irrésolution et l'impulsion irréfléchie. Il faut agir en connaissance de cause, mais ne pas retarder indéfiniment la décision. 3. L'irrésolution est une forme de la faiblesse de la volonté, qui vise la décision; l'incotistance en est une autre, causée par les changements continuels derésolution. L'éducateur doit mettre l'entant en garde contre ces deux extrêmes : le changement continuel de décisions qui équivaut à n'en pas prendre; et l'entêtement, qui fait persévérer dans un parti, alors qu'on aurait de bonnes raisons de l'abandonner. Ailleurs Pédagogiques, E. N. 9
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beaucoup moins quand il faut communiquer de la fermeté. Toute sa ressource à cet égard consiste à tirer parti des circonstances particulières, c'est-à-dire à prouver que, dans l'occasion dont il s'agit, on ferait mieux de persévérer. Mais on sent qu'un conseil ainsi motivé est sans influence sur l'avenir ?. Pour favoriser à la fois l'œuvre de la raison et le développement des meilleurs mobiles, il faudrait donc, à ce qu'il me semble, que l'éducation commençât par s'attacher à raffermir le caractère, à préparer le terrain solide dans lequel tous les bons principes s'enracinent et portent des fruits. La légèreté de l'enfant rend cette entreprise difficile2 ; et, comme on n'est jamais certain de pouvoir agir sur lui, lorsque rien n'est encore fixé dans son âme, les moyens de donner de la fermeté paraissent manquer, comme la fermeté même. Cependant il ne faut pas désespérer. Dans l'absence de motifs raisonnés, il reste une ressource moins élevée, mais très efficace, les habitudes. L'énergie est un don du ciel, mais c'est aussi un résultat du développement naturel des forces morales, lorsque rien n'en arrête le progrès. Par l'habitude de l'obéissance, l'élève apprend à réprimer ses passions. En l'accoutumant à se déterminer lui-même dans les cas permis, il acquiert de la décision, et sa volonté, qui n'est plus passive, gagne insensiblement de la vigueur. Le sentiment d'une liberté réelle, mais limitée par la nécessité de son exercice, est celui que Rousseau a voulu inspirer à son Emile. Jusque-là je m'accorde avec lui; mais je regarde le devoir comme la nécessité morale,
. 1. Pour communiquer de la fermeté, les actes vaudront mieux que les conseils. L'éducateur donnera de la fermeté à l'enfant, en l'amenant à faire preuve de volonté persévérante dans la rédaction de ses devoirs, dans l'étude de ses leçons. 2. Difficile, mais non impossible. Deux éléments surtout constituent le caractère : les tendances et les habitudes. L'éducateur peut orienter les tendances et faire contracter des habitudes, qui prépareront une certaine unité de la vie.
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et c'est cela que Rousseau n'admet pas. Il dispense l'élève d'en observer la loi, parce qu'il lui semble incapable de juger en quoi le devoir consiste. Cependant il est un devoir qui est fort bien compris par l'enfant, et qui l'initie peu à peu dans la connaissance de tous les autres, c'est celui de l'obéissance envers ceux auxquels le ciel a confié son sort. Sa faiblesse, ses besoins, son instinct même, le mettent naturellement dans leur dépendance. C'est à eux d'exercer l'empire avec douceur et fermeté. Le problème à résoudre dans leur gouvernement se présente dans tous les gouvernements possibles. 11 s'agit toujours de concilier la plus grande liberté individuelle avec la plus parfaite soumission aux lois1. Ce qu'il faut éviter pour atteindre ce but, ce sont les ordres à demi-donnés, les obligations à moitié imposées ; ce sont les insinuations, les sollicitations tacites; c'est la prétention de laisser un enfant maître de sa conduite, tandis qu'on l'enveloppe de mille liens. L'atmosphère du doute dissout l'énergie, relâche les nerfs des intentions. Quand les limites de la liberté et du devoir sont effacées, le vague de l'incertitude se répand sur tous les projets et jusque sur les actions; on a toujours regret à la résolution qu'on n'a pas prise; on est toujours tenté de revenir sur ses pas. Pour préserver l'enfant et ensuite l'homme d'un tel tourment, il faut qu'une juste autorité préside au commencement de la vie, en faisant une part bien définie à la volonté. Aussi l'éducation publique où l'on gouverne par des lois immuables, sans surveiller constamment les individus, est-elle la plus favorable au développement de l'énergie. Jusqu'à quel point cette discipline plus exacte, unie à cette indépendance plus grande, est-elle conciliable avec la douceur des relations, avec la confiance habituelle?
i. Le maître qui a su gagner l'affection et la confiance de ses élèves obtiendra sûrement d'eux une soumission volontaire, c'est-à-dire qu'ils s'abandonneront de cœur et d'esprit à la direction qui leur est donnée. Là est le grand ressort de l'éducation.
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Jusqu'à quel point, pour les jeunes filles surtout, l'estelle avec cette grâce, ces prévenances, ces égards si bien nuancés, ce raffinement de mœurs enfin qu'on demande aux femmes? Je l'ignore. Peut-être qu'avec elles ce régime ne doit pas être longtemps continué, mais il ne faut pas oublier que tous les autres affaiblissent. Le raisonnement appuyé sur l'observation ne peut qu'indiquer les principes, et les modifications sans nombre trouvent ensuite leur place dans l'application. J'ajouterai seulement ici que les profondes affections n'appartiennent qu'aux âmes fortes, et, qu'une fois les sentiments du cœur et de la conscience bien développés, ils savent d'eux-mêmes dicter toutes les délicatesses de la conduite.
LIVRE I. — CHAP. V
MOBILES DE LA VOLONTÉ ET INFLUENCE DE LA RAISON.
L'homme se plaît au raisonnement qui est son chef-d'œuvre, et se détourne du sentiment qui n'est pas son ouvrage; il croit, en s'éloignant d'un mystère, se rapprocher de l'évidence.
RIVAROL.
Après avoir contemplé la volonté dans l'état de souveraineté qui semble le plus absolu, nous allons la voir réduite à une condition moins relevée : sous cet aspect, elle nous paraîtra influencée, décidée même par les mobiles 1 dont elle a consenti à suivre la direction. Ce sera donc aux divers penchants du genre humain, ses instigateurs et ses ministres responsables, que nous nous
1. Dans la délibération, on distingue les phénomènes affectifs ou mobiles, tendances, plaisirs, douleurs, et les phénomènes intellectuels ou motifs, qui sont des idées, des jugements, des raisonnements.
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en prendrons de ses écarts. Dès lors, la lâche de l'éducation, difficile encore à exécuter, mais plus aisée à définir, consiste à l'entourer de guides qui ne tendent pas à l'égarer. L'éducation peut retrouver ici pour la volonté une source secondaire d'énergie dans la force des motifs employés pour la déterminer. Quand ces motifs sont importants, quand ils méritent l'approbation et de la conscience et des hommes, leur influence est souvent' durable, et l'âme contracte à la longue des habitudes de constance. Mais, si l'on ne s'inquiète que des actions, si l'on ne veut que les obtenir ou les empêcher une à une, on allègue mille motifs insignifiants, sans imprimer jamais de direction générale. L'élève se conduit bien, mais sa moralité reste passive 1 ; et c'est encore d'une autre manière un caractère sans consistance qu'on a formé. Néanmoins, il n'y a que les motifs qui aient de l'importance avec l'enfance. A cet âge tout d'avenir, les résultats actuels ont peu de valeur, et les meilleures actions n'ont de prix que comme indices d'un mouvement qui se prolongera dans la suite. Un homme peut faire du bien et du mal indépendamment de ses intentions ; ses semblables souffrent ou jouissent des conséquences de sa conduite, et ils n'ont pas besoin d'en rechercher les motifs ; mais, un enfant n'exerçant aucune influence au dehors, toute l'activité qu'on lui demande est relative à lui-même, et, quand on lui suggère des motifs mauvais ou seulement équivoques, on lui fait un tort qu'aucun avantage ne peut compenser. La nature du mobile est tout avec lui ; le désir de s'instruire.répond du succès dans l'éducation intellectuelle, comme celui d'accomplir le devoir dans l'éducation du cœur. Une intention bien prononcée ne reste point sans effet dans le jeune âge, et
i. Parce que l'action tire son caractère raisonnable du caractère rationnel des motifs, et que la moralité réside dans la • bonne intention », non dans l'acte.
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les lumières, une fois désirées, ne sauraient manquer d'être acquises Toutefois, j'entends déjà ce que les parents me répondent : Nous aimerions bien mieux, diront-ils, que nos enfants pussent être mus par le pur amour du bien. Aussi commençons-nous toujours par leur déclarer que le devoir exige d'eux qu'ils fassent ou ne fassent pas telle chose; mais nous ne voyons pas que cette considération les touche beaucoup. Si, au contraire, nous mettons en jeu quelque espérance ou quelque crainte, fondées sur des intérêts qu'ils comprennent mieux, nous obtenons d'eux tout ce que nous voulons. Nous employons les ressorts qui ont déjà en eux de l'activité ; nous leur donnons toujours des habitudes utiles, dans l'espoir que la raison viendra ensuite y ajouter de bons motifs. Ce discours est très plausible assurément. Le plaidoyer est bon en désespoir de cause ; je prétends seulement que l'on désespère trop tôt. L'impatience d'arriver à des résultats est telle qu'on choisit la voie la plus courte, sans regarder si c'est en même temps la meilleure. On ne pense pas assez qu'agir par des motifs intéressés est aussi une habitude qu'il n'est pas aisé de déraciner. L'idée du devoir sèchement présentée a peu d'influence, je l'avoue ; mais une étude plus profonde des moyens d'agir sur la volonté pourrait ouvrir quelque nouvelle route; avant de prendre un parti moralement mauvais, il faudrait s'assurer qu'il n'en est point d'autre à choisir. Une excellente intention, le zèle à remplir ses devoirs ne sont pas chez un enfant un phénomène fort rare. L'heureux instinct des mères et certaines circonstances particulières favorisent souI. Il est bon d'obtenir que les enfants aiment ce qu'ils doivent faire. Les idées ont un rôle actif; mais, avant de comprendre les raisons de sa conduite, l'enfant agit d'après ses tendances et les impulsions de son cœur. L'éducateur doit donc (aire l'éducation des sentiments, qui l'aideront à faire celle de la volonté. *
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vent de telles dispositions, dont le germe existe dans toutes les âmes : les moyens de les développer nous occuperont bientôt dans cet ouvrage; mais ici, où il s'agit surtout des principes, la question se présente dans toute sa grandeur. Une connaissance plus exacte des vrais mobiles de la volonté paraît aussi nécessaire à l'éducation qu'à la morale. Et comme, sous un point de vue très général, ces mobiles sont les mêmes essentiellement chez les enfants et chez les hommes, si l'on veut se fonder sur l'observation, le plus sûr est d'étudier ce qui se passe dans notre cœur, objet d'examen toujours présent et le plus propre à nous instruire. Toutefois, ce que nous éprouvons n'est pas aisé à démêler ; le jeu des ressorts qui nous font agir, se dérobe à nos yeux mêmes. Nos déterminations sont plus vite prises que leurs motifs ne sont découverts, et ceux que nous leur assignons ne sont pas toujours les véritables. Soumis à l'obligation de raisonner, aussitôt que notre esprit, se repliant sur lui-même, veut juger de notre état intérieur, nous sommes enclins, ce me semble, à nous exagérer le pouvoir du raisonnement. Une trop grande foi à son influence en morale est peut-être l'erreur d'un siècle fier des lumières que la raison a répandues sur mille objets. 11 nous est, en général, agréable de croire que nous agissons d'après des principes raisonnés; établir ces principes, les appliquer à notre situation particulière, et prouver que notre vie y est conforme, est la chaîne que nous cherchons constamment à former. Cette chaîne se déroule avec facilité dans notre esprit; mais il n'en est pas de même du fil délicat qui rattache nos actions à nos sentiments. L'influence de nos instincts secrets, des goûts, des répugnances, des dépits, des désirs bons ou mauvais qui nous animent, est difficile à saisir, souvent embarrassante à s'avouer, et cependant ces mouvements de l'âme sont la sour.ee inconnue de la plupart de nos décisions.
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Voilà ce qu'il nous est aisé d'observer chez les autres. Nous voyons bien que nos amis sont déterminés par cette masse de sentiments et d'impressions qu'on appelle le caractère; mais personne ne se croit à soi-même d'autre guide que la raison. Nous cherchons donc à trouver comment le parti que nous avons pris est dans la règle. Nos soi-disant motifs sont inventés après coup ; les principes généraux qui se trouvent momentanément d'accord avec notre conduite nous paraissent en avoir été les mobiles, et nous prenons pour la cause de nos décisions ce qui n'en est que l'apologie. D'autres maximes se présentent aussitôt que nous venons à changer, et toujours il y a des vérités éternelles à l'appui de nos passagères révolutions L Qu'entend-on par le mot de raison? Dans le sens étendu que donne à ce mot la philosophie, on l'emploie à désigner l'intelligence, la grande faculté de l'àme qui nous sert à découvrir la vérité. Pris dans une acception plus restreinte, il s'applique à la conduite de la vie, et reste cependant fidèle à sa première signification. La raison, telle qu'on la considère habituellement, saisit encore le rapport des effets aux causes, tire les conséquences des principes et prononce, relativement à l'individu, sur les avantages etles inconvénients desactions. En laissant de côté les inégalités et les faiblesses, partage commun des dons de l'humanité, on peut la considérer comme le conseiller sage qui, dans le gouvernement de nous-mêmes, cherche à maintenir l'équilibre entre nos différents pouvoirs. Si elle trouve à s'appuyer sur de grands principes, elle prend un caractère très élevé. Unie à la religion, elle peut devenir une haute sagesse qui embrasse nos intérêts dans l'espace de l'éternité; renfermée dans la morale mondaine, elle tire de la société des règles pratiques pour notre conduite. En1. Bien souvent nous nous déterminons d'après des « sentiments ., des « impressions non d'après des raisons. Celles-ci ne viennent qu'après
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fin, quelque principe que nous admettions et quelque sentiment qui nous anime, elle porte le jour sur les conséquences qui en dérivent pour nous. Inhabile à créer nos divers penchants, elle ne fait que nous apprendre à diriger ceux qui existent. C'est donc un régulateur, et non un mobile. Cela seul montre déjà le genre et les bornes de son pouvoir f. Quand la raison considère l'homme abstraitement, elle le suppose doué de ses qualités les plus éminentes, et lui indique en conséquence le plus grand bonheur auquel il puisse aspirer : de là viennent tant de beaux préceptes que la sagesse de tous les peuples a recueillis ; mais, quand elle s'adresse àl'individu, ellenetrouve pas en lui tous les mobiles également développés ; les uns sont languissants ; d'autres ont une vivacité démesurée; et, comme elle ne peut en appeler qu'à ceux qui ont déjà une certaine vie, il lui reste bien peu de règles générales à donner. Cependant l'influence de la raison est toujours salutaire; elle met l'avenir en ligne de compte; elle forme une alliance entre les sentiments faibles pour dompter les plus violents ; elle dit à tel créancier, irrité par les éternels délais de son débiteur : « Si vous me faites mettre cet homme en prison, vous serez saisi d'une affreuse pitié quand vous verrez sa femme et ses enfants dans la
coup, suscitées par le besoin que nous éprouvons de justifier nos résolutions aux autres et à nous-mêmes. d. M"10 Necker analyse le caractère mixte, à la fois intellectuel et moral de la raison. La raison est la faculté de distinguer le vrai du faux. La vérité est indépendante des esprits qui la connaissent. Pour qu'elle existe, il faut que tous les esprits jugent d'après un certain nombre de principes, de lois. Ce fonds commun à toutes les intelligences, et par quoi il peut y avoir une science, c'est la raison. La raison est ainsi l'ensemble des principes qui dirigent le raisonnement. Appliquée;! la direction, non plus de la pensée, mais de la conduite, ayant pour fin, non plus le vrai, mais le bien, la raison est dite raison pratique. Enfin, la raison est encore entendue, dans un sens usuel, comme un état de l'a me caractérisé par l'équilibre, l'harmonie des sentiments, des idées et des actes. Le mot raison s'oppose ici au mot passion, qui désigne une rupture d'équilibre entre les facultés, causée par la prédominance de la sensibilité.
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détresse, et puis on condamnera votre excès de rigueur. » Ces considérations peuvent être parfaitement justes; mais pourquoi la raison a-t-elle produit de l'effet en les présentant? C'est qu'elle a trouvé de la compassion et de la crainte du blâme ; autrement, elle n'aurait pas eu de prise. Tel est le rôle de la raison. Son art, c'est de balancer les penchants les uns par les autres; sa ressource, c'est le jeu des contre-poids. Ne disposant par elle-même d'aucun pouvoir et n'agissant qu'à l'aide de ces mêmes sentiments qu'elle est parfois appelée à combattre, s'il n'en existe pas dans l'âme qui la seconde, elle perd tout moyen de réprimer. Ceci est d'une extrême importance, soit pour la moralité, soit pour le bonheur. L'éducation ne saurait donc trop tôt s'occuper de la formation des mobiles; elle doit diriger le développement des forces diverses, qui agissent sur cette partie de l'ensemble de l'âme où naissent les désirs et se préparent les décisions. Il y a des mobiles de divers genres qu'il n'est pas inutile de distinguer. Les uns, plus particulièrement nommés instincts, veillent à la conservation de notre existence matérielle ; d'autres, non moins égoïstes, mais alliés de plus près au moral, sont préposés à la garde de cette partie de notre bonheur qui dépend de l'opinion des hommes : tels sont l'amour-propre et ses nombreuses modifications. D'autres très élevés, tels que les sentiments du juste, du vrai, du beau, introduisent l'âme dans des régions calmes où elle s'épure, s'éclaire, s'agrandit. Il en est de plus impétueux qui semblent transporter notre existencehors de son centre, la placer dans des objets étrangers à nous, et nous faire vivre dans d'autres âmes ; telles sont les affections tendres qui, depuis leur nuance la plus faible, la sympathie, jusqu'au dévouement complet de l'amour, nous font éprouver pour nos semblables des émotions aussi vives que celles de la personnalité. Enfin, il existe un mobile qui réunit en lui tout ce que les autres ont de grand, de
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tendre, de dévoué, qui élève l'âme non seulement audessus de sa propre sphère, mais de la vie, et lui donne un avant-goût de l'éternité; celui-là, je n'ai pas besoin de le dire, c'est le sentiment religieux. Cette inégalité dans la valeur morale des mobiles du cœur humain nous prescrit déjà notre rôle. Il est d'autant plus essentiel pour l'éducation de cultiver les sentiments désintéressés et généreux que ceux-là seuls ont besoin de culture. Les penchants égoïstes, les instincts physiques croissent sans soins ; ils sont même indestructibles. Si donc vous ne nourrissez pas ceux qui les balancent, non seulement vous n'aurez aucun élan vers le bien, mais vous ôterez à la raison la plus grande force qu'elle puisse opposer aux désirs désordonnés. Ne voit-on pas que les passions sont intraitables dans les cœurs égoïstes? Voilà peut-être ce qu'on n'envisage pas assez. Ainsi, chaque état de la moralité et des sentiments correspond dans l'homme à l'idée d'un certain genre de bonheur, et sa raison, bornée par cet état même, ne peut rien lui indiquer au delà. Vantez à certains êtres les beautés de la nature, les charmes de l'amitié, de l'étude, de la vie domestique, et votre voix retentira dans le désert de leur cœur. Si les effets de l'éloquence sont passagers, c'est qu'elle ne fait que réveiller un moment des mobiles languissants, qui bientôt s'affaissent; n'ayant jamais été mis en action dans notre existence, ils ne s'y sont pas rattachés à des intérêts permanents. Cependant, renfermée dans sa sphère la plus étroite, la raison fait encore de son mieux ; que veut-on de plus? Donnez-lui à régler des intérêts purement matériels : elle conseillera la prudence ; elle vous dira de n'abuser de rien, de conserver votre santé, votre fortune, et fera de vous un de ces gens dont Socrate se moque déjà dans le Phédon, en disant qu'ils sont tempérants par intempérance. Cherchant toujours à nous faire éviter les dangers, elle favorisera l'observation
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de toutes les lois sociales, parce qu'on n'y manque point sans s'exposer, et, faute de motif d'espérance à nous donner, elle aura du moins à sa disposition un grand arsenal de menaces. Quand donc elle ne trouve pas à s'appuyer sur de grands principes, la raison prêche encore la morale des conséquences; elle nous fait envisager les suites de nos actions plus que leurs motifs, et montre que le vice attire beaucoup de maux, plutôt qu'elle ne porte à le regarder comme un mal lui-même. C'est ainsi qu'elle rentre dans le système de l'utile, chef-d'œuvre de ses plus ingénieuses combinaisons, insuffisant comme elle pour son propre but, et nul pour l'amélioration intérieure1. Il y a là sans doute un motif répressif; mais une force qui ne saurait être employée qu'à retenir est souvent insuffisante par cela même. Il faut pouvoir opposer un mouvement à un autre, l'élan des bons sentiments à celui des mauvais désirs, car, si le devoir n'est vu que comme une simple barrière, les passions, qui sont courageuses, ne la franchissent que trop souvent. < Que la raison soit indispensable dans la vie, que sans elle nous ne puissions faire un pas, que, nécessaire pour régler les penchants, elle le soit même pour les satisfaire, c'est ce dont je conviens mille fois. Je dis plus : en prenant un point de vue très étendu, on voit qu'elle n'est pas sans quelque pouvoir sur la formation des sentiments, mais c'est une influence lente et indirecte. En réprimant souvent des excès, elle prive dans la même proportion les mauvaises inclinations d'exercice, et peut à la longue les amortir. Il y a en nous un principe de développement, une sève
1. Il faut agir sur l'enfant à l'aide de raisons qu'il puisse comprendre. Lorsque les raisons morales de l'acte qu'on lui demande, dépassent son intelligence, il n'est pas inutile de lui donner des motifs tirés de l'intérêt ou de la prudence. A des observations et recommandations utilitaires s'en ajouteront un peu plus tard d'autres plus élevées.
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qui, retenue dans un sens, se porte dans un autre, et la morale même de l'égoïste ne peut pas longtemps rester telle dans le cœur humain. Le caractère d'une même génération change peu, mais ce qu'elle avait fait de bon par calcul, une autre le fait par impulsion. Les sentiments religieux et désintéressés renaissent et facilitent à leur tour l'œuvre de la raison1. Alors elle fait prévaloir des vérités qui étaient longtemps restées oiseuses et qui prennent un rang dans la vie sociale, aussitôt qu'elles s'accordent avec les sentiments universels ; et, quand ces vérités se prononcent en actions, qu'elles déterminent des mœurs et quel les institutions les consacrent, il y a un gain immense pour les nations. Mais c'est le développememVcorrespondant des sentiments et des lumières qui produit ces résultats heureux, et ceux-ci ne peuvent guère être appréciés qu'à distance. Il faut mettre des siècles et des peuples dans la balance, pour s'apercevoir du poids qu'y apporte la raison. Quand elle n'a pas du temps pour agir, quand son action est renfermée dans l'étroite enceinte du - cœur d'un seul homme, l'état dans lequel elle le trouve décide de tout, et son impuissance se révèle. De toutes parts, nous rencontrons nos bornes : c'est là ce que je vais m'attacher à montrer. Les sentiments sont impétueux, aveugles, sujets à une dangereuse exaltation, mais ce sont les forces vivantes de l'âme. Cultivons-les chez nos enfants, de pair avec l'intelligence; ne les laissons jamais sans aliment dans leur cœur ni sans exercice dans leur vie, et ne nous reposons pas entièrement sur la raison. Pensons que la plupart des maux de ce siècle sont dus à celte per\. L'ouvrage de l'Education progressive a un centre unique : les principes de la loi chrétienne. C'est dans la religion que l'auteur trouve les germes de tout perfectionnement pour l'individu, de toute civilisation pour la société. Ainsi s'explique qu'elle ait su allier dans son œuvre des données que lui avait fournies l'étude de l'enfance et de la société et des vues inspirées par sa soumission àja foi.
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PEDAGOGIQUES
sonnalité systématique qui laisse les individus sans énergie, comme le corps politique sans vigueur. Quand on n'est attaché à rien, il faut bien s'attacher à soimême. L'égoïsme n'est qu'un mot plus amer pour désigner l'indifférence ; l'amour de soi est l'héritier naturel de tous les autres amours. En général, la faute de l'éducation est plutôt négative que positive : elle est dans ce qu'on néglige, plutôt que dans ce qu'on fait. Durant le cours d'une longue instruction où tout est passif chez l'enfant, hors l'intelligence, les proportions s'affaiblissent infailliblement. La mémoire et le raisonnement s'exercent seuls, et les sentiments restent en arrière, sauf pourtant celui de l'amour-propre, qu'on excite comme stimulant. Que doit-il résulter de là? Exactement ce qu'on observe chez les hommes faits : une grande absence de motifs désintéressés et une prépondérance toujours croissante des motifs sensuels et égoïstes, qui dès lors ne sauraient manquer de se manifester tôt ou tard ; une volonté faible pour le bien, ardente et habile pour tout autre objet, devient aussi une conséquence nécessaire.
LIVRE VI. — CHAP. VIII
MOTIFS POUR NE PAS NEGLIGER DE DURANT L'ENFANCE LA
CULTURE
L'IMAGINATION.
Nous sommes organisés de manière à ne pouvoir tout à fait nous passer de poésie.
HERDER.
Les facultés dont nous avons parlé précédemment ne donnaient lieu à aucune contrainte. Tout exercice inno-
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cent qui tendait à fortifier l'attention, le raisonnement, la mémoire, entrait dans nos vues, et nous pouvions nous livrer sans scrupule au soin du développement; mais, aussitôt que l'imagination devient le sujet quinous occupe, tout est plus délicat et plus dangereux. Contenir,] régler, modérer est souvent plus nécessaire que déve-J lopper, et pourtant qui voudrait éteindre? Pour nous diriger sous ce rapport, il nous faut examiner ce qui est à désirer et à craindre dans la vie humaine et, en conséquence, porter nos regards sur d'autres âges que l'enfance. L'éducation, à son début dans l'individu, a trouvé l'imagination toute puissanteL La voyant décider de tout et mal décider, son premier soin a été de susciter des forces contraires. Comment l'eût-elle traitée avec faveur, la rencontrant, dans tant d'occasions, impétueuse, désordonnée, ennemie delà contrainte etde toute loi? 11 est même impossible que dans aucun temps elle ne s'attache pas, même volontairement, à la réprimer, et pourtant ce n'est pas là tout ce qu'on lui demande. On veut que, tout en contenant l'imagination, l'éducation la rende aimable, douce, riante, féconde s'il se peut, | autant que sage, et influe heureusement sur la teinte | que son prisme communique à tous les objets. Il y aune culture à lui donner, puisqu'on veut moins l'étouffer qu'en modifier la nature2. Il semble que ce sujet soit si épineux qu'on aitredouté de l'aborder. Sous le rapport des agréments de l'esprit^ d'avantages plus solides encore, la supériorité que donne
1. Contrairement à l'opinion de Rousseau, qui croit que l'imagination fait défaut à l'enfant, il est facile d'observer le rôle considérable qu'elle joue chez lui, notamment dans ses jeux, dans ses inventions diverses, son amour pour le merveilleux, son aptitude à arranger les événements. 2. L'imagination apparaît à bien des moralistes comme ■ une maîtresse d'erreur >, dans le domaine scientifique et la cause de bien des déboires dans la vie pratique; mais le contraire est également vrai. L'imagination est l'inspiratrice de l'art, de là science, des inventions : d'où la nécessité, qu'indique l'auteur, de développer celte faculté, tout en la réglant.
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une vive et belle imagination est si évidente, qu'on ne se résigne guère à y renoncer pour les jeunes gens. D'autre part, l'idée de l'imagination fait peur aux parents. L'œil fixé sur les fantômes qu'elle suscite, ils voient l'exaltation, l'enthousiasme, la déraison enfin, assaillir sous mille formes l'adolescence. Que faire alors? quel parti prendre? N'en prendre aucun est assurément le plus commode, mais ce n'est pas le meilleur de tous. Considérons, s'il se peut, un tel sujet sensément ; dépouillons-le de ses terreurs et de ses séductions les plus puissantes. Ne voyons pas toujours l'imagination comme une Muse, tantôt couronnée de fleurs et animée d'un joyeux délire, tantôt armée de poignards et poursuivant sa victime. Voyons-la comme une faculté nécessaire, intimement liée au système entier de notre organisation. Dans son moindre degré de développement, l'imagination se confond avec ce pouvoir de retracer les objets absents, qu'on nommela mémoire représentative. Toutefois elle s'en distingue bientôt par le don de varier ses tableaux, de combiner les éléments de ce qui a déjà existé pour offrir aux regards de l'esprit ce qui n'existe point encore1. Voilà comment elle est en rapport avec l'avenir, comment elle devient la source de l'espérance. Chacun des sentiments qui s'agitent dans notre cœur nous semble, en vertu de son pouvoir, correspondre à certains objets destinésà le satisfaire. Nous nous voyons agir pour atteindre ces objets, et leur possession anticipée nous charme à l'avance. Supprimez l'imagination, et voyez quel serait alors notre état normal. Incapables
1. C'est la distinction des deux formes de l'imagination : l'imagination représentative, mémoire représentative, d'après l'auteur, faculté d'avoir les images des objets absents; et Vimagination créatrice, qui est le pouvoir d'innover, de combiner. Cette dernière forme peut-être la source de l'espérance, parce qu'elle crée les rêves d'un bonheur à venir, des représentations heureuses, dont l'image fait naître les désirs. L'espérance est cette imagination unie au désir.
�Mme NECKEU DE
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de prévoir et le plaisir d'exécuter nos projets et le bien qui résultera de leur réussite, nous resterions stationnantes, oisifs; nous n'aurions pas de raisons d'agir, et nos forces seraient engourdies Heureusement, nul ne manque jamais d'imagination à ce point; mais combien souvent ne la voit-on pas languissante et inactive! De là l'indolence, l'ennui, le manque d'intérêt de la vie. Il n'est point d'avenir poulies êtres atteints de ce mal, et le temps présent leur est désagréable; leur état a beau être insipide, déplorable même : ils en souffrent sans consentir à s'en tirer. Ils naissent vieux, si l'on peut dire, et, quand la vieillesse arrive, elle est plus triste, plus dépouillée que jamais. Le sentiment ne manque pas toujours aux êtres privés d'imagination; c'est le pouvoir d'y associer des idées qui est trop faible; alors ils sont angoissés en dedans : leurs chagrins sont sans fruit, sans issue, sans distraction, même d'un moment. On__l.es croit égoïstes, et souvent ils ne le sont pas; seulement ils ne savent pas se transporter dans la situation des autres ; et, quand on réussit à leur faire impression, on découvre qu'ils ne sont pas incapables de sacrifices2. Si une pareille immobilité d'esprit ne condamnait qu'à la perte de succès frivoles, on en prendrait aisément son parti. Peut-être même, dans un siècle où chacun raisonne, où l'on a le plus souvent un but positif vers lequel on désire pousser ses enfants, on les priverait assez volontiers d'une faculté intraitable et versatile qui, dans les chimères dont elle dispose, se forge souvent à elle-même un inutile bonheur. Mais
1. L'imagination nous donne l'idée de l'avenir, des fins à poursuivre, des moyens à employer. Elle est la condition de la prévision, par suite, de la prévoyance, nécessaire pour ordonner sagement la conduite. 2. L'idée du devoir a besoin d'être soutenue par une représentation vivante de ce devoir. « Nous n'avons point assez de force pour suivre toute notre raison. > (La Rochefoucauld). L'imagination nous représente vivement la misère d'autrui, les maux dont il souffre : elle crée le désir de le soulager. La sécheresse de cœur n'est bien souvent que pauvreté d'imagination.
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EXTRAITS
DES AUTEURS
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que faire, si, dans ce monde, sans imagination rien ne va? les vocations les plus solides se remplissent mal ; les hommes d'affaires ne font pas adopter leurs plans ; les médecins n'inspirent pas de confiance ; les avocats ne gagnent pas leurs procès ; les professeurs ennuient et ne sont pas suivis; les gens sages enfin ne prennent dans leur famille même aucun ascendant, parce qu'ils ne produisent pas d'effet quand ils parlent ou quand ils / ^ écrivent. ' Les enfants dénués d'imagination ne sont pas les plus méchants de tous, mais ce sont les plus désagréables. Avec eux, la difficulté générale de l'instruction est insurmontable. Livrés à l'égoïsme naturel à leur âge, ils n'en ont ni la grâce, ni la gaieté. Si l'absence de nobles intérêts les laisse accessibles aux plaisirs des sens, on ne peut néanmoins les leur proposer pour récompense, tant ils sont hors d'état de les prévoir. On ne sait par où les prendre, et, quand par hasard ils conçoivent un désir, leur volonté, comme une masse compacte, se porte tout entière d'un seul côté. Avec eux, les dédommagements, les compensations sont impossibles1. Ces peintures trop vraies peuvent nous montrer que l'imagination remplit une destination importante dans notre âme, qu'elle n'est pas encore uniquement « la folle de la maison2 ». Et, puisque enfin nous ne pouvons la chasser de la maison, puisqu'il faut consentir à vivre avec elle, tâchons de voir comment nous devons la
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1. D'où la nécessité pour le maître de peindre sous des couleurs variées et vives l'objet qu'il propose à l'étude de l'enfant. Il n'est pas un ordre des connaissances enseignées à l'école qui ne tire un puissant secours de l'imagination. 2. Elle est « la folle de la maison », si elle ne s'appuie pas sur le réel. Elle est • maîtresse d'erreur et de fausseté », a une superbe puissance ennemie de la raison... une faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. » Pascal, Pensées, art.3. 3-70, édit. Havet. —11 y a bien des sortes d'imagination, mais toutes ne se valent pas : il y a lieu de faire un choix dans le genre d'imagination à développer et dans les moyens propres à le faire sans danger.
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ménager ; sans donc nous arrêter à la question oiseuse de savoir si l'excès en est plus nuisible que le défaut, allons droit à la chose importante, en examinant l'influence que peut avoir l'éducation sur cette faculté. D'abord, il est aisé de juger que cette influence en prévient généralement les plus grands écarts. L'imagination gouverne les hommes à l'état sauvage, et l'on voit les effets funestes de sa puissance diminuer à chaque progrès de la civilisation. Les classes les moins soumises à l'empire de l'éducation sont les plus livrées aux illusions, à la superstition, aux folles espérances; cela est fortement connu1. On sait que le développement de la raison et l'accumulation des connaissances permettent d'expliquer naturellement une foule de merveilles, qui paraissaient jadis autant de prodiges à l'homme ignorant. Un mondefantastique et désordonné disparaît, à mesure que le monde réel se montre dans sa magnifique ordonnance. Mais, si Ton a dompté, ou à peu près, l'imagination superstitieuse, n'est-il pas d'autres genres d'imagination également redoutables? L'éducation morale a-t-ello fait sous ce rapport les mêmes progrès que l'éducation intellectuelle? Paraît-il qu'on exerce beaucoup les enfants à soumettre des pensées dangereuses ou coupables à l'empire de la volonté? Pourtant, il faut le redire, l'imagination n'est pas entièrement indéperi^l dante de la volonté. Elle l'est sans doute dans ce sens qu'elle n'a pas besoin de notre assentiment pour agir; elle déroule ses tableaux, invente, crée et poursuit son
I. ■ Le plus étrange effet de la force d'imagination est la crainte déréglée de l'apparition des esprits... et sortilèges... Il n'y a rien de si terrible, ni qui effraie davantage l'esprit, ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l'idée d'une puissance invisible qui ne pense qu'à nous nuire et à laquelle on ne peut résister... Les hommes, s'altachant à tout ce qui est extraordinaire, se font un plaisir bizarre de raconter ces histoires surprenantes et prodigieuses de la puissance et de la malice des sorciers, à épouvanter les autres et à s'épouvanter eux-mêmes. » Malebranche. {De la recherche de la vérité. De l'imagination, III' partie.) -
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œuvre, sans que nous ayons besoin de nous en mêler, et moins nous intervenons, plus elle est à l'aise; mais nous pouvons intervenir; le cours de ses représentations peut être suspendu par l'autorité de notre raison. L'éducation cherchera donc, d'une part, à donner à l'élève assez de force de caractère pour qu'il interdise à son imagination certains domaines, d'autre part, à créer dans son âme assez d'intérêts pour qu'ils puissent aisément lui faire suivre une autre route. Exercer innocemment l'imagination est aussi nécessaire que la contenir, et peut-être ne la contient-on que lorsqu'on l'exerce1. L'œuvre de la répression et celle de la culture doi- . vent donc, à ce qu'il semble, marcher de front; mais, dans les différentes branches de l'éducation, l'une ou l'autre prend plus d'importance. Essayons de déterminer les domaines où l'on doit surtout tenir en bride l'imagination et ceux où l'on ose lui laisser un champ plus libre. Une région dont l'éducation doit s'efforcer de bannir l'imagination, c'est celle des affections tendres. Tout ce qu'une disposition romanesque et mélancolique ajoute de tourments aux peines du cœur peut se voir par l'exemple de certaines femmes, des femmes des hautes classes particulièrement. Dans leur oisive existence, c'est là un véritable fléau. Fixée sur un seul objet de crainte ou de regret, l'imagination envenime constamment la plaie de leur cœur, leur fait mettre une espèce de gloire à beaucoup souffrir, et, dans les sentiments les plus éloignés de la personnalité, ne laisse pas que de les porter à l'égoïsme. Les maux causés par l'exaltation des sentiments sont si redoutables qu'on ne saurait écrire sur l'éducai. Les associations d'idées et d'images jouent un grand rôle dans le développement de l'imagination. La volonté peut rejeter dans l'oubli momentané une série d'idées, ramener l'intelligence qui les suivait et rompre ainsi le cours d'une association dangereuse.
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tion sans se faire un devoir de les signaler. Ils ont été si souvent relevés que, si la jeunesse y reste exposée, ce n'est pas faute d'avertissements. Mais on a bien moins pensé à d'autres égarements tout aussi funestes ; on n'a pas senti que, sur une route opposée, on rencontrerait des écueils plus inévitables encore. L'éducation sèche et abstraite, qu'on croit prudente, est peut-être une des plus mauvaises pour le gouvernement de l'imagination. La tentation de la faire mourir d'inanition est vaine, périlleuse même. Privée d'un aliment, elle se jette sur un autre, et il s'en offre dans la vie humaine qu'il est impossible de lui dérober1. La manière dramatique dont nous sommes accoutumés à envisager l'imagination, nous trompe souvent. Dans l'exaltation de l'esprit, dans la préoccupation d'idées fantastiques, on reconnaît aisément la fée et son œuvre. Mais quand, dépourvue d'enthousiasme, elle vient à se retourner sur les intérêts les plus matériels, les plus vulgaires de l'existence, sur ceux dont notre nature physique apprécie toujours assez la valeur, on cesse de lui donner son vrai nom, et c'est pourtant alors qu'elle est terrible. Une fois attachée à l'aride région de la personnalité, on peut d'autant moins l'en déposséder que ce ne sont pas constamment des chimères qu'elle se forge; la vie telle qu'elle est a d'assez tristes réalités pour qu'en les rapprochant de nos regards, elle s'en serve comme de fantômes. Toujours la vieillesse est en perspective ; la maladie menace toujours ; à chaque instant la mort peut s'élancer sur sa victime. Aux yeux d'une imagination égoïste, la pauvreté, toujours possible, devient instante, infaillible ; le moindre sacrifice en faveur d'un autre paraît dangereux. Offrant toujours les chances les plus redoui. Puisqu'il faut un aliment à l'imagination, le maître doit faire un choix des images, les présenter à l'enfant morales, nettes, précises, pour éviter que l'imagination ne s'exerce sur des sujets fournis par le hasard des circonstances.
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tables à la pensée, la faisant vivre dans un sombre avenir, elle éteint tous les sentiments consolateurs et nourrit souvent des passions funestes ; on la voit tourner à la noire envie, devenir tour à tour cupidité, avarice, méfiance, misanthropie; tout devient pour l'imagination poison ou danger, quand elle se dirige en dedans, au lieu de prendre au dehors l'élan que peut lui donner une éducationjudicieuse1. Que faut-il pour éviter que, dans le champ des réalités comme dans celui des chimères, l'imagination ne vous mette aux prises avec de sinistres visions? Souvent il n'est besoin que de bien peu de chose ; un rien suffit pour conjurer ses prestiges les plus effrayants. Vous la trouverez enfant dans l'enfance ; profitez de cette saison pour lui donner de simples jouets. Livrezlui des fleurs, des oiseaux, des crayons, que sais-je? Procurez-lui le plaisir de chercher, d'inventer, de créer quoi que ce soit. On ne peut la faire mourir, mais on la charme, ,on la séduit avec des accents, on l'amuse avec des couleur*-.C'est Argus qu'on endort au son d'une flûte; c'est Cerbère qu'on apaise en lui jetant un gâteau. Ici l'on voit le prix infini de l'éducation intellectuelle. L'instruction, de même que l'industrie, donne de la valeur à des objets qui ne semblaient pas destinés à en avoir par eux-mêmes. Et, puisque le propre de l'imagination est de grossir à nos yeux l'importance de ce qui l'occupe, il faut soumettre à son miroir amplifiant des intérêts légers, plutôt que des intérêts graves. En la détournant de s'exercer sur ce qui nous touche de trop près, nous n'aurons que les bienfaits qu'elle dispense. Ainsi, plus l'importance réelle d'un objet est grande, plus il est à redouter que l'imagination, en s'y attachant, ne fasse lâcher prise à la raison, à la conscience.
î. S'il est une imagination riante, qui adoucit les douleurs présentes par les illusions agréables qu'elle crée, il est aussi une imagination triste, source du pessimisme et de malheurs imaginaires, cause de tourments réels.
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Dérobons le plus possible à ses caprices tout ce qui est en nous principe de conduite, mobile d'action, tout ce qui, dans un cœur trop faible et trop inflammable, peut prendre le caractère de la passion. Si donc la religion, si les tendres affections, notre consolation sur cette terre, sont des intérêts trop vifs ou trop sacrés pour qu'on ose en occuper l'imagination, n'est-il pas heureux de pouvoir donner à la plus dangereuse de nos facultés un innocent exercice? Ne l'est-il pas d'avoir à lui livrer une grande variété d'objets, lorsqu'en se fixant sur un seul, elle prend un caractère de folie? Quand elle a jeté sur la nature entière un brillant réseau, partout elle trouve des fils auxquels s'attacher, et ce qui semble un luxe dans la création, cette profusion de beautés dont s'emparent des arts jugés inutiles, n'est-il pas destiné à employer salutairement ce qu'on se plaît à regarder en nous comme un autre luxe, l'imagination?
LIVRE VI. — CHAP. IX
MOYENS DE CULTIVER A L'IMAGINATION. DE — LITTERATURE
L'USAGE
L'ENFANCE.
L'amour du merveilleux nous aurait-il été donné avec dessein? — Ne serait-ce pas le pressentiment d'un monde supérieur au nôtre? NlEMEYER.
Les livres ne sont pas des instruments propres à donner une première culture à l'imagination des enfants. Ils servent à réveiller des impressions déjà connues, à ranimer, à développer des sentiments déjà éprouvés; ils ne mettent rien dans l'âme d'absolument neuf, et toute leur influence tient au passé plus qu'il ne paraît.
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Les scènes variées de la vie, les sensations agréables ou pénibles qu'amènent pour les enfants les jeux de leur âge, ou la poursuite de leurs plans divers, voilà le fonds où leur imagination puisera un jour. Voilà ce qui fournira à leur esprit et la matière à employer, et le mouvement qui met la matière en œuvre. L'un et l'autre sont essentiels à considérer. L'imagination des enfants, également pauvre et avide, a besoin qu'on lui procure des objets pour s'exercer; mais ceux qui ne lui donnent pas d'impulsion sont perdus pour les représentations futures. La culture de l'imagination commence donc dans la réalité longtemps avant l'éducation littéraire, et les récréations en sont peut-être le principal moyen. Toutefois, il y a ici beaucoup d'écueils à éviter. On peut laisser cette faculté froide et passive, comme on peut l'étouffer, l'engourdir à force de vouloir l'exciter. Quand la succession des objets les plus agréables est trop rapide et trop continue, les sensations s'effacent réciproquement, et il ne reste que de la confusion dans leurs jeunes têtes. Ainsi, quand les enfants sont abattus, mornes, silencieux, après qu'on leur a procuré des récréations inaccoutumées, c'est la preuve que les amusements ont été trop prolongés ou trop excitants pour leur constitution morale. Loin alors d'avoir cultivé leur imagination, on l'a fatiguée, ou l'on eii a dépensé les forces à venir, et les impressions que feront par la suite des objets pareils seront pour longtemps émoussées. Quand, au contraire, ils parlent avec feu de ce qu'ils ont vu et qu'ils se plaisent à le décrire, on peut espérer que, sous le rapport intellectuel du moins, on n'a pas abusé de leurs facultés naturelles1. Les impressions calmes, au contraire, peuvent produire des effets heureux sans qu'aucun signe le donne à
1. Un des premiers soins du maître dans la culture de l'imagination doit être de donner à l'enfant, des images nettes, exactes, répondant à des réalités.
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connaître. A la campagne, par exemple, les enfants ont des plaisirs dont eux-mêmes ne s'aperçoivent pas ; un certain charme agit sur eux sans qu'ils s'en doutent. Ceux qui sont le plus décidés à ne pas se permettre de distraction en étudiant acceptent avec transport la proposition d'aller apprendre leur leçon à l'ombre d'un arbre. Toute occupation en plein air leur est agréable, et pourquoi? c'est que leur âme alors est doucement remuée ; c'est que les mille sensations éparses, dont les beaux-arts rassembleront un jour les effets, agissent sur eux par une secrète magie. Ils ont déjà la poésie dans le cœur 1. Mais c'est surtout quand leur être entier est en activité au sein de cette nature, qui a pour eux tant de charme, qu'ils font provision d'agréables souvenirs. C'est alors qu'ils acquièrent l'expérience, qui leur fait éprouver dans la lecture certains plaisirs auxquels succéderont des plaisirs plus élevés encore. Les jouissances ici naissent parfois de légères peines. S'ils ont bravé l'ardeur du soleil, souffert de la fatigue, de la soif, essuyé les intempéries de l'air, ils comprendront plus tôt la poésie; l'obscurité des bois, la fraîcheur des fontaines, le murmure des eaux, l'abri que peut offrir la grotte solitaire ou la chaumière du pauvre auront leur prix. Ce sont alors des sentiments, c'est la vie, que les œuvres de l'art raniment en les embellissant. Pour la langue de l'imagination, le premier vocabulaire est dans la nature. Assurément, la culture littéraire met en valeur ces diverses impressions ; aussi voudrions-nous examiner les effets de ces livres destinés à l'enfance, qui se multiplient si rapidement de nos jours ; néanmoins leur nombre nous oblige à éviter ici tout détail. En laissant entièrement de côté les livres élémentaires, faits pour poser les fondements d'une instruction
4. Les idées de l'auteur sont encours de passer dans la pratique par la création des écoles de plein air. Auteurs Pédagogiques, E. N. 10
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solide, j"avouerai que l'utilité de cette foule de légers ouvrages me paraît généralement consister dans l'intérêt qu'ils inspirent, c'est-à-dire dans le mouvement qu'ils communiquent au sentiment et à l'imagination. Ici se retrouve sans doute l'inconvénient d'exciter trop fortement l'un et l'autre. Mais, en écartant avec scrupule tout ce qui expose à quelque danger, nous trouverons toujours qu'un certain degré de plaisir est la condition nécessaire, d'abord pour que les enfants préfèrent cette occupation à de plus actives, puis pour qu'ils en retirent quelque profit. Y a-t-il vraiment du profit à en retirer? demandera t-on. Oui, sans doute, au moins pour l'âge au-dessous de dix ans. Offrir aux enfants un bon choix de termes et contribuer ainsi à leur former un peu le style, les accoutumer à ne pas craindre la solitude, enfin leur donner l'habitude et le besoin des ressources intellectuelles sont un genre de mérite qu'il serait injuste de refuser à tous ces ouvrages. Aussi ce travail de tant d'auteurs, le zèle qu'excite en eux l'idée des besoins moraux de la génération naissante, offre un spectacle charmant et a parfois donné lieu à des productions intéressantes. Néanmoins, sous le rapport de l'instruction, le service que rendent ces petits livres me paraît minime, j'en conviens *. J'ai déjà eu l'occasion de me prononcer contre cet escamotage par lequel on croit communiquer ces connaissances en badinant. Ici, j'ajouterai que rien n'est moins propre à donner l'amour de la science aux enfants. Les effets de l'imagination sont encore grands à leur âge. Mais, plus accoutumés au cours naturel des choses, ils ont moins l'espoir de voir se passer autour d'eux des faits nouveaux. Plus jeunes, ils ne s'étonneraient de rien. A force d'être partout, le merveilleux n'était pour eux nulle part; à "dix ans, ils se flattent confusément de
1. Lire sur cette intéressante question : Anatole France,
Le livre de
mon ami, p. 274., et G. Sand, L'histoire de ma vie.
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le retrouver dans la science ; elle leur apparaît pleine de mystère et de grandeur. Montrez-la-leur rapetissée, rabaissée, vulgaire; ils n'en voudront plus. Ils se soucient déjà moins de la vérité, quand ils croient qu'elle a été accommodée à leur usage; ils la veulent franche, indépendante, sérieuse, quitte à la laisser de côté si elle est trop au-dessus d'eux. Alors, du moins, restera dans son entier le respect qu'ils conçoivent pour elle. Il est néanmoins des études agréables et assez faciles pour que ces petits livres leur en donnent le goût. La géographie, par exemple, prend aisément de l'attrait pour eux, au moyen des relations de voyages. L'histoire naturelle leur plaît beaucoup, quand elle leur fait connaître les formes et les mœurs des diverses espèces d'animaux; mais l'imagination des enfants n'est nullement captivée par l'étude du règne inorganique. Des explications données de vive voix, ou la vue des choses mêmes peuvent seules fixer leur attention sur l'idée des objets privés de vie. Mais, quand il faut causer, démontrer, commenter, quand ces petits livres ne servent plus à la lecture solitaire, leur principal but est manqué. Ils peuvent, j'en conviens, être utiles aux mères, leur fournir des ressources précieuses pour les heures qu'elles consacrent à leurs enfants; toutefois ce sont alors des moyens d'enseignement que l'on doit juger sous ce titre. Mais si, parmi les connaissances positives, et, pour ainsi dire, matérielles, il en est peu que les enfants laissés à eux-mêmes se soucient d'acquérir dans ces petits livres, combien moins y^ puiseront-ils des notions abstraites et métaphysiques? Tout ce qui ne fait pas image est perdu pour eux. Les idées générales ne sont que des phrases, dont le sens grammatical est tout au plus compris. Fatigantes à retenir pour la mémoire, nulles pour le raisonnement, engourdissantes pour l'imagination, ce sont des étiquettes de cases vides qu'ils pourraient avoir la sottise de croire remplies.
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Les enfants trouveraient dans plusieurs de ces ouvrages d'utiles secours, s'ils avaient une véritable envie de s'instruire : mais ils ne l'ont pas, et c'est pour cela que l'enseignement ne réussit pas avec eux par les mêmes moyens qu'avec les hommes faits. Ceux-ci, ayant ordinairement une intention de s'éclairer toute formée, n'ont à vaincre que la raideur de leur intelligence peu exercée; dès lors, ils se donnent de la peine, ce que les enfants, surtout ceux des classes aisées, ne font guère volontairement. Les leçons ne leur manqueront jamais; ils le savent bien, et les ruses qu'on emploie pour en glisser de nouvelles clans leurs loisirs le leur prouvent assez. Toutefois, quand il n'est pas besoin de grands efforts d'attention, on peut, en usant de persuasion, faire avaler à un enfant oisif des lectures assez insipides ; mais qu'y gagne-t-on? Parle-t-on d'instruction obligée? Je n'objecte rien; c'est une leçon comme une autre, et l'intérêt se trouve là dans le devoir. L'élève a un compte à rendre ou un extrait à faire de ce qu'il a lu ; il a des raisons pour exercer son intelligence et sa mémoire. Mais lui donner comme amusement ce qui n'en est pas est un faux système, par lequel on lui fait repousser une instruction qui, sous une autre forme, serait accueillie. Tout ce qui, à cet âge, se lit sans plaisir comme sans motif bien pressant de conscience est plutôt mauvais pour le développement de l'esprit. La lecture prolongée a par elle-même de l'inconvénient, et cela d'autant qu'elle est plus fade. Si l'enfant a reçu quelque vive impression, son âme n'est pas restée passive. Mais, s'il tourne des pages à moitié endormi, si un torrent de mots ou d'images vacillantes a passé devant lui sans laisser de traces, on a'plutôt affaibli ses facultés. Il a renoncé à juger comme à retenir; loin d'avoir excité son activité, on l'a ralentie; faire tourner sa toupie lui eût mieux valu. L'expérience montre ici deux choses : l'une, que chez
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les enfants indolents, la disposition à la passivité s'augmente par l'excès de lecture; l'autre, que les esprits actifs peuvent supporter une nourriture intellectuelle bien plus abondante, il est de fait que la plupart des hommes doués d'une belle imagination ont été de grands dévoreurs de livres dans leur enfance. Ici donc, on ne peut asseoir aucun jugement. Tout est individuel dans les effets de l'imagination, et l'observation la plus attentive est indispensable... Quant aux maximes morales, n'en espérons rien. Dans les histoires de longue haleine, l'intérêt dramatique absorbe tout; les réflexions sont comme perdues; entraîné par le cours de la narration, l'enfant les passe sans s'y arrêter; ce sont pour lui des lacunes dans le livre. Ces réflexions, au contraire, enchantent les mères. Quel sentiment délicat ! Quelle règle de conduite excellente I disent-elles. Que je voudrais avoir reçu un tel conseil dans mon enfance! Dans son enfance, la mère n'y eût fait aucune attention non plus. La leçon qui résulte de la fable entière, produit à la vérité un plus grand effet, sans qu'il soit toujours aisé de déterminer la nature de son influence. L'enfant s'identifie avec un personnage, le plus brillant, le plus beau, le plus généreux, cela va sans dire : toutes les peines, toutes les joies méritées ou non de son héros sont les siennes propres. Il en adopte les passions : c'est de vengeance.qu'il a besoin quand on lui fait tort, et sa justice est de la colère. Mais si, par malheur, les rôles étaient retournés et qu'un personnage immoral fût divertissant, spirituel, applaudi des autres, la conscience du pauvre lecteur, serait terriblement déroutée. Dans les contes les mieux intentionnés, l'intérêt n'est pas toujours pour les enfants sages; les étourdis, les téméraires sont en faveur, et, tandis que les petits pédants semblent ennuyeux, les beaux discours des grands parents ont parfois l'air assez ridicules.
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Un soin que nous recommanderons aux mères vigilantes, c'est d'éloigner de leurs enfants toutes les peintures des vices du cœur dont ils n'ont pas été atteints. Le blâme dont ces vices sont l'objet n'en arrête pas la contagion. Parfois les germes de vanité ou d'envie se développent dans des âmes qu'on avait tenues à l'abri de ces sentiments ; les mauvais effets de l'exemple se réalisent jusque dans le domaine de l'imagination, et l'impression la plus durable se trouve alors l'opposé de celle que l'auteur avait voulu laisser. Mais ce que l'auteur a bien voulu, ce qu'il a cherché avec l'intention la plus soutenue est souvent ce que j'aime le moins dans ces petits contes. Le but soi-disant louable, la morale de l'intérêt personnel mis en action m'y déplaît surtout. Un faux système y est appuyé sur une fausse représentation du cours des choses, et, pour prouver que la vertu est profitable, on invente des histoires où les honnêtes gens prospèrent tous. Aimeriez-vous mieux le contraire? me dira-t-on ; voudriez-vous que la vertu fût souvent punie, qu'elle parût entraîner naturellement le malheur à sa suite ? Non sans doute : ce serait s'écarter davantage de la vérité. L'observation la plus impartiale peut montrer qu'au malheur commun de l'humanité, il s'en joint de particuliers pour l'homme coupable. Sans compter les tourments secrets de la conscience, il est des peines auxquelles les méchants sont exposés bien plus que les bons. Si donc on se bornait à montrer le vice puni, j'aurais peu d'objections à élever. Le besoin de voir expier le crime est si général, c'est tellement le cri de l'instinct populaire, qui est aussi l'instinct des enfants, qu'une catastrophe terrible pour le coupable est presque de nécessité dans les fictions. Ce qui est plus faux et plus mauvais, c'est de montrer la vertu comme constamment récompensée. Lorsque le jeune homme jettera les yeux sur la société, que verrat-il? Sans doute il observera que la vindicte des lois,
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que l'ignominie atteignent rarement les gens de bien, mais les jugera-t-il exempts de revers, de mortifica/ tions, de dégoûts sans nombre? Leur rôle lui paraîtrat-il bien applaudi, bien flatteur! Pourquoi donc faire briller à ses yeux des espérances plus séduisantes? Promettre aux enfants pour prix de leur sagesse de beaux présents, des triomphes de vanité, dans l'avenir de la fortune, parfois même un brillant mariage, n'estce pas abuser de leur crédulité? Non, la vie humaine ne tient pas les promesses qu'on fait en son nom : elle ne couronne pas une attente mal fondée !... Toutefois, ce défaut plus ou moins voilé se retrouve dans tant de fictions, d'ailleurs utiles et agréables, qu'on ne saurait les proscrire pour cela seul. Le remède à y apporter est d'ailleurs facile. Que la mère renonce à l'effet prétendu moral, qu'elle démasque aux yeux des enfants les ruses de guerre inventées pour les conduire au bien : eux-mêmes s'indigneront de voir employer de pareils moyens. Ils sentiront que la vertu n'a de beauté qu'autant qu'elle est désintéressée ; et les distinctions judicieuses dans lesquelles une mère peut entrer pour montrer jusqu'à quel point le monde, tel qu'il est, favorise la vraie morale, ces distinctions souvent appuyées d'exemples réels formeront le jugement des enfants bien mieux que des histoires fictives4. Mais, s'il est aisé d'obvier à un simple inconvénient de tendance dans de bons ouvrages, rejetons tout ce qui pour le fond, pour la forme, n'a pas de valeur. Ne nous réconcilions pas trop avec l'insipidité, l'insignifiance, encore moins avec la plus légère affectation. Et quelle fausse sentimentalité, que de prétentions d'auteurs ne trouve-t-on pas dans des milliers de ces petits contes !
1.C'est avec raison que l'auteur condamne des récita composés dansl'évidenle intention de moraliser et qui toujours associent la récompense à l'accomplissement du bien. Non, le bonheur n'est pas nécessairement lié à la vertu, car il dépend de circonstances, d'un ensemble de conditions qui restent en dehors de la volonté morale. Outre que ces récits sont d'une moralité médiocre, ils présentent la vie sous un jour Taux.
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Sans cesse, on entretient les enfants de leurs charmes ; à quoi sert donc de les en occuper ? Pourquoi tant de cheveux bouclés, déjoues roses? Est-il si bon pour eux de se voir en tableau? Vanter en eux leur naïveté piquante, leur touchante sensibilité, n'est-ce pas leur ôter ce naturel, véritable attrait de leur âge, leur apprendre à jouer l'ingénuité, l'émotion même? N'est-ce pas tout éteindre en eux, hors la vanité? Dussé-je paraître frivole, j'en conviendrai, j'aime autant que tout cela les vieux contes de fées. Ils sont plus amusants et pas plus dangereux. Sans doute, ils sont absurdes; mais qu'importe, une-fois qu'on les a donnés pour tels! Du moins on peut en dire : c'est impossible, mots qui coupent court à leur intluence auprès des enfants. Tout peut passer sans risque à titre de folie, mais gardons-nous de la fausse raison4. Quand on ne parle pas à l'imagination, il faut bien exciter l'intérêt de quelque manière, et dès lors la corde des passions est la seule qui reste à toucher. Mais les idées purement fantastiques sont moins à craindre que les idées romanesques ou vaniteuses. La surprise, l'amusement causés par des peintures merveilleuses sont préférables au goût du succès, à l'envie d'effacer les autres, à la plupart des émotions enfin que les histoires dans l'ordre possible tendent à susciter. En s'adressant aux passions de l'enfance, de telles histoires font sur cet âge un effet pareil à celui que les romans produisent dans la jeunesse. Quel grand avantage trouve-ton d'ailleurs à échanger le surnaturel contre l'invraisemblable?
i. Question souvent débattue que celle de l'emploi en éducation des contes de fées. Rousseau, Voltaire proscrivent le merveilleux dans l'éducation de l'enfant; Dickens, G. Sand le défendent. « Il faut ne rien négliger pour embellir l'existence mécanique et réelle de ses semblables, à l'aide de ces grâces et de ces jouissances imaginatives sans lesquelles la maturité physique la plus robuste n'est moralement qu'une mort absolue. ■ Dickens. — > Je veux qu'on donne du merveilleux à l'enfant tant qu'il l'aime et le recherche, jusqu'au jour où il s'en dégoûte lui-même, et nous avertit par ses questions et ses doutes qu'il veut entrer dans le monde de la réalité. • G. Sand.
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N'esl-il pas plus fâcheux de donner une idée fausse de la vie humaine que de transporter un moment l'esprit dans une autre région? Là les moindres événements ont de graves conséquences. Toujours le héros rencontre la personne qui peut ou le plonger dans un affreux danger ou l'en délivrer. Est-ce bien ainsi à la raison qu'on s'adresse, et n'a-t-on pas tacitement recours à ce goût du merveilleux qu'on veut étouffer? Il faut exclure, je le sais, tout ce qui peut frapper d'effroi les enfants ou altérer leur pureté; mais que de contes, qui faisaient jadis nos délices, sont parfaitement à l'abri de tout reproche sous ces rapports ! Ne laissonsnous pas bien des esprits se dessécher en leur refusant ces plaisirs innocents? Tous les peuples à imagination ont eu leurs légendes, leurs chants merveilleux, leurs traditions fabuleuses en vers populaires, et, puisque nous n'avons rien de tout cela, ne faut-il pas admettre, faute de mieux, ce qui produit l'effet de la poésie sur de jeunes âmes, ce qui donne des ailes à la pensée, en secoue les liens habituels et la transporte en un moment dans des régions plus brillantes ? Les enfants aussi ont leurs intervalles de langueur, où ce qui ranime le sentiment de l'existence leur est salutaire. L'éducation est aujourd'hui si étrangère à ces idées qu'elle ne tire même aucun parti du merveilleux obligé nommé la mythologie; et pourtant cet édifice aérien, œuvre de l'imagination, devrait bien lui être consacré. Des fables dont la connaissance ne nous est parvenue qu'à travers le voile brillant d'une poésie charmante, sont livrées aux enfants, décolorées, et, par la même, défigurées. Le sens parfois très élevé du symbole leur reste caché, et la forme paraît d'autant plus choquante qu'elle s'offre dépouillée de sa signification et de sa beauté. On aime mieux qu'ils se révoltent à l'idée de Saturne dévorant tous ses enfants que de leur montrer à travers cette image celle du temps qui détruit ses propres créations. Nous présentons dans leur crudité des faits absurdes,
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dont l'explication deviendrait agréable pour un âge auquel l'enveloppe mystérieuse de l'allégorie plaît encore. Comment, parmi les savants consommés que possède la France, personne n'a-t-il tenté ce qu'on a bien exécuté en Allemagne, en cherchant à faire saisir aux enfants l'esprit des fictions et des arts antiques, sans jamais offenser leur moralité? Sous ce point de vue psychologique, on pourrait observer que les jeux d'une imagination riante arrêtent un moment le jugement moral. De là résulte assurément que, dans la vie réelle, on ne saurait trop veiller sur soi, lorsque l'esprit est monté à l'enjouement. Mais, hors de là, l'état d'une âme qui reste étrangère à l'idée du mal, n'a rien de fâcheux par lui-même. Dans un monde fantastique, rien n'est pris trop au sérieux. Qui pense à se scandaliser des vieilles histoires de chevalerie, où les princesses courent aux grandes Indes en croupe sur les coursiers des paladins? Qui ne rit pas aux marionnettes, quand Polichinelle jette sa femme et ses enfants par la fenêtre? En revanche, tout porte coup dans les histoires vraisemblables. Plus on s'approche de la réalité, plus les sujets sont délicats, difficiles à manier sans inconvénient; plus tout devient pour les enfants objet d'imitation ou d'envie. Même en faisant la part à la vanité, il vaut mieux éviter les images trop familières, laisser la mode de côté, et mettre enjeu un peu de gaieté plutôt que la lourde admiration d'une cupidité vulgaire. Ainsi j'aime bien mieux la pantoufle de verre qu'un petit brodequin bien lacé; mieux le couvrechef d'escarboucle qu'un délicieux chapeau qui sied à ravir; mieux, cent fois mieux, un char enlevé dans les airs par des dragons qu'un élégant tilbury mené par un charmant jeune homme1. Permettons rarement ces sortes de lectures, je le veux; et de quoi ne faut-il pas user avec modération?
d. Voy. Fénelon, Traité de l'éducation des filles; ch. n; inconvénient des éducations ordinaires; — ch. vi : de l'usage des histoires.
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D'où viennent ces terreurs paniques qui ont tout à coup saisi les parents à l'idée du petit Poucet ou de Cendrillon? On y trouve la trace de plusieurs faux systèmes : d'abord celui de fonder l'instruction sur le plaisir; on craint la comparaison des fictions merveilleuses et de l'histoire. Mais, dans une éducation sincère où l'on donne les études et les amusements pour ce qu'ils sont, on ne les met pas en concurrence. L'histoire bien présentée aura souvent un intérêt extrême pour les enfants, puisque l'idée du vrai a sur leur imagination beaucoup de puissance; et, quant à ses parties arides, jamais ils ne s'en occuperont par choix. Les priver d'un plaisir dont ils jouiraient réellement pour un plaisir qu'ils ne peuvent avoir, c'est une triste économie.». D'autres tendances de la société se sont prononcées jusque dans les livres d'enfants; mais presque toujours il y a manqué la seule chose nécessaire; car, tandis qu'avec une apparente sévérité on y voulait absolument un but moral, les auteurs s'inquiétaient moins des motifs que des actes, moins du cœur que de la raison. Et pourtant un badinage oiseux, où l'on met volontairement le bandeau sur les yeux de la raison n'est qu'un colin-maillard sans conséquence. Ce qui est vraiment fâcheux, c'est de fausser la vue morale, c'est de caresser la vanité ; c'est d'allumer trop tôt le feu des passions; c'est de favoriser une frivolité pédante. Ne donnons pas aux vices de l'homme des aliments faits pour flatter le goût de l'enfant, et ne rendons pas plus rapide la pente du siècle, à laquelle il est déjà si difficile de résister.
�ÉTUDE DE LA VIE DES FEMMES
(SUITE DE L'ÉDUCATION PROGRESSIVE)
LIVRE 1. — CHAP. III
VÉRITABLE DESTINATION DES FEMMES.
Si l'on était appelé à juger de la destination terrestre de l'homme d'après les simples données de l'observation, on remarquerait sans doute qu'il a constamment cherché à perfectionner toutes choses autour de lui. La face de la terre changée par ses travaux, une foule de monuments, d'institutions, de productions littéraires et scientifiques témoigneraient de la direction de ses désirs ; on verrait qu'il s'est plu à se représenter dans ses œuvres et à satisfaire aux besoins sans cesse croissants de sa nature morale et physique, en déployant une immense activité... La femme aussi avait l'instinct du perfectionnemenl, elle a toujours agi, toujours exercé des facultés d'un genre ou d'un autre; mais ces facultés, constamment devancées, surpassées par celles de l'homme, n'ont fait que suivre à distance le grand développement que de
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plus fortes avaient pris. Une nature flexible et légère, entrelacée de mille manières avec une nature plus ferme et plus vigoureuse, a été comme absorbée dans celle-ci Oui, sans doute, nous pouvons juger que c'est avec des êtres passagers comme elle-même que la femme a été mise en rapport. Ses œuvres à elle sont toutes vivantes : ce sont ces fils et ces filles qu'elle a portés dans son sein, animés de son esprit, réchauffés de sa tendresse; ce sont les générations successives qu'elle a commencé par élever et sur lesquelles toujours son influence a été grande; influence cachée sans doute, rarement manifestée en actes visibles, mais réelle, mais puissante en bien et en mal et s'étendant sur l'éternité puisque c'est sur les âmes qu'elle s'exerce<?... Des intérêts considérés en grand occupent l'homme; il défend ceux de la famille entière, de la cité, de la patrie, de la société. En revanche, le soin des intérêts, ou tout à fait individuels ou compris dans un cercle plus restreint, est tombé en partage à la femme ; ses affections ont alors été plus vives, et ses devoirs sont devenus si clairement désignés, qu'ils en ont paru plus indispensables. Dans le département à elle dévolu, la femme a été soumise à une nécessité impérieuse; mais des obligations imposées par la nature des choses mêmes sont toujours au nombre de celles qu'un être moral subit volontairement. Ici était toujours le cas d'urgence ; il fallait que les enfants fussent élevés, que les vieux parents fussent soignés, que la maison fût administrée. Tout emploi à la fois nécessaire et non rempli était à la charge de la femme, et, quand elle pouvait se procurer des remplaçants, toujours elle restait responsable de leur conduite et devait les surveiller de près. Cette situation matériellement gênante portait néanmoins avec elle ses compensations. L'influence que la femme acquérait par là était immense, et, lorsqu'elle l'exerçait
Auteurs Pédagogiques, E. N. 11
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pour le bien de tous, une vraie satisfaction de cœur en était la suite 1. Quel est donc le rôle particulier des femmes dans ce monde ici? Selon nous, elles sont appelées à perfectionner la vie privée. Ceci s'applique à tous les états. Pauvres ou riches, mariées ou libres, les femmes ont de l'influence sur la vie privée ; le bonheur des familles dépend d'elles en grande partie 3 ; nous disons la vie privée par opposition à la vie politique, aux fonctions publiques ; car nous n'entendons nullement que l'action des femmes doive se renfermer dans l'enceinte de leur domicile; nous les croyons, aucontraire, destinées à produire un bien fort étendu; mais toujours leur influence est du même genre. C'est aux âmes considérées séparément qu'elles s'adressent; leurs conseils regardent l'individu et les relations qu'il soutient avec ses proches. Sans rapport direct avec le public, elles sont libres aussi de tout engagement à l'égard des masses. Leur sort est toujours de n'être soumises ici-bas qu'à un chef unique : leur père ou leur époux, voilà leur maître ; ainsi l'ont voulu leurs affections et la société. Cette vocation est belle néanmoins 3. Perfectionner la vie privée, l'animer, l'embellir, la sanctifier, c'est là une grande et noble carrière. Les femmes, selon nous, sont institutrices nées, car, tandis qu'elles ont immédiatement entre leurs mains la moralité des enfants, ces futurs souverains de la terre, l'exemple qu'elles peuvent donner, le charme qu'elles peuvent répandre sur la destinée des autres âges leur fournissent des moyens d'amélioration de tous les moments. Sous le
1. Avant Mmc Necker, Fénelon, Mme de Sévigné, M"10 de Lambert placent au premier plan des occupations de la femme ses devoirs de mère. 2. Voy. Fénelon, De l'Education des filles, ch. i. 3. ■ Nous n'avons, nous ne voulons avoir d'empire que par les mœurs, et de trône que par les cœurs. Je ne réclamerai jamais rien au delà. Il me fâche souvent de voir les femmes disputer aux hommes quelques privilèges qui leur seyent si mal... Faire le bonheur d'un seul et le bien de beaucoup par les charmes de l'amitié, de la décence, je n'imagine pas un sort plus beau que celui-là. » (M™" Roland, Lettres.)
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toit domestique se forment ces opinions et ces mœurs qui soutiennent les institutions ou qui en préparent la chute. Tout ce qui, dans l'organisation politique, ne se fonde pas sur les vrais intérêts de la famille dépérit bientôt ou ne produit que du mal. Et, comme ces intérêts sont pour la plupart confiés aux femmes ; comme ils. le sont d'autant plus que l'attention des hommes s'est portée ailleurs ; comme dans l'ordre matériel c'est aux femmes que sont dévolus les soins de santé et les soins de la conservation des fortunes, et que, dans l'ordre spirituel, ce sont elles qui communiquent et raniment les sentiments, vie de l'âme, mobiles éternels des actions, il leur est assigné un rôle obscur peut-être, mais immense, dans les vicissitudes de la destinée qui se déploient sous nos yeux. Il y a donc action et réaction continuelles entre la vie publique et la vie privée, et de là peut résulter un double avancement dans la civilisation : car, tandis que le mouvement du dehors fait sans cesse pénétrer de nouvelles lumières au sein des familles, ces familles peuvent offrir l'exemple d'une ordonnance plus parfaite, moins sujette à être troublée par le vice sous toutes ses formes, en sorte qu'une administration domestique généralement mieux entendue verserait par mille canaux un élément plus pur dans la société. La femme qui remplira le mieux sa destination sera celle qui exercera l'influence la plus heureuse dans la sphère d'activité que les circonstances lui ont assignée. De là résultera naturellement que la femme mariée, qui peut influer comme épouse, comme mère, comme maîtresse de maison, sur le plus grand nombre d'individus, sera aussi la plus considérée, et fournira, dans l'opinion générale, le type du sexe entier. Toutefois, cet état la soumet à la dépendance : dans tous les emplois dont elle est chargée, l'épouse subit l'empire d'un chef qui limite et dirige son action. Dans un cercle plus resserré, la femme non mariée peut jouir de plus de
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liberté, à ce qu'il semble, et pourtant elle aussi se sent gênée à bien des égards 1. Ne l'est-elle point trop dans quelques pays? c'est possible. Le devoir religieux de faire le bien, embrassé avec zèle, rempli modestement et à l'aide de lumières toujours croissantes, obtiendra sans doute peu à peu qu'on assigne des limites moins étroites à l'action des femmes, mais un sentiment de convenance les tiendra toujours captives à divers égards. Chaque jeune fille, étant élevée par une mère soumise à l'obéissance, s'est naturellement conformée au modèle qu'elle a eu sous les yeux; elle a dû acquérir cet esprit de docilité, de déférence, cette disposition à plier sa volonté à celle d'autrui, qui, à moins d'un appel hautement prononcé de la conscience, la feront toujours reculer devant les menaces de l'opinion. Cela est et cela doit être. Une femme trop hardie, trop dégagée de la crainte des jugements, verrait échouer ses meilleurs desseins. Les autres femmes lui seraient contraires. Celles-ci ont un tact trop fin pour ne pas sentir qu'à chaque pas de leur sexe vers l'indépendance, les hommes en feraient un vers la froideur. Ils s'attacheraient parfois à l'une d'elles, mais ils nourriraient contre toutes une prévention, dès qu'ils pourraient dire : Elles n'ont plus besoin de nous2. Dans cet état d'assujettissement avoué ou tacite où vivent les femmes, il est impossible que les circons1. Mme Necker, avec un vrai souci de la dignité de la femme, est également éloignée des systèmes d'éducation qui la mettent en une injuste subordination, ou l'assimilent de tout point à l'homme. Elle veut que la femme soit élevée pour elle-même; qu'elle soit préparée à élever ses enfants, à être la compagne de son mari, capable de le remplacer, au besoin, dans la direction de la famille. 2. D'autres femmes remarquables par la fermeté de leur jugement s'expriment de même : « On a raison d'exclure les femmes des affaires publiques; rien n'est plus opposé à leur vocation naturelle que tout ce qui leur donnerait des rapports de rivalité avec les hommes, et la gloire elle-même ne saurait être pour une femme qu'un deuil éclatant de bonheur. • Mmc de Staël (De VAllemagne.)
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tances n'influent pas beaucoup sur leurs opinions. Leurs conseils offriront toujours un compromis entre la manière dont elles envisagent le bien et la manière dont elles s'aperçoivent que le bien est envisagé par les autres, et à peine osent-elles décider de ce qui leur convient pour leur propre compte. Ce sera toujours aux sentiments d'autrui qu'elles auront affaire, c'est-à-dire à ce qu'il y a de plus mobile, de plus imprévu, et, pour ainsi dire, de plus vivant dans la vie. Des intervalles de tranquillité parfaite leur seront rarement accordés. Ces longues heures que les hommes consacrent à l'étude ou à l'exercice à demi-mécanique de leurs professions diverses, ne se rencontrent guère dans la destinée des femmes. Sans cesse aux prises avec les intérêts actuels et journaliers des individus, elles sont appelées à prendre parfois des déterminations subites et ont à se garder de partager des émotions qu'elles doivent pourtant excuser et comprendre. Que de présence d'esprit, que de calme ne faut-il pas alors pour conserver l'équilibre intérieur, pour s'élever au-dessus des considérations présentes, tout en leur faisant leur juste part! et dans cet immense entre-croisement de tant d'obligations diverses, comment observer la juste subordination des devoirs ? Comment juger si les plus importants par euxmêmes sont aussi les plus pressés à remplir et s'il n'en est pas de très secondaires qui, dans des occasions urgentes, doivent néanmoins prendre le pas? Il est clair que pour de telles déterminations les règles générales sont de peu d'usage. Ce qu'il importe donc de former chez les femmes, c'est un sentiment juste et prompt de ce qu'exige chaque moment. Sans doute, une connaissance raisonnée des lois du devoir leur sera utile ; mais, pour la plus heureuse application de ces lois, il leur faut des qualités, pour ainsi dire, instinctives. Comment communiquer ces qualités? dira-t-on. A cela nous répondrons que, sous ce rapport, la Providence a singulièrement bien doué
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les femmes, et que les aperçus rapides ne leur manquent pas. Ce qui leur manque, ce sont de grands mobiles ; c'est un autre aiguillon que leurs goûts, leur amour du plaisir, leur vanité ou des affections capricieuses; c'est aussi un autre frein que la crainte de l'opinion.
LIVRE III. — CHAP. III
SUITE DE L'ADOLESCENCE. VIE SOCIALE.
Lorsque, après quelque temps d'absence ou de retraite, une mère introduit au milieu d'un cercle d'amis sa fille récemment grandie, ce moment n'est pas exempt d'anxiété ; elle sent que tous les regards se portent sur son enfant, regards bienveillants sans doute, mais observateurs, et qui lui révèlent l'effet que chaque parole, chaque mouvement produit sur les autres ; alors, l'élève qu'elle a formée, s'offre à ses yeux sous un jour nouveau; des défauts de maintien et de langage, qui étaient restés inaperçus, lui semblent frappants, et souvent elle s'accuse d'avoir eu précédemment de la négligence. Quand on voit l'impression si extrêmement différente que produisent les jeunes personnes, selon que l'extérieur chez elle est agréable ou ne l'est pas, on ne saurait s'étonner du prix que les mères attachent à l'extérieur. Les gens sensés eux-mêmes y mettent du prix ; la grâce, les bonnes manières sont pour eux l'indice d'un heureux naturel et d'une éducation bien entendue. L'erreur pour la mère consiste simplement à croire qu'on puisse former cet extérieur immédiatement et qu'on n'ait qu'à soigner les dehors pour obtenir des dehors aimables. Le monde, il est vrai, juge uniquement d'après ce qu'il voit; cependant, à travers ses impressions fugi-
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tives, il a parfois des aperçus très fins sur ces qualités du cœur dont on dit qu'il s'inquiète peu; il n'analyse pas ce qu'il éprouve, mais ses goûts, comme ses répugnances, tiennent à l'idée confuse d'un certain état moral qu'il croit pressentir. Après avoir salué d'un accueil flatteur, dans la jeune fille, l'arrivée de la femme aimable ; après l'avoir regardée comme la promesse d'une acquisition heureuse pour la société, s'il ne découvre rien en elle ou rien qu'il approuve, il s'éloigne bientôt par indifférence ou par ennui. Voilà ce dont la mère s'aperçoit trop tard ; les avantages qu'elle regrette, auraient dû être préparés de loin. C'est au sein des sentiments doux et du bonheur que la grâce se développe ; ce charme puissant est l'effet d'une sorte d'inspiration; l'exemple, quand il agit par sympathie, y fait quelque chose ; les préceptes, les reproches, les exhortations tardives échouent ordinairement, et suscitent parfois chez la jeune fille une disposition contraire au mouvement qui la ferait réussir. Au moment oùjtout est encore incertitude, où l'on ne connaît assez bien ni soi ni les autres pour savoir s'arrêter ou s'avancer à propos, l'amour-propre, que la sollicitude maternelle excite sans cesse, est le guide le plus mauvais; il agite ou il paralyse un esprit novice, sans lui prêter jamais aucun vrai secours. Voyez cette jeune personne si roide, si compassée, qui semble ne s'acquitter qu'à regret des moindres devoirs de la politesse, et, comme la sensitive, se retirer dès qu'on l'approche ; sans doute, on lui a fait trop craindre les regards des hommes; cette autre, plus confiante, voulant attirer l'attention, rit sans motifs, se fait tour à tour vive, ingénue, sensible, et jette en dessous un petit coup d'oeil pour s'assurer qu'elle est remarquée. La première ne plaît pas du tout, la seconde déplaît par des efforts qui portent à faux ; on a trop excité dan s l'éducation l'amour-propre de toutes les deux. En revanche, la jeune fille étrangère à la vanité reste
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en pleine et tranquille possession de ses moyens d'agrément, à quelque degré qu'on les suppose. La simple bienveillance, une sympathie naturelle avec les impressions des autres l'engagent à contribuer à leur plaisir, et vous ne la verrez jamais immobile et décontenancée. Une existence plus sereine la tient à l'abri de ces sus- • ceptibilités sans nombre, qui troublent les beaux jours de l'adolescence. On ne la déconcertera pas en lui faisant entendre qu'elle est mal mise ou qu'elle a tel défaut dans le maintien. Si même on venait à lui adresser quelque reproche plus sérieux, jamais le ressentiment ou l'humeur ne se feraient sentir dans sa réponse ; elle croira aisément à ses propres torts et les avouera, sans imaginer que sa candeur puisse lui nuire. Aucune pensée fâcheuse ne l'absorbera; on lui trouvera toujours l'esprit présent pour jouir d'un mot heureux, pour saisir une allusion agréable, pour se livrer elle-même à l'enjouement et pour le communiquer aux autres. Cette jeune fille, nous le croyons, plaira toujours un peu, même sans posséder des agréments extraordinaires ; et, si elle se trouvait en avoir, on s'intéresserait à des succès qui ne la rendent point orgueilleuse. Quand donc la mère s'occupe des dehors, et il faut bien parfois qu'elle s'en occupe, nous ne saurions trop lui recommander de ne pas altérer l'égalité d'humeur chez sa fille. Il est souvent un charme attaché à la jeunesse, qui nous gagne le cœur tout naturellement; ce charme tient à l'harmonie des facultés plus qu'à leur grandeur, et il disparaît entièrement si l'équilibre intérieur vient à se rompre. Toute jeune fille est comme un instrument dont le moindre souffle fait vibrer les cordes ; une fois qu'il a perdu l'accord, on ne peut plus en tirer parti. Quoi de plus propre à désorganiser la jeune personne que de l'épouvanter par la crainte d'être ridicule, ou de lui inspirer des prétentions qu'elle ne se sent pas en état de soutenir? Quoi de plus contradictoire qu'une exigence excessive sur l'observation de mille préceptes
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frivoles et arbitraires de la part d'une mère, qui semblait n'attacher d'importance qu'à l'accomplissement des devoirs positifs? Poursuivie par le sentiment secret de sa propre inconséquence, elle met dans ses reproches une douceur feinte, sous laquelle se cache souvent de l'aigreur. Toutes ces fluctuations, ces impressions opposées, après avoir blessé et indisposé la jeune personne, finissent par l'agiter elle-même tour à tour ; et alors, quel chaos qu'une âme de femme! Mais laissons là des torts qui, pour être fréquents, ne sont pas inévitables, et revenons à des objets d'un intérêt plus général. A mesure que l'âge s'avance, des questions de plus en plus importantes se présentent. Le monde appelle la jeune personne; il la réclame; des bruits de fêtes, des offres de plaisirs nouveaux viennent l'assaillir. Que fera une mère religieuse? Ira-t-elle exposer cette fleur si délicate, jusque-là si heureusement préservée, au souffle d'un monde corrupteur? Cette âme étrangère à la frivolité, à la vanité sera-t-elle plongée, dans une atmosphère tout imprégnée des vapeurs les plus dangereuses? Les exercices de piété, les études, les soins domestiques conserveront-ils pour elle le même intérêt? Voilà des doutes souvent exprimés. Une mère chrétienne éprouve des scrupules toujours respectables, parfois très justes. Que lui dirons-nous? Malheureusement, rien de décisif; nulle maxime générale ne saurait, selon nous, résoudre ces questions. Les pays divers, les sociétés, les situations, le caractère individuel, en un mot, les circonstances, motivent différentes déterminations... Il est des positions dans lesquelles une jeune fille n'a nul besoin des plaisirs mondains, où elle oublie même qu'il en existe, et en sait goûter de beaucoup plus vrais. Qui doute que ce' ne soit là un grand bonheur? Et ce bonheur est bien plus aisé à se procurer qu'on ne l'imagine. Il est beaucoup de familles où les parents et
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les enfants réunis savent se préparer à l'envi des récréations charmantes. Plus une mère met de prix à tenir ses filles éloignées du théâtre de la vanité, plus, selon nous, elle doit de temps à autre relever par quelques amusements inaccoutumés le fond d'une vie heureuse peutêtre, mais uniforme. On le voit, nous demandons certains amusements pour l'adolescence ; il ne nous semble pas que l'existence entière doive revêtir la même couleur, offrir le même caractère. Dans la vie humaine, comme dans une symphonie d'un grand maître, les parties successives ont leurs mouvements ; il est dans toutes une marche qui doit être soutenue au juste point : trop précipitée ou trop ralentie, l'effet de l'ensemble serait manqué; l'intention de l'auteur ne serait pas accomplie. Il en est ainsi pour les divers âges, et peut-être un contentement d'esprit habituel est la seule marque assurée qu'ils remplissent bien leur destination. Si le mouvement semblait arrêté, si le jet de la sève venait à languir, le plaisir serait alors un stimulant presque nécessaire. 11 ne faut pas continuellement du plaisir, mais il en faut, et peut-être en faut-il sous diverses formes toute la vie. L'exercice corporel à lui seul en donne à l'enfance, l'activité morale et intellectuelle à l'âge mûr, et il suffit souvent de la contemplation pour la vieillesse; mais l'adolescence a d'autres besoins ; de nouveaux goûts se sont développés chez la jeune fille. L'exercice physique pris par régime lui paraît vide d'intérêt ou disgracieux ; les efforts intellectuels un peu prolongés la fatiguent et l'engourdissent; rien de tout cela ne lui communique de l'élan. Ce qui lui faut, c'est le mouvement du corps et de l'âme ; il importe que ces deux natures réagissent l'une sur l'autre par un doux accord, et trouvent à s'exprimer dans les actions où la grâce et la dignité se réunissent ; plus elle s'avance vers la jeunesse, plus le plaisir est pour elle à ce prix. Il est donc bien malheureux que les arts, ces sources
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de plaisir si bien assorties au double mouvement nécessaire à l'adolescence, entraînent de nos jours tant de vanité, de luxe, de frivolité à leur suite. L'éveil donné à de mauvais penchants en est-il donc inséparable? Il semble que non; il semble que dans une société choisie, où tout respirerait la décence, où le bon goût obligerait à tempérer l'expression delajoiemêmela plus modeste, on oserait permettre à la musique et à la danse de venir offrir leurs gracieux divertissements. Quoiqu'il en soit, tant que la gaieté se soutient, il n'est rien à craindre ; mais, si l'on voit la jeune fleur pencher la tête, si des belles couleurs ne la parent plus, si l'on a quelque lieu de supposer que le bruit des fêtes éloignées fait trouver à la jeune fille son existence triste et monotone, la question se présente de nouveau : que fera la mère religieuse?... S'il est vrai qu'il faut veiller avant tout sur l'état de l'imagination, la mère qui s'est décidée à mener sa lille dans le monde, fera bien, selon nous, de s'attacher à lui conserver le plus de calme possible. Qu'elle la prémunisse d'avance contre les tentations de la vanité1, nous l'approuvons ; mais lui laisser prévoir des émotions différentes, c'est peut-être aller à la rencontre du danger que l'on veut éviter ; c'est créer une sorte d'attente qui appelle parfois l'épreuve et la fait vaguement désirer. On ne sait pas quel besoin d'impressions animées, quelle curiosité de la vie humaine fermentent dans des têtes vives, qui ne croient pas que ces pensées aient rien de mauvais ; les agitations, les orages de la jeunesse sont pour elles l'objet du plus ardent intérêt. Écoutez cette jeune fille qui arrive au milieu d'une
1. « Ne craignez rien tant que la vanité dans les filles. Elles naissent avec un désir violent de plaire : les chemins qui conduisent les hommes à l'autorité et à la gloire leur étant fermés, elles tâclient de se dédommager par les agréments de l'esprit et du corps; de là vient leur conversation douce et insinuante; de là vient qu'elles aspirent tant à la beauté et à toutes les grâces extérieures, et qu'elles sont si passionnées pour les ajustements. » Fénelon [Dé l'iducation des filles, ch. x.)
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réunion d'amies, toute fière d'avoir à raconter la belle histoire de quelque propos flatteur et presque tendre qu'elle a bien su repousser. Quelle émotion parmi ses compagnes! que d'empressement autour d'elle! que de questions! elle est l'héroïne de la journée et chacun l'envie en secret. Une grande simplicité de cœur, des yeux trop purs pour voir le mal, voilà ce que nous désirons à l'adolescente, et non une prévoyance trop vite alarmée. Suivez, protégez votre enfant dans la société; mais, après lui avoir dit qu'une femme qui se respecte est respectée, que les jeunes gens les plus évaporés sont contenus par un maintien sage, réservé et pourtant serein, que s'ils manquent de convenance, la jeune fille apparemment est coupable de leurs torts, qu'elle s'est montrée ou trop troublée ou trop flattée pour quelque compliment insignifiant, attachez enfin une sorte de honte à l'épreuve, plutôt que de la gloire à s'en bien tirer. Ensuite, l'accès du grand monde pourrait n'être ouvert à la jeune fille qu'à titre d'essai. Si le goût de la dissipation se déclarait, si l'idée de l'amusement absorbait l'activité tout entière, le but pour lequel on l'a permis serait manqué, et la mère devrait reprendre ses droits. Votre esprit n'est plus susceptible d'application, dirait-elle alors à sa fille; vos études languissent; des exercices bien plus essentiels ont perdu de leur intérêt : mon enfant, vous n'êtes plus ce que vous étiez ; il s'agit de le redevenir, et mieux encore. Je vous ai menée trop tôt dans le monde ; attendons que votre force morale se soit accrue, et nous verrons. Cette interdiction temporaire n'effraierait pas excessivement la jeune personne, et, si on lui en avait d'avance annoncé la possibilité, elle l'eût sans doute évitée ; son entraînement aurait été maîtrisé ; son instruction, avant et après les jours de plaisir, n'aurait pas été négligée ; c'eût été un excellent exercice de modération. Mais quand les mères sauront-elles montrer quelque fermeté?
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La vie sociale, quelque légère part qu'on y prenne, exige des soins de toilette1, soins d'un grand intérêt pour la plupart des jeunes filles. Le principe, pour la toilette comme pour les amusements, est de lui laisser occuper le moins de place possible dans la pensée et de prévenir à cet égard tout sentiment vif. La répugnance pour être mal mise est tellement invincible chez une femme que la mère doit éviter de froisser gratuitement un pareil instinct; il s'allie à la crainte du ridicule, qui tient elle-même de la pudeur. Mettez donc quelque prix à ce que votre jeune fille soit bien arrangée2; et, quand la mode n'est ni inconvenable, ni extravagante, laissez-la-lui suivre; plus elle se sentira mise comme tout le monde, plus elle oubliera son habillement. Pour se diriger à cet égard, une jeune fille doit savoir que les habits sont un langage ; ils ont une signification cachée, et ils annoncent l'idée que chacun se plaît à donner de soi. Ainsi, une personne simple et modeste ne cherchera pas à faire fracas à la promenade ; les couleurs éclatantes, les formes bizarres ne lui plairont pas; toute manière enfin de provoquer les regards lui répugnera, et quel respect scrupuleux n'aura-t-elle pas pour la décence ! Le désir d'être mise comme les autres, prétendra-t-on, conduit au luxe ; oui, si l'on invite des personnes vaines, ou d'autres plus riches que soi. Lorsque dans une société des habitudes de toilette sont telles que la famille n'y puisse atteindre, une mère doit s'abstenir d'y mener sa fille; à d'autres égards, probablement, cette société ne lui convient pas. Et si, pour économiser,
1. « Il faut satisfaire à la mode comme à une servitude fâcheuse, et ne lui donnerquece qu'on ne peut lui refuser. La mode serait raisonnable si elle pouvait se fixera la perfection, à la commodité et à la bonne grâce; mais changer toujours, c'est inconstance plutôt que politesse et bon goût. » (Mmc de Lambert, Avis d'une mère à sa fille.) 2. Voyez Fénelon, De l'éducation des filles : de la vanité, de la beauté et des ajustements, ch. x.
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la jeune personne propose de fabriquer de ses propres mains des ajustements trop dispendieux, que la mère se garde d'y consentir. Ce serait un temps plus que perdu; le monde et ses espérances s'agiteraient pendant des jours entiers dans la jeune tête. Autant les ouvrages d'une femme ont de prix pour l'amitié ou pour la charité, quand on peut supposer qu'en y travaillant son âme a été remplie d'affections douces, autant ils font de peine aux gens sensés quand ils offrent la mesure du temps employé à satisfaire la frivolité et le goût du luxe. Mais le plus essentiel de beaucoup, c'est de préserver les jeunes personnes du penchant à envier les avantages qu'elles n'ont pas. La longue excitation de l'amourpropre chez les enfants ne finit que trop souvent par porter ses fruits dans l'adolescence; fruits bien amers pour le reste de la vie. L'envie- est un fléau dont.les victimes souffrent en silence, et les peines du cœur auxquelles l'envie vient s'ajouter, n'auraient à elles seules rien d'aussi poignant. Les affections ont un objet hors de soi, dont l'image pâlit et s'efface par l'effet du temps ; mais l'envie est un mal interne, un ver rongeur, qui, trouvant toujours à s'alimenter, dévore l'une après l'autre les vertus ainsi que les jouissances. Faut-il que les mères elles-mêmes, et peut-être précisément celles qui se sont le plus occupées d'éducation, éprouvent aussi de la jalousie pour leurs filles ! Ah ! du moins qu'elles évitent de leur communiquer un tel sentiment! Une âme sereine et bienveillante est accessible à mille plaisirs. Tout est amusement dans le spectacle du monde, quand un misérable retour sur soi ne vient pas rétrécir l'esprit. La mode et ses inventions toujours nouvelles, ce changement continuel dans la forme des habits, des ameublements, des jardins, des bâtiments : tout ce qui fait vivre des milliers d'ouvriers, fermenter de nombreuses têtes d'artistes, enfin tout ce mouvement si récréatif d'une civilisation avancée, est rarement jugé avec une amère sévérité par l'être libre
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d'égoïsme, qui voit sans jalousie les objets divers dont la possession lui est refusée. Ainsi, lorsqu'en présence de votre fille une de ses pareilles attire tous les regards par un grand talent, par une éclatante beauté ou par une parure élégante, convenez que ces choses ont leur agrément et gardezvous de donner à votre enfant les basses consolations de l'envie. Ne lui dites pas : on n'est point plus heureux quand on brille autant; tous ces soins, tout cet argent auraient pu être mieux employés ; réservez pour un autre moment votre morale. Cela peut être vrai, mais l'occasion de le lui dire est bien mauvaise. Pourquoi lui insinuer que vous la plaignez de rester dans l'obscurité, et que vous souffrez pour elle du succès des autres? C'est à la fois l'humilier et la pervertir.
LIVRE III. — CHAP. IV1
PREMIERES ANNÉES DE LA JEUNESSE.
Il n'y a plus à reculer. A l'âge de dix-huit ans, voici la jeunesse ; la voici dans toute sa gloire, avec tout son charme. La voici avec son maintien noble et contenu, emblème d'un être qui se sent responsable de lui-même, et sait que ses actions ont une importance nouvelle. Qui peut contempler sans émotion cette fleur de la vie récemment éclose, cet achèvement, au moins extérieur, de la créature de Dieu appelée femme ? Et l'idée du peu de durée de toutes choses se joint si invinciblement à une telle contemplation, on sent si bien que la pitié pourra un jour s'attacher à l'objet d'un enchantement involontaire, qu'il résulte de là un intérêt pressant, mélange de tristesse et de joie,auquel on ne sait donner un nom. Avouons néanmoins que cette impression n'a toute
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sa force que lorsque la jeunesse est accompagnée de bonté, ou au moins d'une grâce très séduisante. Ces dons sont tellement nécessaires à l'effet qu'une jeune personne produit sur nous que, si la nature les a refusés, notre imagination n'est point émue. Que de fois l'âge de dixhuit ans passe inaperçu dans un monde insouciant! 11 n'en est pas ainsi dans les familles, surtout pour la mère. A cet âge impatiemment attendu, les illusions de la tendresse maternelle et de l'amour-propre se réunissent, et les moitiés, les quarts de beauté, lui font l'effet delà beauté parfaite. N'y a-t-il pas moyen de s'aveugler : son espoir se réfugie dans l'idée du charme, du certain je ne sais quoi qui plaît toujours. Quoi qu'il en soit, son œuvre à elle est achevée; il ne lui reste qu'à la faire valoir, à la placer sous le jour le plus favorable. Tout ce qu'elle a encore d'ambition, de frivolité, se réveille à l'idée des succès qui attendent ses filles bien-aimées. Celles-ci comprennent à merveille de tels sentiments ; elles aussi veulent réussir, s'amuser, être préférées. Toutes se félicitent d'être arrivées à ce sommet de la vie dont elles ont jusque-là gravi la pente si péniblement. Comment n'auraient-elles pas de telles pensées, quand leurs alentours, quand la société presque entière leur prêchent la même leçon? Ne doivent-elles pas jouir du beau temps de la vie? Leur éducation n'est-elle pas terminée? Ne sont-elles pas égales à la plupart des femmes pour l'instruction? Qu'ont-elles donc d'indispensable à faire?'quel devoir pressant ont-elles à remplir? Leurs parents ont si peu besoin d'elles qu'ils désirent euxmêmes les marier. Quoi de mieux pour elles que de hâter l'accomplissement d'un pareil vœu, en se produisant avec convenance, avec grâce, partout où elles pourraient rencontrer leur futur époux, et en prenant leur part des fêtes charmantes dont elles sont le plus bel ornement? A notre sens, cette manière de considérer la jeunesse est fausse et mauvaise ; et pourtant nous-même avons
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souhaité que cet âge eût des amusements assortis à ses dispositions particulières. A moins donc qu'une haute piété n'ait porté une jeune personne à renoncer pour jamais au monde, nous préférons de beaucoup que la première impression des plaisirs frivoles soit produite avant le mariage. Comment réserver pour le temps où commencent les plus grands devoirs un étourdissement d'autant plus à craindre que la mère ne sera plus là pour le modérer? Comment laisser tout l'attrait de la nouveauté aux fêtes qui suivent une noce et risquer par là que l'idée d'un lien sacré perde de sa force? Nous ne saurions approuver l'usage de certains pays où l'on impose dans la société une excessive contrainte aux jeunes personnes. Leur prescrire un silence absolu, n'est-ce pas leur ôter tout moyen de connaître l'époux qu'elles doivent accepter un jour, ou de le choisir ellesmêmes? Les aperçus que donnent les conversations dans le monde sont bien légers, et pourtant qu'ils sont précieux pour la jeune fille! Que de choses lui disent les inflexions de voix; que de mots imprévus viennent trahir telle ou telle impression, et parfois une absence totale d'impression! Peut-on croire que, quand il s'agit d'une décision si grande, le secours de ces observations soit refusé? Telles sont les raisons, à nos yeux bien fortes, qui nous portent à désirer quelques amusements et un certain degré de liberté pour les jeunes personnes avant le mariage ; mais combien nous sommes loin de partager la manière dont on envisage souvent la jeunesse ! Quelle profanation de la destinée humaine dans la dangereuse opinion qu'il y a un âge, où la vraie vocation de la femme soitle plaisir etla recherche de succès frivoles! Admettre que du moment où la beauté est parvenue à son plus haut point, un être, appelé par son Créateur à se développer sans cesse, peut s'exempter de travailler à son propre perfectionnement, c'est abjurer tout sentiment de respect pour la dignité de l'âme.
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Peut-on assez s'étonner de voir penser ainsi des hommes graves, des hommes qui veulent que les femmes remplissent plus tard de grands devoirs? Ils le veulent, c'est hors de doute ; mais le pourront-elles? le cours de leurs pensées le permettra-t-il? Selon nous, le temps placé entre l'adolescence et le mariage est le seul qui permette de concevoir l'espérance d'un perfectionnement un peu général pour les femmes. Plus tôt, elles n'ont point encore atteint le niveau des personnes qui passent pour bien élevées, niveau si fort au-dessus de la portée de leurs facultés ; plus tard, les devoirs impérieux de l'état d'épouse et de mère s'emparent d'elles, et jamais on ne les verra profiter des moments qui peuvent rester libres entre ces devoirs, si elles n'ont pas auparavant pris à cœur leur propre développement. N'est-ce pas seulement quand l'éducation banale a fait sa tâche, qu'une femme peut prendre un essor plus élevé, suivre la route que lui indiquent son talent, son goût, le caractère particulier de ses sentiments de moralité? Même en faisant une grande part au rôle plus utile et plus actif qu'à l'âge de dix-huit ans une personne non mariée peut remplir dans la vie réelle, à combien d'égards son pouvoir n'y est-il pas limité! Combien d'heures inoccupées ne lui reste-t-il pas encore ! Et il y a plus, beaucoup plus : ces heures ne sont pas sans danger, si elle ne les consacre pas à développer ses facultés les plus élevées. Il ne s'agit pas seulement ici d'une idée vague de perfectionnement pour toutes les femmes ; il s'agit de l'intérêt immédiat de chaque femme prise à part; il importe de prévenir dans toutes l'invasion d'un mal réel qui menace l'entrée de la jeunesse, mal sujet à prendre bientôt un rapide accroissement. Nous ne supposons pas ici que la conduite coure aucun risque; mais, si l'on met de l'intérêt à l'état de l'âme, que de craintes légitimes ne peut-on pas concevoir! Voyez
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cette jeune fille au maintien sage, à l'air réservé : tout paraît en elle indiquer le calme ; mais essayez delà mettre à la moindre épreuve, risquez la plaisanterie la plus douce pour l'obliger à sortir du cercle des propos d'usage, aussitôt vous apercevez qu'elle se trouble ; son coloris un peu altéré, un léger tremblement décèlent une organisation trop mobile ; on sent que cette charmante construction a besoin d'être raffermie'. Des symptômes différents peuvent indiquer des dispositions opposées ; mais presque toujours on reconnaît une existence rêveuse, idéale, une préoccupation silencieuse de chimères brillantes ou sentimentales ; il y a le plus souvent des prestiges à dissiper; alors le monde, la solitude, les conversations intimes, tout ce qui charme les heures oisives, a son danger. Il importe de ramener au vrai des esprits qui s'égarent dans défausses routes, de s'adresser à la raison, aux facultés calmes de l'intelligence. La paisible activité de la pensée doit remplacer le mouvement d'une imagination décevante que la société dirige de plus en plus mal. Pour juger des dangers auxquels la première jeunesse est exposée, portons d'abord nos regards sur les personnes que le monde admire le plus. Qui sont celles que l'attention nous désignera ? Ce sont les plus belles ; il faut bien s'incliner devant tant d'éclat. Souvent, nous l'avouerons, la dignité de l'âme est indiquée par cet aspect radieux et imposant. Mais combien l'orgueil est à craindre, l'orgueil, premier et impitoyable ennemi de la race humaine, principe de tous le plus opposé à l'esprit chrétien! Une s'avance pas violent et redoutable; d'abord on se contente d'être admirée ; bientôt il faut l'être plus que toute autre ; il faut l'emporter de haute main, enfin conquérir. Que de soins pour rehausser une beauté déjà célèbre! que d'oubli des dons de l'âme
1. « On les nourrit, (les jeunes «lies), dans une mollesse et une timidité qui les rend incapables d'une conduite ferme et réglée. » FéneIon, De l'éducation des filles, ch. ix.
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les plus précieux ! que de rivalités ; de mouvements ; de dépit, de haine peut-être ! Et croit-on que l'orgueil soit, sous d'autres rapports, une sauvegarde? Erreur funeste, erreur immense ; il invite à braver le danger ; il donne un levier de plus à celle qui veut séduire ; il paralyse le sentiment qui ferait recourir à la vraie ressource. Est-il besoin d'en dire plus? D'autres jeunes personnes attireront notre attention par un don plus séduisant encore. On a beaucoup parlé du danger de la beauté ; mais s'est-on assez défié du pouvoir de la grâce dans la jeunesse? Il y a pourtant là un charme souvent trompeur, un charme à redouter pour l'être qui le possède et pour ceux qui l'éprouvent. Tirerons-nous de là un mauvais augure pour la jeune fille ? Non sans doute ; ce don ne devrait pas être un piège pour elle ; il lui fut accordé dans un but de bonté ; c'est la défense naturelle d'un sexe faible. Privées de cet avantage précieux, les femmes seraient plus souvent opprimées et moins souvent plaintes. Combien de fois les emportements, la dureté farouche de l'homme n'ont-ils pas fléchi devant la grâce touchante de sa compagne! Il y a dans tous les cœurs un pressentiment que la grâce provient d'un état intérieur d'harmonie, d'une disposition favorable au bonheur, et faite pour le répandre. Toutefois, nous le dirons, pour que l'usage de cette puissance si grande reste irréprochable, il faut ou une simplicité d'enfant ou une moralité bien haute. Dès qu'une femme s'aperçoit qu'elle agit personnellement, que ses paroles et sa conduite sont approuvées en raison de l'attrait qu'elle inspire et non jugées de sang-froid, il y a là pour elle bien du danger. Quelle tentation continuelle que le pouvoir de tout publier, de donner une tournure aimable à tous les torts, de les rendre si intéressants, qu'on vous en aime mieux pour les avoir eus ; et c'est le pouvoir que donne la grâce ! Le plaisir de captiver au moyen de cette magie
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est si grand qu'on craint même de se corriger de défauts qui deviennent des moyens de plaire ; et cet empire qu'on exerce, on le subit; le charme agit au dedans de nous ; un poison subtil et corrupteur s'insinue dans tout notre être ; il amollit, il dissout la substance même du caractère ; il pénètre jusqu'au sanctuaire de la dévotion secrète; on se charme soi-même, on veut charmer Dieu. Un plaidoyer touchant remplace la prière, et cet état d'illusion, de rêve flatteur, nous dérobe à tout jugement d'une conscience juste et sévère. Je m'abstiens de pousser ces réflexions jusqu'à leurs dernières conséquences. Et pourtant qui ne voit où cela peut mener? Une fois que la jeune personne a connu la puissance dont elle est douée, tout autre avantage que la grâce s'efface à ses yeux ; et, quand elle vient à rencontrer de la grâce ailleurs, quand elle éprouve et fait éprouver cette fascination magique, il résul te de là un tel attrait, une sympathie si irrésistible, que tout cède à l'enchantement, et que la raison n'a plus de prise. La grâce et la beauté, ces avantages si séduisants, distribués dans des proportions diverses, semblent être le partage d'une multitude déjeunes personnes. Le prix qu'on y attache et l'extrême indulgence qui en est l'effet sont souvent un malheur pour elles. Croient-elles posséder de tels agréments : elles s'en exagèrent le degré, •et de là des prétentions excessives, bientôt suivies de tristes mécomptes. S'imaginent-elles, au contraire, en être privées : un découragement affreux, une profonde mélancolie s'emparent d'elles, et l'idée exaltée du bonheur de plaire, qu'elles croient leur être refusé, expose leur âme à d'autres dangers ; tant il est vrai que la surveillance la plus attentive laisse encore concevoir des inquiétudes de bien des sortes pour l'âge le plus favorisé ! Un défaut non pas général, mais très ordinaire à cet âge, c'est l'extrême occupation de soi, et peut-être est-il
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difficile d'y échapper. L'attention cpi'excite depuis peu la jeune personne, la sollicitude continuelle ou la tendre prévention de sa mère, la crainte ou le désir d'être remarquée, les scrupules, les espérances, les petits combats intérieurs, tout tend à ramener les pensées de la jeune personne sur elle-même ; chaque concurrence passagère grandit à ses yeux ; les impressions qu'elle en reçoit ont une force qui l'ébranlé ; le rôle qu'elle y a joué se répète dans ses souvenirs, et la fermentation sourde de son sang donne un caractère d'exaltation à des pensées souvent personnelles. Très susceptible d'ardeur généreuse, de noble enthousiasme, d'actions dévouées, son désintéressement n'est cependant pas complet; elle trouve beau de s'oublier ; le compte qu'elle se rend de ses sacrifices lui plaît, et ce n'est pas sans un peu d'orgueil qu'elle se croit capable d'affections profondes. Cet état est sans doute chez elle trop naturel pour attirer beaucoup de reproches à la jeune fille; le caractère ardent de son âge, joint à la contrainte que l'éducation lui a imposée, sert à l'expliquer. Malgré le calme apparent qu'elle conserve, sa vie intérieure est très animée. La force de ses impressions l'oblige à se surveiller; et, comme ce qui vient des autres frappe vivement son imagination, elle est sujette à s'exagérer l'effet qu'elle produit au dehors : tantôt le repentir d'avoir prononcé telle parole et d'avoir donné d'elle une opinion fausse, vient la troubler ; tantôt l'espérance de l'approbation la remplit de joie.. Tout ce qu'on lui a recommandé, ce qu'elle remarque, ce qu'elle éprouve, ce qu'elle désire, la préoccupe; il n'y a pas de place vacante dans son esprit, et trop de choses appellent au dedans son attention pour qu'elle ait le temps de penser aux autres. Serait-ce mettre un terme à cette effervescence un peu égoïste que de hâter pour la jeune., fille le moment d'un engagement solennel? La perspective du ma-
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riage, la présence môme de l'être auquel elle devra se consacrer, ne chasseraient-elles pas une foule d'idées puériles? Nous ne saurions espérer encore qu'il en fût ainsi. Le mariage (et la société y a pourvu) a bien aussi son côté frivole. La gloire d'un succès manifeste, l'effet que produira la nouvelle de l'événement et les brillants avant-coureurs d'une noce, voilà plus qu'il n'en faut pour agiter une tête déjà montée. Cet étourdissement peut se prolonger, et l'expérience montre assez que, pour donner de la maturité, le mariage n'est pas une recette assurée. . Mille causes se réunissent pour produire à l'entrée de la jeunesse une exaltation dangereuse; cette disposition profondément cachée n'est pas même remarquée de la jeune fille, mais elle existe. La flamme qui cause souvent tant de ravages dans la vie des jeunes gens, s'exhale en fumées d'imagination dans celle des femmes. Il importe alors de tout apaiser. La connaissance des choses humaines, prudemment acquise, l'essai occasionnel des distractions innocentes, joint aux différents mécomptes que l'expérience entraîne à sa suite, voilà de quoi dissiper insensiblement bien des espérances vaines. Mais le rafraîchissement le plus discret pour la tête et pour le cœur même, c'est l'exercice vigoureux et soutenu de l'attention.
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(1787-1874) Publiciste, professeur, historien, homme d'État, Guizot a exercé dans les voies les plus diverses une activité extraordinaire. Né à Nîmes, de parents protestants, il perdit son père sous la Terreur, et reçut de sa mère une éducation virile et féconde. A Genève, où sa famille s'était réfugiée, il suivit, de onze à dixhuit ans, les cours du gymnase, vint ensuite faire ses études de droit à Paris, en 1805, mais se sentit bien vite attiré par l'histoire, la littérature et la politique. Les Annales de l'éducation qu'il publia de 1810 à 1812, en collaboration avec M»'« Pauline de Meulan, sa future épouse, révélèrent en lui le pédagogue, qui s'affirmait sous l'Empire par la rédaction d'un programme d'études, sorte de préface de la loi de 1833. En 1812, à vingt-cinq ans, Guizot était nommé professeur d'histoire moderne à la Sorbonne; il quitta sa chaire deux ans après, la reprit en 1820, se la vit retirer en 1822 et y retourna en 1828. Dans l'intervalle de ces deux derniers cours, Guizot publiait, avec de nombreux collaborateurs, d'importantes études historiques : Mémoires sur l'histoire ancienne de la France; Mémoires sur l'histoire de la [{évolution d'Angleterre. Il donnait ensuite l'Histoire de la civilisation en Europe et l'Histoire de la civilisation en France. Ses ouvrages historiques, ses écrits politiques, le rôle actif qu'il avait joué, le firent entrer dans la carrière politique. A deux reprises, Guizot fut ministre de l'Instruction publique : du 11 octobre 1832 au 22 février 1836 et du 6 septembre 1836 au 15 février 1837. Son premier ministère restera à jamais célèbre dans l'histoire de l'instruction publique en France. Le 29 octobre 1832, il adressait au roi un rapport motivant la publication du Manuel général ou Journal de l'instruction publique, destiné
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à porter à la connaissance des instituteurs et des autorités scolaires tous les documents relatifs à l'instruction populaire et l'analyse des ouvrages relatifs à l'enseignement. Le 14 décembre suivant, il faisait paraître le premier règlement des Écoles normales, établissements donL le nombre fût porté de 13 à 73; et '.lé 28 juin 1833, la loi que son auteur appelait « la charte de l'instructionprimaire », qui fixait les caractères de l'instruction élémentaire, les litres de capacité requis du personnel enseignant, les obligations des communes, la composition et les attributions des comités scolaires. Pour assurer l'exécution de celte loi, pour obtenir le concours actif des autorités et des instituteurs, Guizot rédigea l'ordonnance du 25 février 1835 qui créait le service de l'inspection primaire, et sa belle circulaire aux instituteurs, du 4 juillet 1833, qui reste « un appel élevé et chaleureux au sentiment du devoir, de la responsabilité envers les familles et envers le pays, à la vigilance et à la tendresse pour les enfants, à l'éducation du cœur et de l'âme, au respect de la dignité professionnelle, comme à la déférence pour les autorités i ». La carrière de Guizot, de 1835 à 1848, appartient tout entière à la politique, et n'a pas grandi sa renommée. Par son obstination k refuser toute concession aux idées libérales, il devait mener, avec une certaine inconscience, la monarchie de Juillet à sa perte. De 1848 à 1874, il consacra son temps à ses travaux historiques, à l'Académie, à des questions d'enseignement primaire et supérieur. De justes et sévères critiques ont été faites à l'homme politique. On ne peut lui refuser, malgré les lacunes qu'on relève dans la loi de 1833,1a gloire d'avoir organisé l'instruction primaire clans notre pays.
Circulaire aux instituteurs, relative à l'exécution de la loi du 28 juin 1833 sur l'instruction primaire (4 juillet 1833). Monsieur l'Instituteur, je vous transmets la loi du 28 juin dernier sur l'instruction primaire, ainsi que l'exposé des motifs qui l'accompagnait, lorsque, d'après les ordres du roi, j'ai eu l'honneur de la présenter, le 2 janvier dernier, à la Chambre des Députés2.
I. Cadet, Guizot, Introduction. -2. Dans l'exposé des motifs du projet de loi présente à la Chambre des Députés le 2 janvier 1833, tout au début, Guizot pose le principe absolu de l'instruction primaire gratuite, considérée comme une dette de l'É' Auteurs Pédagogicuies, E. N. 12
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Cette loi, Monsieur, est vraiment la charte de l'instruction primaire : c'est pourquoi je désire qu'elle parvienne directement à la connaissance et demeure èn la possession de tout instituteur. Si vous l'étudiez avec soin, si vous méditez attentivement ses dispositions, ainsi que les motifs qui en développent l'esprit, vous êtes assuré de bien connaître vos devoirs et vos droits et la situation nouvelle que vous destinent nos institutions '. Ne vous y trompez pas, Monsieur : bien que la carrière de l'instituteur primaire soit sans éclat, bien que ses soins et ses jours doivent le plus souvent se consumer dans l'enceinte d'une commune, ses travaux intéressent la société tout entière et sa profession participe de l'importance des fonctions publiques. Ce n'est pas pour la commune seulement, et dans un intérêt purement local, que la loi veut que tous les Français acquièrent, s'il est possible, les connaissances indispensables à la vie sociale, et sans lesquelles l'intelligence languit et quelquefois s'abrutit ; c'est aussi pour l'Etat lui-même et dans l'intérêt public ; c'est parce que la liberté n'est assurée et régulière que chez un peuple assez éclairé pour écouter, en toute circonstance, la voix de la raison. L'instruction primaire universelle - est désormais une des garanties de l'ordre et de la stabilité sociale. Comme tout, dans les principes de notre gouvernement, est vrai et raisonnable, développer l'intelligence, propager les lumières, c'est assurer l'empire et la durée de la monarchie constitutionnelle. Pénétrez-vous donc, Monsieur, de l'importance de votre mission; que son utilité vous soit toujours prêtât, et il indique les questions fondamentales qu'on peut se poser sur cette œuvre si importante : 1° les objets d'enseignement que l'instruction primaire doit embrasser; 2° la nature des écoles auxquelles elle doit être confiée; 3° les autorités qui doivent y être préposées. i. L'instruction, à la fois familière et très élevée, abonde, en effet, en détails pratiques, dont beaucoup peuvent, aujourd'hui encore, servir de guide à l'instituteur.
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sente dans les travaux assidus qu'elle vous impose. Vous le voyez : la législation et le gouvernement se sont efforcés d'améliorer la condition et d'assurer l'avenir des instituteurs. D'abord, le libre exercice de leur profession dans tout le royaume leur est garanti, et le droit d'enseigner ne peut être ni refusé, ni retiré à celui qui se montre capable et digne d'une telle mission. Chaque commune doit, en outre, ouvrir un asile à l'instruction primaire. A chaque école communale, un maître est promis. A chaque instituteur communal, un traitement fixe est assuré ; une rétribution spéciale et variable vient l'accroitre. Un mode de perception à la fois plus conforme à votre dignité et à vos intérêts en facilite le recouvrement, sans gêner d'ailleurs la liberté des conventions particulières. Par l'institution des caisses d'épargne, des ressources sont préparées à la vieillesse des maîtres. Dès leur jeunesse, la dispense du service militaire1 leur prouve la sollicitude qu'ils inspirent à la société. Dans leurs fonctions, ils ne sont soumis qu'à des autorités éclairées et désintéressées Leur existence est mise à l'abri de l'arbitraire ou de la persécution. Enfin, l'approbation de leurs supérieurs légitimes encouragera leur bonne conduite et constatera leurs succès ; et quelquefois même une récompense brillante, à laquelle leur modeste ambition ne prétendait pas, peut venir leur attester que le gouvernement du roi veille sur leurs services et sait les honorer. Toutefois, Monsieur, je ne l'ignore point, la prévoyance de la loi, les ressources dont le pouvoir dispose ne réussiront jamais à rendre la simple profession d'instituteur communal aussi attrayante qu'elle est utile. La société ne saurait rendre à celui qui s'y consacre
1. La loi du 21 mars 1832, sur le recrutement militaire, dispensait du service les membres de l'instruction primaire qui avaient contracté l'engagement de se vouer à la carrière de l'enseignement (article 14). — L'obligation de l'engagement décennal date de la loi du 15 mars 1850
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tout ce qu'il fait pour elle 1. Il n'y a point de fortune à faire, il n'y a guère de renommée à acquérir dans les obligations pénibles qu'il accomplit. Destiné à voir sa vie s'écouler dans un travail monotone2, quelquefois même à rencontrer autour de lui l'injustice ou l'ingratitude de l'ignorance, il s'attristerait souvent et succomberait peut-être, s'il ne puisait sa force et son courage ailleurs que dans les perspectives d'un intérêt immédiat et purement personnel. Il faut qu'un sentiment profond de l'importance morale de ses travaux le soutienne et l'anime, que l'austère plaisir d'avoir servi les hommes et secrètement contribué au bien public, devienne le digne salaire que lui donne sa conscience seule. C'fist sa gloire de ne prétendre à rien au delà de son obscure et laborieuse condition, de s'épuiser en sacrifices à peine comptés de ceux qui en profitent, de travailler enfin pour les hommes et de n'attendre sa récompense que de Dieu. Aussi voit-on que, partout où l'enseignement primaire a prospéré, une pensée religieuse s'est unie, dans ceux qui la répandent, au goût des lumières et de l'instruction. Puissiez-vous, Monsieur, trouver dans de
1. > Sous une apparence de grandeur, ce passage me semble une pure déclamation. Qu'on dise à des fonctionnaires que les charges actuelles du Trésor ne permettent pas, pour le moment, dé rémunérer dignement leurs services, ils serontles premiers à répondre que, par dévouement pour la patrie, ils sauront patiemment attendre de plus heureux jours, et tout lemonde aura été dans la véritédeson rôle. Mais quand on érige cette situation, qui ne doit être que passagère, en étatrégulier et permanent, quand on avance, ce qui est parfaitement faux et dangereux même, que « la société ne saurait rendre à celui qui s'y consacre tout ce qu'il lait par elle », quand on propose à l'instituteur, pour « digne salaire que lui donne sa conscience seule, l'austère plaisir d'avoir servi les hommes ■ ; quand on essaye de lui persuader que • sa gloire est de s'épuiser en sacrifices à peine comptés, de travailler pour les hommes et de n'attendre sa récompense que de Dieu », j'avoue que je suis bien près de m'indigner. » Cadet, op. cit. 2. Pour les maîtres médiocres seulement. L'instituteur dévoué trouve dans l'enseignement l'occasion de donner à son activité une telle diversité que, si la tâche cause une fatigue réelle, elle ne manque pas d'inspirer un vif intérêt. (Voir ci-après A. Anthoine, A travers nos écoles.)
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telles espérances, clans ces croyances dignes d'un esprit sain et d'un cœur pur, une satisfaction et une constance que peut-être la raison seule et le seul patriotisme ne vous donneraient pas ! C'est ainsi que les devoirs nombreux et divers qui vous sont réservés vous paraîtront plus faciles, plus doux et prendront sur vous plus d'empire. Il doit m'être permis, Monsieur, de vous les rappeler. Désormais, en devenant instituteur communal, vous appartenez à l'instruction publique : le titre que vous portez, conféré par le ministre, est placé sous sa sauvegarde. L'Université vous réclame ; en même temps qu'elle vous surveille, elle vous protège et vous admet à quelques-uns des droits qui font de l'enseignement une sorte de magistrature ; mais le nouveau caractère qui vous est donné m'autorise à vous retracer les engagements que vous contractez en le recevant. Mon droit ne se borne pas à vous rappeler les dispositions des lois et règlements que vous devez scrupuleusement observer; c'est mon devoir d'établir et de maintenir les principes qui doivent servir de règle morale à la conduite de l'instituteur et dont la violation compromettrait la dignité même du corjjs auquel il pourra appartenir désormais. Il ne suffit pas, en effet, de respecter le texte des lois : l'intérêt seul y pourrait contraindre, car elles se vengent1, de celui qui les enfreint ; il faut encore et surtout prouver par sa conduite qu'on a compris la raison morale des lois, qu'on accepte volontairement et de cœur l'ordre qu'elles ont pour but de maintenir, et qu'à défaut de leur autorité on trouverait dans sa conscience une puissance sainte comme les lois, et non moins impérieuse2.
1. Expression impropre et regrettable. Les lois, la société ne se vengent pas du coupable qu'elles frappent; elles le punissent, parce qu'elles ont pour obje"t d'assurer l'ordre, la sécurité, leur respect de la part de tous. 2. A ces considérations générales succèdent des détails précis sur les devoirs que conlère aux instituteurs la mission nouvelle qui leur est
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Les premiers de vos devoirs, Monsieur, sont envers les enfants confiés à vos soins. L'instituteur est appelé par le père de famille au partage de son autorité naturelle ; il doit l'exercer avec la même vigilance et presque avec la même tendresse. Non seulement la vie et la santé des enfants sont remises à sa garde, mais l'éducation de leur cœur et de leur intelligence dépend de lui presque entière. En ce qui concerne l'enseignement proprement dit, rien ne vous manquera de ce qui peut vous guider. Non seulement une école normale vous donnera des leçons et des exemples, non seulement les comités s'attacheront à vous donner des instructions utiles, mais encore l'Université même se maintiendra avec vous en constante communication. Le roi a bien voulu approuver la publication d'un journal spécialement destiné à l'enseignement primaire. Je veillerai à ce que le Manuel général* répande partout, avec les actes officiels qui vous intéressent, la connaissance des méthodes sûres, des tentatives heureuses, les notions pratiques que réclament les écoles, la comparaison des résultats obtenus en France et à l'étranger, enfin tout ce qui peut diriger le zèle, faciliter le succès, entretenir l'émulation. Mais, quant à l'éducation morale, c'est en vous surtout, Monsieur, que je me fie. Rien ne peut suppléer en vous la volonté de bien faire. Vous n'ignorez pas que c'est là, sans aucun doute, la plus importante et la plus difficile partie de votre mission. Vous n'ignorez pas qu'en vous confiant un enfant, chaque famille vous demande de lui rendre un honnête homme, et le pays un bon citoyen. Vous le savez : les vertus ne suivent pas toujours les lumières, et les leçons que reçoit l'enfance pourraient lui devenir funestes, si elles ne s'adresconfiée. — Et ici le ministre du roi s'exprime avec plus de force, de netteté, d'autorité peut-être que ne le fera cinquante ans plus tard Jules Ferry, ministre d'une République. 1. Sa création est du 19 octobre 1832.
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saient qu'à son intelligence. Que l'instituteur ne craigne donc pas d'entreprendre sur les droits des familles en donnant ses premiers soins à la culture de l'âme de ses élèves 1. Autant il doit se garder d'ouvrir son école à l'esprit de secte ou de parti et de nourrir les enfants dans des doctrines religieuses ou politiques qui les mettent, pour ainsi dire, en révolte contre l'autorité des conseils domestiques, autant il doit s'élever audessus des querelles passagères qui agitent la société, pour s'appliquer sans cesse à protéger, à affermir ces principes impérissables de morale et de raison sans lesquels l'ordre universel est en péril, et à jeter profondément dans de jeunes cœurs ces semences de vertu et d'honneur que l'âge et les passions n'étoufferont point. La foi dans la Providence, la sainteté du devoir, la soumission à l'autorité paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux droits de tous, tels sont les sentiments qu'il s'attachera à développer2. Jamais, par sa conversation ou son exemple, il ne risquera d'ébranler chez les enfants la vénération due au bien; jamais, par des paroles de haine ou de vengeance, il ne les disposera à ces préventions aveugles qui créent, pour ainsi dire, des nations ennemies au sein de la môme nation. La paix et la concorde qu'il maintiendra dans son école doivent, s'il est possible, préparer le calme et l'union des générations à venir3.
1. Le minisire d'un État monarchique et l'un des chefs du parti conservateur tient, sur la nécessité d'une éducation morale de l'enfant, un langage tout aussi libéral, hardi et élevé que celui que tiendra J. Ferry. — L'un et l'autre tracent au maitre le vrai caractère de sa mission et fixent sa responsabilité. 2. Cette définition d'un enseignement séculier qui n'est au profit ■ d'aucune secte, d'aucun parti », cette profession de foi qui se retrouvera dans bien des programmes de ces quarante dernières années, et qui a pour base la vertu, l'honneur, la raison, cette instruction morale et laïque ne se sépare pas, chez Guizot, de la pensée et de la foi religieuse. ■ Une morale de raison consacrée par des croyances religieuses de raison, c'est tout le fond de la lettre, en ce qui regarde l'éducation. ■ Pécaut, Deux ministres 2>édagogues (Mémoires et documents scolaires, n° 33.) .'I. Guizot insiste sur le devoir des maîtres d'inspirer par tout leur ensei-
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Les rapports de l'instituteur avec les parents ne peuvent manquer d'être fréquents. La bienveillance y doit présider; s'il ne possédait la bienveillance des familles, son autorité sur les enfants serait compromise, et le fruit de ses leçons serait perdu pour eux. Il ne saurait donc porter trop de soin et de prudence dans cette sorte de relations. Une intimité légèrement contractée pourrait exposer son indépendance, quelquefois même l'engager dans les dissensions locales qui désolent souvent les petites communes. En se prêtant avec complaisance aux demandes raisonnables des parents, il se gardera bien de sacrifier à leurs capricieuses exigences ses principes d'éducation et la discipline de son école. Une école doit être l'asile de l'égalité, c'est-à-dire de la justice 1. Les devoirs de l'instituteur envers l'autorité sont plus clairs encore et non moins importants. Il est lui-même une autorité dans la commune : comment donc donnerait-il l'exemple de l'insubordination? Comment ne respecterait-il pas les magistrats municipaux, l'autorité religieuse, les pouvoirs légaux qui maintiennent la sécurité publique? Quel avenir il préparerait à la population au sein de laquelle il vit si, par son exemple ou par des discours malveillants, il excitait chez les .enfants cette disposition à tout méconnaître, à tout insulter, qui peut devenir dans un autre âge l'instrument de l'immoralité et quelquefois de l'anarchie ! Le maire est le chef de la commune ; il est à la tête de la surveillance locale : l'intérêt pressant, comme le devoir de l'instituteur, est donc de lui témoigner en toute occasion la déférence qui lui est due. Le curé ou le pasteur ont aussi droit au respect, car leur minisgnement la vertu de tolérance. Un demi-siècle plus tard, J. Ferry, comme tous les ministres de la Bépublique dans leurs instructions au personnel, insiste sur le devoir rigoureux de former l'enfant à la tolérance. 1. C'est le même langage chez J. Ferry.
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1ère répond à ce qu'il y a de plus élevé dans la nature humaine. S'il arrivait que, par quelque fatalité, le ministre de la religion refusât à l'instituteur une juste bienveillance, celui-ci ne devrait pas sans doute s'humilier pour la reconquérir, mais il s'appliquerait de plus en plus à la mériter par sa conduite et il saurait l'attendre. C'est au succès de son école à désarmer des préventions injustes ; c'est à sa prudence à ne donner aucun prétexte à l'intolérance. Il doit éviter l'hypocrisie à l'égal de l'impiété. Rien, d'ailleurs,*-, n'est plus désirable'que l'accord du prêtre et de l'insti-»i tuteur ; tous deux sont revêtus d'une autorité morale ; tous deux ont besoin de la confiance des familles ; tous deux peuvent s'entendre pour exercer sur les en-lV, fants, par des moyens divers, une commune influence.//• Un tel accord vaut bien qu'on fasse, pour l'obtenir, quelques sacrifices, et j'attends de vos lumières et de votre sagesse que rien d'honorable ne vous coûtera pour réaliser cette union, sans laquelle nos efforts pour l'instruction populaire seraient souvent infructueux 1. Enfin, Monsieur, je n'ai pas besoin d'insister sur vos relations avec les autorités spéciales qui veillent sur les écoles, avec l'Université elle-même : vous trouverez là des conseils, une direction nécessaire, souvent un appui contre des difficultés locales et des inimitiés
1. Ainsi sont établis nettement les caractères dont le prêtre et l'instituteur sont revêtus. Guizot n'a garde de les subordonner l'un à l'autre. « Il sait trop bien que ces rivalités ne sont pas un accident passager;... qu'il faut prendre son parti de la coexistence irréductible des deux systèmes très différents d'éducation spirituelle, l'un ■ raisonnable », ainsi que le régime séculier dont il émane, c'est-à:dire fondé sur la raison, sur la nature humaine, sur les conditions réelles de la vie humaine ; l'autre fondé sur la tradition et l'autorité, et que ce serait chimère d'espérer la conciliation ou la subordination volontaire... Pour amortir les chocs et rendre la cohabitation possible, il ne sait qu'en appeler à la sagesse des instituteurs. » Pécaut, op. cit. Le moyen le plus sûr pour l'instituteur de désarmer des préventions injustes est, comme le dit le ministre, do s'appliquer à gagner l'estime par sa conduite, à « désarmer les préventions injustes ■ par son zèle et ses efforts.
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accidentelles. L'administration n'a point d'autres intérêts que ceux de l'instruction primaire, qui au fond sont les vôtres. Elle ne vous demande que de vous pénétrer de plus en plus de l'esprit de votre mission. Tandis que, de son côté, elle veillera sur vos droits, sur vos intérêts, sur votre avenir, maintenez, par une vigilance continuelle, la dignité de votre état; ne l'altérez point par des spéculations inconvenantes, par des occupations incompatibles avec l'enseignement; ayez les yeux ouverts sur tous les moyens d'améliorer l'instruction que vous dispensez autour de vous. Les secours ne vous manqueront pas : dans la plupart des villes, des cours de perfectionnement sont ouverts ; dans les écoles normales, des places sont ménagées aux instituteurs qui voudraient venir y retremper leur enseignement. Il devient chaque jour plus facile de vous composer, à peu de frais, une bibliothèque suffisant à vos besoins. Enfin, dans quelques arrondissements, dans quelques cantons, des conférences ont été établies entre les instituteurs : c'est là qu'ils peuvent ? mettre leur expérience en commun et s'encourager les ; uns les autres en s'aidant mutuellement '. Au moment où, sous les auspices d'une législation nouvelle, nous entrons dans une nouvelle carrière , au moment où l'instruction primaire va être l'objet de l'expérience la plus réelle et la plus étendue qui ait encore été tentée dans notre patrie, j'ai dû, Monsieur,I. Dans l'exposé des molil's du projet de loi, présenté à la Chambre des députés le 2 janvier 1833, Guizot exprime la haute idée qu'il se faisait de la mission de l'instituteur : ■ Quel heureux ensemble de qualités ne faut-il pas pour faire un bon maître d'école? Un bon maître d'école est un homme qui doit savoir beaucoup plus qu'il n'enseigne, afin de l'enseigner avec intelligence et avec goût; qui doit vivre dans une humble sphère, et qui pourtant doit avoir l'âme élevée pour conserver cette dignité de sentiments, et même de manières, sans laquelle il n'obtiendra jamais le respect et la confiance des familles; qui doit posséder un large mélange de douceur et de fermeté,... n'ignorant pas ses droits, mais pensant beaucoup plus à ses devoirs, donnant à tous l'exemple, servant à tous de conseiller. ■
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vous rappeler les principes qui guident l'administration de l'Instruction publique et les espérances qu'elle fonde sur vous. Je compte sur tous vos efforts pour faire réussir l'œuvre que nous entreprenons en commun; ne doutez jamais de la protection du gouvernement, de sa constance, de son active sollicitude pour les précieux intérêts qui vous sont confiés. L'universalité de l'instruction primaire est, à ses yeux, l'une des plus grandes et des plus pressantes conséquences de notre Charte; il lui tarde de la réaliser. Sur cette question, comme sur toute autre, la France trouvera toujours d'accord l'esprit de la Charte et la. volonté du roi1. Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération distinguée, Le Ministre, secrétaire d'Etat au département de l'Instruction publique,
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i. Philosophe et historien, en même temps que grand maître del'Université, Guizot veut qu'on enseigne les connaissances indispensables à tout citoyen, parce que, sans ces connaissances, l'intelligence s'obscurcit, parce qu'il voit dans ce développement de l'instruction primaire une des « garanties de l'ordre et de la stabilité sociale ».
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(1832-1893) * Avocat, journaliste, publiciste, homme d'État, Jules Ferry naquit à Saint-Dié. Avocat au barreau de Paris, rédacteur dans un grand nombre de journaux politiques, où il se montra redoutable adversaire de l'Empire, élu au Corps législatif en 1869 où il siégea sur les bancs de l'opposition républicaine, J. Ferry combattit le ministère Ollivier, s'efforça d'empêcher la déclaration de guerre contre la Prusse, entra, après le 4 septembre, dans le gouvernement de la Défense nationale qui lui confia l'administration de la banlieue de Paris, puis celle de la capitale, après la démission d'Etienne Arago. Il déploya une grande activité durant le siège, et, après le 18 mars, il alla rejoindre, à Versailles, Thiers qui lui confia, la Commune vaincue, les fonctions de Préfet de la Seine qu'il garda jusqu'au 5 juin. A Versailles, il ne cessa de soutenir de ses votes le parti républicain. Chef de la gauche républicaine, à partir do 1876, il mena une campagne vigoureuse contre le parti clérical, combattit la politique de Mae-Mahon et contribua au succès des élections générales du 14 octobre 1877. En 1879, il obtint, sous laprésidence de Jules Grévy et dans le cabinet Waddington, le portefeuille de l'Instruction publique. Pendant quatre ans, J. Ferry s'appliqua, avec une volonté qui lui a mérité la reconnaissance du pays, à affranchir l'Université de l'Église et à combattre l'influence du clergé dans l'enseignement. La réorganisation du Conseil supérieur de l'Instruction publique, des Conseils académiques, la restitution à l'État du monopole de la collation des grades universitaires, la loi sur les écoles normales, attirèrent sur leur auteur les colères du parti monarchique et clérical. Il n'en réalisa pas moins la formule démocratique de l'école gratuite,
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(loi du 16 juin 1881),. obligatoire et laïque (loi du 28 mars 1882). Entre temps, il s'était préoccupé d'étendre la puissance coloniale de la France (expédition de Tunisie, avril 1881 ; — expédition du Tonkin, 1883). Deux œuvres aussi considérables ne s'étaient pas réalisées sans soulever, d'une part, la haine du parti conservateur, de l'autre les suspicions du parti radicalqui lui reprochait son attitude, parfois assez rude à son égard, et les tendances de sa politique étrangère, dans laquelle il avait entraîné le Parlement, un peu malgré lui. La nouvelle de l'échec de Lang-Son, la retraite précipitée des troupes fr ançaises causèrent à Paris et à la Chambre un tel émoi que J. Ferry dut donner sa démission (30 mars 1885). Réélu par le département des Vosges, en octobre 1885, il conI inua à exercer un grand ascendant sur le parti dit opportunis te, combattit avec force le général Boulanger, dont l'étonnante popularité ne cessait de grandir, et subit la pénible épreuve de ne pas être réélu par sa ville natale en 1889. Il fut envoyé au Sénat en 1891 et prit une part fort importante aux travaux de la haute Assemblée qui l'élisait pour président en 1893. Un important recueil de ses discours a été publié peu après sa mort. « Il y eut tour à tour dans cet homme, sous l'Empire un publiciste et un théoricien de la République ; sous le gouvernement de 1 a Défense nationale, un patriote énergique et prévoyant ; plus tard, un homme de gouvernement, dont la force était dans son inflexible droiture, qui ne connût qu'une politique : faire respecter la loi au dedans et le drapeau au dehors ; un ministre des affaires étrangères quia donné àsonpays, en Afrique etenAsie, des territoires cinq fois grands comme la France, et qui nous a obligés à prendre notre part légitime dans ce grand mouvement colonial sans lequel il n'y a plus désormais de grand peuple ni de grand pays*. » J. Ferry a vraiment donné sa charte à l'enseignement primaire : lois fondamentales de notre enseignement, programmes, instructions et lettres ministérielles, renouvellement du personnel, émancipation de l'instituteur, relèvement de l'école, appelée à former 7ine démocratie instruite, maîtresse de ses destinées, telles sont les œuvres qui rendront son nom particulièrement honoré des amis de l'école laïque2.
4. FiJ^uisson. 2. Yoy. Jules Ferry, organisateur de notre enseignement national, par F. Buisson, et le Discours prononcé par Ch. Dupuy, ministre de l'Instruction publique, aux funérailles de Jules Ferry.. Rev. pédagogique : 1H93, t. Ier.
Auteurs Pédagogiques, E. N.
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Circulaire duMinistre de l'Instruction publique, relative à l'enseig-nement moral et civique dans les écoles primaires.
Paris, le 17 novembre 1883.
Monsieur l'Instituteur, L'année scolaire qui vient de s'ouvrir sera la seconde année d'application de la loi du 28 mars 1882^ Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations, qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues après la première expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu'il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus à cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c'est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l'éducation morale et l'instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l'objet— de ce nouvel enseignement; et, pour y mieux réussir, vous me permettrez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir à cet égard tout votre devoir et rien que _ votre devoir1. Laloi du 28 mars se caractérise par deux dispositions
I. Dans une circulaire spéciale aux Recteurs, Jules Ferry exposait en «es termes les raisons de sa lettre aux Instituteurs. « Comme la valeur de l'enseignement nouveau doit dépendre avant tout de l'idée que s'en font les instituteurs et de l'effort personnel qu'ils y apportent, j'ai cru devoir m'adresser directement à eux, dans une sorte d'instruction pédagogique concernant l'enseignement moral et civique, le caractère qu'il doit avoir dans les trois cours, l'usage et l'abus des livres, les mesures à prendre etfcs efforts à faire pour mettre la neutralité religieuse dans son vrai jour et à l'abri de toute atteinte. ■
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qui se complètent sans se contredire : d'une part, elle met en dehors du programme obligatoire l'enseignement de tout dogme^ariiculier ; d'autre part, elle y place au premier rang l'enseignement moral et civique. L'instruction religieuse appartient aux familles et à l'église, l'instruction morale à l'école1. Le législateur n'a donc pas entendu faire une œuvre, purement négative. Sans doute, il a eu pour premier; objet de séparer l'école de l'église, d'assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer' enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous, de l'aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté, de fonder chez nous une éducatmn^nationaleet de lafonder sur les notions du devoir et du droit, que le législateur n'hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer -.
1. Un demi-siècle sépare la lettre du ministre d'une société monarchique de celle du ministre d'une société démocratique. De grands changements se sont produits dans les classes, au point de vue social et politique. De nouvelles forces se sont fait jour. Par quels moyens les diriger, les discipliner? Comment les orienter vers la justice et le respect du droit? Sur quels points particuliers devra se porter l'attention de. celui qui a la haute mission de diriger le personnel enseignant, sinon sur la nécessité d'un enseignement moral auquel il faudra s'efforcer de donner plus de force par l'unité de direction et par un appel constant à la raison. En comparant les deux documents, il est indispensable de tenir compte du mouvement qui s'est produit dans les idées, des problèmes nouveaux que soulève l'éducation de la démocratie. Guizot parle aux maîtres de la nécessité de donner un enseignement moral qui se mêle à tous les autres enseignements et qui ne se sépare pas de la foi religieuse. J. Ferry sépare nettement les deux domaines de la morale et de l'en" seignement confessionnel. Le ministre de la royauté s'efforce de rendre possible la cohabitation du prêtre et de l'instituteur, travaillant ensemble à une même œuvre; le ministre de la République sépare l'école de l'église et distingue deux domaines ■ trop longtemps confondus ». 2. Dans son discours au Congrès pédagogique des Instituteurs en 1881, le ministre faisait déjà ressortir toute l'importance de cette séparation. « Vous avez mis en quelque sorte le doigt sur le nœud de la question, quand vous avez demandé que l'instituteur eut charge de donner dans
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Pour cette partie capitale de l'éducation, c'est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l'enseignement religieux, on n'a pas songé à vous décharger de l'enseignement moral : c'eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l'instituteur, en môme temps qu'il apprend aux enfants à lire et à écrireTieur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul1. En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s'est-il trompé? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence? Assurément il eût encouru ce reproche, s'il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d'une sorte de cours ex professa sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l'Instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu'on attendait de vous, et il l'a fait en des termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des prol'école un enseignement moral distinct de l'enseignement confessionnel '■ Oui, c'est là la condition fondamentale de cette transformation de l'instituteur en éducateur. Oui! la condition fondamentale, c'est que l'enseignement moral soit donné par l'instituteur... Les nécessités sociales au milieu desquelles nous vivons tous, vous imposent le devoir et, en dépit des oppositions et des critiques, vous conlient la mission de donner un enseignement moral... I. Dans ce même discours, au Congrès, le ministre indiquait nettement les raisons de cet enseignement. « C'est parce qu'il n'y a qu'une morale, quelle que soit du reste la base qu'on veuille lui donner, sur quelque notion scientifique ou sur quelque conception idéaliste qu'on la fasse reposer, c'est parce que cette morale est une, et claire dans ses préceptes qu'elle relève de votre enseignement. Le précepte nous suffit:si l'on diffère infiniment sur les bases de la morale, cette recherche n'appartient pas aux écoles primaires :1e précepte est simple, il ne trompe pas, il porte avec lui-même et trouve dans la conscience sa force et sa sanction. C'en est assez pour que l'enseignement moral n'ait pas besoin d'être confessionnel, pour qu'il devienne séculier, laïque comme tout autre enseignement. >
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grammes qu'il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi : je ne saurais trop vous recommander de les lire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent. Les uns vous disent : votre tâche d'éducateur moral est imjrjossihîe à remplir. Les autres : elle est banale et insignifiante. C'est placer le but ou ' trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n'est ni au-dessus de vos forces, ni au-dessous de votre estime, qu'elle esttrès limitée et pourtant d'une très grande importance, extrêmement simple, mais extrêmement difficile. J'ai dit que votre rôle en matière d'éducation morale \| est très limité. Vous n'avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et, quand on vous parle de mission et d'apostolat, vous n'allez pas vous y méprendre : vous n'êtes point l'apôtre d'un nouvel éyangile ; le législateur n'a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu'on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens1. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s'inspirant de vos exemples à l'àgeoù l'esprit s'éveille, où le cœur s'ouvre^ où la mémoire s'enrichit, sans que l'idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance pour leur transmettre, avec les connaissances ^scolaires proprement dites les principes mêmes de la__morale, j'entends simplement de cette bonne_et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les rela1. Le Conseil supérieur fixait ainsi le but du nouvel enseignement : « L'enseignement moral est destiné à compléter et à relier, à relever et ' à ennoblir tous les enseignements de l'école. Tandis que les autres études développent chacune un ordre spécial d'aptitudes et de connaissances utiles, celle-ci tend à développer dans l'homme l'homme luimême, c'est-à-dire un cœur, une intelligence, une conscience. ■
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tions de la vie, sans nous mettre en peine d'en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du—père de famille; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l*on parlât au vôtre : avec force et autorité, toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée., d'un précepte de la morale commune ; avec la^pïus grandejréserve, dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge1. Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est permis d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle-pratique2, à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment-4de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme .qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, pré\ sent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne \foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait 'dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; si non, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse, c'est la sagesse du genre humain, c'est une de ces idées d'ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l'humanité3. Si étroit que vous semble
1. Tous les minisires de la République ont tenu aux instituteurs un langage analogue. « Nous laissons à la famille, nous laissons aux ministres du culte le soin de former les consciences au point de vue confessionnel'; nous nous plaçons au dehors et au-dessus de ces discussions. Nous voulons assurer la formation de la conscience individuelle et la formation de la conscience nationale par les principes de la morale humaine, de la morale universelle. » (Disc, du Ministre de Vingt, pub. Ch. Dupuy à l'Association générale de la jeunesse républicaine. — 20 février 1893.) 2. Remarquer avec quel soin le ministre entre dans des détails pratiques, visant à des résultats positifs, par un éveil de la conscience et de la raison de l'enfant. 3. « Sa mission (de l'instituteur) est bien délimitée; elle consiste à fortiOer, à enraciner dans l'unie de ses élèves, pour toute leur vie en les faisant passer dans la pratique quotidienne, des notions essentielles de moralité humaine, communes à toutes les doctrines et nécessaires à
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peut-être un cercle d'action ainsi tracé, faites-vous un devoir d'honneur de n'en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l'enfant. Mais, une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l'humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on? Des discours? des dissertations savantes? de brillants exposés, un docte enseignement? Non, la famille et la société vous demandent de les_aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C'est dire qu'elles attendent de vous, non pas "dés paroles, mais des actes* non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pourrez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur. Une s'agit plus là d'une série de vérités à démontrer 1, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d'une longue suite dlnfluencfis morales à exercer sur déjeunes êtres à force de patience, de fermeté, de douceur, d'élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec_eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que, d'ici à
lous les hommes civilisés. Il peut remplir cette mission sans avoir à faire personnellement ni adhésioD, ni opposition à aucune des diverses croyances confessionnelles auxquelles ses élèves associent et mêlent les principes généraux de la morale. » (Régi, d'org. pcd. 27 juillet 1882.) 1. Il semble bien, alors, que ce ne soit pas assez. Pour provoquer le plus efficacement possible cette ■ longue suite d'influences morales », n'est-il pas nécessaire, au moins dans le cours supérieur, d'expliquer aux enfants, de « démontrer » le pourquoi des devoirs qu'on leur enseigne? Est-il impossible de leur faire saisir les raisons de leurs principales obligations? Sans doute l'éducation morale avec de tout jeunes enfants •■■ procède plus du cœur que du raisonnement • ; mais il est utile d'apprendre à l'enfant à réfléchir sur les mobiles qui le font agir, pour qu'il trouve peu à peu en lui-même les raisons de sa conduite, L'éducation vraiment libérale ne se contente pas de faire prendre des habitudes; elle vise aussi à affermir en lui l'aptitude à se gouverner.
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quelques générations, les habitudes, et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l'histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d'avoir mérité d'inspirer aux Chambres françaises cette opinion qu'il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l'influence ne peut manquer, en quelque sorte, d'élever autour d'elle le niveau des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n'éprouviez nul besoin de l'agrandir. D'autres se chargeront plus tard d'achever l'œuvre que vous ébauchez dans l'enfant, et d'ajouter à l'enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l'office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l'âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité. Dans une telle œuvre, vous le savez, Monsieur, ce n'est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer 1 ; c'est avec des déjauls, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s'agit pas de les condamner — tout le monde ne les condamne-t-il pas ? — mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons ; il faut surtout que leur caractère s'en ressente; ce n'est pas dans l'école, c'est surtoufTpiïlPS de l'école qu'on pourra juger ce qu'a valu votre enseignement. Au reste, voulez-vous en juger vous-même dès à pré1. Le Conseil supérieur traçait ainsi le rôle de l'instituteur en cette matière : « Toute discussion théologique et philosophique lui est manifestement interdite par le caractère même de se's fonctions, par l'âge de ses élèves, par la confiance des familles et de l'Etat. » Le respect de l'enfant et des parents, et aussi une élémentaire prudence imposent aux maîtres le rigoureux devoir de s'abstenir absolument de toute ingérence dans le domaine des croyances.
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sent et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne? Examinez s'il a déjà conduit vos élèves à quelques réJformes_r^atK3ues. Vous leur avez parlé, par exemple, du respect dû à la loi: si cette leçon ne les empêche pas, au sortir delà classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n'avez rien faitencore ;la leçon de morale n'a pas porté. Ou bien vous leur avez expliqué ce que c'est que la justice et que la vérité : en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur? Vous avez flétri l'égoïsme et fait l'éloge du dévouement; ont-ils, le moment d'après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu'à eux-mêmes? Votre leçon est à recommencer. Et que ces rechutes ne vous découragent pas : ce n'est pas l'œuvre jTun jour de former ou de réformer une âme libre. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues; mais il y faut surtout des exercic^sj^atiques, des efforts, des actes, des habitudes. Les enfants ont en morale un apprentissage à faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L'enfant qui sait reconnaître et assembler des lettres, ne sait pas encore lire ; celui qui sait les tracer l'une après l'autre, ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l'un et à l'autre? La pratique, l'habitude, la facilité, la rapidité et la sûreté de l'exécution. De même, l'enfant qui répète les premiers préceptes de la morale ne sait pas encore se conduire ; il faut qu'on l'exerce à les appliquer couramment, ordinairement, presque d'instinct; alors seulement la morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera de là dans sa vie; ilne pourra plus là désapprendre. De ce caractère tout pratique de l'éducation morale à l'école primaire, il me semble facile de tirer des règles
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qui doivent vous guider dans le choix de vos moyens d'enseignement. Une seule méthode vous permettra d'obtenir les résultats que nous souhaitons. C'est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée 1 : peu de formules, peu d'abstractions, beaucoup d'exemples et surtout d'exemples pris sur le vif_d.e4a_réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout le reste delà classe, je ne sais quoi de plus_^ersonnel, de plus intime, de plus grave. Ce n'est pas le livre qui parle, ce n'est même plus le fonctionnaire; c'est, pour ainsi dire, le père de famille dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment. Est-ce à dire qu'on puisse vous demander de vous répandreen une sorte d'improvisation perpétuelle, sans aliment et sans appui du dehors? Personne n'y a songé, et, bien loin de vous manquer, les secours extérieurs qui vous sont offerts ne peuvent vous embarrasser que par leur richesse et leur diversité. Des philosophes et des publicistes, dont quelques-uns comptent parmi les plus autorisés de notre temps et de notre pays, ont tenu à honneur de se faire vos collaborateurs; ils ont mis à votre disposition ce que leur doctrine a de plus pur et de plus élevé. Depuis quelques mois, nous voyons grossir presque de semaine en semaine le nombre des manuels d'instruction morale et civique. Rien ne prouve mieux le prix que l'opinion publique attache à l'établissement d'une forte culture morale par l'école primaire. L'enseignement primaire et laïque de la morale n'est donc estimé ni impossible, ni inutile, puisque la mesure décrétée par le législateur a éveillé aussitôt un si puissant écho dans le pays.
1. « Pour que la culture morale soit possible et soit efficace dans l'enseignement primaire, une condition est indispensable : c'est que cet enseignement atteigne au vif de l'âme ; qu'il ne se confonde ni par le ton, ni par le caractère, ni par la forme, avec une leçon proprement dite. Il ne suffit pas de donner à l'élève des notions correctes et de le munir de
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C'est ici cependant qu'il importe de distinguer de plus près entre l'essentiel et l'accessoire, entre l'enseignement moral, qui est obligatoire, et les moyens d'enseignement qui ne le sont pas. Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d'instruction morale et civique allaient être une sorte de catéçlnsrne nouveau, c'est là une erreur, que ni vous, ni vos collègues, n'avez pu commettre. Vous savez trop bien que sous le régime de libre examen et de libre concurrence qui est le droit commun en matière de librairie classique, aucun livre ne vous arrive imposé_par l'autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, le livre de morale est entre vos mains un auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vou_s_y_asservir. Les familles se méprendraient sur le caractère de votre enseignement moral, si elles pouvaient croire qu'il réside surtout dans l'usage exclusif d'un livre, même excellent. C'est à vous de mettre la vérité morale à la portée de toutes les intelligences, même de celles qui n'auraient pour suivre vos leçons le secours d'aucun manuel ; et ce sera le cas tout d'abord dans le cours élémentaire. Avec de tout jeunes enfants qui commencent seulement à lire, un manuel spécial de morale et d'instruction civique serait manifestement inutile. A ce premier degré,,le Conseil supérieur vous recommande, de préférence à l'étude prématurée d'un traité quelconque, ces causeries familières dans la forme, substantielles au fond, ces explications à la suite des lectures et des leçons diverses, ces mille prétextes que vous offrent la
sages maximes ; il faut arriver à faire éclore en lui des sentiments assez vrais et assez forts pour l'aider un jour, dans la lutte de la vie, à triompher des passions et des vices... Les moyens à employer doivent être non seulement plus souples et plus variés, mais plus intimes, plus émouvants, plus pratiques, d'un caractère tout ensemble moins didactique et plus grave. • Règlement d'org. pédagogique.
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classe et la vie de tous les jours pour exercer le sens moral de l'enfant1 ! Dans le cours moyen2, le manuel n'est autre chose qu'un livre de lecture qui s'ajoute à ceux que vous possédez déjaTXà^ëncore, le Conseil, loin de vous prescrire un enchaînement rigoureux de doctrines, a tenu à vous laisser libre de varier vos procédés d'enseignement : le livre n'intervient que pour vous fournir un choix tout fait de bons^exemples, de sages maximes et de récits qui mettent la morale en action. Enfin, dans le cours supériejjrj', le livre devient surtout un utile moyen de reviser, de fixer et de coordonner; c'est comme le recueil méthodique des principales idées qui doivent se graver dans l'esprit du jeune homme. Mais, vous le voyez, à ces trois degrés, ce qui importe, ce n'est pas l'action du livre; c'estjajvôtre. Il ne faudrait pas que le livre vînt en quelque sorte s'interposer entre vos élèves et vous, rejjiùjiir votre parole, en émousser l'impression sur l'âme des élèves, vous réduire au rôle de simple répétiteur de morale. Le livre est fait pour_ .vous, et non vous pour le livre. 11 est
1. Voici ce que conseillent, en effet, les auteurs des programmes de 1882 pour l'enseignement de la morale au cours élémentaire : « Entreliens familiers. Lectures avec explications. Exercices pratiques tendant à mettre la morale en action dans la classe même : 1" Par l'observation individuelle des caractères; 2° par l'application intelligente de la discipline scolaire comme moyen d'éducation ; 3" par l'appel incessant au sentiment et au jugement moral de l'enfant lui-même; 4° par le redressement des notions grossières; 5° par l'enseignement à tirer des faits observés par les enfants eux-mêmes. » 2. On lit dans les programmes du Cours moyen .- Entretiens, lectures avec explications, exercices pratiques. — Même mode et mêmes moyens d'enseignement que pour le cours élémentaire, avec un peu plus de méthode et de précision. — Coordonner les leçons et les lectures, de manière à n'omettre aucun point important. 3. Cours supérieur : Entretiens, lectures, exercices pratiques, comme dans les deux cours précédents. Celui-ci comprend de plus, en une série régulière de leçons, dont le nombre et l'ordre pourront varier, un enseignement élémentaire de la morale en général et plus particulièrement de la morale sociale, d'après le programme tracé par le Conseil supérieur.
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votre conseiller et votre guide, mais c'est vous qui devez rester le guide et le conseiller par excellence de vosélèves. Pour vous donner touTles moyens de nourrir" votre enseignement personnel de la substance des meilleurs ouvrages, sans que le hasard des circonstances vous enchaîne exclusivement à tel ou tel manuel, je vous envoie la liste complète des traités d'instruction morale ou d'instruction civique, qui ont été, cette année, adoptés par les instituteurs dans les diverses Académies ; la bibliothèque pédagogique du chef-lieu de canton les recevra du Ministère, si elle ne les possède déjà, et les mettra à votre disposition. Cet examen fait, vous resterez libre ou de prendre un de ces ouvrages pour en faire un des livres de lecture habituelle de la classe, ou bien d'en employer concurremment plusieurs, tous pris, bien entendu, dans la liste générale çi^incluse ; ou bien encore, vous pouvez vous réserver de choisir vous-même, dans différents auteurs, des extraits destinés à être lus, dictés, appris. Il est juste que vous ayez à cet égard autant de liberté que vous avez de responsabilité. Mais, quelque solution que vous préférié^7~jë~Tie~"saurais trop vous le redire, faites toujours bien comprendre que vous mettez votre amour-propre, ou plutôt votre honneur, non pas à adopter tel ou tel livre1, mais à faire pénétrer profondément dans les jeunes générations l'enseignement pratique des bonnes règles et des bons sentiments. Il dépend de vous, Monsieur, j'en ai la certitude, de hâter par votre manière d'agir le moment où cet enseignement sera partout, non pas seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé, comme il mérite de l'être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les in1. La lettre de Jules Ferry fut écrite après de vives polémiques suscitées par la mise à l'index de quatre manuels d'instruction morale et civique. Aussi le ministre prend-ilun soin particulier pour montrer la part restreinte du livre dans le nouvel enseignement. C'est la parole du maître, son caractère, sa conduite qui doivent être pour l'enfant le plus persuasif des exemples.
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quiétudes ne résisteront pas longtemps à l'expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l'œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n'avez d'autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs ; quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l'effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d'obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d'une incessante amélioration morale, alors la cause de l'école laïque sera gagnée ; le bon sens du père et le cœur de la mère ne s'y tromperont pas, et ils n'auront pas besoin qu'on leur apprenne ce qu'ils vous doivent d'estime, de confiance et de gratitude. J'ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d'une partie de votre tâche qui est, à certains égards nouvelle, qui de toutes est la plus délicate ; permettez-moi d'ajouter que c'est aussi celle qui voûslaissera les plus intimes et lés plus durables satisfactions. Je serais heureux si j'avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l'importance qu'y attache le gouvernement de la République, et si je vous avais décidé à redoubler d'efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens 1. Recevez, Monsieur l'Instituteur, l'expression de ma considération distinguée. Jules FERRY,
Président du Conseil, Ministre de l'Instruction publique et des Reaux-Arts. 1. « On est frappé du trait commun qui. dislingue les deux lettres ministérielles... : c'est le sérieux du ton, et la ferme sincérité du langage dans les choses morales... La supériorité des deux lettres réside en ce qu'elles sont l'une et l'autre parole libre et vivante : l'une, expression d'un état social auquel président les « classes dirigeantes » et du spiritualisme dominant, a plus grand air : elle est plus magistrale ; on y sent plus d'autorité de doctrine, avec quelque chose de l'austérité génevoise; l'autre, écho d'une société démocratique, divisée, peu croyante, d'esprit « positif », pressée de grands périls et de grands besoins, serre de plus près la réalité et la pratique. > Pécaut, op. cit.)
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ANTHOINE
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^f/(1831-1885)
No à Orléans, élève au lycée de cette ville, puis au lycée Gharlemagne, Anthoine entra à l'école normale supérieure en 1851, fui, reçu agrégé de grammaire en 1857 et agrégé des lettres en 1858 ; professeur dans différents lycées et en dernier lieu au lycée de Nantes, il quitta le professorat pour l'administration. Inspecteur d'Académie à Tours, puis à Lille, il était nommé, en 1880, inspecteur général de l'enseignement primaire. C'est pour le,personnel des Écoles normales qu'il publia ses éditions annotées du Cid, des Horaces, de Britannicus, d'Athalie, modèles de finesse d'esprit et de justesse de sentiment. La Revue pédagogique publia ses notes d'inspection, dont la réunion forme l'ouvrage si connu : A travers nos écoles, où l'auteur « se montre tout Bitier avec sa finesse d'observation, sa tendresse pour l'enfance! son goût même pour la nature1 ».
L'interrogation à l'école primaire 2. On vous a dit, Mademoiselle, que votre classe était froide, sans vie, qu'il fallait l'animer ; on voUs a conseillé d'interroger3 : maintenant vous interrogez trop. Je fais
1. bachelier.' 2. Revue pédagogique, 188*, tome I. A travers nos écoles. Hachette* édit. 3. Tous les éducateurs s'accordent à reconnaître le succès de la méthode active par l'emploi de l'interrogation. « Si vous entrez tour à tour dans une classe où le maître interroge ses élèves, et dans une autre où l'on n'interroge pas, vous êtes frappé delà différence. Dans la première, règne la vie, l'entrain et la gaîté; les enfants sont
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appel à vos souvenirs : vous avez posé une question à Marie, et, comme elle tardait à répondre, vous êtes passée à Berthe, à Jeanne, et, comme Jeanne ne répondait pas tout à fait comme vous le désiriez, vous vous êtes adressée à une autre et encore à une autre, et vousavez fini par répondre vous-même. Ou la question était trop difficile, en dehors de ce que vos élèves pouvaient savoir, et il eût mieux valu ne pas la poser, ou vous deviez presser davantage l'élève que vous avez d'abord interrogée; en tout cas, il eût fallu revenir à elle, et vous l'aviez si bien oubliée qu'elle restait toujours debout, et c'est moi qui, la prenant en pitié, l'ai d'un signe invitée à se rasseoir. Que l'interrogation ne voltige pas sans cesse en tous sens; qu'elle se pose, qu'elle se fixe pour un temps quelque part. Voici un esprit paresseux-, lent; ne l'abandonnez pas à son apathie; sollicitez-le, pressez-le; engagez avec lui une sorte de lutte; intéressez, si vous le pouvez, la classe entière à cette lutte, faites-l'y participer; mais revenez toujours à ce même esprit; il s'agit de savoir si c'est lui qui sera vaincu ou vous. Or, je dis que c'est vous qui serez vaincue, si vous ne parvenez pas à lui donner la notion claire de ce que vous voulez, de ce que vous devez lui apprendre1.
altentifs, occupés de ce que dit le maître, joyeux quand ils trouvent quelque chose de ce qu'on leur demande, désireux de répondre plus complètement encore. Dans cette classe, en un mot, règne l'intérêt pour ce qu'on apprend. Dans l'autre, au contraire, c'est un silence morne, des yeux éleinls, des mines fatiguées, des airs distraits. » E. BoutrouxfDe l'interrogation, Revue pédagogique, janvier 189C). 1. • La patience dans l'interrogation pour attendre la réponse et la provoquer, quand elle ne vient pas immédiatement, par des questions accessoires, voilà une qualité qaii n'est pas encore assez générale chez nos instituteurs. Les élèves s'attardent; le maître, trop pressé, répond luimême et passe outre; les enfants, bons observateurs, lorsque leur paresse naturelle y est intéressée, remarquent cette hâte du maître, et prennent la douce habitude de le laisser faire. 11 faut de l'énergie à l'instituteur pour se taire souvent et à propos, pour forcer la classe à chercher et à parler, » Alexandre Martin.(Revue pédagogique, février 1888.)
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11 y a une autre interrogation rapide, pressée, qui, elle aussi, semble voltiger et qui, cependant, procède méthodiquement : c'est celle del'inspecteur quin'a qu'un temps relativement court à passer dans une classe. Il pose une première question assez simple au dernier élève d'une division et, de proche en proche, cherche la réponse; où il l'a trouvée, il pose une autre question plus difficile qui devient le point de départ d'une nouvelle expérience, et ainsi de suite, en remontant toujours vers les premiers rangs et jusqu'à ce qu'on les ait atteints, la difficulté des questions croissant par degrés. Après plusieurs tentatives du même genre, un inspecteur un peu expérimenté a bientôt reconnu qui sait et qui ne sait pas, combien ont suivi et combien n'ont pas suivi, et, par conséquent, quel a été l'enseignement et comment il a été donné 1.
Il y à des interrogations de bien des sortes. Ecoutez la maîtresse qui, dans une petite classe, fait une leçon de choses ; elle arrête son exposition ; elle s'adresse à un élève, elle lui demande ce qu'il sait : l'interrogation est ici de pure forme. Ce n'est qu'une manière de rompre le discours, d'y jeter quelque variété, de passer
l. Cette façon d'interroger ■ rapide, pressée » est surtout une interrogation de contrôle, de constatation de résultats. Elle ne peut être employée que rarement par le maître. Sans doute, il faut s'efforcer de former un esprit prompt; mais exiger une réponse instantanée suppose chez l'enfant un savoir toujours disponible et une mémoire particulièrement fidèle.Les connaissances de l'enfant ne sont pas comme des livres qu'on n'a qu'à prendre sur un rayon; elles surgissent de l'âme même par l'effort de la recherche.
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pour un instant la parole à l'enfant, de le faire sortir du rôle passif qui ne saurait longtemps convenir à sa vive nature. Même avec des élèves plus âgés, il y a, au cours de la leçon, l'interrogation soudaine, brusque, moyen de ressaisir les esprits, sorte de rappel à l'attention, averr tissement jeté à l'élève qu'il doit toujours écouter, parce qu'il peut toujours être interpellé. Il y a, après la leçon, l'interrogation par laquelle nous cherchons à nous assurer que nous avons été écoutés, ou mieux encore que nous avons été compris. « Ai-je été assez clair, nous demandons-nous avec anxiété? Ai-je bien dit ce que je voulais dire, comme je le voulais? » Qui n'a pas connu ces scrupules, cette défiance, plus encore de lui-même que de ses élèves, n'est pas un bon maître; bien plus, il n'a pas chance de le devenir. 11 y a l'interrogation qui, la leçon apprise, remplace aujourd'hui, dans beaucoup de nos bonnes écoles, la récitation. Que c'était pourtant chose commode à l'ancien instituteur que la récitation ! Aussi comme il la prolongeait volontiers! Comme il s'y reposait doucement ! 1 N'avoir qu'à suivre de l'œil ou plutôt d'une oreille à demi distraite un texte bien connu, à dire de temps en temps, ou plus simplement, sans même parler, à indiquer d'un signe : au suivant ! L'interrogation n'est pas un si mol oreiller : elle tient le maître sans cesse en éveil, en action; il faut qu'il pose la question, qu'il la choisisse, qu'il en pèse les termes; il faut qu'il écoute la réponse, qu'il se tienne prêt à la redresser, ou plutôt
1. Très souvent au livre de l'élève correspond aujourd'hui le livre du maître où figurent questions et réponses. Nul maître consciencieux ne croira pouvoir avec cet instrument de travail questionner, corriger, donner des directions. L'interrogation est un art autrement difficile que l'exposé; pour y réussir, une sérieuse préparation est nécessaire; il faut une assimilation des questions à poser, des explications, des développements à donner; on ne saurait les trouver dans un livre au moment de la classe.
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'à la faire redresser. Mais comme l'intérêt est plus grand, et le profit aussi! L'interrogation s'adresse à l'intelligence plus encore qu'à la mémoire de l'élève ; elle le force à penser, à exprimer sa pensée 1 ; elle permet d'appeler, d'arrêter son attention sur les points importants, de laisser dans l'ombre ce qu'il y a de secondaire.
Mais vous n'avez pas encore mentionné, me dira-ton, l'interrogation qui a pour objet de faire trouver la vérité. —■ J'entends. Vous voulez parler de l'interrogation socratique. 11 me semble, pour être franc, qu'on a bien quelque peu abusé de ce mot en ces derniers temps, et beaucoup qui s'en servent se rendent-ils un compte très net de la chose? Les sujets auxquels Socrate appliquait sa méthode ne ressemblaient guère à la plupart de ceux que nous traitons dans nos écoles ; il mettait d'ailleurs dans cette méthode quelque chose de si particulier, de si personnel, qu'il devient singulièrement difficile de se l'approprier. On peut demander aux instituteurs des connaissances et du sens ; on ne peut leur demander de l'esprit: ce serait trop. Or, l'interrogation socratique exige, pour être maniée, beaucoup d'esprit et d'une certaine trempe, très fin, très souple, très retors et très malin. J'ajoute que, fût-on de force à la manier, il faudrait y regarder à deux fois avant de la transporter dans nos écoles. Ces Grecs étaient de grands
1. L'interrogation est, en outre, une excellente discipline, puisqu'elle force l'enfant à bien écouter, à entrer dans la pensée du maître, à chercher dans le sens qu'il indique; elle lui donne une certaine confiance en soi, car il faut se posséder pour bien répondre, vaincre sa timidité, braver les dispositions, quelquefois peu bienveillantes, des camarades, elle tient en éveil et en collaboration maîtres et élèves et multiplie leurs forces; elle crée entre eux la sympathie par l'effort commun qu'elle exige.
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flâneurs; on les rencontrait partout dans les rues, dans les jardins publics, devisant, discutant, ergotant; des esclaves faisaient pour eux leur ménage, travaillaient pour eux; ils avaient le temps1. Nous, nous sommes toujours pressés, ceux-là surtout qui fréquentent l'école primaire; la vie est là, laborieuse, besogneuse, haletante, qui les attend, qui va les prendre dès douze, treize ans ; souvent même elle les prend avant : leurs parents ont besoin d'eux, de leur aide pour soutenir le rude combat pour l'existence. En peu de temps, il faut qu'ils apprennent beaucoup. Au lieu de leur faire chercher la vérité par de longs détours, mieux vaut la leur donner, à condition toutefois de s'assurer qu'ils la comprennent bien, afin qu'ils la retiennent. Vous pourrez cependant, à vos heures, vous inspirer de Socrate. Ce sera, si vous le voulez, un jeudi où vous
1. Pour bien comprendre la méthode socratique, il est nécessaire de bien connaître les mreurs de la démocratie athénienne et la manière dont Socrate instruisait ses disciples, laquelle n'avait rien de-commun avec celle qu'emploie le professeur dans sa classe. — Cet enseignement n'était donné ni à heures fixes, ni dans ou par des livres, mais sur la place publique, le portique d'un temple, le marché, une boutique, l'atelier d'un artiste, au hasard des.reneontres avec d'humbles citoyens ou d'illustres personnages. Tantôt Socrate se rendait à quelqu'une des réunions que tenaient les sophistes en renom, pour formuler des questions, en apparence faciles à résoudre, et, peu à peu, avec une naïveté malicieuse et une science rigoureuse du raisonnement, il démontrait la fausseté des principes de l'adversaire, mettait en évidence ses contradictions, son ridicule et son ignorance, et le livrait à la risée de l'auditoire. C'est le procédé critique de Socrate, qu'on a caractérisé du nom d'ironie socratique . Par l'autre procédé de la méthode, la maïeutique, Socrate se proposait d'aider au développement, a la mise à jour, avec toute l'évidence possible, des vérités qui sont en germe dans l'esprit. Au lieu de laisser le disciple répéter parcieur les paroles d'autrui, Sir.rate s'attachait à provoquer la réflexion chez ses interlocuteurs, à leur faire découvrir ce qu'ils cherchaient. Ce procédé est exposé dans ces mots que Platon prête à Socrate : a Ceux qui conversent avec moi, bien que quelques-uns d'entre eux se montrent fort ignorants, à mesure qu'ils me fréquentent, et si Dieu les seconde, fontde merveilleux progrès dont ils sont étonnés ainsi que les autres. Et l'on voit évidemment qu'ils n'ont rien appris de moi et qu'ils ont trouvé en eux-mêmes cette foule de belles connaissances dont ils se sont rendus maîtres : j'ai seulement contribué avec Dieu à les en faire accoucher. •
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aurez emmené avec vous dans une longue promenade vos meilleurs élèves; ils seront là, groupés autour de vous, assis ou demi-couchés sur le gazon, auprès du ruisseau qui les aura désaltérés, ou sous le grand arbre qui les abrite des rayons du soleil, attendant Theure de retourner au village qu'on voit à l'horizon. Causez avec eux à la façon de l'incomparable causeur antique, ou plutôt laissez-les d'abord causer et puis intervenez doucement; montrez-leur comme il est facile à l'esprit de s'égarer; apprenez-leur à se défier d'euxmêmes, des entraînements de la discussion, des séductions de la logique à outrance, des conclusions précipitées, des affirmations superbes, à écouter ceux qui ne pensent pas comme eux, à tâcher même d'entrer dans leurs raisons, à être vraiment intelligents, ni intolérants ni sectaires, et vous aurez, autant qu'il dépend de vous, ■socratisé.
Toutes les fois que j'ai entendu dire à des personnes ■étrangères à l'enseignement qu'enseigner devait être chose fort ennuyeuse, je me suis tu et j'ai souri : ces personnes parlaient de ce qu'elles ne connaissaient pas. Quand j'entends un homme du métier tenir le même langage, je m'afflige. Qui a pratiqué, à quelque degré que ce soit, l'enseignement et n'en a pas compris, n'en a pas senti le charme passionnant, est pour moi sans ■excuse : qu'il aille casser des cailloux sur le bord de la route !
Certains maîtres s'arrangent pour passer la parole à l'inspecteur; certains inspecteurs s'y laissent prendre ou se laissent faire. Il y a même des cas où l'inspec-
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leur a raison de se laisser faire ; les élèves et même le maître trouveront profit à l'écouter. 11 faudrait que ces cas ne fussent pas trop fréquents ; il faudrait surtout que l'inspecteur ne parlât que voulant en effet parler et non par entraînement irréfléchi. Le plus fâcheux serait que celui qui inspecte aimât mieux s'écouter luimême qu'écouter celui qu'il inspecte, quoique cela fût parfois très excusable.
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x GRÉARD
(1828-1904) Écrivain et administrateur français. Elève de l'école normale supérieure en 1849, professeur à Metz, à Versailles, à Paris, inspecteur de l'Académie de Paris (1865), inspecteur général de l'instruction publique (1871), directeur au ministère de l'instruction publique (1872), puis directeur de l'enseignement primaire de la Seine, vice-recteur de l'Académie de Paris (1879), membre de l'Académie des sciences morales et politiques (1875), et de l'Académie française (1886), Gréard fut un des hommes qui s'occupèrent tout particulièrement de la réforme des trois ordres d'enseignement sous la troisième République. Organisateur et administrateur remarquable, doué d'une grande puissance de travail, d'une rare connaissance des questions d'éducation, de sens pratique, de finesse et d'autorité morale, il acquit dans les commissions, tant au ministère qu'auprès du Conseil supérieur, une influence considérable. Il étudia tous les grands problèmes d'éducation alors discutés, notamment celui de l'éducation à donner aux femmes. Gréard a laissé de nombreux ouvrages où se retrouvent, avec les traits du moraliste, les qualités de l'administrateur. Les principaux sont : La morale de Plutarque, 1866; de nombreuses publications sur l'Organisation de l'instruction primaire dans le département de la Seine ; Éducation et instruction, quatre volumes dans lesquels l'auteur a réuni ses principaux mémoires et rapports relatifs aux trois ordres d'enseignement ; l'Éducation des
femmes par les femmes ; l'Enseignement secondaire des jeunes filles, et un recueil considérable : la Législation de l'enseignement primaire en France depuis 1789.
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EXTRAITS DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
La pédagogie est-elle un art ou une science 1 ?
La pédagogie a pour objet l'éducation des enfants. Les Grecs, à qui nous devons le mot, distinguaient le paidonome, maître commun à un certain nombre d'enfants, du pédagogue, maître spécial à un enfant ou à une famille. C'est à peu près la différence que nos lois établissent entre l'instituteur public et l'instituteur privé. Le nom de pédagogue a seul survécu chez les Romains, et, après eux, chez les peuples modernes. Il était, au xvie siècle, en France, le titre attaché aux directeurs des collèges Restreint à ce sens, le mot de pédagogue ne se maintint pas en honneur. Il servait souvent à caractériser un pédantisme hautain et morose. La Fontaine, qui n'aimait pas les enfants, n'est pas plus tendre au pédagogue ; Molière le tourne en ridicule 2 ; Rollin s'abstient d'en parler; Jean-Jacques Rousseau le prend à partie sans ménagement. De nos jours, le nom a repris faveur. C'est la pédagogie qui a réhabilité le pédagogue. Nul, en effet, ne conteste aujourd'hui qu'il y ait une science pédagogique. Historiquement, on en recueille à l'envi les éléments épars chez les philosophes et chez les moralistes, chez les hommes et chez les femmes, d'Aristote à Kant, de Montaigne à Pestalozzi, de Mmo de Maintenon à Miss Edgeworth. Philosophiquement, on en discute les principes. C'est une opinion bien établie que la pédagogie a des règles pour tous les âges ; qu'elle embrasse l'ensemble de la culture humaine, culture physique, culture intellectuelle, culture morale ; que, prise à ses sources hautes et considérée dans ses effets précis,
1. Revue pédagogique, 1883, t. II. 2. « N'allez point déployer toute votre doctrine, faire le pédagogue,... » Le Dépit amoureux, acte II, se. vu. ■ Il lui faut un mari, non pas un pédagogue.-. Les Femmes savantes, acte V, se. m.
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elle n'est autre chose qu'une application de la psychologie. La pédagogie moderne a la prétention de former un corps d'idées directrices qu'elle emprunte à la psychologie proprement dite, à la morale, à l'hygiène. Elle est devenue un enseignement, dont tous les enseignements doivent s'inspirer, qui les domine, les éclaire et les discipline. Elle a ses chaires dans les écoles normales et les Facultés. Par les droits qu'on lui reconnaît, par l'autorité qu'elle exerce ou qu'on lui demande d'exercer, elle est, en quelque sorte, ce que voulait être la théologie au moyen âge, la maîtresse de l'école et la lumière de la vie. Est-elle une science au sens absolu du mot? S'il faut entendre par là qu'elle a sa base au plus profond de l'être dont elle est chargée de régler la vie, qu'elle se compose d'une suite d'observations qui, reliées les unes aux autres, permettent d'en déduire une doctrine et d'en tirer des lois, que tel système est préférable à tel * autre parce qu'il fait plus équitablement la part de tous les besoins de la jeunesse, la dénomination est exacte. On ne refuse pas le nom de science aux études expérimentales qui, par des analyses bien conduites, aboutissent à des synthèses justifiées. Bien plus, on peut dire que, de toutes les études expérimentales, il n'en est point qui se prête mieux à une coordination de principes que celle qui repose sur la connaissance des conditions éternelles et universelles de la loi physique, intellectuelle et morale de l'humanité1. Ce qui a pu faire dé1. . Comment l'éducateur pourrait-il contribuer efficacement à la for-_ malion des âmes qui lui sont confiées, s'il ne sait pas comment se comportent ces âmes, quel est le jeu des idées, des sentiments, des passions, des tendances qui sont en elles?... De même que la médecine n'est devenue un art scientifique qu'à dater du jour où, abandonnant l'empirisme traditionnel en lequel elle se complaisait depuis de siècles, elle a pris pour base les résultats obtenus par la physiologie, de même la pédagogie ne peut être un art sérieux et efficace que si elle s'appuie sur la psychologie. » Boucher, Psychologie, Del'agraye, éd. — Auteurs Pédagogiques, E. N. 14
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EXTRAITS DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
nier le nom de science à la pédagogie, c'est que, telle qu'on l'établissait, elle n'avait pour fondement qu'une observation tronquée par ignorance ou volontairement incomplète, et qu'elle sacrifiait, soit l'intelligence au caractère, soit le caractère à l'intelligence, soit la santé du corps au développement de l'esprit. Du jour où l'instituteur éclairé a embrassé dans leur ensemble inséparable, dans leur unité vivante, toutes les forces de l'enfant, tous les éléments nécessaires à sa croissance régulière et saine, l'œuvre de l'éducation a pris rang parmi celles auxquelles la science peut appliquer ses règles de précision. S'ensuit-il qu'il y ait lieu d'y introduire une rigueur mathématique? Si l'appellation de science n'était acceptable qu'à cette condition, nous serions plus tentés d'en répudier que d'en rechercher le patronage. La pédagogie est une science, mais une science morale, c'est-à-dire une science qui doit considérer, sous peine de se rendre inefficace, tout ce qui peut venir à rencontre des lois générales1. On n'agit point sur une intelligence comme sur une matière qui offre partout, et toujours les mêmes conditions d'existence souple et incoercible. Il faut avoir égard à la constitution de l'individu qui a sa vie propre ; il faut compter avec les défaillances ou les résistances de la volonté libre et dont cette liberté, sujette à l'erreur, mais susceptible de redressement, fait la force comme la dignité._ Malheur à la science qui, par une rigidité systématique, en briserait le ressort! Son devoir est de s'ajuster aux nécessités particulières créées par l'inévitable influence des milieux ou par la fatalité physiologique de l'hérédité. L'a pédagogie contemporaine n'est digne de la confiance que l'opinion lui témoigne chaque jour
•1. Bien que la psychologie ait des méthodes, des procédés de recherches rigoureux, il n'est pas douteux qu'elle ne peut atteindre le degré de sûreté, de perfection des sciences physiques. Les résultats de ses recherches n'en sont pas moins utiles à recueillir.
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davantage que parce que ses doctrines intelligentes et libérales reconnaissent parmi les lois communes toutes les diversités de la nature, parce qu'elle rassemble, en les corrigeant ou en les tempérant les uns par les autres, les systèmes de Rabelais, de Montaigne, de Locke et de Rousseau1. De là vient que, dans certaine école, on incline à l'envisager moins comme une science que comme un art. La vérité est qu'il n'est pas de science morale qui, dans ses applications, puisse se passer du concours de l'art2. J'ajoute qu'ici ce concours est une absolue condition de succès. Le danger sans doute est qu'on prenne des expédients pour une méthode ej; qu'on confonde l'art avec les artifices. Mais, où la science est solide et intelligente, l'art ne peut être que sérieux et sincère. Cen'est point un talent commun, certes, que de s'établir dans la conscience de l'enfant, de s'en rendre maître en la ménageant, de la guider sans la contraindre. Il n'est pas donné à tous, même aux plus savants, de faire judicieusement la part de l'autorité nécessaire et la part de la liberté utile, d'aider à l'essor de la sensibilité et de l'imagination, en dehors desquelles il n'y a pas d'existence morale complète, sans que la raison, suivant le mot de M,ne de Maintenon, cesse jamais d'avoir
1. Il n'y a pas qu'un seul système d'éducation pratique et raisonnable. / Il Y a trop de variété dans les tendances, le mécanisme et le développe! ment des idées et des sentiments pour qu'on puisse ramener à un système unique les méthodes et les procédés d'éducation. Ceux-ci doi1 vent être souples, variés, pour s'adapter à toutes les diversités de la I nature des enfants et aussi des maîtres. 1 2. La science est un ensemble de connaissances ou de faits déterminés, ordonnés, qui aboutissent à des règles, à des lois, qui sont l'explication des laits. L'art est l'ensemble des moyens par lesquels l'homme applique les règles dans la production de ses œuvres. La pédagogie est une science et un art. Elle a les caractères d'une science en ce qu'elle part des laits de conscience, liés entre eux par des raports qui sont les lois générales, les principes d'éducation ; elle est, plus encore, un art, puisqu'elle se propose essentiellement des fins pratiques, et qu'aussi la théorie ne peut suppléer au tact, à l'initiative personnelle, à l'inspiration du creur.
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EXTRAITS DES AUTEURS
PÉDAGOGIQUES
raison. Le progrès de l'âge modifie les difficultés; il ne les diminue point. Elles s'accroissent, au contraire, avec la force des passions. On a toujours plus ou moins de prise sur l'enfant qui ne résiste point ou qui cède vite. L'adolescent, qui sent sa volonté s'affermir et qui n'ignore pas que c'est l'instrument qu'une bonne éducation travaille à forger en lui, a ses retranchements, ses lignes de défense. Il ne se laisse prendre que par ceux qui ont trouvé l'accès, et il n'y faut rien de moins qu'une grande dextérité de conduite et toute la souplesse d'une main délicate1. Notre pédagogie féminine excelle en ce genre de direction. Je ne crois pas qu'il en existe de plus^ riche, de plus pénétrante dans ses moyens d'action : on y sent la mère avec toute son expérience et tout son cœur. Cette supériorité des vues naturelles et d'habileté instinctive est le motif dont s'autorisent ceux qui seraient disposés à n'attacher à la science en pédagogie qu'une importance secondaire. C'est là proprement, en effet, ce qu'on appelle le don. Mais, si le don est indispensable dans toute fonction où l'éducation est intéressée, il ne se suffit pas à lui-même. Ce que la nature a préparé a besoin d'être approfondi, confirmé, complété par la science. Les ressources de l'art le plus actif et le plus ingénieux s'épuisent, si la méditation des principes ne le soutient2, si l'étude des faits psychologiques ne le renouvelle.
1. C'est le problème môme de l'éducation de la liberté, de la formation de la personnalité : habituer la volonté de l'enfanta céder devant celle du maître, sans cependant le contraindre sans cesse à l'obéissance; l'amener peu à peu à se conformer à la règle dictée par la raison, à rester volontairement dans l'ordre. 2. « Est-ce que dans le jeu de la vie, nous n'avons pas à faire à d'au-. 1res forces que des agents physiques, à des forces naturelles aussi et d'un maniement encore plus difficile, les idées et les passions des hommes? Les lois qui les régissent ne sont-elles pas aussi des lois de la nature?... L'éducateur est doublement obligé de connaître ces forces et leurs rapports : d'abord, pour les discipliner chez l'enfant, tant qu'il est chargé de le guider et responsable pour lui, ensuite, afin de les lui faire connaître à son tour, avant de lui mettre la bride sur le cou, puisqu'il
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L'union de la doctrine et de l'expérience, voilà donc ce qui constitue la pédagogie. Elle n'est féconde qu'à ce prix. Les uns peuvent l'étudier dans ses principes, les autres la suivre dans le détail des applications; c'est ainsi que l'œuvre s'enrichit : elle forme aujourd'hui, dans tous les pays, dans le nôtre non moins qu'ailleurs, ce que les Allemands appellent une littérature. Mais ceux qui font profession d'appliquer à l'éducation le fruit de l'œuvre commune, sont tenus à la fois et d'avoir réfléchi aux fins de la pédagogie et d'en avoir observé les moyens. L'enseignement primaire n'est décidément entré chez nous dans la voie du progrès que depuis que l'idée pédagogique y a été introduite avec l'élévation de vues et la sûreté d'impulsion qu'elle comporte. C'est l'idée pédagogique qui a transformé en ces derniers temps notre enseignement supérieur. Elle commence à renouveler aussi notre enseignement secondaire, en faisant pénétrer de mieux en mieux dans la direction du développement physique, intellectuel et moral de la jeunesse l'esprit d'harmonie et de mesure qui est le fond de toute éducation, en même temps que l'habitude de la vie intérieure et de l'action personnelle qui en est l'âme. Les écoles des Jésuites, l'Oratoire, Port-Royal, n'ont place dans l'histoire que parce qu'elles ont créé une pédagogie. Ce qui a manqué à l'Université avant Rollin1 et le président Rolland2, c'est d'avoir la sienne.
n'aspire, en définitive, qu'à le mettre en état de se conduire luimême. » H. Marion, Leçon d'ouvert, sur la science de l'éducation, faite à la Sorbonne, le G décembre 1883. 1, Rollin (Charles), 1061-1741, célèbre éducateur français. Professeur d'éloquence au collège royal de France, recteur de l'Université de Paris. Il a laissé un ouvrage d'éducation, le Traité des études, dont certaines parties, notammentle Livre VIII, qui a trait à la discipline, sont d'un grand intérêt. 2. Le président Rolland, parlementaire du xvnie siècle, contribua à l'expulsion des Jésuites et à la réorganisation des collèges de l'Université. Parmi les réformes qui lui tenaient le plus à cœur, il faut citer le développement de l'enseignement de l'histoire, la diffusion de l'édu-
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La pédagogie ainsi comprise est le point de départ et le point d'appui de toute réforme sociale. C'est en ce sens que Leibnitz a pu dire que « celui qui est le maître de l'éducation est le maître du monde ». L'esprit de discipline dans l'éducation 1. — ....La discipline est un instrument nécessaire et un instrument difficile à manier, un instrument de précision. Elle ne convient pas aux mains des élèves. Même entre celles d'un maître, elle a besoin d'être réglée. Et c'est ce qui fait qu'on s'explique mieux l'idée d'établir une sorte de code qui désintéresse, en quelque sorte, les personnes dans l'action de la justice et place l'enfant comme en présence du marbre de la loi2. Toutefois, les avantages de cette équité froide sont plus spécieux que réels. .Les écoliers les plus coupables ne sont pas des criminels auxquels il s'agisse d'appliquer purement et simplement un article de code pénal. S'il est bon que l'enfant sache quelles responsabilités il encourt, à quelle punition il s'expose en commettant telle ou telle faute, parce que les surprises sont mauvaises pour sa conscience, il ne s'ensuit nullement qu'un tarif suffise atout. Les fautes s'expliquent le plus souvent par les circonstances , circonstances intérieures ou extérieures ; les mêmes fautes diffèrent suivant les coupables. Est-il possible d'établir une échelle de punitions d'après les circonstances infinies qui peuvent atténuer ou diminuer
cation dans toutes les classes de la société, l'établissement d'une autorité unique qui aurait dirigé et surveillé l'enseignement à tous ses degrés. 1. Revue pédagogique, 188.1, t. II. ' f 2. Allusion à des demandes, formulées alors par des membres de l'Université, de promulguer une sorte de code disciplinaire où seraient spécifiés les délits et les peines. Le maître, comme une sorte de juge, n'aurait plus qu'à appliquer les articles du texte; et cela, pour se prémunir contre les exagérations ou les défaillances.
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le caractère du délit '!1 Et est-ce surtout dans cette échelle, si bien graduée qu'elle soit, que l'enfant trouvera une lumière, un réconfort, un soutien1 ? Il semble qu'on redoute la personnalité de l'agent qui représente la règle. Or, c'est précisément cette personnalité qui fait la valeur de la règle, bien loin d'y porter atteinte.... Les châtiments qui ne sont que châtiments sont ceux qui laissent le moins de traces. La peine accomplie, le souvenir s'en efface et ne laisse souvent qu'un fonds malsain d'humiliation et de colère, si elle n'a pas été appliquée de manière à être acceptée -. Il n'y a de pénétrant, de durable et de salutaire que le sentiment de la faute attachée d'une main sûre à la conscience du coupable. M. Bain,:i avec infiniment de sens et de tact disciplinaire, se préoccupe bien moins des moyens d'appliquer la règle que des conditions suivant lesquelles elle doit s'appliquer. Il entre sur ce point dans des détails pleins de scrupule. 11 ne craint pas d'appeler à son aide les lumières des maîtres de la jurisprudence pénale, et ses recommandations, ajoutées à celles de Bentham, ne comprennent pas moins de trente articles. Toutes les observations de Rollin ' tiennent en quelques pages, mais en quelques pages d'une justesse exquise. Moins préoccupé, lui aussi, d'une formule disciplinaire que de
1. il faut que la punition soit avant tout un élément de relèvement, et, pour cela, il importe que l'enfant comprenne sa faute et la regrette; le caractère de la punition a donc une importance primordiale. 2. • J'accuse toute violence en l'éducation d'une âme tendre, qu'on dresse pour l'honneur et la liberté, il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur et en la contrainte; et tiens que ce qui ne se peut fairé par la raison et par prudence et adresse, ne se fait jamais par la force. • Montaigne, Essais, I. II, ch. VIII.'« La honte d'avoir mal fait, d'avoir mérité une punition, c'est la seule discipline qui ait des rapports avec la vertu. • Locke. 3. Bain, La science de l'éducation, ch. v. Des règles de l'exercice de laulorité. 't. Rollin, Du gouvernement intérieur des classes et des collèges, ch. i, l" partie, art. 3.
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l'esprit de discipline proprement dit, c'est-à-dire de cette action morale qui entoure l'enfant et le pénètre, sa principale pensée est d'éclairer le maître et de créer son autorité. Qu'est-ce que l'autorité, et d'où vient que les uns l'obtiennent du premier coup, tandis que d'autres, avec les meilleures intentions, n'y parviennent jamais? Pourquoi les mômes moyens qui réussissent sans peine à ceux-ci, échouent-ils entre les mains de ceux-là? La Bruyère en trouve la cause dans la façon dont on use des règles de la discipline. « C'est perdre toute confiance dans l'esprit des enfants et leur devenir inutile, dit-il avec force, que de les punir des fautes qu'ils n'ont pas faites ou même sévèrement de celles qui sont légères. Ils savent précisément, et mieux que personne, ce qu'ils méritent. Ils connaissent si c'est à tort ou avec raison qu'on les châtie, et ne se gâtent pas moins par des peines mal ordonnées que par l'impunité '. » C'est cette maxime que Rollin semble commenter, lorsqu'il met le maître en garde contre la tentation de trop agir et d'agir trop vite. Il veut qu'on choisisse avec calme et sagacité le moment de punir, qu'on laisse un intervalle de réflexion entre l'avertissement et la peine; qu'on se donne ce répit à soi-même en même temps qu'à l'élève; qu'on songe toujours à l'instant qui suivra, à celui où, de part et d'autre, on se demandera si la punition a été méritée et proportionnée. Rien de plus judicieux que ces observations. Mais la base sur laquelle repose la véritable autorité est plus large. Ce qui, aux yeux de l'écolier, personnifie l'autorité chez le maître, quel qu'il soit, c'est la pleine possession de soi-même 2, le parfait accord de la conduite et du lan1. De l'homme, S9. 2. « J'appelle autorité un certain air et un certain ascendant, qui imprime le respect et se fait ohéir. Ce n'est ni l'âge, ni la grandeur de la taille, ni le ton de la voix, ni les menaces qui donnent cette autorité,
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gage, l'esprit d'exactitude et de justice, un judicieux mélange de fermeté et de bonté, tout ce fond de qualités graves et aimables, que la volonté et l'étude peuvent développer, mais qui est avant tout un don de nature, et qui constitue proprement ce qu'on appelle le caractère. Il n'est pas de réactions naturelles, pas de conséquences inévitables dont on puisse attendre les effets qu'exercent l'air, l'ascendant, la parole d'un homme ainsi établi dans la conscience des enfants. Comme il donne à la récompense sa valeur, il imprime à la peine sa force moralisatrice. Lui seul est capable d'éveiller dans l'esprit de l'élève le sentiment de la faute commise et cette sourde inquiétude, ce malaise intérieur, ce mécontentement de soi qui est le commencement de la sagesse1. Nul autre ne saurait assurer cette « œuvre de persuasion » qui, suivant une expression de Rollin « est la vraie fin de l'éducation ». Et telle est, au moins dans sa dernière évolution, la doctrine de M. Spencer..Très absolu dans l'énoncé du principe sur lequel il se fonde, il se garde bien d'en pousser à fond les « conséquences inévitables ». Le sentiment exact de la réalité morale l'avertit. Rousseau se flatte ou s'abuse, lorsqu'il prétend que c'est l'observation de l'enfance qui lui a inspiré son système. Il n'a guère vu les enfants que de loin' dans ses rêveries, en solitaire et en doctrinaire, plutôt qu'en père de famille, et il ne les aime point : peut-on dire qu'il ait jamais éprouvé un sentiment de tendresse pour Emile, cette créature idéale de son imagination ? On sent, au contraire, que tous les exemples allégués par M. Spencer
mais un caractère d'esprit égal, ferme, modéré, qui se possède toujours, qui n'a pour guide que la raison et qui n'agit jamais par caprice ni par emportement. ■ Rollin, Traité des Études; Du gouv. int. des classes et du collège. ART. m. 1. . Je ne saurais croire qu'une correction soit utile à un enfant quand la honte de la subir pour avoir commis quelque faute n'a pas plus de pouvoir sur son esprit que la peine elle-même. ■ Locke, Quelques pensées sur l'éducation. Scct. III, Des châtiments corporels.
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à l'appui de sa thèse ont été recueillis dans le courant de la vie, pris sur le vif; et c'est la rigueur de ces observations de détail, précises et solides, tout à l'anglaise, qui le ramène dans les voies de l'éducation vraiment psychologique Mettre à profit tout ce que la conscience de l'enfant recèle d'aptitudes morales ; lui en faire connaître les directions, les mauvaises comme les bonnes ; l'accoutumer à voir clair dans son esprit et dans son cœur, à être sincère et vrai; lui faire l'aire peu à peu, dans sa conduite , l'essai et comme l'apprentissage de ses résolutions ; aux règles qu'on lui a données , substituer insensiblement celles qu'il se donne, à la discipline du dehors, celle du dedans ; l'affranchir non pas d'un coup de baguette à la manière antique, mais jour à jour, en détachant, à chaque progrès, un des anneaux de la chaîne qui attachait sa raison à la raison d'autrui ; après l'avoir ainsi aidé à s'établir chez soi en maître, lui apprendre à sortir de soi, à se juger, à se gouverner, comme il jugerait et gouvernerait les autres; lui montrer enfin, au-dessus de lui, les grandes idées du devoir, public et privé, qui s'imposent à sa condition humaine et sociale : tels sont les principes de l'éducation, qui de la discipline du collège peut faire passer l'enfant sous la discipline de sa propre raison et qui, en exerçant sa personnalité morale, la crée. En appliquant à l'adolescent ces règles de self-government, M. Spencer a certainement contribué à affermir les bases de la science pédagogique et à l'approprier aù caractère des lois nouvelles qui nous régissent. Le jour où il s'est ainsi pleinement conquis lui-même, l'enfant cesse d'être un enfant; il est mûr pour la vie active ; il est hoirime.^
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(1846-1896) Professeur de philosophie remarquable, Henri Marion enseigna aux lycées de Pau, de Bordeaux, au lycée Henri IV à Paris, aux écoles normales supérieures d'enseignement primaire de Fqntenay et de Saint-Cloud, qu'il avait contribué à fonder. Élu membre du Conseil supérieur de l'Instruction publique, il prépara les instructions libérales de 1890 pour l'enseignement secondaire, s'attacha notamment à l'établissement d'un nouveau système de discipline. Nommé titulaire du cours sur « la science de l'éducation » à la Sorbonne (1883), il exerça sur ses auditeurs une influence profonde autant par la finesse, la richesse, le caractère pratique des idées qu'il y exposait que par la sûreté de son jugement et la générosité de sa pensée. Ses ouvrages étendirent en France son influence. Après quelques publications sur Leibnitz et sur Locke, il fit paraître son livre : De la solidarité morale (1880), qui devint bientôt classique. L'auteur y étudiait les conditions de la liberté humaine, mettait en lumière les liens qui unissent l'individu à son passé par ses habitudes, à ses contemporains par l'éducation et l'imitation. Ses cours à Fontenay : Leçons de psychologie appliquée à, l'éducation (1881) ; Leçons de morale (1881) se répandirent vite dans toute la France, et ont, depuis lors, inspiré de nombreux manuels où se retrouvent le plan qu'il avait tracé, et les caractères essentiels donnés à ses deux ouvrages. De son enseignement à la Sorbonne, de ses exercices d'application, de ses observations et de ses conseils sortit l'Éducation dans l'Université. Doué d'une facilité au travail et d'une activité extraordinaires. M. Marion collabora, malgré des fatigues physiques qu'il ressentait depuis sa jeunesse, à un grand nombre de publications et
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revues. Son succès comme professeur de philosophie fut grand. Il conçut l'étude de cette science comme « l'effort pour puiser à leur source les principes qui doivent régir la vie humaine sous sa forme individuelle et sociale... Sa sagesse fut une rare harmonie de nature et de réflexion, d'expérience et de déduction scientifique, de sentiment et de volonté, de force et de douceur 1 ».
Conditions de l'autorité2. Très nombreuses, quoique d'inégale importance, les causes et conditions de l'autorité sont physiques, intellectuelles et morales. Plus un professeur en réunit, plus il est maître de sa classe et exerce sur elle une action profonde. Mais il en est de plus essentielles que d'autres, et en elles-mêmes et selon les élèves que l'on considère. Beaucoup peuvent manquer sans trop de dommage, si des compensations s'établissent. Au physique, la taille même et la prestance sont déjà des facteurs dont l'importance n'est pas nulle, surtout avec les très jeunes enfants. Il est bon de le savoir, bien qu'on ne puisse rien sur ces dons-là; car plus ils font défaut, plus il est nécessaire d'y suppléer par d'autres. 11 en est de même plus ou moins de l'aisance des manières, de l'expression du regard, de la qualité de la vue et de la voix. L'élégance est un luxe, mais un certain degré de gaucherie devient un sérieux embarras. La myopie, au-delà de certaines bornes, complique étrangementla discipline. Et il est clair, enfin, que pour agir par la parole, une condition est de se faire entendre. Il n'est pas nécessaire pourtant que la voix soit éclatante ; cela même nuit plutôt, et les professeurs trop bien doués à cet égard gagneront toujours à mettre une sourdine. En effet, sans parler du ridicule de certaines voix, celles qui sont trop hautes ou trop volumi1. Emile Boutroux. —Discours prononcé sur la tombe de M. Marion, avril 1896. 2. L'éducation dans l'Université. A. Colin, édit.
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neuses fatiguent autant que celles qui sont trop faibles ; et, si paradoxal que cela semble, elles se font bientôt moins entendre, parce qu'elles se font moins écouter. Pour un cas où les grosses voix font peur, ce qui est d'ailleurs un grossier moyen de discipline, il en est cent où elles suscitent par imitation, couvrent par leur tonnerre, et mettent à l'aise par la naïveté dont elles témoignent le bavardage des élèves, si bien qu'un professeur bruyant est presque toujours un professeur à qui l'on fait du bruit. Ajoutez que tous les abus s'appellent dans cet ordre d'idées : il est rare que les mêmes qui parlent trop fort n'aient pas aussi une tendance à parler trop : autre moyen infaillible de n'être pas écouté1.... Entre les conditions intellectuelles de l'autorité, le savoir est presque le moindre. Non qu'il n'importe infiniment à un maître d'être en parfaite possession des choses qu'il enseigne Pourvu que l'on sache bien, on sait presque toujours assez pour enseigner à des enfants: on sait même souvent trop, si l'on administre mal ses connaissances ou que la précision n'en égale pas l'étendue Le caractère, voilà ce qui importe souverainement. Deux éléments le constituent : la volonté et le cœur. Par le cœur, on se fait aimer. Il est bien connu que les élèves ne s'y trompent guère et ne sont, petits ou grands, jamais en reste avec qui les aime et le leur prouve. Cependant, de même qu'en morale le cœur a ses écarts possibles et ne suffit pas pour se conduire, de même en pédagogie il ne suffit pas pour conduire les autres. Même les jeunes enfants, même les filles, ne doivent pas être menés par les sentiments seuls, à plus forte raison
I. On sait que certains orateurs, et non des moins puissants, n'avaient qu'une voix faible ; et ceux qui pouvaient, à leur gré, l'élever, débutaient toujours et continuaient un assez long temps, sur un ton bas, pour forcer l'attention de l'auditoire. — Ajoutons qu'un maître qui parle ordinairement trop haut, se fatigue inutilement. Auteurs Pédagogiques, E. N. 15
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les jeunes gens, dont on veut faire des hommes. Un homme doit être un caractère, et pour former des caractères, il faut que le maître lui-même en soit un : or, c'est essentiellement affaire de volonté. Etre un caractère, c'est vouloir fortement, toujours d'après les mêmes principes1... Le caprice est le contraire du caractère, dont la mesure est l'accord avec soi-même, la constance et la suite dans les desseins. Comme la droite raison prise pour guide dès le principe rend seule possible sans absurdité ce constant accord avec soi, un caractère, au sens plein du mot, implique nécessairement une raison ferme; joignez-y la bonté et vous avez réuni tout ce qui porte au plus haut point l'autorité morale. Mais, comme ces éléments du caractère parfait se disjoignent plus ou moins et comportent des degrés, s'il fallait choisir, je dirais que la volonté, étant comme le noyau de la personnalité et faisant surtout qu'on est ou qu'on n'est pas un caractère, est aussi ce qui contribue le plus à l'autorité: car pour l'autorité, il importe bien plus d'être un caractère sans épithète que d'avoir telle ou telle qualité. Le caprice, le décousu, l'humeur journalière, qui fait punir aujourd'hui ce qu'on acceptait hier et qui fera rire demain de ce qu'on blâme aujourd'hui, voilà ce qui ruine le plus l'autorité2. Ce qui l'établit à coup sûr. c'est le sang-froid, l'adoption de principes larges, mais inflexibles, nettement posés une fois pourtoutes, qu'on applique tranquillement et dont on ne démord plus. Exiger peu, mais l'exiger bien ; menacer et promettre
1. Ce qui ne veut pas dire que le caractère ne se transforme pas, qu'il estimmuuble. Il se modifie, il évolue peu à peu et change d'aspects, sous des influences diverses qui sont nos modilications organiques et psychologiques. Ce qui importe, c'est que le caprice soit étranger à ces changements. 2. « Que l'enfant ne découvre en nous aucune passion,- aucune faiblesse dont il puisse user, qu'il se sente incapable de nous tromper ou de_ nous troubler et il nous sentira supérieur à lui par nature, et notre douceur aura pour lui une valeur toute particulière, car elle lui inspirera le respect. » — Amiel.
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discrètement, mais accomplir toujours ses menaces et ses promesses : ces moyens ne manquent jamais leur effet, et d'autant moins qu'on suit plus simplement cette ligne. — Quoi ! jamais de détente? dira-t-on. — Je dirai plutôt : jamais de tension; jamais de nerfs, puisque cette égalité de tenue est le moyen sûr d'éviter les à-coups et les orages1. Ce sont les sautes de vent qui empêchent toute tranquillité. Au reste, cette immutabilité dans les grandes lignes laisse autant de jeu qu'on veut à la liberté dans les détails. Elle n'empêche nil'imprévu, qui a du bon, ni la souplesse d'appréciation dans les cas individuels. Il suffit que les élèves, dûment avertis, voient toujours clair, ne soient jamais, comme ils disent, « pris en traître ». La justice absolue dans la discipline, un seul poids et une seule mesure pour les mêmes cas ; puis, dans l'ordre du travail, un emploi du temps solidement réglé, telles sont les formes ordinaires de cette constance de volonté. Elle exclut, avec le caprice, les pertes de temps, le bavardage inutile ; mais elle n'exclut nullement pour cela les diversions utiles, les lectures agréables, dont on use toujours trop peu, même les libres causeries, souvent plus éducatives que les leçons. H y a place pour tout cela dans un bon emploi du temps, qui, pour être ferme, n'a pas besoin d'être rigide, ni, pour être précis, d'être méticuleux. Tout se concilie dans une qualité qui les résume toutes, la conscience professionnelle. Elle est faite de bonté2
1. L'égalité d'humeur, le sang-froid, l'entière possession de soi-même constituent une des conditions importantes de l'autorité. Les « à coups et les orages •, qui imposent le silence une première, une deuxième fois, provoquent vite le rire, et ajoutent à l'indiscipline d'une classe; ils font croire à l'élève qu'il est plus fort que nous, puisqu'il peut nous mettre en état d'impatience ou de colère. 2, • Ne reprenez jamais l'enfant ni dans son premier mouvement, ni dans le vôtre. Si vous le faites dans le vôtre, il s'aperçoit que vous agissez par humeur et par promptitude, et non par raison et par amitié; vous perdez sans ressource votre autorité. Si vous le reprenez dans son pre-
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et de bon sens unis à la fermeté : autrement dit. elle implique une volonté forte, mais éclairée, bienveillante et dévouée, uniquement tournée vers le bien des élèves. Les élèves la reconnaissent, quelque forme qu'elle prenne, et c'est ce qui leur inspire le plus de respect. Ils la reconnaissent dans la sévérité même, qui ne leur déplaît jamais tout à fait, quand elle vient de cette source, aussi bien que dans la bonhomie, qui ne leur plaît pas sans réserve quand ils n'y trouvent pas cette marque. Ils la reconnaissent surtout dans la façon dont on prépare sa classe, dont on corrige leurs devoirs. Le grand facteur de l'autorité, le voilà. Peut-être est-il bon d'insister un peu sur la bonhomie, qui est souvent l'écueil. Je la suppose vraie, bien entendu, la fausse étant odieuse par-dessus tout. Justement parce qu'elle confine aux plus exquises qualités, la bonhomie est l'écueil des meilleurs, comme la familiarité, sa cousine. Sûr de soi parce qu'on est au-dessus de sa tâche, l'aimant assez pour la faire avec bonne humeur, plein de bienveillance pour les élèves, confiant en eux, heureux de leur donner du relâche dans le travail même, on se laisse aller à parler trop, avec trop de verve ou une verve trop peu châtiée, de toutes sortes de choses qui bientôt n'ont plus assez de rapport avec la classe. Ne dit-on rien de trop, il serait déjà fâcheux de mêler ainsi à tout, et trop souvent, une animation qui ne jaillit pas du travail lui-même : d'autant plus que souvent on n'anime pas les élèves autant qu'on s'anime soi-même, et leur esprit critique reste fort libre pour juger que la classe n'a pas là son meilleur emploi. Ou bien on les excite vraiment, au contraire, et de telle sorte qu'il n'est pas toujours facile de les reprendre. Mais il est rare que, dans cette voie, on n'aille pas insensiblement jusqu'à de petits ridicules qui sont de gros
mier mouvement, il n'a pas l'esprit assez libre pour avouer sa faute, pour vaincre sa passion, et pour sentir l'importance de vos avis. • (Fénelon, De l'éducation des filles, ch. v.)
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dangers pour l'autorité. On parle trop de soi, et non toujours assez modestement; on raconte ses affaires, on fait des confidences, que la malice écolière arrange, comme de juste, et amplifie à sa guise ; c'est se donner en pâture à une curiosité qui ne se croit pas tenue d'être discrète et qui ne reste pas longtemps bienveillante. Ou bien on se répète; on refait des traits d'esprit déjà connus, attendus ; on raconte des anecdotes que les élèves se passent d'année en année, que les nouveaux savent d'avance et s'amusent à faire venir quand bon leur semble. Il est déjà si difficile de ne pas se répéter dans l'enseignement, même le plus sobre et le plus grave ! De tout cela, à la longue, les écoliers font des gorges chaudes. On croitles amuser et, en effet, ils s'amusent de vous. Il faut bien du bonheur pour s'arrêter sur cette pente. Ce n'est pas en vieillissant qu'on se corrigera; et même avec la bonté foncière, on sait les noms que prend cette bonhomie hasardeuse en se compliquant de la sénilité, qu'elle hâte. Tout autre chose est la cordialité vraie, l'attachement sincère aux élèves. Petits et grands aiment par-dessus tout à trouver dans leur professeur un homme qui s'intéresse à eux et à tout ce qui les touche, qui parle au besoin de choses étrangères à la classe, mais discrètement, à propos, et toujours avec élévation, un homme surtout auquel ils puissent recourir à l'occasion, assurés de recevoir dé lui bon accueil, bon conseil et la parole qui réconforte. Autant on s'use vite par le bavardage superficiel et le genre d'esprit qui l'accompagne, autant on se grandit par la moindre marque de bonté sérieuse. Peu importe la forme : les rudesses du bourru bienfaisant sont aussi bienvenues que la bonne grâce souriante. Ce qui plaît surtout peut-être, c'est la rondeur, c'est-à-dire la simplicité et l'enjouement dans la gravité. Mais une pointe de malice, une vérité utile dite un peu vivement ne gâtent rien, quand l'élève est sûr qu'on lui veut du bien.
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L'enseignement civique à l'école primaire '.
Pas plus que l'instruction morale, l'instruction civique n'est une branche comme une autre de l'enseignement. Comme celle-là est l'âme de l'éducation en général, celle-ci doit l'être de l'éducation nationale ; et, pour cela, elle ne saurait être conçue d'une manière trop élevée. Loin de la séparer expressément de l'instruction morale, il faut expressément l'en rapprocher, pour bien marquer qu'elle doit être donnée dans le même esprit et selon la même méthode, mêlée de même à tous les enseignements, quoi qu'elle ait, en un sens, son existence propre. Ce rapprochement est d'autant plus naturel que le programme a été allégé des notions de droit usuel et d'économie politique, auxquelles l'enseignement civique était précédemment associé. Nous ne contestons pas, encore une fois, que cet enseignement ne touche, par un côté, à une branche d'études positives très distincte de l'éducation morale. En tant qu'il comporte des informations précises sur la constitution, les pouvoirs publics, les conseils électifs, la hiérarchie administrative, bref, l'organisation de notre société, il confine à l'enseignement historique et pourrait n'être présenté que comme un chapitre d'histoire contemporaine. A ce titre, il aurait déjà son prix, et l'on ne pourrait en faire fi raisonnablement. Il faut bien l'avouer cependant : réduite à ce minimum, l'instruction civique serait d'un intérêt très froid, surtout pour les enfants, et d'une médiocre vertu éducative. Par son côté moral, au contraire, elle n'est pas seulement une partie très vivante de l'enseignement ; il ne tient qu'au maître d'en faire la plus vivante de tou•1. Annuaire de l'enseignement primaire. Jost. 1890. A. Colin, édit.
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tes et de vivifier par elle toutes les autres1. Si nous prenons au sérieux la belle expression d'éducation nationale et si nous voulons que notre enseignement primaire soit vraiment une telle éducation, l'instruction civique en est le commencement et la fin. Ce qui constitue, ce qui caractérise l'éducation nationale, ce n'est pas un ensemble d'enseignements plus ou moins bien gradués ou concertés, donnés au nom et aux frais de l'Etat dans les écoles publiques : c'est la pensée du pays présente à tout le travail scolaire, c'est le souci dominant chez les maîtres d'éveiller dans le cœur des enfants le sentiment national, de cultiver en eux la conscience nationale, de faire que la génération qui grandit, mieux encore que celle qui décline, connaisse et aime la patrie et sente sa responsabilité envers elle 2. De tous les enseignements proprement dits, celui qui va le plus directement à cette fin, c'est l'histoire, pourvu qu'on la représente comme il faut et qu'on y mette de l'âme. Connaître le passé de notre pays, les origines, les traditions, les hauts faits et les grandes crises de la patrie française, c'est la première condition pour l'aimer d'un amour éclairé et la servir en connaissance de cause.
1. Il ne sufflt pas de présenter des choses etdesfaits une énumération, si précise fût-elle, qui ne provoquerait aucune réflexion de la part de l'enfant; il faut expliquer, dire pourquoi il est bien que les faits et les choses soient ainsi. S'agit-il de l'obéissance aux lois; il nesufflra pas de dire que tout citoyen la doit, que ceux qui se révoltent contre elle sont punis ; il faut montrer ce que doit être cette obéissance, les raisons pour lesquelles il faut obéir, ce que nous devons à la loi, les fautes nombreuses que nous commettons quand nous tentons de nous y soustraire. 2. Former des citoyens qui aiment leur pays, ardemment, intelligemment est un besoin que la Révolution avait bien compris. L'idée d'une telle éducation se trouve dans les projets de Talleyrand (1791), de Condorcet (1792). Elle se donnait dans des conférences publiques, au cours desquelles les maîtres devaient propager les connaissances utiles, et inspirer les vertus morales et civiques en enseignant les lois, la déclaration des droits, en annonçant aux citoyens les faits qui intéressent le plus la République, les traits de vertu « qui honorent le plus les hommes libres », et particulièrement les traits de la Révolution française les plus propres à élever l'âme des enfants.
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Le maître qui fait battre le cœur de ses élèves d'angoisse au tableau de quelque ancien désastre, ou d'orgueil au récit de quelque trait héroïque, fait mille fois plus pour l'instruction civique, comme nous l'entendons, que celui qui explique le mécanisme de l'administration communale ou départementale. Autant l'histoire qui ne s'adresse qu'à la mémoire est vaine, même si elle n'était pas vouée à un oubli aussi complet que prochain, autant celle qui parle à l'imagination et à la raison à la fois, qui émeut en éclairant, qui exalte le patriotisme sans le tromper, qui fait sentir le lien de solidarité entre les générations successives et comment le legs de nos pères nous engage envers nos enfants, est une partie vitale de l'éducation à tous les degrés, et la matière par excellence de l'éducation civique. Seulement, il ne faut pas s'y tromper, pour rendre vraiment de tels services, l'histoire a besoin d'être pénétrée de morale. Livrée à elle seule, simple recueil de faits, même passés au crible de la critique, elle instruit, mais elle n'échauffe pas nécessairement. Comme elle enregistre tout, elle fourmille aussi bien de mauvais exemples et de mauvais conseils que de bons, et l'on pourrait, selon l'inspiration qu'on y apporte, en tirer les leçons les plus contradictoires. Pour l'instruction civique, comme pour l'instruction morale proprement dite, l'histoire n'offre donc qu'une matière dont la mise en œuvre fait toute la valeur éducative. Supposez un maître sans scrurrales moraux et animé d'un violent esprit de parti : l'histoire lui sera un champ admirable pour donner carrière à sa passion ; il y trouvera à chaque pas l'occasion d'éveiller ou d'attirer l'esprit de parti chez ses élèves, c'est pourtant là une mauvaise action, s'il en fût, une vraie trahison envers la patrie, ce qu'il y a,par conséquent, déplus opposé à l'éducation civique
4. • Jaloux de moraliser non moins que d'instruire, le maître replace sans cesse sous les yeux la limite qui sépare ce qui est permis de ce qui ne peut l'être... Ce n'est pas lui qui tranchera ou fera trancher sans
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L'éducation civique, en effet, dans un payslibre, c'est-àdire, nécessairement divisé (et le nôtre, hélas! l'est plus que de raison) a un devoir qui prime tous les autres : c'est de travailler à effacer les divisions. On pourrait dire que c'est son objet même, sa raison d'être par excellence, de faire l'union, autant que possible, dans les générations nouvelles. L'union, il n'y a rien au monde dont notre nation ait plus besoin ; il n'y a donc rien que doive plus avoir à cœur de lui assurer l'éducation nationale. La place que la France divisée contre elle-même tient néanmoins dans le monde dit assez ce qu'elle aurait de force et de prestige au dehors, de prospérité au dedans, le jour où ses enfants, sans abdiquer pour cela les divergences d'opinion qui sont le fait de la liberté et l'ont la vie des nations modernes, auraient seulement appris à se respecter entre eux, à être justes les uns pour les autres, et à mettre, quand il le faut, la patrie au-dessus des partis. Voilà, par-dessus tout, ce que nos enfants doivent apprendre à l'école. Ils ne seront de bons citoyens qu'à ce prix ; ils pourraient l'être à la rigueur sans bien connaître les rouages delà constitution. Oui, pour être un très bon citoyen, la volonté de bien servir le pays et le sentiment profond de ce qu'on lui doit importe autrement que la connaissance détaillée de son organisation. Or, cette volonté, ce sentiment sont en eux-mêmes d'ordre moral et non pas d'ordre intellectuel. L'instruction proprement dite, l'étude y contribue sans doute à sa façon, mais pour une part assurément minime. Ne sait-on pas que, si la connaissance des lois sert à y obéir, elle sert aussi bien à les esquiver; que les règlements fiscaux sont connus de ceux qui les violent au moins aussi bien que de ceux qui les respechésitation par des enfants de douze ans les questions encore pendantes et les problèmes politiques qui tiennent en échec les plus grandes intelligences... Ce n'est pas lui qui cherchera à recruter parmi des écoliers des partisans pour ses opinions personnelles, et qui se livrera à une sorte de propagande aussi déplacée que prématurée. . Vessiot. De l'enseignement à l'école.
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tent, et que la valeur du soldat dépend d'autre chose que de l'étendue de ses informations sur la loi du recrutement ou le code militaire ? C'est pourquoi, selon nous, l'instruction civique se rattache essentiellement àl'éducation morale. Ce qu'elle implique de données positives a beau avoir sa très réelle importance, ce n'en est que la paille : l'inspiration morale en est le grain. Il y a, dans le programme de morale pratique, un chapitre sur les devoirs du citoyen. Développez, étoffez ce chapitre, fortifiez-y la démonstration des devoirs dont il s'agit de toutes les notions propres à les rendre plus claires, à leur donner un caractère plus concret et plus directement pratique1 : vous aurez là de l'instruction civique tout ce qui vaut vraiment et tout ce qui importe. Seulement, au lieu de la concentrer ainsi et de la présenter en une seule fois, il faut la répandre sur tout le cours des études et sur tous les enseignements, en donner chaque année, presque chaque jour à l'enfant ce que son âge et les circonstances permettent. L'instruction morale et l'instruction civique ne diffèrent guère que comme le tout et la partie. Elles ont pour objet d'orienter la volonté et de régler les sentiments de l'enfant, celle-là en vue de sa conduite comme homme, celle-ci en vue de sa conduite comme citoyen. Ces deux fins ne sont, pas identiques, sans doute, mais on les oppose quelquefois d'une manière bien exagérée et toute factice. Rousseau dit, au commencement de VEmile, qu'il faut choisir entre faire un homme et faire un citoyen, car c'est l'opposé ; mais il dit le contraire à la fin, et il entend bien qu'Emile soit un citoyen par cela seul qu'il est un homme accompli. Historiquement, il est
1. Dans chaque sujet, le maître rencontre ou une organisation et, par conséquent, un principe avec les applications qui en découlent, ou une hiérarchie, et, par conséquent, une gradation avecles lois qui en règlent l'ordonnance. Ce principe créateur, ces lois régulatrices, il faudra les dégager, les élever en quelque sorte au-dessus du sujet pour qu'ils en éclairent toute l'étendue. • Yessiot {op. cit.)
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vrai, un idéal a pu être conçu, dans lequel la perfection et le bonheur de l'homme, donnés pour fin à l'éducation, faisaient étrangement abstraction des vertus et des joies civiques; mais un tel.idéal n'est plus de mise dans notre état politique et social, avec l'égalité des droits et des charges, la participation de tous à la vie publique, la conception moderne de la vie. Rien de ptus facile que de faire entendre à tous, aujourd'hui, que l'homme ne saurait être complet sans être citoyen, et que le meilleur citoyen, c'est le plus homme. Et c'est là le commencement de l'instruction civique. Le citoyen, c'est l'homme sentant les liens qui l'attachent à la terre natale, et à tous ceux qui l'habitent avec lui, et aux ancêtres qui dorment dans son sein.. Le civisme, c'est l'attachement profond à la cité, c'est-à-dire le sentiment vif et toujours en éveil de la communauté de biens et de maux, de la communauté d'honneur et d'intérêts, entre gens de même race et de même langue, fils du même passé, soumis aux mêmes lois, attachés aux mêmes souvenirs, animés des mêmes espérances... A l'école primaire, dont il s'agit exclusivement ici, on doit avoir surtout en vue l'enfant du peuple qui ne recevra pas une plus haute culture. Pour faire de celui-ci un citoyen, autant du moins que c'est affaire d'éducation, il faut, selon nous, et il suffit que l'instituteur porte son effort sur quelques points essentiels que voici : En premier lieu (et tout est là, car à cela, au fond, tout se ramène), il faut élargir l'horizon naturellement borné de ce petit paysan, de ce futur ouvrier et lui donner le sentiment de la chose publique1. Lui qu'on accuse de ne connaître que son intérêt, comme si nous valions, à cet égard, mieux que lui, et comme si sa rude vie ne
l. C'est dans cet esprit qu'ont été conçus les programmes d'instruction civique, qui, partant des notions élémentaires concrètes sur la commune et le citoyen, s'élèvent peu à peu à l'étude de l'organisation de la France, aux idées de patrie, de constitution, de lois, de force publique, d'obligations sociales.
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rendait pas son prétendu égoïsme plus excusable que le nôtre, il faut l'habituer à embrasser du regard d'abord la petite patrie, la commune, puis, de proche en proche, la nation tout entière, en lui montrant que chacun doit quelque chose à tous, et comment, au-dessus des intérêts privés, il y a le bien public qui les prime et doit, au besoin, les faire taire. Le fonds moral, chez eux, est aussi généreux que chez personne. Ils n'ont besoin que d'être avertis pour sentir que la valeur d'un homme se mesure à ce qu'il fait pour les autres '. Après leur avoir donné le sentiment vif de ce que chacun doit à la communauté, de ce qu'est pour tous cette patrie sans laquelle l'individu n'aurait de sécurité ni pour lui, ni pour les siens, ni pour ses biens, et ne serait vraiment qu'un grain de poussière, après avoir éveillé en eux la volonté de s'acquitter de leur dette, on leur fera voir commentils le peuventbien simplement par l'obéissance aux lois, le paiement loyal de l'impôt, l'acceptation joyeuse du devoir militaire, l'exercice consciencieux de leurs droits politiques. Lieux communs pour le moraliste, mais que de choses non banales à dire sur ces lieux communs devant des enfants qui ont tout à apprendre sur tous ces points, et à qui leur milieu offre tant de mauvais conseils et de mauvais exemples ! Même un des dangers de cet enseignement est de paraître, en leur apprenant ce qui devrait se faire, blâmer ce qu'ils voient faire tous les jours. Plus on quitte le langage abstrait et les formules pour appeler les choses par leur nom, plus grand est nécessairement le contraste entre les préceptes qu'on leur donne, et la pratique qu'ils ont sous les yeux. Mais c'est une raison de plus pour s'efforcer avec la prudence requise, d'amender par l'école
i. « Ne pas laisser s'éteindre l'àtne de la patrie, la faire jaillir plus lu. mineuse et plus ardente, en y jetant sans cesse les idées et les sentiments qui peuvent en nourrir la flamme, telle doit être l'œuvre de l'éducation nationale. > G. Séailles.
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des mœurs publiques si défectueuses. En cela, comme en tout, l'éducation doit prendre les mœurs comme elles sont, mais, au lieu de les subir, les relever. Les ménagements dus aux personnes, la discrétion à l'égard des cas particuliers ne sauraient autoriser le maître à faiblir sur les principes ni à trahir son devoir fondamental. Combattre corps à corps, non chez des adultes endurcis par l'habitude, mais dans l'âme neuve et ingénue des enfants les sophismes de l'intérêt privé et les préjugés anticiviques, voilà son devoir, et il n'y a pas de plus grand service à rendre, non seulement au pays, mais à la morale universelle. Quel homme plus vraiment digne de ce nom que celui dont on pourrait dire, en conscience, qu'il est un parfait citoyen, qu'il en sent toutes les responsabilités, qu'il est capable et digne d'en exercer toutes les prérogatives? Il ne faut pas nous le dissimuler, au contraire; c'est un pauvre état de la conscience publique, quand une partie des citoyens ne respectent la loi que dans la mesure où ils la craignent, ne paient l'impôt qu'autant qu'ils ne peuvent s'y soustraire, ont, en un mot, un sentiment si faible du bien public, qu'ils n'y feraient spontanément que très peu ou point de sacrifices. Cette idée singulière, pourtant si répandue, que tourner la loi quand on le peut est légitime, que tromper l'autorité est de bonne guerre, que ce n'est pas voler que frauder le fisc, bref, qu'on ne nuit à personne quand on nuit à tout le monde, est aussi déplorable au point de vue de la morale générale, que ruineuse pour la nation et destructive du lien social. En la déracinant, on ne travaille pas seulement au bien de la cité. Quelle est la vertu civique qui n'est d'une valeur universelle? Comme on a pu dire de la famille qu'elle est la première école du citoyen, toute vertu domestique ayant son emploi dans la cité, de même on peut dire que la cité est la meilleure école de l'humanité, car toute vertu, ou peu s'en faut, se ramène, pour l'individu, à se subordonner à un ordre qui le
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DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
dépasse, à se reconnaître comme partie d'un tout et organe d'un corps, à faire en conscience, librement, sa partie dans un concert. Librement, car ce qu'on est et ce qu'on fait n'a de valeur morale que par la liberté. Au fond, l'instruction civique n'a sa pleine raison d'être que dans les nations libres, où il s'agit de former de vrais citoyens, armés du bulletin de vote, ayant en main leur destinée et celle de leur pays. Et pourtant, dans les Etats despotiques eux-mêmes, le pouvoir, tout fort qu'il est, veut aussi être aimé et cherche, par l'école, à se concilier les générations nouvelles, tant il est vrai que le ciment par excellence pour une société, c'est l'attachement de ses membres entre eux et leur dévouement au bien commun.
�XII PÉGAUT
(FÉLIX)
(1828-1898)
Publiciste et éducateur français. Né d'une famille huguenote, qui le destinait au ministère évangélique, Pécaut fit ses études à la faculté théologique de Montauban, puis en Allemagne ; il remplit quelque temps les fonctions de pasteur, vint à Paris diriger pendant six ans (1851-1857) l'institution Duplessis-Mornay, renonça, à cause de sa santé, à la vie active pour se consacrer à ses devoirs de famille. De 1859 à 1870, il publia divers ouvrages sur la question religieuse, et entra, en 1879, dans l'Université. Chargé par J. Ferry de diverses missions d'inspection générale, il fut appelé, en 1880, à organiser l'école normale supérieure d'institutrices de Fontenay-aux-Roses. Il consacra à cette œuvre quinze années, au cours desquelles, par l'ascendanl moral de son caractère, il exerça une action profonde sur le personnel qui allait être chargé de préparer les futures institutrices que réclamait l'enseignement laïque. Les idées pédagogiques de Pécaut ont été publiées dans la Revue pédagogique et le Manuel général de l'enseignement primaire. Ses allocutions à ses élèves ont été réunies dans Quinze ans d'éducation; des études plus étendues forment l'Éducation publiqueet la vie nationale (1897). Pécaut a laissé la réputation d'un éducateur pénétrant et perspicace, dont la mémoire est entourée du respect et de la reconnaissance de toutes ses anciennes élèves et de l'estime des professeurs distingués qui collaborèrent avec lui à l'œuvre qui lui tint le plus à cœur, et au succès de laquelle il dépensa un rare dévouement, allié à une particulière élévation de vues.
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De l'usage et de l'abus de la pédagogie1.
... La pédagogie n'est pas une chimère2; c'est une science réelle, qui n'emploie pas d'autres procédés que les autres sciences d'observation ; seulement elle a ses difficultés particulières, puisqu'elle traite de la nature humaine, qui est de tous les sujets le plus complexe et le plus mobile. Comme toute science, comme la morale et la psychologie, dont elle fait ses auxiliaires, elle est exposée à perdre pied, à s'éloigner de la vie, à se payer de formules, à subtiliser et à dogmatiser ; elle peut obscurcir l'intelligence ou paralyser le ressort individuel sous l'amas des matières ; mais aucun de ces abus ne lui est en quelque sorte inhérent ; aucun n'est inévitable. Si donc il est permis de craindre, il serait puéril de reculer : il n'y a qu'à être sur nos gardes et à prendre nos précautions. Si j'osais dire toute ma pensée, je voudrais que le premier article de foi de la pédagogie ou sa conclusion dernière fût le franc aveu de l'impuissance où elle est de former à elle seule des instituteurs. Je voudrais qu'elle nous apprît sans relâche, par tous les moyens dont elle dispose, que ni le bon enseignement ni la bonne éducation ne sont le résultat assuré de la science, le produit en quelque sorte infaillible d'un calcul savant, d'un
1. L'éducation publique et la vie nationale. Hachette, éd. Revue Pédagogique, 1882. a. L'auteur réfute, après d'autres pédagogues, les critiques adressées à la pédagogie et qui se ramènent à cette argumentation : La science de l'éducation ne peut remplacer l'art de l'éducation qui est affaire de pratique; — inutile dès lors, de s'intéresser à cette science. — ■ L'éducation est affaire de pratique -..le suis des premiers à en convenir. En faut-il conclure que la théorie ne sert de rien? Autant vaudrait alors fermer à nos étudiants en médecine les salles de cours et les laboratoires, brûler leurs livres, et les conduire dès les premiers jours au lit des malades. Les choses se passent autrement et il y a d'excellentes raisons à cela. » L. Dauriac. {Leçon d'ouverture du cours sur la science de l'éducation à la faculté des lettres de Montpellier.)
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concert de principes, de règles, de procédés tirés de l'exacte observation de la nature ; qu'il y a ici un élément qui échappe à toutes les prises de la science, une part considérable à faire, je ne dis pas. tant aux dons innés, au talent, aux aptitudes particulières, mais à l'initiative personnelle, à la manière dont le maître s'éprend ou ne s'éprend pas de la vérité qu'il enseigne et des esprits auxquels il l'enseigne : en un mot, à la liberté. Faire des professeurs instruits, c'est à merveille ; et pourtant c'est peu si vous ne réussissez pas à faire en même temps, qu'on nous passe le mot, des artistes, c'est-à-dire des esprits vivants et libres, supérieurs à la matière qu'ils enseignent, aux méthodes et aux procédés qu'ils emploient, prompts à se juger eux-mêmes, et toujours en état de mesurer d'un clair regard tout ensemble le but à atteindre et le chemin que l'on suit. Nous résignerons-nous à faire de ces qualités un privilège des professeurs de l'ordre le plus élevé? A aucun prix. Nous les réclamons pour les maîtres et les maîtresses des écoles rurales. Que leur savoir soit médiocre, mais que dans ce savoir ils se meuvent à l'aise, le dominant, le pliant à leur usage. Si la pédagogie leur a proposé de grands modèles, si elle a éveillé en eux une généreuse passion, si de plus elle a aiguisé leur sens critique, bénissons-la : ils sauront alors discerner les physionomies et les caractères divers, les aptitudes, les besoins, les côtés faibles et les côtés saillants; ils distingueront une classe d'une autre classe et un enfant d'un autre enfant. Ils sauront viser dans leurs leçons, non seulement par delà la mémoire, mais par delà les facultés de compréhension logique, jusqu'au point intime où se fait la pleine clarté, l'adhésion de l'intelligence ou du cœur. Vivants, ils susciteront la vie ; au lieu d'être de simples professeurs, ils seront des excitateurs1; non contents d'en1. Expression particulièrement forte sous la plume de celui qu'on a appelé « un excitateur de consciences ..
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seigner, ils inspireront ; et, selon la belle expression de jypue Decker de Saussure, instruire sera pour eux « construire au dedans ». Nous aurons donc présente à l'esprit, dans tout notre enseignement pédagogique, cette fin supérieure : former des esprits libres, capables d'examiner, de comparer, de réfléchir, de suspendre leur jugement, capables aussi de conclure et de persister dans leur conclusion1. Et, comme la liberté ne peut vivre toute seule, suspendue entre ciel et terre, à l'état de tendance idéale, ayons pour principal souci de l'incorporer dans de fortes habitudes mentales, acquises au prix d'un exercice assidu et prolongé : habitudes d'attention, d'observation sincère, de rigueur dans le raisonnement, de netteté dans l'idée, d'étroit enchaînement dans l'exposition, de clarté et de précision dans l'expression. La science et l'art pédagogique ne seront estimés à leur juste prix, ils n'auront donné la mesure de ce qu'ils peuvent, que du jour où ils auront réussi à instituer, dans leur ordre propre, quelque chose de semblable à cette discipline des facultés, à cet ensemble de manières tout à la fois circonspectes et hardies d'observer, de juger, d'agir, que certaines sciences expérimentales, telles que la médecine, inculquent à leurs disciples, même aux plus médiocres, par une longue pratique appuyée d'une savante théorie2. On voudra bien nous excuser de revenir avec quelque insistance sur des considérations qui n'ont assurément
1. C'est la même pensée qui anime le législateur de 1905. « Une seule méthode convient à l'enseignement philosophique et moral, la méthode socratique, qui, mettant en jeu toute l'activité intellectuelle, toutes les forces vives du maître et des élèves, les fait collaborer à la recherche et à la découverte de la vérité. > 2. « La pédagogie n'est pas une science à part ayant une existence indépendante, mais bien plutôt le prolongement même de la philosophie dans le domaine de la vie. C'est la philosophie elle-même pénétrant, avec la psychologie et la morale, dans le monde des âmes, non pas pour les décrire et les analyser, mais pour agir sur elles et discipliner leurs facultés. » Déries, Vraie et fausse pédagogie. Rev.péd. 1900, t. II.
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rien de neuf, mais que l'on perd facilement de vue dans cette sorte de course haletante devenue l'allure habituelle de notre enseignement. Ecrivains et professeurs, nous sommes trop portés à oublier, on l'a mille fois dit, que notre office commun, c'est l'éducation de l'esprit autant et plus que l'instruction. Mais ce qu'on ne dit pas assez ou ce que l'on dit mal, parce qu'on le voit confusément, c'est que, à travers tous les enseignements spéciaux et avec leur aide, l'éducation se propose avant tout la santé même de l'esprit, et que la santé, c'est essentiellement la force, force morale et intellectuelle ; si bien qu'une éducation qui n'aboutit pas, ou qui du moins (car il sied d'être modeste en pareille matière) ne vise pas nettement à munir de force propre les intelligences et les caractères, chacun à son degré et dans son ordre, manque son principal but. Avec celui-là, elle manque tous les autres. En effet, toutes les qualités les plus prisées et les plus dignes de l'être, la justesse, l'ordre, la mesure, la suite rigoureuse du raisonnement, etc., réclament la force, la santé, comme leur fond nécessaire et, en quelque sorte, leur substance. Ce langage figuré, dont nous sommes réduits à nous servir ici, répond à une réalité ; il n'est pas indifférent de bien comprendre que non seulement tout savoir spécial, mais toute qualité de l'esprit ou de l'âme emprunte à la qualité fondamentale dont nous parlons sa portée véritable et, en quelque sorte, son bon ou mauvais aloi. Si la bonne éducation, l'éducation vraiment libérale, est celle qui, en tout et par le moyen de tout, affranchit l'âme en la rendant forte, par là maîtresse d'elle-même, soumise à sa loi naturelle, ordonnée, mesurée, la pédagogie, avec ses sciences auxiliaires, ne méritera d'obtenir parmi nous droit de cité à titre définitif, qu'à la condition de nous enseigner les secrets de la force, de la force réglée. Elle devra inculquer aux jeunes maîtres et par eux à tous les enseignements spéciaux cette loi suprême :
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susciter la santé, c'est-à-dire l'initiative, la curiosité sérieuse, l'énergie, contenue et persévérante1. Et s'il est un pays, s'il est des circonstances où les pédagogues aient un grand rôle à remplir,» de grands services à rendre, c'est assurément notre France contemporaine, si troublée, si menacée, mais qui met son honneur à rester une démocratie et une démocratie libérale. Quel plus grand et plus pressant service à lui rendre imaginerait-on que de lui préparer, en vue de toutes les dillicultés éventuelles du dedans ou du dehors, des esprits sains et clairvoyants, des âmes droites et fortes? Tout intérêt paraît accessoire auprès de celui-là : pour qui sait voir et ne se paye point d'apparences, il n'y va de rien moins que de l'avenir, du prochain avenir de notre pays ; oui, de sa liberté, de son intégrité même ; c'est dans nos écoles d'aujourd'hui que se prépare la politique populaire de demain, d'où dépendra notre destinée. Si tout cela est vrai, on ne s'en tiendra pas, redisons-le, à des professions de foi théoriques et en quelque sorte idéalistes; on n'aura garde d'oublier que telle fin commande tels moyens ; qu'il y a, en effet, des moyens pour susciter la santé comme pour l'entretenir; qu'il y a une hygiène spirituelle comme il y a une hygiène du corps; que certaines habitudes, certaines règles, loin d'être incompatibles avec la force libre, avec l'initiative personnelle, ne sont, pour ainsi parler, que de la force, de la liberté, de la santé emmagasinées. Voir en pleine lumière le principe supérieur de l'éducation physique, intellectuelle, morale; ne le jamais perdre de vue au milieu de l'encombrement des leçons-; lui faire, sans balancer, les sacrifices quotidiens nécessaires; le réaliser peu à peu dans des habitudes libérales, fortifiantes, devenues pour l'enfant ou le jeune homme une seconde
I.Et ces qualités qui font le bon pédagogue, on ne les apprend pas en lisant des formules de pédagogie, mais par la méditation des œuvres des maîtres, l'observation attentive des enfants et un examen réfléchi de la lâche qu'on a remplie soi-même chaque jour.
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nature, c'est ainsi, personne n'en doute, que la pédagogie justifierait ses prétentions et conquerrait sa place au soleil. Mais un dessein de si longue haleine et si laborieux demande à la fois qu'on y « perde du temps », beaucoup de temps, et que l'esprit des maîtres et des élèves reste toujours alerte et dégagé. Il demande en particulier que le dialogue, la conversation, à la fois libre et dirigée, devienne un instrument d'usage quotidien à l'égard de la leçon didactique. Comment concilier de telles conditions avec la nécessité d'un enseignement très complexe? Les programmes sont ce qu'ils sont : excessifs en étendue comme en variété des matières; mais, outre qu'on ne peut songer à les modifier du jour au lendemain, il est à craindre que, l'exemple des peuples voisins aidant, ils ne soient jamais notablement réduits. Que du moins les directeurs d'écoles normales, les inspecteurs chargés de présider aux examens publics, que surtout les inspecteurs généraux, investis du plus haut office régulateur, s'appliquent de concert à faire des éclaircies dans l'épais fourré des matières; que leur mot d'ordre commun soit simplifier; simplifier pour faire pénétrer l'air et la lumière dans l'enseignement et pour donner le loisir aux jeunes esprits de contracter, au courant des leçons de chaque jour, les habitudes salutaires qui assurent la force et la santé mentales. Qu'ils simplifient de propos délibéré, non seulement à l'aide de méthodes rationnelles et de procédés perfectionnés, mais en appuyant sur les choses principales et en négligeant résolument les choses secondaires; en évitant l'excès des détails, les choses subtiles ou curieuses, bref tout ce qui, même utile et intéressant, dépasse la capacité moyenne d'assimilation, tout ce qui peut être impunément remis à un âge plus mûr et à l'étude personnelle. ■ Des précautions de cet ordre, mais plus attentives encore et plus assidues, paraîtront particulièrement opportunes dans l'éducation pédagogique des institu-
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trices. Avec les nouvelles institutions scolaires, où la femme va prendre la grande place qui lui revient de droit, avec les nouveaux programmes, rien n'importe plus à la santé physique et au bon équilibre mental des jeunes maîtresses primaires que d'éviter l'encombrement des connaissances et la tension excessive de l'esprit. Un autre vœu qui ne trouvera pas, en théorie, de contradicteurs, mais qu'il est malaisé de faire passer effectivement dans nos mœurs scolaires, c'est que nos études de pédagogie soient de plus en plus marquées du caractère pratique. Par où il ne faut pas entendre un caractère d'utilité prochaine et de profit calculable, mais que l'étude soit toujours orientée vers la vie, vers la vie réelle et séculière, avec ses besoins supérieurs ou vulgaires, intimes ou d'action extérieure, individuels, domestiques, sociaux '. Que les jeunes maîtres soient habitués à ne jamais perdre terre, à ne pas s'oublier dans les formules, à ne- pas confondre le mécanisme logique des méthodes avec leur esprit même, à prendre toujours pied dans la réalité des choses du dehors et du dedans, dans la nature humaine, dans le caractère national, dans l'état politique, moral, économique de la société dont ils sont membres. Qu'ils aient toujours hâte de descendre des idées générales aux faits particuliers, des formules abstraites, qui sont inévitables et salutaires en tout enseignement, aux exemples qui les traduisent et les confirment ; qu'ils fassent suivre habituellement les mots philosophiques de la paraphrase en langue vulgaire.
I. Les instructions qui accompagnent le décret et l'arrêté du 4 août 1!HK>, relatifs aux nouveaux programmes des écoles normales, sont rédigées dans cet esprit : ■ Réduire les heures de leçons magistrales données aux élèves, augmenter les heures consacrées au travail et à la réflexion personnelle, proscrire toute méthode qui ne met pas en exercice les facultés actives de l'esprit, multiplier, surtout par l'enseignement des sciences, les contacts avec la réalité, élaguer des programmes, par un sacrifice nécessaire, les matières de surcharge qui les encombrent, pour faire place à des enseignements et à des notions répondant plus exactement à la mission actuelle de nos instituteurs et de nos institutrices. Telle a été notre ambition et notre but. »
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Dans l'enseignement proprement dit de la pédagogie, on ne leur laissera pas oublier un seul jour que s'ils apprennent, c'est en quelque sorte pour pratiquer plus tard eux-mêmes sur le vif de la nature humaine, et nullement pour spéculer en dilettanti. Psychologie, morale, physiologie, c'est en vue de l'éducation qu'ils ont à étudier ces sciences, et d'abord en vue de leur propre éducation. Cela seul sera pour eux de bonne pédagogie intellectuelle ou morale, qui se trouve confirmé par leur expérience personnelle, qui sert à rectifier leur jugement, à amender leur caractère, à ennoblir leurs sentiments : tout ce qu'ils ne peuvent pas ainsi tourner à leur profit et convertir en leur substance, si bien qu'ils l'aient appris et le récitent, ils ne le savent pas : c'est un élément étranger à leur organisme ; tel ils l'ont reçu, inerte et lourd, tel ils le transmettront. En particulier, on ne leur permettra pas d'user des méthodes et des procédés comme de formules sacramentelles qui confèrent le salut ou qui rehaussent la dignité du maître et de son enseignement. On leur fera comprendre que l'esprit humain n'a le choix qu'entre deux allures dans la recherche et la démonstration de la vérité : Y induction et la déduction ; qu'il n'y a donc que ces deux méthodes, si même il y en a deux ; quant aux autres prétendues méthodes, ils sauront n'y voir que de simples manières d'enseigner, d'exposer, d'interroger, empruntant leur vertu secrète de l'induction ou de la déduction et dont ils n'étudient les procédés que pour mieux s'enhardir à voler de leurs propres ailes; de toutes manières on formera les jeunes maîtres à penser et à parler en esprits libres et bien cultivés, non en interprètes assermentés ou en répétiteurs mécaniques d'un nouveau catéchisme. Ils seront à l'égard de la pédagogie des disciples clairvoyants, non des dévots crédules. Peut-être, ainsi prémuni, notre enseignement primaire, sur qui reposent de si grands intérêts, sur qui
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pèse une si lourde responsabilité, échappera-t-il à la médiocrité, à l'étroitesse des vues, au formalisme pédantesque et stérile dont il est menacé. Animé d'une haute inspiration, toujours épris de liberté d'esprit, de vie, de réalité, de choses et non de mots, de forte et profonde éducation plutôt que d'instruction copieuse et superficielle, il sera digne de supporter, comme on l'y invite et comme c'est son office naturel, les destinées d'une démocratie active et intelligente. L'école primaire et l'éducation politique du citoyen 1. ... On a raison de croire que l'école, en mettant entre les mains de tous les enfants les instruments indispensables du savoir, la lecture, l'écriture, le calcul, en éveillant à la vie les jeunes esprits, en les munissant d'un savoir élémentaire, mais de bon aloi et varié, en les exerçant à penser et à parler juste, les prépare par là même en une certaine mesure à se conduire un jour dans les affaires publiques, à démêler la vérité, le droit, l'intérêt du pays, tout au moins à reconnaître quels sont les hommes, les journauxles plus dignes d'être écoutés. On a encore raison de croire que l'école, en expliquant à l'enfant le mécanisme de l'organisation politique et administrative, agrandit assez le cercle de ses idées pour que, arrivé à l'âge adulte, il ne se sente pas un étranger dans son propre pays. Plus encore, on a raison d'espérer que l'école, non contente de dispenser le savoir civique, communiquera à l'enfant, par l'enseignement, même élémentaire, de l'histoire et de la géographie, des idées justes sur les destinées delà France, sur la grande place qu'elle a occupée, qu'elle occupe encore dans le monde, sur les qualités qu elle a glorieul. Reoue pédagogique, 1805, tome I.
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sèment déployées, sur ses défauts aussi, et sur les fautes commises en divers temps et qui lui ont coûté cher. Plus encore : on a raison d'espérer que l'enfant, ainsi instruit par l'histoire, par la géographie, et aussi par les leçons de morale, à aimer son pays comme on aime sa famille, pour ses gloires et pour ses faiblesses, pour ses succès et pour ses malheurs, sera mieux préparé à consulter, le moment venu, l'intérêt général. Oui, cet espoir est permis ; bien entendu avec des maîtres instruits, intelligents et appliqués à leur devoir. Mais l'éducation politique, celle qui prépare l'enfant à prendre un jour sa petite part dans le gouvernement libre, à le pratiquer avec discernement et avec moralité, n'est-ce que cela? Sans doute, elle implique une certaine instruction concernant le pays, sa situation, ses ressources, sa constitution présente, son histoire, les périls extérieurs, etc. Mais cette instruction, elle s'arrête chez le très grand nombre, pour ne plus recommencer, à l'âge de onze ans, après avoir été interrompue quatre, cinq mois par an pendant la durée de l'écolage; elle se prolonge pour une minorité jusqu'à douze ans, douze ans et demi ; quelques-uns seulement la poursuivent jusqu'à quatorze ans dans les cours complémentaires ; un moindre nombre encore, infiniment petit, jusqu'à quinze et seize ans dans les écoles primaires supérieures. Quelle étendue, quelle profondeur, quelle efficacité pratique peut avoir l'instruction politique donnée à des enfants de neuf, dix, onze et même douze ans, soit qu'elle résulte de l'enseignement de l'histoire et de la géographie, ou de celui de la morale? Certes, je n'en fais pas fi, et j'estime qu'on ne saurait la rendre trop précise, trop incisive, ni la dispenser par trop de voies diverses. Mais, si elle ne se continue sous une forme ou sous une autre, ne voit-on pas qu'elle reste tout en l'air, sans prise sur l'esprit, sans autre effet que l'effet
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patriotique général dont je parlais tout à l'heure, lequel d'ailleurs a son prix et qui, à l'heure présente, peut se constater partout. Quant à comprendre les conditions vitales du régime démocratique et libre, elles dépassent presque toutes la portée des enfants de nos écoles élémentaires, ne correspondant à rien dans leur jeune expérience. Seuls les écoles primaires supérieures et les collèges secondaires peuvent prétendre à commencer effectivement l'éducation politique de leurs élèves par leur enseignement littéraire, historique, philosophique et même scientifique plus sérieux, s'adressant à des jeunes gens dont l'esprit est plus formé. Sans doute, ni les sciences, ni l'histoire, ni même la morale ne doivent être subordonnées à un intérêt politique, pas même au plus respectable de tous; mais elles peuvent contribuer, chacune selon sa nature, à fonder chez les jeunes gens les dispositions intellectuelles ou morales qui font partie d'un esprit public sain dans un État libre et bien réglé. En disant cela, nous touchons au point vif de la question. On le découvrirait en plein, si l'on voulait bien se demander : Pourquoi rencontrons-nous tant de gens du peuple, sachant lire et habitués à lire, qui ne savent pas bien juger en politique, qui se laissent prendre aux sophismes, à la rhétorique violente ou déclamatoire, qui ne goûtent parmi les journaux que ceux qui parlent le plus bruyamment, sans égard pour la vérité, pour la justice, pour l'honneur des personnes, pour l'intérêt des institutions établies ou même pour celui de la paix publique ? Pourquoi rencontre-t-on la même incapacité de discernement ou le même défaut de scrupules chez tant de gens plus instruits et bien posés? C'est que le bon jugement politique n'est pas fait seulement de savoir; comme le bon jugement en général, il réclame du bon sens, et le bon sens lui-même est insuffisant; il faut à ce savoir, à ce bon sens une orientation morale, que l'école élémentaire ne saurait donner presque à
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aucun degré, que l'école primaire supérieure même ou le collège ne peut fournir qu'en partie, qui dépend principalement des mœurs régnantes, des traditions commentées chaque jour par la presse et par toute la littérature politique. Expliquons-nous. Comment bien juger en politique, si d'abord on n'est animé de l'amour de la vérité? Traiter les affaires publiques en affaires sérieuses, comme on traite les graves affaires de famille, non en matière de rhétorique ou en objet de distraction; et, à cause de cela, ne vouloir pas être trompé ou amusé par son journal ou par son orateur; se défier des phrases sonores et des invectives entraînantes ; se plaire aux renseignements précis et non à ceux qui flattent notre préjugé; enfin, tirer au clair chaque chose : voilà sans doute une disposition essentielle, mais que l'instruction élémentaire ne saurait donner en ces matières aux enfants de dix à douze ans, sinon bien imparfaitement et bien indirectement. J'en dirai autant d'une disposition d'esprit mi-intellectuelle, mi-morale, sans laquelle un peuple est d'avance condamné à devenir la proie des rhéteurs révolutionnaires : je veux parler du sens de Vordre. Je dis Y ordre par opposition au régime du miracle et du hasard ; j'entends par ordre le régime où les causes produisent leurs effets, et où les effets ne sauraient se produire sans les causes, ni en dehors de certaines conditions de temps, d'efforts, de circonstances, etc. Le sens de l'ordre, c'est le sens du possible et de l'impossible, du possible à de certaines conditions, impossible à d'autres ; du raisonnable et du chimérique ; du progrès compatible avec la nature, particulièrement avec la nature humaine, et du progrès magique ou apocalyptique, obtenu d'un coup, en un moment, par décret, par conséquent tout illusoire. Et sans doute, il convient de faire ici une part, une large part à ce que peut la volonté libre, l'énergie clairvoyante de quelques hommes
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et, à leur suite, de tout un peuple, pour accélérer les transformations sociales au delà de ce que les analogies historiques auraient permis d'espérer; mais cette part reste bien limitée en comparaison des bornes assignées par l'histoire, comme par la nature, aux changements profonds et définitifs. Cette disposition, ce jugement général et anticipé, qui caractérise, pensons-nous, le tempérament politique des peuples capables de se gouverner eux-mêmes, l'instruction élémentaire ne peut évidemment prétendre à le donner; en revanche, il ne serait que juste de demander à l'enseignement primaire supérieur, et plus encore à celui des lycées, de s'appliquer expressément à le former. Mais encore convient-il de faire observer que le savoir tout seul n'y suffit pas; sans une certaine modération des désirs, sans la soumission à Yinévilable, c'est-à-dire sans une disposition toute morale, par conséquent toute libre, dépendant de la bonne volonté plus que de l'intelligence, l'éducation politique restera sur ce point défectueuse et précaire. L'éducation civique, on le voit, est chose bien complexe; de quoi il n'y a pas à s'étonner, la cité, une cité libre, étant elle-même un organisme fort complexe autant que délicat. Trop d'éléments de prix entrent dans cette éducation pour qu'elle puisse résulter d'un catéchisme appris par cœur, ou d'une nomenclature des pièces qui composent la machine politique et administrative. Que pourra bien valoir, par exemple, une éducation politique où manque le sens de la liberté? j'entends le sentiment du prix, non seulement utile, mais moral, de la liberté ; la conviction qu'elle est aussi nécessaire à la dignité d'une nation civilisée qu'à la dignité d'une personne individuelle, si bien qu'un pays ne saurait y renoncer, soit par faiblesse, soit par l'excès du désordre, sans déchoir aussitôt, gagnât-il en échange une prospérité temporaire, dans l'estime du monde et dans la sienne propre. Voilà sans doute une
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idée, un parti-pris moral, qui par sa nature fait partie intégrante d'un sain jugement politique : est-il besoin de faire observer combien il est devenu rare chez nous, même dans la jeunesse lettrée, qui semblerait appelée à en garder le dépôt; combien aussi il a été de tout temps superficiel', excepté dans les années d'or de la Révolution ; combien enfin l'instruction la plus avancée, scientifique ou littéraire, est un médiocre garant de la présence et de la vitalité de ce sentiment? Une autre idée, ou, pour mieux dire, un autre sentiment inséparable de la bonne éducation civique, est celui de la cité même, du besoin incessant que nous avons d'elle, de la part immense qu'elle a eue, qu'elle ne cesse d'avoir dans la formation de notre être spirituel comme dans notre sécurité et dans notre bien-être relatif, de ce qu'il en a coûté d'efforts pénibles aux générations antérieures pour la constituer, de ce qui en elle, comme dans tous les organismes supérieurs, est délicat et fragile, de la reconnaissance et des ménagements qu'elle mérite malgré ses imperfections, par suite de l'obéissance due aux lois, sous réserve du droit de la conscience, jusqu'à ce qu'elles soient abrogées ou modifiées. L'homme qui juge des choses de la politique sans avoir égard à l'importance vitale de la cité, de sa constitution et de ses lois, en môme temps que de la fragilité de ses divers ressorts, est exposé à juger mal, fût-il d'ailleurs instruit à fond de l'histoire et de l'économie politique. Il faut plaindre un peuple qui prétend jouir des institutions libres, sans que cette idée coure en quelque sorte dans toutes ses veines : il est fatalement voué à la servitude. Omettrons-nous de dire, sous prétexte que la remarque est banale, qu'il ne saurait y avoir de bonne éducation civique où le sentiment de la justice n'occupe la première place? C'est presque une autre face de l'amour de la vérité. Justice envers les partis adverses, envers les opinions, envers leurs griefs; justice envers les
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étrangers, quant à leurs droits, à leurs nécessités de tout ordre. Comment bien juger, comment penser et agir en citoyen éclairé, si l'on n'est pas fermement résolu à se dégager des préjugés de famille, de parti, d'église, de nation, comme aussi de l'égoïsme individuel, corporatif ou national, pour rendre à chacun ce qui lui est dû, pour ne frustrer personne ni de son bien, ni de sa réputation, pour ne dénaturer ni les actes, ni les opinions, ni les intentions, pour s'élever à une vue équitable des droits respectifs des nations et de la solidarité de leurs intérêts? Enfin, serait-il superflu d'ajouter que l'éducation du citoyen d'une démocratie libérale n'a de valeur, c'est mal dire, n'a de sens que si elle est toute pénétrée du respect sincère de la démocratie elle-même, du respect de ses institutions sans doute, mais d'abord du respect du peuple lui-même; je dis bien du peuple, de la multitude, pauvre, ignorante, crédule et soupçonneuse à lafois, mobile et routinière, généreuse et cruelle, mais souveraine de fait comme de droit? La respecter et l'aimer, pour ce qu'il y a en elle d'humanité, soit latente et virtuelle, soit manifeste et déjà réalisée ; la respecter et l'aimer comme notre famille,- d'autant plus digne de sympathie et de secours fraternels qu'elle est à tous égards plus misérable: comment s'orienter dans l'obscurité des questions politiques et sociales contemporaines, comment agir virilement, comment ne pas se décourager ou s'irriter, si l'on ne s'est d'avance muni de cette idéecomme d'une boussole invariable?
La récitation à l'école primaire \
On ne peut guère contester que des pages de nos
1. L'éducation publique et la nie nationale, Hachette, édit.
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grands écrivains bien choisies, bien expliquées, bien lues par le maître, bien apprises par cœur, ne servent pas seulement à enseigner la langue maternelle, la bonne langue, et de la meilleure manière, c'est-à-dire en imprimant dans la mémoire de l'enfant des formes, des moules parfaits, où la pensée viendra naturellement se couler; mais ces moules mêmes, il est presque banal de le dire, ne sont parfaits que par les qualités de correction, de clarté, de propriété, de mesure, (sans parler d'autres qualités plus raffinées et de moindre usage,) qui les distinguent. Ce n'est donc pas un mince secours pour apprendre à l'enfant à parler juste, c'està-dire à penser juste, que de lui graver profond dans l'esprit de telles formes, non pas isolées, égrenées comme des pièces de rapport et « d'élégance », mais incorporées dans un développement complet et bien lié, où l'idée succède à l'idée, la phrase à la phrase, par une logique intime et naturelle. L'instituteur — c'est notre cas à tous — parle à l'ordinaire une langue assez médiocre ; mais par le bon choix des morceaux, il révèle à l'enfant une langue excellente, la véritable langue française, fidèle et noble expression du génie national ; et par la récitation, il l'établit en quelque sorte à demeure, comme un maître privilégié, dans les jeunes esprits. Encore n'est-ce pas assez marquer à mon gré la sorte particulière de dignité que l'entière possession de quelques beaux fragments de nos chefs-d'œuvre communique, ne fût-ce qu'à un faible degré, à toute la manière de penser de l'élève, surtout quand cet élève est un enfant du peuple, simple, docile et peu encombré de lectures. Mais que tous ces avantages paraissent peu de chose, comparés à ceux que l'éducation morale peut retirer du même exercice ! Pour les enfants des écoles populaires, il ne peut y avoir d'autres belles-lettres à leur proposer que les vraiment bonnes lettres, les lettres dignes de l'homme, celles qui expriment sous une forme accomplie
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des pensées dignes de présider aune destinée d'homme. Or, n'est-ce pas ici que l'instituteur, appelé par les nouvelles lois —• et nous ne saurions trop les en louer —■ à enseigner la morale, se sent un humble novice? Idées et langage, tout est rudimentaire chez lui ; le plus habile de nous tous se reconnaît le plus inférieur à sa tâche. 11 arrive à être clair, mais d'une clarté sans chaleur ; exact, mais d'une exactitude sans vertu communicative ; vrai, mais d'une vérité sans substance et presque sans contenu. Que les maîtres qui ne se reconnaissent pas à ces traits jettent la pierre aux autres. Il est vrai que l'on s'aide de livres, de bons manuels... On recourt aussi à des exemples, à des biographies : encore un auxiliaire utile, mais qui ne remédie pas à l'indigence de notre propre fonds. En parlant ainsi, je vois que je mets les choses au pis, et que je ne rends pas justice à ce que les maîtres sérieux empruntent d'autorité, de force persuasive à leur conviction personnelle, à leur bonne intention, à leur langage simple et familier, tout nourri de leur expérience personnelle. Mais enfin on n'enseigne pas la morale, on ne la persuade pas sans une certaine inspiration; et l'inspiration ne se commande guère ; elle ne vient pas à heure fixe; non, pas même à l'appel de la bonne volonté. Et, dès lors, pourquoi ne pas la demander à ceux en qui elle s'est montrée, de l'aveu universel, avec le plus de puissance : aux grands moralistes, et, parmi les moralistes, aux grands poètes? Voilà nos vrais auxiliaires, à nous-autres, pauvres maîtres écoliers. Ils disent la même vérité que nous et nos livres, mais une vérité qui n'est pas dictée par l'intelligence seule ; elle sort animée, vivante, tour à tour attendrie, enflammée, ou impérative, du plus profond de l'âme et de l'expérience humaines... J'ai parlé du xixe siècle. C'est qu'en effet il est désormais impossible de ne pas le faire entrer dans Y usage
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de notre éducation primaire. Je sais tout ce que l'on peut dire, et ce qu'il m'est arrivé cent fois de dire moimême, sur la supériorité de la littérature du xvn° siècle, mise au service de la pédagogie. Je n'oublie pas qu'elle repose sur des idées morales certaines et bien définies ; qu'elle se distingue par le calme, la gravité, par ce que Vinet appelle la candeur, qualités inappréciables dans l'éducation. Je sais que la littérature contemporaine présente, en général, des caractères tout autres ; qu'elle est inquiète, tourmentée, incertaine; que le moi y perce sans cesse, quand il ne s'affiche pas. Mais enfin cette littérature est la nôtre, celle qui répond à notre état social et à notre état moral, celle qui exprime nos sentiments, nos besoins, nos souffrances, notre manière d'entendre la vie et la destinée; et si l'analyse, une analyse fatigante, à force d'égoïsme, y domine aux dépens de l'intuition morale, si la recherche à outrance de 1 effet y apparaît trop souvent, d'autre part, elle se recommande souvent chez les grands maîtres par la sincérité de l'accent, par la profondeur du sentiment; tandis que la littérature dite classique, toute immortelle qu'elle soit à certains égards, n'en est pas moins pour une notable part, à demi éteinte, hors d'état d'entrer, sinon par un perpétuel et laborieux commentaire, dans l'usage quotidien d'une société démocratique, libérale, saturée de critique, et qui cherche à fonder la vie morale, la vie idéale, sur le vif de la nature humaine, plutôt que sur une vérité de tradition et sur l'autorité. C'est à quoi, je le répète, nous peut aider excellemment la lecture judicieuse de-nos poètes, pourvu qu'elle ne nous fasse pas négliger notre littérature mère, plus simple, plus calme, mieux assise que la nôtre. J'oserai dire toute ma pensée. Précisément parce que leur langueK est plus près de la nôtre, étant la vive expression de
1. De Lamartine et de V. Hugo, dont l'auteur a parle précédemment.
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notre âme, elle est souvent plus propre que celle du xvne siècle, malgré sa perfection moindre, à faire résonner en nous les cordes profondes, qui de nos jours, hélas! dans les écoles comme dans le monde, et jusque dans l'église, résonnent si faiblement. Pour ne parler que de Victor Hugo, on ne sait pas assez tout ce que ce grand poète, avec son inspiration si inégale, mais si puissante et si variée, offre de ressources pour l'éducation morale1.
i. Dans L'éducationpublique et la vie nationale et dans la Revue pédagogique, 1890, tome II, voir le choix de morceaux extraits des œuvres de Victor Hugo pour être récités à l'école primaire, et qui font suite à l'article qu'on vient de lire.
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Poète, philologue et professeur écossais. Né en 1809, à Glasgow, il fit ses études à Edimbourg, passa deux ans en Allemagne, publia une traduction de Faust et fit paraître de nombreux articles sur la littérature allemande. Professeur à l'Université d'Aberdeen, puis à celle d'Edimbourg, il se consacra à des œuvres philologiques. Il fit paraître en 1874 un petit volume de conseils aux jeunes gens Essay on self-cultur, qui eut un grand succès en Angleterre et fut traduit en Allemagne et en France. Dans les dernières années de sa vie, il fonda, à l'aide de souscriptions, une chaire do langue celtique à l'Université d'Edimbourg.
De l'éducation morale1.
VI. — Je ne sais pas de meilleur conseil à la jeunesse que celui-ci : Ne soyez jamais oisifs '2. C'est là un de ces principes négatifs qui-n'impriment aucun mouve1. L'éducation de soi-même. Conseils aux jeunes gens, par John-Stuart Blackie, traduit de l'anglais, par F. Pécaut. Lib. Hachette. 2. Car l'oisiveté a des conséquences funestes dans toutes les conditions, pour tous les âges, mais surtout pour des jeunes gens. — Darwin, parlant de son fils, dit : « Un trait de son caractère était son respect pour le temps. Il n'oubliait jamais combien c'est chose précieuse... Il économisait les minutes..; il ne perdait jamais quelques minutes qui se présentaient à lui, en s'imaginant que ce n'était pas la peine de se mettre au travail. »
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ment à la volonté ; mais ces sorles de négations, impuissantes en apparence à tenir fermée contre l'esprit du mal la porte de notre cœur, se trouvent être, à la fin, la plus directe des voies par où l'esprit du bien puisse entrer en nous. A coup sûr, il ne faut pas enfermer voire activité propre dans un cercle inflexible de règles rigides ; une méthode aussi formaliste a son origine dans l'étroitesse d'esprit, et ne peut aboutir qu'à une étroitesse plus grande encore. Mais il est de la plus haute importance de s'habituer de bonne heure à économiser le temps, et cela n'est possible qu'à l'aide d'un plan systématiquement ordonné 4.; Un jeune homme ne peut pas aller bien loin dans le mal, s'il consacre régulièrement à un travail défini un nombre déterminé d'heures. Ce nombre sera-t-il grand ou petit? Il va sans dire que cela dépend des circonstances ; l'essentiel est que ces heures soient remplies par un travail régulier. Une heure par jour, obstinément consacrée à l'étude, est comme une petite semence qui, au bout de l'année, rapportera une grande moisson. L'activité désordonnée, dépourvue de place, qui voltige d'un objet à l'autre, vaut à peine mieux, en fait de résultat intellectuel, que l'oisiveté absolue. L'esprit oisif est une maison ouverte à tous les malfaiteurs. C'est une précieuse sauvegarde que de pouvoir dire : « Je n'ai pas de temps à perdre en sottises; je n'ai pas de vocation pour le gaspillage de l'esprit ; je n'ai que faire de ce genre de curiosité qui chatouille l'intelligence plus qu'elle ne la stimule ; la variété des occupations est mon plus grand plaisir et, ma tâche finie, je sais me reposer et par le repos me préparer à une nouvelle reprise de mon travail. » Le meilleur préservatif contre l'oisiveté est d'être pénétré, dès le déI. ■ Ayez bien soin quand vous lui (l'enfant) faites échanger l'étude contre un autre genre de travail, de lui imposer une tache déterminée, qui doit être achevée dans un temps déterminé, de façon à ne lui offrir aucune occasion de paresse. » Locke, Pensées. De la nonchalance et de la flânerie, n" 126.
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but, du sérieux de la vie. Quoi qu'on puisse dire du monde, ce n'est certainement pas un théâtre de gaudrioles ; c'est un chantier où tous travaillent1 et où le désœuvrement ne peut mener qu'à la ruine, au naufrage. La vie est courte, Varl est long, l'occasion est fugitive, l'expérience glissante et le jugement difficile. Tels sont les premiers mots des aphorismes du vieil Hippocrate. Devise significative, gravée cinq cents ans avant notre ère, aù seuil de la science bienfaisante entre toutes, et qui reste encore la plus sage des devises dont un homme puisse faire son guide intérieur dans tous les genres d'activité sociale. VII. —Si nous regardons autour de nous pour découvrir le motif d'un manque si navrant d'énergie pour les meilleures causes, nous verrons qu'il provient en gérai de l'étroitesse de vues. On refuse de vous assister dans telle noble entreprise, parce qu'on n'a pour votre projet aucune sympathie. Il y a pas mal de gens qui sont une espèce de crustacés à figure humaine : ils vivent enfermés dans leur rude carapace, carapace professionnelle, ecclésiastique, politique, scolastique, et rampent prudemment entre des limites toujours les mêmes, audelà desquelles nul désir ne les emporte jamais -. Cette vie rudimentaire, sans expansion, nous montre précisément l'idéal à atteindre en fait de vitalité pleine et large. Gœthe, le philosophe poète, âgé de quatre-viugts ans, et sur le point de disparaître dans les ténèbres de la mort, exhalait ce cri suprême : « Encore plus de lu1. c'est cette idée que Zola a développée dans son grand roman : Travail. « Le travail est la vie elle-même... L'univers n'est-il pas un immense atelier où l'on ne chôme jamais '!... Il n'est pas un être qui puisse s'immobiliser dans l'oisiveté; tout se trouve entrainé, mis à l'ouvrage, forcé de faire sa part de l'œuvre commune. Quiconque ne travaille pas disparaît par là même, est rejeté comme inutile et gênant, doit céder la place au travailleur nécessaire, indispensable. Telle est l'unique loi de la vie. » 2. Ceux-là vivent seulement préoccupés d'eux-mêmes, poursuivent des lins uniquement personnelles; ils vivent d'une vie étroite, égoïste. Auteurs Pédagogiques, E. N. 17
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mière! » Jeunes gens, si vous voulez briser la carapace et fuir l'étroitesse professionnelle et toutes les autres étroitesses, que ce cri s'échappe tous les jours de votre cœur. « Encore plus d'amour! » Bien des hommes, suffisamment intelligents, ne savent que faire de leur intelligence ; soldats qui tiennent un glaive, mais ne savent à quelle cause le consacrer, ou qui préfèrent le consacrer à une mauvaise cause. Ce qui leur manque, c'est d'aimer. « Pleurez avec ceux qui pleurent, réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent. » Si ce précepte du grand apôtre était largement compris et pratiqué, la vie de chacun de nous serait aussi riche de sympathie universelle 1 que l'imagination de Shakspeare était riche de rêves de toutes sortes. Tout le monde peut se donner quelque peine pour cultiver cette sensibilité bienveillante et féconde, nécessaire à qui veut écrire et savourer de la poésie. Mais il vaut encore mieux mettre de la poésie dans sa vie que sur le papier : cela est meilleur pour l'individu et pour le corps social. Une vie pénétrée de poésie est l'opposé de la monotonie et de l'égoïsme; elle se nourrit du bien et du beau sous toutes leurs formes, comme de son véritable aliment. Il faut donc que le jeune homme mette son plus grand souci à ne pas s'enfermer dans un petit cercle de sympathies, en dehors desquelles il n'aurait que des haines absurdes et de stupides préjugés. La haine d'un honnête homme est, dit-on, parfois meilleure que l'inerte froideur d'un
1. Il faut sortir de soi-même, vivre d'une vie généreuse en plaçant notre bien dans la poursuite des fins sociales et des lins humaines. Et atin d'apprendre à vivre pour les autres, il faut sympathiser avec eux, et pour sympathiser il faut connaître. L'ignorance dans laquelle les hommes vivent souvent les uns à l'égard des autres est la source de l'égoïsme. « Nous nous haïssons, nous nous méprisons, c'est-à-dire que nous nous ignorons. Les remèdes partiels qu'on pourrait appliquer sont bons, sans doute, niais le remède essentiel est un remède général, il faudrait guérir l'àme. Le mal est dans le cœur; que le remède soit aussi dans le cœur. Laissez-là vos vieilles recettes. Il faut que le cœur s'ouvre, et les bras... Eh! ce sont vos frères, après tout. ■ Miclielet {Le peuple. liv. I, ch. VIII.)
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ami, mais il vaut encore mieux ne rien haïr. L'homme intelligent et bon cherchera par tous les moyens à sortir de Jui-même et à comprendre les mérites des personnes ou des partis auxquels son caractère est le plus opposé 1. Un admirable trait de caractère chez le maître éminent et regretté dé l'école utilitaire, chez un homme pénétré des principes de la morale la plus étroite, la plus stricte, la plus glacée2, c'est qu'il mettait autant de bienveillance que d'intelligente largeur à comprendre deux personnages aussi directement opposés que Coleridge et Thomas Carlyle3. Ne vous laissez donc jamais aller à condamner en bloc avec mépris toute une classe de vos semblables''; de telles façons déparier ont un semblant de grandeur, elles ne sont que puériles. Ne refusez jamais votre cœur à un homme, parce que le monde parle contre lui, ou parce qu'il appartient à une secte, à un parti que chacun méprise ; s'il a tout le monde contre lui, ce qui est parfois arrivé aux meilleurs, raison de plus pour que vous le jugiez avec bienveillance3. « Honorez tous les hommes » est une de ces maximes pleines à la fois de sainteté et de sagesse, comme enrenferme tant l'Evangile. Mais c'est là une chose impossible, si vous ne commencez par connaître tous les hommes et
1. Excellent conseil dont la mise en pratique nous garderait contre bien des injustices et des partis pris. 2. U s'agit vraisemblablement de Bentham (1748-1832), jurisconsulte et moraliste anglais. Le principe fondamental de sa morale est l'utile. 3. Coleridge (Samuel-Taylor), (1772-1834), célèbre poète anglais. Ses poésies sont caractérisées par la simplicité unie à une particulière richesse d'expression, à l'harmonie et à l'élégance. Carlyle (Thomas) (1795-1881). — Historien et philosophe anglais. Son style est étrange, ironique, railleur. Il a écrit une histoire paradoxale de la Révolution française. 4. Les hommes de toute une classe, d'une profession, d'une nationalité. Par un effet des associations de notre esprit, nous nous prévenons souvent usqu'à l'excès en faveur de certaines personnes, et nous sommes tout à fait injustes envers d'autres. Avons-nous eu à nous plaindre d'une personne appartenant à telle nationalité, à telle corporation: nous confondons dans une commune réprobation la nationalité ou la corporation entière. 5. C'est une des formes, et non des moins élevées, du courage.
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vous ne connaîtrez un de vos semblables que lorsque vous aurez regardé d'un œil fraternel dans le meilleur de son âme. Là est la vraie philosophie morale; là est notre plus sûre richesse ; là est en quelque sorte la pierre angulaire de tout l'édifice. Alors seulement vous pourrez unir la vérité à l'amour pour tous les hommes, et mettre dans vos actions la même sincérité que dans vos paroles.
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(1820-1903) Un des plus grands philosophes contemporains, né à Derby (Angleterre) ; penseur hardi, original et fécond. Sa vie est tout entière dans son Système de philosophie, œuvre considérable, dont les principaux ouvrages sont : Les premiers principes, 1862 ; Les principes de psychologie, 1855; Les principes de morale; Les principes de biologie, 1864. Avant d'entreprendre son système de philosophie, H. Spencer avait exposé ses idées politiques dans une série d'articles qui, réunis, ont paru sous les titres : Lettres sur la sphèrepropre du gouvernement, 1843 ; Statique sociale, 1850 ; dont l'idée directrice est do, réduire au minimum' les fonctions du gouvernement. Son Essai sur le progrès est une tentative d'explication physique de l'évolution universelle. Un ouvrage de pédagogie, 1Éducation intellectuelle, morale et physique, 1861, à popularisé le nom de son auteur. Nous l'analysons rapidement. Toute éducation a un but, dépendant de l'idée morale qu'on se fait de la destinée humaine, qui est de vivre « d'une vie complète ». Le but de l'éducation est de nous préparer à cette vie, en satisfaisant aux divers genres d'activité qu'elle comprend. Les principaux genres d'activité qui constituent la vie humaine, se divisent naturellement ainsi : -V l'activité qui a pour objet direct la conservation de-tiadividu ; 2° celle qui, en pourvoyant aux besoins de son existence, contribue indirectement à sa conservation ; c'est l'activité qu'on se donne en exerçant une profession ; 3° l'activité qui a pour objet l'instruction et l'éducation de la famille ; 4» celle qui assure le maintien de l'ordre social et politique ; 5» l'activité employée à remplir les loisirs de l'existence par la satisfaction des goûts et des sentiments. Ces éléments d'activité sont solidaires les uns des autres; chacun d'eux sup-
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pose des connaissances sans lesquelles l'homme n'est pas capable de l'exercer. Pour préparer à ces diverses activités, le principal moyen est l'instruction, et celle «qui aie plus de prix » est celle qui favorisera le plus ces diverses activités. « Toute acquisition de connaissances a deux genres de valeur : l'une comme savoir, l'autre comme éducation ou discipline intellectuelle » ; d'où deux questions à étudier : celle des matières d'enseignement, celle des méthodes à employer. H. Spencer répond à la première question que la science est le fond de l'éducation et doit être prépondérante. Peu utile dans la première partie de l'éducation ('06116 qui a pour but la conservation personnelle), elle devient indispensable, à mesure que l'homme se développe. Le second but de l'éducation étant de rendre l'enfant capable d'exercer une profession, l'utilité de la science est évidente dans tous les genres d'instruction professionnelle ou technique, mécanique, physique, astronomie, biologie, sciences sociales. La science n'est pas moins nécessaire pour atteindre le troisième but de l'éducation," qui est de préparer l'homme à fonder et à soutenir une famille : la physiologie et la psychologie donneront aux parents la connaissance des lois du corps et de l'esprit. « Sérieusement, dit-il, n'est-ce pas une chose inconcevable que, bien que la vie et la mort de nos enfants, leur perte ou.leur avantage moral, dépendent de la façon dont nous les élevons, on n'ait jamais donné dans nos écoles la moindre instruction sur ces matières à des élèves qui, demain, seront pères de famille? » C'est la science encore qui préparera l'enfant à atteindre le quatrième but de l'éducation : accomplir ses devoirs sociaux et politiques; c'est la science enfin qui permettra à l'homme de remplir les loisirs de l'existence, en donnant satisfaction à ses goûts et à ses sentiments. La littérature, les beaux-arts, la poésie et la science ne s'opposent point; la culture scientifique ne rend point insensible à l'émotion du beau. Les connaissances les plus utiles sont donc les connaissances scientifiques. Tel est l'objet du chapitre i"r de l'Éducation. Quelles méthodes employer pour préparer l'esprit à s'assimiler les connaissances qu'on lui enseigne ? L'idée directrice de la pédagogie de H. Spencer, et qui dérive de son système de philosophie, est celle de l'évolution. L'être humain se développe peu à peu, mettant successivement en action les forces qu'il a reçues de la nature ou qui lui viennent de ses ancêtres par l'hérédité. Il faut donc suivre le développement spontané des facultés de l'enfant, conformément aux lois d'une psychologie rationnelle. « L'éducation doit se conformer à la marche naturelle de l'évolution mentale; il y a un certain ordre de succession pour le développement spontané des facultés et un genre particulier de connaissances que chacune de ces facultés réclame pendant son
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développement :c'està nous de'dëçbuvrir cet ordre, el de fournir aux facultés leur aliment. » Les deux principes fondamentaux de la méthode sont Vintérêt et 1'activité spontanée. Il faut susciter cet intérêt par là jiâttirg_ même du sujet qu'on enseigne, par la coordination entre les diverses parties enseignées et par l'effort Intellectuel qu'on fait naître. «II faut encourager de toutes sêTfôrces le développement sjoontané. Il faut que les enfants soient amenés à faire eux-mêmes les récherches, à tirer eux-mêmes les conclusions. Autant que possible, enseignez peu ; faites trouver beaucoup. L'humanité, dans tous ses progrès, n'a eu pour maître qu'elle-même, et les éclatants succès des hommes qui se sont formés eux-mêmes démontrent que, pour obtenir les meilleurs résultats, chaque esprit doit suivre une voie analogue. ■> Gomment susciter l'intérêt et l'activité spontanée ? Spencer ramène toutes les méthodes aux cinq principes suivants : 1° En matière d'éducation, procéder du simple au composé; 2» aller de l'indéfini au défini, de connaissances vagues à des connaissances exactes ; 3° aller^u^cojiçret à l'abstrait ; 4» faire accorder l'éducation de l'enfant avec~cellede l'humanité, principe conforme à la loi de l'évolution ; 5° procéder de l'empirique au rationnel. L'auteur s'arrête peu à des détails particuliers sur les diverses matières d'enseignement. Il montre que la première éducation des sens, commencée dans la nursery, doit se continuer à l'école par les leçons de choses. Ses conseils sur l'enseignement du dessin, de la perspective, de la géométrie, contiennent des vues très intéressantes. Le chapitre n se termine par de nouvelles considérations en faveur de l'éducation spontanée. Spencer traite ensuite de l'éducation morale, qu'il trouve détestable. Les parents ne la font pas, parce qu'ils n'y pensent pas ou croient la faire en se livrant à l'impulsion du moment ; ce ne sont, de leur part, qu'ordres et contre-ordres, inconséquences continuelles dues à l'ignorance de tout principe. L'auteur émet cette opinion, qui commence à entrer en pratique dans nos écoles françaises, qu'il faut faire comprendre aux jeunes gens el aux jeunes filles l'importance « de bien gouverner une famille, et la nécessité de remplir cette charge, enfin leur donner les connaissances nécessaires à l'accomplissement des devoirs qui les attendent ». L'opinion de Rousseau sur la bonté originelle des enfants n'est pas partagée par Spencer. « Le dogme contraire, tout insoutenable qu'il soit, nous paraît encore moins éloigné de la vérité. » L'auteur critique amèrement la discipline trop dure des parents, à laquelle il faut substituer une éducation douce. La seule discipline qui convienne, d'après lui, est celle des réactions et des punitions naturelles, qui place l'enfant dans la dépendance des
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choses, lui apprend à se conduire, non par peur des châtiments que lui infligeraient ses maîtres ou ses parents, mais à cause des conséquences naturelles que ses fautes entraînent. Les leçons de la nature, substituées aux pénalités factices ou capricieuses des hommes, donnent à l'enfant le sentiment de la justice. On sait ce que vaut ce principe et aussi ce qu'il ne vaut pas. Un tel système de punitions peut être cruel, irréparable, car la nature est aveugle et brutale ; en outre, il est des fautes qui n'entraînent pas de sanctions naturelles. Employé exclusivement, il est impuissant à développer chez l'enfant la notion du devoir, à lui inspirer le sentiment de sa dignité. L'idée générale, dominante, delà morale de Spencer est que la méthode à employer doit se rapprocher le plus possible de la nature, afin d'amener l'enfant à se gouverner, à se diriger peu à peu lui-même. « Au début, l'autorité despotique, quand cette autorité est nécessaire ; bientôt après un constitutionnalisme naissant, dans lequel la liberté du sujet est, sur quelques points, reconnue ; ensuite, des extensions successives de la liberté du sujet.pour finir par l'abdication du maître. » Le dernier chapitre traite de l'éducation physique. L'auteur s'élève d'abord contre l'indifférence des parents, qui se préoccupent moins, dit-il, de la santé de leurs enfants que de celle de leurs animaux ; pourtant, « il existe une chose qu'on pourrait appeler la moralité physique ». Elle est sérieuse, car « la lutte pour l'existence est si vive dans les temps modernes que peu nombreux seront les hommes qui pourront en sortir vainqueurs ». La règle, ici encore, est de suivre la nature. Pour la nourriture, c'est le goûtdes enfants qui doit guider les parents dans la qualité des aliments, et l'appétit qui doit en fixer les (fuantités. Or, l'enfant, parce qu'il dépense beaucoup de forces, a besoin d'être bien nourri. Les considérations de l'auteur sur l'alimentation, les vêtements, les exercices corporels, nécessaires pour combattre le surmenage mental, sont remplies de vues judicieuses que les éducateurs ont tout profit à méditer. La lecture de cet ouvrage rappelle, par quelques-uns des principes généraux qui l'inspirent, l'Emile de Rousseau etles Pensées de Locke, et,par les méthodes d'éducation, Pestalozzi. Plus hardi que le pédagogue suisse, il est moins paradoxal que le philosophe français. L'Émile est une protestation contre l'état social d'alors : l'Anglais, tel que le façonne Spencer, doué d'une vive spontanéité, riche d'observations et d'expériences, saura s'adapter à toutes les situations, se faire sa place « dans toutes les directions que le hasard de la rue donne à ses facultés ». Malgré des exagérations, l'Essai de H. Spencer reste un des ouvrages les plus remarquables qui aient été écrits sur la science de l'éducation.
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Leçons de choses'. Si nous passons aux leçons de choses, qui sont évidemment la continuation naturelle de cette première /(éducation des sens 2, nous devons remarquer que la /[méthode communément suivie est entièrement différente i de celle de la nature telle qu'elle se révèle dans la première enfance, dans la vie adulte et dans l'histoire de la civilisation. C'est ainsi que, d'après M. Marcel 3, « il Jaut montrer h l'enfant, comment sont liées entre elles les parties d'un objet .» : que les divers manuels de leçons de choses contiennent tous des listes de faits qui doivent être indiqués à l'enfant pour chacun des objets qu'on lui présente. Or, l'observation la plus superficielle de la vie journalière du petit enfant nous montre que c'est de lui-même qu'il a appris tout ce qu'il sait, avant qu'il ait l'usage de la parole, que les qualités de dureté et de pesanteur associées à de certaines apparences, les formes et les couleurs qui différencient les personnes, la production de sons spéciaux, par des animaux d'un certain aspect, sont des phénomènes qu'il observe de lui-même ''. Devenu homme et n'ayant
1. Éducation intellectuelle, morale et physique, cli. n, trad. Berllie. 2. L'auteur a précédemment posé ce principe que « les premières impressions que l'esprit puisse s'assimiler sont les sensations indécomposables de résistance, de lumière, de son, etc. que, pour suivre la loi de progression nécessaire du simple au composé, nous devrions procurer à l'entant un nombre suffisant d'objets présentant différents degrés et différentes qualités de lumières, et produire à ses oreilles un nombre suffisant de sons, différant en force, en tonalité et en timbre. ■ 3. Marcel (Claude), consul de France en Angleterre, lia publié en anglais un ouvrage intitulé: Le langage comme moyen de culture intellectuelle et de communication internationale. i. II.Spencer veut que l'enfant acquière presque toutseul la science qu'il estime la plus importante de toutes, celle des objets qui l'entourent.
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plus de maîtres, cj3St toujours seul et sans aide qu'il devra l'aire les observations et tirer les conclusions nécessaires à la conduite de sa vie, dont le succès dépendra seulement de l'exactitude et de l'abondance de ces observations. La marche suivie par l'humanité dans son évolution étant reproduite et par le petit enfant et par l'homme, est-il probable qu'il faille suivre une marche opposée dans la période qui va de la première enfance à la maturité, surtout quand il s'agit d'une chose si simple que d'enseigner les propriétés des objets? N'est-il pas, au contraire, évident qu'une seule et même méthode doit être partout suivie? Et la nature n'est-elle pas toujours à nous l'indiquer, cette méthode, si nous avions assez de bon sens pour l'apercevoir et d'humilité pour l'adopter1 ? Y a-t-il quelque chose de plus évident que le désir de sympathie intellectuelle de l'enfant? Voyez-le, tout petit et assis sur ses genoux, s'obstinant à vous fourrer devant les yeux un de ses jouets pour vous le faire voir. 11 fait crier sur, la table un doigt humide; il se retourne et vous regarde, recommence et vous regarde encore, vous disant ainsi, aussi clairement qu'il le peut: « Ecoutez! voici un son nouveau! » Observez les aînés entrant dans la chambre, s'écriant : « Maman, voyez quelle curieuse chose! Maman, regardez ceci! Maman, regardez cela! » habitude qu'ils conserveraient, si la maman maladroite ne leur disait de la laisser tranquille 2. Voyez les petits à la
1. H. Spencer retrouve le même ordre hislorique'dans le développement de la science chez l'individu que dans le développement de la science dans la race. Du moment quel'humanité a acquis, d'après un certain ordre, la science qu'elle possède, il doit y avoir chez l'enfant prédisposition, et par nature et par transmission héréditaire, à acquérir ces connaissances dans le même ordre, 2. De très bonne heure, l'enfant discerne les bruits, les couleurs: il comprend les intonations, les expressions du visage ; il examine la forme des objets, la nature des substances qu'il touche. Ce qui l'entoure est pour lui objet d'expériences incessantes et variées. D'abord, il rapporte tout à sa personne; la sensation suffit à sa vie; peu à peu, il veut être initié à l'explication des phénomènes; il veut nous faire part de ses dé-
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promenade : chacun d'eux court à sa norme avec la fleur qu'il vient de cueillir pour lui montrer comme elle est belle et le lui faire dire, à elle aussi. Vous pouvez entendre, enfin, avec quelle ardente volubilité n'importe quel marmot décrit la chose nouvelle qu'il a été voir, s'il trouve seulement quelqu'un pour l'écouter. Est-ce que l'induction ne s'impose pas d'elle-même? N'estai pas clair qu_e_noaJ5„dexQiis_c^ ces instincts intellectuels, que tout notre rôle doit se borner à systématiser le.procédé delà nature, à écouter tout ce que reniant peut avoir à nous dire sur chaque objet, à l'amener à dire sur cet objet tout ce qu'il lui est possible de découvrir, à attirer son attention sur des faits qu'il n'a pas encore observés, afin de l'amener à les remarquer lui-même, lorsqu'ils se représenteront, à les indiquer enfin ou à lui fournir au fur et à mesure de nouvelles séries d'objets, pour un examen aussi approfondi. Voici comment, d'après cette méthode, une mère intelligente dirige ses leçons. Elle familiarise peu à peu le petit garçon avec les noms des attributs les plus simples : dureté, mollesse, couleur, goût, dimensions Il s'y prête avec empressement, lui apportant tel objet pour lui montrer qu'il est rouge, tel autre, pour lui faire sentir qu'il est dur, dès qu'elle lui a appris à nommer ces propriétés. Quand, à propos d'un
couvertes ; il montre, il interroge ; accueillons ses communications, feignons de nous intéresser à ses découvertes, répondons à ses pourquoi, gardons-nous de le rebuter par notre silence ou nos rebuffades. 1. C'est la méthode déjà enseignée par Coménius dans sa Didactique. Il demande que l'enseignement soit facile, solide, prompt, succinct. Il doit parler aux sens, donner aux élèves la connaissance directe des objets par l'intuition; car « il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait d'abord passé par les sens »; c'est-à-dire ■ il n'y a pas de pensée qui ne dérive d'une sensation ». Il veut qu'au lieu de décrire les objets on les montre, qu'on fasse apprendre non des définitions et des régies, mais qu'on exerce l'esprit sur des exemples. • On doitprésenter, dit-il, toutes choses, autant qu'il se peut faire, aux sens qui leur correspondent; que l'élève apprenne à connaître les choses visibles par la vue, les sons par l'ouïe, les odeurs par l'odorat, les choses sapides par le goût, les choses tangibles par le toucher. »
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objet nouveau, elle attire son attention sur quelque propriété nouvelle, elle a-soin de la joindre dans une mention commune à celles qu'il connaît déjà, de manière-qu'il puisse prendre l'habitude, grâce à sa tendance naturelle à l'imitation, de les répéter toutes, les unes après les autres. Comme il lui arrive d'omettre une ou plusieurs des propriétés qu'il connaît, elle prend peu à peu l'habitude de lui demander s'il n'a pas encore à dire quelque chose qu'il sait, sur l'objet en question. Il est probable qu'il ne pourra pas répondre; elle le laisse chercher quelques instants, puis lui donne la réponse, peut-être non sans rire un peu de son insuccès. Que ceci se reproduise à quelques reprises, et il verra ce qu'il doit faire. La prochaine fois que sa maman lui dira qu'elle sait quelque chose encore qu'il n'a pas dit, son ambition sera piquée ; il considérera attentivement l'objet, repassera tout ce qu'on lui a appris, et, le problème étant facile, il ne tardera pas à trouver la réponse. Son succès le comble de joie, et sa mère se réjouit avec lui. Dans la compagnie d'autres enfants, il prend plaisir à étaler ses connaissances. Il ambitionne de nouvelles victoires et se met à la recherche de nouveaux objets sur quoi il puisse parler. A mesure que ses facultés se développent, elle ajoute de nouveaux attributs à saliste, progressant de là dureté et de la mollesse à la rudesse et à la douceur, de la couleur au poli, des corps simples aux corps composés, et le problème va se compliquant, au fur et à mesure que s'accroissent les connaissances de l'enfant, exigeant toujours plus d'attention et une plus grande mémoire, maintenant toujours l'intérêt en fournissant à l'enfant de nouvelles impressions qu'il puisse s'assimiler, toujours l'encourageant par le triomphe qu'elle lui offre sur les petites difficultés dont la solution esta sa portée L —Et ainsi, elle ne fait évidem1. Ceci est conforme à une des conditions, exposées plus haut par H. Spencer, gràceauxquelles l'enseignement peut cxciterl'inlérèt et l'activité
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ment que continuer le procédé spontané de la première période ; elle aide simplement l'évolution et elle l'aide suivant le mode que lui suggère la manière d'être instinctive de l'eni'ant. Evidemment aussi, sa méthode est la mieux faite pour habituer à observer et à approfondir, et c'est là le but même de ces leçons. Dù eJLjnontrer jj, l'enfant, ce n'est pas lui apprendre à observer, c'est en faire un simple récipient des observations des autres. C'est un procédé qui affaiblit plutôt qu'il ne fortifie ses dispositions au travail personnel, qui le prive des plaisirs qui accompagnent l'effort heureux, qui donne à cette connaissance si attrayante l'aspect d'un enseignement formel et engendre ainsi l'indifférence, le dégoût même qui n'est pas rare à l'endroit de ces leçons 1. Et puis, suivre la méthode que nous venons d'exposer, c'est simplement guider l'intelligence vers la nourriture qui lui convient, joindre aux appétits intellectuels leurs adjoints naturels : l'amour-propre et le désir de sympathie; c'est, par leur réunion, assurer une intensité d'attention qui procure des perceptions fortes et complètes; c'est enfin accoutumer l'esprit, dès le commencement, à ne compter que sur soi, habitude qu'il devra garder toute la vie. . Les leçons de choses devraient être données, non pas seulement selon une méthode toute différente de celle qui est communément suivie, mais embrasser beaucoup plus d'objets qu'elles n'en embrassent, et être" continuées beaucoup plus longtemps qu'on ne les continue 2. Elles no devraient pas se borner à ce qu'il y a
spontanée : l'esprit procède du simple au composé suivant l'ordre d'apparition des facultés, leur nature et leur développement. 1. Le dégoût qu'éprouve alors l'enfant provient du caractère abstrait sous lequel l'objet de l'étude lui est présenté. Cet enseignement prématuré ne convient pas à son esprit. L'enfant redit alors ce qu'on lui a dit, mais il redit des abstractions qui sont pour lui sans signification. Il faut, au contraire, guider son esprit en voie de développement et de recherche, pour lui faire éprouver un sentiment de curiosité nécessaire à son progrès. 2. nain estime que tes leçons de choses doivent s'étendre à tout ce qui
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dans lajgaison, _mais comprendre encore ce qui se trouve aux champs et dans les haies, dans les carrières et sur la plage. Elles ne devraient pas cesser avec la première enfance, mais si bien se continuer pendant la jeunesse qu'elles en vinssent insensiblement à se fondre avec les investigations du naturaliste -et du savant. Ici même, nous n'avons qu'à marcher dans les voies de la nature. Peut-on voir plaisir plus intense que celui d'enfants cueillant de nouvelles fleurs, regardant de nouveaux insectes, rassemblant | des cailloux et des coquillages? Et qui ne sent pas qu'en sympathisant avec eux, on peut les amener à /examiner, aussi profondément qu'on le voudra, les qualités et la structure des choses? Tout botaniste que des enfants ont accompagné par les bois et les sentiers, doit ; avoir remarqué avec quelle ardeur ils prenaient part à ; ses recherches, quels soins ils mettaient à lui découvrir i des plantes, avec quelle attention ils suivaient son I examen, comme ils l'assiégeaient de questions. Un disi ciple de Bacon logique avec lui-même, un « serviteur et interprête de la nature » ne pourra manquer de voir ; qu'il doit modestement suivre ces indications. Une fois familiarisé avec les propriétés simples des corps organiques, il faut, toujours par la même méthode, amener l'enfant à faire un examen approfondi de tout ce qu'il recueille dans ses promenades de chaque jour. Les caractères les moins complexes, seuls, seront d'abord remarqués : pour les plantes, la couleur, le nombre et I la forme des pétales ; pour les insectes, le nombre des ailes, des pattes, des antennes et leurs couleurs. Ces \ faits ayant été complètement et constamment observés, ; on en étudiera de nouveaux : pour les plantes, le nom: bre d'étamines et de pistils, la forme des corolles, si \ elles sont rayonnées ou bilatérales, l'arrangement et la
/ sert à la vie, et aux phénomènes de la nature, et ouvrir aux élèves trois / vastes domaines : l'histoire naturelle, les sciences physiques, les arts / utiles, tout ce qui sert aux besoins journaliers de la vie ordinaire.
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-^physionomie des feuilles, si elles sont opposées ou alternes,pédonculées ousessiles, glabres ou poilues, dentelées ou unies; pour les insectes, les divisions du corps, les segments de l'abdomen, les marques des ailes, le nombre des articulations des pattes et la forme des i petits organes, le même système étant toujours emJployé et consistant à inspirer à l'enfant l'ambition de dire, sur tout ce qu'il trouve, tout ce qu'il sait. Plus tard, à l'âge convenable, on pourra, comme une grande faveur, lui indiquer le moyen de conserver ces plantes que ses connaissances lui rendent si intéressantes. S'il y a lieu, comme une faveur plus grande encore, on peut même lui fournir les moyens de. conserver à travers leurs transformations les larves de nos papillons communs, distractions, nous l'attestons en connaissance de cause, du plus grand intérêt, dont on ne se lasse pas des années durant; qui, si l'on y joint la formation d'une collection d'insectes, ajoute un intérêt considérable aux promenades du samedi et prépare admirablement à l'étude de la physiologie4. ' Nous nous attendons bien à ce qu'on nous dise que tout cela, c'est une perte de temps et d'énergie, qu'il serait beaucoup plus sage de faire écrire aux enfants leurs devoirs et de leur faire apprendre leurs tables de
1. H. Spencer développe ici, à l'aide d'exemples, la nécessité et les ressources de l'esprit d'observation, source indispensable de connaissances solides. ■ Il est certain, a-t-il dit plus haut, que, si nous y réfléchissons, nous voyons que de la puissance d'observation dépend le succès en toutes choses. Ce n'est pas seulement l'artiste, le naturaliste, l'homme de science qui en a besoin; ce n'est pas seulement le médeein qui y puise la sûreté de son diagnostic; ce n'est pas seulement l'ingénieur, à qui elle est si nécessaire qu'il doit passer plusieurs années dans l'atelier de construction pour l'acquérir : c'est aussi le philosophe, qui en dépend plus que personne, puisque le philosophe est, au fond, un homme qui observe les rapports des choses, là où les autres hommes n'ont point aperçu ces rapports; et c'est également le poète, puisque le poète est un homme qui voit les beautés de la nature, que nous saisissons tous quand on nous les montre, mais que nous n'avions point remarquées auparavant. Il n'y a rien sur quoi l'on doive insister davantage que sur l'importance essentielle de recevoir des impressions vives et complètes. »
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EXTRAITS DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
réduction de « shillings » en « pence », pour les préparer aux travaux et aux affaires de la vie. Nous regrettons que règne encore une idée si grossière de ce qui constitue l'éducation et une conception si étroite de l'utilité1. Même en laissant de côté la nécessité du développement systématique des perceptions2 et la valeur de notre méthode pour atteindre ce but, nous sommes prêt à la soutenir au point de vue des connaissances qu'elle donne. Si les hommes ne doivent être que de bons bourgeois, que des teneurs de livres dont les idées n'aillent pas plus loin que leurs métiers, s'il convient qu'ils ressemblent au petit boutiquier pour qui le seul agrément qu'on puisse goûter à la campagne, c'est de s'asseoir dans une guinguette à fumer des pipes ou à boire de la bière, ou au hobereau pour qui les bois ne sont que des terrains de chasse, les plantes de mauvaises herbes, pour qui les animaux se répartissent en trois classes : gibier, vermine et bétail; alors, certes, il est inutile d'apprendre rien qui n'ait pour but direct de remplir le coffre-fort ou le garde-manger. Mais, si nous devons viser à être autre chose que de misérables manœuvres, si ce qui nous entoure peut ne pas servir seulement à battre monnaie, si nous avons à exercer d'autres facultés
1. Cependant l'auteur avoue audébutdu chapitre sur l'éducation intellectuelle que les méthodes abstraites cèdent peu à peu la place à des méthodes rationnelles. ■ Pendant que la vieille méthode de présenter la vérité sous la forme abstraite est tombée en désuétude, on en a adopté une nouvelle, celle de présenter la vérité sous une forme concrète. Les faits élémentaires des sciences exactes s'apprennent maintenant par l'intuition directe, comme on apprend à connaître les textures, les goûts, les couleurs... De tous les changements qui se produisent, le plus significatif est le désir croissant de rendre l'étude agréable plutôt que pénible, désir fondé sur la perception plus ou moins claire de ce fait : que le genre d'activité intellectuelle qui plaît à chaque âge est précisément celui qui est salutaire, et vicevcrsa. • Les vrais édueateurs s'efforcent de mettre en pratique les conseils de Rabelais, de Montaigne, de Coménius, de Rousseau, de Eestalozzi, qui s'accordaient à dire qu'il faut placer les choses avant les mots, partir du concret pour arriver à la notion compréhensible de l'abstrait, des faits pour s'élever, par l'induction, â la généralisation. 2. C'est-à-dire d'une éducation méthodique des sens.
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que nos appétits sensuels, si les jouissances que peuvent procurer la poésie, l'art, la science et la philosophie ne sont pas sans valeur, alors il est désirable que soit encouragée la disposition instinctive des enfants à observer ce qu'il y a de beau dans la nature et à se rendre compte des phénomènes naturels1.»Mais •cet utilitarisme grossier, qui se contente de venir dans ce monde et de le quitter sans se soucier de savoir ce qu'il est, ni ce qu'il renferme, nous pouvons le combattre, même sur son propre terrain. Peu à peu, et de plus en plus, on verra que la connaissance des lois de la vie est plus importante que n'importe quelle autre, que ces lois président, non seulement à la vie du corps et de l'esprit, mais encore, par implication, à toutes les transactions publiques et privées, à tout commerce, à toute politique, à toute morale, et que, par suite, sans leur intelligence, on ne saurait se bien conduire, ni comme homme, ni comme citoyen. On verra aussi que, les lois de la vie étant identiques dans tout le règne organique, elles ne peuvent être vraiment comprises dans leurs manifestations complexes, si l'on n'a pas commencé à les étudier dans leurs manifestations les plus simples. Et, quand on aura vu tout cela, on sentira bien qu'aider l'enfant à acquérir sur le monde extérieur ces notions dont il est si avide, c'est simplement l'amener à emmagasiner les matériaux bruts d'une future organisation du travail, les faits qui, un jour, lui imposeront ces grandes généralisations de la science dont nous avons besoin pour guider nos actions.
I. H. Spencer estime, en effet, que le but de l'éducation est de préparer l'homme • à la vie complète », en satisfaisant les divers genres d'activité qu'elle comprend. Une des fins que poursuit cette activité est de remplir les loisirs de l'existence par la satisfaction des goûts et des sentiments esthétiques; d'où la nécessité d'amener l'enfant à goûter la littérature, les arts : peinture, sculpture, musique, qui le rendront sensible aux émotions du beau.
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(:>1818-1903)
Philosophe anglais né à Aberdeen. Professeur de logique à l'Université de sa ville natale, Bain publia de bonne heure des ouvrages de vulgarisation sur l'astronomie, l'électricité, la météorologie. En 1855, il fit paraître deux ouvrages : Les sens et l'intelligence ; — Les émotions et la volonté qui lui assurent un nom important dans l'histoire de la psychologie anglaise contemporaine. La Science de l'éducation (1879) lui vaut une place de premier rang dans l'histoire de la pédagogie, où il se montre esprit positif, analyste minutieux, observateur sagace. La Science de l'éducation comprend trois parties : dans la première, l'auteur étudie l'art d'enseigner au point de vue scientifique et recherche les bases psychologiques de l'éducation ; dans la seconde qui traite des méthodes, il examine l'ordre des études, considéré au point de vue de la psychologie et de la logique, car il est indispensable de connaître l'ordre dans lequel les facultés se développent et l'influence que cet ordre doit avoir sur celui des études. La troisième partie est l'exposé d'un plan d'études nouveau. Disciple de l'école de la psychologie expérimentale, Bain étudie, dans les faits psychologiques qu'il compare et groupe, l'ordre des manifestations de l'activité intellectuelle : conscience, perceptions externes, association des idées et des sentiments, qui sont le fondement de la mémoire et de l'imagination. D'après Bain, la matière du cerveau et des nerfs est la mesure de nos acquisitions ; l'état physiologique de l'individu détermine la puissance de son esprit. La mémoire « qui est la plus haute énergie du.cerveau, le comble de l'activité nerveuse ». est surtout active lorsque cet organe a beaucoup de forces en réserve. De ce principe découlent des observations intéressantes sur les heures les plus favorables au travail, sur l'alternance
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des études, moyen de reposer l'esprit, sur l'influence des émotions, sur la surveillance dont ces faits de conscience doivent être l'objet, sur les moyens de stimuler les émotions intellectuelles, sur le rôle de la souffrance et du plaisir en éducation, sur le principe des réactions naturelles qu'il approuve, non sans en signaler les inconvénients. Le premier chapitre se termine par un examen comparatif de l'importance des diverses études. Fidèle disciple de Spencer, il considère la « science comme l'expression la plus parfaite de la vérité et des moyens d'y arriver ». Les^jnaffiematig^ véritable discipline pour l'esprit. pùTsauèTà~faison smûfiZobUge l'élèvelà-gllnclincr devant l'enseignement qui lui est dpjiné ; les sciences de la nature l'initient à l'induction, le préparent à la pratique des arts et à l'exercice d'une profession. Les langues mortes lui paraissent utiles seulement pour les érudits. « La disposition provisoire, d'après laquelle les connaissances supérieures n'ont été, pendant plusieurs siècles, accessibles que par l'intermédiaire de deux langues mortes, a maintenant fait son temps. On doit donc se demander si l'on a découvert pour ces deux langues (latin et grec) quelque utilité nouvelle, qui justifie la dépense de temps et de peine qu'elles coûtent, maintenant que leur utilité primitive n'existe plus. » Ces préliminaires établis, Bain aborde les méthodes d'enseignement. La marche à suivre est indiquée, nous l'avons dit, par la psychologie et la logique. L'observation^ est le point de départ des études; le concret vient avant l'abstrait; la mémoire précède le jugement et l'imagination la raison. La marche de l'enseignement est celle qu'avait tracée H. Spencer . Les faits d'abord, nombreux et variés, des exemples suffisant s pour faire ressortir les points de ressemblance qui conduiront ensuite à la définition. Bain tiré des principes qu'il a posés des considérations judicieuses sur la lecture, sur la grammaire qu'il faut apprendre par l'usage, sur l'enseignement de l'arithmétique qu'il faut l'aire précéder d'exercices. Il aborde ensuite la « question délicate du commencement des connaissances » et des leçons de choses qui « plus que tout autre moyen d'enseignement, demandent à être traitées avec soin », car, sans cela, ce procédé admirable pourrait dans des mains inhabiles rester sans valeur. Les développements que Bain donne sur cette question, appuyant ses considérations d'exemples, méritent tout particulièrement de retenir l'attention, des maîtres. En géographie, Bain recommande de suivre exactement les règles indiquées pour les leçons de choses ; en histoire, de présenter les grands événements marquants de l'histoire du monde, pour l'histoire universelle ; d'une manière plus complète, l'histoire de l'Europe moderne ; d'une manière plus complète encore, l'histoire nationale, en se bornant
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EXTRAITS DES AUTEURS
PEDAGOGIQUES
toutefois, et en s'attuchant de préférence aux grands événements. La troisième partie est l'exposé d'un plan d'éducation moderne ou « plan d'études de l'avenir » sorte de programme d'éducation secondaire. Ce programme doit se composer de trois parties essentielles : 1° les sciences, comprenant les sciences que Bain appelle fondamentales : arithmétique,géométrie, algèbre,physique, chimie, biologie, psychologie, et les sciences naturelles : minéralogie, botanique, zoologie, géologie et géographie ; 2° les humanités, et sous ce vocable, Bain comprend : l'histoire de toutes les branches de la science sociale, l'histoire purement narrative, l'économie, politique et un aperçu de jurisprudence, enfin un tableau plus ou moins complet de la littérature universelle ; 3» la Rhétorique et la littérature nationale, les langues modernes « qu'il ne faut pas rendre obligatoires ni exiger pour les examens ». Bain fait suivre l'exposé de son programme de la justification suivante, qui vaut d'être retenue. « Le programme dont je viens de donner une esquisse rapide, établirait une plus grande harmonie entre l'éducation primaire et l'éducation secondaire, et ferait disparaître la bifurcation incommode qui complique et embarrasse le plan d'études actuelles de nos collèges. Les études des écoles primaires suivent naturellement la marche générale que j'ai indiquée et gagneraient encore à la suivre de plus près. Jl y aurait ainsi un terrain commun sur lequel se rencontreraient toutes les professions. » Bain traite plus brièvement de l'éducation morale. Utilitaire en éducation morale comme il l'est en éducation intellectuelle, il voit dans les tendances innées, dans l'expérience personnelle et dans l'enseignement, les trois ressorts de la vie. C'est surtout l'expérience personnelle qui nous apprend comment nous devons agir envers les autres, ce que la société exige de chacun et les conséquences dont elle fait suivre chaque action. Ce sont les rapports mutuels des hommes qui sont la source de la bonne conduite sociale. Il y a donc une sorte d'éducation expérimentale de la vertu. Les motifs auxquels le maître doit faire appel dans cet enseignement sont la prudence, l'intérêt personnel, les affections sociales telles que la compassion et la pitié, le sentiment de l'honneur, l'héroïsme. Le moyen à employer est la douceur. Les vues générales de Bain sur l'éducation morale s'inspirent plus de l'intelligence que du cœur et paraissent insuffisantes à constituer une doctrine. L'ouvrage se termine par un chapitre sur l'éducation artistique-et les rapports de l'art et de la morale. Les diverses parties de l'ouvrage ne sont pas d'égale valeur. Celle qui est relative à l'éducation intellectuelle abonde en analyses pénétrantes et en aperçus fins, judicieux, qui provoquent la réflexion sur les principales questions que discute la pédagogie moderne.
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Règles relatives à l'exercice de l'autorité \. Il n'est pas toujours possible de faire comprendre aux enfants les raisons d'un ordre. On y réussit parfois, sinon avec les plus jeunes, du moins avec ceux d'un certain âge. Il est alors beaucoup plus facile d'obtenir l'obéissance, et il en est de même dans n'importe quel ordre de gouvernement. L'exercice de l'autorité est, en de nombreux points, identique, dans les différentes sphères où elle s'exerce : la famille, l'école, les relations de maître à serviteur, de souverain à sujet, dans l'Etat ou les sociétés secondaires. Voici quelques prescriptions communes : 1° Les défenses doivent être aussi peu nombreuses que possible. 2° Les devoirs et les fautes doivent être formulés avec nejtteté, dé manière à être bien compris. Il se peut que ce ne soit pas toujours entièrement possible, mais on doit s'y efforcer. 3° On doit établir, pour les fautes, une échelle où elles soient graduées selon leur gravité. Là aussi, les distinctions doivent être claires et exprimées nettement 2. 4° L'application des peines est réglée selon certains principes que Bentham a, le premier, indiqués clairement3.
1. La science de l'éducation.L. I.-ch. V, trad. Berthe. 2. Dans l'exposé de ses idées sur l'éducation morale, Bain va jusqu'à faire du code pénal un ressort de l'enseignement de la vertu. C'est un critère trop matériel. La faute se mesure à l'acte et aussi à l'intention de celui qui l'a commise. 3. Voici quelques-uns des principes énoncés par Bentham :1° la punilion doit contrebalancer les avantages qui ont poussé le coupable à la commettre ; 2» plus grand est le dommage causé, plus forte doit être la sanction ; 3° la punition ne doit pas dépasser le but qu'on se propose ;
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DES AUTEUltS PEDAGOGIQUES
5° On doit se fier aux bonnes volontés dans la mesure de ce qu'elles peuvent donner. 6° Une bonne organisation et certaines dispositions peuvent prémunir contre tout désordre. — On évite les querelles en prévenant les encombrements, la presse et les rencontres. L'improbité ne peut se donner carrière faute d'occasion ; la négligence, grâce à une surveillance vigilante et à des examens réguliers. 7° L'autorité se fait imposante et grave parles formes et l'appareil dont elle s'entoure. Toutes les opérations de la loi s'accompagnent de formes et de rites spéciaux, et les personnes qui exercent l'autorité sont revêtues de dignité et d'inviolabilité. Les rites de l'autorité se font plus sévères et plus imposants, à mesure que croît la nécessité d'assurer l'obéissance. Les Romains, le plus grand peuple de législateurs qui fut jamais, furent aussi ceux qui mirent le plus de majesté dans leurs rites officiels. Il faut à l'autorité, même dans ses formes, les plus basses, une Légère teinte de formalisme. 8° Il est entendu que l'autorité, avec tous ses attributs, existe, non au profit de celui qui l'exerce, mais au bénéfice de ceux sur qui elle s'exerce1. 9° 11 faut éviter avec le plus grand soin de se laisser aller à aucun acte inspiré par l'esprit de vengeance.
4° la punition doit être porportionnée à l'âge, au sexe, à la fortune, à la position; o° la punition doit être augmentée, lorsque la faute indique une habitude; C" en déterminant la gravité de la peine, il faut tenir compte des circonstances qui rendent toute punition inutile. Pour ce qui est àuclioix des peines,Bentham énurnère les conditions qu'elles doivent remplir ; la variabilité, l'équité, la commensurabilité (rapport de la punition avec la gravité de la faute); la caractéristique. (sa nature doit être en rapport avec la faute commise). Les peines doivent en outre avoir un caractère exemplaire et réparateur. I, «La bonne discipline est préventive. Visant à améliorer, non à roâler, elle fait peu de fond sur les pénalités qui n'amendent guère... Plus de pénalités n'ayant pour but que d'exercer des représailles, d'infliger une souffrance en retour d'une infraction au règlement. (Instr. et règlement pour l'ens. second. 1800.) Le bénéfice auquel le maître doit viser est un ensemble de bonnes habitudes, certaines dispositions intimes qui rendent l'enfant plus apte à se gouverner lui-môme, le jour où il cesse d'être surveillé.
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10° Autant que les circonstances le permettent, toute personne revêtue d'autorité doit prendre une attitude bienveillante, chercher l'avantage de ses subordonnés, user de son instruction et de conseils pour éviter que la force soit nécessaire. Cette attitude obtient son maximum d'effets quand on en marque clairement les limites et qu'on ne les dépasse jamais. 11° Les motifs de la répression et de la discipline doivent, autant que possible, être rendus compréhensibles à tous les intéressés et se rapporter au bien général seul, de sorte qu'il faut faire rentrer dans l'éducation nationale une étude de la structure de la société, qui la fasse apparaître comme une réciprocité régulière de tous ses membres pour le bien de chacun et de tous '. Les analogies et les différences entre l'école et la famille ont été indiquées précédemment. La particularité distinctive de l'école, du point de vue de l'autorité considérée* en général, est dans son but principal : l'instruction, pour laquelle il faut imposer l'attention et l'application, de manière à assurer la permanence des impressions intellectuelles ou autres. Provoquer et maintenir cette disposition d'esprit par l'intérêt ou la contrainte, voilà à quoi vise d'abord tout enseignehient2. Les influences hostiles qu'il faut vaincre sont l'inaptitude, la fatigue physique, l'ennui que cause le travail, les diversions et les distractions venant d'autres goûts, et aussi les sentiments de révolte naturels à l'être humain soumis à une autorité quelconque. La façon de procéder n'est pas la même dans le cas
1, Tous ceux qui exercent une autorité, de quelque nature qu'elle soit, doivent connaître à fond les conditions et les principes généraux de la punition (Note de l'auteur). •2. L'intérêt de l'enseignement, la qualité des méthodes, la variété des leçons et des devoirs, la régularité dans leur correction sont de puissants facteurs pour provoquer et maintenir l'attention et, par suite, pour assurer une bonne discipline.
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d'un seul élève et de toute une classe. On peut étudier les qualités individuelles d'un élève, quand il est seuL et en tenir compte ; avec une classe, les individualités ne comptent plus. L'élément du nombre y est essentiel; il entraîne des difficultés comme des avantages et demande un maniement tout spécial *. C'est par le nombre de ses élèves que le professeur se distingue du père et se rapproche de ceux qui. dans l'Etat, exercent une autorité plus considérable; c'est aussi par son contrôle plus étendu, par ses risques plus grands, par sa fermeté plus stricte. Avec un seul élève, les seuls mobiles dont nous nous servons lui sont personnels; avec un certain nombre d'élèves, nous sommes soumis à la dure nécessité de punir par l'exemple. De bonnes conditions matérielles sont déjà une demigarantie de succès. Des locaux vastes et bien aérés permettent aux divisions de s'assembler et de se séparer sans confusion ni désordre ; voilà ce qui vient en premier lieu faciliter la discipline. Puis vient la bonne organisation, c'est-à-dire la méthode et le bon ordre de tous les mouvements, grâce auxquels chaque élève est toujours à la place où il doit être et toute la classe sous le regard du maître. Enfin, viennent la succession judicieuse des divers travaux et les suspensions du travail, de façon à éviter la fatigue et à maintenir l'attention et l'énergie pendant toute la durée du cours -. Après le matériel et les dispositions générales, viennent les méthodes d'enseignement3. Elles rendent les
1. La discipline d'une classe est plus difficile que la discipline individuelle. La nécessité de faire travailler ensemble, et à une même œuvre collective, des élèves nombreux que leurs goûts, leurs aptitudes portent vers des voies différentes, et qui sont moins raisonnables en collectivité que s'ils étaient isolés, oblige le maître à une discipline plus ferme, mais qui est aussi plus difficile à obtenir. 2. De bonnes conditions d'installation matérielle, un emploi du tempsméthodiquement ordonné, les heures d'exercice, de jeux, de récréations bien déterminées, une bonne organisation pédagogique, un classement judicieux des élèves, facilitent l'attention et favorisent la discipline. 3. De bonnes méthodes, surtout des méthodes actives, qui excitent les
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explications claires et facilitent l'effort intellectuel né- ' cessaire à la compréhension. Si, à cette qualité fondamentale peut s'ajouter un intérêt, un charme extrinsèque, ce sera tant mieux, mais il ne devra pas s'ajouter aux dépens de la clarté, sans laquelle il est inutile de songer à faire pénétrer un sujet. La personnalité du professeur peut être favorable à son influence : un extérieur sympathique, une voix et des manières agréables, une expression bienveillante, quand sa sévérité peut se relâcher ; voilà pour le côté séducteur ; au contraire, par une attitude froide, imposante et digne, il incarnera l'autorité et tiendra constamment en respect les élèves qui pourraient être mal intentionnés. 11 est rarement donné à un maître ou à une maîtresse de savoir prendre ces deux attitudes dans toute leur perfection ; mais, partout où elles se rencontrent dans une certaine mesure, elles s'opposeront avec efficacité au mauvais vouloir et à la paresse. Un air important et prétentieux nuit à l'influence du maître et inspire aux élèves le désir de l'humilier. Une attitude simple tempère, au contraire, l'autorité U Evidemment, c'est du tact que dépend presque tout, c'est-à-dire du sens éveillé de tout ce qui se passe. Que le maître ne voie ni n'entende bien, il y aura certainement du désordre; mais des sens, même excellents, peuvent ne pas être employés avec une vigilance suffisante, et il en sera de ce maître comme de l'acteur qui ne sait pas discerner rapidement les signes de l'effet qu'il produit sur son auditoire ; il sera incapable d'enseigner, comme l'acteur de réussir. Le maître ne doit pas seulement s'apercevoir du désordre lorsqu'il est bien
vraies qualités de l'esprit, et fortifient la volonté en même temps qu'elles inspirent l'amour de l'étude, sont les conditions essentielles d'une discipline intelligente et libérale. 1. Le caractère du maître, son affection pour les enfants, son dévouement, l'ascendant que lui donnent son mérite intellectuel et sa valeur morale, suflisent presque toujours au maintien de la discipline dans une classe. Auteurs Pédagogiques, E. N. 18
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caractérisé ou qu'il éclate; il doit lire, dans les yeux de ses élèves, l'effet de son enseignement. Une attitude calme, faite non de faiblesse, mais de maîtrise de soi, de sang-froid, et sachant au besoin se faire énergique, est, pour la discipline, une aide précieuse. L'énervement et l'agitation du maître se communiquent aux élèves et nuisent également au bon ordre et à l'enseignement. Toute erreur, toute fausse mesure du maître compromettra momentanément son ascendant ; et, comme il lui arrivera certainement d'en commettre, il n'en sera que plus dangereux pour lui de prendre des airs avantageux. Ce qui rend particulièrement difficile la tâche du maître, ce sont les mouvements tumultueux auxquels toute multitude est sujette. Les hommes agissent fort différemment lorsqu'ils sont dans leur particulier et lorsqu'ils sont en groupe ; de nouvelles forces et influences entrent en jeu. C'est toujours un poste de danger que celui de l'homme qui se met en travers d'une multitude. Devenu un élément d'une masse, l'individu fait preuve d'un caractère tout nouveau. La passion anti-sociale ou malveillante, l'ardeur du triomphe qui n'existent pas chez l'individu en présence de plus puissant que lui, se rallument et s'enflamment lorsqu'il est avec d'autres. Chaque fois que se présente la possibilité d'une charge générale, l'autorité d'un seul ne pèse plus, dans la balance. On dit souvent que le professeur devrait s'efforcer de se concilier l'opinion générale, faire en sorte que l'esprit de la classe soit bon. Sur ce point, "on a vu plus souvent mériter le succès que l'obtenir, et il esta craindre que jusqu'à la fin des temps, la collectivité à l'école ne continue à manifester de l'antipathie pour le maître. En certaines occasions, l'influence de la masse pourra être une garantie de l'ordre, par exemple lorsque la majorité veut travailler et s'en trouve empêchée par quelques fauteurs de désordre ou quand il y a un cou-
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rant général de sympathie pour le maître, en sorte que les élèves ne se permettent de manquements à la discipline que rarement et par exception1. Mais même parvenu, ou à peu près, grâce à son mérite, à cette position avantageuse, le maître n'est jamais entièrement garanti d'un éclat et doit toujours se tenir prêt à recourir aux mesures de répression dont il dispose et aux punitions. Il pourra toujours user de calmants, de remontrances douces et amicales ; il pourra empêcher que la contagion ne s'étende, par une tactique vigilante et en montrant aux meneurs qu'il a l'œil sur eux, mais il faudra qu'il en vienne, en fin de compte, aux punitions. C'est cette constante disposition au désordre soit de quelques individus, soit de la masse, qui exige qu'on ait de l'autorité dans l'air et dans les manières, une attitude un peu hautaine et distante, d'autant plus nécessaires que l'élément hostile est plus développé. La discipline des masses est entravée par deux sortes d'élèves : ceux qui ne se sentent aucun goût pour ce qu'on veut leur apprendre et ceux qui sont trop en retard pour pouvoir suivre l'enseignement. Dans une école bien dirigée., ces deux sortes d'élèves ne doivent pas se rencontrer. Toutes ces considérations nous amènent à notre sujet final : les punitions. En éducation, comme dans les autres genres de gouvernement, on en a fort amélioré l'application. Les principes généraux des punitions ayant déjà été énoncéswil nous reste à en considérer l'application à l'école, mais nous allons dire d'abord quelques mots de l'emploi des récompenses.
1. L'intelligence et le bon esprit des premiers élèves d'une classe exercent l'influence la plus heureuse sur l'esprit de la classe entière. Un maitre clairvoyant peut trouver en eux de précieux collaborateurs.
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L'émulation. — Les prix. — Les places.
Ces différents termes se rapportent au même fait, au même mobile, qui est le désir de surpasser les autres et de se distinguer soi-même, mobile que nous avons déjà examiné1. On n'en connaît pas qui donne un tel élan à l'application intellectuelle, et, là où il agit avec toute sa force, il suffit à lui seul. — Malheureusement il offre des inconvénients : 1° c'est un principe anti-social; 2° il peut devenir trop puissant; 3° il n'agit que sur un petit nombre d'élèves ; 4° il fait un mérite de la supériorité des dons naturels 2. Il est reconnu que, de tout temps, l'intelligence humaine s'est trouvée déterminée à ses plus grands efforts par la rivalité, la lutte, l'ambition et le désir du pre3 mier rang . La question se pose de savoir si un degré d'excellence plus modeste, à la portée de facultés moyennes, ne pourrait être atteint sans ce stimulant. Le gain moral serait alors évident. En tout cas, point n'est besoin de faire intervenir trop tôt l'émulation ou d'en faire usage dès le début. Avec les petits, en qui on doit surtout s'efforcer de faire naître des sentiments altruistes, il vaut mieux la laisser de côté entièrement. Elle est inutile lorsqu'il s'agit de devoirs faciles et intéressants, et c'est la modestie plutôt que l'orgueil qu'on doit enseigner aux élèves remarquablement doués. Les premiers prix et les hautes distinctions ne touchent qu'un tout petit nombre d'élèves. Le « gain des places »,
1. Dans le eh. iv, Les émotions morales, de la Science de l'Éducation. 2. Selon que les éducateurs se sont attachés à ne voir que les bienfaits ou que les dangers de l'émulation, ils l'ont vantée comme un puissant stimulant dans l'éducation, ou l'ont condamnée avec une extrême sévérité : Rabelais, Fénelon, Bossuet, Locke, Rollin, Guizot, Pécaut, ont fait l'apologie de l'émulation. — Port-Royal, Rousseau, Bernardin de St-Pierre ne voient dans l'émulation qu'une source de vanité etd'orgueil, un excitant factice et dangereux. 3. Voy. ci-après Les mobiles de l'étude, Boulroux.
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pour nous servir de l'expression de Bentham, affecte tous les élèves plus ou moins, quoiqu'à la queue de la classe la place importe peu, car trop souvent les résultats y sont nuls. Une classe qui se compose d'un tout petit nombre d'élèves se disputant avec ardeur la première place, alors que la masse reste inerte, n'est pas une classe satisfaisante'. Les prix peuvent avoir de la valeur en eux-mêmes, et aussi comme marque de supériorité. Les petits présents des parents sont des encouragements effectifs au travail. Quant à l'école, les prix qu'elle donne à la supériorité ne sont à la portée que d'un petit nombre. Les principales récompenses dont dispose le maître sont l'approbation ou l'éloge. Ce sont des moyens d'action puissants et flexibles, mais qui exigent d'être maniés avec précaution. Il y a des mérites si facilement appréciables qu'on peut les traduire par des notes numériques. La distinction sera d'ailleurs tout à fait nette aussi, lorsqu'on pourra dire d'une chose que c'est bien ou mal, en totalité ou en partie. Dire que la réponse est correcte, qu'un passage est convenablement expliqué est une approbation suffisante et contre laquelle l'envie ne peut rien. Les paroles élogieuses sont d'un emploi très délicat et il faut beaucoup de tact pour qu'elles soient à la fois exactes et justes. 11 faut qu'elles trouvent dans les faits une justification évidente. Le mérite supérieur n'a pas besoin de continuelles louanges ; montrer qu'on l'apprécie sans le dire, doit être la règle2, et l'on ne doit s'en départir que lorsque
1. Remarque fort juste. C'est le niveau moyen de la classe qui est le critère de sa valeur, et non la valeur de quelques élèves de la tête de promotion. 2. Cela ne nous parait pas suffisant pour des enfants. « Le désir d'être loué, en général, est un sentiment naturel et nécessaire, un principe d'action et de sociabilité qu'on doit se garder de combattre. Les enfants en ont encore un plus graml besoin que les hommes : dépourvus d'opinions, souvent même d'idées sur le mérite et la valeur de ce qu'ils font ou de ce qu'ils voient, ils ne sauraient trouver en eux-mêmes ces points d'appui qui, dans un âge plus avancé, nous dispensent d'en chercher ailleurs : peines, plaisirs, jugements, tout leur vient du dehors; c'est au
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EXTRAITS
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l'admiration s'impose, même aux plus jaloux. C'est la présence de toute la classe réunie qui doit servir de régulateur à l'éloge ; le maître ne doit pas exprimer son opinion personnelle, mais diriger les sentiments d'une multitude avec laquelle il ne doit jamais être en désaccord. C'est en tête-à-tête seulement qu'il doit exprimer ses sentiments purement personnels. Le « principe du jury d'élèves » que préconise Bentham, quoiqu'il ne soit pas formellement reconnu dans nos méthodes modernes, est toujours tacitement appliqué. L'opinion de la classe ne peut atteindre son maximum d'efficacité que si la tête et les membres, le maître et la masse des élèves sont en communion de jugement. C'est la guerre qui résulte de tout autre état de choses, mais elle est parfois inévitable.
Les punitions.
La première forme de punition, la meilleure et la plus prompte, est la censure, la désapprobation, le blâme, et toutes les règles relatives à l'éloge lui sont applicables. C'est une punition que l'exposé net, sans appréciation ni commentaire, d'une faute bien déterminée. S'il y a des circonstances aggravantes, par exemple une négligence flagrante, on peut y ajouter un commentaire humiliant ; mais les reproches exigent le discernement et la justice les plus strictsLes degrés d'une mêmè faute peuvent parfois être représentés par des chiffres attribués en raison du nombre des leçons non sues, des répétitions de la faute. Le simple énoncé du fait est alors plus éloquent
dehors qu'ils demandent ce qu'ils doivent penser et faire; ils sont curieux de savoir ce qui peut leur valoir des éloges Au lieu donc de chercher à diminuer en eux ce besoin d'éloges...., profitons-en pour les. animer à tout ce qui est bien et leur en inspirer l'amour. ■ Gutzot, Conseils d'un père sur l'éducation.
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que n'importe quelle épithète. 11 faut éviter de recourir trop souvent aux reproches : ils pourraient perdre tout leur effet1. Plus rares encore doivent être les paroles violentes. On peut être excusable de perdre son sangfroid ; ce n'en est pas moins une victoire pour les fauteurs du désordre, même s'ils ont eu un moment de frayeur2. A moins d'être d'une nature absolument mauvaise, un maître qui cède à la colère ne peut avoir de discipline consistante. Une indignation contenue est une arme puissante. Mais c'est une preuve de faiblesse que de menacer quand on sait que les moyens vous manquent pour mettre vos menaces à exécution. De même, rien n'est plus funeste à l'autorité que des vanteries; elles mènent fatalement au ridicule. Les punitions doivent être autre chose que des mots. C'est à ses suites que le blâme doit son efficacité. Nous avons vu quelles tendances mauvaises la discipline doit combattre à l'école, le manque d'application étant celle qui se rencontre le plus fréquemment; nous pouvons maintenant passer en revue les différentes sortes de pénalités dont peut disposer le maître. On peut avoir à combattre à l'occasion une aggravation de désordre ou d'indiscipline, mais c'est le but principal qu'on doit toujours avoir en vue. On a imaginé des moyens simples d'agir sur le sentiment de la honte, les positions humiliantes et un iso1. ■ Gardez-vous bien de punir toutes les fautes commises: la pénitence deviendrait commune et banale et ne ferait plus d'impression ■. (M"" de Mainteuon). La bonne discipline veut les punitions rares; « c'est une vérité banale que les meilleurs maîtres punissent le moins, soit qu'ils n'en éprouvent pas le besoin, et que l'occasion leur en soit à peine offerte, soit qu'ils évitent sagement de se montrer prompts à la saisir, ayant par ailleurs sur quoi asseoir leur autorité et sentant bien qu'en éducation, ce qu'on obtient par la force ne vaut pas toujours ce qu'il coûte. » {Insl. pour l'ens. second-, 1890). 2. Remarque fort judicieuse. Fénélon avait déjà dit : « Ne reprenez jamais l'enfant ni dans son premier mouvement ni dans le vôtre; si vous le faites dans le vôtre, il s'aperçoit que vous agissez par humeur... vous perdez sans ressource votre autorité. ■ Le maître s'exposerait ainsi à perdre le respect qui lui est dû.
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Iement mortifiant{. Avec beaucoup d'enfants, ils sont efficaces, lion pas avec tous. Leur efficacité varie suivant la manière dont les considère la totalité des élèves, aussi bien que suivant la sensibilité de chacun. Elles conviennent à des fautes légères, non pas à des fautes graves ; on commence par elles, mais la répétition leur fait perdre rapidement leur efficacité. La règle, lorsqu'il s'agit de punir, est d'essayer au début les peines légères; pour les bonnes natures, la simple idée de la punition suffit; la nécessité d'être sévère ne se fait nullement sentir. C'est un système grossier et erroné que celui qui ne connaît que les punitions sévères et dégradantes 2. La défense de jouer ou la retenue après la classe ennuient beaucoup les jeunes enfants et elles doivent suffire pour des fautes, même graves, particulièrement lorsqu'il y a tendance au tapage ou à l'indiscipline. Elles ont alors le mérite d'être des « punitions naturelles3 ». On réprime l'excès de combativité ou d'activité par la suppression temporaire de l'exercice légitime de ces facultés. Les devoirs supplémentaires ou les pensums punissent habituellement la paresse et aussi l'insoumission. Le châtiment consiste, en l'espèce, dans l'ennui qui est imposé à l'esprit, ennui très pénible à ceux qui n'aiment pas les livres. Ajoutons-y l'ennui de la retenue" et do l'exercice disciplinaire, la honte aussi, et nous pouvons voir qu'ils constituent une punition considérable.
1. Punitions condamnables au même titre, et pour les mêmes raisons que les châtiments corporels : elles humilient et irrilent. 2. Diverses préoccupations doivent guider le maître dans l'application des punitions : les proportionner au degré de gravité de la faute; les infliger en rapport avec la nature du défaut qu'on veut corriger; tenir compte du caractère habituel ou accidentel de la faute et du caractère de sou auteur. 3. Néanmoins, s'il est permis de les employer, ne faut-il en user qu'avec réserve et discrétion. Le jeune enfant a besoin de mouvement, de liberté, de jeu au grand air. La retenue ne favorise pas le travail et la discipline dans la classe qui suit.
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Avec un ingénieux usage de ces diverses ressources : émulation, éloges, reproches-, punitions humiliantes, retenues, pensums 1, on doit pouvoir arriver à éviter complètement les châtiments corporels. Dans une école bien dirigée où se trouve établie une gradation bien calculée des divers mobiles, où existe une longue série de punitions et de châtiments de degré différent, il ne doit pas se rencontrer de cas où elles soient insuffisantes. La présence d'élèves que de tels moyens ne peuvent amender est Une anomalie et une cause de désordre ; le remède direct devrait être de les envoyer en quelque endroit où sont groupées les natures inférieures. L'inégalité de ton moral doit être évitée avec autant de soin que l'inégalité de niveau intellectuel. Il devrait y avoir des maisons de réforme ou des institutions spéciales pour ceux qui ne peuvent être gouvernés comme la majorité 2. Là où les châtiments corporels sont maintenus, on doit les mettre tout à l'extrémité de la liste des punitions ; la moindre de leurs applications devrait être tenue pour la pire honte et accompagnée de formes infamantes. Elles devraient être regardées comme une profonde injure, à la fois pour la personne qui l'inflige et pour ceux qui ont à en être témoins, comme le comble
\. M. Pécaut condamne absolument le pensum-punition, devoir supplémentaire, de pure copie, tâche mi-intellectuelle, mi-corporelle faite durant la récréation. Le pensum est mauvais, pour l'écriture, l'orthographe, pour l'attention même de l'esprit. Il est mauvais, parce que le travail est transformé en châtiment pénal qui fait naître le dégoût de l'étude, des livres, des devoirs. Il est mauvais, parce qu'il est une punition sans relation avec la faute, parce qu'il s'use vite, parce qu'il est trop commode et se prête à l'abus, parce qu'il « abêtit et humilie • ; ■ il faut donc y renoncer. Tout au plus, donnerons-nous quelques devoirs à préparer en dehors de la classe, ou quelques vers à apprendre. » Voir Quinze ans d'éducation. (Delagrave, édit.). 2. Les instructions officielles citées plus haut s'expriment d'une manière analogue. « S'il est, par exemple, des élèves que leur naturel ou leur mauvaise éducation antérieure rende notoirement rebelles à l'action éducative, des élèves dont la présence fasse obstacle à toute amélioration en donnant un air chimérique à ce qui sans eux serait possible et bon, la première règle doit être d'éliminer sans hésiter ces élèves-là. »
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de la honte et de l'infamie. On ne doit pas les appliquer plusieurs fois à un même élève, si deux ou trois corrections ne lui suffisent pas, le renvoi s'impose. Le malheur est que, dans les écoles publiques, les pires natures, les plus incultes doivent être acceptées; il ne faut pourtant pas permettre qu'elles pervertissent toute une école. Alors même que chez eux les enfants seraient habitués à recevoir des coups, il ne s'en suit pas qu'on doive'y recourir à l'école1. Les parents sont souvent maladroits ; les autres moyens d'action peuvent leur manquer; le cas peut être pressant. Il est aisé au maître de faire mieux que les parents en matière de discipline. Il arrivera souvent que l'école sera un port de refuge pour les enfants qui habitent un intérieur troublé, et ils seront amenés à le reconnaître généreusement par leur bonne conduite. En effet, les enfants pauvres ne sont pas toujours ceux qui donnent le plus de mal, et ce ne sont pas toujours les écoles qu'ils fréquentent qui font le plus usage des châtiments corporels. Les mauvaises têtes sont souvent des enfants de bonnes familles, et c'est dans les écoles de l'ordre le plus haut qu'on les rencontre. Il ne devrait y avoir aucune difficulté à renvoyer des écoles supérieures tous ceux qu'on ne peut discipliner, sans être obligé de les fouetter ignominieusement.
La discipline des conséquences.
L'idée de Rousseau qu'au lieu de punir les enfants on devrait les abandonner aux conséquences naturelles de leur désobéissance, est fort plausible2. Elle est maintenant adoptée par les éducateurs, et M. Spencer l'a recommandée avec insistance3.
1. Alors même, ainsi que cela arrive parfois, que le maître aurait été autorisé par les parents à user de punitions corporelles. 2. Bain approuve le principe des réactions naturelles, tout en signalant quelques-uns des inconvénients qu'il présente. ;!. Rousseau a préconisé ce système. Emile a cassé le carreau de la
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Elle est évidemment limitée par cette considération que les résultats peuvent être trop graves pour que la discipline puisse en tirer parti. Il faut protéger les enfants des conséquences de beaucoup de leurs actes. Le but est de faire en sorte que les parents évitent la responsabilité de la peine ; ils la rejettent donc sur des agents impersonnels, contre lesquels l'enfant ne peut avoir de ressentiment. Avant d'escompter cependant ce résultat, il conviendra d'examiner deux choses. Tout d'abord, l'enfant arrivera vite à pénétrer le stratagème; il ne tardera pas à s'apercevoir que le châtiment est amené par un plan arrangé à l'avance, dans le cas, par exemple, où l'enfant en retard est forcé de rester à la maison. Puis, comme la tendance à personnifier ou tendance anthropomorphique 1 est prépondérante pendant l'enfance, tout mal actuel est mis au compte d'une personne, connue ou non. L'habitude de considérer les lois de la nature, dans leur application inéluctable, comme froides, sans colère et sans but, ne s'acquiert que fort tard, et difficilement. Elle est un triomphe de la science et de la philosophie, de sorte que nous commençons par en vouloir à tout ce qui nous fait mal et sommes presque toujours prêts à chercher autour de nous une personne, sur qui puisse s'assouvir notre première colère. Une autre difficulté, c'est que les enfants manquent de
fenêtre : un bon rhume le guérira de son étourderie; il est en retard pour la promenade : on le laisse à la maison. H. Spencer exagère encore le thème. « Si un enfant touche à la barre de fer rouge de la cheminée, s'il passe la main sur la flamme d'une bougie, ou répand de l'eau bouillante sur une partie quelconque de son corps, la brûlure qu'il reçoit est une leçon qui ne sera pas aisément oubliée. C'est par l'expérience acquise des conséquences naturelles de leurs actes qu'hommes et femmes sont arrêtés sur la pente du mal. • Le système des réactions naturelles prête à la critique pour bien des raisons : Il n'y a aucune proportion entre la faute et le châtiment ; les punitions de la nature ne tiennent aucun compte de l'intention; elles ne sont pas opportunes; elles ne moralisent pas. Bain l'approuve tout en le critiquant, et H. Spencer lui-même fait quelques réserves. 1. Anthropomorphiqv.e,dedeuxmots grecs signifiant : homme et forme : tendance à attribuer à un autre être, à la divinité, la figure, les sentiments, les passions des hommes.
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prévoyance et de science ; ils sont incapables de saisir les conséquences d'une idée mauvaise qui leur passe par l'esprit. Naturellement ce défaut diminue avec l'âge. A mesure que s'accroît le sens des conséquences, elles arrêtent plus sûrement les instincts mauvais, et alors peu importe qu'elles soient réelles ou préparées. Au nombre des conséquences naturelles dont on se sert dans la famille pour corriger les enfants, sont les suivantes : faire sortir les enfants avec des habits en mauvais état, lorsqu'ils ont gâté un nouveau vêtement; ne pas leur donner des jouets nouveaux qui puissent remplacer ceux qu'ils ont cassés. Pour ce qui est du paiement par l'enfant d'un objet cassé, appartenant à un camarade, c'est plutôt un exemple de ce" que Bentham appelle les « punitions caractéristiques 1 ». A l'école, la discipline des conséquences a sa place dans les arrangements par lesquels on reconnaît à ehaque élève son mérite, suivant un plan impersonnel, sans que se laisse jamais entrevoir le caractère ou l'humeur du maître. La règle une fois fixée et bien comprise, la punition est la conséquence naturelle de sa nonobservation 2.
1. Une des conditions que les peines doivent remplir, selon Bentham, c'est que la peine ait en soi quelque chose dont l'idée soit en rapport exact avec la faute commise. 2. Cette discipline, en quelque sorte arithmétique, invariable, ne fait pas assez acception du caractère de l'élève etprésente des inconvénients.
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(JAMES)
Psychologue anglais contemporain. J. Sully a publié un certain nombre d'ouvrages, dont plusieurs ont été traduits en français : Le Pessimisme ; Les illusions des sens et de l'esprit; Études sur l'enfance. Ce dernier ouvrage est une contribution sérieuse à l'étude psychologique de l'enfant. L'auteur attache une grande importance, pour l'éducation, à l'observation de la première enfance, tout en reconnaissant la difficulté d'une pareille étude. Bien que les premières manifestations de l'intelligence soient informes, indécises et vagues, elles n'en sont pas moins « d'une suprême valeur pour le psychologue, précisément parce qu'elles sont les premières ». J. Sully est un observateur patient qui a recueilli un très grand nombre de faits, dans ses nombreuses lectures, dans les comptes rendus des études auxquelles on se livre depuis quelque temps, sur ce sujet, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis et en France ; dans les récits des enfants ; dans les cahiers de notes ; dans leurs réflexions durant leurs jeux, leurs récréations ; dans des enquêtes auprès des parents ; dans des enquêtes faites par correspondance. Ces éléments nombreux et classés forment la matière des neuf chapitres qui composent les Études sur l'enfance, et que l'auteur a disposés de la manière suivante : l'âge de l'imagination; l'aube de la raison; premières productions de la pensée enfantine; le petit linguiste; les sujets de frayeur; les premiers éléments de la moralité ; la soumission à une autorité; l'enfant artiste et l'enfant dessinateur. Nous donnons des extraits empruntés au livre II. Dans le premier, l'auteur nous a montré l'enfant qui rêve et se complaît dans ses illusions, qui invente des fictions, personnifie et anime les objets inanimés, donnant les marques d'une imagination plus Auteurs Pédagogiques, E. N. 19
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EXTRAITS DES AUTEURS PEDAGOGIQUES
nte et plus vive que celle de l'artiste. D trait de l'enfant qui commence à ] d^filtf raison. C'est un petit observateur s phénomènes de la nature un r rche les causes, et dont les fréqu 'nnimbrables « comment » trahissen laissante, qui veut connaître et comp
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LIVRE
L'AUBE DE LA RAISO(N
CHAPITRE I®
LE PROCESSUS5' DE LA PENSÉE6.
... Dans l'histoire de l'individu comme de la race, la pensée, même la pensée scientifique abstraite, naît du libre jeu de l'imagination. Le mythe3 est à la fois une imagination pittoresque et une tentative rudimentaire d'explication. Celte pensée primitive est assurément si enveloppée d'images brillantes et pittoresques qu'avec nos habitudes scientifiques, nous sommes exposés à en méconnaître la plénitude. Un examen attentif nous montre pourtant qu'elle contient les caractères essentiels de la pensée virile : le désir de comprendre et celui de réduire la multiplicité confuse à un ordre, à un système.
S t, " ** ■ ■
d. Marche en avant. Série de phénomènes successifs formant un tout qu'on peut considérer à part. -2; Trad. Berthe. 3. Récit traditionnel à forme allégorique, qui attribue à certains événements, à certains personnages un caractère surnaturel. Le myllie est une généralisation historique, philosophique ou naturelle. L'histoire de Prométhée est un mythe.
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Nous ne pouvons établir nettement les bornes de la jiensée du petit enfant. Selon toute probabilité, nous ne pouvons concevoir exactement l'attitude primitive de l'intelligence qui s'éveille, en présence de cette confusion de choses nouvelles qui, pour nous, est devenue un monde1. Plus tard, lorsque l'enfant pourra se servir des mots et communiquer ses pensées, tout au moins de façon décousue, la scène aura perdu de sa première étrangeté ; le travail d'organisation de l'expérience aura commencé. Toutefois, si nous ne pouvons espérer remonter à ce premier étonnement, nous pouvons nous apercevoir, de temps en temps, de cet étonnement de l'époque suivante, quand l'instruction vient en aide aux sens et quand naît l'idée d'un vaste inconnu d'espace et de temps, de la transformation des choses et de ce mystère des mystères, leurs origines. L'étude de cette pensée enfantine, dans ses grandes tentatives d'expression, ne manquera pas de nous donner des résultats remarquables et amples; mais il nous faudra toujours être sur nos gardes, ne pas nous laisser tenter de voir trop de choses dans ces premiers balbutiements, ni oublier que le vocabulaire de l'enfant manque de sûreté et peut fort bien nous induire en erreur2. C'est dans le domaine pratique qu'on entrevoit tout d'abord, chez l'enfant, le travail de la pensée3. Dans l'évolution de la race, c'est la nécessité de se nourrir et de lutter qui, agissant comme un ferment, a provoqué le travail delà raison. L'homme à commencé à réfléchir sur les rapports des choses, afin de pourvoir à sa nourriture, de se garder du froid et
■1. Nous n'avons, à défaut du témoignage de l'enfant, que les gestes, les cris, les sourires, les larmes, l'expression de sa physionomie, un ensemble de signes extérieurs, pour interpréter les premières ébauches du travail de l'esprit. 2. D'abord, parce que l'enfant laisse entendre un grand nombre de sons articulés ou non articulés qui n'ont pas de sens pour lui ; en outre, parce que, lorsqu'ils en ont un, il est souvent très différent de celui que nous lui attribuons. 3. Chez le petit enfant, l'idée, accompagnée du déBir, est aussitôt suivie d'un mouvement, d'un acte, qui permet de deviner la pensée.
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des autres maux. Il en est de même pour l'enfant. Avant qu'il sache parler, nous pouvons le voir réfléchir et découvrir rapidement quelque nouvel expédient pratique ; nous pouvons le voir, saisissant, par exemple, un objet quelconque à sa portée pour atteindre un jouet loin de lui; nous pouvons le voir empoignant notre vêtement et tirant la chaise pour nous faire savoir qu'il nous faut rester et l'amuser encore. L'observation des premiers mois de la vie de l'enfant nous fournira nombre d'exemples analogues, qui sont les premières manifestations d'une intelligence pratique; et pourtant, ces exploits, si remarquables qu'ils soient souvent, ne révèlent guère une pensée dont les attributs soient particuliers à l'homme. Le chat n'imite personne, et pourtant son geste de demande, lorsque, de sa patte, il touche et frappe votre bras, est vraiment charmant. C'est la comparaison enfantine qui, probablement, révèle clairement et pour la première fois une véritable faculté humaine de pensée. Quand le jeune enfant regarde le portrait de sa mère, ou l'image qu'il en voit dans le miroir, puis se retourne délibérément et gravement sur l'original, ce sont là, semble-t-il, les premiers et tout rudimentaires essais d'un processus qui, se compliquant, deviendra l'entendement humain1. Des comparaisons de ce genre semblent entrer pour beaucoup dans l'activité mentale des jeunes enfants. C'est ce qui explique l'attention profondément absorbée avec laquelle ils regardent des gravures ; souvent, en effet, ils mettent un soin minutieux à comparer deux
1. Il y a là un phénomène d'association toute mécanique de deux images que l'expérience a rapprochées une première, une seconde l'ois. Celte faculté est puissante à l'âge où l'enfant ne réfléchit pas encore. « Ce n'est pas exagérer l'action de l'association des idées que lui attribuer un rôle prépondérant dans les premières manifestations de l'intelligence enfantine. Avant qu'il puisse rompre la trame des sensations qui s'imposent à lui dans leur simultanéité ou leur succession, l'enfant obéit docilement à l'enchaînement naturel des choses. » Compayré. {L'évolution intellectuelle et morale de l'enfant.)
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formes l'une avec l'autre, et, du moins dans certains cas, à comparer la reproduction avec l'image mentale qu'ils ont de l'original. Pour certains enfants aussi, c'est presque une manie de comparer entre elles toutes sortes de choses, quant à leur mesure. C'est ainsi qu'un enfant de cinq ans qui s'était pris d'affection pour les chiens, avait l'habitude, quand il se promenait, de mesurer sur son corps la taille de chaque chien qu'il rencontrait; une fois chez lui, il en comparait la hauteur avec celle du siège ou du dos d'une chaise ; finalement, il demandait un mètre et trouvait le nombre de centimètres. Cette comparaison des choses est de l'essence même de l'entendement, c'est-à-dire de la compréhension des choses du monde réel considérées, non plus comme des objets concrets ou isolés, mais comme formant un tout. Dans son désir d'assimiler, c'est-à-dire de trouver quelque chose, dans la région du connu, à quoi rattacher l'objet nouveau et étranger, l'enfant est toujours à l'affût des ressemblances. C'est ce qui explique son aperception analogique et à demi poétique des choses, sa réduction métaphorique d'un objet à un prototype, lorsque, par exemple, il appelle une étoile un œil, ou la paupière un rideau; on peut même dire que c'est là le germe et de la pensée et de la science. Après avoir comparé, pour comprendre, on en vient à ce que les psychologues appellent, classifier ou généraliser : c'est-à-dire à rassembler et emmagasiner dans l'esprit un certain nombre d'objets analogues, sous un seul terme qui les désigne tous. L'enfant devient vraiment un penseur, quand il se met à nommer chaque chose du terme approprié et ainsi à les classer toutes selon leur espèce. Cette puissance de généralisation, chez l'enfant, a été minutieusement observée. Il sera cependant plus commode de s'en occuper dans un autre chapitre où nous examinerons spécialement le langage de l'enfant. Au fur et à mesure qu'il classe les
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choses selon les points de ressemblance qu'il leur peut découvrir, l'enfant note les liens qui les rattachent entre elles1. 11 découvre ce qui appartient en propre au cheval, à la locomotion ; il remarque l'heure à laquelle son père quitte la maison et celle à laquelle il rentre, l'heure à laquelle le soleil se couche, ce qui accompagne et suit la pluie, etc. C'est le signe qu'il est en train d'arriver à l'idée de coordination, de règle, de ce que nous appelons la loi. Dès lors, nous pouvons dire que l'enfant raisonne, non plus automatiquement et aveuglément comme le chien3, mais avec la conscience de ce qu'il fait. Nous imaginons difficilement tout le dur travail qu'a dû accomplir ce petit cerveau, avant d'en arriver à cet obscur sentiment de la régularité. En certains cas, sans doute, la régularité est assez visible et ne peut que difficilement passer inaperçue, même au plus stupide des enfants. Le rapport entre le couvert qu'on dresse et le repas, du moins dans une maison bien tenue, peut fort bien être saisi, même par une intelligence de chien et de chat. Mais, lorsqu'il s'agit de découvrir la loi en vertu de laquelle, par exemple, l'enfant a le visage sale, mal à la tête, ou reçoit une invitation pour un bal d'enfants, ce n'est plus chose si simple. En fait, il y a, dans le monde de l'enfant une telle proportion de choses, en apparence décousues et capricieusement irrégulières, qu'il est ditficile de voir comment il lui serait jamais possible d'apprendre à comprendre et à raisonner, s'il n'était doué d'un instinct toujours en éveil et impossible à étouffer qui le pousse
1. A remarquer toutefois que les généralisations de l'enfant sont souvent aussi superûcieiles qu'originales, et qu'il donne la même dénomination à des élres qui n'ont entre eux que des rapports très lointains. D'une part, l'enfant ne s'attache qu'à des caractères superficiels, accidentels, non d'essence; d'autre part, il réunit sous un même vocable des êtres entre lesquels l'adulte ne voit qu'une très lointaine analogie. 2. Il est plus probable que le chien ne raisonne pas, mais associe entre eux des signes, des images et des sensations.
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à lier les faits et à les simplifier. Et il y a là quelque chose de pathétique. L'enfant apporte, en effet, la notion naïvement préconçue d'un monde régulier et bien ordonné, et il ne trouve en face de lui que désordre et fouillis impénétrable. Quel n'est pas l'intérêt étrange do la conversation du petit garçon, lorsqu'il nous propose, sans trouble aucun, sa théorie merveilleusement simple de l'ordre cosmique! Un petit Américain de dix ans avait eu un professeur petit et grognon ; il accoste un nouveau maître : « Je crois, dit-il, que vous serez un maître grognon. » — « Pourquoi cela? » Et l'enfant de répondre : « Vous êtes si petit ». C'est ce que nous appelons une généralisation hâtive, mais il serait aussi juste de dire que c'est la conception innée et à priori du monde chez l'enfant.
CHAPITRE II
L'AGE QUESTIONNEUR.
... Les questions de l'enfant, dans le premier âge, se portent dans une seconde direction, celle de la raison et de la cause des choses... Le « pourquoi » est la forme typique de ces questions. Une demande de ce genre fut faite pour la première fois par le fils de Preyer *, à l'âge de deux ans et quarante-trois semaines ; mais elles deviennent ùn peu plus tard la forme prédominante d'interrogation. Y a-t-il quelqu'un qui se soit appliqué à l'instruction d'un jeune enfant et qui ne connaisse pas le long cri perçant et quasi-plaintif avec lequel il pose
d. Physiologiste et psychologue allemand (1841-1807). Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en français : Éléments de physiologie générale. — L'âme de l'enfant, résumé d'observations minutieuses sur le développement intellectuel et moral de l'enfant.
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EXTRAITS DES AUTEURS
PÉDAGOGIQUES
cette question? Elle dérive naturellement de la première1, car indiquer ce qu'est une chose et ses rapports avec ce qui l'entoure, c'est en donner aussi le « pourquoi », c'est-à-dire son mode de production, son usage et son objet. Il n'est peut-être rien, dans le langage de l'enfant, qui vaille la peine d'être interprété, rien aussi peutêtre qui soit plus difficile à interpréter que ce petit « pourquoi », en apparence si simple. — Il se peut que nous-mêmes ne donnions pas au mot « pourquoi », et à son corrélatif « parce que », un sens bien clair, et l'enfant, dans le premier usage du vocabulaire, n'est qu'un imitateur. Ce qu'on peut assurer avec assez de certitude, c'est que, même dans la plus machinale répétition du « pourquoi » et de ses équivalents « à quoi cela sert-il? » etc., l'enfant montre qu'obscurément il reconnaît cette vérité qu'une chose est compréhensible, qu'elle a ses raisons et qu'on peut les découvrir 2. Puisque nous examinons cet impitoyable « pourquoi », essayons donc de comprendre la situation de ce jeune esprit en présence de tant de choses étranges qu'il ne comprend pas, de tout ce qu'il voit chaque jour, de nouveau et de bizarre. L'étrangeté de tout ce qui n'est pas son petit monde familier, toute cette grande région inconnue et énigmatique des mœurs des animaux par exemple, stimulent son instinct à se les assimiler et à les comprendre. Il lui faut tout au moins essayer d'établir une relation entre la chose nouvelle qu'il ne comprend pas et son monde familier. Et qu'y a-t-il alors de plus naturel que d'aller demander, des lèvres d'une grande personne, la solution de la difficulté ! Le
1. Qu'est-ce que? 2. Les premières manifestations de la curiosité de l'enfant sont les mouvements des mains pour tàter, palper, déplacer; puis arrivent, vers la fin de la deuxième année, ses nombreuses questions qui témoignent de l'activité de son intelligence, qui, étonnée, veut se rendre compte.
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sens fondamental du « pourquoi » dans le vocabulaire de l'enfant, c'est donc la nécessité de relier ce qui, pour lui, est nouveau avec son acquis, d'éclairer ce qui lui est étrange et obscur par la lumière que lui fournissent ses connaissances. C'est ce qui explique que le « pourquoi » d'un enfant est souvent pour un instant satisfait lorsqu'on lui fournit, à un fait nouveau et non 1 classé, un analogue dans la région de ce qu'il connaît . On satisfait son désir de savoir pourquoi Minet est couvert de poils, lorsqu'on lui dit que ce sont là les cheveux de Minet. Un pas de plus dans la même direction, et il faudra 2 répondre au « pourquoi » par une règle générale , car c'est une méthode plus parfaite et plus systématique d'assimilation que celle qui rapporte le particulier au général. Nous savons que les enfants sont très sensibles à l'autorité du précédent, de la coutume, de la règle générale. Par suite, de la même façon qu'une chose, pour lui, devient juste pour la raison qu'on la lui permet habituellement, sa logique lui dit que, du moment où une chose arrive généralement, son apparition dans un cas particulier est toute naturelle. Lorsque la bonne, dont on dit tant de mal, répond à cette question de l'enfant : « Pourquoi le trottoir est-il dur? » ceci : «parce que les trottoirs sont toujours durs», elle ne mérite peut-être pas tant qu'on veut bien le dire d'être accusée de donner une raison faible. En réalité, Jorsque l'enfant interroge, lorsqu'il demande des explications, c'est afin, comme on l'a déjà dit, de satisfaire son désir d'ordre et de suite ; c'est afin qu'on lui fournisse la loi générale à laquelle il pourra assimiler le fait particulier jusque-là isolé.
1. Parce que la curiosité de l'enfant ne tend d'abord qu'à connaître le nom des choses, et ce qu'elles sont. Il est satisfait lorsqu'on lui a nommé l'objet, ou qu'on lui en a indiqué un analogue. 2. L'enfant demande alors une explication : il voudra savoir comment les choses sont faites, pourquoi elles sont ainsi, à quoi elles servent.
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Cependant, le « pourquoi » et ses équivalents chez l'enfant se rapportent dès le début à l'idée de raison, à ce qui a donné l'existence à la chose nouvelle et inconnue, à ce qui l'a faite ce qu'elle est. Et cette question sur les origines, les causes, tient certainement la première place dans ses interrogations. Il n'est rien qui l'intéresse davantage que la production des choses '. Que d'heures] nu passe-t-il pas à se demander comment les cailloux, les étoiles, les oiseaux, les bébés sont faits ! Le vif intérêt qu'il prend à la question d'origine est presque entièrement un intérêt pratique. C'est une des grandes joies de l'enfant de pouvoir fabriquer lui-même un objet, et le désir de création qui, dans les débuts, est plus d'un dieu que d'un faible petit bonhomme de trois ans, le conduit naturellement à poser des questions sur le moyen de produire. Il y a pourtant, dès le début aussi, un véritable intérêt spéculatif qui se mêle à cet instinct pratique. Les enfants sont des petits philosophes, si la philosophie consiste, comme le prétendaient les anciens, à connaître 2 les causes , et cette découverte de la cause complète le procédé d'assimilation, de soumission du particulier à la règle générale ou loi. Cette enquête sur l'origine et le mode de production ï part de cet amusant préjugé que tout a été manufacturé de la même manière que les objets domestiques ; que le monde est une façon de grande maison où chaque chose a été faite par quelqu'un, tout au moins amenée de quelque part. Cette application de l'idée anthropomor\. ' Un enfant quia un peu de curiosité voudra savoir ce qui fait pousser l'herbe, tomber la pluie, siffler le vent, et, en général, la raison de tout ce qui est accidentel et exceptionnel; au contraire, il sera assez indifférent à ce qui est familier, constant et régulier. • Bain (La science de l'éducation, ch. v). 2. « Lorsque, un peu plus avancé en âge, l'enfant réclamera vraiment une explication, et que, dirigée déjà par les grandes lois de la causalité et de la finalité, sa petite raison voudra savoir à quoi sert un objet et comment un événement est arrivé, il ne faudra souvent que lui présenter un mot à la place d'un autre pour qu'il se déclare satisfait. = Compayré [L'évol. intell, et morale de l'enfant).
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phique à la fabrication des choses s'accorde avec cette loi de la pensée enfantine, d'après laquelle l'inconnu est, ramené au connu Le seul mode d'origine avec lequel le petit penseur en herbe est réellement et directement familiarisé est la fabrication des objets. Lui-même fabrique un nombre respectable de choses, y compris les déchirures de ses vêtements, les taches qu'il fait sur la nappe, etc., dont on lui fait garder le souvenir. Et puis il s'intéresse vivement à tout ce qui est travail manuel; il voit faire des puddings, des habits, des maisons, des meules de foin. Demander qui a fait les animaux, les bébés, le vent, les nuages, etc., c'est, pour lui, simplement appliquer comme norme ou règle le type do causalité qui lui est le plus familier. 11 en est de même pour des questions relatives à la provenance des choses, si l'on achète, par exemple, les bébés dans les boutiques. Le « pourquoi » prend encore un sens plus spécial, quand l'idée de but devient claire. C'est de la fin qu'il s'agit alors, de ce que les philosophes appellent la cause téléologique ou raison : dans le cas, par exemple, où l'enfant demande « pourquoi souffle le vent? » voulant dire par là pour quel motif souffle-t-il, ou à quoi sert-il lorsqu'il souffle?
J. Sully observe ensuile que bon nombre des questions des enfants proviennent de la croyance qu'ils ont que les choses se i. « Un grand défaut de l'esprit des enfants est sa facilité à admettre l'idée personnelle ou antliromorphique de cause. Cette disposition est sans doute favorable à l'explication théologique do l'univers, mais elle ne convient en aucune façon aux sciences physiques... Les jeunes enfants ne sont pas bien en état d'apprendre le pourquoi d'un phénomène naturel important... Ils peuvent encore comprendre les conditions les plus saillantes d'un grand nombre de changements, sans cependant aller jusqu'aux causes premières. Ils apprennent que, pour faire du feu, il faut un combustible qu'on allume; que, pour faire pousser les légumes, il faut qu'on les plante ou qu'on les sème. L'enfant doit toujours, pour arriver à la science, passer par la connaissance empirique du monde extérieur, qui a précédé la science; et dans ce passage nous pouvons le guider de manière à le préparer à ce qui lui sera révélé plus tard.- Bain (op. cit.).
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comportent comme nous, et que les faits sont déterminés par une fin, dont les choses ont conscience, et dont il est comme le centre et le but des choses de la nature. C'est là une idée commune à l'enfant, à l'homme ignorant, aux peuples primitifs. L'idée de but et d'utilité est donc une de ses préoccupations. Ses « pourquoi » sont ensuite inspirés par le désir de connaître l'origine des choses. Les énigmes en face desquelles il se trouve constamment, l'aspect élrangeou effrayant des choses lui causent une anxiété à laquelle il veut se soustraire. La question des origines est une source de problèmes pour son esprit, quiveutsavoir qui a fait ceci et cela. Aussi ses questions dépassent-elles souvent les faits de la, vie quotidienne; elles touchent à la métaphysique. Voilà pourquoi elles sont parfois étranges et si embarrassantes. A côté de ces questions d'une nature élevée, l'enfant en pose d'autres purement scientifiques, inspirées par le désir de chercher la solution d'un fait. « Comment les plantes croissent-elles? comment, marchent les trains ? »
Ces différents genres de questions peuvent commencer à être posées concurremment dès la fin de la troisième année, une vive curiosité pour les animaux ou les autres objets matériels faisant place à des questions sur Dieu et la religion, à leur tour remplacées par une enquête également ardente sur la fabrication des horloges, des locomotives et d'autres objets de ce genre. Et pourtant, à travers ces différentes séries de questions successives, il nous est possible de distinguer quelque chose comme une loi de progrès intellectuel1. Les questions de l'enfant, étant l'expression la plus directe de sa curiosité, suivent le développement de ses groupes d'idées et des intérêts qui aident à les former. Je considère ainsi qu'en règle générale, les questions relatives à la fabrication ou au mécanisme des choses suivent celles qui sont relatives à la vie des animaux, parce que l'intérêt zoologique (sous une forme évidemment fort primitive), précède l'intérêt mécanique. De plus, le champ de ces questions enfan1. Observation fort juste. Le maître attentif aux questions des enfants trouve en elle de précieuses indications pour régler la marche de son enseignement.
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tines s'éloigne de plus en plus avec la capacité intellectuelle de l'enfant et plus particulièrement avec son aptitude à réfléchir plus profondément. C'est ainsi que les questions qui portent sur les premiers principes, sur l'origine du monde et de Dieu même, indiquent une plus grande intelligence des relations du temps et de l'idée du devenir. Nous avons jeté un coup d'œil sur le champ où portent les questions enfantines, et l'on a pu voir que ce n'est pas là le moins du monde matière facile. Le plus enthousiaste des admirateurs de l'enfant devra admettre, je crois, que leurs questions sont de valeur fort inégale. On peut souvent remarquer que l'enfant articule le « pourquoi » mécaniquement, sans avoir le désir réel d'apprendre quelque chose, acceptant n'importe quel semblant de réponse sans essayer de lui trouver un sens1. Bon nombre de ces questions enfantines auxquelles il est fort difficile de répondre, qui se suivent l'une l'autre, sans même paraître avoir un but défini, semblent être de ce caractère formel, l'expression seulement d'une disposition générale au mécontentement et à la mauvaise humeur. Je soupçonne fort les questions de certains enfants de relever d'un état mental nettement anormal, analogue à cette manie des questions, cette passion qu'a l'esprit de fouiller à tout et de s'occuper de tout, que les Allemands nomment « Grùbelsilcht », phase bien connue d'une maladie mentale, qui inspire au malade des questions comme celles-ci : « Pourquoi suis-je ici où je suis? » « Pourquoi un verre est-il un verre ; une chaise, une chaise? De telles questions ne doivent évidemment pas être prises trop au sérieux. 11 se pourrait que nous
1. Il est même une sorte de pourquoi, qu'on pourrait appeler les pourquoi « indiscrets » de l'enfant. Ils ont leur source dans le désir de parler, de déranger, de se faire écouter, de se faire valoir, de se rendre intéressant, d'attirer sur sa petite personne l'attention de ceux qui l'entourent; ce sont autant de questions auxquelles le désir de savoir reste étranger, et une sorte de jeu auquel les parents et les maîtres ne doivent pas se prêter.
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prêtions trop d'importance à une question d'enfant, nous efforçant d'en saisir le sens et d'y répondre quand il seraitplus sage, si nous y voyions un symptôme d'instabilité mentale et de maussaderie, de le dissiper aussi promptement que possible par une bonne partie ou quelque autre saine distraction. Si nous admettons comme parfois nécessaire découper court aux questions de l'enfant, nous sommes cependant loin de dire qu'il faille les traiter toutes avec un doux mépris. Les petits questionneurs nous flattent en nous attribuant des connaissances supérieures, et la politesse nous fait un devoir d'accorder quelque attention à leurs questions. S'il leur arrive parfois de nous tourmenter par ui.e longue série de questions impitoyables, nous devons nous dire qu'on les fait bien souvent souffrir, et cela injustement, en refusant de répondre à des questions parfaitement sérieuses. La vérité est que l'art de comprendre les questions enfantines et d'y répondre, est compliqué; il faut à la fois des connaissances profondés et vastes, une pénétration rapide et sympathique de la pensée des petits questionneurs, et ils sont rares ceux d'entre nous qui possèdent à la fois ces facultés morales et intellectuelles. C'est un des traits tragi-comiques de la vie que cet ardent petit explorateur, ouvrant tout grand ses yeux étonnés sur le monde nouveau, se trouve avoir de temps en temps pour premier guide une bonne, ou même une mère, qui ne puisse souffrir la plupart de ses questions, parce qu'elles troublent la molle indolence dans laquelle elles veulent passer leur vie '. Nous ne pouvons jamais
1. 'Il ne faut jamais être importuné de leurs (des enfants) demandes; ce sont des ouvertures que la nature vous olfre pour faciliter l'instruction : témoignez-y prendre plaisir : par là, vous leur enseignerez insensiblement comment se lont toutes les choses qui servent à l'homme et sur lesquelles roule le commerce. Peu à peu, sans étude particulière, ils connaîtront la bonne manière de faire toutes ces choses qui sont de leur usage, et le juste prix de chacune, ce qui est le vrai fond de l'économie. ■ Fénelon. (Education des filles, ch. m.) « La curiosité est une connaissance commencée qui vous fait aller plus
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savoir quelle quantité de précieuse activité mentale a été entravée, quelle quantité d'espoir et de courage abattue par ce traitement injuste. Heureusement qu'on ne discerne pas si aisément l'instinct questionneur et qu'un enfant, après avoir souffert dans sa première enfance de cette négligence absolue, peut avoir la cbance de rencontrer, quand il est encore plein de curiosité, une personne instruite, bonne et patiente, prête à lui faire part de ce qu'elle sait.
loin et plus vite dans le chemin de la vérité. Il ne faut pas l'arrêter par l'oisiveté et la mollesse. ■ M™" de Lambert.
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Historien français, né à Nouvion-en-Thiérache (Aisne) le 17 décembre 1842. Élève à l'école de son village jusqu'à dix ans, il alla ensuite au collège de Laon, puis au lycée Charlemagne à Paris, fut reçu à l'école normale supérieure en 1862, agrégé d'histoire et de géographie à la sortie, nommé professeur au lycée de Nancy, (18G5), puis attaché bientôt au cabinet de M. Duruy, ministre de l'Instruction publique. Après la chute de l'Empire, M. Lavisse enseigna au lycée de Versailles, puis au lycée Henri IV, à Paris. Docteur ès lettres en 1875, maître de conférences à l'école normale supérieure en 1876. suppléant de Fustel de Coulanges en 1880, ilétaitnommé professeur adjoint et directeur d'études pour l'histoire à la faculté des lettres (1883). Il a été élu membre de l'Académie française le 2 juin 1892. Il est actuellement directeur de l'École normale supérieure. M. Lavisse a publié de nombreux et remarquables travaux historiques. Ses ouvrages sur l'histoire de la Prusse ont fait connaître en Franco l'histoire de ce pays : Études sur l'histoire de la Prusse, 1879; La jeunesse du gi-and Frédéric, 1891 ; Le grand Frédéric avant l'avènement, 1893; Trois empereurs d'Allemagne, 1888. Dans une série d'articles publiés dans la Revue des Deux Mondes, il a traité avec une grande érudition la question des origines germaniques do la France et l'histoire du SainlEmpiro. Il a publié en outre : Vue générale de l'histoire politique de l'Europe, 1890; un assez grand nombre d'ouvrages classiques : Année préparatoire d'histoire de France; Histoire générale; Notions sommaires d'histoire ancienne, du moyen âge et des temps modernes. Sous sa direction et celle de M. Rambaud, a été publiée l'Histoire générale du IV siècle à nos jours; et sous sa direction unique, avec l'aide de nombreux collaborateurs : l'Histoire de France des origines à la Révolution. M. Lavisse avait contribué, avec les directeurs successifs de
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l'enseignement supérieur, MM. Albert Dumont etLiard, à préparer la réforme de cet enseignement et celle des examens. Il a publié, en outre, quelques ouvrages pédagogiques, Questions d'enseignement national, 1885 ; Éludes etétudiants, 1890; Apropos denos écoles, 1895 ; plusieurs brochures : Discours de réception à l'Académie française—Sully. — Laquestion d'Alsace dans une âme d'Alsacien, et les discours que chaque année il va prononcer à la distribution des prix aux enfants des écoles de son pays natal, modèles exquis dans lesquels il excelle à traiter devant de jeunes écoliers primaires des questions élevées de science, de littérature et de morale. M. Lavisse exerce depuis trente ans une influence considérable à la Sorbonne sur les étudiants, dont il avait encouragé les premières associations, et cela grâce, non seulement à un talent d'historien de tout premier ordre, mais encore aux qualités particulièrement séduisantes du maître et de l'homme.
Discussion d'une leçon d'histoire 1.
(Conférence faite aux étudiants de la Faculté des lettres de Paris (juin 1884)
Messieurs, Vous avez entendu toute une série de leçons sur les derniers Carolingiens, la formation des principautés féodales, les ancêtres des Capétiens, l'avènement de la nouvelle dynastie, l'histoire de chacun des quatre premiers rois, le caractère de leur gouvernement, l'idée que leurs contemporains et eux-mêmes se faisaient de la royauté, l'état réel de leur pouvoir2. Après que cette série a été close, je vous ai priés de rédiger une leçon telle qu'elle doit être professée devant des élèves de troisième, sur ce sujet3 : Les premiers Capétiens.
•1. Revue pédagogique, 1884, t. 2. — Questions d'enseignement national, A. Colin, éditeur. 2. Ces leçons, une quinzaine environ, avaient été faites par les étudiants. 3. Les classes des lycées comprennent, pour l'enseignement classique, dix classes, de la division élémentaire ou classe préparatoire à la classe de philosophie. Les élèves de troisième ont de treize à quinze ans.
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Détailler et approfondir l'étude des faits, c'est votre devoir d'étudiants ; apprendre à approprier les connaissances par vous acquises à l'intelligence déjeunes enfants, c'est votre devoir de futurs professeurs. Avant de vous rendre compte des travaux qui m'ont été remis, je vais vous exposer ma façon de comprendre et de traiter le sujet. Je suppose donc un professeur qui a décidé de faire toute une leçon sur les premiers Capétiens, parce qu'il sait combien il importe en histoire de marquer les points de départ et d'insister sur les débuts. 11 est vrai que le programme ne dit mot des derniers Carolingiens, ni des premiers Capétiens; il a oublié de faire mention de l'avènement de la troisième dynastie. Mais le professeur sait que le programme se contente de donner des cadres où le professeur est libre de se mouvoir : il a réfléchi sur le programme de sa classe de troisième ; il en a embrassé l'ensemble ; il a établi une proportion entre les divers chapitres : il veut donner ses principaux soins à l'histoire de la Gaule, puis de la France, mais en l'encadrant dans l'histoire générale. Aussi n'a-t-il pas été embarrassé pour placer les derniers Carolingiens et les premiers Capétiens. Le programme lui offrait la série de leçons que voici : « Louis le Pieux. Traité de Verdun. — Charles le Chauve. Les Normands. Démembrement de l'empire en royaumes et de la France en grands fiefs.— Le régime féodal. — L'Église : épiscopat, papauté, conciles, ordres religieux. — L'Empire : Ottonle Grand. Les Franconiens. La querelle des Investitures. Grégoire Vil. —: Les croisades. —Leroyaumede Jérusalem. Les Assises. L'empire latin de Constantinople. — Alexandre III et Frédéric Barberousse. Innocent III. Guerre des Albigeois. — Innocent IV et Frédéric II. La maison d'Anjou en Italie. — Conquête de l'Angleterre par les Normands. — Progrès des populations urbaines et rurales : affran-
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chissement, communes. — Progrès du pouvoir royal en France : Louis VIL Louis VIII. — Philippe-Auguste. Son gouvernement. — Règne de saint Louis ». Le professeur a suivi de point en point la première partie de ce programme. Après avoir raconté le règne de Louis le Pieux, exposé le traité de Verdun, raconté le règne de Charles le Chauve, décrit et expliqué le régime féodal, il a montré qu'au-dessus de ces démembrements et de cette décomposition planent deux pouvoirs généraux, celui de l'Eglise et celui de l'Empire; il a fait comprendre à l'élève qu'après le démembrement de l'État carolingien en royaumes, et des royaumes en fiefs, l'intérêt de l'histoire se concentre dans l'Eglise et dans l'Empire. Seulement, au lieu que le programme veut qu'on expose l'histoire de l'Empire jusques et y. compris la querelle des investitures, le professeur, aussitôt qu'il a installé Otton sur le trône impérial et brièvement exposé l'histoire de la maison saxonne, est revenu à la France, qu'il ne faut pas si longtemps perdre de vue. lia dit, en une leçon, comment les Carolingiens ont été supplantés en France, et raconté leur lutte contre les ancêtres des Capétiens jusqu'à l'avènement de Hugues Capet. Après quoi, reprenant son programme, il a exposé ces grànds faits d'histoire universelle, la querelle des investitures, les croisades, la lutte du Sacerdoce et de l'Empire sous les Hohenstaufen, le progrès des classes rurales et urbaines. Il se prépare alors à rentrer dans l'histoire de la France, et il place les premiers Capétiens en chapitre détaché, avant le numéro du programme ainsi libellé : « Progrès du pouvoir royal en France ». Que ces conseils sur la façon de placer une leçon vous fassent réfléchir. Un professeur n'est pas tenu d'appliquer un programme servilement : s'il en était ainsi, autant vaudrait dire qu'il est dispensé d'activité intellectuelle ; or, c'est l'activité intellectuelle seule et
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le libre usage qu'on en fait après réflexion qui intéressent le maître à son travail et communiquent la vie à son enseignement1. Cette leçon ainsi placée, comment la traiter ? Il faut ici, comme pour toute leçon, trouver le point principal, puis choisir2 entre les faits ceux qui doivent être gardés pour une exposition destinée à des enfants de troisième. Ici, le point principal de la leçon, c'est la consolidation d'une dynastie nouvelle. Pour savoir quels faits sont à garder, passons en revue l'histoire des quatre règnes. Sous Hugues Capet, association du fils à la couronne; relations avec l'Église, en particulier avec le siège de Reims; alliance avec certains grands seigneurs, comme le duc de Normandie, contre certains autres, comme le comte d'Anjou; prétention à être reconnu dans tout le royaume ; succès et échecs de cette prétention : relations avec le pape pour l'affaire du siège de Reims ; relations avec l'empereur allemand et la cour de Constantinople. Sous Robert, association du fils ; alliance avec des grands seigneurs contre le duc de Normandie ; luttes avec d'autres, comme le comte de Blois et le duc d'Aquitaine; acquisition de la Bourgogne ; impuissance contre les petits vassaux du pays de Chartres et de l'Orléanais; relations avec le royaume de Bourgogne, avec la Lorraine, avec le pape ; excommunication. Sous Henri, association du fils; alliance, puis guerre avec la Normandie, relations avec le pape, avec l'empereur, au sujet de la Lorraine. Sous Philippe Ier, association du fils ; guerre contre les
1. Le conseil s'applique également aux maîtres de l'enseignement primaire. Les programmes ofticiels ne sont qu'un cadre général, dans lequel il leur est permis de se mouvoir, soit pour transposer certaines questions, soit pour choisir celles qui leur paraissent répondre le mieux aux besoins de leur classe. 2. « Combien de choses il faut savoir pour choisir en connaissance de cause le peu de choses qu'il faut dire; avecquelle netteté il faut avoir compris soi-même pour se l'aire comprendre par les enfants! • (Lavisse, Allocution aux étudiants de la Faculté des lettres (31 octobre 1882).
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vassaux, contre la Normandie; acquisitions territoriales ; luttes contre la papauté ; excommunication. La plupart de ces faits se répètent sous tous les règnes1 : association du fils, qui est un moyen dé perpétuer la dynastie; relations avec les petits vassaux, c'est-à-dire action du roi dans son domaine ; relations avec les grands vassaux, c'est-à-dire action du roi dans le royaume ; relations avec le pape et l'empereur, c'està-dire avec les pouvoirs généraux qui gouvernent ou prétendent gouverner la chrétienté ; tentatives sur la Lorraine et la Bourgogne, où se voient les origines du conflit entre la France et l'Allemagne au sujet de la limite orientale de la première, de la limite occidentale de la seconde 2. Est-il important d'exposer ces faits "? Cela est indispensable, car la perpétuité de la dynastie capétienne est un des grands faits de l'histoire de France ; la lutte contre les vassaux, qui durera jusqu'au xvie siècle, est encore un des grands faits de cette histoire ; les relations avec l'Église et la papauté se retrouveront sous les grands règnes, et le progrès de l'autorité monarchique sur l'Église est un des éléments de la formation de la France ; enfin, les relations avec l'empereur nous intéressent, parce que l'indépendance de nos rois à l'égard des empereurs montre l'inanité de la théorie pontificale et impériale de l'État chrétien unique, et parce que la lutte pour la Lorraine et la Bourgogne a pour objet la formation du territoire national. Il est donc impossible de négliger aucun de ces faits (on verra tout à l'heure dans quelle mesure et de quelle
1. Ces faits qui se répètent font connaître les habitudes d'une société, le fonctionnement de son organisme, son développement moral, ses traits essentiels; ils sont donc importants. 2. Tout sujet historique, limité ou étendu, est toujours complexe. Il est fait d'une foule de détails qui concourent à lui donner un caractère particulier, une signification. C'est de ces détails que le maître doit dégager, par un travail de synthèse, les faits généraux. La division des questions, le groupement des événements sont une condition de clarté.
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façon il faut les exposer), car ils sont des faits d'avenir, cl un professeur d'histoire doit toujours avoir présente à l'esprit la continuité des choses, afin de ne laisser tomber aucun des anneaux qui en composent la chaîne. Ce n'est, pas seulement sur le programme de chaque classe qu'il doit réfléchir; c'est sur tout l'ensemble de l'enseignement historique dont il a la charge. Il doit penser, lorsqu'il professe en troisième, à tel ou tel chapitre d'histoire qu'il enseignera en seconde ou en rhétorique. Ainsi, Messieurs, le point principal est déterminé: les faits principaux le sont aussi. Mais les faits sont les accidents de la vie habituelle. Cette vie habituelle, il faut toujours la décrire1. Vous devez à nos élèves de leur expliquer comment vivaient et gouvernaient les premiers Capétiens. Puis, dans l'histoire d'une monarchie, c'est chose importante que le caractère du monarque. Il faut donc, toutes les fois que cela est possible, faire connaître ce caractère. Nous voici au bout de cette théorie d'une leçon sur les premiers Capétiens. La pratique en paraît difficile, presque impossible. Voyons. D'abord, une leçon n'est jamais isolée; celle-ci a été précédée par des leçons sur la décadence carolingienne et sur la féodalité. Le professeur a tracé à grands traits l'histoire du démembrement de l'empire carolingien2 ; il a mis d'un côté l'Allemagne et l'Italie, qui sont le
1. Il y a deux grandes catégories de faits en histoire : ceux qui sont exceptionnels et ceux qui sont réguliers. Les premiers sont ceux dont l'intérêt dramatique a sollicité le plus vivement la curiosité des générations suivantes; ils ne sont pas toujours les plus importants. Les autres, à cause de leur caractère habituel et durable, ont été moins remarqués; ils se modifient lentement, et ce n'est qu'après les avoir suivis longtemps qu'on peut comprendre par eux le développement moral, les traits essentiels d'une époque. Ils sont plus intéressants à connaître que les premiers. 2. Programme : Louis le Pieux. — Traité de Verdun. — Charles le Chauve. — Les Normands. — Démembrement de l'Empire en royaumes.
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domicile propre de l'Empire et de la papauté : il a parlé de la restauration de l'Empire sous Otton1, de l'autorité de l'empereur sur la papauté. 11 a mis d'un autre côté la France, telle qu'elle est faite par la paix de Verdun. Il a déterminé la région lotharingienne et bourguignonne, indiqué qu'elle est la zone de la guerre perpétuelle entre la France et l'Allemagne. D'autre part, en même temps que cette décomposition en régions politiques, première ébauche de notre Europe, il a montré la décomposition de la France naissante en territoires et en groupes de personnes. Les élèves savent que le territoire était divisé autrefois en comtés, où chaque comte représentait le roi. Ils savent que le comte, qui était un grand seigneur dans le comté, est devenu héréditaire : grand seigneur, il a des terres à lui, des châteaux à lui, des hommes d'armes à lui; il est loin du roi, dont les guerres civiles et les invasions normandes ont ruiné le pouvoir. Maître chez lui, il a cessé d'être un officier du roi ; il n'est plus qu'un vassal, obéissant quand il lui plaît. Du moins, ce comte, qui a cessé d'obéir au roi, se fera-t-il obéir dans le comté? Non, car si le comte est devenu indépendant, c'est parce qu'il était un propriétaire ; or, il y a dans le comté d'autres propriétaires qui veulent devenir indépendants. Les élèves savent déjà l'importance du propriétaire, et que dans ce temps, où très peu d'hommes s'enrichissent par le commerce et aucun par l'industrie, celui qui possède la terre, peut seul se nourrir, s'habiller, s'armer, loger, nourrir, habiller, armer d'autres hommes qui dépendent de lui. Ils savent que les grands propriétaires ecclésiastiques ou laïques ont, sur leur domaine, des serfs, des tenanciers, des vassaux armés, et ils comprennent par là même que ces propriétaires ne soient pas plus disposés à obéir au comte que le comte au roi. L'ecclésiastique a d'ailleurs un moyen dJéchapi.
Programme : L'Empire. — Olton le Grand...
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per à la tyrannie du comte : il en est affranchi par l'immunité qu'il tient du roi. Quant au laïque, il prétend ne relever que de Dieu ou du roi, ce qui est une façon de ne relever de personne. Le pire qui lui puisse arriver, c'est de devenir vassal du comte; mais, même vassal, il est à peu près le maître chez lui. Ainsi, après que l'empire s'est démembré en royaumes et le royaume en comtés, le comté s'est divisé en propriétés, et, comme chaque grand propriétaire a des vassaux, la propriété s'est divisée en fiefs. L'élève sait, d'autre part, qu'au-dessus de ce morcellement se sont formés des groupes provinciaux. Il a vu naître dans la décadence carolingienne ces provinces, le comté de Flandre, celui de Champagne, de Toulouse, les duchés de Normandie, d'Aquitaine, de Bourgogne, de France1. On a marqué les caractères principaux de ces grands fiefs. On a, par exemple, insisté sur le caractère particulier du comté de Flandre, situé en terre germanique et en terre française ; de la Normandie, pays conquis par des étrangers, vraiment organisé et gouverné, ne ressemblant à aucun autre fief. Le professeur a longuement parlé de ce duché, d'où partiront les conquérants de l'Angleterre et des Deux-Siciles, dont les chefs jouent un grand rôle sous les premiers Capétiens, dont l'annexion au temps de Philippe-Auguste mettra le roi de France hors de pair, dont la perte enfin exposera aux plus grands périls l'existence de la monarchie capétienne. Tout cela a donc été expliqué à l'avance. Pour rendre l'explication plus intelligible, on a eu recours au seul moyen qui soit, en des cas pareils, à la disposition du professeur : celui-ci a pris dans le temps présent les faits sociaux et politiques les plus simples et les plus propres à être employés pour expliquer à l'enfant
1. Programme : au chapitre de Charles le Chauve, et au chapitre : Le Régime féodal.
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les faits sociaux et politiques du passé1. Pas d'enfant qui ne sache que la richesse est une source de puissance, qu'elle donne de belles maisons, des domestiques, des voitures, des chevaux; pas d'enfant qui ne sache ce qu'est un grand propriétaire dans son domaine rural et que ses fermiers dépendent de lui. Un enfant sait aussi que tous les Français aujourd'hui obéissent à la même loi, appliquée par un gouvernement que représentent préfets, sous-préfets, maires; qu'il y a une force pour faire exécuter la loi, une armée, des gendarmes; que tout cela communique aisément, qu'il y a des routes, des chemins de fer, la poste, le télégraphe. L'enfant connaît ces choses, il est vrai, sans y avoir réfléchi, car nous ne réfléchissons pas sur les choses que nous voyons tous les jours. Le professeur le fera réfléchir; puis, pour aller du présent au passé, il supprimera ce qui n'existait pas jadis : il montrera notre pays presque sans routes, et où les chemins étaient partout interceptés par des frontières; il ira du propriétaire au baron féodal, du préfet au comte, et vous voyez bien, sans que j'y insiste davantage, quelles sortes de comparaisons peuvent être faites et comment il faudra montrer les contrastes du passé et du présent. Ne négligez jamais, Messieurs, quand vous parlerez devant des enfants, ces procédés élémentaires, si naïfs qu'ils vous paraissent. Ce n'est pas une naïveté que de dire à de jeunes élèves que le télégraphe, le chemin de fer, les préfets et les gendarmes n'ont pas toujours existé. Enfin, — pour terminer cette révision de ce que savent déjà vos élèves, au moment où vous allez leur parler des premiers Capétiens, — ils savent l'histoire des derniers Carolingiens, comment ils ont été dépouillés
1. C'est un procédé analogue qu'il faut employer pour faire comprendre les idées abstraites de progrès, de civilisation, en prenant à côté de l'enfant des exemples, des faits, qu'il connaisse bien : habitations, vêtements, moyens de communication, façon de se nourrir, sécurité des personnes, pour remonter à des faits analogues de quelques siècles avant, pour remonter de là encore plus loin dans le passé. Auteurs Pédagogiques, E. N. 20
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de l'autorité publique, passée à leurs délégués; comment ils se sont dépouillés de tous leurs domaines, et sont devenus ainsi, au milieu de la France féodale, une sorte de corps étranger qui devait être expulsé et qui l'a été. Le professeur leur a raconté très simplement la lutte des ancêtres des Capétiens contre les derniers descendants de Charlcmagne. Il les a avertis qu'ils trouveront peut-être dans les livres des phrases comme celle-ci : l'avènement de la dynastie capétienne, c'est « la féodalité se couronnant elle-même », ou bien encore, « le triomphe d'une dynastie nationale sur la dynastie germanique des Carolingiens ». Il leur a conseillé de ne pas chercher à comprendre cesphrases, quine disent rien de vrai. Mais si l'élève a entendu toutes ces choses, les a-t-il comprises, les a-t-il bien retenues? C'est à vous de vous en assurer, au début de la classe où vous devez parler des Capétiens, et vous avez un moyen très simple, l'interrogation. L'interrogation a, dans une classe d'histoire, un rôle très important. Elle corrige les graves inconvénients que présente un cours fait à des enfants._Sans doute, il est difficile de concevoir un enseignement de l'histoire sous une autre forme que celle du cours ; mais l'élève qui écoute un cours, est souvent incapable de suivre un long exposé; en tout cas, il demeure passif ; le professeur de son côté risque de trop se plaire au bruit de sa parole, et il ne parle pas devant toute une classe comme il ferait avec un seul élève, s'arrêtantpour interpeller, pour se reprendre au besoin, pour préciser, insister. L'interrogation remédie au défaut du cours ; mais il faut bien savoir la faire : elle doit être à la fois générale, c'est-à-dire calculée pour résumer devant les élèves les notions acquises dans les leçons précédentes, et personnelle, en ce sens qu'elle a pour objet de regarder dans l'esprit de l'élève, pour s'assurer qu'il a bien compris \
ï, ■ L'interrogation est le meilleur moyen de s'introduire dans l'esprit de l'élève... Elle ne doit être ni hâtive ni désordonnée. S'assurer
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Précisons par un exemple. Une leçon sur les premiers Capétiens doit être précédée d'une interrogation comme celle-ci : Qu'étaient la France et l'Allemagne au temps de Charlemagne ? Pour obtenir cette réponse : qu'elles faisaient partie du même empire. — Quand ont-elles été séparées ? Pour obtenir cette réponse : qu'elles ont été séparées au traité de Verdun, et quelques considérations sur ce traité. — L'empire a-t-il cessé d'être après le traité de Verdun? Pour obtenir cette réponse : qu'il a duré obscurément, disputé par des princes sans force, jusqu'au jour où Otton a été consacré empereur. — Comparez la puissance d'Otton et celle du roi de France? Pour obtenir cette réponse : que le roi de France était un tout petit prince en comparaison des puissants empereurs de Germanie. — Voilà un premier ordre de questions. En voici un second : Comment le royaume des Francs était-il divisé et administré au temps de Charlemagne? Pour faire parler l'élève du comte et du comté. — Le comte était-il un fonctionnaire comme le préfet d'aujourd'hui, envoyé de Paris, révocable, inconnu dans le pays et sans attache? Pour obtenir cette réponse : que le comte était un grand seigneur ayant terres, châteaux, serfs, vassaux. — Pourquoi les rois choisissaient-ils ainsi les comtes? Pour obtenir cette réponse : que des comtes qui n'auraient pas été des personnages puissants dans le pays, n'auraient jamais été obéis. — Comparez le comte avec le préfet d'aujourque le sommaire est su, ajouter quelques questions, demander au hasard quelques dates, c'est faire la partie matérielle de l'œuvre. L'interrogation pédagogique doit être préparée, et avoir des intentions. Le maître qui la pratique ainsi, s'assure qu'il a été bien compris, il laisse l'élève le lui prouver. Il trouve le moyen de reprendre tel point important, de combler une lacune, quelquefois de refaire, d'une façon plus substantielle, la leçon précédente. Il peut interroger aussi, au cours ou à la fin d'une leçon, en dictant quelques questions et en demandant à la classe une courte réponse écrite à trouver en quatre ou cinq minutes. L'attention de l'auditoire est, par ce moyen, tenue en éveil et l'esprit de l'élève exercée à la promptitude. Le temps ainsi employé sera prélevé sur les moments d'inertie." Instructions pour l'enseignement secondaire. Enseignement de l'histoire, 1890.
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d'hui? Pour que l'élève reproduise tous les traits du contraste que le maître a marqué entre ces deux personnages.— Le comte est-il seul propriétaire dans le comté? L'élève répétera ce qui lui a été dit- sur les diverses sortes de propriétaires. Il montrera ce qu'est une propriété ecclésiastique formée autour d'une abbaye, d'une église épiscopale, d'un chapitre ; une propriété laïque, le château, les serfs etc. — Si les propriétaires désobéissaient au comte, et le comte au roi, que restait-il au roi? Pour obtenir cette réponse : qu'il lui restait sa puissance sur ses propriétés, puis son titre et ses prétentions. — Quel était ce titre et quelles étaient ces prétentions? Réponse : Il était roi, c'est-à-dire chef du peuple, justicier souverain, chef militaire, législateur, protecteur de l'Église, etc. — Avait-il renoncé à ses droits? Non. — Pouvait-il les faire valoir? Non. — Pourquoi? Faire redire ici à l'élève qu'il n'y a dans ce temps ni armée, ni finances comme aujourd'hui, et que le roi n'avait d'autres revenus réguliers que ceux de ses domaines. — Les derniers Carolingiens avaient-ils des domaines ? Réponse : tableau de la misère des derniers Carolingiens. — Quels étaient les grands seigneurs du royaume au temps des derniers Carolingiens? Réponse : énumération des grands vassaux. — Après cela, pour finir, quelques questions sur la lutte des derniers Carolingiens et des ancêtres des Capétiens. Cette interrogation est dirigée de façon à représenter à l'esprit des élèves toutes les notions dont ils ont besoin pour comprendre l'histoire des premiers Capétiens1. Une interrogation de cette sorte ne s'improvise pas. D'ailleurs, un bon professeur n'improvise jamais rien. L'interrogation doit être soigneusement préparée.
I. L'interrogation exerce les élèves au raisonnement, les habitue à rassembler les éléments d'un sujet, à généraliser; — en outre, elle vérifie le travail, avertit maîtres et élèves de ne pas confondre une idée superficielle des faits avec une connaissance sérieuse ; elle est éminemment propre à fixer le souvenir par un retour sur ce qui a été dit, à l'assurer par l'effort qu'elle provoque.
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Elle doit être vivement menée, tomber sur tous les bancs de la classe, réveiller les assoupis, provoquer l'émula tion des bonnes réponses, durer au moins une demi-heure. Nous voilà arrivés enfin, Messieurs, après tous ces préambules, à nos premiers Capétiens. La leçon qu'il leur faut consacrer doit être, comme toute leçon adressée à des élèves si jeunes, une narration discrètement mêlée dequelques réflexions etde quelques jugements. Le professeur reprend le récit au point où il l'a laissé, c'est-àdire après l'élection de Hugues Capet. Hugues Capet commande directement dans son domaine, où il a des serfs, des tenanciers et des vassaux; mais, de plus, il est roi, c'est-à-dire qu'il porte un titre à lui seul appartenant dans les pays à l'ouest de la Meuse et du Rhône. Ce territoire est d'ailleurs partagé entre de grands vassaux, dont chacun a son domaine, ses serfs, ses tenanciers et ses vassaux, et peut fort bien vivre sans se soucier du roi. Laroyauté a subsisté uniquement, parce qu'on était habitué à son existence, qu'elle ne gênait personne et qu'on était organisé pour se passer d'elle. Mais elle a gardé la tradition d'un grand pouvoir général, et l'Église, répandue dans tout le royaume, a le respect de ce pouvoir qu'elle croyait venir de Dieu et où elle cherchait un appui contre les violences des grands seigneurs laïques, toujours prompts à entreprendre sur les biens d'Église. — Après ce préambule, le professeur raconte comment et pourquoi Hugues associa son fils Robert à la royauté, puis le grand danger que fit courir à Hugues l'élection d'un ennemi au siège de Reims. Cet épisode peut servir à montrer l'impuissance de l'ancienne dynastie, mais aussi la fragilité de la nouvelle, et il y a lieu de faire réfléchir les enfants, sans enfler la voix, sur la misère de cette dynastie qui finit, après avoir donné au monde Charlemagne; sur la misère de cette dynastie qui commence et qui donnera plus tard à la France Louis IX, François Ier, Henri IV, Louis XIV. Vous savez aussi que certaines
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anecdotes, racontées par Richer *, et où se voit toute l'astuce du premier roi capétien, sont fort propres à édifier les enfants sur les origines de ce qu'on nomme une dynastie légitime. Une fois vainqueur de l'archevêque de Reims, Hugues est établi. Le professeur raconte alors brièvement les relations du roi avec les grands vassaux, son alliance avec Normandie et Anjou contre Blois, ses rapports avec le duc d'Aquitaine, et le dialogue légendaire avec Adalbert de Périgord. Cela lui sert à montrer combien l'action du roi est misérable hors du domaine; mais pourtant Hugues fut reconnu roi sur des points éloignés de la Gaule et jusque dans l'extrême midi ; évêques et abbés de presque tout le royaume s'adressaient à lui en maintes occasions. Borel, le marquis de la lointaine Septimanie, lui demande du secours contre les infidèles d'Espagne, ce qui prouve qu'aux bords de la Méditerranée on savait que le roi de France existait et qu'on avait l'opinion qu'il était un grand prince. En quelques circonstances, Hugues a vraiment agi comme un grand prince; par exemple, après avoir fait déposer l'archevêque de Reims, il a tenu tête au pape, qui ne voulait pas reconnaître cette déposition ; ce faisant, il défendait les droits de l'Eglise de France contre le pape, mais aussi contre l'empereur qui tenait alors le pape sous sa puissance. Le professeur peut citer aussi cette lettre pleine d'un haut sentiment de sa dignité royale, que Hugues écrivit à Basile, empereur de Constantinople, afin de lui demander une princesse impériale pour son fils. En somme, pour Hugues Capet, laisser cette impression que le premier roi de la dynastie nouvelle a une
1. Richer. — Né vers 970. Auleur d'une chronique relatant les faits depuis la naissance de Charles le Simple (879) jusqu'à Robert le Pieux (995). Cet ouvrage, continuation des Annales d'Hincmar, fournit de précieux renseignements sur l'avènement de la dynastie capétienne, tant sous le rapport des faits, qu'au point de vue de l'histoire des mœurs.
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puissance modeste et un grand orgueil. C'est beaucoup que de laisser une impression juste à des enfants de qui l'on ne peut exiger une connaissance raisonnée de l'histoire. Pour Robert, donner le classique portrait du personnage 1 ; faire la part de l'exagération d'Helgaud, mais montrer dans le roi le moine, l'homme d'église, chantre, théologien auteur de la première persécution d'hérétiques. Conter ses mariages, les malheurs qui s'en suivirent, l'excommunication : ce sont des faits d'histoire générale, où l'on voit la police des rois faite par la papauté. Insister sur la faiblesse de Robert dans le royaume : il ne peut venir à bout du comte de Blois. Guillaume d'Aquitaine l'insulte dans une lettre où Robert, à qui elle est communiquée, est grandement affligé d'être si vilainement traité. Hugues du Mans écrit dans une charte : Régnante Roberto, humili rege2. Ces petites anecdotes sont bonnes à raconter, et quelques citations de cette sorte seront fort utiles. Sans doute, il n'en faut pas abuser; mais quelques mots de latin, qu'on fait traduire tout de suite, restent dans la mémoire de l'élève. — Ce pauvre roi Robert eut pourtant un grand succès : avec l'aide des Normands, il conquit la Bourgogne, après dix ans d'efforts, et la donna à son second fils. Lui aussi, comme Hugues, il joue le personnage d'un grand roi. Lorsqu'il se rencontra à lvois avec le puissant empereur Henri II, pour s'entretenir avec lui des affaires de l'Église, il agit comme l'égal d'Henri. Du reste, il se considère comme le successeur de Charlemagne ; il n'accepte pas le traité de Verdun, qui a mis la Lorraine hors de la France. A la mort d'Henri II, il veut, sans réussir, s'emparer du pays. Ce succès en Bourgogne, cette tentative sur la Lorraine doivent être notés : l'Allemagne
1. Des détails précis sur la vie des personnages historiques éclairent certains points obscurs des événements auxquels ils sont mêlés. 2. Sous le règne de Robert, roi sans autorité.
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cherchait à étendre son influence sur la Bourgogne, même sur l'archevêché de Reims, et elle prétendait garder la Lorraine. Ces prétentions de nos premiers rois sur la Lorraine appartiennent à l'histoire, qu'il faut suivre avec soin, de la formation de notre territoire national. Laisser pour Robert l'impression d'un personnage assez bizarre, qui a des mésaventures, faible avec un sentiment de la grandeur royale. Bien entendu, le professeur a signalé l'association d'Henri Ier à la couronne, du vivant de son père. A l'avènement d'Henri, il constate que la dynastie dure : il n'y a plus de Carolingiens ; aucun concurrent ne s'annonce; pas un des ducs ou comtes de la région française ne prend dans sa province le titre de roi. On a donc le sentiment qu'il existe un royaume de France, c'est-à-dire un territoire où une seule personne a qualité pour prendre le titre de roi. Henri Ie* est un soldat, comme Robert un moine et Hugues un politique. Le professeur, après quelques mots sur le singulier mariage de ce prince, sur la crise de famille qui ouvrit le règne et faillit mal finir, parle un peu plus longuement de la lutte d'Henri contre le duc de Normandie, parce qu'elle ouvre un chapitre important de l'histoire de la royauté capétienne. Il fait comprendre combien les guerres de ce temps étaient petites en comparaison des guerres modernes : tout l'effort des deux adversaires se porte sur la petite ville de Tillières*. Henri est vaincu par le duc de Normandie. Faible comme ses prédécesseurs, il a les mêmes prétentions. Lui aussi, il revendique la Lorraine, comme lui venant de ses ancêtres, ab antecessoribus jure hereditario 2. Du reste, il y a pour le règne d'Henri une preuve à donner de la haute dignité de cette royauté si pauvre : c'est le couronnement de Philippe, associé par
t. Tillières, village du département de l'Eure, sur la rive gauche de l'Avre. 2. Venant de ses ancêtres par droit héréditaire
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son père à la couronne. 11 est utile de raconter cette cérémonie, à laquelle assistèrent tant de grands personnages. Philippe Ier, c'est un maudit de l'Église, un réprouvé. Conter l'histoire de ses mariages, de l'excommunication, de la façon dont il s'en moqua ; dire comment le pape le traitait dans ses lettres ; expliquer pourquoi il a pu déplaire au pape en s'opposant, dans l'intérêt du pouvoir royal, à la réforme de l'Eglise : les élèves connaissent la question, puisqu'ils ont étudié la querelle des investitures ; mais Philippe méritait du reste l'anathème : il était bien un brigand, à la façon de maint baron féodal. Deux faits de son règne doivent être mis en lumière : sa lutte contre le duc de Normandie, devenu roi d'Angleterre, et ses combats contre les vassaux du domaine. Les combats autour du Puiset * doivent être brièvement racontés : ils sont parmi les faits les plus caractéristiques de la période. Philippe 1er a été un jour complètement défait par les troupes du sire du Puiset. Après avoir donné ainsi une impression sur chacun des quatre premiers Capétiens, résumer, en montrant que chez tous se rencontre ce grand contraste entre leurs prétentions et la réalité, et, pour faire comprendre quelle petite place ils tenaient dans la chrétienté, rappeler leurs vains efforts contre de petites forteresses comme Tillières et le Puiset, et mettre en opposition avec ces mesquines actions des rois de France les grands faits accomplis pendant cette période par des hommes du pays de France, la conquête de l'Angleterre et la croisade. Ces grands faits ont été exposés dans une des leçons précédentes : ce serait une bien grave faute de méthode que de les raconter, comme des épisodes, après les règnes des premiers Capétiens. J'estime, Messieurs, que cette première partie de la
1. Puiset (Le), commune d'Eure-et-Loir, au sud-est de Chartres. Louis VI ne put s'emparer du château qu'après une guerre de trois ans.
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leçon peut occuper une vingtaine de minutes. Il y a tout profit à s'arrêter un moment pour faire quelques questions sur ce qui vient d'être dit. Les élèves, s'ils sont habitués à ces interrogations, sont plus attentifs; puis ils y trouvent quelque mouvement, et, pour les enfants, le mouvement est un repos. Il s'agit maintenant de parler du gouvernement. L'élève est déjà préparé par les leçons précédentes à comprendre qu'il ne peut s'agir d'un gouvernement moderne ; mais il y faut insister et ne pas craindre de se répéter. Encore une fois, aller du présent au passé 1 : montrer le gouvernement d'aujourd'hui ayant des agents partout, chacun avec sa .besogne, percepteur, receveur, juge de paix, maire; faisant rendre la justice, percevant l'impôt, enrôlant tous les Français sous les drapeaux; puis supprimer tout cela et mettre à la place le gouvernement seigneurial, s'exerçant sur un domaine. Le domaine se compose de villages habités par des serfs, taillables et corvéables à merci, et par des tenanciers, sortes de fermiers, mais attachés à la terre héréditairement et dépourvus de la protection que la loi accorde aujourd'hui au fermier qui a librement signé un contrat avec le propriétaire. Dans le village, le maire est un agent du seigneur. Enumérer les droits perçus par les agents du seigneur sur ces hommes, droits
1. « Je serais d'avis qu'on étudiât d'abord l'histoire du pays où l'on est né, où l'on doit vivre, et où l'on peut acquérir la preuve matérielle des laits, et voir les objets de comparaison... Par là, les élèves acquerraient une première échelle de temps à laquelle tout viendrait et tout devrait se rapporter... Suivant toujours mon principe de ne procéder que du connu à l'inconnu et du voisin à l'éloigné, je ne voudrais pas qu'ils remontassent dans les temps éloignés avant d'avoir une idée complète de l'état présent : cette idée acquise, nous nous embarquerions pour l'antiquité, mais avec prudence, et gagnant d'échelle en échelle, de peur de nous perdre sur une mer privée de rivages et d'étoiles; arrivés aux confins extrêmes des temps historiques, et là, trouvant quelques époques certaines, nous nous y placerions comme sur des promontoires, et nous tâcherions d'apercevoir, dans l'océan ténébreux de l'antiquité, quelquesuns de ces points saillants, qui, comme des îles, surnagent aux Ilots des événements. » T. II, <435-i38, des Séances des Ecoles normales. Histoire (Volney), Paris, 1800.
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domaniaux qu'on appelle à tort féodaux. Classer à part, à côté de ces fermiers, les vassaux, dont chacun relève du seigneur par un contrat particulier, qui ont envers lui certaines obligations, lui doivent l'aide en certains cas, puis le service militaire. Expliquer que la justice est rendue entre les tenanciers par les agents du seigneur, entre les vassaux par le seigneur suzerain assisté de ses autres vassaux, mais qu'un vassal est toujours plus difficile à juger. Montrer enfin le seigneur dans son château, entouré de ses grands officiers ; donner l'idée d'une cour seigneuriale. Ce qu'est le grand seigneur dans son fief, le roi l'est dans son domaine. 11 est importaut de dire comment il vivait de ses terres, nourrissait ses chevaux avec son foin et son avoine, lui et les siens avec son blé, ses moutons, ses volailles, ses poissons, ses bœufs: il buvait le vin de ses vignes et en faisait grand cas. Le roi Henri aimait tant son vin de Rebrechien, près d'Orléans, qu'il en faisait toujours porter avec lui, quand il allait en guerre, afin de se donner du cœur au ventre.
Quœ rex Henricus semper sibi vina ferebat Semper ut in beilis animosior iret et esset1.
Cette vie des premiers rois était très simple. De temps à autre, il se donne à la cour quelque grande fête, par exemple, au temps de Louis VI (il n'y a pas d'inconvénient à anticiper un peu), pour les noces de Louis, son fils, avec Éléonore. Un chroniqueur dit qu'on y a fait les choses sans mesure, comme pour vider la bourse royale, sine mensura quasi in regalium loculorum vacuationein2. Il ajoute qu'il faudrait, pour décrire ces splendeurs, l'éloquence de Cicéron, et pour énumérer la variété des plats et des délices, la ménio1. « Ces vins, le roi Henri les faisait toujours porter avec lui, afin qu'en temps de guerre, il marchât toujours et mangeât avec plus d'entrain. • 2. « Sans mesure, comme si l'on voulait vider la bourse royale ».
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rablemèmoire {memorabilis memoria) deSénèque.Mais ces fêtes étaient rares, et l'on vivait simplement dans les maisons royales. Écarter de l'esprit des enfants toute idée de capitale, de palais somptueux. Promener le roi de maison ' en maison, percevant son droit de gîte, au risque de s'attirer quelque mauvaise affaire, lorsqu'il s'adresse à une maison exempte : témoin Louis VII, qui, surpris à Créteil par la nuit, s'est arrêté dans une des maisons du chapitre de Paris 1 : il y a logé, il y a couché. Vite on a porté la nouvelle au chapitre, à Paris, et le chapitre, dont les maisons sont exemptes du droit de gîte, est entré en grande colère. Le lendemain , quand le roi, arrivant à Paris, se rend tout d'abord, suivant son habitude, à l'église cathédrale, il trouve la porte close. Il frappe. On lui dit : « C'est vous qui avez soupé, non pas à vos frais, mais aux frais de cette église ». Et les chanoines déclarent qu'ils mourront plutôt que délaisser violer leurs privilèges. Le roi s'excuse, supplie ; à la fin, l'évêquefait ouvrir la porte, mais le roi doit renouveler solennellement sa renonciation au droit de gîte dans les maisons et sur les terres majoris ecclesise, in cujus claustro, quasi ingremio maternali, incipientis vitœ exegimus tempora2. Ces anecdotes sont pour montrer la simplicité de cette vie primitive, et que le roi, entouré de ses grands officiers, ressemble à un grand seigneur quelconque. Pourtant, le roi est quelque chose de plus. 11 apparaît comme roi lorsqu'il convoque auprès de lui, en des circonstances solennelles, les grands seigneurs, ecclésiastiques ou laïques, pour y traiter, comme dit Hugues Capet dans une lettre à l'archevêque de Sens, omnia négocia reipublicae 3; à côté d'officiers de sa maison,
1. Chapitre, corps, assemblée des chanoines d'une église cathédrale ou collégiale. Parmi ces chapitres, il y en avait, avant la Révolution, où l'on ne pouvait être reçu que si l'on justifiait de titres de noblesse. 2. « De l'église supérieure, à l'intérieur de laquelle, comme dans le sein maternel, nous avons passé les premiers temps de notre vie ». 3. Toutes les affaires de la ■ république » (au sens latin du mot).
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vassaux de son domaine, on trouve les grands vassaux, ducs de Bourgogne, Normandie, Aquitaine, etc. Sans doute, le roi ne tire point d'argent de ces grands fiefs, et les grands vassaux ne lui donnent qu'un service militaire; encore arrive-t-il qu'ils le lui refusent, et même qu'ils combattent contre lui; le roi n'en est pas moins supérieur à ces orgueilleux personnages. Par lui, ils font souvent confirmer leurs actes, afin d'en accroître l'autorité ; ils ne se dispensent pas de lui faire hommage, et il y a d'intéressants exemples à tirer de l'histoire des ducs de Normandie : l'un après l'autre, ils ont fait l'hommage, si puissants qu'ils fussent, si faible que fût le roi. Et la conclusion de toute cette leçon, conclusion qui préparera les leçons suivantes, sera qu'il existe un territoire français, une dynastie française, un royaume de France. Le royaume est divisé en grands fiefs, mais, sur tout le royaume, le roi a certains droits, qui ne sont qu'à lui. Chacun des plus grands seigneurs a, au-dessus de lui,le roi ; au-dessus du roi, il n'y a personne. Ceci est le point de départ de toute l'histoire de la formation de la France, qui se fera autour du roi, lorsque celui-ci aura acquis la force nécessaire pour faire valoir les droits de son pouvoir royal. Messiéurs, je n'ai fait aujourd'hui que vous exposer une façon de traiter cette question des quatre premiers Capétiens. Il y en a d'autres assurément, et sans doute de meilleures. C'est à vous de les chercher et de les trouver. Souvenez-vous seulement que chaque professeur doit tenir en lui-même sur chacune de ses leçons cette sorte de délibération préparatoire que je vous ai montrée tout à l'heure. J'aurais mauvaise opinion d'un professeur qui ferait ses leçons sur des notes accumulées, avec un vieux sommaire retrouvé dans les cahiers d'autrefois et qui se contenterait d'imiter le professeur qu'il a entendu jadis. Un véritable professeur, sans négliger le secours qui lui vient et des notes accumulées et de
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l'enseignement qu'il a reçu, se détermine par la réflexion personnelle, fait sienne chaque question qui se présente, et son enseignement vit, parce qu'il y met quelque chose de son esprit.
L'enseignement de l'histoire à l'école primaire1.
La loi qui retient les enfants à l'école jusqu'à la quatorzième année, permet d'enseigner l'histoire selon une méthode qui tienne compte de l'âge des élèves et suive le progrès de leur force intellectuelle. Pour classer les conseils qui vont suivre, on supposera qu'il y a trois degrés de l'enseignement historique : le premier pour les enfants de sept à neuf ans, le second pour les enfants de neuf à onze ans, le troisième pour les enfants de onze à treize ans. Le premier degré. — La première difficulté de l'enseignement historique est de faire entendre aux élèves que le monde n'a pas toujours été comme ils le voient. Naturellement, ils n'ont aucune idée de l'âge ni des transformations de l'humanité. Si l'on n'y prend garde, ils mettront tous les faits au môme plan ; il faut donc étendre sous leurs yeux la perspective historique jusqu'au point éloigné où on va les transporter tout à coup. Dès qu'ils ont appris que leur pays s'appelait, il y a deux mille ans, la Gaule, il convient d'ajouter immédiatement que cette Gaule n'était point pareille à notre France, et de leur montrer par des exemples à leur portée qu'un pays, en un temps bien moins long, peut changer du tout au tout. Ils savent ce qu'est un chemin de fer : dites-leur qu'il n'y avait pas de chemin de fer, il y a cent ans; que la plupart de ces routes qui, par milliers, courent aujourd'hui à la surface de notre sol et
1. Questions d'enseignement national — À. Colin, édit. — Extrait du Dictionnaire de pédagogie, mais accru et remanié.
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font communiquer entre eux les plus petits villages, n'existaient pas, et que nos grands-pères, lorsqu'ils allaient, à une lieue de la maison, faire visite à quelque parent ou à quelque ami, s'embourbaient dans les sentiers jusqu'au genou. Ils savent que la terre vaut gros aujourd'hui : dites-leur qu'il y a cent ans une partie du sol était en friche ou en marécages. Ils ont vu des machines à vapeur et des usines où les ouvriers travaillent par centaines; dites-leur qu'il n'y avait pas de machines à vapeur ni d'usines. Ajoutez, comme conséquence de tout cela, qu'on travaillait moins qu'aujourd'hui, que l'on était moins bien vêtu, moins bien logé, que le plus grand nombre de nos paysans mangeaient du pain noir en buvant de l'eau. Après avoir montré que ces changements se sont opérés en un siècle, dites qu'en deux mille ans il y a vingt siècles ; voilà l'enfant bien averti qu'il va être transporté dans un autre monde. Certes, il y aurait bien d'autres choses à mettre dans ce parallèle entre le passé et le présent; mais il faut se garder de l'envie de tout dire, de tout dire en une fois surtout. Ces quelques traits suffisent pour produire l'effet cherché : donner à l'enfant une première notion des transformations successives. Comment le diriger dans ce monde inconnu qu'on vient de lui faire entrevoir? On croit trop facilement qu'il ne sert à rien de metlre de la suite dans les choses pour parler à des enfants de sept ans et qu'il suffit de leur raconter quelques faits et des biographies. Sans doute, on ne prétendra pas faire comprendre à de si jeunes esprits l'enchaînement des faits; mais pourquoi ne pas leur laisser voir celle suile de choses, ne pas découper l'histoire en périodes, ne pas mesurer la longueur des' étapes successives? C'est autant de gagné pour l'avenir. Il serait déplorable qu'on vînt à dédaigner la mémoire, qui reçoit et classe les matériaux sur lesquels opérera la raison à son éveil, comme fait la terre au printemps sur les semences qu'elle a dé-
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tenues presque inertes jiendant le sommeil de l'hiver. Montrez donc, même aux plus petits enfants, par des faits et par des dates la succession des temps. Ne procédez pas par le pêle-mêle. Tissez fermement la trame sur laquelle vous dessinerez les grands faits et les grandes figures de l'histoire. Cette trame, c'est la chronologie de l'histoire de France, et la seconde leçon (la première étant la comparaison entre autrefois et aujourd'hui) doit être un sommaire de quelques lignes, où l'histoire de France sera découpée en grandes périodes marquées par leurs dates extrêmes : l'enfant retiendra cela aussi bien qu'une série de définitions de grammaire et d'arithmétique. Chacune des phrases de ce sommaire servira ensuite de texte au maître pour ses leçons. Au lieu de construire dès à présent une théorie de cet enseignement si élémentaire, nous voudrions indiquer la méthode par des exemples pris à des moments différents de l'histoire : d'abord, tout au début. Le sommaire général aura dit : « La France, notre pays, s'appelait la Gaule, il y a deux mille ans. Cinquante ans avant la naissance de Jésus-Christ, elle fut conquise par les Romains, qui l'ont possédée jusqu'en 476 après Jésus-Christ. C'est pendant ce temps-là que les Gaulois, qui étaient païens, se convertirent au christianisme. » Pour développer ce sommaire, il faut tout d'abord décrire les Gaulois. Les enfants ont appris par la première conversation sur l'histoire que ces hommes qui vivaient, il y a tant et tant d'années, ne ressemblaient pas à ceux qu'ils connaissent. Donnez quelques détails sur la vie des Gaulois, toute voisine encore de la barbarie. Décrivez les huttes sans fenêtres et sans cheminées, la façon gloutonne de manger avec les mains, le vêlement sous lequel il n'y a pas de chemise. Dès que l'enfant saura que les vitres, les fourchettes et les chemises n'étaienl pas inventées, il sentira qu'il entre dans
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un autre monde. Ajoutez l'oisiveté de la vie barbare, l'inhabilité au travail agricole et à l'industrie, l'humeur belliqueuse et les expéditions de guerre. Les enfants comprennent tout ce qui est bataille : si on les laissait faire, ils passeraient leur vie à se prendre aux cheveux et à se jeter des pierres. Cet instinct naturel du recours à la force les fait contemporains des temps où l'homme, voisin de l'état de nature, n'avait d'autre loi que celle du plus fort. Décrivez-leur donc les armes et la façon de combattre des Gaulois. Campez devant eux un de leurs ancêtres, jetant vêlements et bouclier pour combattre nu, provoquant l'ennemi par ses cris, s'enivrant de son courage, mourant plutôt que de reculer d'un pas, et, s'il n'est que blessé, montrant avec orgueil le sang qui décore sa poitrine L Dites pourtant que ce vaillant n'était pas toujours un bon soldat, qu'il avait de l'ardeur, mais point le calme qu'il faut dans les batailles, et que, si l'ennemi lui résistait longtemps, le Gaulois se lassait et lâchait prise. Voilà des traits de mœurs qui peindront les ancêtres. Les expéditions des Gaulois seront une matière à récits : on choisira de préférence le récit de l'expédition du Capitole, parce que l'enfant y rencontrera les Romains, qu'il ne s'étonnera pas de revoir bientôt, agresseurs celte fois et conquérants. De la guerre des Gaules, on dira quelques mots, en jetant toute la lumière sur le personnage de Vercingélorix, qui sera le sujet d'une biographie, car il est le héros de la résistance à l'ennemi. La Gaule conquise entre dans la civilisation romaine ; mais dire à un enfant que la Gaule passe de la barbarie à la civilisation, c'est lui dire des mots. Faitesl. « La méthode démonstrative s'allie avec la méthode pitloresque qui peut seule être employée avec des enfants. Il va sans dire que le pittoresque et le démonstratif doivent être répartis par portions inégales... Le premier doit dominer et de beaucoup, dans les classes élémentaires. » Inst. pour l'ens. secondaire, 1890.
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lui comprendre la chose par des signes extérieurs. Rappelez votre description de la Gaule primitive, et dites ce qu'était une ville romaine, ou seulement qu'il y avait des villes et de grandes villes ; dessinez ou montrez quelques-uns de ces grands monuments qui subsistent après dix-huit cents ans sur notre sol ; parlez des roules indestructibles bâlies par ces Romains; opposez lout cela aux villages, aux huttes, aux sentiers des Gaulois. Au temps des Gaulois, il n'y avait pas d'écoles; on n'écrivait pas, on ne lisait pas; au temps des Romains, il y a partout des écoles en Gaule. L'enfant comprendra la différence. Mais il est à craindre qu'il ne se croie déjà dans les temps modernes. Dites alors un mot de l'esclave, c'est-à-dire de l'homme traité par l'homme comme une bête de somme. Dans un de ces amphithéâtres splendides que vous aurez décrits, placez un combat d'hommes contre des lions, ou bien un combat de gladiateurs. Montrez, après avoir introduil le christianisme, les chrétiens livrés aux bêtes, et terminez par le récit d'un martyre. Une des périodes les plus difficiles est celle qui sera résumée au sommaire général à peu près ainsi : « De l'avènement de Hugues Capet, en 987, à 1108, date de l'avènement de Louis le Gros, les rois ne sont guère puissants en France. Ils ne commandent que sur une petite partie du pays : le reste appartient à des seigneurs qui se font la guerre entre eux. Louis le Gros essaye de rétablir la paix dans le royaume et d'y faire régner la justice. » Il est indispensable d'expliquer d'abord que, sous les derniers rois carolingiens, les ducs et les comtes, que les rois avaient faits gouverneurs des provinces, cessèrent de leur obéir et devinrent ainsi comme des rois : la France est alors divisée en comtés et duchés, dont chacun est comme une petite France ; dans ces comtés et duchés, il y a des seigneurs qui n'obéissent guère aux comtes et aux ducs, si bien que chacun d'eux est
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à peu près maître dans sa seigneurie; au-dessus de tout cela, le roi, sans forces, et, au-dessous, le peuple, sans protection. Mais est-il possible de faire revivre devant des enfants cette société si différente de la nôtre? J'ai raconté ailleurs1 comment un maître, voulant exposer le régime féodal à des enfants de sept ans dans une école primaire de Paris, s'est bien gardé de parler de l'hérédité des offices et bénéfices et de prononcer un seul de ces termes abstraits qui seraient demeurés sans signification pour ses auditeurs. Il les a placés en face d'un château, qu'il a dessiné en conduisant la main d'un écolier. Il leur a montré les hautes murailles, dont l'approche est défendue par un fossé profond. Il a fait connaître en un mot la demeure du seigneur, et par cette demeure même le seigneur, homme de guerre et puissant personnage. Il n'a eu qu'à dire combien ces châteaux étaient nombreux, pour faire comprendre la guerre féodale, et les misères qui en étaient la suite, et les remèdes qu'on a essayé d'y apporter. Il a donné ensuite une idée sommaire de la hiérarchie féodale et placé tout en haut le roi, puis expliqué sans difficulté son rôle de gendarme et de justicier. Tout cela était entrecoupé de mots gais, de queslions plaisantes, d'appels aux souvenirs et aux connaissances des enfants. On aurait dit que le maître et la classe jouaient à la féodalité, et la classe, tout en s'amusant, recevait quelques idées, ou, si l'on veut, quelques impressions justes : ce qui est beaucoup. Contrairement à un préjugé répandu, il est plus difficile d'enseigner l'histoire moderne que cette vieille histoire du moyen âge : à mesure qu'on descend le cours des âges, le pittoresque s'efface et les vives couleurs pâlissent. Pourtant, la méthode ne doit pas changer.
\. Voyez ce récit dans la leçon d'ouverture au cours d'histoire du moyen âge, à la Faculté des lettres de Paris, en décembre 1881. Questions d'enseignement national.— A. Colin, édit.
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Prenons pour exemple la période ainsi résumée dans le sommaire général : « Malheureusement les rois sont devenus trop puissants ; Louis XIV a commis beaucoup de fautes. Louis XV gouverne très mal. La France cesse d'aimer ses rois, et la Révolution éclate sous Louis XVI, le successeur de Louis XV. » L'enfant sait déjà par l'histoire des périodes précédentes les progrès de l'autorité royale, et qu'il n'y a plus d'autre loi que la volonté des rois à laquelle tout le monde obéit. On lui dira que le règne de Louis XIV a eu des parties bonnes et glorieuses, et sans jamais entrer dans le détail des faits militaires, on lui racontera quelque belle victoire de Turenne et de Condé, en dessinant à grands traits le personnage de ces hommes de guerre. On parlera des grands ministres et l'on fera connaître par quelques anecdotes Louvois et Colbert. On ajoutera que le roi avait trop d'orgueil, et l'on citera les preuves connues do cet orgueil ; qu'il aimait trop les dépenses, et l'on décrira Versailles, Marly et les fêtes ; qu'il aimait trop la guerre, et l'on terminera par le récit de quelque désastre et le tableau des misères des dernières années. Mais, de toute l'histoire, la partie la plus difficile à enseigner sera certainement celle qui s'ouvre avec la Révolution. Il est impossible de ne pas toucher un peu à des questions d'ordre social et politique : le tout est de le faire si modestement, si simplement, avec tant de précautions, que l'enfant fasse de la politique, comme le bourgeois gentilhomme faisait de la prose. Notre sommaire général aura dit que la France, devenue république, change ses anciennes lois pour s'en donner de meilleures ; que l'Europe lui déclare la guerre et qu'elle bat l'Europe. Pour la guerre, rien de mieux, et la seule différence sera de faire un choix entre tant d'actions héroïques qui prêteront à des récits, entre tant de grands personnages qui prêteront à des biographies. Mais comment faire comprendre ce chan-
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gement des lois, ce progrès vers l'égalité et la liberté? 11 n'y a pas d'autre moyen que de rechercher dans l'esprit de l'enfant, pour les rendre précises, les notions vagues qu'il possède sur la société contemporaine. Il y voit des inégalités : par exemple, des propriétaires et des fermiers, des maîtres et des serviteurs. Apprenez-lui, s'il ne le sait pas encore, que le serviteur n'est lié au maître que par un acte de sa volonté, et qu'il sert parce qu'il a cru avantageux de servir ; qu'on ne devient le fermier de quelqu'un qu'en vertu d'un contrat librement consenti; au lieu que, dans l'ancienne société, il y avait des hommes qui étaient, par naissance, des serviteurs, et, par nécessité, demeuraient tels pendant toute leur vie. L'enfant voit d'autres inégalités : des hommes qui commandent, comme l'officier à ses soldats : dites-lui que l'officier acquiert ce droit de commander par son mérite, et qu'il le perdrait s'il en usait mal, au lieu que, sous l'ancien régime, le roi et les seigneurs naissaient avec ce droit et le gardaient, même quand ils en usaient mal. Ces comparaisons, bien développées, montreront aux écoliers le progrès social. Ils savent d'ailleurs que le maître et le serviteur d'aujourd'hui obéissent aux mêmes lois, sont également punis pour les mêmes fautes et ont les mêmes devoirs envers la patrie. Apprenez-leur que les grands d'autrefois échappaient souvent à la sévérité des lois ; que plus on était humble, moins on avait de droits et plus on avait de charges. Telle est la méthode qu'il faut suivre, au premier degré de l'enseignement de l'histoire : prendre autant que possible son point de départ dans le présent; répéter à tout propos la comparaison entre autrefois et aujourd'hui ; peindre par des signes extérieurs, par des récits, par des biographies{, le tout mis en son lieu
1. Le programme d'histoire, cours élémentaire, dit : « Récits et entretiens familiers sur les grands personnages et les faits principaux de l'histoire nationale ■ ■ Il y a des scènes et des personnages qu'on
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chronologique et bien fondu dans une exposition simple et continue. Le second degré. — Au second degré, le maître fera revivre les souvenirs des deux premières années d'enseignement, en y ajoutant des notions et des faits nouveaux. Quant à la méthode, elle restera descriptive, mais elle deviendra explicative, c'est-à-dire que, tout en racontant les faits et en décrivant les personnages, le maître donnera de très simples explications des faits et marquera l'enchaînement des choses. L'enfant se rappelle que les Gaulois ont été vaincus par les Romains; dites-lui maintenant pourquoi. Vous lui avez fait voir les années précédentes, par des signes extérieurs, en quoi la Gaule diffère de la France ; marquez maintenant les différences intimes et profondes. Pour cela, prendre son point de départ dans le présent, comme toujours. L'enfant sait bien qu'il vit dans un grand pays, qui a une grande capitale, appelée Paris; que tous les habitants de ce pays sont unis entre eux par des liens étroits ; qu'il y a une armée de la France, où servent tous les Français ; que des Français ne doivent pas se battre contre d'autres Français. Il est aisé d'opposer à cette France la Gaule, qui n'a pas de capitale, les Gaulois divisés en petits peuples, sans armée nationale, guerroyant les uns contre les autres, incapables de se réunir à temps contre l'étranger ; vaincus à cause de cela, et, après une guerre de huit anuées, soumis pour quatre siècles aux vainqueurs. Ces vainqueurs romains, qu'on a décrits aussi, au premier degré, par les signes extérieurs, il faut les faire mieux connaître. Pour cela, représenter l'Italie, divisée comme était la Gaule, où les Romains vinrent l'attaquer; placer
peut appeler symboliques, parce qu'ils contiennent les traits principaux d'une catégorie de personnes ou d'une suite de faits. Attila et Clovis,l'un destructeur et l'autre fondateur, expriment les deux façons de l'invasion : le portrait anecdolique de ces deux hommes donnera une idée générale juste de cet événement. » (Instr. oflic. op. cil.)
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au milieu le petit peuple habitant la cité romaine ; dire qu'il se gouvernait bien, faisait lui-même les lois et y obéissait après les avoir faites ; qu'il choisissait luimême ses chefs, les consuls, et, après les avoir choisis, leur obéissait. Donnez les exemples connus de la terrible discipline romaine à laquelle les pères sacrifiaient leurs fils ; dites que tous les Romains étaientbons soldats ; qu'ils exécutaient les ordres sans murmures, supportaient les fatigues sans plaintes, que chacun d'eux aimait sa patrie plus que lui-même et qu'un Romain mourait avec joie pour Rome. C'est assez pour faire comprendre que les Romains devinrent un grand peuple et vainquirent tous leurs ennemis. Et le contraste entre Rome et la Gaule expliquera qu'un si grand pays ait été soumis en si peu d'années. Au premier degré, l'enfant a seulement appris que la Gaule est restée romaine pendant quatre siècles, et que les Barbares sont survenus, qui les ont remplacés en Gaule. Au second degré, vous lui montrerez la Gaule dans l'empire romain ; vous lui ferez reconnaître les limites de cet empire sur la carte; au delà de ces limites, vous placerez les principaux peuples barbares ; puis vous direz d'un mot les causes de l'affaiblissement de l'empire : Rome perdant les vertus par lesquelles elle a conquis le monde, les citoyens cessant de faire les lois et de porter les armes, l'armée recrutée de mercenaires et de barbares, et, comme conséquence de tout cela, la ruine. Cette explication des faits ne va point sans un commentaire moral '. A chaque pas, le maître trouvera des leçons à donner : il aura plaisir à le faire.
l. • Le professeur est un juge impartial des faits et des doctrines ; ses croyances personnelles et son patriotisme ne prévalent point sur son équité, qui doit être absolue. Tout l'enseignement de l'histoire ainsi pratiqué est une leçon de morale. D'autre part, s'il arrive aux historiens de juger d'une manière différente le même individu, il n'y a point de panégyristes pour les coquins avérés, ni pour les actes de lâcheté. Toute belle action, au contraire, ou toute belle vie a ses louanges » — Inst. off. op. cit.) ' '
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Pour le reste de l'histoire, voici à grands traits le tableau du cours. Faire voir, par des faits et par des anecdotes, le despotisme d'un roi mérovingien ; expliquer la décadence de la royauté par les guerres civiles, comme celles de Frédégonde et de Brunehaut, et par les dons d'argent, de terres et de privilèges aux grands du royaume ; ne pas insister sur les détails de la lutte entre la royauté et l'aristocratie naissante ; être très sobre de faits et de noms surtout ; ne donner sous aucun prétexte une liste de rois fainéants, mais personnifier dans un roi fainéant quelconque, innommé au besoin, la décadence de la royauté ; annoncer que d'autres chefs vont venir et mettre en scène Charles-Martel ; expliquer son œuvre, l'autorité rétablie, le royaume des Francs réuni sous une main, la chrétienté défendue à Poitiers. Le père est récompensé dans le fils, et Pépin le Bref devient roi. Pour lui, quelques mots suffisent : des Carolingiens, c'est Charlemagne qu'il importe le plus de connaître. On a décrit à l'écolier, au premier degré, la personne de Charlemagne, son visage, son vêtement, ses armes, l'emploi d'une de ses journées, sa vie au palais d'Aixla-Chapelle, l'école palatine. On l'a représenté au milieu des assemblées et à la guerre, chevauchant plusieurs mois de l'année, sous le soleil d'Espagne et d'Italie, ou sous le ciel gris de la Saxe. On a raconté la légende de Roland à Roncevaux. Au second degré, après avoir réveillé ces souvenirs par des interrogations, expliquer l'admirable effort qu'a fait pour gouverner cet empereur pensant atout, s'occupantde toutes choses, comme un père de famille qui commande pour le bien et qui a charge d'âmes. Puis, après avoir décrit sommairement l'état de l'Europe, de la Gaule pacifiée, de l'Espagne où sont encore les Arabes, de l'Italie où le pape est menacé par les Lombards, de l'Allemagne païenne et encore barbare, sans villes et couverte de forêts, faire, sans aucun souci des détails ni de l'ordre
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chronologique, le tableau des conquêtes, et montrer la conclusion de cette histoire épique : Charlemagne réunissant la Gaule, l'Allemagne, une partie de l'Espagne et de l'Italie, couronné à Rome, et, après avoir entrepris défaire régner dans le monde l'ordre, la justice et la paix, allant dormir du sommeil éternel dans le caveau d'Aix-la-Chapelle, assis sur un trône de marbre, une croix d'or au cou et l'évangile ouvert devant lui. Au premier degré, on a décrit par quelques traits l'histoire de la décadence carolingienne, raconté les guerres des fils de Louis le Débonnaire contre leur père, la mort lamentable de l'empereur, les Normands qui arrivent, Fontanet et le serment de Strasbourg. Au second degré, bien expliquer qu'il se fait une séparation de peuples, et qu'en 843 a commencé la vie distincte de la France, de l'Allemagne et de l'Italie; avertir que la date du traité de Verdun est une très grande date. Désormais, on s'enferme dans l'histoire delà France. Au premier degré, on a montré la féodalité par des signes extérieurs : le château et le guerrier féodal. Ce qu'il faut expliquer ici, c'est que, dans ce désordre général, chacun s'arrange pour vivre du mieux qu'il peut. Les plus forts et les plus puissants, c'est-à-dire le seigneur, l'évêque ou l'abbé, n'ont pas de peine à vivre; les plus faibles et les plus misérables se réfugient sous leur protection ou la subissent, quand elle leur est imposée. Il se forme ainsi quantités de seigneuries, petites patries dans la grande, que personne ne connaît. Partout la vie locale : plus d'armée nationale, plus d'assemblées générales; plus d'ennemis communs, tels qu'étaient autrefois le Lombard et l'Arabe ; l'ennemi, c'est le voisin. Au dessus de ce chaos, le roi, dont le pouvoir n'est guère que le souvenir du pouvoir carolingien. Cette explication de la décadence carolingienne est le propre prélude de notre véritable histoire : aussi faut-il avoir soin de la bien donner.
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On montrera ensuite l'unification de la France par le progrès continu de l'autorité royale. Voilà des mots abstraits : aussi ne faut-il pas les prononcer; mais, ici encore, le maître trouvera le moyen de montrer par des faits et par des anecdotes ces progrès de la royauté. L'histoire des premiers Capétiens fournit par dizaines les traits qui permettront de composer la physionomie de ce roi du temps féodal, si riche en droits et si pauvre en moyens de les faire valoir. Il est aisé aussi de faire connaître quelques-uns de ses grands vassaux, aussi ou même plus puissants que lui. Les acquisitions de provinces entières sous Philippe-Auguste, Louis VIII, Louis IX, Philippe le Hardi et Philippe le Bel montreront, pourvu qu'on en fasse voir l'importance sur la carte même, que le territoire royal s'élargit et se rapproche des frontières de la France. L'histoire de quelques communes fera voir comment tout un ordre de la nation, obscur au début et relégué dans le servage, émerge de la servitude et forme sur tout le territoire comme des îlots de liberté, dont les habitants ont les yeux tournés vers le roi. Plus riche et plus puissant, mais plus occupé aussi, ayant sur les bras toutes sortes d'affaires de police, de justice et de guerre, le roi organise son gouvernement ; il a sa cour de justice et sa cour de finances ; ses officiers de justice et de- finances pénètrent dans ce qui reste des domaines féodaux; aussi, pendant qu'il annexe une partie du territoire, il commence à gouverner l'autre. Il a trop de serviteurs et de soldats pour que personne lui puisse longtemps résister. Alors commence à se dégager du chaos féodal l'idée d'un grand pays qu'on nomme la France. La guerre de Cent ans qui survient et à laquelle il faut faire une grande place, achève de préciser cette idée. Dans lalutte contre les Anglais, la France sent en eux l'étranger; elle finit par haïr en eux l'ennemi. Elle prend conscience d'elle-même ; elle se reconnaît, elle s'aime, elle a foi en
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sa deslinéo : ldus.ces sentiments, qui annoncent que la pairie est née, se révèlent avec une touchante et dramatique poésie dans Jeanne d'Arc. L'Anglais chassé, notre France apparail. Mais, dans cette France, le principal personnage est celui en qui espérait Jeanne d'Arc, c'est le roi. Par cela même qu'il a fait l'unité et qu'il a reconquis son royaume sur l'ennemi, il concentre, pour ainsi dire, en lui-même la France entière. Et voici ce qu'il faut que les écoliers sachent bien : au xv° siècle, quand il n'y a plus de puissants vassaux, que Louis XI a réuni les dernières grandes provinces indépendantes, que les communes ont été désemparées par les agents du roi et ruinées parla guerre, le roi n'est plus un suzerain et un protecteur; c'est un maître. Ce nouveau point de départ marqué \ il ne reste plus qu'à suivre dans son développement plus simple l'histoire du pouvoir absolu jusqu'à sa! ruine. C'est ainsi qu'avec quelques idées conductrices, éclairées par des faits bien choisis, on pourra faire comprendre aux écoliers l'histoire de l'ancienne France. Bien entendu, le maître ne se donnera pas l'air d'enseigner une philosophie de l'histoire; il multipliera les récits; il ne négligera pas les faits de guerre, car la guerre fora connaître à l'enfant le monde extérieur. L'enseignement de la dernière période de l'histoire offre les plus grandes difficultés. On y rencontre des noms d'hommes qui vivent encore, et des faits qui peuvent avoir été appréciés de façons très différentes par les pères des enfants auxquels on parle. Le maître ne se sent pas libre dans ses jugements ; alors môme que sa conscience lui commande de louer tel personnage ou tel acte, il.est gêné par la pensée qu'il ne pourrait blâmer le personnage ou l'acte sans passer pour séditieux. Justement
1. • I.e professeur composera son cours, donnera aux élèves à l'avance, une idée de l'ensemble et des diverses parties, et les conduira du point de départ à la conclusion, en marquant bien chacun de ses pas, de façon que la route entière soit visible » (Inst. offic, op. cil.)
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parce que le blâme est interdit, l'éloge paraît commandé. C'est l'écueil de l'enseignement de l'histoire contemporaine, mais il est trop clair que cet enseignement est nécessaire : comment le donner? Il faut présenter le précis des faits de telle façon que l'écolier sache la succession des divers régimes sous lesquels a vécu notre pays depuis 1789. On ne compliquera point ce précis de détails qui le rendraient inintelligible. Si l'on veut raconter et expliquer, par exemple, les crises ministérielles dans nos différents régimes parlementaires, tout est perdu; mais quelques traits suffiront pour définir chacun des gouvernements. Expliquer et définir, c'est ici la tâche principale. Ne sera-t-il jamais permis de rien juger? Si, car il est d'indiscutables vérités qu'il faut dire et des sentiments sacrés auxquels il faut donner libre cours. C'est une indiscutable vérité que la Révolution française a fait un effort héroïque pour substituer à la monarchie ancienne le règne de la justice et de la raison. C'est une indiscutable vérité qu'elle a ouvert dans le monde une ère nouvelle et que l'Europe presque tout entière a été comme refondue par elle. Le maître ne peut donc blesser aucune conscience quand il expose les principes de cette Révolution et qu'il montre comment, par là force de nos armes et de nos idées, les gouvernements absolus se sont partout transformés, comment des peuples nouveaux ont acquis, au cours de notre histoire contemporaine, le droit à l'existence. C'est une indiscutable vérité que ce régime idéal rêvé par la Révolution française est, de tous, le plus difficile à mettre en pratique : les révolutions et les coups d'Etat, qui se sont succédé, le montrent assez clairement. C'est une indiscutable vérité que ces révolutions et ces coups d'État affaiblissent la France, et qu'en serenouvelant ils la tueraient. Le maître ne- peut donc
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blesser aucune conscience quand il enseigne que toute violence contre la loi est un attentat contre le pays et que la condition du salut pour la France est la stabilité politique. C'est une indiscutable vérité que notre sort est dans nos propres mains et que chacun de nous a sa part de responsabilité dans l'œuvre collective. Le maître peut donc enseigner, dans son cours d'histoire contemporaine, les devoirs civiques1. C'est ainsi que certaines maximes et certains conseils nécessaires, donnés avec une grande modération de langage, prendront place dans cet enseignement. Quant aux sentiments sacrés que chaque maître peut exprimer, avec effusion, il n'est pas besoin de les dire. Le maître qui aura retracé devant ses écoliers les destinées de la France, de toute la France, l'ancienne comme la nouvelle, saura bien ce qu'il faut penser et dire de la mutilation qu'elle a subie, il y a quinze ans2. Le troisième degré. — Dans les deux dernières années d'enseignement historique, le maître fera revoir une dernière fois l'histoire de la France, en insistant sur la formation de la patrie française et sur la période contemporaine ; mais une tâche nouvelle et difficile s'impose à lui : il doit enseigner l'histoire des principaux peuples anciens et modernes. En entreprenant cette nouvelle tâche, le maître devra se dire que toute tentative d'érudition ou de développement aboutirait au chaos, et il se guidera par certains
1. « L'éducation civique est une partie de l'éducation morale; la charge principale en revient au professeur d'histoire ; l'enseignement des lettres et des sciences forme l'honnête homme cultivé : l'enseignement de l'histoire prépare l'écolier à la vie pour une date précise et des conditions déterminées... Il faut que l'éducateur étudie la génération qu'il doit élever et se fasse une théorie des devoirs de cette génération, aOn que, connaissant bien le but à atteindre, il y conduise l'écolier, par les moyens les mieux appropriés. Aucun maître ne peut se dispenser de suivre cette méthode, mais le professeur d'histoire y est plus strictement obligé que tout autre ». (Inst. off., op. cit.). 2. Ceci était écrit en 1885.
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principes, qui serviront de règle à son enseignement. Jl trouve d'abord une longue période qui débute avec les débuts mêmes de l'histoire et qui se termine à la chute de l'empire romain. Elle comprend l'histoire des vieux peuples orientaux et celle de la Grèce et de Rome. Ce qu'il faut apprendre aux enfants, c'est simplement ce que chacun des grands peuples d'autrefois a fait pour la civilisation générale et transmis à ceux qui sont venus après lui. Peu importent les noms des Pharaons, leurs guerres et leurs conquêtes; les noms des tribus d'Israël et le récit de leurs querelles et de leurs humiliations; les batailles de la guerre du Péloponèse, le détail des victoires des Romains, les noms de leurs généraux et de leurs empereurs. Mais voici ce qu'il faut savoir : Les peuples de l'Orient, les Égyptiens les premiers, ont appris à vivre en société, à bien cultiver la terre, à travailler les métaux et à bâtir les édifices. Ils sont les plus anciens ouvriers, les plus anciens artistes, les plus anciens commerçants. C'est aux Égyptiens et aux Phéniciens que nous devons l'écriture. Les Israélites ont pratiqué le culte du Dieu unique, et leur pays a été le berceau de la religion chrétienne. Les Grecs, instruits par les peuples de l'Orient, ont les premiers établi la civilisation en Europe, pour la répandre par leurs colonies sur toutes les côtes de la Méditerranée. Disciples de ceux qui sont venus avant eux, ils les ont dépassés. Ils ont été des artistes incomparables dont nous admirons aujourd'hui encore les monuments, statues, temples, épopées, tragédies, oeuvres de philosophie ou d'histoire. Les Romains ont été le plus grand peuple administrateur et guerrier des temps anciens. Instruits par les Grecs, comme ceux-ci l'avaient été par les Asiatiques, ils ont porté plus avant la civilisation dans la direction de l'Occident, et ils ont réuni en un seul empire
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les peuples habitant les bords de la Méditerranée. Artistes moins grands que les Grecs, mais grands artistes encore, ils ont laissé des monuments dont plusieurs sont restés debout . Leur langue a formé la nôtre ; enfin, ils ont fait des lois qui sont en grande partie les nôtres. Voilà ce qu'il faut enseigner1. Ce n'est pas qu'on puisse supprimer faits, noms et dates ; il faut pour chacun des peuples marquer les dates extrêmes de la période pendant laquelle il a vécu, citer, avec la date encore, les plus grands faits de son histoire et en nommer les plus grands personnages : sans cela, l'enseignement aurait le caractère, qu'il faut éviter àtout prix, d'une philosophie de l'histoire. 11 va sans dire que, pour la Grèce, on donnera la description physique de ce petit pays fait pour la vie, à la fois distincte et commune, de plusieurs peuples ; on énumérera les principaux peuples et les grandes villes; on décrira l'expansion de la race grecque par les colonies : on fera connaître Sparte et Lycurgue, Athènes et Solon; le grand duel des guerres médiques et la victoire sur l'Orient ; aussitôt après la victoire, la décadence par la corruption des mœurs et la guerre intestine ; Philippe, Alexandre et la conquête de l'Orient. Sur la décomposition de l'empire macédonien, on dira seulement ce. qui peut faire comprendre que, divisé, corrompu et comme épuisé dans chacune de ses parties, il est voué à la ruine. Il est impossible, au reste, de ne pas nommer Homère et la poésie épique ; Eschyle, Sophocle, Euripide et la tragédie ; Aristophane et la comédie ; Démosthène et l'éloquence; Socrate, Platon, Aristote et la
1. Ce sont des conseils analogues que donnent aux professeurs d'école normale les directions pédagogiques de 1905. « On n'entend pas faire une étude historique des peuples de l'antiquité, mais seulement mettre en relief, à propos de chaque peuple, ce que sa vie a eu de plus saillant, de plus curieux, de plus instructif : état social, religieux, organisation politique, développement artistique, expansion intellectuelle, etc. »
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philosophie; Phidias, Zeuxis. Apelles et les arts où ils se sont illustrés. Une description encore, celle de l'Italie, est le préambule obligé de l'histoire romaine. On ne s'embarrassera pas dans les difficiles questions d'origine. Il faut arriver, après quelques mots sur les rois, à la République; décrire la vie dans la famille romaine, sur le forum et à l'armée; définir le patricien et le plébéien, exposer à très grands traits la conquête de l'égalité: énumérer rapidement les grandes conquêtes ; puis expliquer, par la corruption de la constitution primitive et par la décadence des mœurs, l'établissement de l'empire. Ces quelques leçons sur la période de l'antiquité auront pour effet de donner aux enfants l'idée, qu'il est nécessaire de laisser dans leur esprit, que les peuples nouveaux sont solidaires des anciens et que chaque peuple laisse à ceux qui viennent après lui les fruits de son travail et de son expérience. A. la fin du ve siècle de l'ère chrétienne, l'empire romain commence à s'écrouler en Occident, et une nouvelle période s'ouvre, celle du moyen âge, qui dure jusqu'à la fin du xve siècle. Pendant cette période naissent les nations modernes, péniblement et confusément. Leur véritable histoire n'a pas encore commencé. Or, c'est l'histoire des nations modernes qu'il importe de connaître. On n'insistera donc pas trop sur cette période préparatoire. On tracera les grandes lignes de l'histoire générale, et l'on marquera les très grands faits. Voici les grandes lignes de l'histoire : une nation qui avait vécu en dehors du monde ancien civilisé, celle des Germains, apparaît et verse sur l'empire romain des peuples qui s'établissent dans toutes les provinces, Wisigoths en Gaule et en Espagne, Burgondes et Francs en Gaule, Vandales en Afrique, Anglo-Saxons en Grande-Bretagne, Ostrogoths et Lombards en Italie. Ils mettent, à la place de l'ordre et de l'unité, le désordre et la variété. Mais un peuple
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rétablit l'unité : c'est le peuple des Francs qui a, sous les Mérovingiens, conquis la Gaule et une partie de la Germanie, puis, sous les Carolingiens, l'Italie, la Germanie entière et une partie de l'Espagne. L'empire, qui a été détruit en 476 par un Germain, est rétabli par un autre Germain, Charlemagne, en 800. Voilà l'Occident réorganisé. En même temps, l'Orient s'organise : les Arabes, réunis en un seul peuple depuis Mahomet, conquièrent une grande partie de l'Asie, toute l'Afrique du Nord, toute l'Espagne, et ils attaquent la Gaule : les Carolingiens les repoussent et leur prennent une partie de l'Espagne. Mais le grand combat n'est pas. près de finir : Arabes et Francs ne se perdent pas de vue ; les premiers sont les sectateurs de Mahomet, les seconds sont chrétiens; les premiers sont maîtres de l'Orient, les seconds sont le peuple le plus puissant de l'Occident. Il y a donc guerre entre deux races, deux religions, deux régions du monde. La guerre a duré très longtemps, parce que les deux empires, celui des musulmans et celui des chrétiens, se sont subdivisés et qu'ils ont combattu l'un contre l'autre, non par grandes masses, mais par parties et fragments. Chez les Arabes, démembrement de l'empire en khalifats, des khalifats en principautés ; chez les Francs, démembrement de l'empire en royaumes, par le traité de Verdun et les traités qui suivent ; puis démembrement des royaumes en seigneuries par l'action de la féodalité. Mais il y a en Occident l'unité faite par l'Eglise ; si les nations existent à peine, l'Eglise est dans toute sa force; les rois sont petits, mais le pape est grand; les hommes de tous ces pays sont grossiers et barbares, mais ils ont la foi et le goût des aventures. Les papes commencent donc la guerre contre l'Orient; cette guerre, c'est la croisade, qui dure depuis la fin du xi° siècle et jusqu'à la fin du xme. Cette unité de l'Occident est bientôt détruite. Les
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papes, qui en sont les représentants, ont des rivaux redoutables en la personne des rois allemands, qui portent le titre d'empereur et régnent sur l'Italie en même temps que sur l'Allemagne. La lutte des papes et des empereurs, appelée querelle du sacerdoce et de l'empire, commence au temps où s'ouvre la période des croisades, à la fin du xi° siècle, et se poursuit jusqu'au milieu du xme. Les empereurs sont vaincus; l'Allemagne et l'Italie qu'ils gouvernaient, sont remplies de désordres et morcelées en nombreux états. La papauté, à peine victorieuse au xme siècle, est affaiblie au xivu par le grand schisme, et l'Eglise perd l'autorité qu'elle avait dans le inonde. L'Orient reprend alors l'offensive. Ce ne sont plus les Arabes qui le menacent : ce sont les Turcs. Ils s'emparent de Constanlinople en 1453 et commencent la conquête des pays de la Méditerranée. L'unité occidentale ayant disparu, des nations se forment, distinctes les unes des autres. Si l'Allemagne est divisée en centaines et l'Italie en dizaines d'Etats, l'Angleterre, conquise par les Normands au xu siècle, la France, gouvernée par les Capétiens depuis 987, sont deux royaumes déjà puissants. Ils se sont fait la guerre presque sans interruption depuis le xi° siècle. Pendant la guerre de Cent ans, qui finit en 1453. le roi d'Angleterre a failli conquérir le royaume de France. Mais Charles VII est demeuré victorieux, et les Anglais sont retournés chez eux. Cependant, en Espagne, les chrétiens ont peu à peu repoussé les Arabes. Ils ont formé plusieurs petits royaumes. Ces royaumes ont été réunis en un seul, à la fin du xv<? siècle. L'Espagne est, comme l'Angleterre et la France, un puissant royaume, quand finit le moyen âge. Ainsi, au début de la période, confusion et désordre amenés par les invasions des Germains ; rétablissement de l'unité occidentale par Charlemagne ; invasion d'une partie de l'Europe par les Arabes : dislocation de l'empire arabe; dislocation de l'empire des Francs, mais
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maintien de l'unité par l'Église que le pape gouverne ; lutte deux fois séculaire de l'Occident contre l'Orient: discorde dans la chrétienté occidentale et lutte du sacerdoce et de l'empire; affaiblissement de l'Église et de l'unité ; retour offensif de l'Orient et conquête de Constantinople; formation des nations modernes; puissance delaFrance, de l'Espagne, del'Angleterre, voilà les grandes lignes de l'histoire: il suffit de les bien montrer. Invasions des barbares, conquêtes de Charlemagne, croisades, formation des monarchies occidentales, voilà les grands faits : il suffit de les nommer, de les placer à leur date, d'en dire le caractère par quelques mots. Si nous perdons notre temps à donner des noms de rois d'Angleterre ou de France, des noms de papes et d'empereurs, à citer des batailles de -la croisade ou des guerres de France et d'Angleterre, à suivre le détail de la formation des royaumes espagnols, nous n'apprendrons rien aux enfants de ce qu'il importe qu'ils sachent, et, sous prétexte de mettre dans leurs mémoires des faits historiques, nous leur cacherons l'histoire 1. Il faut nous hâter d'arriver aux temps modernes, que nous ferons commencer en 1453 et finir en 1789. Toutes sortes de signes annoncent qu'on entre dans des temps nouveaux, et il faut bien faire comprendre ces signes. On fera donc connaître les grandes inventions et les grandes découvertes, en marquant les effets qu'elles ont eus sur la civilisation. On expliquera que l'emploi de la poudre à la guerre et la création de l'artillerie ont accru la puissance des rois en leurs royaumes, et aussi les moyens dont ils disposaient de se combattre les uns les autres. Après l'histoire des découvertes, on en dira les résultats généraux : le monde entier révélé aux Européens ; le commerce centuplé ; les
l > La l'expose L'exposé le moins guerre surtout est périlleuse au professeur d'histoire : elle à sacrifier l'essentiel à l'accessoire, voire môme à l'inutile.. méthodique des faits, de tous les faits, n'est pas nécessaire du monde. » (Inst. olf., op cit.).
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produits de l'Amérique et de l'Asie apportés en Europe ; la richesse publique accrue ; la bourgeoisie fortifiée par là richesse, et les résultats particuliers, c'est-à-dire l'importance des nations qui ont fait les premières des découvertes et des conquêtes, comme le Portugal et surtout l'Espagne, qui, ajoutant à ses Etats continentaux un empire transatlantique, devient la puissance la plus redoutable de l'Europe. 11 y a aussi des signes intellectuels qui annoncent les temps nouveaux; de grands mouvements se produisent dans les esprits : c'est la Renaissance, c'est-à-dire l'étude et l'imitation des chefs-d'œuvre de l'antiquité : c'est la Réforme, c'est-à-dire une tentative pour ramener l'Eglise en l'état où elle se trouvait dans les premiers siècles du christianisme, alors que son dogme était simple et que le clergé ne possédait ni biens ni honneurs. Renaissànce et Réforme, aidées par l'imprimerie, éclairent les esprits, les affranchissent de la domination de l'Eglise et préparent la liberté de conscience, mais la Réforme achève de diviser l'Europe, où l'on professait jadis une religion unique, et, dans presque tous les Étals, elle allume la guerre civile. Ces préliminaires bien exposés, retracer à grands traits 1 l'histoire de la période moderne. Les grands États, qui'sont sortis tout formés de la période du moyen âge, la France et l'Espagne, cherchent l'un et l'autre à s'agrandir au dehors. C'est l'Italie divisée et faible, qui est le théâtre où se rencontrent les armées de Charles VIII, puis de Louis XII, et de Ferdinand le Catholique. Mais voici que"; par une série de mariages, se forme cet immense empire de CharlesQuint, qui embrasse l'Allemagne, les Pays-Bas, la
1 • Le professeur ne se perdra point dans la quantité des faits et détails qui sont le llèau de l'enseignement historique. Il procédera sélection. Il reconnaîtra et choisira les personnages dont les actes duré et les faits qui ont eu de longues conséquences. » (Inst. olf. cil). des par ont op.
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Franche-Comté, l'Espagne, une partie de l'Italie et le Nouveau-Monde. Il importe d'insister beaucoup sur ce l'ait, dont les conséquences ont pesé sur toute l'histoire moderne. Contre cet empire, la France entre en lutte. Aidée par la Réforme, qui divise les forces de Charles-Quint et lui cause de grands embarras en Allemagne, elle tient tête à l'empereur, qui est obligé d'abdiquer en 1558. La maison d'Autriche est séparée en deux branches : le frère de Charles-Quint et ses successeurs régnent sur l'Allemagne ; son fils et ses successeurs, sur le reste de l'empire de Charles-Quint. De 1555 à 1618, l'Allemagne vit en paix; mais le fils de Charles-Quint, Philippe II, veut gouverner l'Europe et le monde, et se fait le défenseur du catholicisme. Contre lui, la France ne peut rien, pendant la période de ses guerres religieuses, qui commence en 1562 pour finir en 1598, à l'édit de Nantes. Tous les États de l'Europe sont troublés par l'ambition de Philippe ; mais il ne réussit nulle part, et, quand il meurt, l'Espagne épuisée descend pour toujours du premier rang où elle était montée. Elle est ainsi punie d'avoir abusé de sa puissance. La France lui succède au premier rang. Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, aidés par leurs grands ministres, détruisent la puissance de la maison d'Autriche. A la fin de la guerre de Trente ans, l'empereur d'Allemagne perd toute autorité sur l'Allemagne, divisée en centaines d'Etats souverains. Quant à l'Espagne, elle perd plusieurs provinces et elle finit, en 1700, par passer sous le sceptre d'un Français, petit-fils de Louis XIV. Ainsi la France a terminé ce qui a été son œuvre principale pendant les temps modernes : elle a brisé la puissance de la maison d'Autriche ; mais elle a bientôt abusé de sa force, et le règne de Louis XIV, qui l'a vue arriver au plus haut point de la grandeur, l'a vue aussi déchoir.
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Il faut ici introduire les puissances nouvelles : et d'abord l'Angleterre, dont on rappellera en quelques mots l'histoire antérieure, pour faire comprendre comment, après toutes sortes de luttes et de révolutions, elle est devenue, à la fin du xvne siècle, un pays libre et puissant. C'est elle qui tient tête à Louis XIV et réunit toute l'Europe contre lui. Sous Louis XV, pendant que la France commet faute sur faute sur le continent, elle fonde un empire colonial, fait en grande partie des débris du nôtre. Le xvin0 siècle voit encore se former deux puissances redoutables. C'est la Russie, qui devient un État européen, en démembrant la Suède, qui lui barrait le chemin de la Baltique ; la Turquie, qui lui barrait celui de la mer Noire ; la Pologne, qui la séparait de l'Europe. C'est la Prusse, qui, ayant formé avec quelques provinces médiocres un État militaire fortement organisé, devient dans l'Allemagne, toujours faible et divisée, le principal adversaire de la maison d'Autriche. La France essaye un moment, sous le règne de Louis XVI, de réparer les désastres du règne de Louis XV; elle aide les iitats-Unis à conquérir leur indépendance ; mais le monde était attentif aux progrès de l'Angleterre, aux conquêtes de la Russie et aux exploits de la Prusse, quand éclata la Révolution française, qui allait ouvrir une ère nouvelle dans le monde. Tel est le sommaire d'une histoire moderne, telle qu'elle doit être enseignée à des enfants qui ne doivent apprendre que les grandes lignes de l'histoire des grands peuples, et dont il faut épargner avec le plus grand soin le temps et les forces, pour leur pouvoir expliquer avec quelque détail l'histoire contemporaine. Si l'on dispose d'une centaine d'heures pour l'enseignement de cette histoire des principaux peuples, il en faut donner au moins cinquante à cette période. D'ailleurs, le système doit être toujours le même : il faut
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dominer le sujet, le diviser "en quelques grands chapitres, sacrifier tous les détails. Le maitre commencera par dire quels étaient les principes de la Révolution et comment ils mirent la France en opposition avec toute l'Europe, où il n'y avait, si l'on excepte l'Angleterre, que des gouvernements absolus. Il racontera les guerres de la République, ses conquêtes, et comment elle fonda autour d'elle, sur les ruines des Étals vaincus par elle, d'autres républiques. Dans un second chapitre, il exposera les guerres de l'Empire, les grandes victoires, les grandes défaites et l'état où les rois vainqueurs, en 1814, ont mis l'Europe. Dans un troisième chapitre, il retracera toute l'histoire des révolutions et des réformes politiques en Europe depuis 1815 jusqu'à nos jours; la Sainte-Alliance formée pour le maintien de l'œuvre de 1815; les grands mouvements dont la France a donné le signal en 1830 et en 1848; il montrera le progrès, à peine arrêté pendant quelques années, des institutions libérales dans tous les Étals, et il fera une place honorable à ces grandes conquêtes de la civilisation : l'affranchissement des serfs en Russie et l'abolition de l'esclavage. Dans le quatrième et le cinquième chapitres, il fera l'histoire des guerres de 1815 à nos jours : d'abord, celle des guerres politiques comme les guerres d'Orient, dont le dernier épisode est, à l'heure qu'il est, l'occupation de l'Egypte par les Anglais ; puis celle des guerres nationales, faites par des peuples qui ont voulu conquérir leur indépendance ou faire leur unité : Grèce, Belgique, Italie, Allemagne. Il montrera le rôle héroïque de la France, qui a successivement aidé, dans son admirable générosité, Grèce, Belgique et Italie à s'affranchir. Dans ces guerres nationales, il fera une place à part aux deux guerres allemandes de 18G6 et de 1870, pour montrer que la Prusse, en faisant l'unité del'Allemagne, s'est servie d'un sentiment patriotique depuis longtemps répandu dans ce grand pays, mais
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s'en est servie au profit de son ambition ; qu'elle a annexé des provinces allemandes où l'on ne voulait pas devenir prussien; qu'après sa victoire de 1870, elle a annexé à l'empire allemand l'Alsace et la Lorraine, où l'on ne voulait pas devenir allemand; qu'elle a ainsi violé des droits proclamés par la France en 1789, et fait une œuvre d'injustice et de violence. Dans un sixième chapitre, le maître représentera l'état présent de l'Europe ; il insistera particulièrement sur les dangers que court la paix du monde, et qui viennent, soit des compétitions de puissances acharnées à se disputer les débris de la Turquie, soit des aspirations à l'indépendance des peuples slaves non encore affranchis, soit des protestations que les opprimés élèvent contre leurs oppresseurs : Irlandais contre les Anglais ; Danois du Schleswig contre les Prussiens, Alsaciens et Lorrains contre les Prussiens et les Allemands, Polonais contre les Prussiens, les Russes et les Autrichiens. Il décrira cet état, dit de la paix armée, où les nations s'épuisent à nourrir des soldats, fabriquer des armes et bâtir des forteresses, et il dira comment le devoir, par excellence, du citoyen, dans un temps comme le nôtre, est le devoir militaire. Enfin, en deux chapitres, il décrira les œuvres et travaux de la paix et la lutte pacifique entre les nations : dans le premier, les progrès de la science^et les applications qui en ont été faites à l'industrie, machines, chemins de fer, télégraphes, etc.; les principales théories de l'économie politique, la querelle de la protection et du libre échange, la puissance du crédit; dans le second, il racontera les conquêtes des Européens hors d'Europe : Anglais dans l'Inde, Russes dans l'Asie centrale, Français en Afrique et en Indo-Chine, et les grandes explorations qui frayent la route à la civilisation européenne. Un tel enseignement ainsi compris rendra aux écoliers les plus grands services; il leur mettra dans la tète un
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résumé clair de l'histoire du monde. Les noms des grands peuples de l'antiquité éveilleront dans leurs esprits quelques idées nettes. Ils suivront, depuis l'obscure période du moyen âge jusqu'à nos jours, la formation et le développement des nations modernes. Ils sauront, enfin, sur l'état du monde à notre époque, sur les grandes questions engagées, sur les œuvres de guerre et sur les œuvres de paix, ce que doit savoir et comprendre un jeune Français, qui sera soit un ouvrier, soit un industriel, soit un commerçant, et, à coup sûr, un citoyen et un soldat.
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Professeur et philosophe contemporain. Élève au lycée Henri IV, à l'École normale supérieure, agrégé île philosophie, professeur au lycée do Gaen. puis aux Facultés des lettres de Montpellier et de Nancy, à l'École normale supérieure et à la 'Sorbonne, directeur de la fondation Thicrs, M. Boutroux a collaboré à la rédaction de la Revue philosophique et de la Revue internationale de l'enseignement, et a publié de nombreux ouvrages de critique philosophique et d'histoire de la philosophie, dans lesquels se dégagent, avec netteté, les caractères essentiels des grands systèmes philosophiques : Études d'histoire de la philosophie; de la Contingence des lois de la nature. Il a fait paraître, en outre, une élude sur Pascal. Entre temps, la Revue pédagogique publiait de lui des articles très remarqués de morale et de pédagogie. Ses conférences à l'École normale supérieure d'institutrices de Fontcnay onl été réunies en un ouvrage très répandu dans l'enseignement primaire : Questions de morale et d'éducation.
Les mobiles de l'étude '.
Je me propose de rechercher quels sont les mobiles auxquels il convient de donner la préférence quand on exhorte la jeunesse à l'étude, quels sont, pour l'écolier, les meilleurs ressorts du travail intellectuel. Je dois confesser que je ne vous apporte sur ce sujet rien de
i. Questions de morale et d'éducation. (Delagrave, étlit.)
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nouveau, rien de personnel. Était-ce une raison de ne le pas traiter? Je ne le pense pas. Il s'agit ici d'une question pratique, aussi ancienne que la culture humaine. Or, en pareille matière, on doit se défier de l'originalité plutôt que des idées communes. Ce n'est pas nécessairement une marque d'erreur que de penser comme les autres. Vous connaissez le mot de Pascal sur les vérités morales : « On leur donne le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières. » D'autre part, la simplicité de ces vérités n'empêche pas qu'il ne soit souvent utile de se les remettre en mémoire. Dans le domaine de l'action, savoir n'est rien, appliquer est tout. Or^ pour qu'une connaissance se transforme en acte, il faut qu'elle dépasse la sphère de la mémoire èt qu'elle s'incorpore à notre volonté. Le moyen d'obtenir un tel résullat, c'est de ne point laisser notre attention se détourner des vérités pratiques, comme de choses connues et banales, mais de tenir ces vérités constamment présentes devant notre esprit, de les considérer sous des faces diverses, d'évoquer toutes les raisons, tous les exemples, qui sont de nature à leur donner plus de valeur, plus de force et de vie. Il faut, disait Leibnitz, nous garder de répéter de bouche les maximes morales comme des perroquets, sans éprouver au dedans de nous un désir de les mettre en pratique. Et contre ce qu'il appelait le psittacisme, il recommandait l'observation de ce précepte : « Penses-y bien et souviens-toi. » Cherchons dans cet esprit quelle réponse il convient de donner à la question : « Pourquoi étudions-nous? » Il y a un motif supérieur qui doit dominer tous nos actes, et notre vie intellectuelle comme notre vie morale : c'est l'idée du devoir. Mais il ne nous est pas défendu, il est aussi légitime qu'efficace de chercher dans les dispositions et les tendances de l'homme un point d'appui pour la pratique du devoir. Le devoir, en
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effet, n'est pas contraire à notre nature : il nous commande seulement, avant de laisser agir nos énergies naturelles, de discerner et de choisir les meilleures. Ce sont, à propos de l'étude et du travail intellectuel, ces principes d'action, distincts du devoir, mais susceptibles d'en favoriser l'accomplissement, que nous nous proposons de déterminer et d'analyser. I Les mobiles les plus apparents, ceux auxquels peutêtre on fait le plus souvent appel dans les exhortations au travail, sont l'émulation, l'amour de la louange et l'utilité. Et ce sont là incontestablement des mobiles cFiinè grande valeur1. • En vain condamnerait-on l'émulation, et, après lui avoir parfois trop accordé, voudrait-on la jiroscrire de ; l'œuvre éducatrice. Elle a été en honneur de toute antiquité. Chez les Grecs, tout était objet de concours : ! les exercices physiques, les arts, la poésie. Les vainqueurs des jeux Olympiques étaient chantés par un Pindare, et leurs noms étaient gravés en lettres d'or sur des tables de marbre. C'est à l'ambition d'obtenir le premier prix que le monde doit les œuvres immortelles d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide. Ouvrez Quinlilien : il fait à l'émulation la plus large part-. Elle en1. A la condition île ne pas les employer exclusivement et de les subordonner au devoir : car il n'y a pas nécessairement antagonisme entre l'émulation, l'amour-propre, l'intérêt d'une part, et le devoir de l'autre : c'est ce que l'auteur explique plus loin. 2. « L'esprit veut sans cesse être excité, aiguillonné. L'amour de la gloire pique l'émulation de l'enfant : il attache de la honte à être vaincu par ses égaux, et de l'honneur à surpasser ses ainés. Toutcela enllamme l'esprit; et, quoique l'ambition soit elle-même un vice, elle est souvent l'occasion des vertus. Je me souviens d'un usage que mes maîtres avaient adopté avec succès : ils distribuaient les enfants par classes et assignaient les rangs pour parler suivant la force de chacun, en sorle que, plus on avait fait de progrès, plus le rang était élevé. Cet ordre était soumis à des jugements, et c'était à qui remporterait l'avantage. Mais d'être premier
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flamme l'esprit, dit-il; elle inspire souvent plus d'ardeur pour l'étude que les exhortations des maîtres, la surveillance des pédagogues et les vœux des parents. Outre son efficacité, do tout temps reconnue, l'émulation a un caractère qui lui assigne une singulière valeur. Elle représente, dans l'école, la vie réelle, car la vieest essentiellement lutte, rivalité, concours. Or, il faut le plus tôt possible initier les enfants aux conditionsde la réalité 1. Ainsi que l'émulation, l'amour de la louange2 est un mobile très puissant et très naturel. Combien les anciens ne l'ont-ils pas célébré! « C'est, disait Cicéron,
de la classe, c'était surtout ce qui faisait l'objet de notre ambitionCette distribution n'était d'ailleurs pas irrévocablement lixée une fois pour toutes. Tous les trente jours, les vaincus pouvaient prendre leur revanche. Par là, le vainqueur ne se reposait pas sur son triomphe, et la douleur excitait le vaincu à laver sa honte. Autant que je puis me le rappeler, cette lutte nous inspirait plus d'ardeur pour l'étude de l'éloquence que les exhortations de nos maitres, et la surveillance des pédagogues, et les vœux de nos parents. (De l'éducation de l'orateur.) 1. En France, Rabelais, Bossuet, Fënëlon, Rollin font l'apologie de l'émulation. Port-Royal, Kousseau, Bernardin de Saint-Pierre lui reprochent d'être un excitant factice et dangereux qui suscite l'orgueil, la vanité chez les uns, la" colère et la jalousie chez les autres. La vraie émulation, celle qui s'exerce à l'égard de soi-même, et particulièrement dans le domaine moral, a pour résultat immédiat de faire donner une somme d'activité bien supérieure à celle qui se serait produite en dehors de son inlluence, et cela parce qu'elle met en jeu toutes les facultés. ■ L'émulation est un sentiment volontaire, courageux, sincère, qui rend l'àme féconde, qui la fait profiter des grands exemples, et la porte souvent au-dessus de ce qu'elle admire. » La Bruyère. 2. Locke a toujours considéré le sentiment de l'honneur comme un ressort puissant des actions humaines, celui de tous les « aiguillons »■ qui stimule le plus l'esprit. « De tous les motifs propres à toucher une âme raisonnable, dit-il, il n'en est pas de plus puissant que l'honneur. Si donc, on peut l'inspirer aux enfants, on a dés lors mis en eux un véritable principe qui les portera continuellement au bien... La honte d'être méprisé par ceux avec qui l'on a vécu et auprès desquels on voudrait se rendre recommandable, est le grand principe qui dirige les actions des hommes. » Alfred de Vigny le considère comme une religion ■ mâle, virile et sans symboles ». Juvénal exalte ainsi ce sentiment : « Considère comme le plus grand crime de préférer la vie à l'honneur, et, par amour de la vie, de perdre les raisons qui la rendent digne d'être vécue. ■
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DES AUTEURS
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l'honneur qui nourrit les arts, ettouthomme s'enflamme d'amour pour une étude qui promet de la gloire. » Quant à l'utilité du travail intellectuel, on la proclame à l'envi, et c'est justice. Cette utilité revêt deux formes. L'étude nous initie à la science, laquelle procure à l'homme l'empire sur la nature; c'est là l'utilité palpable par excellence. Il en est une autre moins visible, que les érudits de la Renaissance ont bien discernée et définie : l'étude, disaient-ils, appliquée à de beaux modèles, orne l'esprit; elle le civilise, lui donne la politesse, développe en lui l'humanité. Les érudits allemands du siècle dernier ont été plus loin. Former un honnête homme selon les idées françaises ne leur suffit pas. Ils veulent que l'étude fasse l'éducation intime de l'esprit, qu'elle le forme et le moule en quelque sorte, car tel est le sens du mot allemand Bildung, imparfaitement traduit par notre mot culture. Quoi qu'il en soit, on est sûr d'être dans le vrai quand on fait ressortir aux yeux de la jeunesse l'utilité de l'étude. Si légitimes et si efficaces que soient l'émulation, l'amour de la louange et la considération de l'utilité, ces motifs sont-ils suffisants et doivent-ils être placés au premier plan clans notre conscience? Ils ont en commun un caractère auquel il convient de prendre garde : ce sont des mobiles extrinsèques '.Ils présentent l'étude non comme une fin, mais comme un moyen. Ils nous invitent à nous y appliquer non en vue d'elle-même, mais en vue des avantages qui s'y trouvent attachés. Dès lors, l'ardeur avec laquelle on se portera vers l'étude en vertu de ces mobiles, ne sera nullement la mesure de l'amour qu'on aura pour le travail lui-même et pour les objets auxquels il se rapporte. Vous éludiez pour avoir des succès? Cela est bien.
d. Extrinsèques : se dit de ce-qui ne fait pas essentiellement partie de la nature d'une chose. Ce mot signifie extérieur, étranger. Tout ce qui vaut comme moyen d'autre cliose a une valeur extrinsèque.
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Mais, si vous travaillez uniquement pour cette fin, les concours une l'ois terminés, vous n'étudierez plus. Vous étudiez pour vous l'aire une position? Quoi de plus juste? Mais, le but atteint, peut-être ne songerez-vous jamais à rouvrir vos livres '. Vous étudiez pour apprendre comment l'homme peut s'approprier les forces de la nature ? Mais, si l'élude n'a pas pour vous d'autre signification, vous vous l'enfermerez dans les connaissances techniques et perdrez le sens des recherches désintéressées. Vous éludiez pour orner et former votre esprit? Mais, alors encore, vous n'aimez pas pour eux-mêmes les objets de vos éludes? C'est votre moi que vous prenez comme fin, c'est à votre plaisir ou à voire intérêt que vous rapporterez les œuvres du génie. Vous refuserez donc de vous lier; vous prendrez ou laisserez les livres selon vos caprices ou vos besoins. El ainsi, ne jamais parler aux enfants que d'examens, de concours, d'honneurs et d'utilité, c'est presque les détacher de l'étude, dans le temps qu'on les y astreint. Vous connaissez ce mot sévère d'un spirituel et profond penseur2 : En France, « on prend le baccalauréat pour en finir avec les études ». Ce résultat serait difficilement évitable, si l'on ne voyait dans le travail intellectuel qu'une peine dont on attend le salaire. Il est vrai, dira-t-on; mais l'appât d'une récompense ou d'un profit est encore le moyen le plus efficace que l'on ait trouvé de déterminer l'homme à faire un effort.
1. vérité d'une constatation fréquente. On travaille pour réussir au concours, pour se l'aire une situation. L'étude est alors considérée comme une contrainte, une pénible nécessité de laquelle on s'affranchit vite, si l'on n'a pas appris à aimer l'étude pour elle-même. La préparation aux examens, les exigences de la vie, la préoccupation des programmes, l'emploi de méthodes peu rationnelles sont autant de causes qui stimulent plus la volonté qu'elles n'éveillent la curiosité et ne soutiennent l'activité de l'esprit. Il semble bien que l'amour de l'étude pour elle-même ne se manifeste souvent qu'après le succès. ■2. llersot, Conseils d'enseignement, de philosophie et depolilique,y.\\.
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Il faut donner un attrait factice à ce qui manque d'attrait par soi-même. Ainsi parlent beaucoup de personnes. Mais ne tranchent-elles pas bien promptcmenl la question de l'intérêt que l'élude peut présenter par elle-même? Le travail demande un effort. Est-il donc pour cela une peine et un châtiment? Oublions un instant les préjugés et les phrases convenues. Mettons-nous en présence de la réalité. Cherchons quelle est, en face des grands objets de la littérature et de la science, l'impression naturelle de l'esprit humain. Si celte impression était une inclination spontanée vers l'étude, le recours aux mobiles extrinsèques serait moins nécessaire qu'on ne le suppose. Il Le premier sentiment qu'éveillent en nous les objets nouveaux qui nous sont offerts, c'est la curiosité1. Ceci est vrai de Fenfant au moins autant que de l'homme. L'enfant questionne à tout propos, et porte dans son regard vif et mobile le désir qui le possède d'être éclairé sur tout ce qu'il aperçoit. Il est vrai que, parfois, l'enfant n'est pas plutôt à l'école que sa curiosité s'éteint; son regard se'ternit; sa physionomie devient morne. Ce qu'il avait d'esprit et de grâce disparaît pour faire place à la gaucherie, à l'indifférence, à la paresse et à la lourdeur ; mais c'est là l'effet malheureux d'un enseignement sans vie ; ce n'est pas la suite naturelle de l'initiation à l'étude2.
1. « Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature; bientôt vous le rendrez curieux. Mais, pour nourrir cette curiosité, ne vous hâtez pas de la satisfaire. Mettez, les questions à sa portée, et laissez-les lui résoudre; qu'il ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu'il l'a compris lui-même. ■ Rousseau, Emile. 2. C'est souvent l'effet d'un système d'éducation qui ne s'inspire pas suffisamment de la nature de l'enfant, ou de méthodes qui n'accordent
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Un récit du vieil Homère montre à quel point les Grecs considéraient le désir d'apprendre comme un des instincts les plus puissants de la nature humaine. Lorsque les sirènes, pour attirer Ulysse, cherchent les arguments les plus irrésistibles, ce qu'elles lui promettent, ce ne sont pas les mille formes du plaisir, c'est, la science. « Viens à nous ! glorieux Ulysse ! Jamais on ne passe outre sur un vaisseau, avant d'avoir ouï les doux chants qui s'échappent de nos lèvres; ensuite, on part transporté de joie, en sachant bien plus de choses. Nous n'ignorons rien'dece que les Grecs et les Troyens ont souffert dans les vastes plaines d'ilion; nous sommes instruites de tout ce qui arrive sur la terre fertile. » L'instinct de curiosité fut particulièrement fort chez les Grecs. 11 se manifeste chez l'homme, dès qu'on lui permet de suivre sa pente naturelle. Il se développe et s'étend en se satisfaisant. Appuyons-nous donc tout d'abord, pour exciter les enfants à l'étude, sur ce précieux instinct. Gardonsnous de nous en passer ou de l'émousser. Grâce à lui, l'élève s'élance de lui-même dans la voie qu'il lui est enjoint de parcourir. L'homme doit conserver intact pendant toute sa vie cet ardent désir d'apprendre, qui est comme l'invitation de la nature à étudier1. Mais, si ce mobile est puissant et légitime, il est clair qu'il ne peut suffire. La curiosité est une faculté vagapas assez à l'initiative personnelle, à la diversité des facilités, à la variété des caractères. Tout enseignement qui laisse l'enfant passif, le fatigue ou le rebute. 1. ■ La curiosité est une connaissance commencée qui nous fait aller plus loin et plus vite dans le chemin de la vérité. 11 ne faut pas i'arrèter par l'oisiveté et la mollesse. » MM« de Lambert. « La curiosité des enfants n'est que le désir de connaître. Elle mérite donc d'être encouragée, non seulement comme un excellent symptûme, mais comme le grand instrument dont la nature se sert pour remédier a notre ignorance native, ignorance qui, sous l'aiguillon de cette humeur inquisitive, ferait de nous des créatures stupides et inutiles. » Locke, Pensées. Aussi cet auteur estime-t-il qu'il convient d'écouter toujours les enfants, de leur répondre nettement et avec douceur, lorsqu'ils questionnent sur quelque chose qu'ils veulent connaître. Auteurs Pédagogiques, E. N. 2.'î
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bonde et capricieuse, qui nous fait rechercher le nouveau, le facile ou le piquant, de préférence au vrai, au grand et au beau véritable! Elle aime à butiner plus qu'à approfondir. Elle a, de la jeunesse, le charme et la légèreté. C'est pourquoi elle a besoin d'être guidée. D'où lui viendra cette direction? La nature va-t-elle nous offrir d'autres impressions, capables de déterminer comme il convient cette condition première? III Les objets qu'on propose à notre étude ne sont pas les premiers venus. C'est ce que les lettres et les sciences renferment de plus grand. En face de cette grandeur, l'impression naturelle de l'âme est le respect Quelles sont, en effet, les conditions de ce sentiment? Pour qu'une cliose soit respectable, il faut qu'elle fasse paraître une volonté soumise à une loi haute et sainte, et, à défaut d'un plein accomplissement de cette loi, un effort désintéressé de l'agent pour se dépasser, pour tendre à l'idéal. Et, pour qu'un être soit capable de respect, il faut qu'il conçoive la grandeur spirituelle et sache s'incliner devant elle; il faut qu'il ait le sens reli1. I.e respect est un sentiment complexe, dont les caractères sont assez difficiles a définir. Il est un hommage rendu à la supériorité morale devant laquelle nous sentons notre infériorité. Ce sentiment ne va pas au pouvoir ouau rang ou à quelque attribut accidentel : fortune, beauté, force. I.e respect va aux lettres et aux sciences, parce qu'elles apparaissent avec le caractère sacré de la vérité, et parce que nous voyons en elles l'expression la plus haute d'une humanité supérieure. Il entre dans ce sentiment l'affirmation d'un mérite reconnu exceptionnel; l'humilité qui provient de la conscience de notre infériorité; on s'incline naturellement devant ce qui nous dépasse de beaucoup par sa valeur, surlout morale; une sorte de crainte religieuseâ l'égard d'une grandeur qui nous incline devant elle, et vers laquelle nous nous sentons attirés. « Le respect, dit Kant, est un tribut que nous ne pouvons refuser au mérite, que nous le voulions ou non; nous pouvons bien ne pas le laisser paraître au dehors, mais nous ne saurions nous empêcher de l'éprouver intérieurement. ■
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gieux. Or, ces conditions se trouvent excellemment remplies quand l'enfant est mis en présence des chefsd'œuvre de la pensée humaine. Qu'est-ce, en effet, que la science et la littérature, sinon l'homme dépassant infiniment l'animalité où il a pris naissance et s'élevant au-dessus de lui-même, en se subordonnant, en se vouant à l'idéal? Dans la science, l'homme s'humilie : il sacrifie ses imaginations, ses habitudes d'esprit, ses préjugés, ses désirs, à la recherche de ce que les choses sont en elles-mêmes. Dans les lettres, à vrai dire, l'homme se prend luimême pour objet; mais il ne s'enferme pas dans son individualité : c'est .l'éternel, ou la beauté, ou la vie, ou le mystère, inhérents àla nature humaine, qu'il s'efforce de saisir et d'exprimer. L'activité littéraire cherche Dieu dans l'esprit, comme l'activité scientifique le cherche dans les choses. L'une et l'autre doivent donc nous inspirer du respect, si nous sommes capables de ce sentiment, si nous avons l'instinct religieux. Mais qui peut nier que l'enfant, livré à lui-même, n'ait conscience de sa faiblesse et de sa dépendance et ne soit disposé à rendre un culte à ce qu'il juge grand et bon? Il est, à vrai dire, des théories qui tendent- à détruire en nous le respect des grandes œuvres. On analyse le génie dans ses éléments et dans ses causes, et l'on essaye de prouver que l'apparition d'un grand homme n'est, au fond, qu'un accident fatal, une sorte de réussite, déterminée par un heureux concours de coïncidences dans les influences de milieu et d'hérédité. Mais peu nous importe le moyen qu'emploie la nature pour réaliser ses plus nobles créations. Les fleurs restent belles après qu'on les a ramenées à des substances chimiques. Qu'on explique le génie physiologiquement : il n'en continue pas moins à nous dépasser. Cependant, certains critiques surviennent qui nous disent : pour comprendre l'écrivain, il faut avant tout
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étudier l'homme. Or, l'homme es! d'ordinaire un homme comme les autres : intéressé, vaniteux, jaloux, esclave des préjugés de sa caste et de son époque, charlatan parfois et souvent plagiaire. Par des accusations de ce genre, appuyées sur une érudition très étendue et très minutieuse, on entend nous délacher d'un respect, qu'on taxe de superstition et substituer, dans l'élude des œuvres littéraires, la science au sentiment. Ne nous laissons pas abuser par cette critique maligne H. L'œuvre et l'auteur sont et doivent rester deux choses fort distinctes. Certes, entre l'un et l'autre l'harmonie est possible. Le style, en particulier, peut n'être pas simplement de l'homme ; parfois, il est l'homme même. Mais que de fois aussi, il y a disproportion entre l'œuvre et l'individu ! L'œuvre, n'en doutons pas, peut être supérieure, alors que l'individu est vulgaire. Cela tient à ce qu'un auteur a nécessairement en vue de composer l'œuvre la plus belle, la plus haute possible. Il n'écrit pas pour lui-même, quoi qu'en disent parfois ceux qui se croient méconnus : il écrit pour l'humanité, et ce qu'il y a en lui de plus grand s'éveille à l'appel de ce lecteur idéal. Bien souvent, l'individu n'est que le théâtre du génie qui travaille en lui et sans lui. Or, c'est l'œuvre de ce génie que nous nous proposons d'étudier. Certes, nous demanderons à la biographie et à l'histoire tout ce qu'elles peuvent nous fournir de secours pour la bien comprendre, mais ensuite nous la considérerons en elle-même, abstraction faite de la personnalité de l'auteùr. Ainsi, spontanément, l'homme éprouve, en face des monuments de la littérature et des conquêtes de la science, un sentiment de respect. Ce sentiment est-il
1. Le respect a sa place dans l'éducation. Le maître doit s'efforcer de l'inspirera reniant en louant devant lui tout ce qui mérite d'être loué, en retenant son attention sur les belles œuvres cl les nobles actions. La « critique maligne >, qui s'attaclie plus à relever les défauts que les qualités et qui pousse parfois jusqu'au dénigrement, affaiblit chez l'enfant le sentiment du respect.
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bon et salutaire? Doil-on l'enlrelenir et le cultiver? 11 peut sembler qu'une telle disposition n'est guère conforme aux idées modernes. Depuis la Renaissance, depuis Bacon et Descaries, la superstition de l'autorité a disparu. La libre critique n'est-elle pas plus glorieuse et féconde que le respect? Certes, le respect est un sentiment délicat qu'il convient de réserver pour ce qui est vraiment grand et noble, et c'estunsentiment réfléchi, qui ne doit pas dégénérer en aveugle superstition. Mais, quand nous étudions des chefs-d'œuvre éprouvés, nous ne pouvons que gagner à nous incliner devant leur grandeur et à y chercher avant tout ce qui en fait des monuments de la puissance de l'esprit humain. Une fois pénétrés par le respect, nous pourrons sans danger nous livrer à la critique la plus minutieuse. D'abord, les chefs-d'œuvre supportent une telle critique; ensuite, là même où nous trouverons le génie en défaut, nous n'aurons plus désormais la tentation de nous targuer de nos découvertes et de supputer victorieusement les fautes d'un Corneille contre notre syntaxe. Modeste et sincère, la critique nous instruira sans nous fausser le jugement. Ce sentiment de respect, qui est naturel et salutaire. peul-il être pour l'étude un mobile efficace? Au premier abord, il semble qu'il nous tienne surtout à distance, qu'il nous éloigne des maîtres par la conscience de notre immense infériorité. Aussi a-t-on parfois proposé de mettre les enfants en commerce avec les auteurs secondaires, avant de les initier à la lecture des plus grands. Mais le respect ne nous dispose pas seulement à la réserve. C'est un sentiment complexe, où il entre de l'attrait en même temps que de la crainte. On redoute, mais on désire la présence de celui qu'on respecte. C'est déjà souhaiter un commerce plus intimeavec les objets de nos éludes que de ressentir pour eux du respect.
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IV En fait, les grandes créations de la littérature et de la science ne nous inspirent pas seulement du respect ; et ce sentiment austère est le prélude d'une émotion plus douce. A mesure que nous approchons des chefs-d'œuvre et que nous en acquérons une connaissance plus précise, nous nous apercevons qu'ils ne sont pas seulement grands, mais beaux, et qu'ils répondent aux plus vives aspirations de notre âme. Dès lors, au respect succède l'admiration, et à l'admiration1 l'amour. C'est la marche naturelle de l'âme en présence des choses qui lui apparaissent comme excellentes. Qui peut douter que les objets de nos études, envisagés sous leur vrai jour, ne soient au plus haut point admirables et aimables? Je ne parle pas des résultats pratiques des sciences, dont la beauté frappe tous les yeux; je ne parle pas des hautes théories qui excitent à un si haut degré l'enthousiasme des savants. Mais les choses scolaires proprement dites, les éléments de la grammaire ou du calcul, la résurrection du passé par l'histoire, le rapport de l'homme à la terre que nous
1. L'admiration est un sentiment caractérisé par une disposition modeste de la personne qui l'éprouve à imiter la personne qui l'inspire. Bile a souvent même objet que le respect, mais s'adresse à des objets plus divers, non seulement à la perfection morale, mais à la perfection sous ses diverses manifestations : un beau paysage, une belle œuvre d'aa-t. Elle a sa source dans l'étorinement de voir réalisé un idéal que nous concevions vaguement, et dans une certaine compréhension de l'œuvre accomplie et une sympathie mêlée de respect. Ce sentiment doit être cultivé et épuré. Au contact du bien et du beau, l'intelligence s'ouvre à des vérités auxquelles elle était jusque-là restée fermée ; le cœur éprouve des joies plus douces : il est une preuve de raison, de modestie et'de bienveillance. — Toutefois, comme l'être admiré exerce sur celui qui l'admire une grande influence, que l'enfant surtout est prompt à s'enthousiasmer pour ce qui brille et le frappe, le maître devra amener l'élevé à discerner le vrai mérite, qui est souvent modeste. Voy. : Marion, De la solidarité morale (2° partie, cliap. i.)
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explique la géographie, toutes ces connaissances, même sous leur forme la plus humble, enferment dans quelques symboles très simples une telle somme d'efforls, de découvertes, d'inventions, d'idées, de conquêtes sur la nature et de moyens de perfectionnement pour l'humanité qu'elles doivent ravir, comme des merveilles, celui-là même qui ne fait qu'en entrevoir la portée. L'alphabet passe pour une chose abstraite et ennuyeuse. Mais qu'y a-t-il de plus admirable que de réussir à noter sur le papier, avec vingt-cinq caractères, tous les mots, c'est-à-dire toutes les idées et toutes les choses? Le résultat est si étonnant qu il a suggéré, semble-t-il, dans la science de la nature elle-même l'une des hypothèses lès plus hardies et les plus fééondes. On sait que de profonds philosophes de l'antiquité, Démocrite etEpicure, expliquèrent par de petits corps, identiques en nature et ne différant que par la forme, l'infinie diversité que fait paraître le monde qui nous entoure. Et cette ingénieuse hypothèse se retrouve aujourd'hui dans la chimie atomique. Or, selon Lucrèce, la pensée de l'alphabet aurait été présente à l'esprit des fondateurs de l'atomisme et aurait été l'origine de leur invention. C'est une merveille encore que la numération, qui, avec quelques signes et quelques mots, permet de classer et nommer tous les nombres possibles, et fait tenir un infini dans l'intelligence d'un enfant. Et ces créations ne sont pas seulement admirables, elles sont aimables, parce qu'elles sont l'œuvre de l'esprit humain, qui s'y manifeste dans sa splendeur et sa libéralité. Livré à son impression naturelle, l'homme aime la science, comme l'objet idéal dont la possession comblera les désirs confus de son intelligence. Plus directement encore, sommes-nous en communion avec l'esprit qui vit et s'exprime dans les œuvres littéraires. Qu'ils soient voisins ou éloignés de nous, ce sont des hommes qui nous y confient leurs douleurs et leurs joies, leurs sentiments sur la vie et sur le monde.
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Cette conversation mystérieuse avec les grands génies des temps les plus reculés a un charme étrange et pénétrant ; et, loin de trouver ces anciens barbares et grossiers, nous sommes étonnés, à mesure que nous apprenons à les connaître, de voir à quel point ils avaient des sentiments analogues aux nôtres. Faites lire Homère à un enfant qui ne se doute pas que c'est là une matière à versions grecques et à pensums, et vous serez frappé de l'attrait qu'aura pour lui cette lecture, de la vivacité avec laquelle il prendra parti pour ou contre les héros du poème. Il en sera de même des tragédies de Corneille et des chefs-d'œuvre classiques en général. Le simple et le grand, fussent-ils antiques, sont plus voisins d'une âme naïve que le faux et le compliqué, pour modernes qu'ils soient. Mais partout où s'est épanché le cœur humain, partout où s'est traduite avec force et beauté l'émotion d'un homme, à notre tour nous sommes émus et nous aimons ; nous aimons le frère dont nous pénétrons l'âme, et qui d'avance nous a compris nous-mêmes. Le grand poète s'est donné, et le don de soi appelle la réciprocité. On objectera que l'admiration et même l'amour peuvent n'être que des jouissances d'amateur, des sensations fines de dilettante. Ce seraient, à ce compte, des sentiments distingués peut-être, mais en définitive vaniteux et égoïstes, 11 en serait ainsi, en effet, si l'admiration et l'amour n'étaient précédés et comme sanctifiés par le respect. Epris de notre sensibilité aristocratique et tout entiers au plaisir d'analyser nos impressions subtiles, nous mettrions un Homère ou un Corneille au service de notre petite personnalité. Le respect prévient cette aberration. 11 abat en nous la personnalité et l'orgueil. C'est pourquoi il doit précéder l'amour. Il faut s'être purifié pour avoir le droit d'approcher de l'autel ; il faut avoir dépouillé l'égoïsme pour communier avec l'idéal. L'admiration et l'amour, venant ainsi à leur rang,
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sont des mobiles très efficaces. L'amour tend à l'union des âmes. Si donc nous aimons telle science, telle œuvre littéraire, nous ne nous contenterons pas d'en prendre cette demi-connaissance qui n'empêche pas que l'objet ne nous demeure étranger; nous voudrons approfondir et faire nôtre la pensée qui a touché notre àme, et nous travaillerons à faire passer dans notre substance les plus beaux fruits du génie humain. A ce point de vue, nous trouverons un charme et une vertu singulière à deux pratiques parfois dédaignées : la lecture à haute voix et la coutume d'apprendre par cœur. Celui qui aime un auteur, notamment un poète, veut se représenter l'œuvre qu'il a sous les yeux telle qu'elle s'anima sous les regards épris de son créateur. Or, pour lui restituer ainsi la réalité et la vie, quel meilleur moyen que la lecture à haute voix? Grâce à l'ébranlement que les sons d'une voix émue produisent dans tout l'organisme, l'imagination modèle et ressuscite les ombres indécises qui dorment dans les livres. Et, quand on a pu s'assimiler le chef-d'œuvre par la mémoire, quelle joie n'est-ce pas de pouvoir l'évoquer à tout moment, de le posséder, comme le sage antique possédait sa fortune, placée toute dans les biens intérieurs, et de se fondre avec cette àme à qui la beauté divine s'est révélée ! Or, à mesure qu'on lit et relit les chefs-d'œuvre, à mesure on y découvre des aspects nouveaux, et, les comprenant mieux, on les aime davantage. Il y a une réciprocité d'action entre l'amour et la connaissance ; c'est pourquoi l'admiration et l'amour, qui en est le terme, sont des mobiles d'une puissance toujours croissante. Cependant, nous devons reconnaître que, déterminé par ces seuls mobiles, l'esprit ne retirerait pas encore de l'étude tous les fruits qu'on en doit attendre. Si le respect risquait de le laisser froid et timide, l'admiration et l'amour pourraient le maintenir dans un état
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de contemplation purement passive. Or, notre destinée n'est pas de nous abîmer dans l'extase, mais d'agir. Comment s'opérera le passage de la contemplation à l'action? V 11 n'est pas nécessaire de forcer la nature par des artifices pour qu'elle aille vers la fin que la raison lui assigne. Il suffit de lui laisser suivre son cours. Comme le respect enferme une secrète et craintive aspiration vers l'amour, ainsi l'amour, sans le savoir, tend à imiter et à créer. Cet instinct se manifeste chez l'enfant dès l'éveil de l'intelligence. Voyez-le au milieu de ses jouets : ceux qui l'intéressent le plus sont ceux qu'il peut démonter et reconstituer, qui lui donnent occasion d'agir. Les jouets de Nuremberg, si renommés, consistent principalement en réductions des objets dont se servent les grandes personnes : c'est donc que les enfants se plaisent surtout à imiter et reproduire ce qu'ils nous voient faire. Dès que l'enfant commence à étudier, si son' instinct n'est pas contrarié, il voudra enseigner à son tour ce qu'il vient d'apprendre ; souvent même il voudra enseigner suivant une méthode de son invention. L'un des jeux favoris des petites filles est de faire la classe à leurs poupées. Quels sont les enfants qui, sentant les beautés d'une grande œuvre poétique ou artistique, n'aient rêvé de devenir, eux aussi, des poètes ou des artistes? Et, malgré les déconvenues que lui apporte l'expérience, l'homme conserve cette disposition. Il sent, en effet, que c'est par l'action qu'il se réalise lui-même, et cela d'autant plus que son action se règle sur un idéal plus élevé '. Que cet instinct soit bon et salutaire, c'est ce qui
I. « Avoir un idéal, c'est avoir un but supérieur à l'action de chaque jour; c'est être, quoi qu'on fasse, supérieur ù ce qu'on fait. Un idéal,
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n'est pas douteux, s'il est vrai que les progrès de l'esprit humain ne se sont pas faits par l'action fatale des forces extérieures, mais par une série de créations, toujours préparées par l'imitation. Mais, pour que les œuvres de l'homme soient belles et viables, il faut que le respect et l'admiration des grandes choses précèdent le déploiement de l'activité productrice. Celui qui veut créer, comme un dieu, sans modèle, n'exprimera dans ses œuvres que sa chétive personnalité. Il se contentera à peu de frais, ne se comparant pas ; et, lors même qu'il travaillerait avec zèle, il n'acquerra qu'une frivole virtuosité. Pour faire de grandes choses, il faut joindre à l'intelligence et au travail un idéal très haut situé. Or, grâce au respect et à l'amour, chacun de nous participe à la vie et à la puissance du génie lui-même. Dans l'âme qui a passé par les initiations nécessaires, le dieu descend et renouvelle son œuvre créatrice 1. Si l'on y fait appel à l'heure et après la préparation convenables, l'instinct d'imitation et de production sera la plus féconde des excitations à l'étude, car, pour être
ce n'est pas seulement au milieu de l'atmosphère étouffante de l'égoïsme des hommes, un souffle d'air pur qui ranime et vivifie, au-dessus des obscurités et des doutes de l'existence quotidienne, une lumière qui guide et qui sauve, c'est quelque chose de plus que tout cela; avoir un idéal, c'est avoir une raison de vivre. » L. Bourgeois. (Voy. de cet auteur son discours au concours général de 1891). Un idéal règle nos actions de chaque jour, car il fait tendre les forces de l'homme vers un même but et les empêche ainsi de se disperser; il entretient en nous l'espérance; il est par lui-même une force qui subordonne toutes nos énergies à la réalisation d'une œuvre élevée. Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent, ce sont Ceux dont un dessein ferme emplit l'urne et le front, Ceux qui d'uo haut destin gravissent l'àpre cime, Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime. V. Iluc.o. l.Les considérations qui précèdent sont ù méditer. Elles expliquent l'influence profonde des grands écrivains sur l'esprit de ceux qui entretiennent commerce habituel avec eux. Par la perfection de la langue, l'élévation des pensées, l'inspiration qui les anime, leurs œuvres sont de parfaits modèles qu'il faut apprendre ù admirer et ù aimer. Nos élèves ne doivent point tendre à les imiter; mais n leur contact ils apprendronl à penser et à traduire leurs pensées avec moins d'inexpérience.
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en mesure de rejuroduire les choses, il faut en avoir une connaissance bien plus profonde que pour se borner à les décrire ou à en jouir. Celui qui voudra imiter un modèle l'analysera, le décomposera minutieusement, cherchera à découvrir les lois et les méthodes suivant lesquelles ce modèle a été créé. Dès lors, ce ne sera pas simplement une connaissance plus étendue qu'obtiendra le disciple devenu l'émule du maître ; ce sera une connaissance d'une autre nature. Il démêlera la genèse même des choses ; il les connaîtra dans leur origine. Or, être en possession des méthodes d'invention d'une science, s'être approprié ce qui peut être transmissible des procédés du génie, est évidemment la plus haute récompense que nous puissions espérer de notre travail. VI En résumé, les divers mobiles extrinsèques dont on se contente parfois pour déterminer les enfants à étudier, sont loin d'être les seuls qui s'offrent à l'éducateur. Il est des mobiles intrinsèques1, qui sont à la fois très naturels, très légitimes et très efficaces. Tels sont le désir de savoir, la disposition au respect, à l'admiration, à l'amour, l'instinct d'imitation et de production. Avant d'étudier en vue des avantages qu'on lui propose, l'homme veut étudier en vertu de sa constitution intellectuelle et morale elle-même. . S'il en est ainsi, il est clair que c'est tout d'abord a ces heureux penchants qu'il convient de s'adresser. Ce qui est vrai de l'humanité doit l'être de nos élèves, appelés à devenir des hommes. C'est avec le sentiment joyeux du déploiement de son être que l'humanité a créé les sciences, les lettres et les arts ; ce ne peut être pour
1. Intrinsèque. Ce qui l'ait partie de la nature même d'une chose. Un& chose lionne par elle-même est une fin, comme la vertu. Le perfectionnement de soi, le bien, a une valeur intrinsèque.
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l'eniant une lâche pénible que d'êlre initié à cette créalion. Renonçons donc à celte idée que les enfants ne peuvent s'intéresser qu'aux récompenses ou aux louanges, ou aux avantages divers que notre pédagogie leur propose. Admettons qu'ils peuvent s'intéresser aux choses elles-mêmes, et ils s'y intéresseront. On se demandera pourtant si toutes les études que l'on exige de l'enfant sont de nature à être ainsi aimées de lui, et si plusieurs ne sont pas à la fois très nécessaires et très arides. A dire le vrai, s'il existe des études qui, malgré tous nos efforts pour en dégager l'élément humain et aimable, demeurent tristes et rebutantes, on peut se demander si elles ont en réalité une vertu éducatrice et si elles sont bien à leur place dans l'enseignement classique. Quelle est, en définitive, notre mission? Créer, d'après l'idée de la nature humaine, des intelligences et des caractères. Or, la joie est le signe auquel on reconnaît que les activités de l'âme sont dirigées vers leur fin naturelle. Au reste, en faisant ressortir la puissance des mobiles intrinsèques, nous n'avons pas songé à éliminer les autres. Tout au contraire, nous les maintenons d'autant plus soigneusement qu'ils paraissent plus légitimes et d'un effet meilleur, du moment qu'on les subordonne aux sentiments et aux tendances désintéressés. L'émulation perd de son acuité et devient une lutte généreuse chez ceux qu'anime avant tout le désir d'apprendre et de bien faire La louange n'est plus une satisfaction de vanité qu'on tâche de se procurer par tous les moyens, quand on sait qu'une seule chose a du prix, le vrai savoir; mais elle demeure un encouragement précieux. Enfin, le souci de l'utilité, commandé par les conditions de la vie, laisse à l'âme toute sa noblesse, quand on estime que les profits que nous
1. La lulte devient morale, car l'élève se compare alors à lui-même et au cliel-d'œuvre qui a provoqué son admiration et ton amour.
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retirons de l'étude doivent eux-mêmes être consacrés au développement de la science, des lettres et des idées généreuses qui sont l'honneur de l'humanité. On objectera encore qu'ainsi rattachée aux impulsions naturelles de l'âme, l'étude perd son caractère sérieux et se confond avec le jeu. Demander que l'enfant soit mû par l'admiration et l'amour, n'est-ce pas revenir à la théorie du travail attrayant? Il serait fâcheux qu'il en fût ainsi, car cette théorie est certainement fausse et dangereuse1. Elle débute par un mensonge, et, si elle réussit, elle énerve l'âme; si, ce qui est plus probable, elle échoue, elle détruit la confiance de l'enfant envers le maître. Mais, sans ramener en aucune façon le travail au jeu, ne peut-on se demander si l'opposition que nous établissons souvent entre le jeu et le travail est naturelle et vraie2? Nous la trouvons professée par les Romains, peuple sérieux, sans doute, mais brutal et grossier dans ses jeux, comme il était dur et tendu dans la pratique du devoir. D'un côté contrainte violente, de l'autre relâchement sans frein. Est-celà l'idéal de la vie humaine? Les Grecs ne concevaient pas ainsi le jeu et le travail. Les jeux, chez eux, étaient réglés et nobles ; le travail conservait de l'aisance et de la grâce. Travail et jeu
1. La doctrine du travail attrayant est, par principe, en désaccord avec la fin de l'éducation qui est de rendre l'enfant courageux, capable de sacrifier au besoin l'agréable, le plaisir, l'intérêt au devoir. On ne le prépare pas à ce sacrilice, si l'on s'applique uniquement à le distraire. Il est cependant un aurait qui répond à la nature de l'enfant : celui qui provient de l'activité .qu'il déploie dans ses études et de la variété qu'on sait leur donner. •2. « Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires : on met tout le plaisir d'un côté et tout l'ennui de l'autre; tout l'ennui dans l'étude, tout le plaisir dans les divertissements. Que peut faire un enfant, sinon supporter impatiemment cette règle et courir ardemment après les jeux?. Tachons donc de changer cet ordre : rendons l'étude agréable: cachons-la sous l'apparence de la liberléetdu plaisir; souffrons que les enfants interrompent quelquefois l'étude par de petites saillies de divertissements : ils ontbesoin deces distractions pour délasser leur esprit. ■ (Fénelon, op. cit., ch. v.)
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(ÉMILE).
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n'étaient que l'alternance d'exercice de nos diverses facultés. Pour nous, tout en reconnaissant plus expressément que les Grecs la nécessité de l'idée du devoir, peut-être ferions-nous bien de préférer leur conception de la vie à celle des Romains. Pourquoi le travail s'opposerait-il au jeu? L'un est-il moins indispensable que l'autre? Et ne suffit-il pas qu'il y ait différence ; faut-il qu'il y ait absolu contraste, pour que l'un repose de l'autre? La liberté sans règle qu'on réclame pour le jeu. n'a de prétexte que dans la gêne qu'on croit être inséparable du travail. Combien est-il plus beau et plus vrai, en ce qui concerne le régime de l'école, de voir dans ce qu'on nomme le jeu l'exercice d'une partie de nos facultés, principalement de nos facultés physiques ; et dans ce qu'on appelle travail, l'exercice d'une autre partie, principalement de nos facultés intellectuelles ! Or, l'un et l'autre veulent être à la fois libres et réglés. Dans l'un comme dans l'autre, doit se retrouver cet accord delà spontanéité et de la mesure, qui est la grâce et la perfection. Enfin, on dira peut-être que l'étude telle que nous la comprenons, rend le maître moins nécessaire. Mais la vraie mission du maître n'est-elle pas d'apprendre aux élèves à se passer de lui 1 ? Il vient un moment, dans les familles, où les parents, après avoir, pendant de longues années, fait leur bonheur du soin de leurs enfants, leur disent, non sans un serrement de cœur : « L'œuvre de votre éducation est achevée : volez désormais de vos propres ailes ». De même, le maître qui remplit bien sa tâche apprend aux enfants à se suffire, à devenir des hommes. Lui aussi, l'œuvre achevée, il dit à ses élèves, non sans tristesse, mais avec la satisfaction du devoir utilement accompli : « Allez, mes enfants ; vous n'avez plus besoin de moi. »
1. C'est la vraie lin d'une éducation libérale.
��TABLE DES MATIÈRES
rages.
PRÉFACE I. RABELAIS
—
Notice La vie de Gargantua Cliap. XXIII. Gomment Gargantua l'ut institué par Ponocrates en telle discipline qu'il ne perdoit heure du jour — Cliap. XXIV. Comment Gargantua employoit le temps quand l'aer esloit pluvieux
31. MONTAIGNE
v 1 1 2 3 11
14 Notice ' ' 14 Livre I. des Essais. Chap. XXIV. Du pédantisme 17 Il faut s'assimiler ses lectures 17 Chap. XXV. Do l'institution des entants 19 Critique de l'instruction de pure mémoire 19 De la culture du jugement 21 L'instruction doit nous rendre meilleurs 22 Utilité des voyages 23 Nécessité de tortiller le corps 24 Utilité de l'observation des personnes et des choses... 25 Comment il faut lire les grands écrivains 25 Utilité de la fréquentation du monde et de l'étude des hommes .• '. 27 Caractères de la vraie philosophie. 29 Il faut éviter l'excès dans l'étude 32 La philosophie se mêle à tout 33 De la discipline des collèges 34 Il faut assouplir le corps 30 L'éducation doit tendre l'action 37
à
�414
III.
FÉNELON.
TABLE
DES
MATIERES.
PnffCa.
Notice. Analyse du traité de l'éducation des filles Ch. IX. Remarques sur plusieurs défauts des filles....
IV. LOCKE....
• . •—
38;
381
40 40
47
Notice....,
.............
Pensées sur l'éducation des enfants. Préambule Combien il est important de bien élever les enfants.... Première partie. De la santé Il faut prendre garde d'amollir les enfants Il ne faut pas donner aux enfants des habits trop pesants On doit accoutumer les pieds des enfants au froid Il faut apprendre aux enfants à nager Laisser aller les enfants au grand air II ne faut pas donner aux enfants des habits trop étroits ,., Quelle doit Etre la nourriture des enfants ? Les repas Comment on doit dispenser le fruit aux enfants Combien le sommeil est nécessaire aux enfants
V. ROUSSEAU
Wv 49 4!)
51
51
52 55 59
60
62
64
69 71 73
(Jean-Jacques) '. 78 Notice •■ 78 Analyse de l'Emile 83 Livre Ier 83 L'enfant nouveau-né a besoin de se mouvoir librement , „. 83" Allaitement maternel 86 Il faut observer la nature et suivre les indications qu'elle donne 90 La première éducation par le choix des sensations.... 91 Choix des images; leur importance 92 Il faut observer et savoir interpréter le langage des enfants 96 Livre II 100 Ne vous pressez point d'instruire les enfants lOÛ Les sensations et les perceptions. Distinction entre l'idée et l'image 102 Caractère de la mémoire enfantine 102 Ne parler aux enfants que de ce qu'ils peuvent comprendre 103 Les choses avant les signes 105 Ne pas laisser l'enfant se payer de mots 106
'..
�TABLE
DES
MATIERES.
415
Comment il faut cultiver la mémoire ion L'enfant ne doit rien apprendre par cœur, pas même les fables de La Fontaine KiT Condamnation des livres, instruments de supplice de l'enfant 109 Il faut faire appel au mobile de l'intérêt 110 Importance des sens pour l'acquisition des idées 111 Importance du sens du toucher lis Le toucher supplée à la vue 113 Le toucher supplée à l'ouïe 115 Modifications du sens du toucher 116 Il faut émousser le sens du toucher 11.6 Les données de la vue nous trompent souvent 117 Il faut contrôler par le toucher les données de la vue... 118 Comment apprendre aux enfants à évaluer les- distances 119 Exercice de l'œil par le dessin d'après nature 121 La géométrie enseignée par l'observation.. ». 123 Importance du sens do l'ouïe 126 Education de l'ouïe par le chant 127 Le goût. La simplicité dans les goûts 129 Le goût est surtout un sens, affectif 130 Le sens de l'odorat 131
VI. Mmo NECKER DE SAUSSURE Notice i L'éducation progressive Livre I«. .•> .'. ' Chap. IV. Influence de l'éducation sur la force de la volonté....... Chap. V. Mobiles de la volonté et influence de la raison.. ........................... .v .....-.... Livre VI.... Chap. VIII. Motifs pour ne pas négliger durantTén1 fance la culture de l'imagination Chap. IX. Moyens de cultiver l'imagination. —Littérature à l'usage de l'enfance Élude de la vie des femmes (suite de L'éducation progressive).. ........ : —— Livre I" Chap. III. Véritable destination des femmes Livre III.... Chap. III. Suite de l'adolescence. — Vie sociale Chap. IV. Premières années de la jeunesse
134134 136 136 136
iki
158 167 180180
180
186
186
195
�416
TABLE
DES
MATIERES.
i
rages.
VII. GUIZOT.... ' 204 Notice :• 204 Circulaire aux instituteurs relative à l'exécution do la loi du 28 juin 1833 sur l'instruction primaire (4 juillet 1833)..:........ 205
VIII. JULES FERRY »
Notice i ';; Circulaire du ministre de l'instruction publique relative à l'enseignement moral et civique dans les écoles- primaires : •
IX. ANTHOINE ■ •
216 216 218! 231 23t 231 239 23»
240
Notice L'interrogation à l'école primaire
X. GRÉARD ••
Notice '. La pédagogie est-elle un art ou une science? L'ospril.de discipline dans l'éducation
XI. MARION
246 251 251 252, 258 267 267 268 276 281 287 287 28? 293 293 29S 297 306 306 306
(Henri) Notice ■• Conditions de l'autorité L'enseignement civique à l'école primaire
•••
v
XII. PÉCAUT
(Félix) Notice • De l'usage et de l'abus do la pédagogie L'école primaire et l'éducation politique du citoyen La récitation à l'école primaire
BLACKIE (John Stuart) Notice De l'éducation morale HERBERT SPENCER
■•
XIII.
'.
XIV.
Notice Analvse de l'éducation intellectuelle, morale et physique. -.. Leçons de choses
XV. BAIN
(Alexandre) Notice...... • Analyse de la science de l'éducation
�TABLE DES MATIÈRES.
417
Pagoj
Règles relatives à l'exercice de l'autorité L'émulation, les prix, les places Les punitions La discipline des conséquences XVI. SULLY (James) ' Notice... Études sur l'enfance. Livre II. L'aube de la raison Chap. Ier. Le processus de la pensée Chap. IL L'âge questionneur XVII. LA VISSE (Ernest) Notice Discussion d'une leçon d'histoire L'enseignement de l'histoire à l'école primaire XVIII. BOUTROUX (Emile) ..Notice m Les mobiles de l'élude
TAULE
309 3lf 318 322 325 32i 32G 326 331 340 340 341 362 390 390 390 413
nus
MATIÈRES
Typographie FirinïarDidot et C'N. — Jlcsnil (Eure).
�
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1|Préface|3
1|I. Rabelais|7
1|II. Montaigne|20
1|III. Fénelon|44
1|IV. Locke|53
1|V. Rousseau (Jean-Jacques)|84
1|VI. Mme Neckler de Saussure|140
1|VII. Guizot|210
1|VIII. Jules Ferry|222
1|IX. Antoine|237
1|X. Gréard|245
1|XI. Marion (Henri)|257
1|XII. Pécaut (Félix)|273
1|XIII. Blackie (John Stuart)|293
1|XIV. Herbert Spencer|299
1|XV. Bain (Alexandre)|312
1|XVI. Sully (James)|331
1|XVII. Lavisse (Ernest)|346
1|XVIII. Boutroux (Emile)|396
1|Table des matières|419
-
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Ouvrages remarquables des écoles normales
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Les problèmes pratiques de la pédagogie morale positive
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The topic of the resource
Morale
Éducation morale
Pédagogie
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Belot, Gustave (1859-1929)
Buisson, Ferdinand (1841-1932)
Bureau, Paul
Massy, Robert de
Mossé, Elie
Parodi, Dominique
Régnier, Pierre
Simon, E.
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Librairie classique Fernand Nathan
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1 a. 1.FsY, ,. 11oss13, o. ,uoo1, - o, P. llÉGRIEll, Il•• JI, SIMON. -
O. B ~ F. BU1SSON
P. BUBE1U,
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lèmes Pratiques
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PARIS E~NAND NATHAN
Editeur
•
��Les
Problèmes
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�AVANT-PROPOS
LA TACHE PRESENTE DE L'ÉDUCATION MORALE
"
,
Toute éducation ·moi-ale doit êfre en corrélation avec l'état social où elle doit agir . Il faut qu'elle s'y adapte; mais, dans l'espèce, s'y adapter, c'estmoinsensuivre docilement les tendances et les inspirations que s'efforcer de les compléter et de les 1·ectijier. Il faut donc prévoir que sur bien des points l'éducation organisée, consciente, devra Prendre le contre-pied de celle que, d'une manière spontanée et par la seule action du milieu, la société considérée tendrait à donner à ses membres. Demandons- nous donc quelle est la principale caractéristique de la société où nous vivons: nous saurons quelle est la tâche prnpre que l' éducation morale doit y remplir. Nous vivons depuis plus de cent ans sous un régime de concurrence à outrance. L'Economie politique classique en a célébré à peu près sans réserves les bienfaits. La concurrence était l'aiguillon du progrèsprovoquant les inventions
�VI
AVANT-PROPOS
industrielles, le perfectionnement de l'organisation commerciale. Elle assurait une prime aux plus intelligents et aux plus laborieux. Elle provoquait la multiplication et la diffusion des produits en même temps que l'abaissement des prix. Le producteur et le consommateur y trouvaient donc également leur compte. Un économiste français contemporain a été plus loin et a osé vanter la « Morale de la concurrence ,i : la concurrence était la meilleure formule de la justice sociale, elle fondait cc l'altruisme professionnel» de l'industriel et du commerçant, elle était enfin << le grand ressort moral » en vain cherché par les religions et les philosophies. Cet enthousiasme est aujourd'hui bien refroidi. On s'aperçoit qu'il y a loin de la concurrence à l'émulation, et que développée sans limites, la concurrence, réglée non par le désir du mieux, mais par l'âpre poursuite du pro fit,a au moins autant de mauvais effets que de bons. On a trop raisonné comme si la concurrence ne jouait qu'entre les capitalistes, entre les ouvriers, entre les commerçants. Mais il y a aussi concurrence des salariés contre les capitalistes, et celle des consommateurs entre eux, et de ce c8té les prix tendent à monter. On a oublié que la concurrence entre les producteurs ou entre les vendeurs tend à faire baisser la qualité des produits et à accroître la proportion des frais généraux. Enfin la concurrence arrive à se détruire elle-même au détriment de l'intérêt commun. Les coalitions de capitalistes, de commerçants, d'ouvriers arrivent à supprimer pour les consommateurs, c'est-à-dire pour la masse, tous les avantages escomptés. Il n'est pas une ménagère
�AVANT-PROPOS
YII
attentive qui ne sache combien est illusoire la concurrence entre les bouchers ou les charbonniers: ils sont rivaux soit, mais contre elle ils s'entendent parfaitement. Tous les procédés sont bons, même la destruction des richesses, pour maintenir les prix : j'en pourrai's donner beaucoup d'exemples . Nombreux et puissants sont ceux qui ont intérêt à la vie chère. Mais ce qui est peut-être plus grave encore que ces effets extérieurs du régime, ce sont ses effets psychologiques et moraux , aux quels on ne songe pas assez. Ce régime de compétition intensifiée et généralisée crée un esprit de guerre et d'égoïsme sans fi·ein, un mépris croissant de cette moralité professionnelle qu'on attendait de la seule liberté. Il y a là une force prodigieuse d'éducation anti-sociale dont certes les économistes ne pourront jamais chiffre1· les effets désastreux, mais dont chacun, dans la période de désé quilibre économique et moral que nous traversons, peut et doit sentir la gravité. Loin d'être le principe d'une nouvelle morale positive, une telle compétition permanente dans tous les domaines de la vie économique ne peut que développer les égoïsmes individuels ou collectifs et devient une école universelle de démoralisation pour la conscience publique et privée. Elle étend ses eJ!ets délétères jusque dans les rapports internationaux . Tout principe de loyauté, de fidélité. aux engagements p,·is, aux alliances contractées, tout souci de justice pénale à l'égard des agresseurs ou de justice réparative à l'égard des victimes ,fait place à une politique de boutiquiers retors cherchant à enfoncer le concurrent présumé.
�VIII
AVANT-PROPOS
Principe de guerre, la compétition internationale continue · à rendi-e la paix impossible. Cette pénible constatation atteint-elle le~ principes du libéralisme social et de la démocratie tels que les ont posés nos grands ancêtres de ~a Révolution Française? Allonsnous les accuser, comme l'ontfaitcertains utilitaires 'anglais ou certains penseurs rétrogrades de chez nous, d'avoir, '. en proclamant les droits de l'homme et du citoyen, la liberté de la pensée, et celle de l'industrie, du travail et du commerce, établi le règne des C< sophismes anarchiques»? Nous ~ . ne l e croyons pas; ce n ' est pas eux qui. se sont trompes, sinon peut-être pa1· excès de confiance dans la bonté des hommes. Que voulaient-ils donc ? Ils voula,ient Jaire place aux initiatives en supprimant des contraintes artificielles. Ils voulaient que, chacun choississant sa voie, la som~e d'activité inventive ou productrice s'accrût au bénéfice de la société tout entière. Ils voulaient que, chacun étant mis à m ême de faire ses p1·euves, chacun fût en même temps le bénéficiaire de ses efforts et que sa valeur sociale fût la mesure de tels . avantages. Voilà ce qu'ils voulaient ; et pourquoi pouvaient-ils l'espérer ? Parce qu'au débat des intérêts particuliers ils superposaient toujours la règle supérieure de la lo,i, expression de l'intérêt général. C'est qu'ils avaient du d1·oit de la Nation et · de la Patrie sur l'individu un sentiment aussi fort que leur culte pour la liberté; c'est aussi parce que, dans leur optimisme, ils ne mettaient pas en doute la suprématie d'une morale destinée à régler et à organiser les libertés. Te n'ai pas le loisir d'insister ici sur le rôle trop discuté
�AVANT-PROPOS
IX
mais légitime et nécessaire de la loi pour limiter les libertés et contenir les compétitions dans les limites de l'équité.Mais je voudrais raire sentir que la valeur et la fonction . essen\ tielle de ia morale et de l'éducation morale est de maintenir en chaque conscience le sens de l'intérêt général et la claire perception de l'unité sociale au-dessus det intérêts qui divisent. A aucun moment une telle éducation n'a été \ plus nécessaire qu'aujourd'hui, pour jafre équilibre à la poussée des appétits individuels ou corporatifs déchaînés par un désordre social sans exemple dans l'histoire. Nous le sentons bien : l'éducation que la société telle qu'elle est peut cf,onner à ses membres ne saurait suffire . Il faut lui superposer et e,i quelque mesure lui opposer l'éducation que la conscience réfléchie des meilleurs peut donner à la Société . L'émulation peut être une bonne c/:wse, dans la mesure où elle est un stimulantdecoopération, parce que,pardéjinition, l'émulatio11 çonsiste à vouloir non pas abattre le voisin, mais faire mieux que lui. Le principe en est positif et progressif; elle est déterminée par une vue_d'intérêt général plutôt que par une vue d'intérêt personnel; et c'est seulement par contre-coup que l'intérêt personnel y trouve son compte; et voilà pourquoi et par suite de quelle confusion les apolo~istes de la concurrence y ont vu un principe et de progrès, et de justice. Jlfais, à elle seule, la concurrence est plutôt un principe négatif et un principe de guerre, et ce n'est que par accident qu'elle peut produire le mieux. Même dans l'ordre biologique, on en est bien revenu de la confiance qu'on a professé dans la lutte pour la vie comme
�X
AVANT-PROPOS
processus de perfectionnement; il s'en faut que ce soient toujours les organismes les pltts parfaits biologiquement qui l'emportent. Dans la concurrence sociale, il s'en faut aussi que ce soient toujours les plus parfaits socialement et humainement. Comment serait-ce possible puisque non seulement le ressort, mais la règle, en est purement égoïste? En tout cas elle ne va pas sans heurts ni sans destruction de forces. Elle ne peut donc définir l'essencè de la Société. Par définition, la Société est concours,entre-aide, coopération. Elle n'existe que par là. Unir les volontés dans la poursuite désintéressée des fins communes, c'est faire être la Société qui est un idéal au moins autant qu'une réalité. C'est l'office propre de l'éducation morale, en particulier dans notre Société présente. Son rôle est de maintenir sans cesse présente à la conscience des individus, que notre organisation sociale met constamment en conflit les uns avec les autres, le sens de l'ensemble social sur lequel, en définitive repose leur existence tout-entière. C'est de réveiller en chaque instant, dans chaque situation, dans tous les problèmes si variés que pose la vie réelle, l'idée même d'une Société, que la société réelle où nous vivons tend constamment à obscurcir et à effacer. Un tel effort me paraît définir l' œuvre à laquelle s'est 1•ouée la cc Ligue Française d 'Education Morale ». Elle a donc, en raison même de cette position; le droit de solliciter et même d'espérer le concours de tmis les honnêtes gens, si par honnêtes gens l'on entend pr-écisément les hommes qui veulent le bien commun et y subordonnent leur intérêt personnel. Ce n'est pas par timidité, ni par faiblesse, c'est en vertu de ses principes mêmes
�AVANT-PROPOS
XI
qu'elle reste et qu'elle veut rester étrangère à tous les particularismes de doctrine et à tous les exclusivismes de parti. Dans une société que !•universelle concurrence divise profondéme'nt et réduit à n'être plus guère que le théâtre d'une guerre continue qui po11r n'être pas sanglante et pour reconnaître un certain droit (un minimum de droit!} n'en est pas mo.i ns une guerre, elle tâche à r_staurer dans les e âmes un principe d'unité morale et de coopération. En face de la compétition des égoïsmes nous proclamons l'émulation des bonnes volont~s, en face de la coalition des appétits, nous organisons le syndicat des conciences droites!
Gustave
BELOT.
��Les Problèmes Pratiques
DE LA PÉDAGOGIE MORALE POSITIVE
LES DIFFICULTÉS PROPRES DE L'ÉDUCATION MORALE
Par Gustave
BELOT
Inspecteur général de l 'lnstruction publique
Le x1xe siècle a été, plus qu'aucun des siècles antérieurs, caractérisé par la mainmise de l'homme sur la natur~ extérieure. Mais c'est aussi celui où s'est développé,dans des proportions jusqu'alors inconnues, l'effort de l'homme civilisé pour s'emparer du gouvernement des sociétés,pour établir le règne de la volonté consciente et réfléchie dans le domaine des fon~tions politiques et même économiques, soit à l'intérieur des nations,.soit dans les relations internationales ellesmêmes. L'idée du self-government ou, pour faire appel à une formule plus française, l'idée du Contrat n'a cessé de s'étendre : le syndicalisme ouvrier, par exemple, en est une application, comme, sur un autre terrain, l'idée du « Droit des peuples», que le bouleversement de l'Europe a mise au premier plan. La fonction d'éducation participe à la même évolution. Longtemps, même chez des peuples relativement
1
�2
LEFl PR.OBLÈMBS PRATIQUES
civilisés, il n'y a guère eu d'autre éducation que cette éducation diffuse qui résulte de l'action du milieu et de la tradition. La fonction éducative ne se différencie que lentement, et, même là où elle a déjà, partiellement, ses organes propres, où elle n'est plus simplement transmise par les parents seuls et pour ainsi dire comme une suite de la transmission de la vie, elle est loin d'être du même coup devenue une fonction réfléchie, adaptant des moyens méthodiquement étudiés à des fins nettement conçues. La routine traditionnelle, l'empirisme collectif y sont longtemps les forces dominantes. D'ailleurs il ne se peut pas que l'éducation, à l 'origine,consiste pour les sociétés à autre ·chose qu'à marquer la jeune génération de son empreinte,à exigergu'elle continue leurs manières d'être et de faire. Un conservatisme étroit et automatique, qui exclut la recherche de procédés meilleurs, et à plus forte raison la critique des fins poursuivies, est inévitable pendant une longue période de l'évolution pédagogique. Lorsque, avec le sentiment que nous avons aujourd'hui du cc progrès », avec le souci de renouvellement et de perfectionnement qu'ont en particulier développé dans les derniers siècles les incroyables transformations des conditions matérielles de la vie,nous critiquons le,s routines si fréquentes de la pédagogie courante, nous ne voyons pas toujours, autant qu'il conviendrait, combien ce conservatisme instinctif est inhérent à la nature même de la fonction éducative. Mais .si maintenant nous distinguons les différents domaines de l'éducation nous constaterons sans peine que c'est de beaucoup la pédagogie morale qui est la
�DE LA PÉDAGOGIE MORALE POSITIVE
3
moins avancée. On le comprend déjà en partie par ce qui précède: car de tous les éléments de l'éducation aucun n'importe plus directement aux sociétés que ceux qui concernent la conduite sociale des individus,etpar suite c'est dans ce domaine qu'un empirisme (éducatif, un traditionalisme intransigeant, un for/malisme rigide s'établiront le plus sol,idement et le ,plus vite. Mais par cela même, c'est aussi dans ce ;domaine qu'on se contentera le plus volontiers de cette édùcation diffuse et spontanée qui est partout et qui n'est nulle part; c'est dans ce domaine surtout que i l'on redoutera l'intervention de la critique, de la réflexion, des méthodes nouvelles. Ainsi c'est en un sens parce que l'education morale est une nécessité primordiale pour les sociétés que la pedagogie morale est le plus arriérée. A vrai dire, on pourrait presque dire que cette pédagogie, en tant que fonction organisee, en possession de méthodes précises et définies, et surtout en tant que positive, c'est-à-dire fondée, non sur des opinions particulières et sur un système spécial de croyances, mais sur la connaissance et l'application des lois de la psychologie et des exigences de la vie sociale, en un mot une pédagogie morale rationnelle et expérimentale, n'existe pas encore chez les peuples même les plus avancés de notre civilisation. Si une telle assertion p~aît excessive et risquée, qu'on veuille bien seulement comparer l'état de notre pédagogie morale avec celui de notre éduèation phyi.ique et celui de notre éducation intellectuelle. Personne ne mettra en doute que, longtemps livrée, elle aussi, à l'empirisme, notre éducation corporelle soit
�4
LBS PROBLRMES PRATIQUES
J
aujourd'hui nettement appuyée sur la connaissance scientifique des fonctions physiologiques etde la struc ture anatomique; respiratinn,nutrition,accroissement musculaire et osseux, nature et limites de la fatigue, sont connus s•cientifiquement et ont été l'objet d'études expérimentales précises. Les candidats aux fonctions de professeur d'éducation physique sont tenus d'acquérir des connaissances de cet ordre et ne sont plus des montreurs d'acrobaties conventionnelles. Quoi d'analogue en ce qui concerne l'éducation du caractère, du sentiment, de la volonté? Moins avancée que la pédagogie physique,la pédagogie intellectuelle est arrivée dans les voies indiquées principalement par Mon·t aigne, Rousseau,et quelques autres, à prendre possession de quelques principes essentiels qui ne sont plus guère contestés et de quelques méthodes générales assez sûres ; du côté de l'enfance en particulier, de la culture des sens, des fonctions élémentaires d'intuition et d'organisation mentale, de sérieux progrès théoriques et pratiques ont été accomplis : on sait à peu près ce qu'on fait . Beaucoup d'empirisme encore : on croit par exemple cultiver la mémoire en faisant apprendre des leçons; rien n'est moins certain. Mais on sait,en France du moins,qu'on doit développer la réflexion plutôt' qu'entasser les connaissances toutes faites ; on sait la valeur du travail personnel et l'illusion du «pédantisme» qui s'attache non à la culture de l'esprit chez l'élève, mais à la science du ~aître P.r ise comme une fin en soi. Est-on, au même degré, d'accord sur les fins mêmes et surtout sur les procédés de la culture morale ? Il ne paraît donc pas douteux que notre pédagogie
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morale est en retard sur les autres parties de la pédagogie. Mais s~, quittant la considération des méthodes d'éducation, nous comparons en eux-mêmes les progrès intellectuels et les progrès moraux de l'humanité civilisée, nous aurons un sentiment encore bien plus vif de la difficulté relative de ces derniers et par conséquent de l'ampleur de la tâche qui s'impose à l' éducateur moral. La transmission, d'une génération à l'autre, des conquêtes accomplies dans le domaine de la connaissance et. de la pensée, est autrement aisée que ne l'est celle des conquêtes morales. Et de ce fait il importe tout d'abord de nous rendre compte. Dans le domaine intellectuel l'action des grands e11prits est beaucoup plus immédiate et beaucoup plus 1 géné.rale. - Rares seront toujours les Descartes, les Newton, les Poincaré. Mais il y aura toujours autour d'eux une élite capable de les comprendre et de transmettre, voire même de perfectionner leurs découvertes. En quelques années un polytechnicien franchit \ des étapes qui ont demandé des siècles à l'humanité, et assimile des découvertes qui ont exigé du geme. Mais il y a plus; la foule elle-même, hors d'état de les comprendre, les connaît en quelque manière, car elle en profite. Le prestige de la science s'impose même à ceux qui ne la saisissent pas; car ils en perçoivent les \ résultats tangibles et utiles; ils connaissent même en partie ceux qui ne se traduisent pas d 'une façon sensible, car ils peuvent savoir qu'on sait sans savoir comment on sait. Ainsi les noms d' Am père, de Faraday, de Pasteur, de Curie peuvent être connus et honorés d'une foule d'ignorants. La télégraphie sans fil est devenue un article de bazar et les journaux lui consacrent une
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LES PROBLÈMES PRATIQUES
rubrique entre les courses et les théâtres. Comparez à cette diffusion des découvertes de la pensée et à leur répercussion sur la vie humaine, l'influence des grands génies moraux. Un Socrate vient enseigner aux hommes la réflexion, la sagesse, la vie raisonnable. Un Jésus prêche la bonté, l'amour, la douceu·r, la fraternité. Un Epictète et un Marc-Aurèle révèlent le prix et même, dans une large mesure, les conditions, de la force d'âme, de la tension de la volonté, de la résistance aux pressions extérieures. Mais que peuvent faire ces grands maîtres de le vie morale? En réalité pas grand' chose de plus que de réaliser eux-mêmes une partie de la perfection humaine, un aspect de l'idéal moral. Ils peuvent susciter un certain désir de les imiter, une certaine foi dans la possibilité pour tout homme d'être en quelque mesure ce qu'ils ont été. Encore faut-il qu'on soit déjà prêt à les comprendre et à les admirer. Mais il leur est impossible ci.e faire passer leur vertu dans l'âme des autres hommes; ils ne peuvent transfuser en elle ni la sagesse modératrice, ni la charité profonde, ni l'énergie du caractère. Lentement l'huma· nité en viendra à reconnaître en eux la véritable Humanité. Mais personne ne sera dispensé pour cela de !fl' effort nécessaire pour réaliser cette nature supérieure, En matière morale chacun est oblige de refaire pour on propre compte ce travail de perfectionnement intéieur dont ces initiateurs n'ont pu que montrer le J ésultat sans qu'on en saisisse même toujours les essorts. Mais ce n'est pas tout. Ce travail même, la moyenne des hommes ne pourront ni le réaliser, ni même avoir l'idée de le tenter si le milieu social ne s'y prête pas,
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si le progrès de l'ensemble de la collectivité n~ vient faciliter l'effort de chacun. La société est à ce·r tains égards meilleure que ses membres les moins parfaits, mais reste toujours inférieure:aux meilleurs d'entre eux. Leur supériorité même lui est toujours en partie inassimilable. En _ tout cas les retardataires paralysent et limitent l'élan des caractères les plus nobles. Ainsi la moralité est d'une part quelque chosè de plus profond, de plus personnel que l'intellectualité, et les individus ne s'y peuvent pas aussi bien suppléer les uns les autres. Mais c'est aussi en un sens quelque chosé de plus proprement social que · ne l'est le travàil intell~ctuel. L'interdépendance des âmes y est plus arquée. La communion spirituelle y est à la fois plus écessaire et plus difficile que dans le domain,e intelectuel. . Ainsi nous aurons à examiner successivement les difficultés psychologiques et les difficultés sociales de l'éducation morale. Mais il restera encore une série de difficùltés finales qui n'existent guère non plus dans les autres parties de l'éducation, et qui résultent du conflit même entre l'individualité et la société_ et de la , nécessité d'adapter l'une à l'autre; et ce sont peut-être· les difficultés les plus profondes et les plus caractéristiques. Après quoi, bien que ce. ~e soit pas l'objet propre de .cette conférence, nous devrons , jeter un coup d'œil sur les solutions, dont le dé~eloppement répondrait à la série entière de oes le çons.
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L'éducation morale repose avant tout sur la formation et la direction de la volonté. Or la volonté est en nous ce qu'il y a de plus intime et de plus directement lié à l'organisme: car quelque théorie que l'on professe sur la nature de la volonté, chapitre particulièrement difficile de la psychologie, la volonté est pratiquement conditionnée par les tendances et par les sentiments, et tout cela est intimement lié à notre constitution première. Il est facile de reconnaître qu'il y a des volontés ardentes et passionnées, et, à l'opposite, des volontés faibles et apathiques; qu'il y en a de promptes et capricieuse,s, d'autres fermes et tenaces. Que l'on considère la volonté comme une fonction primitive et irréductible, ou qu'on la considère empiriquement comme une résultante très complexe, ·comme une synthèse lentement formée, pratiquement il n'importe guère, et la difficulté reste la même : c'est pour ainsi dire la personne même qu'il faut atteindre. J'ajoute, sans vouloir entrer ici dans une discussion toute théorique, que la première de ces deux thèses, par laquelle on pense en général faire la part plus belle à la liberté, rendrait en réalité illusoire tout effort éducatif et, par suite, serait, si on la prenait à la lettre, beaucoup plus nuisible qu'utile à la liberté : la liberté, iÎ s'agit précisément, pour chacun de nous, de la conquérir, et pour l'éducateur, de la former sans l'opprimer. Là est précisément la première difficulté psychologique de l'éducation morale: Comment« faire vouloir» , un homme, etpourcommencerfairevouloirun enfant?
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l'énonc é même d'un tel problème ne le fait-il pas apparaître contradictoire? Quand il s'agit d'instruction, la méthode qu'on pourrait, en rappelant Montaigne, nommer la méthode de« l'entonnoir »1 n'est certes pas une fameuse méthode, mais enfin elle est praticable et même elle est inévitable. Il y a malgré tout des connaissances acquises qu'il faut transmettre toutes faites. La maïeutique est lente et pratiquement elle a des limites assez étroites. Une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine; mais il faut bien aussi la remplir en partie, ne serait-ce que pour la former. Si la pédagogie du remplissage nous paraît à bon droit inférieure, nombre de peuples s'en sont contentés ou s'en contentent encore. Mais s'agit-il d'éducation et plus précisément d'édu} cation morale, la méthode de l'entonnoir devient non seulement détestable , mais presque inconcevable. Les \rolontés ne sont pas substituables les unes aux autres. Certes on peut agir sur une volonté et de maintes manières que je n'ai pas à analyser ici en détail ; les volontés peuvent communiquer comme les pensées, sinon aussi aisément. Pou r tant le 1>roblème que je soulevais tout à l'heure est loin d'être illusoire. On voit bien qu'il est possible, du dehors, de contraindre un homme, m ais rigoureusement il est impossible de l'obliger; car être obligé, dans le sens le plus précis du mot, ce ne peut être que s'obliger soi-même, c'est / reconnaître qu'on ne peut pas, à un certain point de vue, ne pas vouloir ce qu'on veut alors. La preuve de
1. Eu11.i1, I, xxv1 ( Ed. Villey, I, 193).
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la réalité pratique du problème, c'est qu'il ne manque pas de méthodes qui au lieu de former la volonté ne réussissent qu'à l'annuler. C'est par exemple ce qu'on a souvent reproché .à l'éducation des Jésuites. Déjà en ce qui concerne l'esprit il est délicat de le former et de le fortifier sans lui imposer des convictions et, si l'on veut, des préjugés, au sens étymologique du mot. Mais la difficulté est encore bien plus sensible s'il s'agit du vouloir. On ne voit pas comment faire son éducation sans commencer p_ exiger l'obéissance ; ar et cependant que serait une volonté qui ne saurait 1 j qu'obéir? Savoir résister ; savoir se refuser, savoir dire non à une autorité, à une coutume, à une tradition n'est-ce pas une des formes les plus caractéristiques et les plus élevées, peut-être même la forme fondamentale, sinon première, de la volonté morale, de la personnalité véritable ? __, Si, d'une manière plus particuliè're, nous appliquons cette réflexion à la formation de la conscience morale elle-même, .nous reconnaîtrons combien il ést ! difficile d'en expliquer la transmission. Il semble que pour l'acquérir il faille déjà la posséder sous quelque 1 forme élémentaire, et que de même on ne puisse ! l'enseigner qu'à celui qui la connaît déjà. A la conscience morale serait applicable le mot que Pascal \ prête à Jésus : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'.a vais déjà trouvé. )> L'éducateur n'aurait, semblet-il, aucune prise sur une volonté, nous ne disons pas j biême corrompue, mais seulement étrangère à la moralité. Aussi ne manque-t-il pas de penseurs qui ont professé que la conscience morale était innée et ne pouvait s'acquérir; doctrine cependant bien discutable
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et qui, sous prétexte de rendre l'éducation morale possible, risque trop de la faire apparaître inutile. Ici encore, toutefois, nous ne nous embarrasserons pas de cette difficulté un peu théorique; mais nous trouverons sans peine à quoi elle correspond pratiquement, et, sous cette forme, il importe que l'éducateur la saisisse ·pleinement. Elle constitue ce que j'ai appelé il y a bien longtemps« le problème premier de l'éducation morale » 1 • Voici brièvement en quoi il consiste : Nous devons l'enfant non en vue d'une vie d'en1 fant, mais en vue d'une vie d'homme. Nous voulons le préparer à un mode d'existence qui n'est pas encore le sien, l'adapter à un milieu dans lequel il ne se meut pas encore. Il est nécessairement encore incapable de concevoir et à plus forte raison de sentir les 1biens au nom desquels sont affirmées et imposées les r ègles essentielles de la morale. Toute éducation est en un sens une anticipation, et, dans l'éducation / intellectuelle mê me, l'enfant ne peut pleinement ap- / précier les fins que poursuit l'enseignement, Mais ici · un intérêt direct et actuel soutient suffisamment d 'ordinaire l'effort qu'on demande à l'élève. Il n'en est pas ainsi au même degré dans l'éducation morale, dont chaque élément n'a de valeur que par l'ensemble; chaque phase doit son intérêt au terme final. Or, 1prenons-y garde : en fait de moralité il n'importe pas seulement que les actes soient corrects, il (aut aussi que les motifs soient moraux. C'est une vérité unanimement reconnue et qui repose , nous le verrons, 1non sur un préjugé de théoricien ou de théologien,
1. Revue universitaire, déc, 1908.
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mais sur des raisons pratiques et positives, sur de s lois psychologiques certaines. Les mêmes actes peuvent être accomplis pour- des motifs très différents. Ici, nous pouvons distinguer essentiellement deux catégories de motifs : ceux qui expriment les raisons mêmes de la règle et que nous appellerons les motifs intrinsèques ou les motifs vrais, par exémple ne pas voler parce que c'est priver autrui d'un bien auquel il a droit et créer un désordre social, - et ceux qui au contraire sont en eux-mêmes étrangers à la règle, et qui seront dits extrinsèques (parfois même faux), par exemple la peur du gendarme ou du châtiment. Il est clair que ces deux caractères peuvent présenter en fait tous les degrés. La distinction n'en est pas moins essentielle. Kant à sa fa çon, les théologiens à la leur, · reconnaissent qu'un acte n'est vraiment moral que si les motifs qui l'ont dicté ont eux-mêmes une valeur morale. Sans être tenus d'admettre la conception spéciale et peut-être contestable qu'ils se font du motif moral, nous pouvons, avec le sens commun d'ailleurs, reconnaîtr e en principe la justesse de cette vue et pour une raison pratique très simple. Il est clairqu'une volonté qui se détermine d'après des motifs de nature morale et d ésintéressée donne à tous et à la société des garanties que ne leur donne pas une volonté dont la correction tout extérieure serait seulement accidentelle. Cel a étant, quel est, en dehors de toute théorie particulière , le motif proprement moral de. l'observation d'une règle de conduite? Ce ne peut évidemment être que le motif ou plus exactement l'ènsemble des motifs qu'on peut tirer des fins de cette règle, c'est-à-dire des raisons
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qui la font accepter et qui la justifient comme règle 1 • Et c'est alors qu'apparaît pleinement la difficulté première de l'éducation morale. Ces raisons, l'enfant ne peut les connaître à l'origine ; ni le développement de son intelligence, ni surtout son expérience de la vie ne lui permettent de les apprécier. Seul, le motif / « intrinsèque » est pleinement valable et vraiment efficace; et ce motif est à l'origine inaccessible à l'enfant, et ne deviendra utilisable que dans la mesure même où son éducation sera faite et où la vie réelle la parachèvera. Si l'on poussait à fond la logique de cette remarque sans tenir compte des atténuations et des accommodements que comporte la réalité, on arriverait à cette conclusion paradoxale que l'éducation morale est impossible, puisqu'il serait impossible d'enseigner la moralité d'une manière parfaitement morale. Nous verrons en effet que l'expérience vérifie dans une large mesure la réalité de cette difficulté, et que nombre de procédés de la pédagogie morale ou ne sont que des . approximations médiocres, ou même vont à l'encontre du but.
1. Cette remarque n' est d'ai!leUl'S pas restreinte à l'activité mo raie. Il est clair qu'il y a dans l'exercice du commerce des motifs proprement commerciaux, dans la pt'atique de l'art des motifs proprement artistiques et l'on ne dira pas qu'un homme est bon commerçant, bon artiste en tant qu'il obéirait à des motifs à côté, et, par exemple, si dans son travail d'artiste il obéit à des motifs commerciaux. Observons aussi que nous parlons dei fin, ou des raisons qui font la validité de la règle et non des cau,es qui en fait ont pu en expliquer l'origine. La valeur d'une règle ne dépend que d' une manière indirecte de 10n histoire.
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Mais d 'abord examinons, après les difficultés psychologiques, les difficultés sociales. La plus apparente et la plus grave réside dans ce que l'on peut appeler la solidarité morale des individus appartenant ,à la même société. Il est en général impossible à un homme de s'élever beaucoup plus haut que la moyenne de ceux qui l'entourent. Certes, il faut la dépasser dans une certaine mesure, et il doit s'y efforcer. Mais en général un excès de supériorité individuelle tournerait au détriment de celui qui aurait atteint ce niveau exceptionnel, parce que l'adaptation au milieu disparaîtrait, et que la méchanceté . des moins parfaits abuserait d'une générosité inconsidérée et mal comprise. Il est difficile d'être bon tout seul autant ( et plus que d'être criminel tout seul. Et si l'on persiste à 'p oursuivre, sans égard pour le milieu, un idéal de perfection personnelle, on tombe dans une sorte de dilettantisme moral, de subjectivisme de culture intérieure, qu'on pourrait sans grande erreur caractériser comme une espèce , un peu exceptionnelle à vrai dire, mais pas toujours inoffensive, de « concupiscence». Donc la médiocrité morale du milieu empêche le triomphe des meilleurs et par conséquent les décourage. Tant que les goûts de la foule permettront à des boxeurs de gagner une fortune en quelques minutes, aux auteurs de médiocres romans et de mauvaises opérettes de se créer en quelques mois une situation que les ,P asteur et les Curie n'obtiennent pas après
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toute une vie de labeur supérieur et désintéressé, on sent combien sera forcément limité le progrès des sociétés . Il n'en peut guère être autrement dans le domaine moral. C'est une vérité qu'a trop méconnue Tolstoï quand il a voulu compter exclusivement sur la bonté pour vaincre le mal. C'est cette même vérité que nous pouvons envisager encore sous un autre aspect en 'constatant combien dans la société réelle, considérée dans son ensemble, les efforts éducatifs les plus éclairés sont paralysés / par l'imperfection de certaines portions du milieu. Par exemple l'école cherche à donner à l'enfant le goût d'une certaine déoence dans la tenuè extérieure , de la propreté corporelle, de la réserve dans le langage et les attitudes. Mais ce même enfant trouvera peut-être chez lui l'exemple d' un langage grossier, de la violence dans les gestes, de l'indifférence à la tenue, quand ce · n'est pas l'exemple du vice et de l'ivrognerie; il trouvera même dans la, rue toutes sortes de spectacles et d'excitations qui vont à l'encontre des habitudes et des préceptes que l'éducateur cherche à faire prévaloir auprès de lui . ~~_i ~'. édu ~ t~~ ~ i.ê.i~s~- ~,Y rte à l'éducatiQ.n !!i.f[ \Ulll qui est trop souvent une contreééîiîëàti~n ; et il faudrà1daire l'éducation du ~iîf;;î' et "/ "--·..,:! .. bien souvent des parents eux-memes pour pouvoir assurer complètement l'éducation de l'enfant; et il faudrait aussi, ne l'oublions pas, faire l'éducation des éducateurs eux-mêmes, qui , si bien choisis qu'ils \ soient, reflètent toujours à quelques égards les travers, les ignorances, les tares multiples du milieu dont ils font partie . Mais q.uis custodiet custodes P De proche en proche, l'éducation de chaque individu implique
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l'éducation de toute la société. La société prise dans son ensemble est réduite à faire elle-même sa propre éducation. Ou plutôt, pour nous tenir plus près des faits, ce sont les individualités supérieures qui seules peuvent la faire; et nous voici « au rouet» puisque nous venons de voir quelles difficultés rencontre cette influence des individus les meilleurs, les plus compétents, les plus parfaits. C'est la même difficulté que nous rencontrons encore sous une autre forme qu'un de nos collaborateurs s'est chargé d'analyser, à savoir l'opposition partielle qui existe entre la culture morale et l'adaptation. En un sens la morale est bien adaptation: il faut que l'individu tienne compte du milieu; il faut qu'il respecte jusqu'à un certain point l'ordre établi, et même, initialement, la morale exige avant tout un certain conformisme sans lequel la société même serait impossible. Mais jusqu'où doit aller ce conformisme? « Tout le monde» est-il assez parfait pour qu'il soit absolument bon de « faire comme tout le monde » ? D'ailleurs s'adapter ce n'est pa11 seulement se conformer. C'est aussi mettre à profit la réalité donnée. Si les vices des autres peuvent nous être dangereux, ils peuvent aussi nous être utiles, soit qu'ils nous ouvrent à nous~mêmes la carrière des vices agréables et profitables, que l'exemple d'autrui semblera autoriser, soit que directement nous exploitions ces vices ou même simplement ces faiblesses pour en tirer un avantage personnel.La« flatterie» au sens général et profond que Platon donnait à ce mot, peut être une carrière très profitable. A chaque instant nos préceptes risquent donc de recevoir de l'expérience un douloureux
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et dangereux démenti. On sera obligé de reconnaître que beaucoup d'arrivistes arrivent. Personnellement nous pouvons bien nous proposer cette règle héroïque qu'énonçait un Albert Thierry: « le refus de parvenir» 1 . Encore est-il souhaitable, dans une société, que les meilleurs ne refusent pas tous de parvenir. Mais surtout avons-nous le droit d'appliquer strictement cette règle à l'enfant que nous élevons? Pouvons-nous nous désintéresser de son succès ? Si nous l'élevons pour la société, nous l'élevons aussi pour lui-même. Nous sommes bien obligés de l'informer de la réalité ociale au lieu de lui laisser l'illusion d'un monde plus arfait qu'il n 'est; nous devons le pféparer aux luttes e la vie réelle, Mais comment l'armerons-nous contre les imperfections de la société telle qu'elle est sans l'exposer à tâcher d'en tirer profit ? En un mot jusqu'à quel point et sous quelle forme travaillerons-nous·à l'adapter? Inversement il y a aussi dans la morale un élément d'opposition au donné social, une réaction de la consience individuelle, non seulement contre la pratique commune, mais même contre les règles admises. Comment la chose est possible, c'est un gros problème philosophique que nous n'avons pas à examiner ici. Mais on ne contestera guère l'importance et la valeur de cette force morale : là est peut-être le ferment essentiel du progrès moral dans l'humanité. Mais à son tour cet aspect de la culture morale ne saurait être exclusif. Pour faire des « consciences» nous risquons
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1. Entretiens des non-combattante. Union pour la Vérité. Mai-Juin 1916, p . 107.
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de faire des révoltés et des anarchistes; nous pourrions faire aussi des malheureux. Il n'est peut-être pas beaucoup plus profitable à l'amélioration de l'humanité de faire des hommes vertueux qui échouent que de faire des arrivistes qui réussissent. Quoique le scandale de la vertu malheureuse puisse parfois secouer l'indifférence des masses, il n'est pas possible de ne pas voir aussi ce qu'il a de décourageant pour les bonnes volontés. Il y a donc là un équilibre bien difficile à tenir et }es meilleures intentions de l'éducateur sont constamment en présence de dilemmes singulièrement embarrassants. L'alternative n'est d'ailleurs pas autre que celle dont jouait notre profond Molière quand il obligeait le spectateur de son Misanthrope à partager sa - sympathie entre Alceste et Philinte. Sous une forme mondaine et populaire c'est bien le même problème : Philinte représente de l'adaptation, Alceste la morale de la conscience et du progrès. De l'une et de l'autre attitude, avec discrétion, parce qu'il ne veut pas pou13ser les choses au tragique, le poète nous fait nettement sentir les faiblesses ou les dangers. Si nous voulons aller plus au fond du problème nous découvrirons enfin que l'éducateur, dans sa fonction sociale se trouve en présence d'une sorte d'antinomie : il est obligé à la fois de laisser connaître la société telle qu'elle est, et de préparer la société telle qu'elle doit être; et ces deux nécessités ne sont pas concordantes. Nous savons aujourd'hui l'importance de cette loi psychologique, que toute représentation tend à l'action. Faire connaître le mal, c'est donc jusqu'à un certain point le suggérer; en montrer l'étendue c'est accroître l'autorité du mauvais exemple; le 1vitupérer
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même et le châtier, c'est attirer sur lui l'attention et rendre la suggestion plus intense t. Qu'on se rappelle le danger souvent signalé des exécutions publiques. Dans le domaine de l'éducation individuelle, ne sait-on pas aussi qu'il y a des cas où il semble préférahle de laisser passer comme inaperçue certaines fautes de l'enfant?.Ainsi l'éducateur et l'homme public sont fréquemment et légitimement partagés entre le scrupule de laisser le mal impuni et celui d'en favoriser la diffusion par l'intervention même qui vise à le réprimer. De part et d'autre · il y a scandale, dans le premi~r cas au point de vue proprement moral, dans le second cas, en un sens purement psychologique et social. Certes, il y a des circonstances où il sera impossible d'hésiter, mais bien souvent aussi l'o·n sera obligé de mettre en balance ces deux intérêts contraires et de réfréner peut-être le premier mouvement de révolte d'une conscience délicate. Et voilà encore une preuvre de la difficulté qu'il y a d'être bon tout seul et pour son propre compte, sans faire la part à l'imperfection moyenne.
Pour être complet il faudrait, au delà des difficultés d'ordre psychologique et des difficultés d'ordre social, envisager celles qui résultent du conflit même de l'in 1. Ne peut-o·n paa ae demander si, pour cette raison, le bel et couageux ouvrage de P. Bureau sur « L'indiscipline de, mœura » fera tout le bien que son auteur en attend, et si ses excellentes intentiona seront uniquement efficaces dans le aena qu'il imagine? Il faudrait pour cela qu'il n'en rencontrAt pu de contrairea chez ses lecteura.
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dividu et de la société. Car à prendre la notion d'édu~ cation morale dans sa pleine acception, il faudrait l'éte~dre à la morale tout entière considérée au point de vue pratique ; et la morale consiste d'une part à intégrer l'individu à la société, mais d'autre part aussi à faire de la société l'organe du p~rfectionnement humain. Le problème ainsi posé déborderait cependant les limites de ce qu'on peut nous demander . ici et nous nous contenterons de quelques idées directrices, qui si elles ne constituent pas proprement des principes pédagogiques, ne sont pas indifférentes cependant à l'éduoateur pour comprendre l'étendue et les difficultés de sa tâche. Dès longtemps l'opposition a été aperçue entre l'homme individuel et l'homme social, et le problème .moral a paru consister, avant tout, à subordonner l'égoïsme aux exigences de la justice et de la charité, ou pour parler comme A. Comte, à l'altruisme. Mais le problème,à s'en tenir là, n'est posé ni avec précision, ni dap.s sa plénitude. Car l'opposition ainsi formulée reste ambiguë et la preuve en est qu'elle est diversement entenàue. L'homfoe individuel, ce peut être d'abord l'individu biologique, l'animal humain, qui pour prendre le mot de Luther, serait« totus caro », celui qui est tout chair. Mais ce peut être aussi le moi de Descartes, l'homme pensant qui réfléchit et qui juge.Les apologistes chrétiens ont trop souvent,comme Pascal ou de Maistre, étendu au moi de la Raison la condamnation prononcée contre la sensibilité, et il n'est pas jusqu'à A. Comte qui,dans son conservatisme sociolQgique, ne jette l'anathème sur la liberté de l'esprit critique en même temps que sur l'égoïsme.
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D'autre part la sociologie de Durkheim, reprenant
à sa façon l'opposition chréti enne de l'homme spiri-
tuel et de l'homme charnel, prétend identi'fier le premier à l'homme ,social. Seule la socié té dégagerait la Raison humaine, superposerait l'idéal au réel. Thèse intéressante et même vraie par certains côtés, surtout historiques, mais singulièrement contestable dans son principe,puisque la r éflexion ne nous libère pas moins de la tradition et des servitudes sociales que des tyrannies de la sensibilité et du corps. Le « Je sens deux hommes en moi» ne traduit donc pas complètement la r éalité, et c'est« trois hommes» qu'il faudrait dire, car l' homme social est à égale distance de l'homme biologique et de l'homme spirituel et il s'oppose à l'un comme à l'autre. 'A l'école sociologique il faut accorder, surtout au point de vue moral, que l'ordre social est en un sens hétérogène à l'ordre biologique. Il superpose des nécessités nouvelles au règne de l'instinct. C'est ce qu'on voit en particulier dans l'organisation de la famille. Il faut avoir . le courage de reconnaître par exemple que la monogamie est une solution sociale du problème sexuel, mais nullement une solution «naturelle» au point de vue biologique; etce n'est pas en diminuer la valeur s'il est vrai que la moralité doit, en un sens, dépasser la pure nature. Il est aisé d'entrevoir les nombreuses difficultés que fera surgir cette opposition entre les exigences de la vie sociale et les impulsions ou même les nécessités' de l'animalité humaine; difficultés sans cesse renouvelées parce que l'évolution sociale est plus rapide que l"évolution physiologiqu,e. Combien ne subsiste-t-ilpas,chez l'homme
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le plus civilisé, de sauvagerie et de bestialité dissimulée et comprimée sous l'enveloppe superficielle dont la société l'a revêtu ! Mais entre la société et le moi de la pensée réfléchie l'accord n'estpas non plus immédiat ni constant. Si l'animal humain est en retard sur l'homme social, la société est souvent en retard aussi sur l'homme rationnel. Loin qu'elle soit naturellement créatrice de raison et d'idéal, la société oppose constamment la tradition aux volontés de progrès et aux conquêtes intellectuelles de l'individu, l'intolérance à la liberté de la pensée. La sincérité individuelle est sans cesse aux prises avec le préjugé et la convention. L'éducateur par cela même sera souvent partagé entre le désir de ) faire un enfant, << bien élevé», souple aux exigences du « monde n, attentif à ne pas choquer les convenances et même les opinions dominantes, et l'ambition pourtant supérieure de f~ire un enfant capable de juger par lui-même, un caractère indépendant, une âme enfin personnelle et sincère. Et pour prendre les choses par un tout petit côté qui permet d'apercevoir la réalité en quelque sorte familière du problème, combien n'y a-t-il pas d'enfants naturellement disp osés à cette indépendance, répugnant à se plier aux petites conventions dela « civilité puérile», qu'ils ne trouvent pas très « honnête n parce qu'elle ne saurait être spontanée de leur part? Jusqu'à quel point faisons-nous une bonne œuvre en les disciplinant à ces formules de politesse qui recouvriront d ' un masque uniforme d'affabilité correcte leurs sentiments réels et seront peut,, être le point de départ d'habitudes d'hypocrisie? Quand on aura fait « comme tout le monde», ne pourra-t-on
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par une pente insensible en venir à admettre qu'on doit aussi penser comme tout le monde? Par rapport à notre animalité nos vertus véritables seraient autant d'hypocrisies parce qu'elles sont en opposition avec notre « nature n physique.Ma~s par rapport à la société nos h ypocrisies feraient souvE)nt figure de vertus et pourtant il nous faut savoir les dominer au nom d'une vertu plus haute de jugement et de caractère. Car c'est bien là, comme nous l'avons déjà montré , qu'est le ferment de tout progrès.
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Les éléments du problème étant ainsi définis,quelles solutions nous sont offertes? Nous les passerons rapidement en revue, non sans indiquer ce que chacune d'elles a d'insuffisant et d'approximatif; car les difficultés que nous venons d 'analyser sont inhérentes aux conditions réelles du problème et par conséquent on peut essayer de les tourner plus ou moins habilement, mais non pas les éviter ni les supprimer. Le seul moyen en effet de résoudre absolument un tel problème serait de ne pas le poser et de se contenter alors de cette éducation diffuse et automatique dont nous avons parlé au début.Mais c'est précisément ce qui nous est devenu impossible en raison du progrès de la réflexion et de ce besoin qu'elle implique, dans tous les domaines, de didger consciemment toutes les fonctions de la vie !!ociale. Nous nous trouvons ici devant la même situation que rencontre le traditiona-
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lisme et qui en limite la valeur philosophique. C'es que le traditionalisme, comme doctrine ,ne surgit précisément qu'aux époques où la tradition est battue en brèche et par conséquent ne suffit plus.Sa puissance et même sa valeursontincomparables tantqu' elle agit spon· tanément et que la critique ne la discute pas ou même ne la discerne p as. Mais il y a quelque chose de contradictoire à vouloir ériger en doctrine réfléchie l'acceptation d'une poussée qui ne doit sa force qu'à sa spontanéité. Essayer de justifier la tradition,c'est admettre qu'elle est justiciable de la critique, et dès lors, si elle vaut, ce n'est plus au simple titre de son existence comme tradition et comme prolongation du temps passé. De même ici, nous ne pouvons plus nous contenter de laisser agir le milieu social, d ès que nous en avons reconnu les imperfections , ni compter sur les seuls exemples, qui sont reconnus si mélangés de bien , et de mal, ni par conséquent nous dispenser de juger, de choisir et d'intervenir. Dans une civilisation très primitive et très simple l'observance de la coutume suffit, parce qu'il y a une coutume à peu près incontestée et parce que le milieu est sensiblement homogène et invariable.Il n'en saurait plus être de même aujourd'hui. Sans doute il y a encore nombre de gens à qui l'armature sociale tient en quelque sorte lieu de con· science.Ils sont soutenus par elle dans une attitude corr~cte plutôt qu'ils ne s'en soutiennent eux-mêmes. C'est un corset orthopédique et non une vraie droiture. Mais que le milieu vienne à être troublé , ou qu'on se transporte dans un milieu très différent, la différence éclate entre une moralité véritable , qui a vraiment pénétré la .volonté du sujet et une tenue qui ne repose
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que sur des circonstances extérieures. C'est ainsi que nous vu souvent des dépaysés, des coloniaux, se laisser aller à des actes de cruauté ou de sadisme dont ·on ne les aurait jamais crus capables tant qu'ils restaient dans leur milieu originel. C'est ainsi encore que toute Icrise sociale profonde, guerre ou révolution, est accompagnée de désordres moraux et de scandales sans nombre. N'en faisons-nous pas aujourd'hui la significative et douloureuse expérience? En quel temps est-il plus difficile de renoncer à instituer une éducation morale expresse et systématique? D'une telle éducation quel est le moyen le plus simple, le plus rudimentàire,celui que l'on retrouve jusque dans la réaction automatique des sociétés les plus primitives? C'est la sanction. Elle commence en effet par n'être qu'une réponse presque mécanique du milieu à un acte qui choque, qui heurte la coutume et l'opinion. Mais elle est employée ensuite d'une manière réfléchie, méthodique, plus ou moins bien adaptée à des fins consciemment discernées. Quelle est la valeur d1 la e sanction? Elle consiste, au fond, à substituer des motifs sensibles aux motifs proprement moraux, là où ceux-ci sont insuffisants. Cette seule définition nous permet de voir ce que vaut exactement, au point de vue moral, l'usage de la sanction et par où il pèche. D'une part la sanction, en empêchant jusqu'à un cert.ain point les actes condamnés, même sans créer les intentions bonnes, empêche du moins les habitu_<les m.auvaises de naître, et permet d'attendre sans trop de dommage que l'expérience vienne et que les motifs vrais se développent. D'autre part elle est propre à
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LES PROBLiMRS PRATIQUES
éveiller l'attention du sujet. Elle l'avertit que ceci op. cela est défendu, et l'incite à en chercher la raison. Même sans qu'il en vienne là, elle crée une habitude qui lui fait trouver naturel et désirable ce qui est prescrit. On sait combien les enfants se font vite un deµoir de ce que pour des raisons souvent très accidentelles, on leur a fait faire deux ou trois fois. A cet égard la sanction peut préparer les voies à la conscience. Et pourtant elle n'est ni suffisante ni même sans danger. Puisque, par définition elle s'appuie sur la sensibilité, et souvent, au début, sur des formes·assez grossières de sensibilité, crainte, gourmandise, vanité, elle suppose précisémentle maintien,de ces manières d'être que par ailleurs l'éducation morale tente d'abolir ou d'atténuer. Il est contradictoire, par exemple, de dire à un enfant qu'il ne faut pas être vaniteux et de le stimuler parla gloriole d'être premier et de monter sur une· estrade. Evidemment, dans la pratique, un peu d'habileté et de tact permet de pallier ces contradictions, mais c'est tout simplement que nous ne visons pas à laperfection. Même dans l'usage de la pensée nous laissons facilement subsister en nous bien des contradictions, parce que notre pensée se limite et se fragmente nécessairement. A plus forte raison notre action s'accommode -t-elle de certaines incohérences qui n'empêchent pas la vie de suivre son train. Elles n'en sont pas moins très réelles et révèlent la limitation de nos res sources pédagogiques et la médiocrité relative des résultats que nous pouvons en attendre. Dans la plupart des cas d'ailleurs ce caractère de pis-aller que nous attribuons à la sanction apparaît clairement dans ce fait que la sanction est surtout négative. Elle canalise l'activité
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dans les directions convenables en l'empêchant d_ se e déployer dans les autres. Mais c'est là tout autre chose que de susciter, comme il le faudrait, la volonté directe f du bien. En toute rigueur la sanction ne serait pas vraiment éducative ; elle tend plutôt à accentuer la passivité qu'à former· l'autono_ mie. C'est ce qu'on aperçoit \ surtout si l'on a bien saisi la théorie du~ motif intrinsèque » et les raiS'ons qui nous amènent à user auprès de l'enfant, à cause de son inexpérience même, d'un motif extrinsèque substitué au motif vrai. De cette substitution nous pouvons d'ailleurs concevoir, que dis-je, observer une forme autrement systématique, autrement ample et c'est celle dont les religions et surtout les religions essentiellement éthiques des peuples chrétiens nous fournissent l'exemple. Si, laissant de côté ce qu'elles renferment de purement métaphysique et d'intellectuel, nous envisageons le christianisme comme méthode de pédagogie morale, nous y découvrirons un vaste et pénétrant système de symboles qui projettent pour ainsi dire sur le plan d'un autre monde les réalités et les idéalités morales du monde de l'expérience. C'est, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs en détail 1, un système de transfert psychologique et pour ainsi dire un langage qui remplace par des signes les choses signifiées. Seulement ici, ce sont des signes qui parlent à l'imagination et au cœur,etqui par conséquent sont en un sens plus acceuibles et plus faciles à embrasser que les objets complexes et parfois lointains de l'expérience psychologique
1. " La Religion comme mlthode de Pédagogie morale ", communication au meeting d'Oxford, in Revue de métaphysique et de morale, 1922.
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et de l'e~périence sociale. Si ces derniers sont, pour un temps, insaisissables à l'enfant, si l'homme fait a lui-même parfois quelque peine à se les représenter et surtout à les sentir assez vivement pour- que l'action s'ensuive, il sera possible da leur substituer des symboles qui sont toujours à notre disposition. Dieu et les personnages divins concrétisent et même personnifient à la fois l'idéal qui doit nous attirer et l'autorité qui s'impose à notre respect, c'est-à-dire les deux principaux aspects du sentiment moral. Le culte enfin vient imposer, avec toute la régularité que comporte un système d'actes distincts et qui ne se mêlent pas à la vie pratique, toute une série d'habitudes psychologiques opportunes : surveillance de soi, autosuggestion des formules répétées, excitation périodique de la réflexion morale et des sentiments. Un tel système, que l'on pourrait qualifier d'extrêmement habile et ingénieux, s'il était un produit du calcul et de l'invention réfléchie, ne doit précisément son incontestable efficacité qu'à ce qu'il résulte d'une sorte d'inconsciente et presque instinctive élaboration, et que l'autorité dont il jouit repose sur des habitudes sociales et héréditaires maintenues en dehors de toute critique. Il suffit de se reporter à l'espèce de décalque voulu qu'en a fait Auguste Comte pour avoir le sentiment de l'impossibilité où serait un mécanisme psychologique absolument identique d'obtenir aucun crédit ni de produire aucun résultat u liie,dès qu 'il apparaitrait comme un produit factice, comme un artifice imaginé à plaisir. Le charme serait rompu, et pour ne pas se sentir dupe, il faudrait revenir de l'artifice à la nature et du symbole à la réalité. Une telle méthode est donc,
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d'un emploi bien difficile puisqu'elle implique dès qu'elle serait voulue une certaine abdication ou bien de la réflexion ou bien de la sincérité. ' Mais là n'est pas encore le plus gros obstacle que rencontre la méthode religieuse : cet obstacle réside dans le caractère spécial des croyances sur lesquelles elle doit reposer pour avoir sa pleine efficacité. Ces croyances seront repoussées par un grand nombre d'éducateurs, à qui on ne peut jamais se flatter de les imposer par démonstration. Mais, ce qui est pire, même lorsqu'elles auront été acceptées par la complaisance intellectuelle illimitée de l'enfant, comment répondre que plus tard elles résisteront à la réflexion, et ne risquent-elles alors pas d'entraîner dans leur chute les convictions morales qu'on y aura imprudemment associées? Il est donc incontestable que la méthode religieuse, est commode, et qu'elle répond à sa façon à ce que j'ai appelé le problème premier de l'éducation morale en opérant une substitution qui supplée à l'inexpérience de l'enfant . Mais les moyens commodes ne sont pas toujours pour cela de bons moyens. Dans le domaine de la pratique et plus particulièrement dans le domaine de l'éducation, il faut << considérer la fin » et envisager si, à côté des difficultés que l'on résout, on n'en fait pas surgir de plus insolubles, si à côté des dangers que l'on prévient, on n'en crée pas gratuitement de plus grav~s. Pour dire toute ma pensée, il me semble que les adeptes de la pédagogie religieuse ne se rendent pas assez compte ni des raisons profondes de saforce et de son succès , ni,surtout, des difficultés qu'elle comporte. L'habitude les dispense ,trop
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d'analyser les premières au point de vue psychologique ou historique, et les empêchent de sentir les secondes, où ils ne voient trop souvent que l'indice d'une prévention et d'une mauvaise volonté. J'espère avoir présenté les choses avec assez d'impartialité pour qu'on ne m'oppose aucun de ces griefs. J'estime que l'expérience faite par la religion chrétienne est des plus instructive au point de vue psychologique, mais qu'elle doit presque toute sa force et son efficacité à ce qu'elle fut un produit tout spontané et que par conséquent il est extrêmement difficile de la transposer pour en faire un système voulu et une méthode consciente. Elle implique un ensemble de conditions très corn plexes qui se sont trouvées réunies dans le passé, mais qu'on ne peut se flatter de restaurer là où elles ont disparu.
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Je n'ai pas la prétention d'avoir passé en revue toutes les ressources de l'éducation morale, et ce n'était pas mon objet. Je n'ai voulu au contraire examiner les plus usuelles que pour faire sentir ce qu'elles ont d'insuffisant. Mon objet n'était en effet que d'analyser les difficultés propres de l'éducation morale, et non de fournir une solution du problème. Ce serait déjà beaucoup au point de vue pratique de l'avoir posé avec quelque netteté. Nos collaborateurs en traiteront les aspects les pius essentiels et nous apporteront, je l'espère, quelques lumières. Ne nous faisons d'ailleurs aucune illusion. Aucune méthode ne peut se flatter de
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résoudre intégralement et en quelque sorte d'une manière mécani'que un problème comme celui-l'à. Si, en général et même dans le domaine des techniques matérielles, de longs tâtonnements sont toujours nécessaires, à plus forte raison, dans les techniques qui ont l'homme pour objet, dans la politique et dans la pédagogie, le rôle de l'esprit de finesse, du tact, de l'intuition, est-il prépondérant lorsqu'on veut apercevoir les moyens efficaces de traiter les impondérables dont se compose une âme humaine. Rien n'y peut surtout suppléer à cet ascendant, à cette légitime autorité que donne à l'éducateur une supériorité morale indiscutée, une parfaite possession de soi-même. Nous faire nous-mêmes meilleurs, voilà la première règle de notre pédagogie morale, et la seconde qui est peut-être comprise dans celle-là, est d'aimer les êtres humains qui nous sont confiés et que nous avons mission d'amener,si possible, à nous dépasser. Cette règle d'or de l'amour, qui nous est donnée comme la formule suprême de la moralité même, serait ainsi,comme Socrate l'avait déjà senti, le principe le plus nécessaire de la pédagogie morale.
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��L'ÉDUCATION DE LA VOLONTÉ
Par le Dr Pierre
RifoNJHR
Nous parlons constamment de volonté tant au point de vue des individus qu'au point de vue des collectivités; la volonté est encore pour tous comme une notion concrète dans laplupartdes actes etdes manifestations de la vie individuelle et collective. C'est encore en son nom qu'on apprécie les hommes et qu'on les classe; qu'on leur concède ou qu'on leur refuse des qualités; qu'on juge leurs actes, qu'on leur laisse ou non la libre disposition de leurs biens ou de leurs personnes, qu'on les prive de liberté, etc. Une notion qui pénètre à ce point nos habitudes, r:i"os idées, nos mœurs, nos institutions, ne peut rester imprécise et vague. Il importe de préciser ce que nous devons entendre par volonté! Pour tout le monde elle est bien, comme Littré 11a définit dans le dictionnaire :- « Une puissance intérieure par laquelle l'homme et aussi les animaux se déterminent à faire ou à ne pas faire.» A certains points de vue cette définition est excellente : d'abord elle ne préjuge en rien de la nature de cette puissance; et d'autre part elle accorde
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LES PROBLèMES PHATIQUES
cette puissance aux animaux, ce qui est parfaitement exact. Ceci reconnu, nons sommes en droit d'observer que pour nous elle est tout à fait insuffisante. En effet l'activité de l'homme et sa volonté ne se manifestent pas seulement sous la forme motrice. L'activité se manifeste et la volonté se montre aussi bien dans la direction des idées et même dans l'évolution des sentime_ ts, que dans l'exécution des actes. n D'autre part cette définition ne nous éclaire pas du tout sur la. nature de cette puissance intérieure et pour tenter la culture de la volonté n'est- il pas indispensable d'en connaître, si faire se peut, la nature intime? Tous, nous nous souvenons de l'ancienne conception de la. volonté qui faisait partie d'une systématisation a priori du mécanisme psychique. ~'esprit et ses manifestations étaient considérés, dans cette systématisation, comme résultant de l'action d'un principe immatériel sur nos centres nerve·ux. Ce principe était doté, doué, de facultés; l'une de ces facultés constituait la volonté. La volonté était sollicitée par nos tendances individuelles ainsi que par les influences du milieu. Mais cette sollicitation n'avait d'autre but que d'éveiller son - activité, de la décider à agir. Elle restait indépendante des motifs qui la poussaient à l'action, Aujourd'hui les facultés de l'âme ont disparu; les psychologues ont renoncé à ce moyen aussi commode. qu'illusoire de satisfaire le besoin d'une explication causale. Sans compter qu'il leur était difficile de les réserver à la seule humanité, Et cependant nous parlons encore de la «Volonté>>.
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Puisqu'elle n'est plus une faculté de l'âme-qu'est-elle donc devenue ? A cette question, deux réponses. Une première catégorie de psychologues non seulement rejette la volonté en tant que faculté de l'âme, mais proclame l'inexistence de la volonté comme entité psychique, un principe« destin é à vouloir» lui paraissant contraire à toutes les d écouvertes de la psycho-physiologie . Elle déclare que volonté n'est désormais qu'un mot vide de sens et elle ne reconnaît éo mme pourvues de caractères positifs, comme susceptibles d'analyse, que les • volitions ». Par celte déclaration ces psychologues ont paru juger la question tranchée et le problème r ésolu. lis n'ont guère cherché à préciser ce qu'il fallait enten d re par« volitions ». Aussi sous ces volitions vagues et d'autant plus facilement admises par tous, un second groupe de psycholo g ues recherche-t-il instinctivement ce je ne sais quoi qni les distingue, l es caractÛ ise, un principe enfin qu'il se surprend à dénommer de nouveau du nom de volonté. Or celte volo.nté, ces derniers psychologues ne peuvent ni la définir ni la situer d'une mani ère satisfaisante.
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Sans prendre encore parti pour les uns ou pour les autres, tâchons de- nous faire par nous-mêmes, une OJ>inion sur cette volonté ou sur ces volitions, selon
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qu'elles agissent pour produire ou pour empêcher les manifestations de notre activité motrice. Quand nous disons que de nos mouvements les uns sont involontaires et les autres v.o lontaires nous nous comprenons parfaitement. Quand un mouvement suit immédiatement l'impression extérieure, ou mieux périphérique qui le produit; quand il est manifestement l'effet mécanique direct de l'irritation perçue ou non perçue, alors il est involontaire. Exemple, la toux, l'éternuement, le bond du chatouillement, etc. Quand, au contraire, l'impression externe, perçue ou non, produit, non point un mouvement, mais une sensation éveillant et provoquant à son tour · toute une série d'opérations psychiques, réflexion, choix, délibération, décision, opérations au cours desquelles notre personnalité, notre moi nous pârait jouer un rôle actif, alors le mouvement est volontaire. D'où deux catégories de mouvements que nous opposons les uns aux autres et que nous avons intérêt à étudier en détail. Ala base des mouvements involontaires se place le mouvement réflexe qui traduit dans toute sa simplicité la transformation des excitations en mouvements. On nous pique ou on nous brûle, même légèrement, le bout des doigts, nous retirons vivement la main, c'est un réflexe. Tandis que nous sommes a!!sis on frappe vivement sur le tendon rotulien, la jambe exécute un vif mouvement d'extension, nouveau réflexe. Alors que nous sommes endormis on nous chatouille faiblement sous le nez, nous nous déplaçons ou nous
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faisons un geste pour écarter la plume ou la pail_le qui nous chatouille, autre réflexe . . Une observation, même superficielle, nous permet de noter que dans 1-e réflexe la tendance au mouvement est irrésistible. Une excitation suffisamment forte portant sur un point déterminé reproduira indéfiniment le même mouvement. Au-dessus du réflexe simple nous plaçons l'activité automatique qui assure le fonctionnement de notre circulation,de notre respiration, de notre digestion,etc. Elle se produit sans délibération, sans intervention du moi conscient, de la réflexion attentive et même souvent, pour ne pas dire toujours, sans que nous nous en rendions compte. Mais cet automatisme spontané n'est pas le seul. Il en est un autre presque aussi important quoique acquis. C'est celui qui nous permet d'exécuter,en dehors de notre attention et de notre volonté, tous les mouvements de la vie journalière qui nous demandèrent jadis un long et pénible apprentissage. Après ces mouvements automatiques nous trouvons les manifestations instinctives si corn plexes et si variées qui ne diffèrent en rien, extérieurement, des manifestations de la volonté dont elles sont cependant très éloignjes. En effet, comme dit E. Perrier, « L'animal agissant sous l'impulsion de l'instinct, ne prévoit pas ce qu'il à l'air de prévoir, ne sait pas ce qu'il a l'air de savoir, ignore ce qu'il fait, n'a aucune idée du but de ses actions, les exécute cependant sans pouvoir échapper à la force qui le sollicite et ces actions, parfois d'une extraordinaire complication, sont mervenleusement adaptées à un but ultime qui est, d'ordinaire, la
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LES PnOBLiMBS PRATIQUES
conservation de l'espèce au détriment même de l'individu.» Les instincts fondamentaux sont les tendances à la nutrition, à la défense, à la reproduction. Tous les autres ne sont que des complications de ces besoins primaires essentiels. Nous disons besoins car les instincts ont à leur base des besoins qui, pour être satisfaits, poussent irrésistiblement à l'action de même que la sensation éveillée dans le réflexe produit irrésistiblement un mouvement. Ces besoins qui poussent ainsi irrésistiblement à l 'action sont ce qu'on appelle des tendances, mot qui exprime bien l'imminence de l'acte. Mais il y a, en outre, dans l'instinct, la représentation mentale des moyens par lesquels le besoin pourra être satisfait. L'animal en exécutant les actes qui lui sont imposés par ses impulsions instinctives ne voit pas, au bout de ses efforts, l'effet qui le détermine, mais il voit les images qui se déroulent et les actes qu'il accomplit à mesure qu'il les accomplit et çela suffit pour le diriger. Pour satisfaire les impulsions de l'instinct, l'animal est parfois obligé d'accomplir des actes demandant les plus grands efforts; non seulement des efforts musculaires, mais des elîorts de patience et de ténacité (Papillons de Fabre, Chiens, etc.) . Ces efforts sont comme le résult'.1t de la convergence des tendances de tout son être vers un but qu'il ignore mais qu'il atteindra sûrement. Une autre forme de-l'activité involontaire c'est l'activité suggérée au cours de laquelle le sujet s'imagine vouloir énergiquement alors qu'il ne fait, en somme, que subir assez passivement l'influence d'autrui. Le
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fait est vrai même si on entend par suggestion « tout ce qui provient de l'influence d'autrui i,. Mais il est encore plus frappant dans les cas de suggestion hypnotique. L'imitation spontanée par laquelle on se laisse aller à la routine est une autre forme de la suggestion prise dans son sens général.
.C'est ainsi qu'en passant en revue des actes de plus en plus complexes nous sommes arrivés aux actes volontaires. Nous pouvons définir provisoirement ces derniers les actes pour la conception et l'exec ution desquels notre personnalité consciente prend ou paraît prendre tozaes les initiatires. Ils résultent des complications inouïes et toujours renouvelées de la vie sociale qui rendent impossible la vie automatique et spontanée et qui. sont les conditions essentielles des actes de volonté. En effet, dans notre existence variée, nous sommes en perpétuel effort d'adaptation aux conditions sans cesse renouvelées. Aussi arrive-t-il que Je jeu automatique de nos tendances ne permet plus l'adaptation spontanée et inconsciente ou que de nouvelles tendances, sollicitées par les conditions _ hangeantes c du milieu, entrent en conflit, dès leur naissance, avec celles déjà organisées et qui constituent notre moi. Dès lors la conscience s'éveille, l'effort s'impose et la volon té r éfléchie vient à se produire.
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LHS PROBLÈMB8 PRATIQUES
Dans ces phénom ènes complexes les psycholo gues reconnaissent généralement trois phases : la délibération, la décision, l'exéc ution; le tout accompa gné d'un sentiment d 'effort qui donne à l'acte volontaire son caractère essentiel. Toutes ces opérations sont-elles suffisantes pour le différencier et sont-elles nouvelles? Nous avons vu que l'acte dit de volonté se produit sous l'impulsion initiale d 'un désir, d'une tendance ou d'un groupe de tendances qui ne parvient pas à se satisfaire automatiquement. Même origine pour les mouvements automatiques et instinctifs. C'est alors que la délibération commence. Or cette délibération n'est autre chose qu'une sorte de lutte, de toiJrnoi où divers systèmes psychiques nouveaux essayent tour à tour de s'incorporer à notre moi, c'est-à-dire à l'ensemble des tendances déj à organisées, pour former un équilibre nouveau. L'issue de cette lutte est loin de pouvoir être prévue, car la tendance qui sera incorporée est celle qui, par nature, doit s'harmoniser le mieux et le plus complètement avec celles qui consti~uent notre moi, notre vrai moi que nous sommes loin de connaître. Cette incorporation qui termine le débat est la décision. Dans ces deux opérations nous n'arrivons pas à distinguer l'intervention d'une initiative quelconque et particuli!}.re. L'exécution nous en fournira-t-elle la preuve ? Pas davantage. Nous ne trouvons rien de plus que dans l'exécution d'un mouve ment instinctif. Dans l' un et l'autre cas il s'agit d'un moi, c'est-à-dire d'un
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faisceau de tendances qui veulent être satisfaites et passent irrésistiblement à l'acte; Quant à l'effort personnel que nous croyons ressentir, il n'est pas différent de l'effort considérable déployé parfois p11.r les animaux dans leurs actes instinctifs. La seule différence entre les mouvements involontaires et les actes volontaires est pour ces derniers un état de conscience qui constate une situation, nous donne l'illusion de l'initiative, mais n'a par lui-même aucune efficacité.
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Ce que nous appelons Volonté, en entendant par ce mot l'initiative personnelle dans le choix et l'exécution, n'est pas autre chose que la conscience du motif déterminant, la perception de la tendance à agir ou à ne pas agir, consécutivement à la formation de la synthèse nouvelle qui s'est formée entre nos tendances anciennes et la ou les tendances nouvelles acceptées par notre moi. Psychologiquement J'acte dit volontaire, sous sa forme complète, n'est pas la simple transformation d'un état ,de conscience en mouvement; mais il suppose la participation de tout le groupe d'états conscients, ou subconscients, qui constiluent le moi à un moment donné. Cet acte volontaire est une réaction individuelle qui exprime ce qu'il y a en nou~ de plus intime. Cela est si vrai que ces manifestations, quelle qu'en
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soit la variété, ont toujours chez le même individu une allure commune. On dit qu'elles sont l'expression même de son caractère. C'est par ses actes volontaires qu'on juge du caractère d'un individu et qu'on peut classer comme l'a fait M. Malapert: les amorphes, les routiniers, les impulsifs, les irrésolus, les grands volontaires, les hommes d'action, les maîtres de soi. Mais le caractère n'est pas autre chose que notre moi organique réagissant aux influences immédiates ou médiates du milieu. Si bien que nous pouvons dire : « Chacune de nos actions, la plus simple, la plus complexe, la plus noble, la plus abjecte, dépend uniquement, exclusivement et nécessairement de trois conditions : 1° l'organisation individuelle; 2° l'état du système nerveux au moment où il reçoit l'impression qui le met en activité; 3° ]'ensemble des sensations reçues ou éveillées au moment d'agir. » Nous aboutissons ainsi à un déterminisme physiologique rigoureux, à une conception basée sur la loi de l'action et de la réaction, principe fondamental de toutes nos manifestations vitaies des plus inférieures aux plus élevées; les fonctions psychiques ne faisant pas exception à cette régie. Il nous paraît donc logique de renoncer à la volonté une, indépendante et indivisible . Quant aux volitions nou·s les définissons comme des réflexes compliqués subordonnés à des conditions anatomo-physiologiques qui comportent la raison même de leur existence. Mais à côté de ces caractères crbjectifs, il en existe
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d'autres qui forment, en quelque sorte, la contrepartie des premiers. Ce sont les caractères subjectifs, les attributs psychologiques. Ces attributs psychologiques sont ceux qui nous font concevoir les volitions comme nôtres et émanées de notre initiative. En réalité nous ne pouvons guère les considérer aujourd'hui que comme des attributs secondaires, des épiphénomènes et non comme les phénomènes essentiels.
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Nous ne sommes pas ICI ce soir pour discuter au pied levé la question du libre arbitre et de la responsabilité personnelle. Ce serait d'autant plus oiseux que les quelques pages qui précèdent sont loin de renfermer tous les arguments en faveur de notre conclusion et nous nous rendons parfaitement compte de leur insuffisance. Mais nous sommes réunis pour discuter entre nous si nous pouvons et comment nous pouvons orienter systématiquement et avec force et continuité les pensées, les sentiments et les actes de l'e- fant vers la n réalisation d'un idéal que nous appelons le Bien. A priori notre conclusion au déterminisme physiologique paraît rendre notre tentative illusoire. Il n'en est rien cependant. Qui dit déterminisme physiologique ne dit pas fixité, rigide, immuabilité. Outre les réflexes simples anatomiquement préétablis, nous exécutons tous les mouvements de notre vie quotidienne
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LES PROBLÈMES PR,ÂTIQUES
qui supposent des combinaisons nouvelles multiples, Yariées, entre nos cellules nerveuses. Ces combinaisons ne sont pas spontanées, elles résultent de l'apprentissage, de l'éducation. Le propre du système nerveux est de se prêter à un constant effort d'adaptation. Cette adaptation, il la réalise, en vertu de certaines lois, toujours les mêmes, à tous les degrés. Elles peuvent se résumer en une seule : la facilité d'exécution rendue chaque fois plus grande après chaque tentative . . C'est ainsi que se constitue l'automatisme acquis; mais il importe d'observer que si ce phénomène est général il n'est pas partout égal à lui-même. Il y a des différences individuelles, conséquences des prédispositions, des aptitudes. On naît habile ou maladroit. L'éducation perfectionne chacun mais ne lui procure que son maximum de résultat personnel. Or ce maximum est d'autant plus grand qu'il aura été recherché ~ respectant et en mettant à profit les en aptitudes de l'enfant. Ce principe est à la base de toute éducation rationnelle. Prendre systématiquement le contre-pied des tendances de l'enfant c'est vouloir manquer son éducation. Ne pas comprendre çependant qu'il faille renoncer à le diriger dans un sens que nous reconnaissons le meilleur; mais savoir l'y conduire par des moyens détournés. Un principe que nous ne devons pas perdre de vue c'est que nous n'allons jamais au but directement et d 'emblée. Notre effort nous fait réaliser des moyens successifs de parvenir. Ce sont ces moyens qu'il faut savoir choisir conformes aux tendances de l'enfant.
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Comme ces tendances sont individuelles, il faut beaucoup de sagacité et de pénétration ; mais leur connaissance n'est pas impossible. Ce truisme est d 'autant plus vrai que c'est la seule façon de respecter cette loi universelle, le principe du moindre effort qui régit toute l'acti vité humaine. Croire le contraire est une illusion funeste qui fait commettre bien des erreurs en éducation.
��L'ÉDUCATION DE LA VOLONTÉ
Par M. Robert
DB MASSY
M. le Dr Régnier a estimé que l'étude de la pédagogie de la volonté doit être précédée d'une définition de cette faculté de notre vie corisciente et il nous en a exposé le mécanisme en un savant mémoire qui tend à démontrer que la volonté n'est réellement qu'une illusion et qu'à chaque instantc'estle penchant le plus fort en nous qui prévaut nécessairement et entraîne nos décisions. Ce d éterminisme physiologique, ainsi qu'il l'a appelé lui-même, réduit beaucoup le rôle de l' éducateur de la volonté qui, dans cette thèse, apparaît bien impuissant à soustraire son élève aux fatalités incluses dans ses dispositions natives . M. le D• Régnier ne nous a pas fait connaître, et c'est regrettable, quels procédés p édagogiques il tire de cette co-nception de la vie morale : _ peut voir dans on son abstention une preuve de la difficulté que présente le problème de l'éducation de la volonté tel qu'il l'a posé. Nous-restons convaincu que l'éducation doit être avant tout la culture de la volonté et qu'une méthode rationnelle peut faire de cette précieuse faculté, chez
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tout individu normal, la souveraine de la vie consciente. Qu'est ce que la volonté? C'est le pouvoir que nous avons de décider nos actes après une délibération aboutissant au choix du parti qui nous paraît le meilleur. Ce choix ne se fait pas d'une façon quelconque; il est soumis aux lois naturelles qui régissent notre vie consciente et notamment à la loi qu'on peut appeler : de la moindre souffrance et du moindre effort. Nous agissons pour satisfaire nos instincts ou penchants ; mais ceux-ci sont souvent en opposition et, en donnant la préférence à tel d'entre eux, nous devons contenir tel ou tel autre qui nous sollicite en même temps; la r,rivation que nous éprouverons dans ce dernier nous causera une impression désagréable qui est une forme de souffrance. D'autre part il nous faut faire un effort par une action extérieure pour satisfaire le pen~hant en faveur duquel nou11 avons opté, et il nous faut faire sur nousmême une autre sorte...d'effort pour contenir les penchants dont nous voulons faire taire les sollicitations. On peut dire qu'à chaque instant nous prendrons toujours le parti qui nous semblera devoir nous procurer le maximum de satisfaction avec le minimum de souffrance et d'efforts. li semble que par cette analyse nous confirmions le point de vue déterministe de M. le Dr Régnier. En réalité il ne s'agit plus, comme dans sa thèse, de la prédominance de tel instinct que les hasards de la naissance et des conditions de la vie auraient rendu plus fort en nous. La loi de la moindre souffrance est
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notre principal guide dans la poursuite de notre destinée : celle-ci peut se résumer comme consistant à maintenir l'harmonie entre les diverses parties de notre être conformément à la solidarité qui les lie et à maintenir notre individu en harmonie avec notre milieu social conformément à la solidarité qui nous unit à lui. Cette double harmonie n'a rien d'arbitraire et est soumise à des conditions qui sont, d'une façon générale, les mêmes pour tous les individus. La souffrance n'est que la manifestation de quelque trouble surgissant dans notre harmon~intérieure ou dans notre harmonie avec le milieu 1locial et, d'autre part, la répugnance à l'effort n'est qu'un mode de la répugnance à souffrir: elle tend à maintenir toujours dans la limite de nos forces la dépense que nous en faisons, tout effort qui dépasse ces limites produisant une desharmonie et une souffran'ce. Ainsi, suivre la loi de la moindre souffrance et du moindre effort n'est pas obéir aux caprices de nos instincts mais à l'aspiration générale et impérieuse qui porte tous les hommes à rec:1-ercher le bonheur. D'ailleurs 1es choses ne se passent pas d'une façon aussi simple que nous l'avons exposé dans notre analyse du mécanisme de la délibération. Nos prévisions sur les résultats de tel ou tel acte que nous décidons sont souvent\démenties par l'événement, soit que nous obtenions des satisfactions moindres que celles que nous attendions, soit que nous éprouvions par la suite des inconvénients (surcroît de souffrance ou d'efforts) qui en dim.inuent beaucoup le prix. Pour satisfaire le mieux possible notre répugnance à la souffran_ et à l'effort il faut que notre faculté de ce
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prév1s10n ne se borne pas à considérer les résultats immédiats de l'acte que nous préparon':i mais qu'elle s'étende à ses conséquences même lointaines. Les éléments de notre décision se compliquent ainsi singulièrement et notre choix devient très malaisé puisqu'il nous force à mettre en balance : d'une part de11 satisfactions, et de l'autre des souffrances et des efforts se succédant pendant un temps d'autant plus long qu'il s'agit d'un acte plus important. Sans doute beaucoup de gens se contentent de vivre au jour le jour sans en chercher si long; mais ceux-là sont les jouets des événements; ils expient toujours, et cruelle111ent parfois, leur imprévoyance. C'est un des principaux objets de la tâche de l'éducateur de la volonté d'apprendre à son élève à prévoir les conséquences de ses actes, à n'agir qu'après avoir ·prévu exactement les résultats auxquels il veut aboutir. Mais, pour que l'élève devienne capable ~e ces prévisions, il faut qu'il ait pris l'h_ abitude d'observer l'enchaînement des événements, qu'il ait compris que cet enchaînement est l'effet du jeu des lois naturelles, c'est-à-dire des rapports constants par lesquels se manifestent les propriétés des choses; que la connaissance des lois naturelles lui apparaisse donc comme le savoir le plus précieux précisément parce qu'il nous permet de prévoir le cours naturel des événements et les modifications que peut y apporter notre interve!]·tïon et qu'il nous met ainsi en état de régler notre action de la façon le plus utile. Il aura appris de la sorte à agir avec méthode. Agir Jvec méthode c'est agir en vue de résultats commandés par les situations que nous traversons et d'abord par
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notre situation permamente d'hommes, de membres d'une certaine patrie et d'une certaine famille, et en appliquant à la poursuite de ces résultats les moyens les mi.eux appropriés d'après les enseignements de l'expérience. Cette conception des choses lui fournira un idéal vers lequel s'orientera sa conduite tout entière et qui peut se définir par la formule : vivre pour la famille, la patrie, l'humanité.-Il y trouvera un criteriu m de la valeur des biens que lui offre la vie, donc des actes par lesquels il peut se les procurer et des penchants qui le portent à les rechercher : les biens, les actes, les penchants vaudront pour lui dans la mesure où ils seront concordants avec cet idéal dont la contemplation habituelle faGilitera grandement ses décisions et guidera son effort de perfectionnement personnel. Ainsi l'éducation de la volonté . sera aussi nécessairement une éducation de l'intelligence; on peut même dire que seule elle assigQera à la culture intellectuelle son véritable but qui est, non pas, suivant la pratique courante, d'acquérir une érudition trop souvent vaine et éphémère, mais de développer les facultés actives de l'intelligence, celles qui peuvent servir à éclairer · notre condul.te. Nous aurons à préciser quelles sont ces facultés et quels sont les moyens les plus propres à les former. La culture intellectuelle rationnellement dirigée devra mettre l'élève en état de bien préparer ses décisions; l'éducateur de la volonté devra lui apprendre encore à les bien exécuter; il devra le former à l'action. L'action c'est l'activité physique par laquelle nous exerçons sur les objets matériels qui nous entourent
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les innombrables modifications de position et d'état nécessitées par la vie pratique . L'action c'est encore la parole qui est notre moyen d'agir sur les autres et de les déterminer à concourir avec nous ou,tout au moins, à ne pas nous nuire. - L'éducateur doit apprendre à son élève à agir physiquement et à parler avec précision et sûreté en se gardant des impulsions irréfléchies mais aussi de la timidité et de la paresse; il doit pour cela lui enseigner à mettre entièrement à la disposition de sa volonté tous ses instruments d'activité physique et intellectuelle et nous aurons à rechercher quels sont les moyens les plus propres à procurer ce résultat. En résumé, le problème qui se pose à l'éducateur de la volonté c'est de former son élève de façon qu'il sache à chaque instant s'adapter le mieux possible à la situation dans laquelle il se trouve et pour cela qu 'il sache analyser à la fois cette situation, ses nécessités, ses ressources, ses inconvénients; et, en même temps, son propre état intérieur, les forces qu'il lui offre et ses côtés faibles; il faut donc qu'.il sache conduire sa pensée à son gré en la fixant sm· les objets que les circonstances imposent à son attention aussi longtemps que l'exige la solution des questions que ces objets soulèvent; et il doit être capable alors, d'après le parti choisi par la volonté : d'agir avec précision ,et fermeté ou de se retenir d'agir, de parler, en exprimant très exactement sa pensée ou de se taire. Finalement l'éducation de la volonté estcomme l'objet central de 1-'œuvre entière de l'éducateur. Sa fin propre est de pourvoir l'individu de ce qu'on peut appeler les vertus de la volonté, c'est-à-dire : 1 ° l'initiative
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ou le courage qui donne l'élan nécessaire à. une action résolue; 2° la prudence qui utilise notre pouvoir d'inhibition ou d'arrêt de l'activité en prolongeant la délibération dans les cas où la prévision et le choix sont difficiles et en suspendant ou modérant, quand il le faut, notre action; 3° la persévérance qui nous fait persister dans l'action et la répéter autant qu'il est nécessaire pour obtenir le résultat voulu. Mais l'éducation de la volonté comprend comme compléments nécessaires : l'éducation intellectuelle, car c'est la volonté qui doit gouverner la pensée en vue de s'éclairer et c'est l'intelligence qui fournit à la volonté par le langage ses moyens d'action sur les autres volontés; l'éducation de la vie affective, car ce sont nos penchants qui mettent en action la volonté en la sollicitant de les satisfaire, et c'est à elle qu'il appartient de contenir chacun d'eux dans ses limites légitimes; l'éducation physique enfin, car les décisions de la volonté se traduisent par des actes matériels dont la bonne exécution exige la discipline de notre corps. Comment peut-on obtenir le meilleur fonctionnement possible de la volonté? Il semble que nous apportions en naissant une certaine dose d'énergie volontaire variable suivant les individus; malgré l'habileté de sa méthode, l'éducateur ne supprimera pas ces différences et il y a de grands volontaires dont le commun des hommes n'atteindra jamais l'énergie. Mais, une certaine énergie native étant donnée, il me paraît indiscutable que le
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procédé le plus rationnel pour sa mise en valeur c'est de lui former des instruments d'action physique et intellectuelle parfaitement disciplinés et obéissants ; l'initiative, l'inhibition et même la persévérance nécessite'ront, en effet, un minimum d'effort a',!'.ec des organes ainsi assouplis et la volonté fournira un maximum de rendement. La culture de la volonté se ramène donc à rendre l'individu maître de sa pensée par laquelle sa volonté préparera les décisions opportunes et maître de ses moyens d'action par lesquels elle les exécutera. Pour être maître de sa pensée il faut conduire son activité mentale avec une égale sûreté sous la forme concrète et'sous la forme abstraite. Sous la forme concrète, c'est-à-dire au moyen des sens qui nous renseignent sur le monde extérieur et surtout au moyen de la vue qui est le plus syn,thétique et aussi le plus précis de tous les sens; il faut que nos perceptions soient très nettes et laissent en nous des images ayant la même netteté; il faut que nous apprenions à bien voir les objets que nous observons et à bien les revoir ensuite mentalement lorsque nous y pe.nsons. C'est cette vision intérieure qui est, à proprement parler, la. pensée concrète, source première de tous les arts et de toute action pratiq~e. Mais la pensée concrète nous fournit seulement des matériaux que la pensée abstraite doit mettre en œuvre en dégageant des choses leurs propriétés et leurs rapports et en nous en faisant ainsi connaître les avantages et les inconvénjenls. L'instrument par excellence de la pensée abstraite est le langage ; une idée abstraite' n'est, suivant la défi'nition de Taine,
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qu'une tendance à nommer; elle reste à l'état de ·velléité d'idée tant que nous n'avons pas trouvé l'expression verbale qui lui donne sa forme et notre activité mentale devient d'autant plus grande que nous acquérons une plus grande habileté à exprimer nos idées à mesure qu'elles surgissent dans notre pensée. La pensée abstraite est un langage intérieur comme la pensée concrète est une vision intérieure; pour donner à l'une et à l'autre toute leur valeur l'éducateur de la volo,nté doit apprendre à son élève à développer en lui la force de l'attention, mode d'action de la volonté dans l'ordre intellectuel . Or l'attention est, comme l'a démontré Théodule Ribot, un phénomène musculaire. Pour bien fixer son attention sur les objets qu'on observe des yeux et, par conséquent, pour les bien voir, il faut accommoder exactement et promptement sa vue à la distance de ces objets; il faut donc apprécier avec précision cette distance. Or nous apprécions la distance des objets en comparant leur position avec celleque nous occupons et nous avons conscience de celle-ci au moyen de sensations musculaires, c'est-à-dire surtout des sensations de pression qui nous servent à nous y maintenir. Notre accommodation visuelle sera d'autant plus parfaite que nos sensations de pression seront plus fortes. Si par une bonne adaptation de notre vue nous voyons les objets bien et sans effort, il nous sera facile d'y maintenir nos regards pendant un temps suffisant pour que nous en conservions une image très vive. Ainsi pour une bonne observation visuelle, préparant une pensé~ concrète vive et précise, il ne s'agit pas de faire effort
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des yeux: leur action échappe au contrôle de la volonté et n'est parfaite qu'à la condition d'être toute spon, tanée; il faut développer l'intensité des sensations musculaires et surtout des sensations de pression. Le même procédé nous permettra de cultiver en même . temps notre pensée abstraite car, c'est en prolongeant la contemplation des objets que nous ferons naître en nous les idées de leurs propriétés et de leurs rapports, id6es sur la formation desquelles la volonté n'a.pas plus d'action directe que sur les sen~ations visuelles ; nous pourrons ensuite continuer mentalement ce travail d 'abstraction d'après nos images visuelles . L'empire que, par le développement du sens musculaire, nous aurons acquis sur nos membres et grâce auquel nous pourrons nous maintenir pendant le temps voulu dans l'attitude propice à l'observation extérieure, concrète et abstraite, nous permettra de nous maintenir aussi dans l'attitude la plus propice à la méditation; il nous donnera le pouvoir, dans un cas comme dans l'autre,de résister aux sollicitations d'autres objets qui troubleraient l'opération intellectuelle que nous avons décidée. Mais, appliquée à la pensée abstraite, l'attention exige 1,me autre condition: nous ne fixons nos idées qu'en les exprimant; pour pouvoir porter notre attention à volonté sur les idées qu'éveille successivement un objet; il faut que nous ayo ns mis notre faculté d'expression bien à la disposition de notre volonté . Or, des quatre formes psychologiques du langage, seules la forme verbo-motrice et la forme graphique peuvent être étroitement soumises à l'action de la volonté; les deux autres sont automatiques et n'offrent
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à la volonté qu'une action indirecte en s'associant: la
forme auditive à la forme verbo-motrice, la forme visuelle à la forme graphique. Enfin les formes graphique et visuelle associées doivent être normalement accessoires par rapport au couple verbo-moteur et auditif du langage. Trop de gens ne peuvent penser que la plume à la main; cette habitude les rend inférieurs à ceux qui ont su discipliner leur organe du langage de telle sorte que, à mesure qu 'ils pensent,les mots pour exprimer leurs idées leur montent à la langue et aux lèvres, en même temps qu 'ils les entendent mentalement. L'éducateur de la volonté devra donc exercer chez son élève, pour la rendre prépondérante, la forme verbo-motrice du langage qui est sa forme la plus volontaire. Notons de suite qu'il lui aura appris du même coup: à exprimer sa pens ée pour lui-même et à la communiquer aux autres oralement. Ces deux facultés se développent nécessairement d'une fa çon solidaire; ou plutôt elles ne sont qu'une seul e fonction sous deux formes: penser c'est p:;.rler mentalement, parler c'est penser à haute voix; l'exercice de chacune de ces manifestations du langage verbo-moteur-auditiftend à perfectionner l'autre: l'élève parlera d'autant mieux que son langage mental fonctionnera plus aisément et il pensera d'autant plus aisément qu'il sera devenu plus habile à exprimer sa pensée tout haut. Il sera finalement pourvu à la fois: d'une pensée très volontaire et de ce précieux instrument d'action sur les autres que constitue la parole. De même en disciplinant ses muscles par le
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développement du sens musculaire pour fortifier son pouvoir d'attention il les rendra en même temps plus obéissants comme instrument d'exécution. Mais, à ' ce pofot de vue, il devra s'attacher à rendre plus vives non seulement les sensations de pression par lesquelles nous nous maintenons dans cne attitu'de choisie,mais les sensations articulaires, c'est-à-dire les sensations que nous éprouvons dans les articulations de nos membres quand nous les faisons mouvoir et qui nous ~ervent à diriger leurs mouvements. Pour achever d'installer l'empire de la volonté sur tout notre être conscient il faut que, ,en même temps que nous mettrons à sa disposition un système musculaire et un organe du langage bien assouplis, nous établissions son contrôle sur la fonction respiratoire qui doit devenir le régulateur de toute notre vie consciente. Il suffit pour cela que nous la rendions ellemême bien consciente en accentuant et en prenant l'habitude de bien sentir les sensations articulaires et de pression qui accompagnent l'inspiration et l'expiration pulmonaires, en particulier les sensations articulaires des épaules et les sensations de pression des bras contre le corps; que nous acquérions l'habitude aussi de reprendre possession de notre appareil vocal à chaque temps d'inspfration au moyen de légères pressions des parties qui s'opposent : lèvre contre lèvre, dents contre dents, extrémité de la langue contre la gencive inférieure. - Nous éviterons ainsi l'obnubilation qui se produit dans nos sensations de pression lorsque nou-s prolongeons une même attitude et l'éréthisme nerveux qui e,n résulte. La discipline de la respiration nous permettra
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d'adapter aussi le rythme de la pensée au .rythme respiratoire en faisant coïncider la conception des idées avec l'inspiration pulmonaire et le ur express•ion avec l'expiration et nous éviterons ainsi la tension des centres cérébraux qui accompagne une activité mentale mal réglée. L'individu qui aura.été soumis à celte triple discipline : des muscles, de l'organe du langage et de la respiration pendant un temps suffisamment prolongé pour qu'elle lui ait donné tous ses bienfaits sera véritablement maître de lui-même. Il aura substitué l'attention volontaire à l'attention spontanée dont l'origine est purement affectiv.e et c'est de là que dérivent tous les autres avantages qu'il se procurera. Pouvant conduire à son gré sa pensée, concrète et abstraite, il pourra l'appliquer toujours à l'objet de son choix; il pourra par suite, en toutes choses, dans l'ordre pratique comme dans l'ordre théorique, user de ce procédé souverain qu'est la méthode, c'est-à-dire adapter toujours ses moyens à ses fins. Il pourra organiser son expérience et son savoir en établissant entre ses idées des associations correspondant aux rapports qu'ont, dans l;i. réalité, les phénomènes qu'elles représentent; sa raison deviendra ainsi un tableau réduit du monde et lui permettra de faire des prévisions toujours plus précises et d'agir avec plus de sûreté. Il apprendra à connaître sa vie intérieure comme le monde extérieur, c'est-à-dire à discerner les instincts qui le poussent à agir, leurs tendances, les habitudes auxquelles elles le portent, leurs résultats; ayant
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acquis l'aptitude à choisir à chaque instant le mode de son activité intellectuelle ou pratique il satisfera à volonté l'un ou l'autre de ses instincts et pourra ainsi les exercer et les développer ou les contenir d'après les indications de sa raison. Toujours guidé par la loi de la moindre souffrance, il comprendra de mieux en mieux que, pour réaliser la double harmonie qui constitue son bonheur, il doit faire prévaloir en lai les instincts altruistes sur les instincts égoïstes parce que l'altruisme, en le portant à aimer les autres et à leur faire du bien, est l'élément de son être effectif qui correspond à la loi de solidarité sociale, qui lui permet de s'y adapter et de conformer toute sa conduite à l'idéal qu'il aura adopté: vivre pour la famille, la patrie, l'humanité. Pour achever cet exposé, trop long en même. temps que trop condensé, de la pédagogie de la volonté que nous préconisons, il nous faudrait en faire connaître la technique, ce qui nous entraînerait à de nouveaux d éveloppements. Nous en indiquerons seulement les grandes lignes. L'éducateur de la volonté ne devra pas perdre de vue cette loi générale d'après laquelle les ph énom ènes supérieurs sont conditionnés par les phénomènes inférieurs. L'appareil vocal, instrument supérieur de l'intelligence, ne pourra être parfaitement discipliné qu'a9rès qu'auront été rendus obéissants les organ e s de l'activité physique. De même l'action r égulatri ce de la respiration ne pourra être étendue à la fonction du lan gage et à la pensée qu'après avoir produit ses effets s ur le b on équilibre du corps.
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Tous les exercices physiques sont propres à développer le sens musculaire et par suite l'empire de la volonté sur le corps. Nous recommandons comme étant les plus efficaces les exercices d'équilibre, qui, consistant en des attitudes difficiles à tenir, nécessitent un sens musculaire très aiguisé. L'élève devra arriver à les faire les yeux fermés pour que, privée de l'aide de la vue, l'action du sens musculaire et, par conséquent, sa vivacité soient portées au_plus haut degré. Les exercices respiratoires seront pratiqués régulièrement en même temps quel es exercices d'équilibre; il sera facile aussi d'adapter le rythme respiratoire au rythme de la marche, chaque temps d'inspiration et chaque temps d'expiration devant être accompagnés d'un nombre déterminé de pas. Finalement l'élève devra prendre l'habitude de conduire constamment sa respiration d'une façon consciente. Enfin la discipline de l'appareil vocal se réalisera par la pratique de trois sortes d'exercices gradués : 1° des exercices d'articulation ayant pour objet d'amener l'élève à se rendre compte du mécanisme de la prononciation des diverses consonnes; 2° des exercices de récitation; l'élève devra s'attacher d'abord à articuler les mots d'une façon bien consciente, à mesure qu'il obtiendra mieux ce premier résultat il portera son attention d'une façon graduellement prépondérante sur ses sensations auditives car c'est finalement l'oreille qui doit conduire le mécanisme de la parole; 3° des exercices de pensée à haute voix ; l'élève se mettra en présence d'un sujet et l'élaborera en
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exprimant tout haut les idées qu'il lui suggérera et qu'il s'efforcera d 'ordonner logiquement. Lorsque l'appareil vocal sera b•ien discipliné il deviendra l'agent principal de la volonté; il sera le centre de _la vie consciente par rapport auquel tous les autres organes se situeront dans le champ de la conscience. Ce rôle appartient trop souvent à la vue et il en résulte de multiples inconvénients et d'abord celui qui consiste en ce que, les yeux fonctionnant en dehors du contrôle de la volonté, l'individu résiste plus difficil ement aux tentations qu 'ils lui offrent et aux suggestions de l'imitation. Notre expérience personnelle pous donn e une foi très forte dans l'efficacité de cette méthode d'éducation: elle nous paraît propre à form er des hommes vraiment libres, parce que en disciplinant étroitement leurs organes de relation, elle les soustraira à la tyrannie de l' habitude, à la vie machinale et impulsive; cette liberté leur permettra de se procurer ici bas la plus · grande somme de bonheur qui leur soit accessible et d 'apporter à la vie sociale le concours le plus fécond et le plus bienfai sant.
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Par M. PARon1
Jnspectour général ·de l'instruction publique
Les devoirs de véracité et de sincérité constituent en morale un cas frappant d'v11npov 1rpÔTspov : les devoirs intellectuelsquiontpournoyaula notion de vérité ou de respect pour la vérité apparaissent en effet à la réflexion morale et à la conscience moderne parmi les plus im. périeux,les plus hauts,les plus essentiels,ceux qui petitêtre nous découvrent le mieux l'essence même de la moralité pure et semblent nous rapprocher le plus de son fondement dernier; or il apparaît d'autre part, à la lumière de l'histoire, qu'ils ont été considérés longtemps comme les moins urgents, les moins indispensables à la vie morale, qu'ils ont été les plus tardivement reconnus. Ce n'est guère que depuis un siècle que le respect de la vérité semble s'être imposé avec une rigueur croissante, au point de ne paraître plus même limité par l'intérêt vital ou l'intérét social, voire par l'intérêt même de la pratique des autres I devoirs, au point d'apparaître comme une sorte d'absolu. Cette importance grandissante de la véracité
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semble liée au développement de la science dans le monde moderne. Il est clair qu'elle en est tout ensemble une condition et une conséquence : pas de science possible sans observations précises, sans descriptions fidèles, sans mesures exactes; et sans collaboration aussi des observateurs et des chercheurs, qui doivent pouvoir compter sur leurs affirmations réciproques. En particulier, c'est au x1x• siècle que , l'histoire s'est constituée comme science, au moins 1] pour ce qui est des méthodes, et l'érudition et la cri- , tique historiques ~eposent tout entières sur le culte J\ intransigeant de la vérité. Il suffit d'ouvrir une édition savante pour voir jusqu'à quel degré, on est presque tenté de dire parfois jusqu'à quel excès et à quel fétichisme, est poussé le scrupule de l'érudit moderne en to1it ce qui touche à l'exactitude et à la rigueur des affirmations. Or, nul doute que ces acrupules n'aient été étrangers, sans même remonter plus haut, aux écrivains même du xvII 0 siècle. Qu'on se rappelle l'habitude des discours entièrement imaginaires des chefs d'armées ou chefs d ' Etats chez les historiens classiques; les mémoires attribués aux grands personnages, et modifiés, transformés ou entièrement rédigés par un La Baumelle ou tel autre; la méthode en.fin des éditeurs altérant ou « améliorant" le texte des auteurs, même lorsque ces éditeurs sont ces Messieurs de Port-Royal et que le texte qu'ils Ifuhlient est celui de Pascal l D'autre part, l'effort d'absolue sincérité a peut-être une autre source encore, étrangère à la science : il se rattache pour une part, au vigoureux individualisme \ moral de la fin du xvm• siècle et du x1x 0 ,que les héros
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ou héroïnes d'lb sen, un Brand, une Nora , i ncarnent avec une intensité incomparable. Or, si n'estimer rien tant que la vérité , si, mettre au-dessus de toutes les autres règles et de toutes les autres exigences de la conduite humaine, est un idéal tout moderne, en somme extrêmement récent, il ne va pas sans soulever bien des difficultés et des problèmes, tant au point de vue de la pratique morale et de la pédagogie qu'au point de vue théorique . même. , En fait, c'est par l'intérêt social qu'il a été, \ à toute époque, plus ou moins limité; et même une \ réaction dans ce sens se dessine dans les générations les plus récentes, chez qui l'anti-int~llectualisme est en honn e ur, on le sait, et pour qui la notion de vérité est une notion plus ou moins suspecte. Ce n'est là : d'ailleurs que la forme théorique du conflit sans cesse renaissant entre le sentiment et l'intelligence en mat ière de foi, qui éclate chaque fois qu' une croyance s'érige en absolu, qu 'il s'agisse du patriotisme par exemple , ou d'un mythe révolutionnaire , ou de la religion proprement dite. D'où la justification, si fréquente aujourd'hui , de ces « mensonges conventionnels » que l'on dénon çait jadis, ou l'apologie des ~ préjugés nécessaires » et des ,, illusions vitales », D'autre part d es philosophes même qui reconnaissent et respectent la force sin g ulière de l'idée de vérité dans la conscience moderne , mais qui croient néanmoins que la moralité repose avant tout sur les exigences de la vie , sociale et sur la notion de l'intérêt commun, sont amenés , comme M. G . Belot, par exemple, à considérer la véracité comme située en somme hors dela sphère propre de la moralité, et en quelque sorte au-d essus d'elle.
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De là l'importance à la fois et la difficulté du problème de la véracité pour les penseurs de notre temps, soit qu'il s'agisse d'en déterminer· la nature et les limites, soit qu'il s'agisse de définir la méthode propre à la cultiver et à la fortifier. Peut-être, pour en tenter l'examen, convient-il de distinguer.entre la question de la véracité pure et simple, et la question de la sincérité, - celle-ci infiniment délicate, complexe, subtile, l'autre plus grosse et moins périlleuse. La première sera plus proprement pédagogique.
L'obligation d'être vrai se présente sous plusieurs formes, les unes très simples, d'autre assez complexes. Elle est d'abord le devoir d'exprimer tels qu'ils sont à nos sen.ili,!ables les faits ·ou les actes dont ) nous pouvons avoir connaissance et qu'ils ignorent; 1 son contraire est le mensonge proprement dit. - Elle 1 est ensu~te le devoir de leu~· exprime~ tels qu'ils so1~t \ nos sentiments et nos pensees, ou, meme sans mentll' 1 proprement, de ne pas leur suggérer une conception 1 inexacte de notre état d'esprit ou de nos intentions; elle. \ s'appelle alors sincérité et franchise, et son contraire est l'hypocrisie, qui est un mensonge dans les actes, les gestes et les attitudes autant que dans les paroles; la t,romperie ici peut être d'ailleurs ou positive ou négative, elle peut être simulation ou bien dissimulation. - La loyauté est plus spécialement la reconnaissance d'un engagement pris, d'une promesse faite,
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m~me lorsque l'accomplissement nous en devient désavantageux ou pénible. Le contraire en est proprement la déloyauté pure et simple, ou bien la trahison; c'est-à-dire cette forme de mensonge ou d'hypocrisie par laquelle nous trompons la confiance qu'on a pu légitimement mettre en nous, que nous avons culli· vée et provoquée, et qui résulte, suivant les cas, de l'affection que nous savons avoir inspirée, ou de notre situation à l'égard d'autrùi, ou d'engagements exprès. La déloyauté p e ut être simplement négative, c'est-à-dire se borner au refus de reconnaître un engagement pris, la trahison est active, elle consiste à nous servir de la confiance même d'autrui pour lui nuire et le traiter en ennemi. Quelles qu'en soient les espèces, l'obligation d'être \ vrai, dès ses formes primitives, implique des relations continues avec autrui, et semble une condition de la vie \ sociale, une des manifestations essentielles de l' é tat 1de paix qui cara-ctérise une société. Une société pourrait se d éfinir peut-être comme l'ensemble des individus qui soutiennent les uns avec les autres des relations normales et pacifiques; c'est-à-dire cui écha ngent des services et, quels que soient leurs sentiments ou leurs intérêts, ne recourent pas les ·uns à l'égard des autres à des procédés de guerre; qui, en d'autres termes, sont liés par des obligations respectives définies. Si un minimum de confiance et de\ solidarité définit ainsi la vie sociale, la véracité en est une condition indispensable et peut servir à en mesurer peut-être le degré d'intégration et de solidité; tandis que le mensonge et la ruse, autant que la violence \ même, définissent l'état de guerre. -Chez les animaux
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même, la ruse, qu'on a récemment mise en lumière dans leurs mœurs d'une manière si curieuse et si ingénieuse, ne s'exerce guère qu'entre espèces différentes et organisées pour vivre en lutte réciproque; tandis qu 'il faut déjà admettre à l'intérieur des espèces sociales une sorte de solidarité réciproque et comme de loyauté dans les aqtes. De ce point de vue et en gros, la véracité soulève peu de cas de conscience difficiles : le mensonge est mauvais, la véracité et la sincérité sont bonnes. La question qui se présente à nous est surtout de savoir comment il convient de cultiver celles-ci. Il semble qu'on puisse l'aborder en quelque sorte par deux voies : d'une part, en cherchant à combattre les causes ou les conditions du mensonge; de l'autre, en essayant de les développer directement et en ellesmêmes. Et le problème est ainsi avant tout un problème de psychologie enfantine. On peut admettre un moment de la vie de l'enfant, comme sans doute de la vie des peuples jeunes, où la véracité n'est pas observée sans qu'il y ait proprement mensonge: c' est l'âge où l'imagination déclanche les paroles et les actes, sans que l'enfant soit encore capable d'une réaction critique sur ses représentations ou ses idées. Il croit lui-même,ou du moins en partie, tout ce qu'il conçoit, tout ce qu'il désire; il joue presque au naturel les rôles avantageux qu'il s'attribue; il est le personnage que ses lectures lui ont suggéré. Dans les jeux de l'enfant apparaît avec évidence cet enchevêtrement de ce qu'il croit et de ce qu'il imagine : il s'habille en sauvage, et se persuade qu'il agit en sauvage; la fillette parle à sa poupée, la soigne, la couche, la
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dorlote,et ne veut pas qu'on lui fasse remarquer qu'elle n'a dans les bras qu'un joujou. De même, les peuples enfants s'enchantent de belles légendes et les créent par une tendance spontanée à amplifier, à se représenter les clioses plus grandes et plus belles qu'on ne les a vues; ou peut-être à les voir aussi grandes et aussi belles qu'on les voudrait. Sans doute, bien vite 1 presque dès l'origine, des motifs d'amour-propre, - la vanité, le besoin de se donner le beau rôle, - s'ajoutent à la simple force de la représentation imaginative, et la soutiennent ou la favorisent. Bien vite, l'enfant luimême, et même lorsqu'il joue, dès qu 'il se sait observé, prend une pose, une attitude. Et il en esttoujours ainsi pour l'homme fait : tous connaissent, même les plus sincères, cette tendance à modifier, dans un récit, les paroles qu'on a prononcées, le rôle qu'on a joué, pour les embellir, et à dire qu'on a trouvé la répartie victorieuse ou spirituelle dont en réalité l'idée ne nous est venue qu'après coup ... Le fanfaron, le vantard sont des menteurs par vanité, mais qui rêvent de vaillance et de louanges méritées : ils. tendent à se faire passer pour ce qu'ils désireraient être ~ Le remède, dans les cas de ce genre, ne peut être que la culture de l'esprit critique et toutes les habitudes de précision intellectuelle, d'observation exacte, de méthode rigoureuse, de raisonnement serré que donnent l'étude et la pratique des sciences positives; et c'est aussi l'habitude de s'analyser et de se juger soi-même, de sorte que, si l'on ment, ce soit au moins en le sachant et en le voulant pleinement, en cessant de se duper soi-même. Mais voici une cause toute différente du mensonge ,
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chez l'enfant et chez l'homme fait: c'est la peur. De là les ùangers de l'extrême sévérité, d'une éducation qui se fonderait -trop exclusivement sur les sanctions rigoureuses, surtout d'ordre physique. C'est par là que le mensonge et la ruse sont apparus toujours ( comme des vices d'esclaves, avilissants parce qu'ils sont liés·à une situation avilie et à la servitude. L'hy-: pocrisie est, en effet, la réaction et la défense naturelle contre tout système de coercition et de rigueur; que l'on songe, par exemple, à la Genève calviniste du xvne ou du xvm• siècle. Mais ce danger est moins redoutable sans doute dans l'éducation contemporaine qu'à n'importe quelle autre époque de l'histoire, et nous n'avons guère à le redouter. - Sans doute, dans la famille comme dans l'état,il faut une discipline, une règle, mais assez souple, assez indulgente et tempérée par l'affection pour ne pas détruire la confiance. N'estce pas pour cela que, dans bien des cas, l'enfant ne ment pas à sa mère, mais au père seulement, représentant d'une autorité plus stricte, plus lointaine, plus rigide? La confiance est ici le grand antidote au mensong·e. Il apparaît dès lors qu'il faut-l'accorder à l'enfant, pour l'obtenir de lui; la plupart du temps la tentation de tromper ses parents et ses maîtres cédera chez lui à l'appel qui sera fait à sa droiture, à l'impression qu'on lui donnera, qu'on ne veut pas même admettre l'idée qu'il pourrait n'être pas droit et vrai. Au contraire, toute manifestation de défiance prématurée fait se replier et se renfermer sur elle-même l'âme deTenfant; une sorte de- lutte au plus fin s'établit presque infailliblement entre celui qui se sent soupçonné
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et celui qui soupçonne. Enfin, si un mensonge a été commis, si l'on en est sûr, il faut moins essayer de confondre l'enfant et de l'accabler sous les questions, les contradictions, l~s preuves, qui .l'humil.ie~t et le {blessent au cœu·r , qu essayer d'obtemr de lm l aveu de , sa faute et le lui faciliter, en lui donnant le plus possible l'impression que cet aveu est encore spontané et libre : c'est ainsi seulement qu'on peut espérer réta\ blir entre lui et ceux qui ont autorité sur lui le régime l d' une certaine confiance encore subsistante ou d éjà renaissante ; le seul qui rétablisse entre eux des rappo1·ts normaux et naturels et d'où di sparaisse tout élément de lutte et comme d'hostilité sourde . Mais le mensonge peut, à coup sûr, avoir sa source dans l'intérêt proprement dit. Dans l'intérêt négatif d'abord ; c'est-à-dire le besoin de cacher ce que l'on a fait de mal. Par là, la véracité est solidaire de la moralité en général : une habitude de sincérité entiè-re et indéfectible impliquerait la pureté de la vie, ren1 drait toutes les fautes graves impossibles, toutes celles qui sont déshonorantes; car le _ ynisme est .un c phénomène complexe et tardif qui ne se produit que dans certains milieux restreints, et, relatif à ces milieux, ne s'étend pas. d'ordinaire au delà; il est moins d'ail~ une sincérité véritable ' · · orgue1 ou de bravade. Inversement, toutes les \ g rosses fautes supposent le mensonge, l'impliquent comme une de leurs conditions et comme un de leurs instruments; consistant le plus souvent en un tort plus ou moins grave fait à autrui, elles exigent d'abord qu'on trompe celui-ci, et ensuite qu'on trompe sur l'acte com mis la société tout entière. Par là apparaî.t
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une fois de plus la solidarité de toutes les qualités morales, l'unité de la vertu. Enfin le mensonge peut naître d'un intérêt positif, être le moyen qui se présente le plus naturelle/l}ent à nous pour nous faire valoir aux yeux des uns et au détriment des autres,pour «percer»,pour «arriver».11 est la manifestation de l'égoïsme réfléchi,il est calcul, habi) leté, diplomatie, voire filouterie, fraude, escroquerie; dans tous ces cas et quels qu'en soient les degrés de grossièreté ou de raffinement, il est tromperie. Il apparaît dès lors comme la prolongation de l'instinctive lutte pour la vie sous ses formes sociales, dont la concurrence est la principale. Mais tout le progrès humain ici, et le caractère même de la vie en société, a consisté à restreindre et à discipliner la ruse instinctive ou la lutte brutale, en leur imposant des règles qui rendent le maintien de la paix possible; il a consisté en l'introduction de la loyauté dans la lutte elle-même. Dès les époques les plus primitives, la guerre même est précédée d'un avertissement, elle doit être «déclarée»; de même la vendetta : « garde-toi, je me garde». Le duel, à cet égard, qui n'est plus de nos jours qu'une survivance et qui paraît à la conscience moderne comme si difficilement justifiable, a dû constituer pourtant un vrai progrès moral, puisque, à la poursuite déréglée de la vengeance, il substitue un combat au grand jour, dans des conditions déterminées et au· tant que possible égales pour les deux adversaires, et qu'il interdit par là même tout acte d'hostilité en dehors du combat lui-même. Même caractère de loyauté précise et impérieuse dans l'idée du « fair play», du jeu loyal; dans l'autorisation et l'obligation
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pour les compétiteurs à un emploi public de faire connaître et valoir leurs titres; ou encore dans les concours ouvrant l'entrée des carrières administratives. Les compositions aux concours d'entrée de nos grandes écoles ne sont sans doute qu'une forme compliquée et fointaine de la lutte brutale des temps primitifs et il s'agit sans doute encore, quoique par des voies détournées, d'y faire triompher « le plus fort » ; mais, d'une part, au lieu d'une lutte inorganisée où l'on emploie tous les moyens, où l'on fait arme de tout, c'est une lutte organisée suivant un mode abstrait en quelque sorte, destinée à la discrimination de certaines qualités déterminées, de tel ou tel genre de supériorité particulière ; et, d'autre part, elle diffère de la lutte primitive de toute la distance qui sépare la loyauté de la ruse, la franchise et.la véracité de la simulation et du mensonge. Il est clair que les formes proprement sociales du mensonge apparais~ent ici sous les espèces de l'intrigue et sous toutes ses formes, non seulement médisance ou c~l?mnie, mais recommandations, flatteries, complaisances mondaines, etc. Or, la loyauté est \ essentiellement la vertu des « compagnons d'armes», des associés pour une tâche commune, qui en ont accepté les règles et doivent pouvoir compter pleinement l'un sur l'autre : vertu guerrière sans doute dans ses origines, et dont la chevalerie a été la forme la plus épurée et la plus haute. On ne développera la loyauté qu'en là retrempant le plus possible à ses sources originelles. De là le rôle précieux à cet égard de la vie en commun, pourvu qu'elle soit réglée et inspirée par un souci moral élevé : de là le bénéfice de
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la camaraderie du lycée, les équipes sportives, etc ... Et de là la gravité aussi de certaines pratiques ou d'un certain laisser-aller dans les mœurs scolaires. On ne saurait exagérer, par exemple, le caractère socialement comme moralement néfaste de l'habitude de copier dans les compositions ou aux examens, puisqu'elle vicie et tourne en é9ole de mensonge les exercices mêmes qui devraient être presque avant tout des exercices de sincérité et de loyauté, qui ont été dansleuridée et leurinstitution première des triomphes de l'esprit de vérité sur la ruse et sur le mensonge. Sous cette dernière forme, il semble bien que le mensonge doive être combattu par les moyens les plus énergiques èt les plus directs, si les conseils, l'appel à la loyauté, l'atmosphère d'honnêteté n'ont pafl suffi à empêcher qu'on n'en prît l'habitude, C'est ici à la vanité de corriger la vanité : si le désir de paraître, de briller, de l'emporter dans l'opinion de nos proches, en même temps que la prévision d'avantages matériels, ) ont suggéré la tromperie, il faut · que la honte d'une 1 \ dénonciation publique, que l'idée du déshonneur, s'attachent fortement au souvenir ou à l'exemple du 1 ' ' 1 l 1 manquement a a oyaute. C'est ainsi que, pour rendre la véracité possible et sûre, il faut, nous semble-t-il, rechercher les diverses raisons qui peuvent pousser à mentir et essayer de l.es combattre. Ce n'est pas à dire après cela que la véracité ne puisse pas être cultivée directement. Elle peut l'être, et dans la- famille et à l'école, d'abord et avant tout en faisant vivre l'enfant dans une atmosphère de sincérité et de droiture; puis,par des exercices appropriés, et même par des enseignements proprement
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dits. Car il n'est pas douteux que les préceptes et les conseils, s'ils ne sont que des mots, s'ils sont démentis par l'exemple, ne peuvent guère avoir d'efficacité, ou n'enseigneront en fait que l'hypocrisie. Et il est clair q·ue les parents qui réclament de ·leurs enfants la sincérité envers eux ne doivent pas les faire assister, soit entre eux, soit à l'égard des étrangers, à ces recours constants aux petits mensonges mondains de politesse, de bienveillance ou de commodité, qui sans doute n'impliquent -'?as une intention véritable de tromperie, mais donnent trop facilement aux enfants l'impression que les préceptes se formulent plus qu'ils ne s'appliquent, et qu'il est avec la sincérité toutes sortes d'accommodements ... Aussi bien, l'idée es·sentielle qui semble dominer toute la question est toujours la mêm~: le mensonge et la ruse sont conditions, conséquences, in~truments de guerre : créer partout des rapports de paix véritable; c'est-à-dire de confiance, de bienveillance et d'amour, c'est rendre la tromperie impossible, parce qu'à la fois elle n'y a plus de raison d'être, et que l'idée même n'en peut être accueillie; telle doit être l'atmosphère normale où se développe l'enfant. Rappelez-vous les premiers livres des Misérables de Hugo, où la psychologie, pour être simple et claire, n'en est pas · moins exacte et pénétrante: comment dans l'âme obscure et hostile, obstinément fermée, de Jean Valjean le forçat, l'évêque Myriel fait-il pénétrer la première lueur de moralité ? C'est par la confiance entière, aveugle, absurde qu 'il lui témoigne. Ét, dans le roman; par une vue admirable où se retrouvent par avance les idées de Renouvier sur la solidarité et la contagion
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du mal, c'est par deux fois dans le mensonge, dans un mensonge de rédemption et de pardon, que Hugo nous montre le correctif du mensonge même : l'évêque ment en disant aux gendarmes qu'il avait donné les chandeliers que Jean Valjean a volés ; ainsi, entre le misérable sur le chemin du repentir et lui, c'est-à-dire le monde de la bonté et de la moralité, des relations de confiance sont établies, et c'est ce qui importe avant tout: ce misérable ne sera sauvé que s'il ne s'enferme pas de nouveau à l'égard de la société des hommes dans l'attitude de l'hostilité déclarée, c'est-à-dire de la lutte et de la ruse. C'est pour cela que, nous l'avons dit déjà, il nous semble que les éducateurs ne doivent pas menacer, ni user de la peur c.emme moyen d'actio.n sur les enfants; ne pas montrer qu'ils les soupçonnent ou qu'ils se défient d'eux; qu'ils doivent faire de la confiance mutuelle le sentiment dominant et comme la règle; en cas de mensonge pourtant, tâcher à tout prix d'en ohtenir l'aveu du coup able lui-même; et puis, à moins que le mensonge ne soit apparu chez lui comme une habitude ou un penchant invétéré, faire crédit à son repentir, ne pas revenir inutilement sur la faute passée, agir comme si elle était oubliée. Enfin il peut être salutaire d'habituer l'enfant, dans des limites raisonnables, à se lier lui-même par des obligations librement consenties : de là, pour commencer par les moindres cas, une certaine utilité à tirer du jeu luimême et des conventions qu'il suppose, auxquelles il ne faut pas supporter que l'enfant, sous prétexte qu'il ne s'agit justement que de jeu, s'habitue à se soustraire, par caprice, ou par une sorte d'instinct de ruse,
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et par de petites tricheries. De là encore la valeur morale d'engagements plus sérieux qu'on prend vis-à-vis soit des autres, soit de soi-même, ces engagements dont la psychologie religieuse sait user avec tant de perspicacité et d'habilité, et qui sont des exercices de volonté, de fermeté autant que de droiture: tels les promesses, les vœux, le serment. - Après cela, enfin, et appuyé sur tout cet ensemble d'exemples, de pratiques et d'habitudes, un enseignement proprement dit de la sincérité pourra trouver sa place dans un système raisonné d'éducation, sous forme d'anecdotes historiques, de beaux modèles de dévouement au vrai, d'exemples héroïques, ou bien de hautes maximes et de préceptes fondés sur des raisonnements très simples. On tendra à inspirer ainsi l'horreur du mensonge en faisant comprendre comment le menteur ne peut plus être cru, et comment il se met lui-même hors des relations vraiment sociales et humaines, des relations normales de paix et de sécurité réciproques; comment en même temps le menteur décidé et habituel ou l'hypocrite avéré se met en désaccord avec luimême, comment il en vient à mener ainsi une sorte de vie double, ne pouvant jamais se montrer librement ce qu'il est en réalité, ni s'accepter pleinement tel qu'il est : il ne peut au fond se vouloir vraiment tel qu'il se montre, puisque ce n'est là qu'un rôle qu'ils se donne; ni tel qu'il est, puisque, par le fait même qu'il ·se dissimule ou se déguise, il avoue qu'il devrait être autrement. ..
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Mais, insensiblement, nous passons ainsi de cas moralement faciles, où toute la difficulté est de pratique et d'exécution, c'est-à-dire-d'ordre pédagogique, aux cas de conscience, aux difficultés d'ordre proprement moral, que soulève le problème de la sincérité, principalement de la sincérité envers soi-même. A quelque prix que l'on mette la sincérité eri morale, et principalement sans doute dans une doctrine morale d'inspiration rationaliste, il faut bien reconnaître que le problème de la sincérité donne lieu à toute une série d'antinomies qui, de longue date déjà, ont fourni une ample matière à la casuistique. Et tout d'abor- si la sincérité, liée à l'état de paix, d, nous a paru à la fois la conséquence, la condition et comme la mesure de celle-ci, il peut sembler qu'elle comporte les mêmes limites morales ou les mêmes exceptions que la paix elle-même. Aussi, traditionnellement, et toujours dans les mœurs sinon dans les pré-;A ceptes, le devoir de sincérité a paru ~imité par l'intérêt / social. Dans l'état de ,guerre proprement dit d'abord, 1 1 s'il est vrai que la guerre est ruse autant que violence: · qui prétendra que l'on doive la vérité à l'ennemi, ou . sur l'ennemi? L'art stratégique n'est, pour la plus grande part sans doute, que l'art de l'abuser, de le surprendre, de l'entourer de pièges et d'embûches, de lui \ suggérer la peur de dangers supposés, et d'endormir 1sa défiance là où les dangers sont réels. Or, dans les grandes guerres modernes, ..:_ et le triste exemple nous en est as.sez présent, - la lutte ne se limite pas aux /
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champs-de bataille: elle est partout, dans le pays tout entier, et sous toutes ses espèces elle s'attaq,ue à la confiance. Faut-il rappeler toutes les variétés du mensonge pendant et depuis la grande guerre, l'espionnage aux mille formes, les campagnes de fausses nouvelles, les mille procédés de propagande, toujours plus ou moins menteuse? Faut-il rappeler la Gazette des Ardennes, ou bien les faux numéros de journaux allemands ou suisses, si parfaitement imités, que nos aviateurs allaient répandre au delà des lignes ennemies? Il est vrai que, par le fait '. même que la guerre est déclarée, u n minimum de loyauté subsiste dans l'emploi même de la ruse, puisque les adversaires sont avertis aussi b ien l'un que l'autre qu'ils chercheront mutllellement à se tromper et que tous les moyens leur seront bons pour cela. D'ailleurs la· fin, le salut commun est r éputé j ustifier ici les moyens; et le mal du mensonge n'est qu'une conséquence secondaire et qu'on remarque à peine, du mal primordial, du mal par excel~ nce , de la volonté de nuire, pleinement conscienfe et acceptée, érigée en droit et en devoir, et qui est la guerre -même. Que dire quand les procédés de guerre survivent à la guerre, en même temps que son esprit, et se · prolongent au delà de la proclamation d'une paix / apparente? N'a-t-on pas posé le problème de savoir si l'historien et le savant ne doi vent pas, dans leur besogne professionnelle même, servir avant tout leur patrie? Mais, au sein de la vie sociale aussi et dans la paix r elative et au moins physique qui la constitue, il est des cas où, le -sachant et mesurant la portée de son acte, on peut se croire autorisé en conscience à mentir
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ou à ne point tout dire . Dans les limites d 'une même nation les partis, nous le savons assez, n'ont pas coutume d'obéir à des scrupules de véracité ou d 'exactitude 'dans leurs polémiques; et dans notre âge d'anti-intelJectualisme, que d'apologies plus ou moins cyniques du mensonge n'a-t-on pas tentées! Aussi bien, qu'este que la vérité? Et là où l'on est persuadé que le but à atteindre est bon, parce qu'il correspond aux intérêts nationaux et à nos traditions , et peut-être au fond à notre tempérament, sied-il d'ergoter sur la plus ou moins grande exactitude des moyens de propagande qu'on emploie? Comme au xv1~ siècle les Jésuites, nos modernes Machiavels r épètent tout cela sous des formes plus ou moins ingénieuses, et il ne serait pas difficile de trouver chez eux assez de textes pour illustrer de nouvelles Provinciales. Il nous suffira d'en citer un, de l'un des premiers écrivains de cetemps, dépassé d'ailleurs sur ce terrain par beaucoup de disciples ou d'imitateurs, soit dans son parti, soit dans les partis adverses : « En admettant la méchanceté et la mauvaise foi de mes adversaires, je fais une hypothèse très précieuse et bien conforme à la méthode indiquée par Descartes dans ses Principes, par Kant dans sa Critique de la raison pure et par Auguste Comte dans son Cours de philosophie positive. La science en effet admet couramment ceci : la planète Neptune n'eût-elle jamais été vue devrait être affirmée; fût-elle un astre fictif, la concevoir serait rendre un grand service à l'astronomie, car seule elle permet de mettre de l'ordre dans des perturbations jusqu'alors inexplicables. De même, lea vices de mes adversaires, fussent-ils fictifs, me permettent de
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relier, sans trente-six subtilités de psychologue, un grand nombre de leurs actes fâcheux; c'est une conception qui explique d'une manière très heureuse la réprobation et l'animosité qu'ils doivent en effet inspirer, quoique pour des raisons un peu plus compliquées. » (1) Mais l'on pourrait dire qu'ici la question du mensonge et de la sincérité est liée encore en sommeàcelle de la paix et de la guerre, au dedans ou au dehors, et qu'il est naturel qu'elle en suive les vicissitudes moralles: il n'y aurait donc pas là une difficulté d'espèce nouvelle . Or,danslesrelations privées et vraiment pacifiqÙes, une casuistique de la vérité et du mensonge trouve encore une matière; mais ici,par un renversement singulier, c'est l'intérêt même de la paix qui semble exiger une certaine insincérité. Les rapports sociaux tout en tiers ne reposent-ils pas sur ce qu'on a appelé naguère des « mensonges conventionnels »? et n'a-t-on pas dit cent fois que la simple politesse est un commencement d'hypocrisie? Il n'est pas d'amitié peut-être, en tout cas pas de relations mondaines, qui puissent survivre à une entière et intransigeante franchise ; c'est le problème d'Alceste, et ses « je ne dis pas cela» mêmes prouvent la nécessité de donner une forme atténuée, enveloppée. aux manifestations de la franchise, fût-elle la plus outrée . Aussi bien n'est-ce pas seulement dans un intérêt de bonne harmonie et de concorde qu'il faut ici limiter le devoir de tout dire : l'affection , l'humanité, l'obligation de ne pas décourager, blesser, humilier autrni, lui imposent les mêmes impérieuses
(1) Maudce
BARRÈi,
Le Jardin de Bért!nice.
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limitations morales ; nous sentons bien qu'en pratique et du point de vue même de la mor3:le la plus scrupuleuse, l'intransigeance . absolue d 'un Kant n'est qu'un paradoxe insoutenable. La distinction connue entre l'obligation de ne rien dire que de vrai, qui serait absolue, et le droit moral de ne pas dire tout ce qui est vrai, ne nous offre aucun refuge solide, D'une part, la distinction est souvent bien difficile, factice et peu stncère elle-même; d'autre part, c'est dans bien des cas le mensonge positif que l'humanité ou la tendresse semblent nous inspirer. Nous avons rappelé déjà les exemples de mensonges sublimes qu'imagine Hugo dans ses Misérables. Le cas du malade à qui il faut parfois mentir dans l'intérêt même de sa gu érison possible a été si souvent cité que nous n'y insisterons pas. Mais ne savons-nous p as, nous autres éducateurs, avec quelle précaution il nous convient de dire la vérité aux enfants qui nous sont confiés ? Quel maître digne de ce nom ne se sentira pas tenu, par exemple, d'envelopper, d 'atténuer, de masquer ses critiques lorsqu'il rend un devoir à un élève qu'il sait plein de bonne volonté,qui a fait de son mieux, qu'il s'agit de ne pas rebuter à tout jamais ? Ne dev'ra-t-il pas, suivant les cas, modérer aussi , ou au contraire exagérer l'expression de ses éloges ? Y a-t-il rien de plus délicat à manier, de plus facile à froisser, que l'âme de certains enfants? et la vérité brutale ne serait-elle pas souvent ici un manque de tact et d'intelligence, et la plus grande des maladresseR professionnelles ? Nous rencontrons ainsi le difficile, le troublant problème qu'lbsen pose dans tant de ses drames: celui des « illusions vitales, » N'est-il . pas nécessaire,
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n'est-cepasun devoir, dans bien des cas, de ne pas détruire les illusions sur lesquelles des êtres humains ont fondé leur vie: illusions sur la nature des choses, sur leurs proches, sur eux-mêmes,et sans lesquelles ils risquent de se trouver comme désemparés à tout jamais? C'est que nous touchons au cas où l'opinion que nous avons d'un être ou d,..u ne action réagit sur l'être même ou l'action et contribue à les rend1:e tels que nous les croyons. Il y a <les doutes, des tentations de critiques, des hésitations morales que nous nous reprochons à nous-mêmes, devant lesquels nous reculons longtemps; et que de cas aussi où le scrupule de sincérité peut être occasion, ou bien parfois prétexte, de défaillance et delâcheté ! Un Durkheim se rencontrerait avec les psychologues de la foi religieuse pour admettre que le sacré est ce qui se soustrait, par définition en quelque sorle, aux examens et aux discussions profanes. Dans quelle mesure ou dans quels cas le devoir d'absolue sincérité envers nousmême doit-il ici primer tous les autres ? L'effort même d'un Desca_ rtes ne voulant accepter pour vrai que ce qui survit à l'épreuve du- doute méthodique, ne s'exerce que dans l'ordre intellectuel pur et respecte la vie morale; et tout le monde- n'est pas Descartes. Ne faut-il pas parfois conserver, de parti pris et en fermant les yeux aux ombres, l'auréole et le prestige de notre idéal ? Et s'il s'agit, non pas d'idées, mais de personnes, un père, un chef, un ami, la volonté de le voir tel qu'il est, de le juger avec une exactitude · entière est-elle conciliable toujours avec ce que nou 8 commande l'affection ou le respect ? 11 n'est pas de cas de conscience plus troublant. Nous croyons, pour notre
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part et en principe, que les droits de la vérité, que les exigences de la sincérité l'emportent sur tous les autres,mais avec quelles nécessaires précautions dans la pratique! Et quelles délicates distinctions! La sincérité la plus entière reste la fin en morale; mais combien est variable la dose que chacun, suivant sa force d'esprit et de caractère, en peut supporter ! Et combien ceux qui ont charge de garder ou de soutenir leurs semblables doivent-ils craindre de ruiner une âme, sous prétexte de la libérer de tout préjugé et de toute illusion, et de la faire marcher droite et seule sur le dur chemin de la vérité pure ! On a souvent, au cours de la guerre, opposé l'un à l'autre l'optimiste et le pessimist.e; celui qui, de peur de diminuer sa confiance, acceptait volontiers qu'on lui « bourrât le crâne », et celui qui, soucieux et fier de voir les choses comme elles étaient,ne craignait rien tant que de se faire illusion. La vérité est qu'il y a un pessimisme qui engendre et excuse la faiblesse et l'abandon, mais qu'une certaine sorte d'optimismeaussi n'est que la peur de la vérité et le besoin de se crever les yeux agréablement. Le vrai courage est sans doute celui qui accompagne et que suscitent la netteté et l'exactitude du jugement; mais le jugement lui-mêm_ e nous montre qu'il y a une certaine confiance en nous, une certaine exaltation de dévouement qui s'accordent mal avec la défiant~ supputation de n9s forces, et qui nous rendent précisément capables de ce dont nous nous persuadons que nous sommes capables. La méthode d'auto-suggestion et d'auto-entraînement que Pascal ne semblait présenter .que sous son aspect mécanique et que, de nos jours, quelques-uns
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prétendent appliquer à la thérapeutique, a incontestablement une base dans les faits. L'idée de la chute possible nous fait tomber ; comme le disent à l'envi James et Bergson, il faut se jeter à l'eau pour nager, et se croire, sans trop réfléchir, capable de sauter le fossé pour le sauter en effet. S'il y a un art de se faire croire qui n'est qu'un art de se duper soi-même, ou, comme disait Renouvier, UD:e provocation au vertige mental, _ il y a aus-s1 une fécondité singulière et quelque chose d'illimité dans les réserves de l'énergie humaine, une force en quelque sorte créatrice de soi à l'infini. Il n'y aurait pas sur ce point de plus desséchante méprise que de n'entendre par véracité et par sincérité qu'une sorte de défiant et hypertrophique développement de l'esprit critique: la.sincérité se confond encore avec une confiance généreuse dans la force de l'idéal, ou bien / dans l'esprit et dans la volonté humaine. La véracité a un sens précis et strict lorsqu'il s'agit des faits ou des choses du monde extérieur, qui sont ce qu'ils sont; mais la nature humaine est plastique et elle est en un devenir constant. C'est là. le sens profond, non seulement mystique et spécifiquement confessionnel, mais largement humain et découvert au plus intime de notre nature, de ces vertus dites théologales, que le christianisme, avec son sens aigu de la vie intérieure, a ajoutées et superposées aux vertus antiques. Tempérance, courage, sagesse, justice et harmonie de l'âme, disaient les Grecs; etc'es t là l'idéal éternel où l'homme croit entrevoir son équilibre,où c'estl'honneur humain de toujours prétendre. Mais comment trouverons-nous la force d'y atteindre ? La source en est en
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nous-même, dans la liberté même de l'esprit. Elle est la foi, c'est-à-dire l'affirmation, avant de connaître, qu'il y a quelque chose à connaître, avant de penser, que la pensée est possible; la co.n fiance dans les / forces de notre esprit et de notre volonté, avant même qu'elles se soient exercées, et comme condition de leur exercice. Elle est l'espérance, c'est-à-dire l'évocation anticipée de cet avenir désirable qu'il dépe~d de nous de faire réel; la possession anticipée de la vérité et de la justice, sans laquelle nous n'aurions pas le courage d'être véridiques et justes. Et elle est enfin et surtout charité, amour, c'est-à-dire don de soi à ce qui veut et doit être: surabondance intérieure, qui se répand et se prodigue, et aspire à créer, à faire être de sa p'ropre substance ce qui n'est pas encore. Ce que la pensée chrétienne a ajouté à la sagesse antique, c'est ce sentiment de la fécondité' spirituelle illimitée, de la liberté spirituelle; c'est l'évidence de ce grand mystère, que l'être vivant et pensant tire quelque chose de soi; qu'à chaque moment il enveloppe des virtualités indéfinies ; ou, comme dit M. Bergson, qu'à chaque moment il est plus que ce qu'il est. Ce mystère unique se réalise tour à tout en chefs-d'œuvres chez l'artiste, en découvertes chez le savant, en bonté effica_ et en sacrifice chez ce l'homme de bien; il prouve qu'il n'y a rien de si certain et de si positif que l'idéal même. Ainsi la règle morale de pleine sincé,rité ne saurait contredire l'affirmation et la volonté de l'idéal le plus haut; elle peut et doit, dans l'éducation, chercher sa source, non pas dans le pur esprit critique ni dans un formalisme négatif, mais , dans le plus chaud
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enthousiasme pour le bien et le beau ; le bien et le beau, qui peuvent ne faire qu'un avec le vrai,. puisque le -réel ne saurait jamais donner un démenti définitif à l'idéal, ni le fait au droit, dans un monde qui n'est pas tout fait, qui se transforme sans cesse, et où la libre action humaine ne cesse jamais de s'insérer .
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��CONCEPTION DU BUT DE L'EDUCATION MORALE. ADAPTATION ET MORALITÉ. LE BONHEUR INDIVIDUEL, LE SENS SOCIAL, LA DIGNITÉ PERSONNELLE.
Par Ferdinand BurssoN
Directeur honoraire de l'Enseignement primaire.
MBSDAMES' MHSSIRURS,
Vous avez certainement pris connaissance du texte proposé pour la présente causerie. Si vous l'avez lu, vous avez reconnu que c'est un programme d'une telle étendue qu'il doit effrayer celui qui parle et même ceux qui écoutent. C'est tout le problème, peut-on dire, de l'éducation morale. Non seulement on a marqué le désir que le conférencier insiste sur le but de l'éducation morale, mais on lui a imposé ensuite, dans des termes qui ne sont pas moins précis les points d'application sur lesquels il devra appeler votre attention. Je tâcherai de me conformer à ce programme, mais je renonce à le remplir: il est trop vaste.
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Là première question qui nous est posée est celle-ci: Conception du but de l'education morale. C'est l'idée capitale à laquelle vous me permettrez de m'attacher essentiellement. Il y a donc plu3ieurs conceptions du but de l'éducation morale ? Oui et non. A mon avis, nous sommes beaucoup plus près de nous entendre qu'il ne le semble d'abord. · La définition que je proposerai du but de l'éducation morale vous paraîtra peut-être d'abord trop protestante, laissez-moi employer le mot courant, pour aller plus vite. Je crois qu'elle ne l'est pas, et je tâcherai de l'expliquer. Cette conception peut se ramener à ceci : Il f a ut, dans tout homme, créer une conscien ce morale. Créer, je le sais bien, c'est un mot trop ambitieux, il est exagéré: on ne crée rien dans la nature humaine ex nihilo; tout ce qu'on y développe s'y trouvait déjà en germe, en principe et pour ainsi dire en espérance· Disons,si vous voulez,que le but de l'éducation morale est de faire des consdences, d'aider à naître en chaque homme un guide intérieur qui détermine ses actions. Au lieu de critiquer ce qu'il peut y avoir d'abord de prétentieux dans cette formule,réfléchissons que c'est, au fond, la formule même de la morale chrétienne tout entière, je dirai plus, c'est celle de toute morale digne de ce nom. Faire une conscience, cela veut dire ce que Pasteur
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a un jour très clairement exprimé dans ce mot d'une s'mplicité voisine du sublime : « Hèureux celui qui porte en lui-même son idéal ! » Cette parole profonde de Pasteur, je l'approprierai à notre sujet: Faire que tout homme ait en lui-même un idéal - je prends le mot de Pasteur - et faire qu'il veuille s'y conformer, qu'il veuille y obéir, voilà tout le problème. Cela est-il possible ? Dans les. différentes manifestations du christianisme, celle q.ue j'appelais tout à l'heure la formule prcotestante me semble acquiescer à ce vœu de Pasteur. Que cherche-t-on par là? On cherche à donner à tout homme, à tout être humain, si jeune qu'il soit, non pas le libre examen, non pas le droit de choisir et de se décider à sa fantaisie, mais cette chose sui generis, une conscience à caractère impératif. C'est quelque chose qüi est nous-mêmes, mais qui est en même temps beaucoup plus que nous-mêmes et qui nous fait marcher malgré nous, quelque chose qui nous dicte certaines manières d'agir et qui nous en interdit d'autres quoiqu'elles nous attirent, nous plaisent, nous entraînent. Voilà donc ce que nous poserions comme le but de l'éducation morale: faire des êtres h_ mains qui auront u en eux-mêmes leur juge, leur stimulant, leurs motifs et leurs mobiles de · décision, faire que partout où ils iront, partout où ils auront un problème à résoudre, ils se trouvent en quelque sorte dirigés, plus que dirigés, gouvernés, plus même, si l'on peut dire, commandés par quelque chose à quoi ils ne peuvent pas résister. La conscience, c'est cela. Il y a dans la conscience morale - je ne parle pas
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de la conscience psychologique pour ne pas étendre le sujet indéfiniment - il y a dans la conscience deux éléments,quenous pouvons séparer par l'analyse, morale, mais qui dans la réalité _sont profondément unis. Le premier, n'hésitons pas à le dire, c'est une force qui nous dépasse.Oui , ce je ne sais quoi nous dépasse quand même il nous est très familier, très intime, inné en apparence; il nous d épasse, parce qu'il n'y a rien d'autre dans notre vie qui se présente comme un ordre, qui offre l'aspectqu'un philosophe a appelé d'un terme bizarre dont le sens se devine : « un impératif catégorique» . J'emploie ce mot emprunté à Kant, mais peu importe que l'idée se serve d 'une langue philosophique ou d'une autre : elle est t oujours la même, et elle est très claire. D'autres disent : c'est une voix intérieure qui se fait entendre et qui commande ou qui défend avec une autorité telle que nous n'y pouvons pas résister; à une condition pourtant, c'est que cette attention ait é té appelée et que nous ayons été entraînés à cet exercice qui, comme tout autre, demande de la pratique et de l'expérience. Voilà donc, dans les prescriptions de la conscience, un élémént qui nous est supérieur. Veuillez remarquer, Mesàames et Messieurs, qt)e je ne cherche nullement ici à relier la morale à la religion et les expériences de la vie pratique à u n ensemble quelconque de données métaphysiques. Je laisse à part ce dernier ordre de questions non par dédain, mais parce qu'il suppose des études philosophiques tout à fait indépendantes de l'éducation morale simplement
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humaine,jeveux dire celle qui peut et qui doit s'adres-. ser à tout le monde. Je me borne à constater la réalité et la puissance de cet élément, dont nous ne pouvons nier la présence au fond de nous. Comment allons-nous l'apprécier? Ce n'est-pas la question. Nous n'avons pas à l'apprécier. Il nous domine, nous nele dominons pas. Nous trouvons en nous-mêmes une norme, bien plus qu' une norme, une obligation, que dirais-je encore? une nécessité d'un ordre unique, car il n'y a rien dans notre vie · qui ressemble à cette nécessité-là: elle ne nous contraint pas matériellement, elle ne nous force pas à agir, mais nous ne pouvons nous y soustraire; car, au moment même où nous le tentons, nous sentons irrésistiblement que nous avons tort, que nous faisons mal. Le sentiment du bien et du mal, c'est uniquement le sentiment d'avoir obéi ou d'avoir désobéi à cette indéfinissable force , aussi mystérieuse que naturelle. Voilà le côté par où la conscience nous apparaît comme une loi infiniment au-dessus de nous-mêmes. Mais d'autre part et tout ensemble, cette loi ne nous est pas étrangère. Tous les drames qu'elle fait naître se passent dans le secret du for intérieur. Nous n'en sommes pas seulement témoins, nous en sommes émus, nous en sommes pénétrés, nous les ressentons comme nous sentons notre propre vie. Ce qui nous est commandé ne l'est pas du dehors : il nous semble que cela nous est commandé par nous-mêmes. Et cette même voix, comme on l'appelle, qui semble partie d'en haut, qui nous arrive du ciel, dit-on parfois pour en indiquer l'origine inco.nnue, cette même voix, elle nous est tellement intime, elle
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sort si bien du fond de nous, qu'elle nous semble être nous-mêmes. Nous ne pouvons pas résister à l'impression que ce phénomène coutumier produit en nous. L'homme, l'enfant qui est exercé à écouter cette voix a sur ceux qui n'onE pas reçu cette éducation une supériorité incomparable. Un homme, un enfant auquel on n'a jamais appris et qui n'a par conséquent jamais songé à se replier sur lui-même, à saisir cette voix, à la laisser parler, à s'en inspirer, celui-là, c'est un infirme : il lui manque quelque chol)e, le premier et le plus noble des organes humains. C'est un homme à qui fait défaut l'essentiel pour être un homme. Je crois donc que le but de l'éducation morale est non pas de créer dans tout homme cette conscience, car elle y est, mais de créer l'habitude, la faculté, la volonté de l'écouter, de l'interroger et de lui obéir.
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A cette -idée on peut reprocher de donner un trop grand rôle à l'individualité, à la personne humaine. Voyons, nous dit-on. Vous pFétendez arriver à produire une vie morale profonde et directe, soit. Mais comment? Vous y arriverez quand vous aurez affaire à une personne très cultivée,- cultivée moralement et intellectuellement, cultivée par la tradition, cultivée par l'exemple, par le milieu social; vous y arriverez peut-être, mais ce sera une aristocratie. Et le grand mérite que peutrevendiquerle catholicisme, c'est pré• cisément de n'avoir pas commencé par s'adresser à
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une élite. Si vous exigez d'abord qu'on vous fournisse une élite, si vous r éunissez pour participer à ce culte de la conscience, des hommes déjà instruits, déjà formés, déjà initiés à cette vie toute spirituelle, vous avez le droit de le faire, certes, mais vous faites moins, beaucoup moins que n'a fait le catholicisme lorsqu'il s'est adressé à la masse, humaine telle qu'eÜe est, à l'homme moyen, faible, misérable, être chétif et esprit chétif aussi; c'est lui que le catholicisme a entrepris de faire monter d'un degré. On a donc le droit de nous répondre: Le catholicisme a voulu apporter une aide, un appui extérieur à ces êtres pris dans l'humanité tels qu'ils sont, avec leurs ignorances, leurs préjugés , leur incapacité d'effort intellectuel et moral; l'Eglise les a pris tels quels, en se proposant de les transformer. C'est vrai. Mais, même en faisant cet acte, que je trouve admirable et historiquement une des plus grandes chosesquiaientjamaisété tentéesdansl'humanité (et il estjus}e de rendre hommage à cet effort), le catholicisme lui-même n'a jamais néglige la formation d 'une conscience morale et religieuse infiniment délicate, je veux dire infinime~t supérieure à l'accomplissement régulier d'un minimum de prescriptions et de pratiques que la fou.le des humains ne peut guère dépasser. Mais les saints, les mystiques, les martyrs et généralement les religieux et religieuses voués à la vie d es cloîtres ont pour mission de représenter un haut idéal de .spirit"ualité morale. Même au sein de cette foule si difficilement soustraite à l'égoïsme grossier, qui n'a encore qu'une notion très imparfaite du bien comme du mal, puisque
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pour elle le mal, ce sera ce qui lui est défendu, et le bien, ce qui lui est commandé, sans se préoccuper du pourquoi, même au sein de cette foule, le catholicisme a le noble souci d'éveiller, de développer la conscience. A tout prendre, même les moyens un peu accessoires, un peu artificiels auxquels il recourt, la peur des punitions, dans ce monde ou dans un autre l'espoir des récompenses, les différentes considérations mêine très vulgaires auxquelles obéissent des esprits incapables d'un plus grand effort intellectuel, le catholisme s'en sert, mais il ne s'y enferme pas. Je ne suis pas théologien, mais je suis sûr que plus d'un docteur en théologie catholique conviendrait que tout cela est accessoire et que le vrai but c'est tout de même créer une volonté du bien, qu'il appellera peutêtre l'amour de Dieu et qu'il n'est pas impossible de faire surgir dans un être humain quelconque à quelque degré que la religion le surprenne. S'il en est ainsi, nous pouvons considérerque tous au fond s'accordent pour donner à l'éducation morale, la base qu'indiquait Pasteur : faire en sorte que chaque homme ait en lui-même un témoin, un juge, un conseiller, un maître auquel il s'habituera à obéir et dont les ordres seront pour lui sacrés, Qu'il en soit ainsi, et l'homme sera un être moral. Tant que cela n'est pas, tant qu'il n'a pas cette puissance en lui, il lui manque quelque chose, même si extérieurement il se conforme aux 01·dres donnés, même s'il ne fait rien de choquant, s'il cache ou s'il dissimule à peu près son égoïsme. Malgré tout, dans ses actes même conformes au bien, il restera une arrière-pensée d'étroitesse et, pour tou l dire d'égoïsme.
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Ma pensée, que je vous expose très timidement quoique avec une très forte conviction-je suis tout prêt à entendre les objections que vous pouvez y fairema pensée, c'est qu'il faut avant tout supposer que la · morale n'est pas une science artificielle, que ce n'est pas davantage un art qu'on apprend. La morale est une loi intérieure ou elle n'est pa_ : elle n'est rien, si s elle n'est pas cela. Et l'être incapable de se déterminer par des raisons purement morales n'est pas à proprement parler un être moral.
III
J'ai jadis cité, et je vous demande la permission de le citer encore, un exemple qui n'est qu'une anecdote, mais qui cependant pose très bien la question. Un célèbre prédicateur américain, Théodore Parker raconte ainsi un souvenir de sa petite enfance : « J'étais encore un bambin, je n'avais guère plus de « quatre ou cinq ans . Par un beau jour de printemps « mon père m'avait amené par la. main à quelque dis« tance de la ferme, et bientôt il me dit d'y revenir seul. « Sur ma route se trouvait un petit étang. J'aperçus « une jolie fleur au bord de l 'eau. En-allant pour la « cueillir, je découvris une petite tortue tachetée qui « se chauffait au soleil. Aussitôt je levai mon bâton « pour en frapper la pauvre bête, car j'avais vu d'au« tres enfants s'amuser à détruire des oiseaux, des « écureuils etd'autrespetitsanimaux. Mais tout à coup « quelque chose arrêta mon bras, et j'entendis en moi<< même une voix claire et forte qui disait : « Cela est
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mal. » Tout surpris de cette chose inconnue qui, en moi et malgré moi; s'opposait à mon action, je re" tins mon bâton en l'air. Je courus à la maison, je « racontai la chose à ma mère en lui demandant qui « donc m'avait dit que c'était mal. Je la vis essuyer « une larme avec son tablier, puis, me prenant dans « ses bras, ·elle me dit: « On appelle cela quelquefois « la conscience. Si tu l'écoutes, si tu lui obéis, alors « elle te parlera toujours clairement et elle te guidera « toujours bien. » Là-dessus, elle me quitta, tan" dis que je continuai de réfléchir, autant que peut le « faire un enfant de cet âge. Je puis affirmer qu'au« cun événement dans ma vie ne m'a laissé une im« pression aussi profonde et aussi durable. » Voilà un exemple· dont la sincérité n'est pas contestable, car Parker était l'homme le plus scrupuleux à cet égard et on peut prendre ce trait comme absolument exact. Ce qui en fait l'intérêt, c'est que la mère de Parker était une protestante extrêmement pieuse et qui avait toutes les croyances de son église. A sa place, combien d'autres auraient répondu à ce petit: « C'est le bon Dieu qui t'a parlé!» Cela lui était tellement naturel que c'était probablement sa conviction profonde, et malgré cela elle a préféré le laisser face à face avec le phénomène moral tout pur, avec le fait que cet enfant \qui certainement avait déjà entendu parler de Dieu) avait cependant subi une impression, une secousse, résultant de ce que tout à coup lui était apparue l'idée morale, sous la forme la plus familière, la plus simple, la plus objective, sous la forme d'une voix claire et forte qui lui disait de ne pas tuer cette petite bête.
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Sincèrement, je crois que c'est là ce que peuvent faire un père et une mère, un instituteur et une institutrice. Je suis persuadé que nous pouvons beaucoup plus que nous ne pensons, pour éveiller le sens moral chez l'enfant. · Une idée qui se pi:ésente tout naturellement à l'esprit, c'est que le moyen le plus simple pour éveiller ce sens moral, est de donner à l'enfant nos propres explications, nos propres théories. Chrétiens; catholiques, protestants, spiritualistes, lui diront sans plus chercher: le sens moral, c'est tout simplement la volonté de Dieu, c'est Dieu qui parle en nous. Je ne trouve pas mauvais qu'on emploie ce procédé, mais j'estime, comme l'estimait un de nos grands amis dont ici surtout nous regretterons longtemps la perte, Charles Wagner, j'estime qu'il faut laisser à la morale son caractère moral et qu'il n'est pas indispensable du tout de faire dès le début coïncider la leçon de morale avec la leçon religieuse. Wagner a écrit quelque part : « Certaines paraboles du Christ devraient apparaître au monde actuel comme la quintessence de la morale laïque.Jamais personne n'a été plus laïque que lui! » L'éducation morale laïque, c'est celle qui, avant tout, s'attache à dégager le fait moral. Le fait moral existe, il peut exister dans la· mesure oü nous contribuero-ns à 1-e faire apercevoir d'abord à l'enfant, puis à l'adolescent, et je continuerai, j'irai jusqu'à l'adulte. A tout âg·e c'est la même chose: c'est manquer de foi au fait moral que de prétendre y substituer le fait religieux sous prétexte qu'il a plus d'efficacité.
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La réalité est peut-être que pour être vraiment religieux, le sentiment religieux doit être accompagné, précédé ou préparé par le sentiment moral. Une conscience qui ne sentirait pas la beauté et la divinité du bien n'aurait de Dieu qu'une idée singulièrement im p arfaite. Je ne considère pas comme inutile ou comme négligeable, comme pouvant être supprimée sans danger, l'éducation religieuse; ce n'est pas ma pensée. Mais je crois qu'il faut, à chaque étude, la méthode qui lui est propre. La méthode morale doit s'appliquer à la morale, comme la méthode religieuse à la reli gion. En d'autres termes, dans l'ordre moral, j'estime que l'intuition que nous avons en nous-mêmes du bien -et du mal est primordiale ; elle est de fondation, elle appartient à la nature humaine, ce n'est pas une chose artificielle, c'est une notion qui semble instinctive tant elle nous est naturelle : nous ne pouvons pas nous en passer. Et pourtant nous nous en passons le plus souvent l Fréquemment, le p'è re, la mère, l'in stituteur, peut-être même le prêfre courent aux solutions qui leur paraissent devoir faire la plus grande impression sur l'imagination de l'enfant. Il faut se défendre de ce sentiment-là. Un enfant a commis un mensonge : la mère, si elle a vraiment le sens moral et si elle veut le développer chez son enfant, fera en sorte de lui communiquer l 'horreur qu'elle a pour le mensonge; mais cette horreur, il faut qu'elle l'épouve. Si elle l'éprouve, oh ! je ne sais pas comment elle s'y prendra, je ne sais pas en quels termes elle l'exprimera, mais je suis sûr d'une chose :
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c'est que l'enfant s'apercevra bien que sa mère a trouvé là quelque chose qui l'a bouleversée, qui l'a fait sortir d'elle-même. Peut-être, si l'enfant la voit pleurer, les larmes de sa fflère auront-elles plus d'effet que tous les discours. Si la mère et si le père, qu'on ira chercher, le menacent d'une punition, que ce soit n'importe quoi, l'enfer ou le pain sec, alors l'enfant ne pensera plus du tout à ce sur quoi on devrait fixer et attacher son attention, il ne pensera plus à sa faute, il pensera qu'il est malheureux, qu'il est puni, il se prendra en piLié, et la leçon morale ne portera pas. De sorte que la première de toutes les choses qu'on doit recommander à quiconque veut enseigner la morale;c'est d'être pénétré lui-même du sens moral. S'il l'est, il en pénétrera l'enfant. Comme cetle pieuse mère le montre dans l'exemple américain que je vous citais tout à l'heure, c'est en respectant le fait qu'elle avait elle-même Lien des fois expérimenté, mais qu'elle venait de découvrir avec une vivacité et sous une forme imprévue chez un tout petit enfant, c'est en le respectant, c'est en ne cherchant pas à le transformer suivant ses convictions à elle par une explica1ion quelconque, qu'elle ·a cru devoir développer chez lui un véritable sentiment moral : elle lui enseignait l'ABC de la moralité. Voilà ma réponse. Elle est, vous le voyez, très simple et très formelle. Elle ne prétend pas à autre chose que de maintenir à la morale son rôle propre, ce qui, je le , répète, n'exclut pas tentes les autres influences auxqn elles il sera bon de recourir, influences intellectuelles, influences esthétiques, influences religieuses.
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Mais le premier acte de foi qu'on peut exiger de nous, c'est de croire à la morale. C'est peut-être ce qui nous manque le plus. Et pourquoi? Peut-être justement parce que c'est trop simple. Nous n'aimons pas beaucoup qu'on nous mette en présence d'un effort à faire et qu'on écarte tous les faux fuyaµts, tous les prétextes à chercher, à côté, toute sorte de considérations quifourniraientsurtout des excuses à notre paresse. Au lieu de tenirle criterium moral comme le secret de la vie morale tout entière, nous no_ plaisons à énumérer toutes ces autres us influencés qui se mêlent à celle de la morale comme si elles nous dispensaient de donner, au point de vue moral, la valeur décisive à l'élément de moralité,
IV
Cette réflexion nous conduit à dire quelques mots des questions secondaires qu'on a cru devoir ajouter à ce qui est pour nous la question principale. Le texte du programme nous invite à parler de l'adaptation, appliquée à la moralité. Oui, je crois à' l'adaptation. Je ne crois pas que la morale puisse s'exprimer de la même~maniè1·e à tous les âges et à tous les degrés de culture. Je ne méprise pas la morale la plus rudimentaire. Je ne la méprise pas, parce que je n'ai pas le droit de la mépriser. Je ne la méprise pas chez le petit enfant: je ne trouve pas mauvais que ce petit enf~nt, s'il a entendu parler de
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Dieu, s'en fasse une représentation qui sera celle d'un enfant. Je me rappelle un petit enfant dont les parents étaient très pieux, qui. ne manquait pas de dire et de répéter avec une puérilité très innocente : « Le bon Dieu me voit, il me voit dans ma chambre, il me voit même ·quand il fait noir. » Combattrons-nous cette imagination enfantine? Non. Il est possible qu'elle contribue à former des commencements de résolution morale, de direction morale. On ne peut pas demander à l'enfant d'avoir la capacité de réflexion qu'aura l'homme. · Et l'homme lui-même - je le disais à propos de l'œuvre qu'a entreprise le catholicisme,- l'homme luimême commence par un état très inférieur de civilisation, et il faut accepter la moralité à ce degré comme à des degrés supérieurs. C'est, je crois, le doyen Auguste Sabatier qui rappelait un vieux souvenir emprunté, me semble-t-il, à Leibnitz. Leibnitz, allant au temple, avait à côté de lui une bonne femme de la campagne. Certainement cette paysanne qui écoutait le même sermon et suivait les mêmes exercices religieux que le philosophe, n'était pas capable de penser ce que pensait le philosophe. Si on lui avait donné les formules qui édifiaient un Leibnitz, il est probable_ qu'elles ne l'auraient pas édifiée du tout: elle n'y aurait rien compris. Faut-il en conclure que le sentiment moral et le sentiment religieux, puisqu'il s'agit de l'église, soient chez cette femme nécessairement inférieurs ? Non. Il y a une adaptation qui correspond aux différents degrés . . Cette brave femme a peut-être besoin des images naïves de sa vieille Bible, pour se représenter
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Dieu ou les saints ou les anges. Allons-nous dire que les conclusions morales qu'elle en tirera pour sa gouverne n'ont aucune valeur? Ce ne serait pas vrai. 11 est possible que cette femme soit capable, pratiquement, moralement, des mêmes efforts, du même désintéressement, de la même foi au devoir et à l'idéal, par conséquent du même mérite moral que le philosophe; il _ est possible qu'elle sache, aussi bien que lui, faire un acte d'abnégation . Rappelez-vous l'exemple de l'Evangile, la pite de la veuve. N'est-ce pas la beauté du christianisme d'avoir mis sur le pied d'égalité toutes les consciences humaines, toutes les âmes humaines : l'âme du pauvre, l'âme de l'ignorant, l'âme de l'esclave? Elles sont égales devant Dieu. Quel admirable paradoxe d'avoir pers~adé aux hommes que le sei.is moral et le sens religieux sont à la portée de tous, non pas par la science, mais par la foi; c'est croire à une sorte d 'intuition directe qui peut révéler au plus humble ce qu'ignorent de grands esprits. C'est ainsi q u.e j'entends le mot de notre texte: l'adaptation. La morale s'adapte à des âges, à des milieux, à des conditions d'instruction, de savoir, de vie tout à fait différentes. Elle varie donc, suivant l'état social de l'humanité. Qui prétendra que la moralité soit la même dans ses applications à toutes les conditions, à tous les âges et à tous les degrés de la culture individuelles et collective? Elle a cela de particulier et de spécifique qu'elle est l'obéissance voulue à une loi intérieure que nous n'avons pas à analyser. Mais cette loi les uns la rattacheront étroitement à l'action de Dieu, les autres
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y verr~nt un trait de notre nature, une sorte de vision humaine du bien ,.absolu. Cette interprétation, quelle qu'elle soit, n'est pas du domaine de la morale, elle appartiendrait tout au plus à la science de la morale. Mais l'éducation morale ne consiste pas à faire des gens savants en morale; elle consiste à faire des gens qui, par leurs actes, pratiquement, personnellement et volontairement, s'efforcent de faire le bien,-é'est-àdire de vivre en hommes doués de conscience et de raison. V Je n'ai ni le temps ni le désir d'insister sur les dernières applications du programme de cette causerie Je dis applications et non explications; carles trois mots « Bonheur individuel, sens social, dignité individuelle», ne sont que trois formes sous lesquelles le devoir se présente à nous . Elles ne sont pas fausses, elles ne sont pas exclusives l'une de l'autre, elles se complètent. Oui, on peut dire: « La moralité fonde le bonheur individuel. » Mais tout le monde sent qu'il y a là quelque chose d'un peu étroit et d'insuffisant. Aussi y aj oute-t-on avec raison le sens social. L'idée de faire son salut pour soi tout seul et de ne pas s'inquiéter du genre humain tout entier, de laisser tous nos semblables d,!lns une situation effroyablement inférieure à la nôtre, ce n 'est pas une idée chrétienne, ce n'est pas une idée humaine, ce n'est pas une idée morale.
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La vraie morale suppose que le bonheur individuel ne va pas san11 le sens social. Qui n'a pas le sens social ne peut vraiment s'élever à une vraie moralité. Celui qui, dans la prière par exemple, ne peut ar• river à dire et à penser : « Notre Père ... » et qui ne parle qu'à son Dieu à lui, au Dieu de sa croyance, de son église, de sa famille ou de sa nation, celui-là n'est pas tout à fait chrétien. Le vrai chrétien, instinctivement et dans le dernier rétrait de sa pensée alors qu'il est enfermé tout seul dans son cabinet, ne s'adresse pas à « son Dieu », la formule même qu'il emploie l'oblige à se représenter un Dieu qu.i est « notre Père» à tous. Il faut qu'il pense à l'humanité; il lui est impossible de se considérer comme remplissant son devoir, s'il ne songe pas aux autres en même temps qu'à lui-même. C'est là une observation très juste que l'auteur de notre programme nous a invités à faire par ces mots : « sens social », et j'y souscris pleinement. Enfin, on conclut par : « la dignité personnelle ». J'en suis aussi très partisan. L'éducation morale produit en effet un état qu'on peut appeler celui de la dignité personnelle, à une condition toutefois qui est la condition chrétienne, la condition. qu e le christianisme y a ajoutée, la condition de l'humilité. Vraiment, l'humilité, on en a dit trop de mal, on ne l'a pas· comprise. L'humilité, c'est la vérité. Elle ne consiste pas à dire : « J'ai fait tout ce que j'avais à faire, j'ai rempli mon devoir, j'ai passé toute ma vie à accomplir les œuvres qui m'étaient recommandées, à rendre service, eh bien, je suis un brave homme, tout est dit. » · Non, la vraie humilité consiste à penser:
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« Je n'ai pas fait assez, et quand j'aurais accompli toute la série des devoirs que j'ai pu rêver, je ne serais encore qu'un serviteur inutile. Et puis, une voix me crie sans cesse : « Tu n'es pas ce que tu devrais cc être, tu n'aimes nile Bien ni Dieu comme tu devrais « l'aimer, infiniment. Tu n'aimes pas ton prochain <t comme toi-même. A chaque instant tu retombes dans , « le péché, tuperdsdevneton idéal, tu n'es pas l'homme c< parfait que tu voudrais être. n Voilà le témoignage que se rend l'homme éclairé par l'Evangile et qui se souvient de ce mot, d'une j].ivine folie : « Soyez parfaits comme votre Père céleste. » Ce sentiment-là, c'est vraiment le sentiment-moral parfait, c'est le sentiment exquis d'une morale qui comporte certainement la dignité personnelle, mais qui ne la traduit pas en orgueil et en vanité. Elle ne laisse à l'homme qui a eu le bonheur de remplir son devoir d'autre sentiment que celui d'avoir fait hi-en peu de chose. · Cette dernière considération nous amène à conclure précisément en faveur de la morale, je ne dirai pas indépendante (rien n'est indépendant de rien), mais de la morale vraiment fondée sur des raisons morales. Eten effet, ajoutez à la morale tout ce que vous voudrez comme sanctions, mettez même à son service toute l'autorité divine, vous n'y ajoutez rien du tout. Elle vaut par elle-même, et aucune sanction ne la fera valoir ni plus ni moins. Vous connaissez tous cette pensée d'Amiel qui a été si souvent citée et que vous me permettrez de vous ci lerunefoisdeplus: « N'y eût-il point de Dieu saint et bon, le devoir resterait encore l'étoile polaire de
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l'humanité. Donner du bonheur et faire du bien, voilà notre raison d'être. Toutes les religions peuvent s'écrouler: tant que celle-là subsiste, nous avons un idéal, et il vaut la peine de vivre, » Pensons-y en effet : c'est une idée plus que mesquine de se représenter la vertu comme ayant droit à une récompense et de donner cette prétendue raison à l'existence nécessaire d'un Etre suprême pour garantir l'existence des sanctions, Quoi ! parce que j'aurai tâché d'être un homme de bien, vous voulez que je demande une récompense pour cela ? Parce que j'ai eu le bonheur de ne pas me plonger dans les jouissances les plus abjectes d'une vie indigne de l'homme? Parce que j'ai vécu comme un homme au lieu de vivre comme un animal? Parce que j'ai travaillé à remplir mon esprit de vérités, mon cœurde nobles sentiments, ma vie entière d'actes dictés par le devoir, vous voulez que je réclame en retour une éternité de bonheur? Mais cette idée n'est-elle justement contradictoire à la notion même de la morale ? La morale est à elle-même sa propre récompense et sa propre justification. Vous le voyez, la morale gagne à être isolée de toute autre considération. Elle y gagne une valeur propre qui n'est nullement prise à la religion, qui n'est nullement une atteinte aux idées religieuses, qui laisse complet le développement de l'idée religieuse, mais qui maintient pour sa propre valeur et par sa propre vertu l'idée morale, le sens moral, le fait moral. C'est ainsi, Mesdames et Messieurs, que je me représente la réponse aux questions qui ont été pos-ées. Je vous demande pardon de vous l'avoir donnée sous une forme si rapide et si imparfaite. Je me borne à vous
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demander de vouloir bien y réfléchir, de vouloir bien surtout, quand vous étudiez la question de l'éducation morale, écarter les idées de parti pris qui .font ou de la morale une sorte d'objection à la religion, ou de l:f religion une sorte d'objection à la morale : double erreur à éviter. En somme, l'éducation morale doit contribuer, je ne dirai pas au perfectionnement, mais au développement de l'humanité, c'est-à-dire à la manière dont elle remplira sa destinée. A cela, nous sommes tous obligés de coopérer pour notre part et_ très particulièrement par l'action que nous pouvons exercer sur les jeunes générations. En cela, par conséquent, l'éducation morale est bien une fonction sociale. Personne, j'en suis sûr, ne voudrait diminuer l'importance de son rôle dans le monde moderne. Personne ne se pardonnerait d'éteindre chez aucun de nous le feu sacré de la foi morale, la puissance d'amour, de communication affectueuse, de réflexion profonde par laquelle nous devons payer noJre dette à l'hùmanité en cherchant à lui rendre un peu des services que nous lui devons.
��MOYENS ET RESSOURCES MORALE. -
DE L'ÉDUCATION CRAINTE,
L'AUTORITÉ ET LA
L'AFFECTION, L'APPEL 'ET LA RÉFLEXION. LE CHOIX ET L'USAGE DES SANCTIONS.
Par M. Paul BuRBAU
MESDAMES, M.BSSIEUHS,
M. Fernand Buisson nous a exposé, dans l'excellente causerie qu'il nous a faite ici même ce que doit être l'éducation morale, à quel but elle doit tendre: la formation d'une conscience, je crois que nous sommes tous d'~ccord sur ce point et je me permets d'insister à nouveau sur la nécessité qu'il y a pour nous à avoir cet objet toujours présent aux yeux. Nous devrions songer sans cesse que nous avons pour mission de former deslconsciences et des volontés libres. Si, lorsque nous sommes en présence de nos enfants, nous étions pénétrés de cette haute pensée qu'il s'agit, à travers ces enfants de cinq, six ou huit ans, de for mer des jeunes gens et des jeunes filles de vingt ans, si nous songions que, dans quelques années, ces
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enfants seront libres, soumis aux influences les plus diverses, et que nous ne serons plus auprès d'eux pour les diriger, il me paraît que nos procédés d'éducation seraient souvent heureusement rectifiés et modifiés. Il nous faut former des consciences. Mais comment y parvenir? Quels moyens allons-nous employer? de quelles re!!sources disposons-nous ? quels sont les atouts que nous, éducateurs, avons dans notre jeu, et quels sont les atouts qui sont dans le jeu de nos adversaires et qui constituent à chaque seconde des forces de contre-éducation? Nous serons tous d'accord pour reconnaître que deux moyens sont tout d'abord à notre disposition _ : l'exemple et l'appel à la réflexion. L'exemple. - Ce n'est certes pas le procédé le plus facile celui qui nous agrée le plus; mais malgré tout nous nous rendons bien compte qu'il est nécessaire, Comment réussirions-nous à donner une éducation morale, à former une conscience, à créer cette volonté de bien, ce désir intense de progrès moral, si nousmêmés ne donnions l'exemple d'une loyale attitude morale, si notre vie même; continuellement étalée sous les yeux de nos enfants, ne témoignait que nous avons personnellement un souhait profond, sincère et vivant de vie supérieure? Laissez-moi en passant attirer votre attention sur l'admirable mécanisme que suppose cette nécessité de l'exemple, admirable mécanisme qui lie le progrès et l'éducation de la génération qui vient au progrès et à l'éducation de la génération déjà arrivée et à la veille de décliner. Nous ne pouvons être de bons éducateurs que si nous-mêmes avons un souci sérieux de vie morale,
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que si nous-mê mes nous nous rendons compte de nos misères, de nos infériorités, de nos lacunes, et si nous avons le désir sincère d'y remédier. J'ose dire que c'est peut-être ce désir véritable, plus que sa rÎ!alisation complète qui importe. Hélas! nous ne pouvons tous parvenir à la perfection mais c'est beaucoup déjà que nos enfants sentent auprès d'eux le désir d'une vie morale plus haute, non comme un souhait formulé d u bout des lèvres mais comme une aspiration vivante, jaillie du fond du cœur. En second lieu,nous serons tous d'accord aussi pour dire qu'il faut faire appel à la réflexion. Mais ici, peut-être sommes-nous plus d'a_ cord en c théorie que préoccupés d'agir en fait conformément à cet accord et à cette théorie. N'est-il pas vrai que trop souvent la loi morale est présentée aux enfants et aux adultes comme quelque _ chose d'arbitraire, d'artificiel qui vient se surajouter aux tendances naturelles de l'homme et les contredire, sans grand profit ni pour eux-mêmes ni pourles autres. La loi morale est trop souvent présentée comme en opposition avec la nature, et comme un obstacle à la liberté humaine. Je me permets d'appelervotreattention sur la nécessité de lutter énergiquement contl·e celte appréciation très inexacte qui trop souvent est celle des enfants et des jeunes gens comme vous pourrez vous en rendre compte si vous interrogez un jeune homme de quinze, ou de dix-huit ans et en lui deman.dant de vous tracer le tableau de ce que serait pour lui la liberté. La liberté, vous dira-t-il, consiste à faire tout ce qui est agréable, au mo~ent même où on le souhaite, à
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céder à son caprice le plus fugitif,à ne se sentir entravé . en rien et toutes les fois qu'un souhait se formule dans l'esprit. Pratiquemment,pense-t-il,la liberté se traduit par des actes très simples: déjeuner au lit, s-e lever très tard, ne pas travailler, avoir la possibilité de faire tout le long du jour tout ce que l'on désire ; suivre un ami au cinéma, ou aller prendre une tasse de thé, fumer une cigarette, jouer au billard, que sais -je,et se livrer, hélas I à des distractions souvent plus dangereuses' et plus coupables. Voilà le programme très rudimentaire de vie qu'il se donne et toute la conception qu'il a de la liberté.Et la loi morale est là qui vient attenter à cette liberté, qui vient opprimer la nature . Je crois de toute importance de montrer à l'enfant que la morale n'intervient pas du tout comme une brimade ou une oppression mais bien au contraire comme un instrument de libération et un facteur de prosp érité. Il nous faut persuader que, seule, la discipline morale est capable de permettre la réalisation d e ce moi plus profond qui est en nous, comme l'autre, qui est aussi bien une partie de nous-mêmes que le moi superficiel qui s'exprimait dans cette con ception enfantine de la liberté, et que , lorsque nous nous affranchissons d'une obligation morale, nous sacrifions en réalité nos aspirations les plus profondes aux tendances superficielles de notre être,le meilleur à l'inférieur. Par conséquent il faut rendre éviden t'que la vie de l'homme,pour devenir cohérente, harmonique, pleinement humaine,suppose une option, un choix entre des tendances qui se heurtent, s'opposent; qu'en définitive c'est la discipline intérieure qui nous instit ue ,et nous installe dans la liberté véritable ; et qu'à d éfaut de cette
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discipli'ne,nous tombons dans la servitude, dans l'oppression et dans l'esclavage. Qu'on regarde autour de soi ce que deviennent les êtres habitués à satisfaire à leurs caprices, à n'écouter que leur désir du moment, on verra en quels abîmes de servitude ils tombent: Servitude de l'alcoolique qui ne peut pas passer devant un marchand de vin sans céder à la tentation; servitude du luxurieux, qui ne peut rencontrer une femme sans sentir s'élever en lui un désir mauvais; servitude du paresseux qui ne peut plus travailler ,à moins d'un-effort surhumain; servitude de l'ambitieux,dont toute la vie est subordonnée au désir de l'argent ou de la gloire; asservissements à toutes les absurdités de la passion, du caprice ou de la mode et qui rendent l'être humain incapable de disposer de lui-même pour des tâches qui sont manifestement raisonnables, saines et fécondes. Je voudrais donc que nous aidions les enfants à prendre conscience de leur dignité personnelle, de ce moi le meilleur qui, je le répète, fait bien partie d'euxmêmes et mérite incontestablement plus de respect, et je voudrais aussi que nous leur montrions comment le respect des exigences morales est aussi le seul moyen d'aménager vraiment leur vie avec les autres, comment la vie sociale suppose la discipline et l'acceptation de la loi morale. Nous sommes dans la société, c'est un fait. Par là, nous sommes des êtres sociaux; mais, nous ne sommes pas naturellement des êtres sociables: c'est-à-dire adaptés à la vie sociale. Il y a en nous beaucoup de forces agissantes qui entrent en conflit avec celle des autres. Comment
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donc aménager nos relations avec nos frères en humanité à l'intérieur de la· vie sociale, problème difficile, qui n'est pas résolu dès qu 'il est posé, et dont la solution ne se trouve que dans une vie morale véritable. Pour montrer comment cette discipline morale est indispensable pour assurer le bien de la société, il s-uffit de faire constater comment les sociétés fléchissent et souffrent aussitôt que les individus violent la loi morale. Dans une société - ce sont les braves gens, bons citoyens, ceux qui acceptent la loi_du travail, de la fidélité conjugale, de la transmission généreuse de la vie, ceux qui acceptent la vie modeste, simple, qui ne recherchent pas l'argent de manière immodérée, qui n'ont pas soif de plaisirs, ce sont ces braves gens-là que les autres bafouent, et ridiculisent; mais ce sont eux aussi qui soutiennent l'édifice tout entier sur leurs épaules. On ne leur en est pas reconnaissant, mais c'est néanmoins grâce à eux que la Société vit. Je" me prends souvent à penser à ce que deviendrait une société, une grande ville, à Paris, par exemple, si les honnêtes gens de cette ville s'en allaient comme un jour se retira le peuple de Rome, et s'ils disaient: c< Vous nous méprisez, vous nous bafoue:,;, souvent même vous nous opprimez. Eh bien, nous allons vous laisser vivre entre vous, livrés ii. vos doctrines et à vos mœurs. J'imagine qu'ils ne seraient pas arrivés aux portes de la ville qu'on se précipiterait à leur poursuite et qu'on leur dirait: « De grâce, revenez, car nous ne pouvons plus vivre; il n'y a plus entre nous que haine et violence et la vie est devenue si atroce que nous avons besoin de votre société pour nous sauver nous-mêmes. , Cette vérité si profonde,
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l'utilisons-nous assez pour la formation morale des enfants? Cependant,je dois ajouter ici une observation, préciser la partie de l'idée que je viens de développer: Ne nous faisons pas d'illusion. Ces démonstrations qui font appel à la réflexion de l'enfant, et tendent à luï'persuader que son moi intérieur ne peut s'organiser qu'à l'aide d'une discipline morale exacte ; q ue la vie sociale ne p e ut exister s'il n'y a un nombre s uffisant de citoyens qui accepte nt cette discipline ; ces démonstrations n'auront de valeur qu'autant que nous nous serons d'abord au préalable installés sur le plan de la vie morale, qu'autant que nous aurons dans l'âme un idéal, que nous serons d'abord préocc upés des grandes perspectives de la vie morale supérieure, et que nous les aurons fait partager à ceux que nous voulons orienter. Car, il ne faut pas nous faire d'illusion, - et M. le Président de la Ligue Française <l'Education Morale le rappelait à la séance récente de la So.rbonne. -La morale ne dérive pas de la science, et je ne crois p as que l'on puisse fonder la morale sur la science. N'est-il pas frappant de constater, en effet, que c'est justement dans la mesure où l'on a plus d'esprit c1·itique, plus d'esprit d'observation exacte et mé thodique, que l'on est aussi plus susceptible d'égoïsme ? Pour prendre un exemple, il est- facile de constater q ue les habitudes néo-malthusiennes, et les pratiques anti-conceptionnelles ne sont largement répandues e t appliquées que dans une société parvenue à un haut degré de développement intellectuel et de puissance · de réflexion.
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- Et la même remarque pourrait s'appliquer à beaucoup d'autres défaillances morales: Ainsi, ce que vous appelez les fraudes fiscales, suppose une certaine capacité d'analyse, de documentation, de raisonnement. C'est donc que si l'analyse, la réflexion et la science peuvent être des arguments supplémentaires .pour élever les hommes à la pratique de la vertu et de la vie morale, pour les natures vulgaires · et égoïstes, elles sont autant de raisons supplémentaires de faire le mal et de s'enfoncer dans l'égoïsme. Il importe donc de savoir que nous sommes ici en présence d'une arme à deux tranchants et de nous garder de l'illusion de croire que l'esprit d'analyse et l'esprit d'observation favorisent nécessairement le développement de la vie morale. Si, encore une fois, nous avons un souhait sincère de vie morale, l'esprit d 'observation vient à l'appui de ce souhait, il développe la volonté de vie morale, il signale des répercussions auxquelles nous n'étions p as attentifs, il nous montre combien, souvent, il peut nous arriver de faire le mal _ lors que nous ne nous a en doutions pas, il nous fait apercevoir notre responsabilité, les retentissements si lointains et si angoissants de nos actes. Mais, ne nous méprenons pas en attribuant à cet esprit d'analyse une valeur absolue et sachons qu 'il pourrait tout aussi bien se retourner et se mettre au service de notre égoïsme. 'Car c'est jus te ment l'analyse de la vie sociale, la connaissance que nous avons de son fonctionnement et de la solidarité qui, dans beaucoup de cas, nous incline vers l'égoïsme ou nous y enfonce. ·
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C'est justement parce que nous savons que si les autres dépendent de nous, nous dépendons nousmêmes des autres- et de cela nous nous souvenons surtout; - c'est parce que nous savons que les autres « ne marcheront pas ); , ne se soumettront pas aux disciplines qu'on nous demande à nous-mêmes d'accepter, c'est pour cela que nous ne voulons pas être victimes de notre générosité et que nous nous refusons à l'obéissance. Et par contre-coup le raisonnement est, à son tour, générateur d 'égoïsme puisque, « pour ne pas être dupes», nous donnons nous-mêmes . le mauvais exemple qui entraînera peut-être à côté de nous quelqu'un qui, sans cet exemple, se fût montré bon citoyen et eût accompli son devoir. Sans insi~ter autrèment sur ces considérations, j'ai cru utile de rappeler que la formation morale ne dépend pas seulement, tant s'en faut; d'une bonne formation intellectuelle.Cette réserve faite, nous serons d'accord, j'en suis persuadé, sur l'utilité de ces deux moyens d'éducation morale: l'exempt! et l'appel à la réflexion. Mais ils ne sont pas toujours suffisants. II peut arriver que, malgré les exemples que nous donnons, malgré l'appel à la réflexion, malgré cette insistance que nous mettons à montrer la valeur de la loi morale pour la bonne économie de la vie individuelle et de la vie sociale, l'enfant n'acquiesce pas à notre enseignement, et s'oriente dans une direction regrettable. Force nous est alors d'employer d'autres moyens. Car, il me paraît qu'il n'est pas d'attitude plus défavorable que celle du laisser-faire. Rien, en effet, n'est plus dange- eux poul' l'enfant que l'abandon à cet état r de désorganisation, de relâchement moral, par des
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parents qui, désespérant de pouvoir réussir, reculent devant la batallle; craignant des difficultés dont ils ne puissent triompher, ferment les yeux, laissent l'enfant persévérer dans sa mollesse, dans sa paresse, dans le désordre dont il est coutumier, et p_ ssent par« profits a et pertes » la situation dans laquelle se trouve l'enfant. C'est la situation de celui qu'au collège, on appelle<< le cancre >>. Le cancre est dernier en 8•, il l'est encore en 7e, puis en 6°, et cela durera jusqu'à la fin de ses études. Il considère lui-même cet état comme définitif, il y est .habitué; il y vit là-dedans comme d'autres se couchent dans la boue. Or,rien n'est plus désorganisateur pourla vie morale de l'enfant que l'acceptation d'une telle situation. Si, donc, malgré nos sollicitations, nous n 'obtenons pas de résultat, je considère qu'il faut faire appel à l'autorité et aux sanctions. Sans doute, il faudra avoir auparavant épuisé tous les autres moyens, et particulièrement : l'appel à la tendresse, l'appel au cœur même de l'enfant. Je sais que certains parents notamment, ayant des qualités très hautes de tendresse et d'affection, peuvent trouver en elle des ressources précieuses pour l'éducation morale de leurs enfants. Mais mon expérience me porte à croire que ces ressources sont néanmoins assez limitées, surtout en ce qui concerne l'éducation des garçons de dix à seize ans. Quelle que soit l'affection réelle qu'ils aient pour leurs parents, lorsqu'ils passent par ce qu'on est convenu d'appeler l 'âge ingrat, ils sont en général peu susceptibles d'être gouvernés par des appels à la tendresse .
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C'est pourquoi il faudra bien recourir aux méthodes · d'autorité, donner une injonction, formuler une défense p·our obtenir l'obéissance. Mais ces interventions de l'autorité doivent, pour être satisfaisantes, réunir les quatre qualités suivantes, qualités qui, du reste, sont intimement liées les unes aux autres: D'abord, il faut que ces interventions soient relativement peu fréquentes. Il faut que les parents qui doivent représenter aux yeux des enfants la loi morale, soient persuadés que le tempérament de l'enfant est très sensiblement différent de celui d'un adul-te de 35, 40 ou 50 ans, et n 'aient pas la prétention d'intervenir toutes les fois que les faits et gestes de l'enfant agacent ou molestent quelque peu le père ou la mère. La remarque est d'importance, car un très grand nombre d'interventions autoritaires de la part des parents ne sont pas justifiées si justement l'on se place à ce point de vue. Onintervientleplussouvent, non pas du toutparce que l'enfant enfreint la loi morale, mais parce que l'enfant accomplit des actes qui gênent les grandes personnes qui sont à côté de lui. Or, ce procédé postule que tout ce qui est licite pour l'enfant doit nécessairement être agréable aux personnes plus âgées que lui ... Singulier postulat puisque si le tempérament d'un enfant de cinq, dix ou douze ans est extrêmement différent de celui d'une personne de quarante ou cinquante ans, et il est beaucoup d'actes, non seulement licites mais excellents pour l'enfant qui doivent être désagréables à de grandes personnes. Que l'on se rende donc compte de la dissemblance des désirs, des souhaits, des besoins, de la psychologie des uns et des autres, pour ne pa11 avoir
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la prétention de modeler l'activité et les gestes de l'enfant sur les désirs des adultes. C'est dire que ces interventions de l'autorité doivent être vraiment justifiées par l'intérêt de l'enfant, et ne se produire qu'en fonction de son éducation. Nous ne sommes fondés à intervenir dans la vie de l'enfant et à arrêter la manifestation de ces tendances diverses qu'au tant que vraiment nous avons conscience que par · là nous concourons à sa formation morale. Il faudrait toujours avoir présents à l'esprit les besoins qui seront ceux de nos enfants quelques années plus tard. Toutes les fois qu'un père ou une mère se trouve en face d'un jeune enfant, sans oublier son âge actuel, qu'il voi,, à travers cet enfant, le jeune homme ou la jeune fille de demain, et se demande dans quelle mesure l'acte d'autorité qui va être accompli vis-à-vis de cet enfant l'orientera vers le but à atteindre.La direction actuelle est fonction du terme du voyage et, pour les parents, dans nos sociétés modernes, le terme du voyage, c'est la formation complète du jeune homme ou de la jeune fille de dix-huit ou vingt ans. Il est évident que cette perspective de l'avenir, si elle était complètement présente à l'esprit des éducateurs, modifierait beaucoup le catalogue des cas d'intervention ainsi que la forme de l'intervention. Il faut en troisième lieu que cette intervention soit ferme et irrésistible. Précisément parce qu'on interviendra rarement et parce qu'on veillera à respecter la liberté légitime de l'enfant, parce qu'on n'aura pas la naïveté de croire que l'activité de l'enfant doit se mode• 1er sur les formes de1'activité des grandes personnes, il faudra, quand on interviendra, le faire avec fermeté
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et de manière irrésistible. Il faut que l'enfant ait bien le sendment de ce que j'appelle le verrou tiré : on ne passe pas. Il faut savoir ne pas s'engager hors de pro, pos, inconsidérément; mais que l'enfant sache bien qu'il y a une autorité contre laquelle il ne pourra rien, une fermeté dont il ne pourra avoir raison. Et cette attitude de fermeté est nécessaire, notamment pour ne pas avoir à recourir à des moyens coercitifs plus violents que, ni les uns ni les autres, nous ne sommes désireux d'employer. Je vous prie de transporter en matière d'éducation une vérité qui vous paraît tout à fait élémentaire dans d'autres domaines, par exemple dans celui de la politique.Que peut-on reprocher, aux Etats-Unis, dans l'attitude politique qu'ils ont prise depuis trois ou quatre ans? Justement de ne pas avoir compris que le fait d'apposer leur signature au bas d'un traité de garant-ie en faveur de la paix, les dispenserait de mettre leurs armées en mouvement. Si l'on peut regretter quelque chose dans l'attitude des puissances amies de la France, dans les derniers jours de juillet 1914, n'est-ce pas que l'Angleterre n'ait pas nettement fait savoir à Berlin qu'elle serait à côté de nous, car si elle l'avait dit formellement, il n'y aurait peut-être pas eu de guerre. Je ne sa,is si elle le pouvait dire, je crois même qu'en pratique elle ne le pouvait pas. Là n'est pas la question, et je ne veux en aucune façon formuler ici un jugement .ou un blâme, mais je constate que l'attitude du gouvernement britannique était justement de nature à susciter les résistances de l'Allemagne et à compliquer une situation qui aurait été éclaircie par une déclaration nette et précise. Eh bien! je vous demande de transporter cette remarque
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dans le domaine de l'éducation. Il est très clair et tous les psychologues sont d'accord là-dessus, que la fermeté dans la façon de formuler l'ordre est un élément de première valeur pour donner à l'enfant le sentiment profond qu'il doit s'incliner, qu'il est en face d'une règle morale intangible, puisque son père et sa mère sont prêts, sans transiger, à mettre leur autorité au service de cette règle. J'insiste sur cet argument-là, parce que, si très souvent les parents fléchissent et hésitent à dresser l'autorité comme une muraille d 'airain,c'est, vous le saYez, par bonté, Lendresse, affection. Rien n'est plus faux que ce calcul; en réalité, celui qui aime vraiment son enfant, c'est celui qui sait, quand il le faut,montrer de la fermeté, car il lui évite ces scènes redoutables,bien plus pénibles que l'acceptation d'une autorité devant laquelle on s'incline parce qu'on sait qu'elle est une nécessité inébranlable. Ceci m'amène à dire un mot des fameuses corrections manuelles. Je ne vous en ferai certes pas l'apologie. Ni les uns ni les autres nous ne croyons qu e les gifles puissent constituer un procédé habituel d'éducation. Pourtant, j'avoue ne pas m'associer à ceux qui p·o sen t comme une affirmation totale que jamais ils ne recourront à ce moyen. D'abord, pour la toute petite enfance, on reconnaîtra aisément que, dans certains cas, quand il s'agit d'un bébé qui n-e peut encore comprendre un autre langage,il faut bien recourir à quelques petites tapes. Mais même lorsque l'enfant est sensiblement plus àgé et qu'on constate, sinon un endurcissement dans
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le mal,du moins,et c'est bien là Ie cas le plus fréquent, · le laisser-aller persistant ùe l'enfant qui n'a pas l'énergie de sortir du mal, je crois qu'à l'extrême limite il ne faut pas craindre de recourir à certaines corrections manuelles, données toujours, cela doit être bien entendu, avec affection et tendresse, afin que l'enfant sente précisément à travers la correction,la vive affection qui existe au cœur du père et de la mère . ......Par conséquent, ces corrections physiques ne peuvent être employées - et j'arrive ici à mon quatrième point - qu'à la condition que cette manifestation de l'autorité se fasse dans le calme, calme d.e l'éducateur, calme de l'enfant. Calme de l'éducateur, et vous voyez pourquoi. Comment l'éducateur pourrait-il, élever l'enfant, s'il ne représente pas à ses yeux la loi morale ? et comment la représenterait-il s'il lui donnait le spectacle démoralisant de la colère, de °l'exaltation des gestes ou des paroles? Calme de l'enfant, indispensable aussi, parce que si l'on opère dans la chaleur de l'excj_tation et de la r ésistance, l'enfant, butté, ne peut en aucune façon profiter de la leçon qu'on veut lui donner. Il arrive, dans la vie de collège, que certains professeurs, méconnaissant cette règle de pédagogie, se buttent contre un élève; l'enfant réplique, le maître réplique, on en arrive à une situation insoluble; le directeur est placé dans cette alternative: ou renvoyer l'enfant, ou se séparer du professeur. Là situation est sans issue, précisément parce qu'on a violé cette règle qui est de n'user de l'autorité et de la réprimande que dans la période de calme, alors que l'éducateur et
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l'enfant sont en situation psychologique utile I1un pour administrer la punition, l'autre pour la recevoir. Telles me paraissent être les règles essentielles de l'éducation morale. Je voudrais, en terminant, vous indiquer qu'il faut admettre,pour les différents tempéraments, une grande souplesse et une grande variété dans les moyens d'éducation. Car les tempéraments des éducateurs et ceux des enfants varient à l'infini. Il n'est pas de procédés qui soient nécessairement bons tandis que tels ou tels autres seraient nécessairement défectueux. Mais ceux que nous venons d'indiquer peu vent être adoptés de manière très variable suivant les aptitudes des parents et suivant les capacités et les aptitudes des enfants. Nous rencontrons souvent des adultes dont nous disons: Voilà un bon citoyen, un homme qui est bien formé, qui a de la générosité, du cœur, le sens de la vie morale, le sens de la discipline, qui est dévoué ; bienveillant, qui a le désir de connaître son devoir et qui, le connaissant, a la volonté de l'accomplir. Ces hommes pourtant son\ de tempéraments tout à fait différents, et si nous poussons plus loin l'analyse, nous nous apercevons qu'ils ont été soumis à des méthodes d'éducation assez diverses; mais qui, en fait, ont abouti à des résultats sensiblement identiques. Et ceci ne peut nous surprendre. Car nous sommes en face de la v{e, en face de forces douées d'une singulière souplesse et qui n'aiment pas à copier exactement dans leur évolution des modèles déjà donnés. On l'a dit bien des fois, mais on ne réfléchit pas suffisamment, à mon sens, sur ces vérités. La vie morale, la vie sociale !!_Ont choses qui ne ressemblent
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guère à une combinaison chimique ou à un théorème de géométrie; nous naissons très différents les uns des autres. La vie accentue ces différences dans certains oas, les atténue dans d'autres. Il en résulte que les divers moyens d'éducation que nous venons de signaler agiront plus ou moins efficaces, suivant les qualités personnelles des parents et suivant les dispositions des enfants. On se méprendrait si l'on essayait de faire appliquer par certains parents qui ne s'y sont pàs préparés, certaines méthodes qui réussissent très bien à d'autres. Tels sont aptes à réussir l'éducation de leurs enfants en utilisant plus spécialement telle méthode, tandis que d'autres réussiront par des voies différentes. Certains parents prétendent avoir réussi sans jamais donner une correction manuelle à leur enfant; je crois qu'il y a d'autres parents, par contre, qui, étant donné leurs dispo1itions et celles de leurs enfants, auraient échoué par l'emploi d'une règle aussi absolue. C'est l'esprit d'analyse, c'est l'esprit d'observation exacte qui pourra seule guider dans le dosage si délicat des diverses méthodes d'éducation. La condition essentielle, à mon avis, c'est d'avoir soimême le souci véritable de l'éducation morale. Comment s'étonner des échecs de l'éducation quand on saiL que tant de parents- souhaitent avant tout que leurs enfants« réussissent» dans la vie, parviennent à s'installer confortablement dans l'existence, s'assurent avec une existence facile, une situation avantageuse et quelques honneurs? Nous ne sommes pas tous appelés à réussir; il en est beaucoup qui n'atteindront pas à cette situation
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brillante et pourtant la société a besoin que ces hommes qui ne« réussiront'» pas, soient de bons citoyens, capables d'accepter la lourde discipline sociale. Il faut donc qu'ils aient élé élevés avec le souci de servir et non celui de la réussite personnelle. A cette volonté de faire passer au premier plan l'éducation morale des enfants, que les éducateurs ajoutent du tact, de la -réflexion, un esprit d'observation e~ d 'analyse qui leur permette de s'adapter aux nécessit és et ressources si variables deceuxquileursontconfiés . Mais qu'on se. souvienne bien qu'il s'agit moins ici d'apprendre une technique que de connaître ce que !, Forster, le gran~ éducateur allemand, appelle l'inson- \ dable mystère du Cœur humain. Nous cultivons beaucoup, à notre époque les sciences annexes de !;éducation. Lapsychiatrie,· la p édagogie, la pédologie nous offrent des recettes et des méthodes nouvelles. Mais n'oublions pas, pour ces perfectionne ments techniques,l'observation véritable, profonde de la nature humaine, des r éalités de la vie intérieure, des conditions qui seules permettent à l'enfant de discipliner sa volonté. - Cet aspect de l'esprit d'observation est trop méconnu de nos contemporains, de ceux-là mêmes qui sont soucieux d'éducation. - Et pourtant, seule, cette connaissance profonde de l'âme bu rnaine, jointe au souci personnel, siricère d'une vie morale plu&, haute, peutiaire un bon éducateur.
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�LA CULTURE DU SENTIMENT ET LES LIGUES DE BONTÉ
Par M. Elie MossÉ
Après les causeries qui ont été faites sur la volonté, nous avons à parler ce soir de la culture du sentiment et de la formation du sentiment social qui entraîne l'individu vers l'altruisme au lieu de le laisser aller aux suggestions néfastes de l'égoïsme. Comme cette éducation du sentiment s'est manifes1ée depuis quelques années s:)Us la forme des Ligues de Bonté, ce sont les résultats obtenus par ces groupements d'élèves qui feront l'objet de la deuxième partie de ce Ue Conférence. Les Ligues de Bonté ont pour but de cnltiver le sentiment du devoir, du bien et de la bonté en développant chez l'enfant les qualités du cœur et en inclinant sa volonté vers ce qu'il faut et ce qu'il doit faire. Elles n'ont pas la prétention de créer une nouvelle doctrine morale, elles sont simplement un procédé commode qui a fait brillamment ses preuves pour la culture du sentiment. Toutefois, elles prennent leurs directives philosophiques chez les moralistes qui ne
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croient pas que la raison suffise pour obliger l'homme à faire le bien. Les moralistes de tous les temps se sont demandé quelle était la fin de la vie humaine. Tous les systèmes qu'ils ont construits pour trouver cette fin, pour découvrir le principe général qui servirait en toutes circonstances à distinguer le bien du mal peuvent se ramener à deux grandes catégories : les uns comme l Aristippe, Epicure dans l'antiquité; Hol?bes, Helvétius Bentham, Stuart-Mill, parmi les modernes, affirment 1 que l'homme n'a d'autre but dans la vie que de satis1 faire son égoïsme, de rechercher ce qui lui est utile, 1de poursuivre en tout et partout son intérêt; les au/ tres, comme Kant, proposent aux hommes de se sacri/ fier à un idéal, d'obéir à un devoir que leur révèle la conscience. Entre ces deux conceptions de la conduite de la vie se sont développées au xvme siècle les morales du sentiment avec Shaftesbury, Burne, Hutcheson, Adam Smith, J. J. Rousseau, Jacobi. Malgré des différences de principes et de méthode, ils ont tous vu que le sentiment est psychologiquement le grand mobile de nos actions, que les tendances affectives sont le fond et souvent presque toute la réalité de notre caractèrç. Le sentiment a une bien plus grande puissance d'action que les idées abstraites ou générales. C'est un , ressort dont nous ne pouvons nous-passer: les grandes pensées viennent du cœur. Le pédagogue ne peut donc pas négliger laquestion du sentiment dans l'éducation de son élève. La culture du sentiment est autant que la culture de la volonté une nécessité absolue de la pédagogie morale
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positive. Il est vrai que le sentiment ne se légitime pas par lui-même, mais il doit être retenu comme mo. bile de la conduite. La formule« agir par sentiment » s'oppose aux maximes de l'intérêt, elle ne fait intervenir ni l'intelligence, ni le calcul, elle nous ramène à prendre pour seul guide le cœur. Comme le disait Sully-Prud'homme : Toujours en nous parle sans phrase « Un devin du juste et du beau, « C'est le cœur et quand il s'embrase « Il devient de foyer, flambeau. »
cc
Le bon pédagogue devra s'efforcer de faire agir l'enfant plus par senliment que par raison. Mais c'est ici qu'il faut apprendre à l'enfant à discerner les sentiments égoïstes et les sentiments altruistes. Or, en général, dans l'éducation des enfants, nous faisons une trop grande part à l'égoïsme. Marion disait à ce sujet: cc Non seulement l'égoïsme est partout dans notre vie, mais nous lui faisons une part incroyable dans l'éducation, nous le suscitons, nous l'encourageons de la façon la plus imprudente, nous ne procédons que par punitions et par récompenses, mettant toujours en jeu l'amour du plaisir et la crainte de la douleur, c'est-à-dire l"égoïsme mê,me .... N'hésitons pas à le reconnaître, on fait à l'égoïsme une place infiniment trop grande dans l'éducation. Peut-être est-ce par là qu'il faudrait commencer une réforme des mœurs, une guerre à l'égoïsme . On devrait mettre en œuvre tous les moyens possibles pour amener l'enfant à faire quelque chose, d'abord peu, puis davantage,
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LBS PROBLÈMES PRATIQUES
pour le seul plaisir de faire bien, on devrait l'amener à goûter d'abord de petits sacrifices et à y trouver ses meilleures joies pour qu'il füt ensuite capable d'en faire des grands, on devrait enfin lui faire aimer la règle et l'ordre et ne pas l'habituer autant qu'on le fait à calculer ce qui lui reviendra de sa conduite, bonne ou mauvaise, à supputer d'avance le prix de ses fautes ou de ses efforts. Oter d 'abord à l'éducation ce qu'il y a de servile, voilà, n'en doutons pas, la meilleure manière d'entrer en lutte contre la morale servile de l'intérêt. Lorsque nous aurons appris à l'enfant à ne pas agir uniquement dans son intérêt personnel et pour son propre plaisir, nous l'amènerons insensiblement à faire quelque chose pour autrui: « Eh quoi! défendezvous au sage de se donner du mal pour le plaisir d'autrui », s'·écriait le bon Lafontaine. Les morales antiques tout en dégageant cette loi objective que l'homme vit pour le plaisir se placent trop au point de vue individuel. En fait, l'homme vit en société et il en résulte que la plupart de ses actions dérivent de considérations sociales. Comme le voulait Bentham, il faut que les hommes s'efforcent d"agir dans le but de procurer le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Pour arriver à ce résultat, les philosophes écossais, et notamment le chef de l'Ecole écossaise, Hutcheson, enseignent que la règle la plus sûre est d'écouter la bienveillance naturelle. Tout homme, dit Hutcheson, a une inclination très forte qui le porte à faire du bien à ses semblables et à procurer leur bonheur; bien plus, l'homme s'intéresse naturellement à tout ce qui est doué de sentiment et de vie, et cet
�DE LA PÉDAGOGIE i\lORALB POSITIVB
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instinct est tout ce qu'il y a de plus délicat et de plus exquis dans la vie humaine. Le pédagogue, en s'inspirant de ces maximes d'Hutcheson, s'efforcera de laisser son élève suivre cette inclination naturelle à aimer autrui. Il lui montrera ce qu'il doit aux autres, à la société, quelle serait sa misère à l'état isolé, et ainsi, insensiblement, il lui fera acquérir le sens social qui lui p ermettra d'apprécier la vie intense·de l'intelligence et de l'âme que lui procure la société. Pour bien former le sentiment social de l'enfant, il faut lui faire faire l'exercice de la bonté. Dans l'exercice de la bonté, nous nous oublions nous-mêmes spontanément, à la seule pensée d'une joie à procurer, d'un mal à soulager. Rauh disait : « Le meilleur moyen d'aimer la géométrie, c'est d'en faire. » Il est inutile, peut-être, de tant prêcher la morale, le meilleur conseil, ici comme en toute chose, est de dire : Mettezvous à la besogne, vous y prendrez goût. Ce sont ces idées de désintéressement, d'affection, d'amour des autres, de développement de sentiment social qui sont les directives des Ligues de Bonté dont va vous parler main tenant Madame Eugène Simon. Les Ligues de Bonté apprennent aux enfants à faire le bien proprio m,otu, elles sont l'apprentissage des œuvres de solidarité, le début des devoirs sociaux eu même temps qu'un remède contre la naissance des . passions égoïstes et vicieuses. En un mot, elles constituent le meilleur procédé pour la culture du sentiment.
��LES
LIGUES
DE
BONTÉ
Par Madame Eugène SrnoN
A notre époque, où par suite du déchaînement des guerres l'humanité est devenue de plus en plus insensible, il es't urgent de trouver un moyen d'élever l'idéal moral et d'empêcher le renouvellement des guerres dont nous avons été les témoins épouvantés. De quel côté l'humanité va-t-elle trouver un frein pour museler les appétits trop féroces, pour réduire l'égoïsme, pour arriver à la subordination de l'intérêt personnel à l'intérêt général? Hélas ! nous pouvons être bons les uns envers les autres, généreux en paroles et en faits, mais nos blessures non cicatrisées et renouvelées sans cesse, par tous les événements pénibles qui se multiplient, ne nous permettent pas d'espérer une action sur les hommes déjà formés. Il nous faut commencer par la base, il faut agir sur l'enfant. On a reconnu l'importance de la culture du ' corps, de l'intelligence, on a produit des athlètes, des savants, deil hommes d'action parfaits. Mais a-t-on traité avec la même habileté les qualités spéciales de l'esprit de nos enfants? A-t-on fait l'éducation de leur cœur? Dans toute âme, même chez les plus grands
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LES PROBLiMES PRATIQUES
criminels, o·n trouve des trésors cachés, la puissance du bien a d~s recoins de bonté qui, faute de culture, restent en friche. C'est donc en nos enfants que réside la possibilité de préparer et d'organiser, par la Bonté, la Paix du Monde. Ce sont eux qui seront les hommes de demain, les arbitres de la paix universelle, ce sont eux, qui transformeront à leur gré la civilisation. N'est-il pas urgent de travailler à leur donner une foi sociale dans la Justice et dans la Bonté. N'est-ce pas absolument exact ce qu'on a pu lire dans un journal américain « que toutes les causes « premières des guerres homicides, des cruautés « c'ollectives ou individuelles, pouvaient être sup« primées en développant dans le cœur de l'enfant, le « sentiment de la Justice et de la Bonté. >> Depuis longtemps des organisations se fondèrent pour le plus grand bien des enfants et se propagèrent dans tous les pays. Les principales furent : en Angleterre, les Boys-Scouts, - en Amérique, les Bands of Mercy, les Red Cross Junior, - en Tchéco-Slovaquie, les Wodrwost, etc., etc. Ce qui manquait, c'était une organisation rendant la morale pratique, facile, agréable aux enfants, une organisation dans laquelle l'école et la famille pouvaient collaborer. Cette organisation fut les Ligues de la Bonté et les résultats ne se sont pas fait attendre. Après le rapport qui en a été fait au Congrès International <l'Education Morale de la Haye en 1912, on a pu constater un tel développement de ces Ligues en France et dans nos colonies que plus de cent mille enfants en faisaient partie lorsque la guerre commença. Que veulent-elles
�DB LA P ÉDAGOGIE MORALE P OSITIVB
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les Ligues de Bonté ? M. Léon Bourgeois, un de nos éminents membres du Comité de Patronage des Ligues, répond à cette question. « Elles veulent que le conta et « de la vie soit à tout instant, pour l'enfant, l'occasion « d'un bienfaisant émoi, déterminant sans cesse u ne « bienfaisante activité, mettant en mouvement les « meilleures et les plus hautes possibilités de l'en « fant. » Et comment fonctionnent-elles ? Par le moyen le plus simple : Pour être membre de la Ligue, l'enfant doit se demander chaque matin a uré1Jeil ce qu'il pourra faire de bien dans la journée. Le soir il faut qu'il se rende compte du résultat de ses efforts. Ces résultats, quels qu'ils soient, il les inscrit sur un papier non signé, qu'il dépose dans une boite, mise d ans la classe à cet effet. Ces billets lus en classe, à la leçon de m orale, éveillent peu à peu dans le cœ ur de l'enfant, l'idée que ce qui fait la valeur de l'individu, c'est le caractère. L 'enfant promet aussi de s'efforcer d e faire chaque jour un acte de Bonté, de ne pas dire de mensonges, d'être bon pour les animaux, etc. Ces ligues d 'enfants qui désirent bien faire , on t pénétré en Corse, sous le nom de Ligues d e Bonté et de Pardon, à cause de la Vendetta. On les trouve en Algérie, en Tunisie, où elles deviendront un lien entre les enfants de race et de religions di (fé ren tes , en S uisse, en Espagne o ù l'on a traduit tous nos documents en espagnol pour les répandre, et da ns d'autres pays. Les Ligues d e Bonté, nous disent les Educateurs, ont amélioré le caractère de nombreux enfants et ont t ransformé l'ambï'a nce des classes où elles ont é té organisées. Ellés n'ont pas la prétention d'être tout
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l'enseignement moral, elles n'ont rien de rigoureusement arrêté dans leur forme, elles se différencient d'après le milieu, l'esprit ue celui qui les dirige, la volonté même des enfants, elles font appel à toutes les bonnes volontés, dans tous les milieux, sans aucune distinction d'opinions philosophiques ou religieuses, mais le jour où l'enfant entre dans une Ligue de Bonté, de passif qu'il était, il devient actif. Il joint sa bonne volonté, en faveur du bien, à l'effort du maître, prend l'habitude de discipliner sa conscience, de respecter la vie des autres et trouve peu à peu, "dans la pratique incessante de l'altruisme, le meilleur de sa joie, de cette joie qui découle toujours de la conscience satisfaite. Une fillette · de 12 ans de l'Ecole de la rue des Pyrénées nous le dit en termes charmants dans une composition fran çaise faite en classe, dont le sujet. était : Pourquoi avez-vous demandé à faire partie de là Ligue de la Bonté. Vous êtes-vous déj il essayée, à faire quelques efforts ? qu'en est-il résulté? L'enfant répond e~tre autre:,, La Ligue de la Bonté « est une association dans laquelle on entre quand « on a le désir de devenir meilleur, de faire des efforts « pour marcher vers la perfection. » Et elle ajoute : « Avant de faire partie de la Ligue de la Bonté, je me « suis essayée à faire des efforts chaque fois qu'une « occasion ·s'est présentée, et à la fin de la jour« née, je me sentais si légère, si légère, que je croyais « m'envoler. Et d 'où venait cette légèreté? C'est que « ma conscience était satisfaite et il me semblait que ,, tout était fait pour me mettre en joie, car lorsque la « conscience est satisfaite, on se sent le plus heureux « dumonde. »
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Après les années de deuil et de larmes que nous avons traversées en face d'une Société où l'égoïsme se manifeste d'une façon si visible, nous avons besoin d'hommes vraiment désintéressées pour reconstruire la Société sur une base nouvelle, dit un journal ita~ lien. « Les Ligues de Bonté, nouvelle Croisade, appor« tent une pierre solide au grand édifice qui établira « la Paix et l'Union de tous les peuples si on favorise « leur expansion, dans tous les pays. » La section <l'Education Morale au Congrès international <l'Education Morale de Genève, en juillet dernier, a manifesté le même désir en demandant à l'unanimité que les Ligues de Bonté deviennent internationales. Les délégués étrangers présents à cette séance, ont compris la nécessité d'élever la mentalité de la jeune génération, de créer entre les enfants de tous les pays, avec la collaboration des éducateurs, un esprit de fraternité, de justice et de bonté. Le livre d'or qui nous a toujours paru nécessaire et qui sera le livre de la Bonté française, contiendra le nom des enfants qui auront, dans le cours de l'année triomphé le plus brillamment de leurs défauts et constituera le palmarès d 'honneur de l'élévation morale. Organisé dans tous les pays, il suscitera l'émulation et mettra les éducateurs en rapport les uns avec les autres. Déjà une correspondance très suivie nous met en rapport l'Espagne, la République Argentine et l'Italie. En Belgique, le mouvement se répand avec le plus grand succès, et de Bruxelles, M. Victor Mirguet, Rédacteur en Chef de la revue « L'Education
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LES PROBLàMES PRATIQUES
Nationale », Directeur honoraire de l'Ecole Normale, nous écrit entre autres : « Je m'intéresse beaucoup à votre œuvre, l'ensei« gnement moral m'a toujours paru difficile à faire. « Jamais je n'ai rien rencontré qui fût comparable, « comme action pratique à celle qu'exercent vos « Ligues de Bonle. » Aucun e connaissance ne vaut que si elle est acquise par auto-éducation et c'est là le secret de la virtuelle puissance d'une Ligue de Bonté . Combien de preuves pourrions-nous donner de ) 'efficacité de ces Ligues! La Bonté, la Générosité, la protection des êtres faibles se manifestent constamment chez nos ligueurs, et nos frères inférieurs, les animaux bénéficient grandement de ce perfectionnement moral, - les éducateurs nous écrivent què l'indifférence et parfois même la cruauté se sont transformées en une bonté qui est devenue générale en maints endroits. Nous-mêmes, nous sommes frappés de la q uantité de petits billets qui relatent les bonnes actions envers les animaux et nous en concluons souvent que les enfants membres de la Lig ue de Bon té deviennent ain si les collaborateurs les plus actifs de la Société protectrice des animaux. Les petits billets sont souvent si touchau ts, d énotent chez l'enfant un tel désir de s'améliorer qu'ils ont pu faire écrire dans l'Education Nationale de Bruxelles, ces jolies lignes commençant un article d'une institutrice sur les Ligues de Bonté. « Petit coffret, tirelire, humble terne qui portes, en « lettres mi-effacées, l'exergue : Soyons bonnes ! Je « te considère comme le plus bel ornement de mon « pupitre d'institutrice et je t'aime bien. Quand je
�DR ',A PÉDAGOGIE lllORALE POSITIV.B
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me prends à te regarder un peu longtemps, tu me parais vivre et tu te transfigures ... tu deviens en mon « rêve un cœur chaud et aimant qui vibre, s'illumine « et rayonne de la bonté dans toute l'ambiance. » Elle fait suivre son article par l'énoncé de charmants petits billets et ajoute : « Pourrait-on imaginer preuve plus démonstrative de la haute portée morale et éducative des Ligues de Bonté, <'J:Ue ce simple énoncé de faits si louables, encore que minuscules, relevés dans la vie courante de l'en. fant? N'établissent-ils pas clairement que la pratique de l'institution éveille, en lui, le sens du b ien et du mal ? Qu'elle l'incline à se replier sur lui-même pour interroger et consulter sa jeune conscience plus ou moins endormie encore et inactive ? » Ces petits billets ne contiennent le plus souvent que quelques mots:« Je n 'avais pas menti pendant 2 jours et voilà que je recommence». « J'ai désobéi à ma sœur, j'avais pourtant promis à maman, pendant son absence de lui obéir, et d'être son cavalier. » Un autre écrit : « Pour ne pas parler en classe j'ai mis ma ligue d-e Bonté sur la table (sans doute sa carte ou son insigne ) et en la regardant je pensais : ne parle pas, ne te ret ourne pas, écoute bien la leçon, avec ce moyen que ie suivrai, j'ai été sage toute la journée. J e veux continuer. » L'instituteur de l'école où est cet enfant nous écrit qu'il était des plus indisciplinés, qu'on avait dû le renvoyer d'une autre école. Il est devenu, grâce aux Ligues de Bonté, nous dit-il, un des meilleurs élèves de la classe.
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LES PROBLÈMES PRATIQUES
Nous lisons dans l'indépendance Roumaine '(dans un long et intéressant article demandant aux Educateurs roumains de suivre l'exemple des Educateurs français et d'organiser les Ligues de Bonté) les lignes suivantes concernant les petits/billets : « Les petits billets dans lesquels la morale enaction « défile offre aux Educateurs matière à la plus inté« ressante leçon. « L'institution de ces petits bulletins de victoire « morale, provoque une salutaire émulation, inspire « aux âmes neuves un invincible désir de bien faire et « leur insinue, dès l'âge le plus tendre, cette merveil« leuse vertu - la Bonté - qui les contient toutes. » Il est certain qu'actuellement, l'élite seule des éducateurs et des enfants, constitue les Ligues. Mais en face des résultats obtenus, résultats merveilleux, nous disent la plupart des éducateurs, nul doute que, parune propagande intensive que pourraient nous permettre des moyens particuliers qui nous font défaut, l'exemple ne soit suivi de toutes parts.
�TABLE DES MATIÈRES
AvANT-Pnoros. - La tâche présente de l'Education morale (G. BELOT)...................... v Les difficultés propres de l'Education morale (G, BBLOT). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 L'Education de la Volonté (Dr P. llÉGNrnn). . ... 33 L'Education de la Volonté (R. DB MASSY)....... 4.7 Conception du but dè l'Education morale. Adaptation et Moralité. - Le Bonheur individuel. - Le sens moral. - La Dignité personnelle (Ferdinand BurssoN). . . . . . . . . . . . . . . 89 Moyens et ressources de l'Education morale. L'Autorité et la Crainte, !'Affection, l'Appel et la Réflexion. - Le choix et l'usage des sanctions (Paul BunBAu) .. ......... .. : . . . . . . . . . . 111 La Culture du Sentiment et les Ligues de bonté (Elie MossÉ).................. ... ....... . .. 129 Les Ligues de bonté (Mme Eug, SrMoN)... . . . . . . 135
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1|TABLE DES MATIÈRES|157
2|AVANT-PROPOS. - La tâche présente de l'Education morale (G. BELOT)|7
2|Les difficultés propres de l'Education morale (G. BELOT)|15
2|L'Education de la Volonté (Dr P. RÉGNIER)|47
2|L'Education de la Volonté (R. DE MASSY)|61
2|Conception du but de l'Education morale. - Adaptation et Moralité. - Le Bonheur individuel.- Le sens moral. - La Dignité personnelle (Ferdinand BUISSON)|103
2|Moyens et ressources de l'Education morale. - L'Autorité et la Crainte, l'Affection, l'Appel et la Réflexion. - Le choix et l'usage des sanctions (Paul BUREAU)|125
2|La Culture du Sentiment et les Ligues de bonté (Elie MOSSÉ)|143
2|Les Ligues de bonté (Mme Eug, SIMON)|149
-
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4cd3f373192e67648e48945c7db08da9
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Bibliothèque virtuelle des instituteurs
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A partir du Catalogue des bibliothèques des écoles normales datant de 1887 souhaité par Jules Ferry et essayant de proposer les ouvrages de référence que chaque école normale d'instituteurs devait avoir, nous avons reconstitué une partie de cette bibliothèque idéale pour la formation des instituteurs
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Title
A name given to the resource
Lettres sur la pédagogie : résumé du cours de l'Hôtel de ville (mairie du troisième arrondissement)
Subject
The topic of the resource
Pédagogie
Creator
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Cadet, Félix (1827-1888)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Librairie Ch. Delagrave
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1882
Date Available
Date (often a range) that the resource became or will become available.
2013-01-18
Rights
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Domaine public
Relation
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Language
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Français
Type
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Identifier
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MAG DD 37 044
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Ecole normale de Douai - Fonds Delvigne
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Université d'Artois
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BIBLIOTHEQUE
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PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE
15,
RUE SOUFFLOT,
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4882
�LETTRES
SUR LA PEDAGOGIE
RÉSUMÉ DU COURS DE L'HOTEL-DE-VILLE
\V
(Mairie du IIP arrondissement.)
JS
LETTRE PREMIÈRE
M. Hippolyte Cocheris, inspecteur général de l'enseignement primaire, directeur de la Revue pédagogique.
Mon cher ami, Vous m'invitez fort gracieusement à vous donner, pour lecteurs de la Revue, mes leçons de pédagogie aux unes filles qui suivent les cours de l'Hôtel de Ville. Je suis tfop heureux de voir ainsi • s'augmenter mon auditoire pour ne pas accéder à votre désir. C'est une trop belle occasion de travailler à combler une des plus regrettables lacunes de notre enseignement pour la perdre de gaieté de cœur. Mais les exigences de mon service d'inspection ne mé permettent pas de revoir à loisir, avec le soin que réclame l'impression, mes causeries du mardi. Je ne pourrai qu'à la hâte, après chaque leçon, vous adresser lé résumé des idées générales et dés applications pratiques^ |ur lesquelles je m'attache à fixer tour à tour l'attentidn T e mes auditrices. Laissez-moi, je vous prie, sous la forme jS libre d'une correspondance familière, causer sans pré-
�tention, avec vous et vos lecteurs, du sujet qui nous est le plus cher, comme pères de famille et comme citoyens, DE
LA SCIENCE ET DE L'ART DE L'ÉDUCATION.
Payons d'abord notre dette de reconnaissance en adressant, pour la création de ce cours, nos remerciements les plus vifs à M. le Préfet de la Seine et à M. le Directeur de l'enseignement primaire, son loyal et dévoué collaborateur dans l'œuvre difficile de la transformation des écoles communales, impérieusement réclamée par le caractère essentiellement laïque de l'État moderne. Notre société est fille de l'Église; cela est vrai en très grande partie. Mais ce qui est encore plus certain, c'est que la mère ne peut se décider à sevrer complètement sa fille, et la fille depuis longtemps s'irrite, s'impatiente ; elle se sent majeure, elle réclame la reconnaissance complète de sa personnalité ; et comme elle a le bon droit pour elle, le succès n'est pas douteux : elle gagnera son procès. Mieux vaut tard que jamais, dit-on. Sans doute ; mais vraiment c'est bien tard que d'avoir attendu jusqu'à la fin de 1879 pour introduire la science de l'éducation dans ces cours préparatoires aux fonctions de l'enseignement. Songez que leur fondation remonte ~à 1865. Ah ! la tyrannie des mots ! Faites donc de la pédagogie pour être flétri par le ridicule et le mépris ! Vous vous rappelez la violente sortie de l'illustre auteur des Contemplations:
Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues ! Philistins ! magisters ! Je vous hais, pédagogues!
Boutade de poète, direz-vous ! Eh bien, lisez et méditez cette phrase que j'extrais du beau livre l'École : « Le jour où vous serez sûrs qu'il y a dans chaque école un homme suffisamment éclairé et profondément dévoué, soyez tran-
�—s —
quilles sur vous-mêmes et sur l'avenir du pays ; et si ce jour-là on peut entasser en un monceau les règlements, les circulaires, les comptes rendus de quinzaine et de trimestre, et toutes les paperasses de la science pédagogique, qu'on en fasse un feu de joie » (p. 104). Avouez que la pédagogie est bien mal traitée : un professeur la confond avec les réglementations de la bureaucratie, et un philosophe l'envoie au bûcher ! Aussi dans quel discrédit a été et est encore généralement ce genre d'études ! Pourquoi d'ailleurs s'y adonnerait-on? Est-ce qu'aux examens du brevet, à ces examens qui donnent le pouvoir d'enseigner, on est interrogé sur l'art d'enseigner, sur les doctrines des grands éducateurs? Pas le moins du monde. L'arrêté ministériel du 3 juillet 1866 dit bien que des questions sur les procédés d'enseignement seront adressées aux candidats". Mais, outre que ce n'est là qu'une très minime partie de la science de l'éducation, cette prescription n'est pas même observée : car il n'y a point de note particulière pour cette partie essentielle de l'examen. Les candidats sont logiques : ils négligent ce qui ne servira pas à leur succès devant le jury. Fort heureusement, une réaction salutaire commence à se faire sentir de toutes parts. Des efforts individuels ont réussi à fonder des bibliothèques pédagogiques, à organiser des conférences pédagogiques ; et notre vaillant ministre de l'instruction publique a pris à cœur de doter la France entière de ces utiles institutions. A Paris, la pédagogie commence à figurer, concurremment avec l'histoire, parmi les sujets de rédaction donnés aux examens du brevet ; mais, surtout, elle vient de prendre place dans les cours officiels de l'Hôtel de Ville. Espérons qu'au pre-
�mier rang des réformes que nous attendons de la loi promise sur l'instruction primaire, se trouvera la réforme des examens. Le législateur devra leur donner un caractère essentiellement professionnel : il exigera que les candidats fassent preuve, non pas seulement de quelque instruction, mais surtout de leur aptitude à enseigner. Savoir tant bien que mal un manuel ne-suffira plus; il faudra justifier qu'on a des notions élémentaires, mais justes et précises, sur les facultés intellectuelles et morales des enfants, sur les méthodes, et qu'on a vécu dans le commerce des maîtres distingués qui nous ont laissé le trésor de leur expérience. Eh quoi ! mesdemoiselles, vous vous destinez pour la plupart à la noble et délicate carrière d'institutrice, vous demandez aux parents de vous confier ce qu'ils ont de plus cher au monde, leurs enfants ; vous vous engagez à en faire des créatures intelligentes et morales, et, pour vous préparer à ce rôle, vous n'avez eu entre les mains qu'un sec manuel! On ne vous a jamais entretenues des judicieuses et charmantes pensées de Montaigne sur l'éducation ! Le traité de l'Éducation des filles de Fénelon ne vous est pas même connu de nom ! Aucune des lettres, si pleines de bon sens, de Mme de Maintenon sur l'éducation ,n'a provoqué vos réflexions ! Fleury, Rollin vous sont étrangers! Le grand nom de Pestalozzi n'a jamais résonné à vos oreilles! Le Cours éducatif, de langue maternelle du P. Girard n'a jamais été entre vos mains! Vous entrez, en un mot, dans la carrière de l'enseignement, comme si elle n'avait encore été parcourue par personne ; et c'est en vain que de sincères amis de l'humanité ont consacré leur intelligence et dépensé leur vie à fonder la science de l'éducation! ' - Peut-bn, sans un sentiment de profonde tristesse, faire
�ce simple et décisif rapprochement : le P. Girard a passé vingt années de son existence à chercher ce qui manquait à son enseignement, et il a été enfin récompensé de sa persévérance et de sa passion pour le bien, le jour où il a eu la joie de comprendre et de sentir que l'école était un corps sans âme, si les mots n'étaient pas pour les pensées, et les pensées pour le cœur et la vie. Et une institutrice qui, aujourd'hui, grâce à la simpla lecture du livre du P. Girard, pourrait, à ses débuts, commencer par où a fini le célèbre éducateur, au grand profit de ses élèves, de la société, de l'humanité, reste étrangère au progrès, travaille au hasard, sans but, sans méthode, et reprend l'ornière de la routine ! Le livre du P. Girard a été honoré d'un prix extraordinaire par l'Académie française en 1844, et M. Villemain, dans un éloquent rapport, le signalait comme le plus sage guide à donner aux maîtres de la jeunesse. Eh bien, demandez aux personnes mêmes qui s'occupent d'enseignement si elles l'ont lu. Vous serez affligées de constater que la plupart n'en connaissent pas seulement le titre (1). N'est-ce pas la preuve manifeste que nous ne sommes pas encore entrés dans la bonne voie, que nous n'avons pas une pleine connaissance du but et des moyens de l'atteindre. Nous ne ménageons plus les libéralités du trésor public pour la diffusion de l'enseignement populaire. Le budget, où le premier empire avait inscrit 4,250 francs, et la Restauration 50,000 francs, consacre aujourd'hui plus de 80 millions à ce grand intérêt social.
(1) Enseignement de la langue maternelle, Delagrave, in-12, et Cours éducatif de la langue maternelle, 6 vol. in-12.
�Grâce à une caisse des écoles, dotée de 120 millions, grâce aux charges que se sont imposées les villes et les départements, le pays se couvre de maisons d'école. Les livres se multiplient et s'améliorent. L'élan est général, et les sacrifices immenses. Eh bien, soyons-en sûrs, le progrès ne sera sérieux, durable, proportionné aux efforts et aux dépenses, que le jour où la pédagogie sera remise en honneur. Tant vaut le maître, tant vaut l'école ; et le maître ne vaut que par son aptitude pédagogique. Est-ce seulement aux futures institutrices qu'il faut recommander ces études? Sont-elles inutiles aux jeunes personnes qui, sans avoir l'intention de se livrer à l'enseignement, cherchent seulement dans le brevet une sanction à leur travail? En aucune façon. Toute femme est nécessairement institutrice. A la mère de famille appartiennent, de droit et de fait, les premières années de la vie, ces années si décisives, où nous recevons de si durables impressions. M. Herbert Spencer, dans son admirable livre sur l'Éducation, a parfaitement mis ce point en lumière. Mon jeune auditoire a écouté, avec une attention pleine de promesses, quelques belles pages, dont je me contenterai de reproduire ici les deux passages les plus saillants : « N'est-ce pas une chose inconcevable que, bien que la vie et la mort de nos enfants, leur perte ou leur avantage moral, dépendent de la façon dont nous les élevons, on n'ait jamais donné dans nos écoles la moindre instruction sur ces matières à des élèves qui demain seront pères de famille? N'est-ce pas une chose monstrueuse que le sort d'une nouvelle génération soit abandonné à l'influence d'habitudes irréfléchies, à l'instigation des nourrices, aux
�conseils des grand'mamans? Si un négociant entrait dans le commerce sans connaître le moins du monde l'arithmétique et la tenue des livres, nous nous récrierions sur sa sottise ; nous en prévoirions les désastreuses conséquences. Si, avant d'avoir étudié l'anatomie, un homme prenait en main le bistouri du chirurgien, nous éprouverions de la surprise de son audace et de la compassion pour ses malades. Mais que des parents entreprennent la tâche difficile d'élever des enfants sans avoir jamais songé à se demander quels sont les principes de l'éducation physique, morale, intellectuelle, qui doivent leur servir de guides, cela ne nous inspire ni étonnement à l'égard des pères, ni pitié à l'égard des enfants, leurs victimes!.... » L'éducation physique, morale, intellectuelle de l'enfance est terriblement défectueuse ; et elle est en grande partie telle parce que les parents sont étrangers à la science qui, seule, pourrait les éclairer dans cette œuvre. Qu'attendre quand on voit entreprendre la solution d'un des problèmes les plus compliqués qui existent par des personnes qui n'ont jamais songé à s'enquérir des principes sur lesquels cette solution repose? Il faut un long apprentissage pour faire un soulier, pour bâtir une maison,, pour manœuvrer un navire, pour conduire une locomotive. Croit-on que le développement corporel et intellectuel d'un être humain soit chose comparativement si simple, que la première personne venue puisse y présider, sans aucune étude préalable? » Une science aussi utile, aussi nécessaire que la pédagogie, mérite donc une place d'honneur au premier rang des connaissances humaines, à quelque point de vue qu'on se place. La famille, l'école, la société y sont également intéressées. t.
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C'est ce que proclament à l'envi des voix autorisées dont il est bon de recueillir les saisissants témoignages, au début de ces études : « On ne saurait trop le dire, le premier des bienfaits d'un bon gouvernement est la propagation des bonnes méthodes. » DE GÉRANDO, L'Instituteur primaire. « Quelle est la première partie de la politique? l'éducation. — La deuxième? l'éducation. — Et la troisième? l'éducation. »
MICHEF.ET,
Le Peuple.
« Le peuple qui a les meilleures écoles est le premier peuple; s'il ne l'est pas aujourd'hui, il le sera demain. »
J. SIMON,
L'Ecole.
« C'est l'instituteur, non plus le canon, qui est désormais l'arbitre des destinées du monde. »
LORD BROÏÏGHAM.
« Ceux qui s'intéressent activement à l'éducation publique sont les vrais bienfaiteurs de leur pays. » CHANNING, De l'éducation personnelle. « Dans notre pays et de nos jours, nul n'est digne du titre honoré d'homme d'Etat si l'éducation pratique du peuple n'a pas la première place dans son programme d'administration. >> HORACE MANN, De l'importance de l'éducation dans une république.
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y a deux méthodes pour étudier une science : l'une
théorique ou dogmatique, qui pose les principes, établit les définitions, en tire les conséquences et résume l'état actuel des connaissances ; L'autre historique, qui retrace la formation progressive de la science, et recherche, à travers les systèmes, les hypothèses et les erreurs, les vérités acquises et les progrès réalisés. A vrai dire, ces deux procédés se supposent et se com-
�—11 — plètent. Pour faire l'histoire d'une science, pour discerner le vrai et le faux, il faut déjà posséder un ensemble solide de doctrines; et pour appuyer une théorie, il est fort utile d'appeler à son secours l'autorité de l'histoire. " Pour moi, je me propose d'allier ces deux méthodes, et voici mes raisons : je voudrais éviter de donner à ce cours de's allures ambitieuses; je voudrais surtout fortifier mon autorité de professeur par celle des maîtres incontestés ; et, enfin, je ne crois pas pouvoir rendre un service plus réel à mon auditoire que de lui donner le goût de la lecture, que de l'exercer à l'analyse et à la critique, persuadé que le plus agréable et le plus efficace moyen de le préparer à la carrière de l'enseignement, c'est de l'introduire au plus vite dans la société des maîtres éminents de la jeunesse. Donc, après avoir consacré les premières leçons à exposer les principes généraux et à tracer le cadre de la science de l'éducation, j'aborderai immédiatement l'analyse et l'appréciation des traités classiques de pédagogie. Quel est le but de l'éducation? Question capitale, qu'il ne faut pas résoudre à la légère; car de la solution qu'on lui donne dépend tout le reste : — faire un soldat, dit Lycurgue ; — conduire au ciel, dit l'Église; — apprendre l'obéissance, dit le despotisme; — faire un citoyen, dit la liberté. La réponse qui me satisfait le plus est celle de M. Herbert Spencer : « Comment doit-on vivre? Pour nous, c'est la question essentielle. Et il ne s'agit pas ici de la vie matérielle, mais de la vie dans son sens le plus étendu. Le problème général comprenant tous les autres est celui-ci : quelle est la véritable ligne de conduite à suivre dans toutes les situations, dans toutes les circonstances de la vie? comment traiter
�— 12 — le corps? comment diriger l'intelligence? comment gouverner les affaires? de quelle façon doit-on élever sa famille? comment faut-il remplir ses devoirs de citoyen? de quelle manière enfin faut-il utiliser toutes les sources de bonheur que la nature a données à l'homme ? quelle est la meilleure manière d'employer toutes nos facultés pour notre plus grand bien et pour celui d'autrui? comment enfin vivre d'une vie complète? Et, ceci étant la grande chose nécessaire qu'il nous importe d'apprendre, c'est aussi la grande chose que l'éducation doit enseigner. Nous préparer pour la vie complète, tel est le but de l'éducation ; et la seule manière rationnelle de juger un système d'éducation, c'est de savoir à quel degré il remplit ce but. » La vie ne suffisant pas pour tout apprendre, il y a lieu d'acquérir de préférence les connaissances dans l'ordre de leur importance. Ainsi évidemment il faut d'abord pourvoi à la sécurité matérielle en préservant notre existence des dangers qui nous menacent directement de mort ; Il faut ensuite se garder des dangers qui nous menacent indirectement : il ne suffit pas de ne pas mourir, il faut que la santé nous permette d'accomplir nos devoirs : Nos devoirs de famille d'abord, Nos devoirs envers la patrie ensuite ; Enfin, quand toutes ces conditions essentielles sont réalisées, quand nous avons pourvu à notre sécurité, assuré notre santé, quand nous sommes en état de remplir nos devoirs, il ne nous reste plus qu'à nous occuper de ce qui peut agréablement et utilement remplir les quelques moments de loisir que nous laisse la partie vraiment sérieuse de la vie. Le repos et le plaisir sont nécessaires, et ls ont une part légitime dans la vie. Or c'est là un des
�points les plus importants de la science de l'éducation. « Les jeux des enfants, disait Montaigne, ne sont pas jeux, et les fault juger en eulx comme leurs plus sérieuses actions. » Gela est vrai aussi des adultes, et tout l'édifice de l'éducation peut s'écrouler de ce côté, si l'on n'y prend garde. Y a-t-il, dans le programme ainsi tracé par l'éminent Iphilosophe, et surtout dans les beaux développements qu'il lui a donnés, des réserves à faire, des explications à demander, des lacunes àcombler ou même des paradoxes à ramener aux justes proportions de la vérité? C'est ce que je compte examiner avec- soin, puisque le livre De l'Éducation rencontre d'ardents contradicteurs. Mais vous reconnaîtrez isans peine avec moi, d'après cette première vue d'enjsemble, qu'on n'a jamais tracé d'une main plus sûre et avec une intelligence plus nette des besoins de la société moderne un plan général d'éducation.
�LETTRE DEUXIÈME
A Monsieur le Dr A. Riant, professeur d'hygiène à l'école normale des instituteurs de la Seine.
Cher docteur, A coup sûr, ce n'est pas vous, qui par le livre et la parole prêchez avec conviction et talent ce qu'une femme d'esprit et de cœur ne craignait pas d'appeler la Religion de la santé, ce n'est pas vous qui élèverez la moindre objection contre le plan et les tendances de mon enseignement pédagogique, lorsque, adaptant le cadre tracé par M. Herbert Spencer à l'œuvre de l'éducateur, je place l'hygiène au premier rang des connaissances que le maître doit posséder et qu'il doit transmettre à ses élèves. J'aurais pu, tout aussi bien, invoquer la grande autorité de l'illustre Horace Mann, qui, réclamant pour toute créature humaine, au nom de la démocratie, le bienfait d'une éducation commune, expliquait sa pensée dans des termes identiques à ceux du philosophe anglais : « J'entends par là une éducation qui enseigne à tout individu les grandes lois de l'hygiène, qui lui apprenne les devoirs d'un chef de famille, qui lui donne toutes les notions nécessaires au citoyen pour le mettre à même de remplir fidèlement et en conscience lés devoirs qui incombent à un membre du souverain. » (De l'importance de l'éducation dans une république.) Plus récemment encore, la pédagogie américaine insistait pour la reconnaissance et l'adoption de ce principe.
�— 15 — Un des continuateurs les plus dévoués de la grande œuvre d'Horace Mann, M. Philbrick, dans son rapport sur les écoles de Boston 1873-74, le défend avec vigueur : « La sage maxime d'Emerson : La première condition, la condition indispensable pour réussir dans la vie est d'être un bon animal, doit être acceptée comme un principe fondamental dans la science de l'éducation. Les organes physiques sont les instruments que l'esprit emploie dans ses diverses opérations, et c'est de la bonne constitution de ces organes que dépend en grande partie l'efficacité de l'action mentale. Nous considérons avec raison une bonne santé et le développement des facultés physiques comme la base de tout système d'éducation. » (Cité par M. Buisson, Rapport sur l'Exposition de Philadelphie, p. 445.) Si la vie est brusquement interrompue par une mort prématurée, il est par trop évident que la carrière de l'éducation se trouve du même coup fermée. Mais si elle est seulement affaiblie, diminuée, rendue moins utile par la maladie, la souffrance ou la mauvaise santé, est-il moins évident qu'il y a là une atteinte grave portée aux facultés intellectuelles et morales de l'homme,'un obstacle à l'accomplissement de ses devoirs, à son bonheur, à la réalisation de sa vie complète, un dommage individuel et par suite une perte sociale ? On ne fait pas trop de difficultés pour admettre ces vérités en théorie ; mais on n'a pas encore suffisamment pensé et c'est pourtant là l'essentiel, à leur donner leur place légitime dans la pratique journalière de l'enseignement. Une preuve suffira : les notions élémentaires d'hygiène ne font pas nécessairement partie du bagage de connaissances exigé des aspirants au brevet de capacité; elles sont relé-
�— 16 — guées dans les matières facultatives. (Loi du 15 mars 1850, art. 23. — Arrêté du 3 juillet 1866, art. 16.) Et cependant il y a déjà bon nombre d'années qu'à Paris, sur l'initiative d'un de vos illustres confrères, Orfila, une réforme excellente de tous points avait été introduite dans l'enseignement. Le document mérite d'être connu, médité et pris pour modèle .• c'est le Règlement pour l'enseignement hygiénique dans les écoles municipales, 16 avril 1836 : « Le Comité central de la Ville de Paris, considérant que, jusqu'à présent, il n'a été fait dans les écoles municipales, aucun enseignement spécialement consacré à l'hygiène, et qu'il importe que cette lacune soit comblée, non moins dans l'intérêt national que dans l'intérêt individuel ; » Considérant qu'un tel enseignement, en même temps qu'il a pour objet la conservation de l'existence et de la santé, tend à démontrer aux élèves, autant que leur âge le comporte, l'importance physiologique et morale d'une vie régulière et des soins physiques qu'ils doivent prendre d'eux-mêmes, et que, sous tous ces rapports, il se rattache essentiellement à l'instruction morale et religieuse; » Arrête: » Article premier. — Il sera fait, dans toutes les écoles municipales, un enseignement spécial de préceptes d'hygiène. » Art. 2. — Cet enseignement aura lieu une fois par semaine, et plus souvent si le besoin de la classe le réclame, dans la première demi-heure de l'heure consacrée à l'instruction morale et religieuse... » Art. 4. —Ces préceptes d'hygiène seront, au moins une fois par semaine, donnés en lecture courante, dictés en leçons d'écriture et appris par cœur...
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» Art. 6.—M. le préfet de la Seine est invité à ordonner que le présent règlement soit rendu applicable aux écoles communales de filles. » ORFILA (1). » La république de 1848 avait senti la nécessité de reprendre cette tradition. Le projet de loi de M. Carnot était formel sur ce point : « Art. 40. — L'instruction élémentaire pour les garçons .comprend nécessairement les notions élémentaires d'hygiène » Art. 24. — L'instruction élémentaire pour les filles comprend nécessairement les notions élémentaires d'hygiène. » Mais ce projet fut retiré par le gouvernement issu du décembre, qui du moins, parle décret du 24 mars 1851, iinscrivit, dans le programme des écoles normales primaires, « des instructions élémentaires sur l'hygiène » ■(art. 1ER).
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Ce n'est qu'en 1872 qu'un arrêté ministériel du 6 mai .établit cet enseignement dans les lycées (six leçons !). |Attendrons-nous longtemps encore son introduction dans ! l'instruction primaire? Oui, si le progrès suit la lenteur ordinaire. Il a fallu Iquinze ans pour que la gymnastique, enseignée dans les Ëlycées (décret du 13 mai 1854), pénétrât dans les collèges et les écoles primaires (décret du 3 février 1869) ! Non, certes, si l'on réfléchit que la santé est la principale richesse des enfants du peuple, le nerf de l'industrie | et de la guerre.
(1) GRÉARD, L'Enseignement primaire à Paris et dans le département de la Seine, de 1867 à 1877, p. 169.
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Hâtons donc de tous nos efforts une réforme indispensable. On s'étonna un jour de voir que des enfants français pouvaient sortir d'une école publique sans y avoir rien appris de l'histoire et de la géographie de la France ; et aussitôt, sans délai, cet enseignement fut compris dans les matières obligatoires. (Loi du 10 avril 1869, art. 16.) Il faut maintenant qu'on s'étonne non moins profondément que la science de la santé n'ait pas dans l'instruction la même importance que la santé elle-même dans la vie tout entière ; et la loi, interprète de l'opinion publique, ne-tardera pas à exiger que personne ne quitte les bancs de la plus modeste école sans avoir été initié à la connaissance des plus importantes lois de l'hygiène, celles dont la violation est impitoyablement punie. Ne nous faisons pas illusion, l'opinion publique a encore bien besoin d'être énergiquement réveillée sur cette question capitale. Dans un spirituel préambule à son intéressant chapitre de l'éducation physique, M. Herbert Spencer s'est amusé à tracer un piquant tableau des soins que nous prenons pour élever le mieux possible les petits des autres créatures, et de notre insouciance à savoir comment il faut élever nos propres enfants : « A la table du squire, après que les dames se sont retirées, aussi bien qu'à l'auberge de la ville un jour de foire, et au cabaret du village le dimanche, le sujet qui, après la question politique du jour, excite généralement l'intérêt, c'est l'élevage des animaux. Quand on revient d'une partie de chasse, pendant qu'on regagne à cheval sa maison, la manière d'améliorer la race chevaline, et les croisements, et les commentaires sur les courses défrayent ordinairement la conversation; une journée de chasse à tir dans les
�— 19 — marais ne s'achève pas sans qu'on ait traité de l'art de dresser les chiens. Deux fermiers qui reviennent à travers champs de l'office du dimanche, passent volontiers des remarques sur le sermon aux remarques sur le temps, les récoltes et les bestiaux, et de là la discussion glisse aux différentes espèces de fourrages et à leurs qualités nutritives. Hodge et Gilles, par leurs observations comparées sur leurs porcheries respectives, montrent qu'ils ont donné leur attention aux'pourceaux de leurs maîtres, et qu'ils savent les. effets produits sur eux par tel ou tel procédé d'engraissement « Mais qui', dans les conversations d'après-dîner et dans les causeries de même nature, a jamais entendu dire un mot de l'élevage des enfants ? Quand le gentilhomme campagnard a fait sa visite aux écuries, et inspecté lui-même le régime qu'on fait suivre à ses chevaux; quand il a donné un coup d'œil à ses bestiaux et fait ses recommandations à leur sujet, combien de fois arrive-t-il qu'il monte dans la chambre des enfants, qu'il examine les aliments qu'on leur donne, se fasse rendre compte de leurs heures de repas, et veille à ce que l'aération de leur appartement soit suffisante ?... Qh ! j e laisse tout cela aux femmes ! nous répondra-t-il probablement. » Il n'est pas de contraste plus risible, mais en même temps il n'en est pas de plus désastreux. Car il y a des lois de la vie établies par la nature, et la nature veille avec une sévérité inexorable à exiger le respect-de ses lois; elle est impitoyable pour qui les viole par ignorance ou par mépris; plus dure que la justice humaine, elle a inscrit à chaque page de son code pénal la peine de mort, soit immédiate, soit à courte échéance, et en attendant, la douleur, la maladie, l'impuissance et la tristesse.
�— 20 — Quel service plus réel et plus durable peut-on rendre aux hommes que de leur apprendre, dès le début de leur existence, ce qu'il leur importe à tant de titres de connaître? Une éducation vraiment rationnelle ne doit pas faillir à ce devoir. Notre corps est assurément une merveille d'organisation simple et savante. Mais quelle fragile merveille! que de causes de désordre, d'affaiblissement et de ruine autour de nous, et, ce qui est plus grave, en nous-mêmes! Nous sommes, pour ainsi dire, assiégés de tous côtés par d'innombrables ennemis, qui ne nous accordent ni trêve ni repos, et qui sont déjà maîtres d'une partie de la forteresse. La vie est-elle autre chose que la lutte contre les agents naturels de la décomposition? Le plus souvent, notre plus redoutable ennemi est nous-même. Sans parler des ignorances, des passions, des excès qui justifient ce mot profond d'un ancien, l'homme ne meurt pas, il se tue, n'est-il pas vrai à la lettre, pour nous borner à un exemple saillant, que notre propre respiration nous crée les plus sérieux dangers par la viciation de l'air ? Et ce danger n'est pas immédiatement sensible, il grandit d'instant en instant sans que rien le trahisse visiblement. Pour s'en rendre parfaitement compte, il a fallu attendre jusqu'à la fin du xvme siècle, où le créateur de la chimie, l'immortel Lavoisier, a doté le genre humain de nouveaux moyens d'analyse, de nouvelles garanties de sécurité. Voici quelques chiffres que j'extrais de vos leçons d'hygiène, cher docteur, et que je recommande à nos instituteurs et à nos institutrices comme données pratiques de problèmes d'arithmétique et d'exercices de calcul, indépendamment de leur valeur hygiénique :
�— 21 — « Les altérations de l'air par la respiration consistent f en une diminution d'oxygène, 90 litres par heure ; une • augmentation d'acide carbonique. 12 à 20 litres par heure; une augmentation de vapeur d'eau qui peut aller jusqu'à saturer l'espace. C'est alors que l'eau ruisselle sur les murs. Enfin cette vapeur d'eau entraîne des matières organiques, sous forme de miasmes qui se putréfient rapideÏment(p.l45). » En tenant compte de toutes les causes de viciation de l'air confiné, on arrive à reconnaître qu'il faut à l'homme vivant dans l'intérieur de sa demeure, 10 mètres cubes d'air par heure, ou 240 mètres cubes d'air pur par 21 heures, pour éloigner tout danger de malaise ou de maladie. » Donc une chambre où l'on reste 8 heures, environ le temps du sommeil, dans un espace complètement fermé, devrait avoir une capacité de 80 mètres cubes ; et en supposant, ce qui est le cas le plus fréquent, que la pièce n'eût que 2m,60 d'élévation, elle devrait avoir près de 6 mètres en long et en large (p. 149). » 'Que de fois il arrive que dans le local convenable pour une seule personne s'entasse toute une famille! alors la propreté y est difficilement maintenue par l'encombrement même, par la préparation des aliments, et la maladie ne tarde pas à y créer une nouvelle source de miasmes. C'est un déplorable cercle vicieux qui, à la longue, étiole, appauvrit et déprave même une population, Il n'y a qu'un remède: la diffusion des principes de l'hygiène, la connaissance des lois physiologiques. Tout le reste est impuissant. Placez un enfant dans ce milieu empoisonné, il dépérit à vue d'œil ; l'appétit, le sommeil diminuent de jour en jour, le sang devient de plus en plus impropre à entretenir la vie, et à mesure que le danger
�— 22 — s'aggrave, la force de résistance du patient diminue. Et la pauvre mère ignorante redouble ses soins meurtriers ; elle n'a garde de renouveler l'air, de faire entrer la lumière et la chaleur vivifiantes. La fenêtre est hermétiquement fermée, et les rideaux tirés, pour qu'au fond de l'alcôve le cher malade soit au mieux. Désolée par les progrès rapides du mal, elle invoque le ciel avec ferveur, elle fait brûler des cierges, elle récite son chapelet. Qu'elle est touchante dans son désespoir profond et dans sa naïve confiance ! mais, tranchons le mot, qu'elle est absurde! Eh! bonne mère, laissez là vos cierges et votre chapelet, et ouvrez bien grand la fenêtre, car votre fils- se meurt faute d'air. Comment voulez-vous que le ciel exauce une prière qui, en réalité, devrait se traduire en ces termes dérisoires : Mon Dieu, par mon ignorance, je m'insurge contre les lois que vous avez établies ; suspendez, je vous en prie, en ma faveur l'exécution de vos propres lois. Chaque jour, je fais mourir mon enfant; dé grâce, sauvez-le! Après tout, le vrai coupable, c'est nous, éducateurs, qui perdons un temps précieux à enseigner gravement, des connaissances accessoires et secondaires, qu'il est urgent de faire descendre à leur rang pour laisser la place d'honneur aux notions essentielles à la vie physique, aussi bien qu'à la vie intellectuelle et morale. Comme ils préparent à la société des générations saines de corps et d'esprit, ces grammairiens qui « négligent la pensée et la parole, pour fixer sur l'écriture des mots presque toute l'attention de leurs élèves! » (Le P.Girard.) Nous en sommes restés beaucoup trop au fameux programme du Bourgeois gentilhomme, qui ne tient à étudier ni la morale, ni la physique, parce que l'une l'empêcherait de se mettre à son aise en colère,
�— 23 — m parce qu'il y a dans l'autre trop de tintamarre et de Il'ouillamini; il n'a qu'un désir, il n'éprouve qu'un besoin : Apprenez-moi l'orthographe! Eh! sans doute, apprenons l'orthographe; mais n'en faisons pas la maîtresse du logis, ce n'est qu'une servante. Ne lui abandonnons pas l'éducation de nos enfants : elle Mest pas à la hauteur de la tâche. Elle gaspille les préÉœuses années d'école dans des exercices arides et stériles, »ns de subtiles distinctions, dans de fastidieuses analyses il mots, alors qu'il faudrait faire provision d'idées justes, ql notions exactes, sur nous-mêmes et sur notre rôle en ce monde. Puisque nos élèves auront bientôt à prendre leur piste dans le combat de la vie, armons-les en conséquence. $re nous contentons pas de les prémunir contre les pièges <|ue leur tendent nos règles bizarres du participe passé, de ntème ou de quelque; avertissons-les des dangers bien purement sérieux dans lesquels les jetterait infailliblement Hgnorance des lois de la nature, de leur propre organisation, des prescriptions de l'hygiène. P Qu'ils sachent bien que nous vivons encore plus par les poumons que par l'estomac; que nous avons plus besoin ffair que de nourriture: car de jour, de nuit, pendant la Killc, pendant le sommeil, sans aucune interruption, il »us faut respirer, sous peine de mort. Toutes les cinq ou' ip. heures, nous éprouvons le besoin de manger; c'est quinze à seize fois par minute que nous sommes forcés de distendre nos poumons pour y introduire l'air. En vingtquatre heures, il ne passe pas moins de sept à huit mètres [cubes d'air dans les poumons d'un homme, et l'enfant, dont la respiration est beaucoup plus active, en consomme encore
�— 24 — Et cet air, dont nous avons un besoin si impérieux, si inexorable, il faut qu'il soit aussi pur que possible. Or cette pureté est menacée par bien des causes qui agissent sans bruit. Il importe de démasquer les batteries de ces ennemis invisibles qui conspirent notre perte, d'autant plus qu'il ne nous viendrait pas tout d'abord à l'idée de nous méfier de nos amis et de nos auxiliaires. J'ai déjà parlé de notre meilleur ami, de nous-même; j'ai parlé aussi de la famille. La lampe qui nous éclaire, qui nous réunit autour du foyer domestique, qui permet la saine et fortifiante lecture de la veillée ou le travail industrieux de la mère ; le feu qui nous réchauffe, qui sert à préparer nos aliments; les vêtements qui conservent la chaleur naturelle ; les fleurs qui embellissent le modeste logis, tout cela, c'est une cause incessante de dangers sérieux, si la science ne veille à nos côtés pour nous avertir et nous défendre : car la lampe et le feu s'alimentent aux dépens de l'oxygène qui nous est nécessaire et produisent en échange des ga% délétères. Cette jolie flamme bleue qui s'élève au-dessus du charbon allumé du fourneau mérite particulièrement d'être dénoncée comme un de nos plus terribles ennemis : c'est l'oxyde de carbone, poison violent qui, à la dose d'un centième, fait périr en deux minutes un oiseau ; et la braise, si fort employée dans les ménages, est de tous les combustibles celui qui en produit le plus facilement. Et cette charmante rose, qui se douterait que son parfum peut devenir un poison dangereux? Rien n'est plus exact, cependant, et plus important à connaître par conséquent. En effet, les fleurs, nos auxiliaires pendant le jour, puisqu'elles fabriquent de l'oxygène, nous font concurrence la nuit, absorbent le même gaz que nous, et comme nous exhalent de l'acide carbonique. Il est donc
�— 25 — imprudent de dormir dans une chambre où se trouvent des fleurs : on n'en est pas toujours quitte pour une simple migraine; il y a des exemples d'accidents autrement sérieux. L'hygiène n'est pas moins utile à consulter sur la question des vêtements. Enseignons-la aux jeunes filles qui, jalouses de la guêpe à la fine taille, se mettent à la torture, compriment les organes les plus essentiels du corps, les poumons, le cœur, l'estomac, gênent leurs fonctions, et risquent de détruire ainsi ou de compromettre la santé dont elles ont tant besoin pour les épreuves que la vie leur réserve. Apprenons aux jeunes mères « la folie qu'il y a à vêtir les enfants légèrement. Quel est le père qui, arrivé comme il l'est à sa croissance, n'ayant d'autre besoin physiologique que le remplacement quotidien des tissus, et perdant la chaleur beaucoup moins vite que son enfant, croirait salutaire d'aller jambes nues, bras nus et cou nu? Cependant cette contribution corporelle, devant laquelle il reculerait pour son propre compte, il l'impose à de petites créatures, beaucoup moins en état que lui de la supporter, ou, s'il ne l'impose pas lui-même, il la leur voit imposer par d'autres sans protestation ! Qu'il se souvienne que chaque once de substance nutritive inutilement dépensée pour le maintien de la température du corps, est autant d'enlevé à la nutrition d'où sort le développement corporel, et que, lors même qu'on échappe aux rhumes, aux congestions ou à d'autres maladies, une croissance moindre ou une structure moins parfaite en est le résultat. » M. H. Spencer, à qui j'emprunte cette citation, a tout à fait raison de s'élever contre une mode déraisonnable et cruelle. Mais il est complètement dans le faux, quand il
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�— 26 — laflétrit comme une des « folies inventées par les Français ». La folie, j'accepte le mot, est précisément originaire de la Grande-Bretagne (1). L'alimentation n'a pas moins à gagner à la lumière de l'hygiène. Que d'erreurs, que de préjugés, là encore, il faudrait combattre, au grand profit de la santé et de la force, pour le bonheur des individus et pour la prospérité du pays ! Mais je ne veux toucher qu'un point qui intéresse au plus haut degré l'avenir de la France et son rôle dans le monde. C'est, dans l'hygiène de la première enfance, la question des nourrices. , Le Dr Billaudeau, dans un bon livre d'hygiène populaire, a écrit sur ce douloureux sujet une belle page, dont il y aurait utilité à faire profiter nos futurs pères de famille, nos futures mères de famille. Je la recommande au patriotisme de notre personnel enseignant. S'il s'étonne, au premier abord, qu'à propos de pédagogie je l'entraîne sur ce terrain, un peu de réflexion le convaincra qu'une éducation rationnelle a des exigences autrement vastes que l'insuffisant programme du brevet de capacité pour l'ins^ truction primaire. « Je n'hésite pas à affirmer que la moitié des enfants qui meurent en sevrage chez des nourrices mercenaires, meurent de faim. C'est affreux à dire, mais c'est réel. » Us meurent par insuffisance de nourriture. Cette
(1) Michelet l'attribue à Russell qui, en 1750, <c inventa la mer, je veux dire, la mit à la mode :». Son ouvrage se résume en deux propositions : 1° Il faut boire l'eau de mer ; 2" il faut vêtir très peu l'enfant. « Lé dernier conseil était bien hardi. Tenir l'enfant presque nu sous uri climat humide et variable, c'était se résigner d'avance à sacrifier les faibles. Les forts survécurent, et la race, perpétuée par eux seuls, en fut d'autant mieux relevée. » La Mer, p. 352.
�insuffisance de nourriture résulte ou d'un calcul criminel ou d'une déplorable ignorance. » On évalue généralement à un litre ou un litre et demi le lait que fournit en vingt-quatre heures une femme nourrice : c'est donc à peu près un litre de lait de vache ou de chèvre qu'on devrait donner chaque jour à l'enfant qui lest en sevrage. Acheter de ses deniers une telle quantité de lait! Toutes les nourrices ne poussent pas jusque-là le désintéressement. On en achètera ou la moitié, ou le quart, et l'on fera alors ce qu'on appelle des coupages. » L'eau de gruau, l'eau d'orge ou l'eau naturelle entrent ordinairement pour la plus large part dans ces fades breuvages qu'on fait boire à ces pauvres enfants,' et qui traversent leurs corps sans, pour ainsi dire, s'y arrêter, impuissants à les nourrir, propres tout au plus à étaneher leur soif. » Les coupages sont faits de telle manière que le lait n'y iigure quelquefois que dans les proportions les plus minimes : un verre de lait pour un litre d'eau, ou, comme je l'ai constaté, une seule cuillerée de lait pour un verre de cette même eau. » Avec un tel régime, l'enfant dépérit. Comment en serait-il autrement? Il maigrit, sa figure s'amincit et se couvre de rides, son ventre se ballonne, il boit énormément, mais il rejette la plus grande partie de ses boissons, complètement dépourvues de principes assimilables. » La nourrice s'émeut de cet état de choses. C'est alors qu'elle consulte, qui? L'homme de l'art? rarement. La sagefemme? quelquefois. La voisine? presque toujours. Et voilà ce que dit presque toujours la voisine du haut de sa science : « Ton enfant est échauffé, le lait que tu lui donnes est trop fort, il faut le couper. » Ces conseils s'harmonisent
�— 28 — • trop bien avec ses principes économiques pour qu'elle néglige de les suivre. Elle coupe donc de plus en plus le lait, et elle le coupera tellement qu'il ne sera bientôt plus que de l'eau à peine blanchie. » Ces pauvres victimes de l'ignoranee ou de la cupidité ne tardent pas à succomber. Et combien eussent échappé à la mort, si elles avaient été confiées à des mains moins coupables ou moins inexpérimentées ! » Ces holocaustes d'enfants sont autant de petits assassinats qui passent inaperçus au milieu de nous, à l'ombre de la plus déplorable impunité.... » Mais le cri d'alarme est jeté, les lois violées de l'humanité demandent justice, et les plaintes de la patrie qui se dépeuple ont été enfin entendues. » (Hygiène populaire, p. 402.) Je le répète, si l'école primaire ne sert pas à déraciner ces absurdes préjugés ou à démasquer ces coupables manœuvres, en éclairant les générations nouvelles, elle perd bien gratuitement une partie notable de son utilité. L'occasion ne manque pas pour répandre simplement ces notions dans les écoles de filles. Le jeu de la poupée s'y prête à merveille. L'instituteur qui aime vraiment ses élèves trouvera encore dans l'étude un peu approfondie de l'hygiène des professions le moyen de s'intéresser à leur avenir et de mériter leur durable reconnaissance. Ces enfants vont quitter l'école, et, pris aussitôt par les nécessités de la vie, entrer en apprentissage. Il faut, de concert avec la famille et avec le médecin, leur donner des conseils sur le choix d'une profession. Le travail manuel exerce en effet sur la santé une influence bien différente, suivant qu'il s'accomplit à l'air
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�— 29 — libre ou dans un air confiné, avec ou sans grand développement de forces musculaires, pendant un temps plus ou moins prolongé, selon qu'il exerce certains muscles, exige des positions pénibles ou des attitudes vicieuses, expose aux intempéries de l'air, aux variations de l'atmosphère ou à des émanations malsaines, des poussières dangereuses. « Voilà assurément de grands dangers qui résultent du ftravail. Mais combien ils pourraient être diminués par la [prévoyance et par l'observation des conseils de l'hygiène ! |Un mémoire lu à l'Académie de Médecine prouve que ce le sont pas les professions insalubres, mais les professions aal choisies, mal appropriées à la constitution du travailleur, qui font le plus grand nombre de victimes. Grâce à l'insouciance avec laquelle on choisit une profession, l'ouvrier à poitrine délicate prend sans hésiter un état qui l'expose à des variations brusques de température ou à 'action répétée de poussières irritantes; l'ouvrier débile 3rend une profession manuelle qui exige un grand déploielent de forces. Le peintre et l'ouvrier qui manie le plomb n'observent pas les règles si importantes de la propreté, grâce auxquelles ils éviteraient le contact prolongé des poussières létalliques vénéneuses, et ils diminueraient de beaucoup l'absorption du poison. Beaucoup d'entre eux aggravent §es dangers par les excès alcooliques auxquels ils se livrent, la plupart cédant à l'entraînement de l'exemple, quelquesuns sous l'empire d'un préjugé absurde trop répandu, qui représente l'alcool comme un préservatif de ces influences |fâcheuses, tandis qu'il n'est qu'un danger de plus. » L'instruction populaire, la vulgarisation des notions ïd'hygiène, en éclairant les hommes livrés aux travaux
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�— 30 — manuels, diminueront les chances de maladies qu'ils courent. » Ces sages réflexions que j'emprunteàvos Leçons d'hygiène, cher docteur, me paraissent parfaitement tracer son devoir à l'instituteur. C'est, avant tout, à l'école primaire qu'appartient ce rôle de vulgarisation des notions indispensables à la masse de la population. Le médecin les enseignera à l'école normale, et les élèves, devenus instituteurs, iront j comme autant de missionnaires, répandre dans toutes les communes de France ces connaissances absolument indispensables pour que la vie soit complète, pour qu'elle ne devienne pas, comme dit M. H. Spencer, « une infirmité et un fardeau au lieu d'un bienfait et d'une jouissance, ». pour qu'une bonne santé, enfin, et par ce côté l'hygiène se trouve sœur de la morale, nous permette l'accomplissemenl de tous nos devoirs. La famille est généralement insuffisante pour cette tâche à laquelle les parents n'ont pas été préparés. Comment sauraient-ils ce qu'on ne leur a jamais appris et ce qu'ils n'ont jamais d'eux-mêmes étudié ? Est-ce l'ouvrier, fidèle à « tuer le ver » chaque matin, qui pourra éclairer son fils sur les conditions de la santé ? Est-ce l'ouvrière, imbue de toutes les traditions des commères, qui saura donner à l'éducation physique de ses enfants et à la direction de son ménage des soins raisonnés? Personne n'est donc mieux placé que l'instituteur et l'institutrice pour rendre cet, important service à la société. Il faut que, bien convaincus de cette mission, ils s'y préparent par une étude sérieuse. Les bons livres ne manquenl pas pour acquérir des notions justes et précises. Les Moyens de vivre longtemps, du Dr Saffray, les Causeries du Docteur, de Mme Hippolyte Meunier, notamment, me paraissenl des ouvrages bien appropriés à ce but de vulgarisation et
�— 31 — une préparation à des lectures plus approfondies, comme vos Leçons d'hygiène, votre Hygiène scolaire, les Entretiens familiers sur l'hygiène, et le Dictionnaire de la santé, où ■ le Dr Fonssagrives a réuni, à l'usage des familles et des écoles, tout un trésor de renseignements précis et de sages conseils, dont la lecture est aussi agréable qu'instructive. Il est bien à désirer que nos programmes d'études primaires, refondus et mieux appropriés aux besoins de la vie, exigent de notre personnel enseignant la lecture de ces ouvrages et ménagent une place sérieuse dans l'emploi du temps aux leçons d'hygiène. En attendant cette réforme réclamée par les principes de l'éducation rationnelle, et sans rien toucher à l'organisation actuellement en vigueur, rien n'empêche un instituteur de faire concourir à l'instruction hygiénique de ses élèves tous les exercices prescrits par les règlements. La lecture ne peut-elle, une ou deux fois par semaine, porter spécialement sur l'une ou l'autre des plus essentielles conditions de la santé? Est-il bien difficile de choisir pour la page d'écriture, pour la dictée ou pour la rédaction, un sujet intéressant d'hygiène? Les accidents si fréquents que les journaux portent à la connaissance du public ne peuvent-ils très utilement fournir le texte d'entretiens propres à développer l'esprit dé prévoyance chez les enfants? « Averti, garanti, » disait laconiquement Franklin. Je ne veux pas entrer dans le menu détail de ce qu'il est possible et facile de faire en classe à ce propos. Mais il me souvient avec tristesse que j'ai surpris dernièrement un maître enseignant à ses élèves la distinction des voyelles sur un accouplement monstrueux de mots : le monopole de la hiérarchie !
�— 32 — Pauvres enfants ! N'eût-il pas mieux valu leur donner comme exemples : la propreté de l'habitation, la nécessité de l'hygiène, l'ouverture de la fenêtre, là régularité des repas, l'insalubrité du logement? etc. Un souvenir qui excite encore en moi une douce gaieté, est celui d'une dictée sur l'adjectif. Elle est imprimée et sert peut-être encore. Un peu de publicité et de ridicule est de nature à décourager ces puérilités. « Je n'aime pas dans mes rapports sociaux entendre ces prôneurs de la liberté, se disant d'un certain parti libéral, se proposant comme les principaux auteurs de telle ou telle réforme, et exposant leurs avis doctrinaux comme les points spéciaux d'un changement presque toujours fatal. Ce ramassis de gens immoraux, trouvant tout illégal, n'aimant ni le régime royal, ni le gouvernement impérial, trouvant leurs seuls actes légaux, leurs seuls moyens loyaux, me fatiguent et m'ennuient; et, dussé-je paraître trivial, je leur dirai : Taisez-vous, malheureux originaux; notre gouvernement est établi sur un fondement radical; notre pays est devenu colossal sous le sceptre patriarcal de nos rois et de nos empereurs, et toutes les nations de l'Europe se sont placées sous notre appui patronal. Entourez nos souverains d'un respect filial, et quittez vos manières théâtrales, votre ton paradoxal, si vous ne voulez passer pour des hommes déloyaux et brutaux. Sachez que dé la stabilité ou du renversement des choses actuelles il peut résulter la conservation ou la ruine de vos droits matrimoniaux. » Il est difficile d'imaginer une plus triste politique, et une plus détestable langue. En relisant vos charmantes conférences sur le travail et la santé et sur l'hygiène du foyer, je me mettais à la place d'un de nos maîtres, et je
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notais plus d'un passage pour ma prochaine dictée, sur
l'adjectif notamment : « Après nous être occupés si curieusement des moyens de rendre plus belles et meilleures les races des animaux, ou les plantes utiles et agréables, combien n'est-il pas honteux de négliger totalement la race de l'homme! comme ['il était plus essentiel d'avoir des boeufs grands et forts pie des hommes vigoureux et sains, des pèches bien odorantes ou des tulipes bien tachetées que des citoyens sages,
bons et valides. (BICHAT.) Le travail qui conduit au bien-être matériel et à la grandeur morale est aussi le plus sûr garant de la santé, le la vie longue et heureuse... Un rhume! on serait riliculede se soigner pour une pareille misère ! N'en rions pas (tant. ! Chez l'individu bien robuste, un rhume par hasard peut n'avoir pas de gravité ; quelques bons soins hygiéniques, et tout est dit. Mais s'il y a dans les poumons la ^moindre prédisposition, le moindre germe d'une terrible aladie, ce rhume insignifiant, non soigné, pourra avoir les plus funestes conséquences. » L'hygiène est plus facile à suivre dans l'humble demeure de l'ouvrier que dans le palais du riche. Le moelleux coucher et la table somptueuse, les dîners succulents et les veilles appellent la goutte, les infirmités et une vieillesse prématurée. Vous qui avez une demeure simple, un repas frugal mais sain, une petite journée mais le cœur content, n'enviez rien à l'opulence. » L'hygiène, cette médecine préventive, a une mission plus belle et plus sûre: c'est de prévenir l'homme du danger de tant d'habitudes funestes, c'est de nous apprendre les moyens d'atténuer les périls résultant des maladies héréditaires, d'une alimentation mal réglée, d'une habitation
�- 34 — malsaine, d'un travail excessif ou d'une profession dangereuse » L'air pur et vif des campagnes entretient en santé et en vie l'homme des champs, bien que sa nourriture soit grossière et souvent insuffisante. Il y a en France bien des villages où on ne mange de la viande qu'une fois par an, et pourtant l'homme soumis à ce maigre régime ne s'en porte pas plus mal ; parce que, si la table est mal garnie, si le travail est rude, l'ouvrier trouve dans l'air qu'il respire de quoi réparer largement ses forces. » Sans insister davantage sur les applications pratiques, sur cette alliance que je demande aujourd'hui de l'étude de la langue maternelle avec l'hygiène, comme je la réclamerai bientôt avec la morale, l'économie sociale, les sciences naturelles et môme la politique, je me fie à la sagacité des instituteurs pour trouver dans leur enseignement de chaque jour mille occasions d'apprendre à l'enfant à ne pas gaspiller sa santé, une fois qu'ils seront bien pénétrés de cette vérité, tristement reconnue par Mirabeau à son lit de mort : « Pour faire quelque chose ici-bas, et surtout le bien, la santé est le premier des outils. »
�LETTRE TROISIÈME
A Monsieur Corbon, ancien sculpteur d'ornements, Sénateur.
Monsieur le Sénateur, Vous avez tracé, il y a déjà trente ans, dans un bien
(petit, mais bien précieux volume de la Bibliothèque utile, qui a plus particulièrement mérité son nom ce jour-là, un tableau saisissant des conditions détestables dans lesquelles fait généralement l'apprentissage des divers métiers. 1. n'a mieux que vous, par le simple accent de la sincéTNu rité, réussi à faire toucher du doigt les misères de cette r déplorable organisation du travail, les conséquences fatales d n jqui pèsent sur l'ouvrier, agricole ou industriel, pendant Itoute sa vie professionnelle, et le dommage social qui Irésulte de celle énorme déperdition de forces humaines. Nul n'a mieux que vous aussi trouvé, dans la parfaite .connaissance du sujet, dans un amour ardent et réfléchi du peuple, la cause et le remède d'un mal si grave. ci La cause, c'est que « la science de l'élève de l'homme, considéré comme producteur, est déplorablement négligée; c qu'elle est un secret même pour la plupart des personnes 0 rvouées à la culture des jeunes générations ». Le remède, c'est « d'organiser partout un sérieux enseignement professionnel qui soit à la portée de toute la jeune génération ; c'est que toute école communale primaire doit agrandir le cercle de son enseignement, et devenir, comme la Martinière, école professionnelle ». Le mal, hélas! n'est pas près d'être guéri. Mais l'idée
�— 36 — fait lentement et sûrement son chemin, elle s'impose de plus en plus aux esprits, et le moment semble venu où la théorie entre dans la voie de l'application, où les réformes acceptées et demandées par l'opinion sont prises en main par les pouvoirs publics. Cette espérance n'est pas une illusion. L'éminent administrateur qui, grâce à la générosité du Conseil municipal de Paris, a si puissamment organisé l'enseignement primaire dans les écoles de la ville, M. Gréard, a donné son approbation complète à votre idée, dans un important mémoire auquel je ne pouvais manquer de faire de larges emprunts. Il en a reconnu la justesse, la nécessité, la facilité d'exécution ; il a réglé d'avance les détails pratiques de sa réalisation, et s'il n'avait été placé à la tête de l'académie de Paris, nul doute que la réforme désirée ne lui eût paru assez mûrement étudiée pour être traduite en fait. L'école d'apprentis du boulevard de la Villette, sa création, est un brillant succès qui en présageait d'autres. Sur votre proposition, monsieur le Sénateur, la Commission ministérielle des bâtiments scolaires a été unanime pour inscrire dans le règlement des écoles urbaines la nécessité d'adjoindre aux classes un atelier, où les élèves se familiariseraient avec les principaux outils du travail manuel et commenceraient, par l'éducation de l'oeil et de la main, par l'essai de leurs aptitudes, la préparation sérieuse de leur futur apprentissage. Je n'aurai garde de passer sous silence, parmi ces symptômes consolants de la réalité du progrès, le vote tout récent du Conseil municipal de Paris qui, dans sa séance du 26 décembre 1879, a voté la somme de 30,000 francs pour la création d'ateliers de travail manuel dans les écoles. Ce n'est donc pas le moment dé se décourager, quand
�— 37 — on est à la veille d'atteindre le but. C'est, tout au contraire, l'heure d'un dernier et vigoureux effort pour enlever un succès définitif et traduire les bonnes intentions en réalités vivantes. Je viens de relire, dans cette pensée, votre excellent livre De l'enseignement professionnel, et j'y ai puisé le sujet d'une leçon do pédagogie, dont mes. jeunes auditrices et leurs mères vous savent gré et que votre patronage recommandera aux lecteurs do la Revue. M. Herbert Spencer, dans sa classification rationnelle des principaux genres d'activité qui constituent la vie humaine, et qui ont pour but d'abord la conservation de l'individu, puis l'accomplissement des devoirs envers la famille et la patrie, enfin l'emploi des loisirs, nous a tracé un programme , méthodique d'études qui me satisfait davantage à mesure que je l'approfondis. Je me suis attaché à montrer pourquoi et comment les vérités essentielles de l'hygiène devaient faire partie de toute éducation. J'insisterai aujourd'hui « sur la valeur de ce genre de savoir qui concourt indirectement à la conservation de l'individu en lui fournissant les moyens do gagner sa subsistance. Tout le monde est d'accord sur ce point, et la masse le considère même, trop exclusivement peut-être, comme le but de l'éducation'». Rien de plus sage que cette réserve, line faut pas laisser compromettre une idée juste par l'exagération. II fait bon entendre un philosophe volontiers mis à l'index pour cause de positivisme, de matérialisme, de fatalisme, d'athéisme et d'autres forfaits en isme, protester avec éloquence contre ce qu'il appelle lui-même l'utilitarisme grossier. Défendant l'étude des sciences naturelles contre ces esprits étroits qui trouvent que l'étude désintéressée de la
�— 38 — nature fait perdre du temps et qu'il vaudrait mieux apprendre à l'enfant le calcul pour le préparer aux travaux et aux affaires qui l'attendent dans la vie, M. Spencer fait une déclaration de principes que j'aime à enregistrer : elle ne sera peut-être pas inutile pour me justifier, le mot n'est pas de trop, d'avoir choisi un pareil guide : « Nous regretterions qu'on eût une idée si grossière de ce qui constitue l'éducation, et une conception si étroite de l'utilité... Si les hommes ne doivent être que marchands, que teneurs de livres, s'ils ne doivent avoir d'autres idées que celles qui touchent à leur profession.., alors, en effet, il est inutile d'apprendre autre chose que ce qui peut conduire à remplir la bourse et le grenier. Mais s'il existe des objets plus dignes de notre ambition, si les choses qui nous entourent peuvent servir à d'autres usages qu'à battre monnaie, s'il y a en nous d'autres facultés à exercer que nos appétits sensuels; si les jouissances que procurent les arts, la poésie, la science et la philosophie sont de quelque importance pour notre bonheur, alors il est désirable que l'inclination instinctive que montre tout enfant à observer les beautés de la nature, à étudier ses phénomènes, soit encouragée. » (P. 139.) Ces précautions prises, j'aborde sans crainte mon sujet. A cette question : « Que faut-il apprendre aux enfants?» un personnage de l'antiquité répondit avec bon sens : « Ce qu'ils auront à faire étant hommes. » Eh bien! la masse de nos élèves prendra très certainement sa place dans cette immense armée de travailleurs qui, aux champs ou dans l'atelier, concourent à assurer l'empire de l'homme sur la matière et à donner satisfaction aux besoins divers de la vie. . Qu'on se. place au point de vue de l'ouvrier, au point de
�- 39 I vue de la société, il est évident qu'une mission de la plus haute importance s'impose à l'école, celle de préparer les jeunes générations à remplir de leur mieux le rôle qui leur est destiné. Qui a un métier a une terre, dit fort bien le Bonhomme Richard. Quel service inappréciable pour l'indiIvidu que de lui assurer, pour ainsi dire, le pain de chaque jjjjour, et, avec la sécurité, la moralité et une vie honorable! I Et d'autre part, quels éléments de bien-être et de prospérité [ pour la société, si toutes les aptitudes individuelles étaient parfaitement mises en valeur! « L'enseignement professionnel, écrit M. Michel Chevalier, étant indispensable pour porter la production à ce nouveau point où elle sera plus copieuse, meilleure et plus économique, devient ainsi, , de nos jours, une nécessité publique, un des premiers soins qui doivent occuper l'État. « On s'évertue quelquefois à découvrir une ligne de dc-
I marcation entre l'enseignement général et l'enseignement
| professionnel. Toutes réflexions faites, je pense avec vous, monsieur le Sénateur, qu'il n'est guère possible de marquer le point précis de leur séparation, ou mieux encore, que les deux enseignements sont inséparables. Car « il n'est métier si modeste où il soit de luxe, pour la personne qui l'exerce, do savoir lire, écrire et chiffrer, et la nécessité du savoir croit naturellement en raison de la difficulté des métiers. Toutes les connaissances acquises à l'enfant, à l'adulte, à l'homme lui-même, outre leur utilité générale, peuvent et doivent être considérées comme premiers moyens de sa profession, comme ses instruments intellectuels de travail. En conséquence, renseignement professionnel commence donc bien, pour les ouvriers de la main comme pour ceux de l'esprit, dès qu'ils apprennent à lire, et il ne
�— 40 — finit qu'au temps où le travailleur est parvenu à s'approprier toutes les ressources de sa profession. » La question étant ainsi comprise et posée, l'antagonisme qu'on supposait établi entre l'école et l'atelier disparaît. Il ne s'agit plus de bouleverser nos programmes, de révolutionner notre organisation scolaire, et de remplacer l'étude par le travail manuel. Il s'agit simplement de rendre les leçons de l'école de plus en plus pratiques, de considérer plus attentivement les conditions spéciales du savoir dont les enfants ont besoin, d'exercer plus particulièrement leurs facultés en vue de l'application qu'ils doivent en faire, et enfin d'éveiller leurs aptitudes par une initiation générale au maniement des principaux outils. « Dès aujourd'hui, il faut le reconnaître avec M. Gréard, une part considérable est attribuée, dans l'école, aux moyens de développer le sens pratique des choses de la vie, ainsi qu'à l'éducation de l'œil et de la main, ces deux outils par excellence du travail dans tous les genres d'industrie. » La lecture, tout d'abord, et la bibliothèque scolaire mettent à la disposition de nos élèves les livres les plus propres à vulgariser les premières notions des arts utiles, à donner le goût du travail en glorifiant les ouvriers célèbres et les illustres inventeurs. Tel est bien' le fruit que nos écoliers peuvent retirer de la lecture des ouvrages qui sont inscrits sur le catalogue : la Vie de Franklin, par Mignet; les Mémoires de Franklin; le Savant du foyer, par Figuier; l'Histoire d'une chandelle, par Faraday; l'Histoire d'une maison, par Viollet-le-Duc ; l'Histoire de l'industrie, par Maigne; la France industrielle, par Poiré; les Chemins de ferf par Guillemin; l'Eau, la Houille, par Tissandier; les Confessions d'un ouvrier, par Émile Souvestre ; Self Help,
�— 41 — ar Smiles, etc. Les lecteurs ne sont pas encore aussi nombreux pour ce genre d'ouvrages qu'il serait désirable. La faute en est peut-être au personnel enseignant, qui ne sait pas encore tirer assez parti de ce trésor pour donner de la vie à ses leçons. L'écriture, le calcul surtout, ne sont pas de moins préieux instruments de travail. « J'ai bien souvent pensé, dit avec une grande finesse de enséeetun vrai bonheur d'expression M. Emile Souvestre, que la connaissance de l'arithmétique était leplus grand don qu'un homme peutfaire à un autre homme. L'intelligence est beaucoup, l'amour du travail bien plus, la persévérance encore davantage ; mais, sans l'arithmétique, tout cela est comme un outil qui frappe dans le vide. Celui qui ne compte pas marche au hasard ; avant, il ne sait pas s'il prend la bonne route ; après, il ignore s'il l'a prise. L'arithmétique est, dans les choses d'industrie, comme la conscience dans fies choses d'honnêteté. C'est seulement quand on l'a consultée qu'on peut voir clair et être en repos. » Le dessin, qu'on a appelé la langue de l'industrie, est libéralement mis à la portée de la classe ouvrière, et dans la classe du jour et dans les cours du soir, et l'administration a imprimé une vigoureuse impulsion à cette partie de l'enseignement professionnel en plaçant le dessin au nombre des épreuves obligatoires pour l'examen du certificat, d'études primaires. I] n'y a pas jusqu'à la. gymnastique qui nejoue un rôleutile clans la préparation du futur ouvrier, en augmentant la souplesse et la force dont il aura besoin, quel que soit sonmélier. Reconnaissons enfin que par l'éducation intellectuelle et par les bonnes habitudes morales d'ordre, de discipline, de propreté et d'économie, l'école rend les plus grands services
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�— 42 — à l'enfant, qui ne peut réussir dans aucune carrière sans ces qualités indispensables. . " On ne'pourra donc nous accuser de ne pas rendre justice à cette organisation pédagogique, à laquelle nous avons eu l'honneur de travaillerai nous demandons plus et' mieux, si nous réclamons de nouveaux progrès. Laissons d'ailleurs ce soin à une"voix autorisée entre toutes. « Nous ne ferons pas difficulté de le reconnaître, écrit M. Gréard : sans rien retrancher d'essentiel au programme général de l'école, il n'est pas impossible et il est désirable que l'enseignement soit encore mieux approprié à la destinée spéciale des enfants qui le reçoivent, et que leurs facultés soient plus particulièrement exercées en vue de l'application qu'ils doivent en faire. » Après avoir montré, dans une pénétrante et délicate analyse, comment tous les exercices de la classe peuvent servir, entre les mains d'un maître intelligent et dévoué, à donner les premiers éléments de l'éducation professionnelle ; comment il faut saisir ou faire naître l'occasion .d'indiquer l'origine, les propriétés et les usages de tels ou tels matériaux, sur le plus modeste échantillon apporté par l'enfant pour former peu à peu une sorte de musée technologique, M. Gréard ajoute cette déclaration, qui a dû vous faire tressaillir de joie, monsieur le Sénateur, lorsqu'elle est passée sous vos yeux : « Il y a plus : dans une certaine mesure, on peut directement commencer, dès l'école, l'éducation professionnelle des enfants, sans porter préjudice aux études générales. Ce qui a été fait, sous le nom de cours de taille et d'assemblage, pour développer chez les jeunes filles le goût et l'habitude de la couture, est applicable aux garçons sous la forme à'aleliers de travail manuel. Rien
�— 43 — n'empêche, en effet, qu'un atelier fort simple, muni d'un certain nombre d'étaux et-d'établis, soit organisé dans les écoles, et que les élèves y soient exercés,- en dehors des heures de la journée scolaire, au maniement des outils généraux en usage dans toutes les industries. » Avant d'entrer dans l'exposition plus* détaillée de cette nouvelle organisation, rendons-nous bien compte de ses avantages et de sa nécessité. Il est dans la vie un moment souvent décisif, qui influe sur toute la destinée de l'homme; c'est, au sortir de l'école, le choix d'une profession, l'entrée en apprentissage. En fait, chore triste à constater, c'est le hasard, le plus souvent, qui tranche cette question capitale : car la famille est bien embarrassée, et l'enfant s'ignore lui-même. Ses maîtres, trop exclusivement renfermés dans l'enseignement classique, se sont peu préoccupés de démêler son aptitude professionnelle. A défaut d'une vocation bien arrêtée, ce qui est l'exception, l'enfant ne peut alléguer qu'un goût passager, des ouï-dire de camarades, des rêves de son imagination. « Les métiers dont il parle sont des inconnues pour lui : il n'a rien vu que de loin ; il n'a par conséquent rien essayé. » Supposez installé dans un coin» de l'école le modeste atelier dont nous réclamons avec instance la prompte création, une des principales inconnues du problème sera dégagée et résolue. L'enfant aurait l'occasion etlesmoyens de manifester, par la suite et la durée des diverses épreuves par lesquelles il aurait à passer, son goût pour les travaux de précision et pour les combinaisons géométriques, ou pour les œuvres plus libres et moins déterminées de l'art. Il est bien entendu, comme vous le remarquez fort à propos, que la pensée ne doit venir à personne de faire de
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cette classification un obstacle au libre choix de la profession, ou de renouveler l'expérience phalanstérienne pour l'organisation du travail. 11 s'agit tout simplement de conseils à donner aux familles. Toutes les professions peuvent se ranger en deux grandes catégories correspondant à ces deux genres d'aptitudes, que nous pouvons dénommer la précision et la fantaisie. « Pour nous en tenir aux métiers de la main, nous ferions entrer dans la première catégorie : la charpente, la menuiserie, la taille et l'appareillage des pierres, la grosse et la petite mécanique, la fabrication et l'outillage de précision, et toutes les industries, petites et grandes, qui exigent une certaine dose de connaissances géométriques. — Dans la seconde catégorie, nous ferions entrer toutes les professions qui, comme la bijouterie, l'orfèvrerie, la ciselure, la sculpture d'ornement, la peinture de décor et de lettres, la confection des objets démode, etc., demandent plus à l'imagination et à la fantaisie qu'à des règles positives le secret de leur exercice et de leur perfectionnement. » (Corbon, de l'Enseignement professionnel, p. 15.) Un immense avantage serait ainsi assuré aux individus, aux familles et à la société. Une plus intelligente répartition des enfants dans» les ateliers éviterait ces erreurs déplorables, ces mécomptes cruels, ces pertes de temps et d'activité, ces sacrifices d'argent, ce dégoût du travail, cet amoindrissement des richesses intellectuelles et des forces productives d'un pays, qui sont le résultat très certain du mauvais choix des processions. Il y a là un intérêt social de premier ordre. L'apprentissage, dans ses conditions actuelles, n'est pas seulement abandonné au hasard : il se fait trop tôt. Vous
�— 45 — vous souvenez du cri éloquent d'indignation qu'arracha à M. JulesSimon l'odieuse exploitation de l'enfant : l'Ouvrier de huit ans! C'était une bonne action autant qu'un beau livre. La loi, espérons-le, a réussi à faire cesser cette traite des blancs ; mais l'apprentissage commence encore trop tôt, et cependant-il faut qu'il débute de bonne heure. Il le faut dans l'intérêt des familles pauvres et nombreuses, où le défaut de ressources impose à chacun la nécessité de contribuer le plus vite possible à la subsistance commune ; il e faut dans l'intérêt même de l'enfant, qui doit prendre, dès ses jeunes années, le goût et l'habitude du travail manuel, sans excéder ses forces physiques qu'il importe de ménager, sans négliger son éducation intellectuelle et morale. La solution de ce problème en apparence insoluble et contradictoire ne doit être cherchée, ne peut être trouvée que dans l'introduction du travail manuel à l'école. « C'est ordinairement vers la douzième année qu'on met les enfants on apprentissage : c'est trop tard commencer à les habituer au travail des mains, et c'est trop tôt les exposer aux fâcheuses influences de l'atelier. » (Corbon, p. 128.) Un apprenti de douze à quatorze ans n'est, en général, ni assez fort, ni assez habile pour être chargé d'un travail sérieux. La première année est donc gaspillée en courses, en corvées, souvent en services domestiques. D'instruction professionnelle, il en est peu ou point question pour le pauvre attrape-science, qui est vertement réprimandé de « flâner autour des ouvriers quand sa curiosité légitime le pousse à chercher les secrets du métier. Son intelligence rebutée finit par s'engourdir et s'affaisser. En revanche, il apprend avec une déplorable facilité un jargon grossier, des chansons licencieuses, et il obtient plus vite, au comptoir du marchand de vins ou dans la boutique du marchand de
�— 46 — tabac, une déclaration de « bon zig » qu'on ne pourrait lui délivrer un certificat constatant qu'il sait le premier mot du métier. « De l'aveu de tous, conclurons-nous avec M. Gréard, l'atelier, qui devrait servir à développer toutes les forces de l'enfant, use son corps avant que l'école ait achevé de le former, engourdit son intelligence que l'école avait commencé à éveiller, flétrit son imagination et son cœur, abâtardit en lui l'esprit du métier. Déplorable école de mœurs publiques autant que de mœurs privées, il déprave l'homme dans l'apprenti, le citoyen dans l'ouvrier et ne. forme môme pas l'ouvrier. » (Des écoles d'apprentis.) Donc, gardons les enfants à l'école jusqu'à l'âge de quinze ans, mais habituons-les le plus tôt possible au travail de la main. Vous pensez que dès l'âge de dix ans il est possible d'initier un enfant au maniement de quelques outils. Je le crois aussi, quand je songe au besoin d'activité qui signale les premières années de la vie et au plaisir que jrocure la satisfaction de ce besoin. C'est une affaire de tact, et, sans doute aussi, une difficulté d'organisation dans une école nombreuse; mais nous nous contenterions facilement de voir nos élèves de douze à quinze ans passer à tour de rôle quelques heures dans notre atelier scolaire. Il importe qu'on le sache bien, ce progrès si désirable ne sera que l'application bien tardive du programme tracé en termes un peu vagues, mais avec un sentiment très juste des besoins du peuple, par les premiers législateurs de l'enseignement primaire. On lit dans un projet de décret de septembre 1791 : « On rendra souvent les enfants témoins des travaux champêtres et des ateliers : ils y prendront part autant que leur âge le leur permettra. »
�— 47 — L'alliance des travaux manuéls avec les études intellectuelles serait désirable à tous les degrés de l'enseignement. C'est là une belle et grande question que vous recommandez avec instance à la sollicitude des administrations publiques. La santé, la science et la moralité ne pourraient que gagner à ce que l'équilibre de nos diverses facultés fût mieux conservé, à ce que le cerveau no fût pas surmené, l'intelligence cultivée à outrance au détriment du corps. « Si le candidat à l'École polytechnique, par exemple, était tenu de prouver qu'il sait faire œuvre de ses mains, il ressortirait naturellement de ce fait une heureuse révolution dans le système des études. En alternant le travail de l'esprit et celui des mains, l'intelligence ne serait plus tenue en serre chaude ; elle s'épuiserait beaucoup moins, partant elle tirerait un meilleur parti des connaissances acquises ; et d'autre part, le développement physique se ferait d'autant mieux que le temps du travail intellectuel serait abrégé au profit du travail manuel, qui deviendrait, au moins, une excellente récréation. » (Corbon, p. 183.) Et quelle sécurité, pour la jeunesse lettrée, en cas de revers, en cas de révolution! quelle réhabilitation du travail, enfin, si la science ne dédaignait pas d'apprendre à manier l'outil de l'ouvrier, et quelle autorité nouvelle y puiseraient les ingénieurs et directeurs d'usines, s'ils pouvaient, au besoin, faire preuve de leur habileté manuelle devant leurs subordonnés ! Mais je suis forcé, à regret, d'abandonner ce sujet si intéressant ; aussi bien la question de l'école primaire estelle assez vaste et assez attrayante. Examinons donc les principaux détails d'organisation de la réforme que nous réclamons pour les enfants de la classe ouvrière.
�— 48 — A la campagne, la question présente beaucoup moins de difficultés, puisque les élèves de l'école sont en même temps, dans la famille, occupés aux travaux de la profession agricole. Quelques exercices pratiques d'horticulture et de, jardinage dans le jardin annexé à l'école rurale peuvent, s'ils sont sérieusement exécutés sous la direction d'un maître expérimenté et convaincu, rendre les plus signalés services aux futurs apprentis de la ferme et des champs, en leur faisant comprendre et aimer la noble profession d'ouvrier de la terre. C'est à la ville que la diversité des professions indus, trielles et le grand nombre des élèves paraissent, au premier abord, créer des embarras sérieux, tant pour le choix du personnel enseignant que pour l'installation matérielle. Voyons cependant s'il y a de quoi s'effrayer et reculer, comme en présence d'une utopie irréalisable. « Prenons une école communale de cent élèves pour exemple. Parmi ces cent élèves, il en est une trentaine, les plus jeunes, qu'on peut occuper à manier les outils les plus simples et à faire certains travaux qui ne seraient qu'une manière de développer sans efforts exagérés leurs facultés musculaires. Il ne faudrait pas grande sagacité pour employer de la sorte cette portion des élèves sans qu'elle prît sérieusement le temps du professeur. Il suffirait de la faire guider par un grand élève qu'on investirait d'un peu d'autorité. » Les soixante-dix autres pourraient former deux, trois ou même quatre divisions, venant à différentes heures s'exercer manuellement. » Il faudrait un atelier au moins aussi grand que la classe et, de plus, une cour ou un terrain quelconque. Dans l'atelier, on installerait une forge, avec enclume, marteaux, étaux, limes, etc., c'est-à-dire ce qui est indispensable pour
�confectionner certains simples produits en fer. Il faudrait installer également quelques tours et des établis de menuisier, avec les outils accessoires. » Dans la cour, on aurait quelques blocs de pierre pour es tailler et retailler jusqu'à réduction complète. » (Coron, p. 170.) Quant au personnel enseignant, vous pensez que l'on trouverait facilement des ouvriers doués de ces multiples laplitudes et capables de diriger ces travaux divers. On ne leur confierait du reste ce professorat qu'après des expériences préalables; et si l'on voulait faire de l'enseignement professionnel sur une plus vaste échelle, il faudrait organiser d'abord une sorte d'école normale professionnelle. Permettez-moi de rapprocher de votre projet les propositions en somme assez analogues de M. Gréard. « En dehors des heures réglementaires des classes les enfants, les garçons surtout, qui ne sont point occupés comme les filles au détail de la vie domestique, ont des loisirs dont leurs familles sont souvent embarrassées et que le plus souvent ils n'emploient pas à bien. Ce sont ces loisirs qu'il suffirait de consacrer au travail manuel. Précisons davantage. Les exercices de gymnastique qui suivent la classe du soir se terminent à S heures, et ils n'ont lieu que trois fois par semaine. De 4 à S heures, ou de S à 6 les .jours de gymnastique, les élèves du cours supérieur passeraient à l'atelier, par fractions de vingt, de façon que chacun en suivît les exercices quatre heures au moins par semaine. En outre, l'atelier serait ouvert le jeudi, pendant la partie de la journée laissée disponible par les cours de dessin, en faveur de ceux dont les aptitudes se seraient plus particulièrement signalées. Un contremaître suffirait, dans chaque école, pour diriger cet enseignement. » (L'ensei-
�- 50 — gnement primaire à Paris et dans le département de la Seine de 1867 à 1877, p. 168.) Je prendrai la liberté d'exprimer un simple regret, en approuvant ces sages prescriptions : c'est que le travail manuel n'y soit un peu trop considéré que comme un utile accessoire, et que sa place no soit pas marquée dans l'emploi normal du temps, au même titre que la classe ordinaire. Les travaux do couture, de coupe et d'assemblage n'ontils pas, dans les écoles de filles, déjà conquis leur place légitime parmi les exercices essentiels de l'enseignement primaire ? Quant à la question do l'outillage du petit atelier de l'école, il n'est pas inutile de rassurer les personnes qui craindraient l'encombrement, et la dépense. Pour mon compte, j'ai été vivement frappé et vraiment satisfait des vues nettes et simples qu'un esprit philosophique donne des choses de l'industrie dans les lignes suivantes, où les fondateurs d'écoles professionnelles peuvent puiser une excellente direction : « L'homme, avec des matériaux peu nombreux et à l'aide d'instruments toujours les mêmes, produit des oeuvres d'une variété illimitée. » Le travail industriel peut être rapporté à quelques opérations fondamentales, telles que dresser ou aplanir, ajuster, tourner, etc. » Les matériaux sur lesquels on opère se classent par grandes catégories, supposant des procédés de travail analogues, selon qu'ils sont plus ou moins denses et résistants, sujets ou non à l'action du feu, susceptibles d'être forgés et fondus comme les métaux; fondus seulement, comme le verre, la corne, le caoutchouc; moulés humides comme
�— SI — l'argile; taillés et tranchés, comme le bois et les cuirs; réduits et usés, comme la pierre. » Les types principaux d'outils se rapportent à ces propriétés diverses des matériaux, et on peut les ranger de éme en un petit nombre de groupes. Nous trouverons, ar exemple, le marteau, qui sert à forger, à dresser, à ourber les métaux, à tailler ou piquer la pierre; les outils branchants, haches, ciseaux de toutes sortes, doloires, planes et rabots; les outils servant à diviser, scies de toutes normes et de toutes dimensions ; l'outil essentiel du travail des métaux, la lime, et enfin l'outil universel, le tour. Cherchez un instrument qui ne se rapporte pas à l'un de ces cinq types généraux, vous n'en découvrirez pas... » Il est possible, d'ailleurs, de donner la raison de l'universalité de certains types d'instruments, en examinant la nature des mouvements physiques qu'ils exigent, et l'on arriverait même ainsi à réduire encore le nombre des outils [dont le maniement résume plus ou moins complètement le ravail industriel. Si, ayant quelquefois touché un outil In quelconque, on veut bien en effet se rendre compte des ^conditions de son action, on trouvera qu'il s'agit, au demeurant, de produire un effort musculaire mesuré, contenu, d'une direction définie, le plus souvent rectiligne et régulièrement répété. Cette précision de mouvements une lois acquise avec un rabot, par exemple, peut être utilisée pour la lime, pour la scie, pour tout outil qui fonctionne d'une manière analogue. D'autres outils demandent l'agilité des doigts, quelques-uns des mouvements combinés du pied et de la main, comme le tour ordinaire, ou des deux mains agissant simultanément, comme le tour à l'archet ; mais, dans chaque cas, l'adresse qu'un exercice aura donnée sera applicable à une série d'actions du même
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genre. » (Article de M. Guémied, Revue de l'enseignement professionnel, Ie1' février 1865.) L'enseignement professionnel est sans doute moins nécessaire pour les femmes, dont la vie se passe presque tout entière dans les occupations de l'intérieur. Cependant, comme les nécessités d'une nombreuse famille obligent souvent la mère à chercher au dehors un travail supplémentaire, et qu'à part les grandes casernes de l'industrie qui présentent pour elle de si graves inconvénients, trop peu de carrières s'ouvrent à son activité, il y aurait un intérêt évident à mettre à sa portée des professions qu'elle pourrait exercer sans quitter son domicile, comme les fleurs, les plumes, le cartonnage, etc. D'heureux essais commencés dans le Xe arrondissement par mon collègue, M. de Montmahou, méritent d'être encouragés et surtout imités. Us sont appelés à rendre, à bien peu de frais, de véritables services à la population ouvrière. En résumé, je suis profondément convaincu, et le plus ardent de mes vœux est de pouvoir communiquer cette conviction à mes lecteurs, qu'ouvrir la porte de l'école au travail manuel, ce serait du même coup améliorer l'école et l'atelier, fortifier l'intelligence et la moralité, accroître la richesse du pays par l'éveil des aptitudes et le choix éclairé d'une profession. Je cherche en vain un progrès plus souhaitable pour la France.
IMPRIMERIE . ^
CENTRALE DES CHEMINS DE FER. RUE BERGÈRE,
20,
A PARIS.
— A. CHAIX — 1062-0.
ET C'',
�LETTRE QUATRIÈME
A Monsieur Paul Bert, Professeur à la Faculté des sciences de Paris, et à l'École des hautes études, Député.
Monsieur le Député, Les illustres travaux qui vous ont fait un nom dans la science et que l'Institut a si justement récompensés du grand prix biennal dé 20,000 francs, loin de détourner votre attention de la cause la plus chère à la République, celle de l'Instruction primaire, vous on^âp^Ostraire armé d'une autorité plus incontestable p^oùr^èn-pese^^Sybases, en réformer l'esprit, en élever ie/niveau, en^sl^rer les bienfaits à tous.- C'est en reconnaissance ceAérnijpent service que je vous prie d'agréer, commettra hommage de respectueuse sympathie, cette nte,deste^itre danMaqiJelle, universitaire dévoué de longu\^cU^eet dunlusâjirofond du coeur à l'enseignement du peu^é^j53m_eff^^^'ouvrir plus largement à la science de la nâwer*les portes de l'école primaire, pour en rendre les leçons plus vivantes, plus pratiques et plus fécondes. Si, d'après les prémisses que j'ai posées dans mes lettres précédentes et que je ne laisse pas perdre de vue un seul instant à mon jeune auditoire, l'éducation a pour but de préparer à la vie complète ; si les premières conditions de cette œuvre capitale sont la connaissance des lois essentielles de l'hygiène, qui protège et fortifie la santé, et l'aptitude professionnelle qui crée les ressources et les moyens de subsistance, il en résulte, comme conséquence rigoureuse, LETTRES SUR LA PÉDAGOGIE. 4
�— 34 — que les sciences physiques et naturelles, sans lesquelles l'art de la santé et le travail manuel ne peuvent être qu'empirisme et routine, doivent, dans la mesure où cela est possible et vraiment utile, faire partie de toute éducation aussi élémentaire qu'on veuille la supposer. Laissons aux lycées et collèges, aux facultés leurs cours réguliers, méthodiques, savants. Nos petits écoliers n'ont ni la préparation d'esprit nécessaire pour se livrer à ces hautes études, ni le temps considérable qu'elles réclament. Mais ils ont besoin de ne rester étrangers à aucune de ces grandes conquêtes de la science qui assurent à notre xixe siècle une si belle place dans l'histoire de la civilisation; ils ont besoin d'apprendre à voir, à observer, à comparer, à raisonner; ils ont besoin de savoir admirer, dégagées des formules abstraites et des démonstrations théoriques, les- lois simples et grandioses qui régissenl l'univers, les merveilleuses harmonies dé la nature et let. prodiges non moins étonnants de l'industrie qui étend sans cesse l'empire de l'homme sur le monde; ils ont besoin d'élever leur esprit, d'ennoblir ieurs sentiments, de Se dégager des préjugés ridicules, des superstitions dégradantes et de recevoir cette haute culture religieuse (c'est l'expression même de M. Herbert Spencer) que la science seule peut donner. « Supposons, dit l'éminent philosophe, un auteur qu'on Saluerait tous les jours de louanges exprimées en style pompeux. Supposons que la sagesse, la grandeur, la beauté de ses ouvrages soient le sujet constant des louanges qu'on lui adresserait, supposons que ceux qui louent sans cesse ses œuvres n'en aient jamais vu que la couverture, ne les aient jamais lues, n'aient jamais essayé de les comprendre. De quel prix pourraient être pour nous leurs éloges ? Que
�enserions-nous de leur sincérité? Et pourtant, s'il est ermis de comparer les petites choses aux grandes, voilà icomment l'humanité se conduit en général envers l'univers fet sa cause. Bien pis encore ! non seulement les hommes passent, sans les étudier, à côté de ces choses qu'ils proclafneut merveilleuses, mais ils blâment ceux qui se livrent à l'observation de la nature et les accusent de s'amuser à fees bagatelles. Ce n'est donc pas la science, mais bien l'indifférence pour la science qui est irréligieuse. La dévotion à la science est un culte tacite ; c'est la reconnaissance ,acite de la valeur des choses qu'on étudie, et par impli;ation, de leur cause. Ce n'est pas un hommage fendu implement de bouche, c'est un hommage rendu par les êtes ; ce n'est pas un respect exprimé par des paroles ; 'est un respect prouvé par le sacrifice de son temps, de sa ensée, de son travail... » Ajoutez à ces considérations un autre aspect religieux e la science ; c'est qu'elle seule peut nous donner une juste idée de ce que nous sommes et de nos relations avec les mystères de l'Être. En même temps qu'elle nous montre tout ce qu'on peut savoir, elle nous montre les limites au delà desquelles on ne peut savoir rien. Ce n'est point par les assertions dogmatiques qu'elle enseigne l'impossibilité de comprendre la cause suprême des choses ; mais elle nous Conduit à reconnaître clairement cette impossibilité, en nous faisant toucher, dans toutes les directions, les bornes que nous ne pouvons franchir. Elle nous fait sentir, comme rien autre chose ne peut nous le faire sentir, la faiblesse de l'intelligence humaine en présence de ce qui passe celte [intelligence. Tandis qu'à l'égard des traditions et des autoités humaines, elle a peut-être une attitude fière* cette ttitude est humble devant le voile impénétrable qui lui
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couvre l'Absolu. Sa fierté et son humilité sont aussi justes l'une que l'autre. Le savant sincère, — et par ce nom nous n'entendons pas celui qui ne fait autre chose que calculer des distances, analyserdes composés ou étiqueter des espèces, mais celui qui, à travers des vérités d'ordre supérieur, cherche des vérités pfas hautes, et peut-être la vérité suprême, — le véritable savant, disons-nous, est le seul homme qui sache combien est au-dessus, non pas seulement de la connaissance humaine, mais de toute conception humaine, la puissance universelle dont la Nature, la Vie, la Pensée sont des manifestations. » (De l'éducat. intell., mor. et phys., p. 81-84.) Qu'on se place au point de vue économique comme au point de vue moral et religieux, la conclusion est la même: les vérités capitales de la science sont dues à tous, dans la mesure et sous la forme où elles peuvent concourir à l'éducation générale ;il ne doit pas y avoir là de déshérités. La société est intéressée à la diffusion de ces connaissances essentielles. « Aujourd'hui même, disait Channing parlant avec une éloquence si simple et si vraie de l'élévation des classes ouvrières, après toutes les merveilles d'invention qui fou! honneur à notre siècle, nous nous doutons peu de tous les perfectionnements mécaniques qu'amènerait la propagation des sciences physiques parmi les ouvriers. » (Œuvres sociales, p. 127.) Michelet, démontrant par de solides raisons la nécessité d'un enseignement populaire de l'histoire naturelle, conclut avec autorité: « La richesse et la moralité du monde doubleraient si cet enseignement pouvait devenir universel. » (L'Insecte, p. 383.) Faut-il cependant se laisser entraîner, sous l'impression deces puissantes considérations, jusqu'à sacrifier (M. Spencer
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(semble le faire beaucoup plus qu'il ne le fait en réalité, ■bien qu'il consacre une discussion fort sérieuse à établir ■que la science est le savoir le plus utile) la culture littéraire là la culture scientifique, sous prétexte que jusqu'à ces [derniers temps la seconde était sacrifiée à la première? Non, [sans doute. Je crois la réaction exagérée et funeste, et je me rappelle le mot plaisant et juste de Luther : « L'esprit humain est comme un paysan ivre à cheval : quand on le irelève d'un côté, il retombe de l'autre. » Mais c'est une question que je n'ai point à traiter à fond, [car elle concerne surtout l'enseignement secondaire, et je [dois me borner à déclarer en passant que l'idéal, j'en suis [fermement convaincu, serait d'associer le plus complèteIment possible les études scientifiques et les études littéraires, les sciences et les humanités, un mot admirable dans lequel j'aurais le plus vif regret d'être forcé de ne voir fqu'un préjugé. Ni les sciences toutes seules, ni les lettres [toutes seules ne peuvent constituer une éducation vraiment [libérale, conclut M. Bain, qui réclame cependant pour les [sciences le premier rang, parce que, en définitive, les choses [doivent avoir le pas sur les mots,.
Le domaine des sciences physiques et naturelles est fcmmense. Nous n'avons certes pas la prétention de le faire Iparcourir régulièrement et en détail à l'instituteur primaire jp à ses élèves: Les savants de profession eux-mêmes sont obligés de se cantonner dans un coin déterminé de ce domaine. 11 ne s'agit que de choisir dans le riche trésor des découvertes ces faits simples et sensibles, à la portée de tous, et qui suffisent à faire toucher du doigt quelques-unes des lois générales du monde. Réduite à ces termes, l'étude de l'univers, de la vie dans ses diverses manifestations, est
�— 58 — encore une œuvre de longue haleine, qui exige un travail bien conduit, l'habitude d'observer avec méthode et de se rendre nettement compte des choses, des lectures bien dirigées, des connaissances très sûres et très précises, tout en restant fort élémentaires. Pour se préparer à ce professorat difficile, qui demande du tact, l'absence de toute prétention scientifique, l'art de dire les choses à propos, simplement et avec mesure, de vulgariser les connaissances sans les abaisser, nos instituteurs ne manquent pas de bons guides, qu'ils doivent se rendre familiers par un fréquent commerce. Je voudrais voir dans la bibliothèque de tout maître notamment la conférence de M. Maurice Girard sur l'enseignement des sciences physiques et naturelles dans les écoles primaires, laScience élémentaire de M. Fabre, les Premières Notions de météorologie et de physique du globe de M. Félix Hément, la Petite Astronomie descriptive de M. Flammarion, la Petite Physique de M. Devic, la Physique et la Chimie des champs de M. le Dr Saffray, etc. J'ai trouvé dans ces divers ouvrages, non seulement les connaissances qu'il importe de répandre, mais surtout la méthode familière, la juste mesure, les faits frappants et le ton simple qui conviennent à l'enseignement populaire. J'espère en donner la preuve par cette leçon, dont ils m'ont fourni à peu près tous les-éléments. Quels horizons nouveaux se découvrent à l'esprit le moins cultivé qui reçoit quelques notions d'astronomie ! Quel sentiment de l'infini ne s'éveille pas en lui à la pensée de cet océan sans rivage et sans fond que sillonnent les astres! Cette terre qui nous porte, qui paraît immobile, accomplit en réalité le plus fantastique voyage dans les espaces célestes : elle tourne autour du soleil à la distance
�— 59 — prodigieuse de 38 millions de lieues. De pareils chiffres ne disent que peu de chose à l'imagination de l'enfant. Rendez-les sensibles par des comparaisons. Dites-lui qu'un train express partant de la terre, ne s'arrêtant ni jour ni nuit, n'arriverait au soleil qu'après 300 ans et plus, et que, pour profiter -d'un billet d'aller et de retour, il ne faudrait pas moins de six siècles! ou encore qu'un boulet de canon, malgré la rapidité de sa course, n'atteindrait l'astre qu'au bout de 10 années ! Ces rapprochements aident à concevoir quelque idée de cette effrayante distance et de l'immensité de l'orbite (300 millions de kilomètres) que décrit la terre en 365 jours, avec une vitesse vertigineuse et cependant insensible de 27,000 lieues à l'heure ! Et que sont ces chiffres en présence de ceux que fournit le calcul des astronomes pour les planètes les plus lointaines du système solaire? Uranus, à 700 millions de lieues du soleil, accomplit sa révolution en 84 de nos années terrestres! Neptune est à 1,100 millions de lieues! Il lui faut 165 ans pour faire son tour autour du soleil. Les saisons y durent 41 ans! Les étrennes, si on en donne dans ces régions obscures et glacées, ne reviennent que tous les 165 ans I Quelle impression sublime ne fait pas sur nous l'admirable spectacle du ciel étoilé, une fois que nous avons entrevu quelques-unes de ces données astronomiques, lorsqu'on nous apprend surtout qu'en dehors de ce système solaire qui nous semble si grandiose, chaque étoile est elle-même le soleil d'autres systèmes aussi vastes, à des distances tellement inimaginables que la lumière, qui parcourt 80,000 lieues par seconde, met des centaines d'années pour parvenir jusqu'à nous !
�Les révélations de la géologie, bien qu'elles soient loin de pouvoir au même degré éveiller l'idée et le sentiment de l'infini, n'en sont pas cependant moins la sourcé de saisissantes émotions; car elles nous intéressent plus personnellement. Quelle merveilleuse restauration du passé dramatique de notre planète la science a su tirer de la simple considération des diverses couches terrestres! On a fait dire aux montagnes, en comptant le plus ou moins grand nombre de leurs couches sédimentaires, leur âge relatif. Le Jura a été obligé d'avouer qu'il était plus vieux que les Pyrénées, et les Pyrénées de convenir qu'elles étaient plus vieilles que les Alpes. L'examen de ces couches a prouvé que les unes ont été déposées au sein des eaux, les autres ont fait éruption du sein de la terre à la surface, en flots de feu qui se sont depuis refroidis et solidifiés pour former, par une série-de gigantesques soulèvements, la charpente des principales chaînes de montagnes, Dans les couches sédimentaires, les fossiles, compris enfin depuis Bernard Palissy, nous ont raconté toutes les phases par lesquelles a passé la vie. Témoins des nombreux bouleversements du globe (D'Orbigny comptait vingt-sept créations différentes!), ils ont été interrogés avec un art admirable par les géologues. Ces témoins sont cependant quelquefois bien mutilés : ce ne sont souvent que des débris fort incomplets, quelques os, quelques dents. Grâce au génie de l'illustre Cuvier et aux lois de l'anatomie comparée, la science a pu reconstituer avec précision ces grandes espèces animales, jadis la terreur des eaux et des terres; notamment l'ichthyosaure, ce reptile de 10 mètres de longueur, avec ses longues mâchoires garnies de 180 dents ; coniques, avec des yeux plus gros que la tête d'un homme ; le mégalosaure, ou grand lézard, long de 22 mètres; le
�mammouth, monstrueux éléphant haut de S à 6 mètres, dont les défenses recourbées avaient près de 4 mètres de long! Tout cela a disparu successivement, et à mesure que la scène changeait, l'animalité et la végétation étaient représentées par des espèces plus nombreuses et plus richement organisées. Voilà, si l'on peut donner au moyen de projections un curieux spectacle en môme temps qu'une intéressante leçon, de bien beaux sujets de conférences populaires. Ce qui est plus facile, surtout lorsque se réalisera le vœu, récemment exprimé par M. Foncin, recteur de l'académie de Douai, à la rentrée des. facultés (Journal général de l'instruction -publique, 10 janvier 1880), de voir les professeurs des trois ordres primaire, secondaire et supérieur se rendre fraternellement des services mutuels, c'est de se procurer quelques-unes de ces coquilles fossiles qui nous sont parvenues en si grande abondance, et d'en faire en classe le sujet d'un entretien socratique, d'une lecture, d'une dictée. Le passage suivant, emprunté à la Géologie de M. Fabre, fera bien comprendre le double profit que l'on peut tirer de ce genre d'exercices, à la fois comme savoir et comme discipline intellectuelle. N'oublions jamais, en pédagogie, ces deux points de vue. « A l'état vivant, un grand nombre de coquilles sont ornées les unes de plis lamelleux, de crêtes dentelées, de fines et régulières stries ; les autres de piquants, de menus aiguillons. Tous ces détails d'élégante ornementation sont d'une grande délicatesse; le moindre choc les brise, le frottement sur le sable de la plage les efface. L&j&qçjï elle-même est mise en morceaux si l'élan delaJVajjue^j^ ù ? heurte sur le roc. Or presque toujours les coç même dans les roches les plus dures, néite ^Montrent,
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admirablement conservés, les moindres traits de leur structure, si compliquée, si fragile qu'elle soit : piquants, lamelles, aiguillons, crénelures, stries, tout s'y retrouve, sans altération aucune. Une conséquence1 de haut intérêt (essayez de la faire trouver par les élèves eux-mêmes en les guidant) se dégage immédiatement de cette seule observation. Ces coquillages ne sont pas venus d'ailleurs, ils n'ont pas été roulés, entraînés par des courants, qui non seulement auraient détruit toute ornementation superficielle, mais encore auraient fait de ces coquilles des débris informes. Les mollusques dont elles sont les restes ont donc vécu à la place même où ces coquilles se trouvent aujourd'hui ; ils y ont vécu paisiblement, et leurs dépouilles, à la mort de l'animal, ont été enveloppées par une vase fine qui s'est durcie plus tard en roc et les a conservées intactes dans la masse compacte. Ils y ont vécu en outre, pendant très longtemps, d'innombrables générations succédant à d'autres générations : car l'épaisseur de la roche où les coquilles sont superposées d'après leur ordre d'antiquité se mesure par centaines et par milliers de mètres. Ce qu'il a fallu de siècles de tranquillité pour produire de pareils entassements est impossible à dire. » (P. 176). Ce serait assez pour une première fois. Je laisserai aux élèves le temps de bien se rendre maîtres de ces déductions ; puis, reprenant mes coquilles, j'en tirerai de nouveaux témoignages sur les siècles passés. « Parmi les mollusques, les uns.peu nombreux en espèces, habitent les eaux douces ; les autres, en plus grande abondance, ont pour demeure les mers. Nos fossés, nos lacs, nos étangs regorgent en particulier de limnées, de planorbes et de paludines, qui n'ont pas de représentants dans les mers ; les mers à leur tour ont d'innombrables espèces totalement
�— 63 — étrangères aux eaux douces; tels sont, par exemple, les murex, hérissés de piquants, et les huîtres, les moules, Dans les vases des fossés s'amassent des coquilles de planorbes et de humées ; dans les dépôts sous-marins s'entassent les huîtres et les murex. Or, dans beaucoup de localités, la roche, sans rien présenter de spécial dans sa nature chimique, est pétrie de coquilles de planorbes, de limnées et autres espèces des eaux douces. A ce signe seul on reconnaît que la roche a été déposée au fond d'une nappe d'eau douce, notamment au fond, d'un lac devenu aujourd'hui terre ferme. En d'autres points, incomparablement plus répandus, la roche ne renferme que des coquilles marines, Sa formation est donc due aux dépôts de la mer. Si quelque part un mélange se présente de coquilles marines et de coquilles d'eau douce, c'est la marque de l'embouchure d'un cours d'eau, apportant à la mer, pendant ses crues, les dépouilles de ses propres mollusques.» (P. 177, ) Enfin, je crois que la considération suivante pourrait utilement être réservée pour un dernier exercice. La raison de cette citation prolongée, c'est mon désir de montrer par la pratique aux instituteurs comment ils doivent eux-^ mêmes conserver des extraits de leurs lectures pour renouveler chaque année leur enseignement, et en élever le niveau. « Ce ne sont pas seulement les plaines, les terrains bas qui* dans leurs assises, nous montrent des coquilles marines fossiles ; on les trouve aussi, et souvent très abondantes^ jusque dans la roche des plus hautes cimes. Le niveau des océans ne pouvant changer, parce que la masse des eaux est invariable, ce ne peut être la mer qui aurait laissé à ces grandes hauteurs les traces de son séjour ; puis se serait abaissée au niveau actuel, car il y aurait alors à se demander
�— 64 — ce qu'est devenue l'immense quantité d'eau disparue par un semblable retrai t. Si 1 a mer n'a pas pu s'élever à la cime des montagnes pour y laisser ses coquilles fossiles, c'est donc la terre elle-même qui, d'abord inférieure au niveau des eaux, a reçu les sédiments des mers auxquelles elle servait de lit, puis s'est soulevée,emportant avec elle les preuves évidentes des dislocations et changements du relief, qui des profondeurs océaniques ont fait terre ferme et chaînes de montagnes.» (P. 178.) Quel vaste champ d'intéressantes études, quelle source de plaisirs élevés nous ouvrent encore la zoologie et la botanique, la physique et la chimie, toujours, bien entendu, en les réduisant à ces notions élémentaires qu'il est désirable de faire peu à peu entrer par l'école dans le sens commun des nouvelles générations. Je me bornerai à jeter un coup d'oeil rapide et sommaire sur les nombreuses et belles questions d'un pareil programme. L'organisation et la physiologie de l'homme et des animaux, la digestion, la circulation, la respiration, le squelette, les muscles, le système nerveux, les sens doivent avoir pour tout homme un intérêt particulier. « C'est trop souvent, dit Channing parlant aux ouvriers de Boston en 1840, par notre imprudence que la maladie et les infirmités nous atteignent; la science y porterait remède. Quand le peuple connaîtra comment est fait le corps humain, quand il comprendra que la maladie n'est pas un accident, mais qu'elle a des causes fixes qu'on peut souvent détourner, alors on verra disparaître une grande somme de souffrances, de besoins, et par conséquent d'abaissement intellectuel. » (De l'élévation des classes ouvrières, p. 170.) Et quelle utilité n'y aurait-il pas à mieux distinguer parmi les ani-
�mauxnos alliés et nos ennemis, à ne pas tuer stupidement les petits oiseaux qui dévorentles insectes, la chouette qui mange plus de souris que le chat, et ne dérobe rien dans notre cuisine, le crapaud qui nettoie nos jardins, la libellule, la cicindèle, le carabe, ces véritables gardes champêtres ! que dire des applications récentes de la zoologie au bien-être de l'homme, de cette industrie nouvelle qui a nom Pisciculture? «On peut faire de l'Océan une fabrique immense de vivres, un laboratoire de subsistances plus productif que la terre elle-même; fertiliser tout: mers, fleuves, rivières, étangs. On ne cultivait que la terre: voici venir l'art de cultiver les eaux... Entendez-vous, nations! » ( Cité par Michelet, la Mer, p. 331. ) Quelle charmante et salutaire étude que la botanique, qui appelle l'enfant au grand air des champs, et qui, suivant la gracieuse expression d'une femme distinguée, * utilise cette classe ouverte et libre, où la page est une prairie, où la leçon est une fleur, où le devoir est un fruit mûr ! » (MmeHipp. Meunier, Entretiens familiers sur la Botanique.) Les merveilleuses harmonies que l'on peut alors remarquer entre les animaux et les plantes sont de nature à frapper vivement l'esprit, à exciter un profond sentiment d'admiration. Pour n'en citer qir^un exemple, le plus saillant il est vrai, l'animal vicie perpétuellement l'air par l'acide carbonique qu»il exhale, et la plante travaille sans relâche à rétablir la pureté de l'air en décomposant l'acide carbonique pour mettre en liberté l'oxygène et s'assimiler le carbone. Voilà un grand et redoutable problème résolu de la façon la plus simple et la plus élégante. La physique et la chimie; enfin, par leurs découvertes
�— 66 — et leurs applications, méritent au plus haut degré d'attirer l'attention de tous sur les phénomènes qu'elles étudient, l'une la pesanteur, la chaleur, le son, l'électricité, le magnétisme, la lumière ; l'autre la composition intime des corps. « La partie des sciences physiques qui s'occupe de formuler les lois de la chaleur, nous a enseigné la manière d'économiser le combustible dans de nombreuses industries ■ comment on augmente lé produit des hauts-fourneaux en substituant l'air chaud à l'air froid ; comment on ventile les mines; comment on prévient les explosions par l'usage de la lampe de sûreté ; et comment enfin, au moyen du thermomètre, on règle l'application d'une foule de procédés. Une autre section de la science, qui a pour objet l'étude des phénomènes de la lumière, donne des yeux au vieillard et au myope ; aide par le microscope à découvrir les maladies ou les sophistications, en même temps qu'elle prévient les naufrages par l'usage des phares perfectionnés, Les découvertes en électricité et en magnétisme ont sauvé un nombre incalculable d'existences et de richesses par la boussole; elles sont venues au secours de plusieurs arts par l'électrotypie ; et maintenant elles ont fourni dans le télégraphe un agent qui, dans l'avenir, réglera les transactions commerciales et développera les relations politiques. » (M. H. Spencer, De l'éducation, p. 32.) N'est-il pas merveilleux de voir la chimie, indépendamment de ses nombreuses applications à toutes les industries, ramener à quatre corps simples constitutifs, le carbone, l'hydrogène, l'oxygène et l'azote, toute substance d'origine animale ou d'origine végétale, et expliquer par des proportions très variées l'inépuisable richesse de la nature vivante, y compris l'homme? « Dé l'eau et du carbone,
�— 67 — dit très bien le Saffray, font voler sur les rails la locomotive; de l'eau et du carbone font bondir l'artère et gonfler la poitrine de l'homme; mais il faut une autre substance pour rebâtir, molécule à molécule, atome par atome, chaque membre, chaque organe, chaque tissu, chaque cellule, à mesure de leur désintégration : cette substance, c'est l'azote. Avec de l'eau, du carbone et. de l'azote, on alimente la machine humaine et l'on assure sa durée. » (La Chimie des champs, p. 178.) Mais je me hâte de mettre un terme à ce coup d'œil d'ensemble jeté sur les sciences physiques et naturelles. Il est si facile et- si peu compromettant d'esquisser dans son cabinet de magnifiques programmes. Allons de suite à l'école, et pour prévenir des objections qui n'ont pas de fondement, que j'exige des instituteurs un savoir encyclopédique, que le budget de la commune ou de l'État ne suffira pas pour tous ces cabinets de physique et de chimie et ces collections, que les pauvres élèves sont déjà surchargés de leçons, etc., etc., voyons à l'œuvre un instituteur qui entrerait dans nos idées. Avec quel soin il ne négligera aucune occasion d'attirer l'attention de ses élèves sur les faits1 au milieu desquels ils vivent, sans jamais les remarquer, soit à l'école, soit dans leur famille et qui, malgré leur vulgarité, n'en sont pas moins, tous sans exception, l'application et l'interprétation de quelque loi naturelle ! Et comme il lui faudra ensuite peu d'imagination, lorsque l'observation directe fera défaut, pour combiner, sans frais et sans grand appareil, de petites expériences, très concluantes, malgré leur extrême simplicité ! Occupons-nous d'abord de l'observation. Je m'attacherai surtout à signaler des faits extrêmement communs, parce Dr
�— 68 — que je les crois précisément les meilleurs pour le but que nous nous proposons : La différence de coloration que présentent les feuilles extérieures et le cœur de la salade, ce n'est rien moins qu'une leçon de chimie, d'horticulture et d'hygiène sur l'action vitale de la lumière. Pourquoi la cuisinière prend-elle une cuiller en bois et non en métal, pour tourner le ragoût qui demande une longue cuisson? (Conductibilité des corps par la chaleur.) Et le lait dans la casserole placée sur le feu ne nous donne-t-il pas trop souvent, au détriment du déjeuner du matin, une démonstration de la dilatation produite par l'élévation de la température ? On ne s'étonnera donc plus de voir le charron, pour mieux ajuster le cercle de fer qui entoure la roue, chauffer presque au rouge le cercle qu'il n'a pas fait à dessein assez grand, mais que la dilatation agrandit, puis qui, rétréci par le refroidissement, arrive à serrer fortement le bois. Qu'est-ce que cette buée légère qui se dépose l'été sur la carafe d'eau fraîche, sinon le phénomène de la rosée pris sur le fait et ramené à une condensation de vapeur produite par l'abaissement de la température La soupe vient d'être trempée, la soupière est sur la table avec son couvercle. Faites attention aux petites gouttelettes qui tapissent tout le fond du couvercle, et il vous sera facile de comprendre ce que c'est que la distillation. Vous frappez un verre de cristal : il rend un son, qui s'arrête aussitôt que vous posez la main sur le verre. Pascal, à l'âge de huit ans, y trouva la théorie des vibrations comme cause de la production du son. Approchez
�— 69 — délicatement du verre une lame de couteau, ou une boule de sureau suspendue à un fil. Les frémissements de la lame et les secousses de la boule vous rendront très sensibles à l'œil et à l'oreille ces vibrations. Regardez attentivement une cuiller dans un verre rempli d'eau, et vous y verrez très nettement la réfraction des rayons lumineux. Levez le verre au-dessus de vos yeux, vous serez témoins de la réflexion totale sur la surface de l'eau devenue un miroir. La cafetière qui chante sur le feu et lance de petits nuages de vapeur qui font incessamment tressaillir le couvercle, c'est déjà, pour les yeux d'un Papin ou d'un Stephenson, la machine à vapeur en germe avec son incomparable puissance. Avez-vous regardé avec curiosité le soufflet et le jeu des soupapes qui laissent entrer l'air sur les côtés, mais ne le laissent sortir que par le tuyau placé à l'extrémité? c'est, en somme, le principe du mécanisme des pompes. Est-il bien difficile, en venant à l'école, de jeter un coup d'oeil interrogateur sur l'étalage du boucher ou du tripier, et de se donner à soi-même gratuitement une excellente leçon d'anatomie ? Ici est suspendu à un croc un animal entr'ouvert qui vous offre le spectacle de l'intérieur de la poitrine et de l'abdomen avec la séparation du diaphragme; là sont exposés les organes intérieurs, le cœur, les poumons avec la trachée artère, le foie, la cervelle. Est-ce que tout cela n'est pas plus vrai que les images des livres, et serons-nous assez ennemis de nous-mêmes pour fermer les yeux devant ces vérités lumineuses d'une conquête si aisée ? Vous mangez de la viande bouillie : eh ! mon ami, tout en mangeant, regardez donc, je vous prie, ces faisceaux
�■ >* 70 — de fibres musculaires qui constituent la chair et qui sont, par leur extension ou leur contraction, les organes du mouvement. Si vous voyez apprêter un poulet pour votre repas, ne le laissez pas vider sans examiner les divers organes qu'on en retire ; priez que l'on nettoie devant vous le gésier afin de constater vous-même la présence de ces cailloux et de ces morceaux de verre qui, chez ces animaux, remplissent dans l'estomac l'office des dents pour broyer le grain. Et quand le moment sera venu de vous régaler de cette chair savoureuse, dorée à point par une savante cuisson, pensez aussi à regarder les os des membres, leurs articulations, les vertèbres du cou, etc. Est-ce que vous n'avez pas constaté par votre propre pouls la marche du sang sous la pression du tissu élastique des artères, et, en posant la tête sur la poitrine d'un camarade, le mouvement régulier du cœur dont on entend très distinctement le bruit? E'élevage de quelques vers à soie vous rendra témoin des curieuses métamorphoses des insectes, Sans multiplier davantage ces exemples dont la liste pourrait être longue, je puis conclure sur ce premier point : sans aucun doute, l'enfant qui aurait été ainsi exercé par un maître dévoué, curieux et instruit à regarder autour de lui et à se rendre compte des faits, sortirait de l'école, non seulement avec un bagage très, respectable de données exactes, puisées dans la nature elle-même, et non apprises dans les livres, mais surtout avec le goût et l'habitude de l'observation : ce qui le mettrait parfaitement à même de continuer par ses propres recherches son instruction personnelle et, qui sait? le conduirait parfois à quelque découverte originale.
�— 71 — Arrivons maintenant à la partie en apparence plus difficile de l'expérimentation.. Vous voulez constater la résistance de l'air. Laissez tomber une feuille de papier : elle ne touche le sol qu'après une série de descentes obliques à droite et à gauche, ou en spirale. Froissez-la maintenant et faites-en une boule : elle tombe tout droit à terre. Son poids a-t-il changé ? Non, mais sa surface beaucoup diminuée offre bien moins prise à la résistance de l'air. Laissez tomber séparément, mais en même temps, une pièce de monnaie et une rondelle de papier de même superficie : la pièce est arrivée bien avant; mettez la rondelle sur la pièce, elles arrivent cette fois ensemble, la pièce s'étant chargée de frayer le chemin à sa compagne. Voici, pour varier l'expérience, des appareils plus compliqués, mais ne craignez rien ; ils ne sont pas dispendieux : un seau et une carafe feront l'affaire. Essayez d'enfoncer, la tête en bas, dans le seau rempli d'eau la carafe vide, c'est-à-dire simplement pleine d'air. Vous verrez l'air emprisonné empêcher l'eau d'y pénétrer. ~Maintenant remplissez d'eau la carafe et soulevez-la, toujours la tête en bas, sans que le goulot dépasse le niveau de l'eau dans le seau. L'eau ne s'écoulera pas de la carafe, parce qu'elle y est maintenue par la pression de l'air extérieur. Ou bien encore, pour prouver plus évidemment le même fait, remplissez un verre d'eau, appliquez exactement dessus une feuille de papier, puis ; avec quelque précaution, en maintenant la feuille avec la paume de la main, retournez le verre; à votre grande surprise, l'eau restera en quelque sorte suspendue, la pression de l'atmosphère l'empêchant de s'écouler.
�— 72 — Ne vous êtes-vous jamais amusé à boire dans un verre avec un chalumeau? qu'est-ce à dire? La succion retire l'air dans le haut du tube ; alors la pression de l'air s'exerce sur la surface du liquide et le fait monter dans le chalumeau. Qui est-ce qui n'a pas pendu à ses lèvres, au bout de sa langue, ou même à un doigt, un porte-plume creux ou une petite fiole en aspirant l'air ? C'est encore la même loi qu'on fait servir à son amusement. Avez-vous vu mettre en perce un tonneau? Le robinet est en place. Néanmoins le vin ne coulera que lorsqu'une petite ouverture pratiquée sur le haut du tonneau laissera agir la pression de l'air sur le liquide. Avec un verre de lampe et un morceau de verre suffisant pour le fermer à sa partie inférieure, la pression exercée de bas en haut par les liquides sera rendue évidente et même mesurée. Plongeons notre appareil improvisé dans l'eau, le morceau de verre maintenu par la poussée du liquide, ne tombera qu'au moment où, en versant de l'eau dans le verre de lampe, j'atteindrai le niveau extérieur. La pression de haut en bas que je viens d'exercer ainsi, me donne donc la juste mesure de celle qu'il fallait démontrer. Une simple bougie allumée va nous livrer, grâce à l'esprit ingénieux de Franklin, une idée assez nette de la formation du vent. Soit à la fenêtre d'une pièce, soit à la porte entre deux pièces, présentez successivement la bougie en haut, au milieu, en bas. La flamme, par son inclinaison en dedans ou en dehors, ou par son immobilité, vous indiquera d'une manière sensible que le courant d'air chaud se dirige à l'extérieur dans la partie la plus élevée qu'en bas le courant d'air froid pénètre à l'intérieur, et qu'entre ces deux extrêmes, il y a équilibre.
�— 73 — La constatation de la production d'oxygène par les plantes peut s'opérer sans grande difficulté. Dans un bocal plein d'eau introduisez un rameau garni de feuilles vertes et exposez le tout aux rayons du soleil. Des bulles de gaz vont bientôt se dégager dans le fond du bocal qui a été fermé et renversé. Recueillez ce gaz, et plongez-y une allumette éteinte qui présente encore quelque point en ignition. La flamme vive qui se produira aussitôt vous attestera la présence de l'oxygène. Avec une cloche à fromage nous pouvons nous convaincre que l'air est indispensable à la vie des animaux, et à la combustion. Un bout de bougie allumé s'éteindra rapidement sous la cloche, dès que l'oxygène contenu dans l'air sera consumé. Un oiseau placé dans les mêmes conditions manifestera bientôt une vive souffrance et finira par tomber. N'attendez pas longtemps et rendez-lui l'air vivifiant. Le mort ressuscitera et reprendra sa volée. Prenez un verre et de l'eau de chaux filtrée, plongez-y un chalumeau ou un tube de verre et soufflez. Peu à peu l'eau se troublera sous l'influence de l'acide carbonique que nous exhalons, et du carbonate de chaux se déposera au fond. Si vous tenez à être témoin du renversement des images par suite du croisement des rayons, percez une carte avec une épingle. Placez à la hauteur du trou d'un côté une bougie allumée, de l'autre une feuille de papier, vous verrez sur cet écran la flamme renversée. Avec une cuvette, encore un de ces instruments coûteux! et un sou, nous allons rendre sensible le phénomène de la réfraction. Le sou est au fond de la cuvette, près du bord le plus voisin de vous. Éloignez-vous un peu et restez à l'endroit où vous venez de cesser de le voir. Si on verse de
�— U l'eau dans la cuvette, la pièce de monnaie va vous apparaître de nouveau, le rayon brisé ayant pu parvenir à votre œil. Il est inutile de vous inviter à distraire ou à vexer vos camarades, en lançant soit au plafond, soit dans leurs yeux les rayons solaires à l'aide d'un petit miroir : vous êtes trop forts en catoptrique et savez fort bien calculer l'angle d'incidence et l'angle de réflexion. Passez-moi un bâton de cire à cacheter, un morceau de laine pour le frotter et quelques petits corps légers, une petite balle de sureau suspendue, et je vous donnerai une idée des phénomènes essentiels de l'électricité. Plus simplement avec une bande double de papier assez solide pour être vivement frotté sur une étoffe de laine après avoir été chauffé, je vous ferai tirer des étincelles électriques très visibles dans l'obscurité et dont le crépitement est très distinct. 11 y a un phénomène très important pour expliquer le fait capital, en physiologie, de l'absorption, qui fait voir ce qui se passe dans les poumons, dans l'estomac, et rend compte du passage des liquides nutritifs dans le sang, autant dire de la vie elle-même : c'est l'endosmose, ou le transport des liquides à travers une membrane, le plus fluide allant rejoindre le plus visqueux. Ce phénomène, qui est, pour ainsi dire, la clef de toute notre existence, est intéressant à constater. Je vous propose, avec M. Fabre, de prendre la vessie natatoire d'un poisson, de la percer d'une ouverture pour y fixer un tube en verre de petit calibre, puis de remplir la vessie d'eau gommée, et enfin de pldngér cet appareil économique dans un verre d'eau pure. Comme vous saurez bien, quand vous l'aurez vu de vos yeux, que l'eau pure va se mélanger, à travers la mem-
�— (3 — brane avec l'eau gommée ! la preuve, c'est que le liquide s'élève dans le tube, etc., etc. Si quelque chose peut nous stimuler à entrer dans cette voie féconde de rénovation de l'enseignement primaire, c'est la connaissance de ce qui se fait déjà à l'étranger, notamment dans les écoles primaires de Wurtemberg, où depuis 1864 l'enseignement de la physique est obligatoire. C'est au dévouement éclairé de M. Bopp, professeur à Stuttgard, que le mérite de ce progrès doit être reporté. M. Buisson lui a consacré, dans son rapport sur l'Exposition universelle de Vienne, deux pages excellentes, sur lesquelles j'appelle spécialement les méditations des instituteurs, des directeurs d'écoles normales et des inspecteurs primaires. Ce serait un bien fécond sujet d'entretien pour les conférences pédagogiques : « Depuis quelques années, les instituteurs doivent suivre, chaque été, à Stuttgard, à tour de rôle, pendant les vacances, Un cours spécial de quelques semaines dans le laboratoire de M. Bopp, où ils apprennent non seulement à faire les expériences de physique et de chimie et à enseigner d'une façon populaire les deux sciences, mais aussi, ce qui est capital; à fabriquer eux-mêmes et à réparer tout le petit matériel dont ils auront besoin dans l'école. » La marche qu'on suit dans cet enseignement ne peut convenir qu'à un enseignement élémentaire. L'instituteur commence par apprendre aux enfants les diverses manières de s'orienter ; c'est à la fois le début de la gjéographië et celui de la physique. Après qu'ils ont parcouru tous les procédés naturels, connus des anciens, il leur parle de là boussole, et la leur montre; il n'a pas de peine à les y intéresser et à leur en faire saisir l'importance. Il arrive ainsi
�— 76 — sans peine à éveiller en eux le désir de connaître la cause de phénomènes si curieux. Et c'est par cet exposé attachant, saisissant, que le maître commence son cours sommaire de physique. Du magnétismeil passe à l'électricité des machines d'abord, des piles ensuite. » Mais c'est ici qu'il a fallu s'ingénier à éviter les dépenses. Il n'est pas question de donner à l'école primaire une machine électrique, d'abord à cause du prix, et puis parce qu'il faut éviter tous les appareils avec lesquels on est tenté de s'amuser. M. Bopp se contente donc d'un bâton . de verre, d'un bâton de cire d'Espagne et d'un électrophore en caoutchouc vulcanisé, qui, après quelques coups de la peau de chat, suffira, amplement pour charger la bouteille de Leyde : ajoutez-y un petit électroscope très sensible, et cependant construit de façon à pouvoir être impunément maltraité. Même simplification avec des détails plus ingénieux encore pour l'électricité des courants. Un seul élément galvanique suffit ; deux plaques de cuivre ou de zinc plongent dans le liquide et sont réunies à leur sommet par un petit morceau de bois d'un centimètre d'épaisseur dans lequel sont percés deux trous où s'insèrent les deux bouts d'un circuit mobile. Au milieu de ce morceau de bois s'élève une pointe en acier sur laquelle on peut placer immédiatement l'aiguille aimantée, ce qui permet de montrer l'application des lois d'OErsted. Cette pile économique est assez forte pour faire brûler un fil de fer. Expériences et leçons n'ont qu'un but : c'est de rendre possible une explication très sommaire des phénomènes de la foudre, du paratonnerre, et surtout celle du télégraphe électrique. Un tableau mural très clair explique avec tout le détail nécessaire l'appareil de correspondance télégraphique ; et, d'ailleurs, si le gouvernement ne fournit, pas à chaque école un
�— 77 — petit modèle de télégraphe, les instituteurs, en sortant du. cours normal de Stuttgard, savent s'en fabriquer un qui est construit très simplement et qui peut fonctionner dans la classe. » On procède de la même façon pour l'étude de la lumière, de la chaleur, pour l'explication des instruments que tout le monde doit connaître : baromètre, thermomètre, pompes, presse hydraulique, machine à vapeur. » M. Bopp n'a pas perdu de vue un seul instant le caractère que doit garder cet enseignement tout élémentaire et tout pratique, sous peine d'être déplacé et plus nuisible qu'utile. C'est pour cela, par exemple, qu'il rejette à la fin des cours les chapitres qui en sont le début dans les cours d'enseignement secondaire; encore les traite-t-il d'une façon toute concrète. Ainsi, pour expliquer le levier, on a une barre de bois de la longueur d'un mètre, divisée en décimètres et centimètres, placée devant les élèves et suspendue par le milieu, de façon à y pouvoir faire glisser différents poids mobiles, depuis le gramme jusqu'au kilogramme. De la sorte l'explication sommaire des lois du levier devient l'objet d'une démonstration sensible au lieu de nécessiter des théories abstraites. On n'a pas besoin de ■ balance, puisqu'on en Obtient une en donnant au levier des bras égaux ; mais on a un pendule qui bat la seconde, un système de poulies, de moufles, enfin une série de tableaux représentant la machine pneumatique, les pompes, la locomotive, l'usine à gaz, etc. Ces huit tableaux très soignés et ce petit cabinet de physique d'une trentaine de pièces, avec deux petits manuels excellents pour guider le maître dans l'enseignement, sont fournis aux écoles primaires wurtembergeoises pour le prix de 60 à 75 francs. » La collection analogue pour la chimie, qui coûte moitié
.LETTRES SUR LA PEDAGOGIE.
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�— 78 — moins, n'est pas encore obligatoire; elle s'introduira cependant peu à peu avec la collection de physique. » (P. 217 et 218.) En Amérique, dans l'État de l'Ohio, la ville de Cleveland a organisé avec un plein succès, grâce à l'intelligente initiative d'un professeur distingué, M. Hotze, un enseignement élémentaire des sciences physiques et naturelles jusque dans les classes élémentaires. M. Buisson, qui a assisté à quelques entretiens sur la physique, raconte ainsi ce qu'il a vu et entendu. C'est une excellente leçon de choses, qui dénote un merveilleux sens pédagogique ; « M. Hotze annonce aux enfants (10 à 12 ans) qu'il va leur parler d'une sorte de pierre merveilleuse qu'on trouve dans certains pays et qui rend des services extraordinaires, qui permet, par exemple, de retrouver son chemin en quelque lieu qu'on soit, etc. Cette pierre, la voilà. Il leur montre un aimant naturel et leur permet de le toucher. Il est convenu qu'ils vont bien l'examiner et qu'à mesure qu'ils remarqueront quelque chose d'intéressant, un d'entre eux ira l'écrire au tableau noir. Il place alors sur une table devant eux l'aimant et l'approche successivement de divers objets en fer et en acier, de limaille, d'aiguilles, etc. Et quand ils ont bien regardé, il leur demande si l'on ne pourrait pas déjà aller écrire quelque chose au tableau* Sans trop de peine, on pourrait presque dire de lui-même, un élève y va et écrit cette proposition que toute la classe, interrogée, trouve exacte:
% 4° L'aimant attire le fer.
» Le professeur invite ensuite les élèves à regarder vers quel endroit se fixe la limaille de fer, et il les amène en quelques minutes à aller écrire au tableau.;
�— 79 — » 2° L'aimant attire surtout par ses extrémités. » Puis il leur montre l'aimant et divers barreaux aimantés suspendus librement, et leur demande si tous ces barreaux, après quelques oscillations, s'arrêtent toujours dans là: même direction. On reconnaît que oui. Quelle est cette dW rection ? En regardant le soleil, on reconnaît que c'est le nord. Donc on peut encore écrire cette troisième phrase, exprimant un nouveau fait constaté : » 3" L'aimant suspendu en liberté se dirige toujours vrers le nord. » Suivent quelques explications sur la boussole et son histoire. Même procédé pour faire découvrir, comme quatrième loi, l'attraction et la répulsion des aimants. Toute cette première leçon s'est faite sans employer aucun autre mot technique que celui d'aimant. » Les enfants paraissaient ravis, pas un n'avait perdu du regard une seule expérience ; plusieurs avaient fait de petites questions spontanées dans le cours de la leçon. » ( Rapport sur l'instruction primaire à l'Exposition universelle de Philadelphie 4876, p. 338. ) Voilà dans quel esprit et avec quelle méthode nos élèves des écoles normales devraient être instruits et exercés à enseigner, pour que leurs études scientifiques fussent appropriées à l'enseignement qu'ils auront mission de donner à l'école primaire. Quelle vie nouvelle une pareille réforme, en somme assez facile à réaliser, donnerait aux études ! quelle impulsion elle imprimerait à l'intelligence de la nation tout entière ! quel intérêt prendraient à des leçons vivantes et pleines d'attrait nos jeunes élèves, dont l'imagi-
�— 80 — nation aime tant le merveilleux! Qu'est-ce que les contes de fées à côté de l'inépuisable fécondité de la nature ? La fameuse citrouille d'où Gendrillon voit sortir un carrosse, des chevaux et des laquais, ne ferait-elle pas triste figure auprès du plus petit grain de chènevis, si l'on savait montrer tout ce qui en sort, le fil et les cordages, la toile et les voiles de vaisseau, le papier, le livre et le journal, c'est-à-dire les deux principaux éléments de la civilisation ?
�LETTRE CINQUIÈME
A Monsieur Paul Janet, membre de l'Institut, Professeur de philosophie à la Facidté des lettres de Paris.
Monsieur et cher maître, Quel est le savoir le plus utile, se demande M. Herbert Spencer, une fois qu'on à pourvu suffisamment, par l'hygiène, l'enseignement professionnel, l'étude élémentaire des sciences physiques.et naturelles, à la conservation de l'industrie? La réponse ne peut être douteuse pour personne : c'est la connaissance de nos devoirs de famille. Cette importante question s'impose donc d'elle-même au programme d'éducation rationnelle dont j'ai entrepris de tracer l'esquisse dans mon cours de. pédagogie. Je ne puis l'aborder sans dire hautement combien je suis redevable à l'auteur du beau livre la Famille et de ces excellents traités de morale ou d'histoire de la philosophie dans lesquels le penseur, l'écrivain et le sage, se prêtant mutuellement appui, donnent à l'enseignement du maître un accent tout particulier de conviction et d'autorité. La famille, pour l'individu comme pour la société, ce n'est rien moins que la condition indispensable de l'existence, de la moralité, de la dignité, et par suite de la force et du bonheur. Elle a sa raison d'être dans la faiblesse et l'impuissance primitives de l'individu. Tandis que, chez les animaux, la plupart des petits se suffisent promptement, quelquefois même presque aussitôt leur naissance, l'enfant
•' "* " 5.
�— 82 — reste plusieurs années absolument incapable de vivre par lui-même. Faut-il, comme Pline l'ancien, se plaindre et s'indigner que la nature nous ait traités en marâtre, et ait réservé ses faveurs maternelles pour l'animal? Non certes ; car notre infériorité passagère est largement compensée par l'immense bienfait de la famille. Notre faiblesse physique, intellectuelle et morale réclame des soins assidus et forme entre les époux, entre les parents et les enfants ces liens étroitement serrés, ces affections qui sont le charme et le soutien de la vie. L'humanité seule a le privilège d'être élevée à cette grande école de dévouement, d'énergie morale, d'obéissance, de respect, de reconnaissance. La pratique des vertus domestiques est la meilleure préparation à la vie, la plus efficace initiation aux devoirs sociaux. Dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, la famille est donc le fondement même de la société, et la société ne vaut que ce que vaut la famille. Là où le foyer domestique est respecté, elle est constituée sur des bases solides et peut compter sur l'avenir. Là où il cesse d'être en honneur, elle tombe en décadence, et sa corruption, de quelque brillant vernis qu'elle se dissimule, la précipite vers sa ruine. Aussi ne peut-on s'expliquer l'erreur étrange du divin Platon qui, dans une pensée assurément patriotique et généreuse, mais fausse en tous points, a proposé la suppression de la famille. Il s'est imaginé que cette petite société, sorte d'égoïsme à plusieurs, faisait tort à la grande société; et qu'il vaudrait bien mieux, aussitôt la naissance des enfants, les enlever à leurs parents et les remettre aux soins de l'Etat. On ne peut d'une façon plus regrettable méconnaître les sentiments du cœur humain, et, sous prétexte de les épurer et de les ennoblir, leur porter
�— 88 — un coup mortel. Que dirait-on d'un architecte qui, trouvant un temple trop petit, s'aviserait de l'agrandir en supprimant les colonnes?L'édifice deviendrait en effet plus vaste,,., s'il ne s'écroulait pas tout d'abord, A notre époque, appelée non sans raison le siècle des ouvriers, cette question de la famille a une importance capitale. Tant que l'ouvrier n'aura pas un foyer domestique, tout ce qu'on imaginera pour l'amélioration de son sort restera peu utile ou même se tournera contre lui. L'extension de la grande industrie, l'agglomération des travailleurs des deux sexes dans de vastes manufactures, n'ont-elles pas, comme par une sorte de rançon dont tout progrès doit être acheté, porté une atteinte assez grave à la famille? Que devient l'intérieur de l'ouvrier, si le mari et la femme sont tous les deux pris par la vie de l'atelier, si l'ouvrière reste étrangère aux soins du ménage, faute de connaissances et faute de temps (1) ? C'est l'un des plus graves problèmes que notre société actuelle ait à résoudre . « Le plus sûr moyen de triompher du paupérisme, dit M. Jules Simon, serait d'habituer les ouvriers à la vie de famille. Quand après une journée de fatigue ils n'ont pas d'autre perspective que l'hospitalité banale d'un cabaret et d'un garni, leur condition est vraiment cruelle ; tout change, si en revenant le soir ils sont sûrs de retrouver au logis des cœurs aimants, des
(1) « Ces pauvres créatures, que l'on a envoyées dès l'âge de huit ans à la fabrique, et qui ne savent faire autre chose au monde que présenter le coton à la carde ou rattacher un fil rompu, sont incapables de tenir un ménage, et bien plus incapables encore de rendre une maison agréable. Beaucoup ne savent pas coudre, de sorte qu'il faut que tout le monde autour d'elles soit en haillons. Elles n'ont aucune notion de la cuisine, parce qu'on néglige presque partout dans les écoles de descendre à un enseignement si peu relevé. » (Jules Simon, l'Ouvrière, p. 403.)
�— 84 — soins attentifs, ce bonheur sérieux et solide que la famille seule peut donner et dont rien ne compense la privation. Ce retour aux habitudes et aux vertus domestiques est le rêve , l'espoir de tous ceux qui aiment les ouvriers ; mais comment le réaliser ? comment lutter contre l'influence des manufactures qui ne cessent d'enrégimenter les enfants et les femmes?... C'est en vivant dans son intérieur, en préférant le bonheur domestique à tous les ruineux et dégradants plaisirs du cabaret, qu'un ouvrier triomphe de la sévérité de sa condition, et c'est à le rendre capable de soutenir et de conduire une famille qu'il faut faire servir toutes les forces de la bienfaisance publique et privée. » (L'Ouvrière, p. 304 et 310.) Il serait donc bien surprenant et bien déplorable que dans un système d'éducation on n'attachât pas la plus haute importance à préparer la jeunesse à Pemplir ses devoirs de famille. L'école peut-elle servir d'une manière plus efficace les intérêts de l'individu et de la société? Voyons dans quelle mesure il est possible et convenable, en respectant l'innocence de l'enfant et sans exciter prématurément la curiosité de la vie, non de traiter à fond et avec méthode ces délicates questions (le plus âgé de nos élèves a quinze ans au plus !), mais de leur en faire du moins pressentir la gravité, l'intérêt et la grandeur. Commençons par distinguer les divers rôles que nous avons successivement à remplir et les devoirs différents qui y correspondent. La famille est tout d'abord constituée par l'engagement solennel que prennent l'homme et la femme d'associer tous les moments de leur existence, dans la bonne] et dans la mauvaise fortunej dans la santé et dans la maladie, dans
�la jeunesse et dans la vieillesse, pour transmettre, avec la viô qu'ils ont reçue, les traditions, les sentiments, les principes, les connaissances qui composent la civilisation d'un pays. Moment unique, où tout s'embellit d'un merveilleux éclat, où la beauté et la tendresse semblent atteindre l'idéal du bonheur, mais où la passion n'est si enchanteresse que pour nous décider plus facilement à l'accomplissement des austères devoirs de la famille. A la naissance du premier enfant, deux situations nouvelles sont créées : les époux sont devenus père et mère ; là surtout commence leur grave responsabilité et leur rude tâche, et pour la faible créature qui débute dans la vie s'amasse chaque jour la dette sacrée de reconnaissance qu'elle aura plus tard à payer. Si la famille s'accroît, une nouvelle série de devoirs, ceux des enfants entre eux, est aussitôt constituée. L'éducation doit nous préparer à remplir convenablement ces quatre rôles bien distincts, ou il faut renoncer à la définition acceptée de son objet et de son but : préparer à la vie complète. Or, il n'est que trop évident que l'école actuelle ne satisfait pas à toutes ces obligations. Nos maîtres nous ont bien parlé de nos devoirs envers nos parents : obéissance, amour, respect, reconnaissance, soutien et assistance quand l'âge ne leur permettra plus de subvenir à leurs besoins. Et ils ont eu bien raison de commencer par là notre éducation, car l'enfant ne saura jamais assez, tant qu'il n'aura pas été soumis lui-même aux épreuves de la paternité ou de la maternité, tout ce qu'il a coûté d'affection, de dévouement et de sacrifices. On nous a également entretenus de nos devoirs envers nos frères et nos sœurs. Rien de plus naturel, rien de
�— 86 plus propre à maintenir l'union dans la famille, à nous faire aimer davantage ceux qui doivent être nos premiers amis, Mais une délicatesse, à mon avis, mal placée a fait géné^ ralement écarter toute une série de considérations de la plus haute importance : d'où il résulte une très regrettable lacune dans l'éducation : « Si, par aventure, dit très spirituellement M. Herbert Spencer, aucun autre vestige de notre civilisation qu'un tas de nos livres classiques, ou bien une liasse de nos compositions de collège, n'arrivait à la postérité, représentons-nous l'étonnement d'un antiquaire de l'avenir, en voyant que rien n'indique, dans ces papiers et dans ces livres, que les élèves qui s'en servaient dussent jamais avoir d'enfants. — Bon! dirait-il, cela devait être un cours d'études pour les célibataires. Je vois qu'on y portait son attention sur beaucoup de choses..., mais je ne trouve dans tout cela aucune allusion à l'art d'élever les enfants. Ces gens-là n'eussent pu être assez dénués de sens pour rester étrangers à un sujet qui implique la plus grave des responsabilités. Donc, évidemment, ceci était le cours d'études d'un de leurs ordres monastiques. » (De l'Éducation, p. 40.) Les livres et les cahiers de nos écoles primaires confirmeraient le raisonnement du clairvoyant antiquaire. Et il y a longtemps que cette pruderie existe, à en juger par une anecdote qui fait beaucoup d'honneur au bon sens de Mme de Maintenon. Sous prétexte de modestie et de. perfection, les dames de Saint-Cyr, comme beaucoup de religieuses, n'osaient prononcer le mot de mariage. « Une petite demoiselle s'arrêta avec moi quand je voulus lui faire dire combien il y avait de sacrements, ne voulant pas nommer
�— 87 — le mariage ; elle se mit à rire, et me dit qu'on ne le nommait point dans le couvent dont elle sortait ! Quoi ! un sacrement institué par Jésus-Christ, qu'il a honoré de sa présence, dont les apôtres détaillent les obligations, et qu'il faut apprendre à nos filles, ne pourra pas être nommé? Voilà ce qui rend ridicule l'éducation des couvents ! » Ne sentez-vous pas, en effet, ce qu'il y a de réellement indécent au fond dans ce rire de la petite fille? Quelle idée encore mal démêlée sans doute; mais risible pourtant, a-t-onlaissé concevoir à cette naïve imagination? Sous prétexte de respecter son innocence, on a maladroitement, par le mystère et le silence, donné carrière à une curiosité maU saine, et qui, n'étant ni dirigée ni satisfaite, met précisé^ment en danger cette innocence si mal gardée. Ah! elle n'aurait pas songé à rire, la petite demoiselle, si une institutrice judicieuse et grave avait su quelquefois trouver naturellement l'occasion de lui représenter le mariage comme l'un des actes les plus graves et les plus sérieux de la vie, surtout pour la femme, à qui il impose, avec ses joies et ses consolations, de cruelles épreuves, de constants sacrifices, de perpétuelles préoccupations. Dira-t-on que les enfants de l'école sont trop jeunes pour que ce sujet d'entretien trouve jamais sa place légitime et opportune dans l'enseignement? Évidemment, chaque chose doit venir en son temps, et il faut tenir compte de l'âge de nos élèves; il faut surtout rester fidèle à l'admirable précepte du poète païen qui a dit : Le plus grand respect est dû à l'enfance. Mais je ne puis m'empêcher dé remarquer que ces questions, on les traite devant de jeunes enfants ailleurs qu'à l'école, soit dans la famille, soit au catéchisme, et pas toujours comme il conviendrait de le
�— 88 — faire. Là, ce sont des conversations souvent trop peu réservées; ici, parfois de mystiques éloges de la virginité exaltée aux dépens de l'union conjugale, ou encore de violentes attaques contre le mariage établi par la loi civile et flétri comme un concubinage légal. L'école a donc le devoir de réparer, de prévenir le mal que l'immoralité ou l'esprit de secte font à la pensée et au cœur "de l'enfant; elle a notamment le devoir de réagir contre un enseignement partial et de défendre la société civile et laïque contre les empiétements de la société ecclésiastique. Il n'est pas admissible que l'enfance soit élevée, sans protestation, dans le mépris des institutions du pays et des conquêtes de la Révolution. C'est à l'instituteur à les maintenir hautement, et sans autre polémique que d'opposer clairement le principe moderne au préjugé ancien. Le catholicisme compte le mariage parmi les sacrements : c'est l'affaire des catholiques, et nul ne songe à leur dénier le droit de consacrer par une cérémonie religieuse un contrat déjà consenti devant le représentant de la loi. Mais comment la logique permet-elle de voir là le caractère essentiel du mariage ? L'État, qui n'a pas à connaître des religions, ne peut tenir compte que de l'acte civil qui crée la famille; le reste ne le regarde pas, et il exige que l'intervention du ministre du culte ne commence qu'après l'accomplissement des formalités du Code civil. Voilà la vérité et le bon sens, qui triomphera de toutes les résistances encore violentes en paroles, mais, heureusement, impuissantes en fait, qu'opposent à l'œuvre légitime du progrès les défenseurs d'un passé également condamné par la raison et par la justice. On n'est pas peu surpris ; mais la surprise cède vite la .place à l'indignation, quand on apprend que jusqu'en 1787
�— 89 -lès protestants ne pouvaient contracter mariage, par la raison très logique, mais parfaitement absurde, que le mariage, étant un sacrement, ne peut être reçu que parles catholiques! Et il leur fallait, ou mentir en cachant leur religion, ou se résigner à vivre en état de concubinage et n'avoir pas d'enfaats légitimes ! C'est sur la proposition de Lafayette, appuyé par Tévêque de Langres, la Luzerne (le nom de ce prélat éclairé est digne de mémoire), que l'état civil fut rendu aux protestants, et le parlement enregistra l'édit de Louis XVI, le 19 janvier 1788, malgré les réclamations des évêques présents à Paris. Ces faits intéressants, qui constatent la marche lente, mais sûre, du progrès, n'occupent pas dans nos histoires élémentaires la place qu'ils méritent. Une bataille de moins, et une réforme déplus, dirais-je volontiers aux auteurs de livres classiques et au personnel enseignant de nos écoles. Je conseille d'achever la démonstration sur ce point par un simple rapprochement de chiffres fournis par Ja statistique : sur les 1,300,000,000 d'habitants qui peuplent la surface de la terre, on ne compte que 190,000,000 de catholiques, soit 1/7 environ; d'où il résulterait logiquement qu'une personne sur sept pourrait recevoir le sacrement du mariage! Croyez-vous vraiment que Dieu ait pu ainsi arranger les choses, et refuser à six de ces créatures ce qu'il accordait à une seule? Il y a là une réfutation par l'absurde qui ne paraît pas admettre de réplique. Le droit et le devoir de traiter ces questions à l'école ne peuvent donc être contestés. Il ne s'agit plus que d'y apporter beaucoup de mesure et de tact, de gravité, d'élévation, de dévouement aux intérêts les plus précieux de la jeunesse. Est-ce trop présumer des forces intelîccLETTRES SUR LA PÉDAGOGIE.
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�— 90 — uelles et de la valeur morale de notre personnel que de e croire à la hauteur de cette belle mission? Nos instituteurs t nos institutrices, qui sont, pour la plus grande partie, à a tête d'une iamille, ont toute l'expérience nécessaire our entreprendre une oeuvre qui importe au bonheur ocial. Napoléon disait un jour à Mme Campan : « Les anciens systèmes d'éducation ne valent rien. Que mauque-t-il aux jeunes personnes pour être bien élevées en France?— Des mères, répondit M™ Campan. — Ce mot frappa l'empereur: Eh bien ! dit-il, voilà tout un système d'éducation : il faut, Madame, que vous fassiez des mères qui sachent élever leurs enfants. » Or, quel autre moyen de réaliser cet excellent programme que d'élever libéralement les jeunes filles en vue de leur rôle futur, de les préserver de ces écarts d'imagination qui leur feraient rêver dans le mariage une vie d'indépendance ou de plaisirs mondains et de passion romanesque, et de les pénétrer de cette idée que des devoirs sérieux les attendent. Alors seulement elles s'engageront dans cette nouvelle carrière avec réflexion, et non plus seulement pour échapper à l'autorité de leurs parents, ou par l'attrait d'une brillante toilette', ou sur la première impulsion d'un sentiment mal éprouvé. Elles comprendront que les devoirs du mariage précèdent le mariage lui-même dans le choix réfléchi de l'époux. Il ne s'agit de rien moins que d'une association pour la vie. Si le choix est heureux, c'est le bonheur assuré autant que nous pouvons l'espérer ; mais si l'on se trompe, on se prépare une existence si affreuse que le mot du bouffon de Shakespeare ne semble plus exagéré: « Bénie soit une bonne pendaison qui préserve d'un mauvais mariage ! » Sans faire fi des avantages extérieurs, comme la
�— 91 — beauté, la richesse, le nom, le titre ou la position, habituons de loin nos futurs époux à cette idée que ce qui importe dans la détermination de notre choix, ce sont les qualités solides de l'esprit et du cœur, l'égalité de caractère, la conformité de pensées et de goûts, les sentiments nobles et généreux. En grandissant, ils en apprendront davantage à mesure de leurs besoins ; mais ne sera-ce rien que d'avoir gravé dans leur conscience un grand principe moral, dont l'influence peut être si décisive dans la vie? Notre silence habituel sur ces matières est encore plus complet, mais tout aussi peu raisonnable, quand il s'agit de l'événement qui met la joie dans la famille, la naissance d'un enfant. L'heure de la délivrance de la pauvre mère est arrivée: on écarte avec soin les frères et les sœurs, comme si les cris de la patiente ne devaient pas produire une profonde et durable impression sur les enfants et leur laisser le souvenir salutaire des douloureuses épreuves de la maternité. Elle n'eût pas ri au mot de mariage, la petite élève de Mme de Maintenon, si ce mot eût rappelé à sa pensée les angoisses de sa mère ; mais on fait un mystère des lois de la nature, alors même qu'on les proclame l'œuvre sage du Créateur ! ou, pis encore, on s'imagine qu'on aura raison de la curiosité enfantine par des explications puériles : on trouve les enfants sous des feuilles de chou ! c'est le bon Dieu qui les envoie, etc. Une petite logicienne de 6 à 7 ans ne manqua pas de s'étonner que les pauvres eussent une si nombreuse famille. Il est vrai qu'ils vont peut-être trop souvent au marché aux choux; mais, à coup sûr, le bon Dieu n'y pense pas d'envoyer tant de bouches à nourrir là où la bourse est petite et la cuisine maigre !
�En qualité de père et de grand-père, adorant l'innocence de l'enfant, mais ne confondant pas l'innocence avec la sotte simplicité, et croyant avec Molière qu'être bête n'est pas le meilleur moyen d'être honnête, j'ai demandé à mon auditoire la permission de lui lire, en présence des mères et des institutrices, une page admirable où le P. Girard aborde la question franchement, honnêtement, et la traite avec un tact merveilleux, sans fausse pudeur, sans avoir la pensée de rougir des œuvres de Dieu. Je ne saurais trop recommander à nos maîtres de méditer cette belle leçon, où le respect de la vérité et le respect de l'enfant s'allient dans de si étonnantes proportions : c'est une mère qui cause avec son fils âgé de 7 à 8 ans sur l'origine des animaux :
CHARLES. —
Je viens de voir au poulailler une chose admi-
rable. Qu'as-tu vu do surprenant? Toutes les coques des œufs brisées et de jolis petits poulets bougeant autour de leur mère, la belle poule jaune. L'un d'eux traînait encore une partie de sa coque après lui.
LA MÈRE. — CHARLES. — . LA MÈRE . — Le pauvre petit prisonnier aura été bien aise de sortir de son étroite prison. CHARLES. — Si j'avais été à sa place, je serais aussi content de ma liberté. Maman, les coques sont-elles brisées par les poules, ou bien parles poulets? LA MÈRE. — Les poules ne les brisent pas, les poulets se mettent eux-mêmes en liberté avec leur bec. CHARLES. — Veuillez m'apprendre, maman, comment les œufs avec les petits poulets se forment dans le corps de la poule.
�— 93 — LA MÈRE. — C'est un secret qui nous est inconnu. Saiton comment la plante produit la graine? CHARLES. — Il n'y a que le Créateur qui sache cela. LA MÈRE. — Si tu veux remonter à l'origine des bêtes, il faudra aussi t'adresser à la même source. Mais n'y a-t-il que les oiseaux qui fassent des œufs? CHARLES. — Les poissons en font aussi ; j'ai vu ouvrir le ventre d'une carpe, d'un brochet, d'un saumon, et dans une espèce de vessie il y avait une quantité de petits œufs.
— Est-ce que tous les animaux font des œufs? — Non, les quadrupèdes ne font pas des œufs, mais des petits tout vivants. LA MÈRE. — Et les hommes, comment viennent-ils au monde ? CHARLES. — Ils sortent tout vivants du sein de leur mère. LA MÈRE. — Jusqu'où faut-il remonter pour nous rendre compte de l'origine de l'homme et des animaux ? CHARLES. — Il faut remonter jusqu'aux premières mères dans toutes les espèces. LA MÈRE. —Très bien. Mais ces mères se sont-elles faites elles-mêmes?
LA MÈRE. CHARLES. CHARLES. — Pas du tout, car il faut être au monde avant de pouvoir faire quelque chose. LA MÈRE. — Tu iras donc plus haut pour te rendre raison de l'origine des hommes et des animaux? Tout à l'heure tu as ramené bien justement l'origine des plantes jusqu'au grand Jardinier. Que feras-tu à présent? CHARLES. — Je remonterai jusqu'à celui que nous appelons notre Père céleste. (Cours éducatif de lanque maternelle, 2e p., t. I", p. 177.)
�— 94 — Je n'ai qu'un regret à exprimer, c'est de ne pas voir la moindre mention des souffrances et des dangers de la maternité. Sans vouloir attrister et affaiblir d'avance par la pensée des épreuves futures, il est bon cependant de mettre avec tact et_ mesure un peu de sérieux dans les jeunes intelligences; aussi dans le but de compléter le P. Girard, ai-je terminé cette leçon par la lecture des beaux vers de Victor Hugo :
Pauvre femme! son lait à sa tète est monté. Et dans ses froids salons le monde a répété, Parmi les vains propos que chaque jour emporte, Hier, qu'elle était folle; aujourd'hui, qu'elle est morte... Folle! morte! Pourquoi? Mon Dieul pour peu de chose ! Pour un fragile enfant dont la paupière est close... Une femme du peuple, un jour que dans la rue . Se pressait sur ses pas une foule accourue, Rien, qu'à la voir souffrir devina son malheur. Les hommes en voyant ce beau front sans couleur, Et cet œil froid toujours suivant une chimère, S'écriaient : Pauvre folle! elle dit: Pauvre mère!... On avait beau lui dire, en parlant à voix basse, Que la vie est ainsi ; que tout meurt, que tout passe ; Et qu'il est des enfants, ■— mères, sachez-le bien! — Que Dieu, qui prête tout et qui ne donne rien, Pour rafraîchir nos fronts avec leurs ailes blanches, Met comme des oiseaux pour un jour sur nos branches! On avait beau lui dire, elle n'entendait pas. L'œil fixe, elle voyait toujours devant ses pas S'ouvrir les bras charmants de l'enfant qui l'appelle... C'est ainsi qu'elle est morte, en deux mois, sans efforts ; Car rien n'est plus puissant que ces petits bras morts Pour tirer promptement les mères dans la tombe. ■ Où l'enfant est tombé, bientôt la femme tombe. Qu'est-ce qu'une maison dont le seuil est désert, Qu'un lit sans un berceau? Dieu clément! à quoi sert Le regard maternel sans l'enfant qui repose? A quoi bon ce sein blanc sans cette bouche rose? On a creusé la terre, et là, sous le gazon, On a mis 1 a nourrice auprès du nourrisson. Et moi je dis: Seigneur! votre règle est austère! Seigneur ! vous avez mis partout un noir mystère, Dans l'homme et dans l'amour, dans l'arbre et dans l'oiseau, Et jusque dans ce lait que réclame un berceau,
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Ambroisie et poison, doux miel, liqueur amère, Fait pour nourrir l'enfant ou pour tuer la mère! [Les Rayons et les Ombres, Fiat voluntas.)
Mais, à part cette lacune, si bien comblée par le poète, quelle différence entre ces religieuses qui s'effarouchent à la seule pensée du mariage, et cette mère qui ne craint pas de dire chastement la vérité à son fils, non pas pour céder à d'importunes questions, mais pour former virilement à la vérité son intelligence, et fonder solidement sa propre autorité sur une confiance réciproque! Qui a le plus de pudeur, de ce jeune garçon qui ne pense pas à mal, ou de cette petite fille qui se met à rire? N'est-il pas aussi important que l'institutrice se préoccupe de bien pénétrer ses élèves de cette pensée capitale : que la jeune fille doit, par le développement solide de son intelligence, se préparer à être non pas la servante, mais la compagne de son mari ? Le mariage est plus et mieux que l'association de la vie matérielle ; c'est surtout l'union de la vie intellectuelle et morale. La femme ne doit pas être élevée de manière à rester absolument étrangère aux occupations, aux études, aux goûts de son mari, comme cette bonne madame Racine, qui n'avait jamais lu les chefsd'œuvre dramatiques du grand poète, n'était pas en état de les comprendre, et n'avait en elle que l'étoffe d'une femme de ménage. « Si tu veux réussir, dit Franklin, consulte ta femme'. » C'est à merveille ; mais il faut qu'elle soit sensée, judicieuse, habituée à réfléchir, ayant des clartés de tout, suivant la belle expression de Molière, et non absorbée par les frivolités de la toilette, la lecture des romans, les mille riens d'une vie oisive et mondaine, ou la pratique superficielle des prétendus arts d'agrément. C'est en vue d'assurer toujours l'avenir de la femme et de
�— gela Kièro que l'institutrice devra s'attacher à initier très solidement la jeune fille aux divers travaux du ménage, à lui donner le goût et l'habitude de l'ordre, de l'économie, de l'activité, l'habileté dans les ouvrages d'aiguille : le raccommodage, ingrate et fastidieuse besogne incessamment renaissante, mais qui intéresse au premier chef l'équilibre du budget de la famille; la coupe et la confection des vêtements, ressource inappréciable dans les familles nombreuses, où, grâce à l'industrie ingénieuse de la mère, le même habillement se transforme et, tant que dure l'étoffe, s'adapte successivement aux diverses tailles des enfants. Pourquoi l'école primaire, qui reçoit la fille de l'ouvrier, n'est-elle pas assez pratique pour descendre jusqu'à l'enseignement si peu relevé en apparence, mais si fécond en résultats hygiéniques et même moraux, de l'art de l'alimentation, de la cuisine, puisqu'il faut l'appeler par son nom? Quels que soient nos préjugés à cet égard, nul doute que l'avenir ne lui réserve une place dans un programme rationnel inspiré par les vrais besoins des travailleurs manuels, par la nécessité de développer l'esprit de famille en rendant le foyer domestique agréable. C'est de l'éducation, donc c'est delà pédagogie. Cette utopie a déjà reçu un commencement d'exécution à Reims, par l'initiative d'un homme de bien, le Dr Doyen, qui dès 1873, secondé par sa généreuse compagne, fondait une École de ménage. Comprenant que l'aide active et intelligente de la femme était l'une des plus essentielles conditions de l'aisance et du bonheur de l'ouvrier, il voulait que l'éducation delà jeune fille fût dirigée de manière à remplacer la négligence, le désordre, le gaspillage, par l'ordre, l'économie et le travail, et que, sans négliger le
�— 97 — développement général de son intelligence, on la familiarisât do bonne heure avec les occupations que lui imposeront les besoins de la famille. Je suis tellement convaincu de la justesse et de l'utilité de ce programme, que je demande à mes lecteurs la permission d'examiner en détail l'exposé des motifs, qui en développe l'idée même et en montre l'application. N'oublions pas, M. le Ministre nous l'a rappelé au Congrès pédagogique des inspecteurs primaires, des directeurs et des directrices d'écoles normales, et nous nous sommes associés par nos applau-. dissements unanimes à ses déclarations, que nous sommes avant tout des éducateurs, et non de simples professeurs ; nous devons préparer à la vie, à la vie de famille comme à la vie sociale. C'est en nous pénétrant de ce principe que nous pourrons rendre de plus en plus pratique notre enseignement et combl er les lacunes du système actuel d'éducation. Le bonhomme Chrysale, fort mécontent du renvoi de sa servante Martine qui a offensé par l'incorrection de son langage les oreilles délicates de Philaminte, réclame énergiquement en faveur de ses talents culinaires :
Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas, Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas? J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes, Elle accommode mal les noms avec les verbes, Et redise cent l'ois un bas ou méchant mot, Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot. Je vis de bonne soupe et non de beau langage. Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage; Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots, En cuisine peut-être auraient été des sots. (Molière, les Femmes savantes, acte II, se. 7.)
Dans cette sortie si comique du bourgeois positif, le poète a saisi au vif le langage naturel d'un certain bon sens égoïste, tout préoccupé de son intérêt personnel. Dans les
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�— 98 — lignes suivantes que j'emprunte à M. le Dr Doyen, et où il est également question de l'importance de la cuisine, l'inspiration est puisée aux sources de la philanthropie la plus éclairée, et l'économie sociale, la morale, la pédagogie se réunissent pour approuver la sagesse de la direction et la portée des conseils, si humbles en apparence, si féconds en résultats. Plus d'une institutrice,, en lisant ces pages; je le souhaite et je l'espère de leur intelligent dévouement, sè dira : Voilà un excellent sujet d'entretiens et de dictées. L'auteur se propose de mettre en lumière, non par des phrases à effet, mais par ladescription d'un modeste intérieur d'ouvrier, la valeur des services qu'une bonne ménagère peut rendre à sa famille par l'habile distribution de son temps et l'heureux choix de ses instruments. Il croit possible de simplifier une des occupations les plus absorbantes du ménage, la cuisine, et d'économiser ce temps précieux, qui est de l'argent, disent les Anglais, qui est aussi l'étoffe dont la vie est faite, ajoutait Franklin. La pédagogie est peu habituée à traiter la question du pot-au-feu. Eh bien, faites crédit de quelques minutes d'attention à M. le Dr Doyen, et vous conviendrez peut-être qu'elle a tort de vivre trop souvent dans les nuages et de ne pas descendre plus souvent à terre. « En étudiant la question si importante de l'alimentation, nous devrons nous arrêter sur un point essentiel de l'économie domestique, qui concerne le mode de chauffage, et nous donnerons une préférence marquée à l'emploi, en toute saison, de la cuisinière à deux divisions et munie d'un réservoir à eau chaude ; sans doute son prix sera un peu plus élevé que celui du petit poêle ordinaire ; mais aussi quelle dépense productive ! et combien de services sommes-nous appelés à en tirer sans avoir pour cela besoin
�d'augmenter la dose de combustible.... Cette, fonte relativement étendue, chauffée avec auta que de promptitude, nous permettra de pouH grande facilité au blanchissage ou au repassa pendant que l'usage de la marmite norvégienne i à résoudre le problème, aussi intelligent qu'éconôti de terminer la cuisine sans feu. Faire cuire les aliments en supprimant le combustible, cela peut paraître impossible. Et cependant rien n'est plus vrai et plus pratique, à l'aide de cet ustensile si précieux qu'il devrait, avec la cuisinière, occuper le premier rang parmi lés objets les plus indispensables du ménage. Le principe de cette précieuse invention repose sur la concentration naturelle de la chaleur au moyen d'un seau en tôle, garni intérieurement d'un feutre épais destiné à recevoir le vase de fer battu, de mesure prévue, dans lequel on a préparé les aliments. On peut, par ce procédé, faire cuire le pot-au-feu, les légumes, le ragoût, le rôti, et supprimer pour ainsi dire le charbon, puisqu'une demi-heure à peine de séjour sur le feu suffit pour amener le repas au degré d'ébullition nécessaire pour que la cuisson complète soit confiée à la marmite norvégienne. » Cette description, que j'abrège, était indispensable pour comprendre les conséquences économiques et morales auxquelles je me hâte d'arriver, et qui contiennent un des plus essentiels chapitres de l'éducation préparant à la vie' de famille : la bonne distribution du temps. « Pour préparer le déjeuner du matin, il a fallu faire du feu, et ce feu finit souvent pas se consumer sans utilité ; c'est là que la ménagère montrera toute son activité, toute sa prévoyance; elle préparera de suite le déjeuner de midi, le placera sur le feu qu'elle entretiendra quelque temps encore
�— 100 — pour faire bouillir son repas, elle le placera dans sa fameuse marmite qui se chargera volontiers de la besogne. Tandis que le déjeuner se prépare, ne croyez pas que l'a ménagère néglige ses autres fonctions : elle veille sur ses enfants, fait quelques courses pour l'approvisionnement de la journée, s'occupe du blanchissage, du repassage, de l'entretien et de la confection des vêtements. » Mais voici le retour joyeux du mari et des enfants, et cette heure si souvent redoutée par la femme négligente pour des causes sans cesse renouvelées amenant l'irritation du mari, les pleurs des enfants, l'aigreur de la femme; cette heure sera au contraire pour la femme soigneuse l'heure de;,là«ïê'eompense : car elle recueillera en joie et en caressés ^-^jôll©4-auïà- semé en travail et en activité. » A péiné: le mSdeste 'repas terminé, la mère aidée de ses enfants pourvoira' 'au bon arrangement de la vaisselle, qui trouvera son lavage facile dans l'eau chaude que la complaisaute,maraïi te.:;lui aura ménagée ; et, après ce petit travail, elle' pêosôrït de suite à la préparation du dîner qu'elle confiera;/encore à son aide obligeante. Nous voici de nouveau tranquilles sur le repas du soir, chacun peut vaquer à ses occupations, et la ménagère pourra employer son après-midi tout entière, soit à l'entretien de la famille, soit à tout autre travail, dont le fruit sera un appoint précieux pour l'aisance commune... » Ces minutieux détails étonneront ceux-là seuls qui ne seraient pas convaincus fermement que « la véritable place de la femme est et sera toujours au foyer domestique, et que le nombre des ouvriers laborieux sera d'autant plus grand que cette loi naturelle sera généralement plus respectée. La valeur réelle de l'ouvrier se mesure à son degré de moralité. Où peut-on puiser cette moralité, si ce n'est au
�— 101 — sein d'une famille où régnent l'ordre, l'économie et le travail, dans une union modeste et paisible, où les enfants devront trouver les éléments d'une saine éducation qui les prédisposera au bien et les prémunira contre les écueils de la vie ? mais ce milieu si désirable ne peut exister que là où la femme, exerçant sa bienfaisante influence, concentre tous ses efforts pour créer à son mari et à ses enfants cette existence honnête et calme, la seule digne de nos désirs, puisqu'elle répond à nos besoins les plus naturels et à nos aspirations les plus légitimes ».
�LETTRE SIXIÈME
A Monsieur Frédéric Passy, membre de l'Institut, professeur oVEconomie •politique à VEcole normale des instituteurs de la Seine.
Mon cher ami et vaillant confrère, L'école doit nous préparer à la vie sociale, après nous avoir préparés à la vie de famille. Point n'est besoin, je pense, de m'attarder à démontrer cette proposition, qui est une nouvelle conséquence logique du principe supérieur posé par M. Herbert Spencer : « L'éducation est l'initiation à la vie complète ». Si les hommes d'État, si les législateurs ne reculent devant aucune dépense pour créer des écoles et recruter le personnel enseignant, c'est assurément qu'ils ont la plus entière conviction qu'il y a là un intérêt social de premier ordre et qu'il n'y a pas de meilleur placement de l'argent des contribuables. Eh bien! que doit faire l'école pour répondre aux espérances que la société fonde sur elle, comment doit-elle le faire, et que fait-elle actuellement? Tel est le sujet plein d'intérêt de cette lettre. Comprenons bien l'importance et l'étendue de la mission sociale de l'école primaire, et si nous sentons vivement combien elle est encore au-dessous de sa noble tâche, nous nous mettrons tous à l'œuvre pour réaliser sûrement et promptement la réforme et le progrès. Plusieurs sciences se donnent la main pour constituer cet ensemble imposant de connaissances qu'on appelle très justement du nom de sociologie, à savoir : l'économie sociale, la morale et la législation, la politique et l'histoire.
�L'enseignement, même primaire, ne peut rester étranger à ces connaissances vitales qui font les grandes nations, sans se condamner à un rôle bien insuffisant. Ce serait étrangement rabaisser l'instituteur que de le réduire à la leçon sèche et aride de lecture, d'écriture, d'orthographe et de calcul. Sans lui inspirer de sottes prétentions et un ridicule orgueil, il faut voir en lui l'éducateur dont la République a le plus impérieux besoin : car sa mission est de former des hommes et des citoyens connaissant et aimant leurs droits et leurs devoirs, respectant les lois, dévoués aux institutions politiques du pays, s'intéressant aux destinées de la patrie. Mission difficile, qui suppose une préparation sérieuse, des connaissances solides, et le tact nécessaire pour se mettre à la portée des jeunes intelligences; mais mission éminemment utile, bien propre à rehausser l'instituteur à ses propres yeux et à lui faire aimer cette école où, sans bruit et sans apparat, se prépare l'avenir de la société. Trois entretiens ont à peine suffi pour esquisser le cadre général et les principales divisions de ce vaste et important sujet. Je me suis tout d'abord attaché à plaider la cause, à moitié seulement gagnée en dépit de tant de généreux efforts et d'éloquentes prédications, de l'économie sociale ; à demander pour cette étude fondamentale une large place dans la préparation des maîtres et dans l'éducation des élèves. C'est pour moi un plaisir et un devoir de vous dédier cette lettre, à vous qui, depuis de longues années, prodiguez votre temps et votre parole pour le triomphe de cette cause ; à vous, qui parcourez sans cesse le territoire de la France, pour expliquer la vérité et combattre l'erreur, enseignant avec la chaleur communicative d'un missionnaire et d'un apôtre. Notre amitié date du moment où j'ai
�— 104 — pu, suivant de bien loin votre exemple, défendre, dans les cours de la Société industrielle de Reims, la liberté du travail et de l'échange, l'alliance du juste et de l'utile, l'harmonie des intérêts et la solidarité des peu pies. Ces souvenirs me sont si chers et encore si présents, que le seul mot d'économie politique me fait aussitôt associer votre nom à celui de M. Michel Chevalier qui encouragea mes efforts, et à celui de M. Jules Warnier qui en assura le succès. C'est avec bonheur que j'ai relu mes leçons de 1866 à 1868 pour y choisir les points les plus saillants et les plus propres à donner l'idée et le goût de la science économique. Notre premier devoir envers la société, c'est, à mon avis, de bien comprendre son admirable mécanisme, tel qu'il résulte des lentes et pénibles conquêtes de la civilisation, et quand nous l'avons compris, de sentir tout ce que la reconnaissance exige de nous pour contribuer au fonctionnement et à l'amélioration de cet organisme. C'était le sujet de prédilection de Bastiat, son meilleur argument contre toutes les fantaisies socialistes. « Prenons, dit-il, un homme appartenant à une classe modeste de la société, un menuisier de village, par exemple, et observons tous les services qu'il rend à la société et tous ceux qu'il en reçoit ; nous ne tarderons pas à être frappés de l'énorme disproportion apparente. » Cet homme passe sa journée à raboter des planches, à fabriquer des tables et des armoires ; il se plaint de sa condition, et cependant que reçoit-il en réalité de cette société en échange de son travail ? » D'abord, tous les jours, en se levant, il s'habille, et il n'a personnellement fait aucune des nombreuses pièces de son vêtement. Or, pour que ces vêtements, tout simples qu'ils sont, soient à sa disposition, il faut qu'une énorme
�— 105 — quantité de travail d'industrie, de transports; d'inventions ingénieuses, ait été accomplie. Il faut que les Américains aient produit du coton, les Indiens de l'indigo, les Français de la laine et du lin, les Brésiliens du cuir ; que tous ces matériaux aient été transportés en des villes diverses, qu'ils y aient été ouvrés, filés, tissés, teints, etc. » Ensuite il déjeune. Pour que le pain qu'il mange lui arrive tous les matins, il faut que des terres aient été défrichées, closes, labourées, fumées, ensemencées ; il faut que les récoltes aient été préservées avec soin du pillage; il faut qu'une certaine sécurité ait régné au milieu d'une innombrable multitude; il faut que le froment ait été récolté, broyé, pétri et préparé ; il faut que le fer, l'acier, le bois, la pierre aient été convertis par le travail en instruments de travail ; que certains hommes se soient emparés de la force des animaux, d'autres du poids d'une chute d'eau, etc.; toutes choses dont chacune, prise isolément, suppose une masse incalculable de travail mise en jeu, non seulement dans l'espace, mais dans le temps. » Cet homme ne passera pas sa journée sans employer un peu de sucre, un peu d'huile, sans se servir de quelques ustensiles. « Il enverra son fils à l'école pour y recevoir une instruction qui, quoique bornée, n'en suppose pas moins des recherches, des études antérieures, des connaissances dont l'imagination est effrayée. » Il sort: il trouve une rue pavée et éclairée. » On lui conteste une propriété ; il trouvera des avocats pour défendre ses droits, des juges pour l'y maintenir, des officiers de justice pour faire exécuter là sentence ; toutes choses qui supposent encore des connaissances acquises, par conséquent des lumières et des moyens d'existence...
�» Si notre artisan veut entreprendre un voyage, il trouve que, pour lui épargner du temps et diminuer sa peine, d'autres hommes ont aplani, nivelé le sol, comblé des vallées, abaissé des montagnes, joint les rives des fleuves, amoindri tous les frottements, placé des véhicules à roues sur des blocs de grès ou des bandes de fer, dompté les chevaux ou la vapeur, etc. » Il est impossible de ne pas être frappé de la disproportion, véritablement incommensurable, qui existe entre les satisfactions que cet homme puise dans la société et celles qu'il pourrait se donner s'il était réduit à ses propres forces. J'ose dire que, dans une seule journée, il consomme des choses qu'il ne pourrait produire lui-même en dix siècles... » {Harmonies économiques, ch. ier.) Je ne puis penser à décrire, même sommairement, les divers rouages de cette belle organisation ; mais j'ai l'ambition de faire comprendre que c'est une partie essentielle de l'enseignement primaire, et de montrer par quelques exemples de quelle façon, dans quelle mesure et dans quel esprit les éléments les plus indispensables de la science sociale peuvent et doivent être mis à la portée de tous. Il y a des erreurs ou des ignorances qui n'entraînent pas avec elles de conséquences sensiblement funestes. Ainsi, les anciens admettaient l'immobilité de la terre, et les savants modernes démontrent que c'est la terre qui circule autour du soleil. A coup sûr, il n'est pas indifférent de savoir à quoi s'en tenir sur le véritable système du monde. Mais, à part le danger de concevoir trop d'orgueil à se croire le centre de l'univers lorsqu'on est humblement au quatrième ou cinquième rang des planètes, l'erreur sur ce point est absolument inoffensive. Il n'en est pas de même dans la science sociale, dans
�— 107 — l'économie domestique : l'erreur se traduit infailliblement par un désordre grave ; l'ignorance de l'hygiène entraîne la perte de la vie ou l'affaiblissement de la santé : l'ignorance des lois économiques engendre la misère, l'oppression, la révolte, la guerre. « C'est une expérience qui n'est plus à faire, dit très bien M. Baudrillart dans un substantiel résumé ; tout un peuple ignorant les lois naturelles qui régissent le travail et la richesse, et ne se doutant pas même que de telles lois existent, viendra à mettre son salut dans les révolutions entreprises au nom des idées de rénovation les plus chimériques. Aujourd'hui il battra des mains à un charlatan ou à un fou qui veut l'enrichir avec une liasse de papiers sur lesquels on aura écrit que c'est de la monnaie ; demain, il invoquera force prohibitions contre l'étranger, au risque de s'affamer lui-même et de tout payer plus cher. Ici il brûlera en place publique la machine qui allait lui donner un nouveau produit à bon marché, et qui devait forcer l'entrepreneur d'industrie à employer demain dix fois plus d'ouvriers qu'auparavant. Ailleurs, il courra sus aux accapareurs, c'est-à-dire aux commerçants en grains, qui, répandant la denrée sur une surface étendue, nivellent partout les prix et empêchent les horreurs de la famine de se produire, non loin d'une récolte surabondante qui aurait ruiné l'agriculteur par l'avilissement des prix. Une autre fois, il demandera des lois de maximum ; ou, convaincu de l'hostilité radicale du travail et du capital, il réclamera impérieusement des augmentations de salaire par l'intervention abusive de la force ou de la loi ; il se fera l'adepte de systèmes d'organisation du travail dont il serait la première victime; il exigera des taxes des pauvres qui pèseraient de tout leur poids sur l'ouvrier laborieux.
�— 108 —. 11 mettra, en un mot, tout l'acharnement de l'ignorance présomptueuse, livrée à ses propres illusions et abandonnée comme une proie aux faiseurs d'expériences sociales, à se nuire à lui-môme et à battre en brèche l'édifice du bienêtre qui commençait péniblement à s'élever. » (Rapports de la morale et de l'économie politique, p. 483.) Voilà pourquoi il est si essentiel que tous, depuis l'administrateur le plus élevé de la société jusqu'au plus humble ouvrier de nos usines, soient mis en possession de ces connaissances indispensables au bon ordre et à la paix. Tant que l'économie n'est pas passée des livres dans les mœurs, puis dans les lois, que voyons-nous en effet? Pendant des siècles, les idées les plus fausses sur la richesse, sur la monnaie, sur les métaux, précieux, sur le commerce, sur les colonies, sur les conditions de la prospérité nationale à l'intérieur et au dehors, sur les rapports des peuples entre eux, mettent aux prises les hommes, leur soufflent au cœur des haines vivaces malgré tous les enseignements de la morale chrétienne, déchaînent le démon de la guerre et changent la surface des terres et des mers en un théâtre d'affreuses dévastations. C'est bien à ce spectacle qu'on est tenté de répéter le sombre mot de Hobbes : homo homini lupus (l'homme est pour l'homme une bête féroce). Sans doute, depuis que la philosophie morale et l'économie politique, au xvme siècle et de nos jours, ont su faire entendre leur voix des rois et des peuples, le monde ne s'est pas transformé, comme par un coup de baguette, en un paradis terrestre; et la belle expression de Bacon, au spectacle de la Renaissance : Homo homini deus. (l'homme est un dieu pour l'homme), est et sera toujours un idéal. Mais quels pas de géant l'humanité a faits en moins d'un siècle! La scène a bien changé : privilèges et mono-
�pôles s'en vont l'un après l'autre; le droit remplace l'arbitraire; la liberté du travail, propriété la plus sacrée de l'homme, est de plus en plus respectée ; les barrières absurdes que l'ignorance, la routine ou la cupidité maintenaient entre les individus, entre les provinces d'un même État, entre les peuples, s'abaissent ou s'écroulent de jour en jour. Les nations se donnent bien encore trop souvent rendez-vous sur les champs de bataille ; elles chantent bien encore des Te Deum pour avoir massacré des milliers d'hommes qui avaient le tort de ne pas demeurer du même côté de telle montagne ou de tel fleuve, ou de ne pas porter un habit de la même forme et de la même couleur; mais du moins elles ont engagé entre elles des luttes bien autrement fécondes, qui absorberont de plus en plus leur activité, au profit de l'humanité entière. Elles tiennent à tour de rôle les grandes assises internationales de l'industrie humaine, et se provoquent aux arts de la paix. Elles ne croient plus avec Montaigne, avec Bacon, avec Colbert, avec Voltaire lui-même, que le profit de l'un soit nécessairement le dommage de l'autre. Elles se sentent au contraire solidaires dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Ah ! si un jour le monde chrétien, trop longtemps semblable à ce baron du moyen âge qui mêlait sur ses lèvres des paroles de prière et des ordres de supplice; si le monde chrétien arrive enfin à dire du fond du cœur cette belle profession de fraternité qu'on a trop longtemps indignement marmottée : « Notre Père, qui êtes aux cieux », les peuples ne devront pas marchander, leur reconnaissance à l'économie politique ! Ce sera en grande partie son ouvrage. . Je me bornerai à faire sentir le danger qu'il y a dans certaines notions fausses du travail, du capital, des
�— HO — machines, de la liberté et du salaire, et la nécessité comme la possibilité d'en donner à l'école une idée saine et claire. On est généralement trop porté à n'entendre par le mot travail que l'effort musculaire, la peine matérielle. Nous sommes tous un peu comme le jardinier de Boileau : bêcher, arroser, planter, tailler, à la bonne heure, voilà travailler; mais se promener dans les allées d'un jardin, ou rester assis devant une table à la poursuite de quelque idéal, à la recherche d'une solution de problème : l'agréable métier de fainéant ! C'est un préjugé beaucoup trop répandu encore de croire que les ouvriers seuls travaillent, parce que seuls ils travaillent de leurs mains. C'est un abus trop fréquent du langage usuel de parler des classes laborieuses, et de partager ainsi la société en deux camps forcément ennemis, les travailleurs et les oisifs. Il importe pour la vérité, il importe pour la paix sociale de redresser ces fausses notions, d'autant que ce n'est pas seulement l'apparence qui les a fait naî tre, ce sont des savants euxmêmes qui les ont patronnées. Lorsque, au xvin siècle, les premiers fondateurs de l'économie politique, les Physiocrates, dont le chef est le célèbre docteur Quesnay, entreprirent de ruiner l'erreur désastreuse qui plaçait la richesse dans les métaux précieux, une analyse superficielle, comme toujours au début de la science, leur fit conclure que la terre seule était productive; que, par conséquent, les agriculteurs seuls méritaient le nom de travailleurs. Adam Smith, l'immortel auteur de la Richesse des nations, qui a vraimentfondé l'économie sociale, Adam Smith a replacé la richesse dans le travail, et il a rendu le nom de travailleurs aux industriels et aux commerçants. Mais le travail productif, c'était pour lui seulee
�—111 — ment le travail qui s'exerce sur la matière; il maintenait les magistrats, les administrateurs, les savants, les artistes, les professeurs, l'armée, dans la classe improductive; expression impropre à coup sûr, qui dépassait sa pensée encore mal démêlée (l'éminent professeur de philosophie morale devait comprendre mieux que personne la valeur du travail intellectuel), mais qui prêtait à de bien regrettables équivoques. La vérité est fille du temps ; les successeurs de Quesnay et d'Adam Smith l'ont enfin trouvée : est producteur, fait un travail utile, quiconque rend service à la société. Le nom de travailleur appartient sans doute au mineur qui, devenu en quelque sorte étranger à la lumière du jour, extrait des profondeurs de la terre, péniblement, sous la menace de perpétuels dangers de toute sorte, le minerai, la houille, ce pain quotidien de l'industrie; à l'agriculteur qui, par une incessante vigilance, défend le sol contre l'invasion des plantes parasites, des animaux nuisibles, des intempéries de l'air ; à l'industriel qui transforme les matières premières; au voiturier qui les transporte; au commerçant qui les vend. Mais pourrailHHi appeler oisifs ces administrateurs qui dirigent les affaires générales des peuples? ces magistrats qui rendent la justice ? ces publicistes, jurisconsultes, philosophes, qui défendent la cause de la liberté, du droit, de la fraternité humaine? ces économistes qui enseignent les vraies lois de la production des richesses? ces représentants de la force publique, qui assurent l'exécution des arrêts des tribunaux, et nous procurent l'immense bienfait de la sécurité en préservant le pays de l'invasion étrangère et du désordre intérieur ? ces artistes et littérateurs, qui entretiennent le goût du beau? ces professeurs,
�qui répandent les connaissances? ces savants surtout, sans les découvertes desquels nulle industrie n'existerait vraiment? Étaient-ce des travailleurs improductifs que Filangieri, Beccaria, qui ont courageusement dénoncé les injustices, des lois? Turgot, Cobden, Bastiat, qui ont voué leur vie au triomphe de la liberté du travail? Voltaire, qui a prêché la tolérance, l'humanité? Étaient-ce des travailleurs improductifs que Papin, qui par l'emploi de la vapeur a centuplé (la langue française n'a pas de mot assez juste) la puissance humaine? Fulton, qui a dompté la mer une seconde fois? Ampère, qui a créé la télégraphie? Davy, qui a doté l'industrie minière d'une lampe plus merveilleuse que celle des contes arabes? Watt, Stephenson, Séguin, à qui nous devons la machine à vapeur et la locomotive? La lumière est définitivement faite sur ce point, au moins dans l'esprit des savants. Il faut qu'elle pénètre profondément dans les masses, et c'est l'école primaire qui rendra ce service signalé, lorsque nous aurons bien soin d'apprendre à nos instituteurs que les diverses espèces do travaux, quelque différentes formes qu'elles revêtent, se ramènent à la formule : donner de l'utilité à ce qui n'en a pas, ou augmenter l'utilité déjà existante; généralisation élevée, féconde, d'où ressort la noblesse du travail quel qu'il soit, et qui réunit tous les producteurs sur le terrain commun de l'utilité sociale. La science ne prête plus son autorité à ces mauvais sentiments du cœur, soufflés par l'envie, qui montraient au doigt les penseurs, les savants, les artistes, comme les parasites de la société, dont il fallait faire définitivement justice, comme les frelons de la ruche, voués à l'extermination. Une erreur théorique
�— 113 — eu économie sociale,' on le voit, est toujours grosse d'orages. Le style de Bossuet et la raison de Turgot no seraient pas trop ici pour frapper vivement l'imagination de nos élèves par le beau spectacle de l'industrie humaine, c'està-dire de l'intelligence et de la volonté luttant contre les forces aveugles de la nature, transformant le monde matériel et du même coup le monde moral, reprenant en sousœuvre et complétant la création de l'univers et de l'homme. L'histoire du travail est sans doute un douloureux martyrologe, tant il a été victime de la spoliation sous toutes les formes. A toi la peine, à moi le fruit de ta peine, ont dit les conquérants, les imposteurs, les maîtres d'esclaves et de serfs, les faiseurs de règlements, les défenseurs des monopoles et privilèges. Mais quelle sublime épopée, quand on contemple ses conquêtes et ses triomphes ! Jetons les yeux, aux deux époques les plus extrêmes, sur ce vaste théâtre du inonde : que trouvons-nous à l'origine ? Une créature faible, jetée sur la terre, nue, sans armes, comme un enfant abandonné par une mère sans entrailles ! Qu'admirons-nous à l'heure qu'il est ? Un roi puissant, maître des lois de la nature qu'il a conquises par son génie, un bienfaisant dominateur qui", armé de la gravitation, de l'élasticité, de la vapeur, de l'affinité, de toutes les forces naturelles, refait à son usage l'univers! Grâce à l'intelligence et au travail, l'homme a tellement amélioré sou sort matériel que, pour apprécier le bienêtre actuel d'un modeste artisan de nos cités, M. Michel Chevalier ne craint pas de mettre en scène celui que les Grecs appelaient le roi des rois. Ce rapprochement spirituel me semble de nature à faire réfléchir et à calmer
LETTRES SUR LA PÉDAGOGIE.
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�— 114 — les impatients qui ne songent pas assez aux progrès accomplis : « Agamemnon habitait une maison où il n'y avait pas de vitres aux fenêtres, l'art du verrier n'était pas venu jusque-là; où pendant l'hiver il fallait grelotter de froid ou être enfumé; on ne savait pas construire une bonne cheminée en ce temps-là, où, une fois le soleil couché, on n'avait de lumière que celle d'un lampion grossier ; les lampes à courant d'air intérieur sont d'invention toute moderne: Louis XIV lui-même, dans sa splendeur, ne les possédait pas. C'est à peine si les portes principales de son palais (je parle d'Agamemnon) avaient des gonds, et certainement elles n'avaient pas de serrure. Son trône, du haut duquel il recevait fièrement les envoyés de Priam, ne valait pas un fauteuil rembourré à ressorts, comme les moindres fortunes en trouvent aujourd'hui au faubourg Saint-Antoine. Pour se couvrir, lui et les siens n'avaient ni le drap qui est moderne, ni les tissus moelleux et chauds de coton que nos manufacturiers vendent cinquante centimes le mètre. Il ignorait le luxe si hygiénique et si agréable d'une chemise de toile ou de calicot, dont chacun chez nous, même dans les classes peu aisées, change au moins une fois par semaine. Même durant les ardeurs de l'été, son corps avait à supporter le contact d'une étoffe de laine.... » Sur sa table, le maître des rois de la Grèce servait un bœuf entier : c'est un plat que ne se permettent pas même les plus riches particuliers de nos jours; mais ce n'était que du faste, ce n'était pas du bien-être. Le roi des rois, qui se servait de cuisinier à lui-même, manquait des ustensiles les plus communs parmi nous : sa broche était un pieu de bois ; ses appareils culinaires se réduisaient à un petit nombre de vases d'airain ; tout ce qui présentement
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rend l'apprêt des mets sain et commode, le fer-blanc, la tôle, l'étamage, n'existaient pas encore, et on peut douter que la pièce énorme qu'Agamemnon ou Ulysse dressaient de leurs royales mains, eût la saveur de l'aloyau qu'une famille d'artisan se donne le dimanche. Sur la table des fils d'Atrée, on ne voyait, en fait d'aliments, ni cette variété de légumes, de fruits, d'animaux, que les progrès de l'agriculture et les échanges entre les climats divers mettent aujourd'hui à la portée de tout le monde.... » Les plats et les assiettes de sa table étaient d'une terre sans vernis qui, après quelques jours, devenait graisseuse et odorante, et qui, par conséquent, était d'un usage moins agréable et moins salubre même que la terre de pipe, dont aujourd'hui cependant les cabarets de la barrière ne veulent plus ; le quadrige sur lequel le roi de la Grèce se montrait, les jours de fête, aux nations rassemblées sur les bords du Simoïs ou du Scamandre, celui auquel le bouillant Achille attachait des chevaux issus des coursiers du soleil, que dis-je? le char splendide sur lequel Alexandre le Grand fit son entrée triomphale .dans Babylone, étaient des véhicules non suspendus, et par conséquent d'un usage très rude en comparaison du fiacre de nos places et de nos omnibus : c'était, quant à la douceur des mouvements, quelque chose de comparable au camion bruyant dont les rouliers se servent pour distribuer les ballots de marchandises dans l'intérieur des villes.... » Un article que j'ose à peine nommer, tant il est vulgaire, le savon, qui est d'une si grande utilité, le savon, sans lequel nous ne concevons pas qu'on puisse avoir la propreté de la demeure et de la personne, le savon n'était pas inventé ! C'était donc comme si les hommes eussent été condamnés alors à la malpropreté.... Si telle était l'exis-
�— M6 — tence des rois alors, jugez de ce qu'était celle du commun des hommes. » (Deuxième discours d'ouverture.) Nos futurs ouvriers ont besoin d'être élevés, à l'école de Franklin, dans l'amour et l'orgueil du travail. Il importe de leur faire comprendre que la besogne la plus modeste en apparence les associe en réalité à l'oeuvre générale de la .civilisation. Grâce à des études historiques mieux dirigées, nos instituteurs seraient en état do montrer comment le travail matériel, guidé par ,les lumières de l'esprit, soutenu par l'énergie de la volonté, en même temps qu'il faisait de cette terre le domaine royal de l'homme, rendait aussi l'homme digne de sa royauté par l'amélioration de sa nature morale, par l'adoucissement de sesmceurs,par les liens du commerce, solide union des peuples, pour lesquels il vaut mieux « échanger entre eux des ballots que des balles ». A mesure qu'il chassait la misère, il mettait en fuite la barbarie ; à mesure qu'il affranchissait les hommes de leurs besoins physiques, il donnait l'essor à leurs facultés supérieures et du bien-être matériel sortait la civilisation. Devant les progrès du travail a disparu l'anthropophagie, devant les progrès du travail a disparu l'exploitation d'une classe par l'autre ; devant les progrès du travail disparaîtront de plus en plus les luttes sanglantes des peuples entre eux. Ces trois dilemmes sont également inévitables : travail ou barbarie, travail ou oppression des faibles, travail ou guerre de conquête. C'est le magnifique et consolant spectacle de ces bienfaits matériels et moraux qui a, plus que toute autre cause, contribué à la réhabilitation du travail, une des principales gloires de notre société moderne, un de ses titres les moins discutables au souvenir de la postérité. Le démocratie du xixe siècle n'est pas, comme celle de l'antiquité, marquée
�— 117 — au iront de la tache flétrissante de l'esclavage. On cite souvent le mot de l'empereur Sévère : « Laboremus : travaillons », et l'on a raison mille fois ; mais ce qu'il faut ajouter à notre.honneur, c'est que cette devise appartient en propre à notre temps. Travaillons, qu'est-ce que cela voulait dire pour l'esclave antique, pour le serf du moyen âge, môme pour l'artisan du xvie et du xvne siècle, sinon : Laissonsnous exploiter et courbons la tête ? Les sociétés modernes ont rendu au travail sa sécurité, sa liberté, sa noblesse : elles ne lui accordent pas seulement une dédaigneuse tolérance: elles le glorifient, elles inscrivent dans leur livre d'or, comme bienfaiteurs de l'humanité, les noms do simples ouvriers, le barbier Arkwright, le fils d'un tisseur,, Jacquard, quand elles voient briller autour de leur tête plébéienne l'auréole du génie industriel. Une des notions les plus urgentes à faire entrer dans le sens commun des masses, et c'est toujours à l'école primauje qu'il faut recourir- comme au moyen le plus sûr et le plus efficace d'atteindre ce but, c'est la notion du capital, On a trop souvent dénoncé le capital. « l'infâme capital ». comme l'ennemi mortel du travailleur, «commeun monstre dévorant et insatiable plus destructeur que le choléra, comme un vampire », pour qu'il ne soit pas resté dans les esprits de déplorables préjugés, assoupis plutôt qu'éteints. «Va donc, capital, s'écriait Proudhon ; va, continue d'exploiter ce misérable peuple ! consume cette bourgeoisie hébétée, pressure l'ouvrier, rançonne le paysan, dévore l'enfance, prostitue la femme, et garde tes faveurs pour le lâche qui dénonce, pour le juge qui condamne, pour le soldat qui fusille, pour l'esclave qui applaudit Malédiction sur nos contemporains! » (Le Peuple, 31 décembre 1849.) Ces déclarations incendiaires ont malheureusement trouvé plus
�— 418 — d'écho que les réponses de Bastiat à Proudhon, ou que les lettres de M. Michel Chevalier sur l'organisation du travail. Personne n'est mieux placé que l'instituteur, quand il aura complété son instruction par des lectures et des études spéciales, pour prémunir les jeunes intelligences contre ces détestables erreurs, en y établissant solidement les véritables principes par des entretiens dont vous leur fournissez, mon cher ami, un modèle achevé dans cette belle page : « Voilà Robinson dans son île. Il cultive, tant bien que mal, sur un coin de terre, quelques légumes ; le travail est rude, et le résultat n'est pas grand; mais on fait comme on peut, et il faut vivre. Cependant, Robinson est un homme énergique et prudent, un esprit curieux et inventif; il observe, il réfléchit, et bientôt il se dit qu'il y aurait mieux à faire que ce qu'il fait; au lieu du travail de ses mains, à peine armées d'un bâton ou d'une arête de poisson, au lieu de cette pluie qui ne rafraîchit le sol qu'à de longs intervalles, il rêve de donner à la terre, au moyen de quelques instruments appropriés, de meilleures façons et de plus fréquents arrosages.. Il conçoit l'idée, je ne dirai pas d'une bêche et d'un arrosoir, mais de quelque informe ébauche de ces ustensiles. Le fer manque dans son île, mais on y peut trouver du bois dur, des pierres plates, des coquilles larges et résistantes. On y peut, avec des joncs dressés, former un panier qui, garni de larges feuilles, servira à puiser l'eau et à la transporter. Robinson s'en rend compte et il songe à réaliser ces modestes inventions. Mais, avant de le faire, il hésite, il réfléchit de nouveau, il se demande s'il y a avantage pour lui à le faire. Il sent qu'il ne fera pas ces outils sans un grand surcroît de peine ; il compare cette peine, qu'il va-s'imposer bénévolement pour fabriquer des
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instruments sans profit actuel, avec les résultats ultérieurs qu'il en attend; et ce n'est que lorsqu'il est arrivé à se convaincre qu'il y a bénéfice, bénéfice considérable, important, certain, qu'il se détermine à donner suite à son projet. 11 lui faut donc d'abord un calcul, souvent difficile ; puis, ce calcul fait, la résolution de s'imposer une tâche supplémentaire. 11 faut qu'à l'intelligence vienne s'adjoindre la volonté. » Ce n'est pas assez ; et lorsque, sa résolution prise, il veut l'exécuter, il s'aperçoit bien vite que, s'il faut avant tout savoir et vouloir, savoir et vouloir ne suffisent pas pour pouvoir. Bien des choses, l'idée conçue et sa résolution décidée, sont encore nécessaires. » Ce sont d'abord des matériaux : le bois dur avec lequel sera fait l'outil ou son manche, la pierre ou la coquille qui le terminera, les feuilles, les lianes ou les joncs, dont l'assemblage formera le vase rêvé. Tout cela, si simple qu'il paraisse, n'est pas rien pour un homme dépourvu de tout instrument tranchant,, et il lui faut, pour le réussir, du temps et des peines probablement très considérables. » Puis, les matériaux rassemblés, il faut les façonner, et pour cela Robinson voit bien que des instruments lui sont indispensables. On ne fait rien de rien, et l'on ne modifie rien non plus avec rien. Il faut des outils pour fabriquer des outils, même dans l'île de Robinson, et Robinson ne s'en aperçoit que trop ; car le premier outil est le plus difficile à faire, et à l'origine, en vérité, il est bien difficile de dire comment fut franchi ce premier pas, avec quoi fut fait ce premier outil : sera-ce une pierre, sera-ce le feu, sera-ce l'arête tranchante d'un poisson, qui permettra à notre insulaire de tailler ce que ses mains ne peuvent entamer? Nous ne pouvons le dire; mais, à coup
�— 120 — sûr, c'est quelque chose, quelque secours difficile à obtenir, lent et pénible à employer. » Ce n'est pas tout encore : Robinson a des matériaux et des outils, c'est-à-dire les moyens de faire ; mais en aurat-il le temps ? Pour exécuter ces ustensiles, il faut qu'il travaille pendant plusieurs jours, et pendant ces jours il faut qu'il vive ; car il ne pourra à la fois travailler dans sa cabane, et chercher sa vie au dehors, chasser ou pêcher. Il lui faut donc des avances, des provisions suffisantes pour subsister jusqu'au moment où il aura achevé son œuvre, et, sans ces avances, c'est en vain qu'il aurait tout le reste. » Ainsi, pour le moindre travail, pour le plus minime perfectionnement du travail, il faut bien des choses : il faut des matériaux, des instruments, des provisions; il faut, ce qui est plus nécessaire encore, si c'est possible, des connaissances, de la réflexion, de la volonté, une énergique et persévérante volonté. Voilà comment naît et de quoi se compose le premier capital de Robinson; et si vous lui demandez ce que c'est que le capital, il vous répondra, non sans quelque orgueil, que ce sont ses matériaux, ses outils, ses provisions, et aussi ses connaissances et sa volonté. » (Cours d'Écon. polit., 2e vol., p. 4.) Cet exemple donne lieu à plus d'une utile réflexion; tout d'abord il est visible que Robinson avait des capitaux sans avoir d'argent; que, sans le capital, le travail est t pénible et presque stérile ; enfin, que le capital, fruit d'un premier travail d'épargne, d'intelligence et de volonté, est digne du plus grand respect, est une chose sacrée. Que Vendredi arrive maintenant dans cette île. du désespoir, où, avec le capital, vient de rentrer l'espérance, n'a-t-ilpas à respecter le droit le plus incontestable? De quoi peut-il se plaindre? d'être exploité par Robinson? N'est-il pas
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heureux, au contraire, de trouver déjà formé un premier capital dont il profitera lui-même, quelque condition qu'exige Robinson pour le lui prêter? Et son intérêt le plus évident n'est-il pas d'associer ses efforts à ceux de son compagnon d'infortune pour multiplier les instruments, les matériaux, les provisions, le capital, en un mot, afin de rendre la production plus facile et plus abondante? Et d'où vient cette merveilleuse productivité du capital? c'est qu'il force les agents naturels de féconder, de remplacer même le travail de l'homme ; c'étaient des forces aveugles, brutales, ennemies même, écrasant sans peine le pauvre roseau que nous sommes ; mais le roseau pensant, plus grand que l'univers qui l'écrase, suivant l'admirable expression de Pascal, a d'abord conquis la matière par la science; puis, grâce au capital, il l'a combattue, subjuguée, enchaînée à son service : l'ennemi est devenu un esclave obéissant. La chaleur du soleil, la lumière, la pluie, ont été employées, grâce au capital (instruments d'agriculture, engrais, semences), à développer sur la surface du sol au profit de l'homme la vie des végétaux et leur prodigieuse fécondité. C'est le capital encore qui a fouillé les entrailles de la terre, qui a doté l'humanité des deux plus riches présents peut-être, le fer et la houille, c'est-à-dire le plus puissant de nos organes et une force motrice immense. C'est grâce au capital (bateaux, navires, etc.) que les cours d'eau, les courants de la mer sont devenus des routes qui marchent. C'est grâce au capital (chaudières, etc.) que l'élasticité de 1 a vapeur, mise au service de l'homme, a créé la grande industrie et transformé le monde.
�— 122 — C'est grâce au capital (armes, art de la domestication^ routes, voitures, charrue, etc.) que la force des animaux est venue relever l'homme des fatigues abrutissantes. C'est grâce au capital, en un mot, que toutes les forces naturelles, gravitation, élasticité; affinité, magnétisme, électricité, calorique, ductilité et malléabilité des métaux, Vie végétale et animale, courants de l'atmosphère ou des eaux sont, en quelque sorte, devenues les forces mêmes de l'homme, si faible, si nu, si désarmé à son origine. S'il en est ainsi, n'est-il pas déraisonnable de supposer un état de perpétuelle hostilité entre le capital et le travail? Au lieu d'être en lutte, ils sont nécessairement associés : ils ont besoin l'un de l'autre. Le tisseur sans son métier n'est pas beaucoup plus avancé que le métier sans le tisseur. Le travail sans capital, c'est la culture à ongles; c'est le filage avec les doigts, c'est le transport à dos d'homme, c'est la navigation à la nage, c'est la pêche à la main; mais le capital sans le travail,c'est la charrue sans le laboureur, le mull-jenny sans le fileur, la locomotive sans le mécanicien, le vaisseau sans le pilote, la barque et le filet sans le pêcheur. Le travail et le capital sont frères, et non frères ennemis; le capital, c'est le travail d'hier, qui rend possible et fructueux le travail d'aujourd'hui et de demain. Tout ce que pourrait faire le capital, en mettant les choses au pis, c'est de refuser son concours, c'est de remettre le travail dans son primitif isolement, dans sa première impuissance, et de montrer ainsi tous les services qu'il rend, de quelque prix qu'il se fasse payer. Le capital, tyran du travail! oh! non, mais auxiliaire, mais libérateur. « Marche, marche, capital! s'écriait Bastiat dans un véritable chant de reconnaissance, qui devrait se trouver sur les lèvres de l'ouvrier plus encore que de
�— 123 — tout autre. Poursuis ta carrière, réalisant du bien pour l'humanité ! c'est toi qui as affranchi les esclaves ; c'est toi qui as renversé les châteaux forts de la féodalité! grandis encore; asservis la nature; fais concourir aux jouissances humaines la gravitation, la chaleur, la lumière, l'électricité ; prends à ta charge ce qu'il y a de répugnant et d'abrutissant dans le travail mécanique ; élève la démocratie, transforme les machines humaines en hommes, en homes doués de loisirs, d'idées, de sentiments et d'espérances. » De toutes les formes du capital, après la monnaie, ce sont les machines qui ont été le plus attaquées. Plus d'un homme d'État comme Colbert, plus d'un publiciste comme Montesquieu et Sismondi, se sont représenté les machines comme vouant les populations ouvrières aux horreurs de la faim par l'abaissement fatal du taux des salaires et l'encombrement des marchés. Faut-il s'étonner que le peuple n'ait pas mieux compris une révolution bienfaisante? qu'il ait méconnu, persécuté Jacquard; que son métier ait été brûlé de la main du bourreau sur la place des Terreaux, à Lyon? et que lui-même, dénoncé comme « un traître, un faux frère, vendant l'ouvrier au fabricant, et le fabricant à l'étranger », il ait échappé à peine aux forcenés qui voulaient le précipiter dans le Rhône? C'est cependant du peuple qu'est sortie cette saine appréciation, cette définition spirituelle, que Rossi aimait à citer comme un beau témoignage du degré d'intelligence et de dignité auquel un simple travailleur peut arriver avec une instruction suffisante. En 1827, dans une enquêté faite par le parlement anglais sur les machines , et sur le sort des travailleurs, un tisserand écossais de Glascow, tout en reconnaissant la détresse
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momentanée produite par Ja substitution du métier mécanique au métier à la main, déclaz'ait, en son nom et au nom de la majorité de ses camarades, qu'il n'avait pas d'objection à faire contre un progrès inévitable, parce que « tout ce qui est au delà des dents et des ongles est une machine ». Toute la question est là, en effet. Enlevez à l'homme tous les organes supplémentaires qu'il a su se donner, grâce à son intelligence toujours en quête du progrès ; enlevez-lui tout ce qui est au delà des dents et des ongles ; quelle faiblesse et quelle misère ! Comme il est désarmé, je ne dis pas en présence de quelque animal redoutable, du tigre aux dents acérées, de l'aigle, aux serres puissantes ; je ne dis même pas devant quelque grand obstacle, une masse énorme de pierre à soulever, un arbre élevé à déraciner ! Non, il s'agit tout simplement du plus mince détail : demandez au puissant roi de la création... d'enfoncer un clou! avec sa peau délicate, que protège une épiderme si mince, il aurait bientôt la main ensanglantée, s'il n'avait à sa disposition que son poing, et le clou ne serait pas enfoncé. Supprimez de même les outils analogues, tenailles, étau, lime, ciseau, rabot, scie, etc., et notre puissance sur le monde matériel est anéantie. C'est en vain que l'homme aurait reçu ces deux admirables organes, le cerveau et la main. Mais donnez-lui un levier, et la faible créature concevra, comme Archimède, la flère, mais légitime pensée de soulever le monde ! • Cette simple considération tranche la question d'une manière décisive ; car entre un outil et une machine proprement- dite, il n'y a qu'une différence de degré : un outil, c'est une machine plus ou moins simple; une machine, un outil plus ou moins compliqué. L'un et
�l'autre sont des organes supplémentaires par lesquels l'homme a complété sa création. Ce qui est vrai des uns ne peut donc être faux des autres ; et si certaines machines trouvent grâce, pourquoi certaines autres seraient-elles réprouvées ? Il serait étrange que l'humanité bénît l'invention de la scie, et qu'elle dût maudire la scierie mécanique ! Il serait étrange que la charrue, ce symbole de la paix et de la fécondité, fût regardée comme un inappréciable bienfait, et que la locomobiie qui en augmente l'activité et la puissance, ne méritât que des imprécations! Il serait étrange que les hommes fussent reconnaissants à Pascal de l'invention de la brouette, qui rend plus facile le transport d'un fardeau, et qu'ils dussent mettre au pilori Watt et Stephenson, dont le génie a rendu possibles ces immenses trains de marchandises que la vapeur emporté ! Il serait étrange qu'on approuvât le marteau et qu'on voulût proscrire le mouton à vapeur, pilon merveilleux, si puissant qu'il forge des arbres de 10,000 kilogrammes, si précis qu'on lui fait boucher une bouteille! Comment a-t-on jamais pu méconnaître d'aussi précieux auxiliaires? En régularisant l'action des forces humaines, en asservissant à notre usage les forces naturelles, les machines n'ont-elles pas partout et toujours les mêmes effets économiques : produire plus, produire mieux, produire plus vite, produire à meilleur marché? Quelle justification plus complète et plus décisive? c'est pour avoir perdu de vue cette pensée, qui est la principale, qu'on a donné à quelques embarras partiels, à quelques souffrances momentanées, une importance qu'ils ne sauraient avoir en présence d'un bien universel et permanent.
LETTRES SUR LA PEDAGOGIE.
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�— 126 — Comment aurait-on moins lorsqu'on produit plus? Y aura-t-il moins de pain pour la nourriture des hommes, parce qu'il y à un moyen économique de moudre une grande quantité de blé? Y aura-t-il moins de vêtements, parce que des machines perfectionnées feront à bas prix des fils et des tissus? Y aura-t-il moins de fer, c'est-à-dire moins de ces instruments qui peuvent vraiment être appelés le sceptre de l'homme, parce que des hauts-fourneaux, des laminoirs, des marteaux-pilons, etc., le produisent à quelques sous la livre, tandis qu'un morceau de ce métal figure dans Homère parmi les présents royaux? Y aura-t-il moins d'instruction, parce que l'imprimerie, perfectionnée par la mécanique et la vapeur, répand par tout le monde les produits de la pensée humaine à des prix minimes, tandis que les manuscrits se vendraient nécessairement presque au poids de l'or? Est-ce à dire que cet incontestable progrès du travail mécanique n'occasionne pas des souffrances trop réelles, surtout quand il se réalise brusquement, sans transition, sur une vaste échelle ? que des ouvriers ne se voient pas subitement privés de leur travail, et avant de trouver un nouvel emploi de leur activité, ne soient aux prises avec la •misère? On ne peut le contester; mais il ne faut pas chercher le remède à ces souffrances en dehors de la justice, de la liberté et de la responsabilité! Ne demandons pas avec quelques réformateurs mal avisés que l'État s'empare des machines pour en régler l'emploi. Le vrai remède, c'est la prévoyance, celle de l'individu et celle de la société, l'un se gardant contre les éventualités en se ménageant des ressources pour les mauvais jours, ou par une meilleure instruction professionnelle, en se tenant en éveil sur les
�— 127 — procédés nouveaux qui tendent à s'introduire; l'autre en réservant, pour les moments de crise, des travaux d'utilité générale. Mais, quelque dure que soit la crise industrielle provoquée par l'invention d'un nouvel engin ou la découverte d'un procédé, que notre cœur ne fasse jamais tort à notre bon sens au point de condamner le progrès. « Maudire les machines, dit Bastiat, c'est maudire l'esprit humain. » Loin de nous la folle pensée de mettre un frein à la prétendue activité malfaisante des inventeurs; car l'a logique nous forcerait d'aller jusque-là, comme l'a montré spiri tuellement M. de Molinari : « Si les inventions sont nuisibles à la société, y a-t-il à faire autre chose que de considérer les inventeurs comme des ennemis publics et de sévir contre eux? Nos pères, dont nous perdons trop de vue la sagesse pratique, les traitaient-ils autrement? ne brûlaient-ils pas comme hérétiques les philosophes qui s'avisaient d'innover dans les sciences morales et politiques ; comme sorciers et magiciens ceux qui creusaient de nouveaux sillons dans le champ des sciences physiques et naturelles? Pourquoi n'eu reviendrions-nous pas aux errements de la sagesse de nos pères? Sans doute, il serait difficile de relever les autodafés, car les philanthropes ne manqueraient pas de protester au nom de l'humanité,une autre invention déplorable! mais, à défaut de bûchers, on pourrait recourir aux cellules de Mazas, ou aux cabanons de Bicêtre. Ce serait l'affaire d'un article de plus à ajouter au code pénal. » C'est aux ouvriers particulièrement qu'il faut faire comprendre que les machines sont l'un des plus beaux, des plus glorieux fleurons delà couronne de la civilisation moderne. Rappelons-leur l'esclavage antique. Si cet infâme abus de la force, cette forme brutale de la spoliation, ne souille
�— 128 — plus notre société, à qui devons-nous cet incomparable bienfait? A ce qui a pris la place de l'esclave. Aristote sentait vaguement le rapport intime qui unit ces deux choses, si étrangères au premier abord, les machines et la liberté, quand il émettait cette pensée bien digne de remarque : « Si le ciseau et la navette pouvaient marcher seuls, l'esclavage ne serait plus nécessaire. » Eh bien ! la mécanique a réalisé les principes et la conclusion du philosophe, et permis à l'humanité de rentrer dans la voie du progrès, c'est-à-dire du bien-être matériel, de la liberté et de la justice. Je ne puis terminer cette trop longue lettre sans dire un mot de la question la plus chère aux économistes, la liberté du travail et de l'échange, dont il importe que l'école primaire grave profondément le principe dans l'esprit des jeunes générations, si nous voulons qu'une cause dont le succès a coûté tant de courageux efforts ne soit pas compromise par de nouveaux retours aux réglementations du passé. Il ne suffit pas que la vérité soit définitivement établie par la science sociale : il faut qu'elle devienne populaire. L'instituteur doit avoir la mission de l'euseigner, après l'avoir apprise lui-même avec plus d'attention qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Et quand il aura, avec une conscience plus nette des services que la société est en droit d'attendre de son dévouement, une préparation plus sérieuse et plus pratique, il ne pourra plus se contenter, dans son enseignement, des quelques lignes insuffisantes de son manuel d'histoire sur Turgot ; il voudra faire comprendre à ses élèves l'importance des réformes opérées par le grand ministre, et élever leur reconnaissance à la hauteur de ses bienfaits ; il voudra que le moindre paysan de la dernière commune, en faisant circuler librement ses grains sur des routes qui
�— 129 — ne lui rappellent plus de cruelles vexations, sache apprécier le bonheur du nouvel état de choses et bénir le nom de son bienfaiteur ; il voudra que le plus humble ouvrier, en usant aujourd'hui, sans entraves, de ses bras, de ses outils, de son intelligence, fasse remonter sa gratitude jusqu'à l'auteur de cette liberté du travail. Il recueillera, pour le faire lire, apprendre et méditer, ce magnifique préambule de l'édit de 1776 : « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits; nous devons surtout cette protection à cette classe d'hommes qui, n'ayant de propriété que leur travail et leur industrie, out d'autant plus le besoin et le droit d'employer dans toute leur étendue les seules ressources qu'ils aient pour subsister. » Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu'ont données à ce droit naturel et commun des-institutions anciennes à la vérité, mais que ni le temps, ni l'opinion, ni les actes émanés de l'autorité qui semble les avoir consacrées, n'ont pu légitimer.... L'illusion a été portée chez quelques personnes jusqu'au point d'avancer que le droit de travailler était un droit royal, que le prince pouvait vendre, et que les sujets pouvaient acheter. » Nous nous hâtons de regretter une pareille maxime. » Dieu, en donnant à l'homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. » Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice, et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d'affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l'humanité. »
�— 130 — Mais l'intérêt du public, disaient les défenseurs des corporations et de leurs règlements compliqués, réclame toute la sollicitude du gouvernement. Le prince, en vrai père de famille, devait veiller à ce que ses sujets eussent de bons chapeaux, des perruques garanties, des chausses en bon drap, bien doublées et bien cousues, du vinaigre « digne d'user au corps humain », de la moutarde loyalément faite avec du sénevé « qui ne sente pas le muche », du pain d'épice hygiénique, des chandelles consciencieuses, etc. Aussi faisait-il « examiner et expérimenter » tout marchand et fabricant pour être bien sûr qu'il était « idoine et suffisant », et pour plus de garantie, exigeait-il (on a peine à le croire aujourd'hui) que tout serviteur du public, mercier, drapier, vinaigrier, moutardier, charcutier, chandelier, graissier ou autre, fût de la religion catholique, apostolique et romaine ! C'était pousser fort avant la protection du public, et assez inutilement ; car, enfin, quelle supériorité une chandelle catholique peut-elle avoir sur une chandelle protestante ? Une saucisse apostolique et romaine vaut-elle mieux qu'une saucisse huguenote? Turgot n'a pas été dupe de cette sotte sagesse : il a eu confiance dans la liberté, dans la solidarité des intérêts, dans le bon sens public ; et les corporations, « cette guerre de l'administration contre l'industrie », cette source intarissable de procès, d'amendes et de vexations, la routine et la jalousie organisées, ont disparu en laissant dansl'histoiredes souvenirs où l'odieux le dispute au ridicule. Le salaire a été et est encore le thème favori des déclamations socialistes, qui en parlent avec mépris comme d'un état dégradant, oppressif, voisin du servage et de l'esclavage. Et l'école ne ferait rien pour combattre ces funestes erreurs, pour armer les enfants contre ces préjugés désastreux,
�— 131 — pour leur montrer que le salaire est, au contraire, l'affranchissement de la misère et de la terrible incertitude du lendemain ! L'ouvrier, en effet, qui n'a pas d'avances, qui vit au jour le jour, peut-il attendre un mois, une année ou plus, qu'une entreprise soit terminée pour toucher sa part de rémunération? Evidemment non. — Eh bien ! il s'adresse à celui de ses associés primitifs qui peut attendre, grâce à ses épargnes : il convient de lui abandonner sa part éventuelle au moment du règlement définitif pour une somme déterminée, payée régulièrement à jour fixe. Qu'y perd-il ? des bénéfices possibles, mais aléatoires ; qu'y gagne-t-il ? il vit d'abord : ce qui est quelque chose assurément ; puis il échappe aux éventualités possibles des pertes qu'il ne pourrait supporter sans souffrir cruellement ; il sait sur quoi compter chaque jour, à part ce que le chômage et la maladie réclameront; dernière crainte contre laquelle on a imaginé la caisse d'épargne, la société de secours mutuels. La situation n'est pas toujours brillante, mais elle a au moins quelque fixité : et c'est là un immense progrès sur la complète incertitude de l'organisation primitive. Il est aussi faux que dangereux de parler d'exploitàtion, de dénoncer à des ouvriers aux prises avec les difficultés de la vie la cupidité d'un patron exploitant le malheureux livré à sa merci. On ne saurait trop le dire, le salaire n'est pas arbitraire : son taux résulte de la force même des choses ; il obéit, ou, pour parler exactement, il tend à obéir mathématiquement à la loi de l'offre et de la demande. On connaît l'heureuse formule de Cobclen : quand deux ouvriers courent après un maître, les salaires baissent ; ils s'élèvent, quand deux maîtres courent après un ouvrier.
�— 132 — Un auteur, d'un grand sens et d'un talent distingué, M. Emile Souvestre, a parfaitement réussi à mettre en lumière un autre côté de la question, dans un livre dont je ne saurais trop recommander la lecture. Deux ouvriers sont dans la magnifique antichambre d'un riche entrepreneur et se communiquent leurs réflexions envieuses, lorsque intervient tout à coup le patron, qui, sur les derniers mots qu'il a entendus, les confond par de vigoureux arguments. Je cite une partie de cette scène.émouvante, en priant les maîtres d'en grossir le recueil de leurs dictées ou de leurs sujets de rédaction : — « Ah ! tu me jalouses, tu demandes de quel droit ma maison est à moi plutôt qu'à vous ; eh bien ! tu vas le savoir; viens.... » 11 me conduisit dans un cabinet au milieu duquel se dressait une longue table, couverte de godets, de pinceaux, de règles et de compas. Au mur étaient suspendus des plans lavés, représentant toutes les coupes d'un bâtiment. Ça et là, sur des étagères, on voyait de petits modèles d'escaliers ou de charpentes, des boussoles et des graphomètres, avec d'autres instruments dont j'ignorais l'usage. Un immense cartonnier à compartiments étiquetés occupait le fond, et sur un bureau étaient entassés des mémoires et des devis. L'entrepreneur s'arrêta devant une grande table, et me montrant un lavis : » — Voici un plan à modifier, dit-il; on veut rétrécir le bâtiment de trois mètres, mais sans diminuer le nombre des chambres, et il faut trouver place à l'escalier. Mets-toi là et fais-moi un croquis de la chose. » le le regardai tout surpris, et lui lis observer que je ne savais pas dessiner. » — Alors examine-moi ce mémoire de toiseur, reprit-il
�— 133 — en prenant une liasse de papiers sur son bureau; il y a trois cent douze articles à discuter. » Je répondis que je n'étais point assez au courant d'un pareil travail pour discuter le prix ou vérifier les mesures. »—Tupourras aumoinsme dire, continual'entrepreneur, quelles sont les formalités à remplir pour les trois maisons que je vais bâtir; tu connais les règlements de voirie, les obligations et les droits envers les voisins? » Je l'interrompis brusquement en disant que je n'étais pas avocat. »— Et comme tu n'es pas non plus banquier, reprit le bourgeois, tu ignores sans doute à quels termes il faut échelonner ses payements ; quel est le temps moyen nécessaire à la vente, quel intérêt on doit tirer de son capital pour ne pas arriver à la banqueroute? Comme tu n'es pas négociant, Lu serais bien embarrassé de me nommer les provenances des meilleurs matériaux, de m'indiquer laboune époque pour l'achat, les moyens les plus économiques de transport. Comme tu n'es pas mathématicien, tu essayerais vainement de juger ce nouveau système de pont que je vais appliquer sur la basse Seine. Enfin, comme tu ne sais rien que ce que savent cent mille autres compagnons, tu n'es bon comme eux qu'à manier la truelle et le marteau. » J'étais complètement déconcerté, et je tournais mon chapeau sans répondre. » — Comprends-tu maintenant pourquoi je demeure dans un hôtel, tandis que tu demeures dans une mansarde ? reprit l'entrepreneur en élevant la voix; c'est que je me suis donné de la peme; c'est que j'ai appris tout ce que tu as négligé de savoir, c'est qu'à force d'études et de bonne volonté, je suis passé général, tandis que tu restais parmi
�— 134 — les conscrits ! De quel droit demandes-tu donc les mêmes avantages que tes supérieurs? La société ne doit-elle pas récompenser chacun selon les services qu'il rend? Si tu veux qu'elle te traite comme moi, fais ce que j'ai fait; retranche sur ton pain pour acheter des livres, passe le jour à travailler et la nuit à apprendre; guette partout l'instruction comme le marchand guette un profit, et quand tu auras montré que rien ne te décourage, quand tu connaîtras, les choses et les hommes, alors, si tu restes dans ton grenier, viens te plaindre, et l'on verra à L'écouter. » (Les Confessions d'un Ouvrier, p. 311.) Si on lui avait tenu ce langage dès l'école, ne l'auraiton pas préservé de ces sentiments de basse envie, et sa condition n'aurait-elle pas été d'ailleurs améliorée par son application à l'étude ? Plus j'y songe, et plus je déplore que ces enseignements n'occupent pas une place d'honneur dans nos programmes; car je n'en connais pas de plus propres à former pour la société des hommes utiles et sérieux, et à faire le bonheur des individus dont l'éducation nous est confiée.
�LETTRE SEPTIÈME
A M. Jean Macé, Président de la Ligue de l'Enseignement
Cher confrère et ami, Vous souvient-il de notre visite déjà ancienne à Reblenlieim ? C'était pendant les vacances qui ont précédé la fatale guerre de 1870. M. Vacca, alors professeur au lycée de Metz, avait organisé une excursion dans les Vosges. J'avais répondu à son appel et lui amenais quelques élèves du lycée de Reims. Nous formions une petite caravane, et le sac sur le dos, nous parcourions gaiement cette belle province d'Alsace, qui devait si peu de temps après, hélas! être l'avie à la France. Après avoir contemplé les beautés de la nature, admiré les merveilles de l'industrie, nous avons cru accomplir un devoir patriotique en allant saluer le vaillant organisateur des bibliothèques populaires, l'infatigable promoteur de la Ligue de l'enseignement, La cordiale poignée de main que nous échangeâmes en nous séparant était un engagement de travailler avec ardeur et persévérance, en dépit de tous les obstacles que rencontrait alors toute œuvre libérale, au triomphe de cette grande cause de l'instruction publique, qui est la condition vitale de la démocratie. Je n'ai pas failli à cet engagement, et cette lettre vous donnera la preuve que le temps n'a fait que confirmer en moi cette conviction qu'il n'y a pas de manière plus efficace de payer sa dette de citoyen. Pour former les enfants de nos écoles primaires à la vie sociale, j'ai montré précédemment quelles notions
�— 136 — fondamentales et toutes pratiques l'éducateur pouvait très facilement emprunter à l'économie politique. Comprendre l'harmonie des intérêts et la merveilleuse organisation de la société est assurément l'une des meilleures préparations pour bien remplir notre rôle en ce monde. Je demande aujourd'hui à l'instituteur de continuer l'œuvre ainsi commencée en munissant ses jeunes élèves de quelques connaissances élémentaires de morale et même de législation (1), en leur donnant des clartés sur les prescriptions les plus impérieuses de la conscience et aussi sur les principales dispositions de nos codes. Je parle de notions élémentaires, de connaissances pratiques, de « clartés », comme dit avec tant de bonheur Molière ; je n'ai pas prononcé le mot de cours, qui serait absolument déplacé et chimérique. Je n'oublie pas que nous sommes à l'école primaire, non au collège ou au lycée, et que tout notre enseignement, pour être vrai, sérieux, efficace, doit rester simple et modeste. Mais ce qu'il faut encore moins oublier, c'est que l'école primaire doit préparer à la vie l'immense majorité de la nation, et qu'elle doit à la patrie des hommes et des citoyens (2). Les Cahiers de ff89 sont très formels sur ce point : « Le tiers état et la noblesse veulent que les éléments du droit civil et du droit public fassent partie de l'éducation
(1) Quand verrons-nous les notions élémentaires de droit enseignées dans nos écoles primaires ? » disiez-vous dès 1872. (Lettre à M. Ern. Cadet,)
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(2) « Citoyens représentants, disait M< Carnot à l'Assemblée constituante, le 30 juin 1848, la différence entre la République et la Monarchie ne doit se témoigner nulle part plus profondément, dans le domaine de l'instruction publique, qu'en ce qui touche les écoles primaires. Puisque la libre volonté des citoyens doit désormais imposer au pays sa direction, c'est de la bonne préparation de cette volonté que dépendront à l'avenir le salut et le bonheur de la France. » (Exposédes motifs du projet de loi.)
�— 137 — commune. Le tiers veut que les enfants dans les écoles de campagne apprennent par cœur toutes les résolutions par lesquelles l'Assemblée nationale constatera les droits de la netion, et qu'on rédige pour les écoles de petits livres consacrant les principes élémentaires de la morale et de la constitution Le tiers, dans son idée d'alliance avec le bas clergé, veut employer les curés à répandre les notions de droit civil et de droit national dans les campagnes. » (H. Martin, Histoire de France populaire, 5e vol., p. 363=) Si les idées ultramontaines avaient triomphé alors comme aujourd'hui dans tous les rangs du clergé, les députés du tiers ne se seraient pas bercés de cette illusion, Ils auraient trouvé, comme nous, des ennemis déclarés là où ils imaginaient pouvoir compter, comme autrefois Turgot, sur les plus utiles auxiliaires. La Convention, dans ses nombreux décrets sur l'instruction, décrets qu'elle n'a pu exécuter, mais qui ont marqué la voie à suivre, donnait pleine satisfaction aux vœux exprimés par les cahiers de 1789. « Il y aura dans chacune des écoles primaires un instituteur chargé d'enseigner aux élèves les connaissances élémentaires nécessaires aux citoyens pour exercer leurs droits, remplir leurs devoirs, et administrer leurs affaires domestiques. » (30 mai 1793.) « La connaissance des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen est mise à la portée des enfants par des exemples et par leur propre expérience. » (21 oct. 1793.) « La Convention nationale charge son comité d'instruction de lui présenter les livres élémentaires des connaissances absolument nécessaires pour former les citoyens, et déclare que les premiers de ces livres sont les Droits de
�— 138 — l'homme, la Constitution, le Tableau des actions héroïques ou vertueuses. » (19 déc. 1793.) En rapprochant la morale et la loi, qui toutes deux nous apprennent nos droits et nos devoirs, je n'entends pas les mettre sur un pied d'égalité, et il importe à l'éducation morale de dissiper toute confusion à ce sujet. La morale relève de la conscience, la loi est l'œuvre des hommes. La morale s'étend à tous les actes de la vie, et à part les instants consacrés au sommeil, elle réclame toujours et partout son empire sur nous, sur nos pensées, sur nos désirs, sur nos actions. La loi, bien plus restreinte, ne règle que les actes extérieurs et les relations sociales. La morale commande tout ce qui est bien, elle défend tout ce qui est mal. La loi, dit la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, n'a droit de défendre que les actions nuisibles à la société. La morale vise à notre perfectionnement individuel par l'accomplissement de tous nos devoirs ; la loi ne se propose que le maintien de l'ordre social par le respect réciproque de nos droits. Un exemple rendra cette importante distinction sensible aux plus humbles intelligences : l'ivresse et surtout l'ivrognerie sont condamnées par la conscience comme une dégradation de notre dignité, un avilissement de nos facultés. La loi ne- sévit et ne peut sévir que contre l'homme pris de boisson qui cause du scandale dans la rue, gêne la' circulation, fait du tapage ou insulte les passants. Elle no franchit pas, comme la morale, le seuil de notre maison, elle ne pénètre pas dans notre domicile pour réprimer les excès de table, que la conscience flétrit toujours et partout. Aussi a-t-on dit avec quelque raison que la probité selon le code est assez peu de chose. N'avoir ni volé ni assassiné, c'est l'expression vulgaire, cons-
�— 139 — titue de maigres titres à la perfection, et on peut fort bien n'avoir jamais eu maille à partir avec les tribunaux, ne s'être jamais «brouillé avec la justice », comme dit Scapin, tout en étant assez peu honorable, et souvent même très méprisable, sans aucune valeur morale. Heureuse cependant une société où la loi ne serait pas violée, où les magistrats n'auraient qu'à se croiser les bras, faute de crimes, de délits ou de contraventions à poursuivre, faute d'attentats contre les personnes ou les propriétés à punir! Que l'école rende donc ce premier service à l'ordre social : inspirer aux élèves le respect de la loi. Les moyens ne manquent pas. L'histoire de France, qui, depuis la loi du 10 avril 1867, fait partie des matières, obligatoires de l'enseignement primaire, en fournit un que je crois des plus efficaces et des plus satisfaisants. Je voudrais que l'instituteur, bien pénétré de sa mission, fût d'ailleurs assez instruit pour faire sentir aux élèves du cours supé-rrieurpar quelle accumulation d'efforts, de siècles, de progrès se sont lentement consti tués nos codes actuels, résumé de la science romaine, de nos anciennes coutumes, des ordonnances royales, des écrits des philosophes, des réformes de la Révolution française. Comment ne pas entourer de tous ses respects le précieux héritage de tant de générations ? Voilà, à mon avis, une des plus importantes leçons de cet enseignement civique, que nous avons enfin pu inscrire dans le programme de l'enseignement primaire. Qu'aucun enfant ne quitte les bancs de l'école sans savoir que la France, qui a si lentement, mais si solidement, constitué son unité politique, n'a pas mis moins de temps à réaliser son unité législative; que formée de territoires successivement conquis, achetés ou reçu par héritage,
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�— 140 — elle a été un assemblage de populations différentes, ayant chacune leurs coutumes ou leurs lois. Tandis que le Midi et le Centre continuaient à suivre le droit romain, dans le Nord on comptait 60 coutumes régissant un pays, et plus de 300 coutumes spéciales à une ville, à un bourg ou à un simple village. De là ce mot piquant, mais très juste de Voltaire : « Lorsqu'un homme voyage en France, il change de lois presque autant que de chevaux. » Il est facile de s'imaginer quelles gênes, quelles complications créa cette diversité infinie de coutumes, après la réunion des provinces au domaine royal, et quelle besogne difficile et embrouillée incombait aux juges en l'absence d'un texte écrit. Aussi, par l'ordonnance du 14 avril 1453, Charles VII prescrivit-il la rédaction des coutumes. C'est peut-être le plus grand travail législatif qui ait été jamais accompli; il a demandé plus de cent ans pour être mené à bonne fin. Préparé (1) sous Louis XI et Charles VIII, il a commencé à être publié sous Louis XII à partir de 1505. Après François Ier, tout en continuant la rédaction des coutumes, on entreprit,de réformer celles qui étaient déjà publiées et le président Christophe de Thou dirigea pendant vingtcinq ans les travaux de réformation.
(1) « Pour constater les dispositions de la coutume, on rassemblait en quelque sorte des états provinciaux composés des trois ordres, la noblesse, le clergé et le tiers état, tous coutumiers bien famés et renommés, en nombre suffisant, sous la présidence d'un commissaire nommé par le roi. Les membres de l'assemblée devaient jurer de déclarer tout ce qu'ils savaient, tout ce qu'ils avaient vu garder et observer des coutumes et de tout ce qui se trouverait dur, rude, déraisonnable et comme tel sujet à être modéré, abrogé... Après cela, et sur l'avis de la majorité, les commissaires arrêtaient la coutume, les cahiers étaient envoyés au roi qui les faisait examiner et leur donnait force obligatoire ; s'il y avait des oppositions à la rédaction ou à l'existence des dispositions de la coutume,on pouvait se pourvoir devant le Parlement. » (DeFresquet, Précis d'histoire du droit français p. 156.)
�— 141 — Un nouveau progrès est accompli par les ordonnancesroyales, qui réagissent contre la diversité des coutumes et tendent à réaliser cette unité de lois, une des grandes vues de Louis XI, un des vœux formels du tiers état aux états généraux d'Orléans en 1560, et qui n'a été accompli que plus de trois siècles après ! Les célèbres ordonnances de Villers-Cotterets (1539), de Blois (1579), celle de Moulins (1566) qui rappelle le beau nom de L'Hôpital, les leçons de Gujas (1), les travaux de Dumoulin ont mérité au xvi° siècle le titre d'âge d'or de la jurisprudence. C'est une des gloires les plus incontestables de l'administration de Colbert que d'avoir donné à la France, grâce aux lumières de Lamoignon, d'Omer Talon, les codes de procédure civile (1667), d'instruction criminelle (1670), du commerce (1673), de la marine (1683). Mentionnons ici le nom trop peu connu de Domat, si justement apprécié par M. H. Martin: « Les Lois civiles de Domat, publiées en 1694, restent notre plus beau livre de législation. Élève de Descartes, il appliqua la méthode philosophique à l'étude du droit civil, remonta jusqu'aux premiers principes du droit, jusqu'aux lois primitives qui doivent régler la conduite de l'homme. C'est en partant de ces principes si élevés que Domat établit, dans toutes les matières du droit, un ordre naturel, c'est-à-dire conforme à la nature des choses. » (Hïst. de France populaire, 3e volume, p. 79.) Au xvnie siècle, il faut citer Pothier, dont la vaste
(1) J. Cujas et ses collègues, jugeant le droit civil des Romains bien meilleur et plus raisonnable que celui de la féodalité, travaillaient à amener le retour de cet ancien droit en France, et l'on peut dire qu'ils préparaient de loin notre Code civil; car c'est le droit romain combiné avec ce qu'il y avaitde mieux dans nos vieilles coutumes françaises, qui a fourni les bases du Code civil. (H. Martin, Hist. de France populaire, 2e vol. p. 134.)
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�— 142 — science a éclairé le droit français et rendu un service signalé aux rédacteurs du Code civil ; d'Aguesseau, savant jurisconsulte, chancelier de France, qui travailla à substituer aux coutumes l'unité de législation, malgré les réclamations des corps judiciaires. On se fera une idée des obstacles que rencontraient les amis du progrès par ces étranges paroles du président Hénaull : « On ne vit pas à Dunkerque comme à Toulouse, à Marseille comme à Paris, en Normandie comme à Saint-Malo, et les bourgeois, la noblesse, les marchands doivent être régis différemment. Dans l'idée de faire des lois uniformes, quelle règle pourrait-on prescrire? à quel ordre de citoyens aurait-on égard de préférence aux autres? La loi est communeprœceptum, il est vrai, mais ce n'est pas pour les hommes en particulier, c'est pour chaque province. » Après d'Aguesseau, Turgot veut attaquer la féodalité civile: il. fait composer un ouvrage : Les inconvénients des droits féodaux. Le Parlement de Paris condamna le livre à être brûlé par la main du bourreau ! Mais ce sont surtout les. services rendus par Montesquieu et par Voltaire qui doivent être mis en relief. Aucun philosophe n'a plus fait que l'auteur de l'Esprit des lois pour l'humanité, pour l'amélioration des lois, pour la suppression des supplices atroces de la torture. Quant à Voltaire, que de réformes il a réclamées hardiment, que d'injustices et d'abus il a attaqués de sa plume mordante! la plupart de ses propositions sont aujourd'hui des lois : abolition de la torture; abolition de la peine de mort pour vol domestique ; abolition de la confiscation des biens des condamnés ; abolition des peines contre les hérétiques et des supplices atroces con tre les sacrilèges ; abolition de la procédure secrète ; octroi de l'assistance des avocats aux
�143 — prévenus de crimes; indemnité à l'accusé reconnu innocent; abolition de la vénalité des offices de judicature; unité de législation; établissement de juges de paix comme en Hollande, et du jury comme en Angleterre ; affranchissement de la société civile de la domination ecclésiastique ; restitution au droit civil de tout ce qui regarde les effets civils du mariage, les testaments, les enterrements, etc. (H. Martin, 2e vol., p. 240.) La Révolution est enfin mûre. Les cahiers de 1789 en sont l'affirmation imposante. Jamais la France n'avait plus solennellement exprimé sa volonté. Aucune époque de notre histoire ne mérite une étude plus sérieuse, aucune ne renferme plus d'enseignements civiques. Que nos instituteurs ne se contentent pas ici de quelques phrases plus ou moins banales d'un petit manuel, qu'ils se pénètrent bien de la belle analyse faite par M. H. Martin de ces immortels cahiers de 1789. Ils y trouveront la matière d'une leçon des plus intéressantes et des plus patriotiques. Dès le S juillet 1790, l'Assemblée nationale constituante décrète que toutes les lois civiles de la France seront revues et réformées, qu'il sera fait un code général de lois, simples, claires et appropriées à la constitution; et pourvoyant au plus pressé, elle s'occupe de la législation criminelle et du Code pénal (sept, et oct. 91). Au nom du comité de législation, Cambacérès présenta à la Convention plusieurs projets de Code civil. Les travaux interrompus, puis repris sous le Directoire, de nouveau arrêtés par le coup d'État de Brumaire, furent confiés par l'ordre du premier consul à Tronchet, Bigot de Préameneu, Portalis. Une première rédaction fut soumise au tribunal de cassation et aux tribunaux d'appel, discutée au conseil d'État, et en 1804, le Tribunat acheva de voter les diverses lois
�_ 144 — qui composent le Code civil. Depuis la rédaction des coutumes, c'est l'œuvre législative la plus considérable qui ait été accomplie. Enfin étaient proclamés et appliqués les grands principes modernes : l'égalité des citoyens devant la loi, l'égalité et la justice dans la famille, la dignité humaine, la liberté individuelle, la liberté religieuse, l'inviolabilité de la propriété. Rien ne me paraît plus propre encore à faire naître et à entretenir ce respect des lois, qui doit être un des premiers résultats de l'enseignement populaire, que d'apprendre aux enfants comment se font actuellement ces lois, auxquelles nous devons obéissance. Ne laissons pas nos élèves désarmés contre les sots et dangereux propos qu'ils entendront souvent débiter, que les lois sont faites par les plus forts et imposées aux plus faibles ; qu'ils sachent bien que ces lois ne sont pas le bon plaisir d'un homme, mais le résultat des travaux longs et réfléchis des mandataires librement élus de la France. Un projet est préparé soit par les soins du gouvernement, soit par l'initiative de quelques membres du Parlement. Si la proposition est prise en considération, l'examen en est renvoyé aux bureaux ou à une commission spéciale qui l'étudié et la discute avec soin, prend des conclusions, présente un rapport à la Chambre, et la Chambre la discute publiquement surtout, pour l'éducation politique du pays. Les journaux en entretiennent l'opinion publique. De longues séances sont consacrées à discuter le pour et le contre, des amendements sont proposés. Enfin le vote a lieu à la majorité des voix. Si le projet de loi est accepté, il est envoyé à l'autre Chambre pour subir l'épreuve d'une nouvelle discussion ; ainsi se met-on en garde contre les entraînements de l'éloquence et les passions du-moment. La loi ne sera promulguée par
�le Président de la République que si un nouveau vote favorable est obtenu. Et ces législateurs, c'est nous qui les nommons, après avoir exigé d'eux des professions de foi qui sont des, engagements; c'est nous qui leur demandons compte, à la fin de chaque législature, de la manière dont ils ont rempli leur mandat et qui le leur retirons ou le leur continuons. Il dépend donc de nous de nous mettre à même, par la lecture, par la réflexion, par les conseils des hommes de sens, de bien éclairer nos choix, de ne pas nous laisser prendre par de belles phrases, par des promesses séduisantes, mais irréalisables, de nous assurer avant tout de la capacité et de l'honnêteté des candidats. Est-ce que ces notions parfaitement simples ne doivent pas former le sens commun de nos élèves, qu'attendent ces devoirs et cette responsabilité? Est-ce que l'instituteur, auquel il est interdit de s'occuper d'élections, ne doit pas préparer les électeurs ? C'est votre formule, cher confrère; elle a ohtenu le succès qu'elle méritait : elle a fait le tour de la France. Quant à entrer dans le détail des prescriptions du Code, il n'y faut pas songer. Nos maîtres sont-ils suffisamment préparés sur ces matières pour rester à la portée de leurs jeunes élèves? Tout ce qu'on peut leur recommander, c'est de ne perdre aucune des occasions que ne manqueront pas de fournir les lectures, les dictées, surtout les événements quotidiens de la ville ou de la campagne, pour donner des notions sûres et précises. Une naissance, un mariage, un décès permettent de faire connaître les actes de l'état civil. Le tambour communal ou une affiche administrative annonce une enquête de commodo et incommodo, une vente aux enchères publiques,une expropriation pour cause d'utilité publique; on vient de distribuer les feuilles des contributions ; c'est
�— 146 — le tirage au sort, le conseil de revision se réunit ; les réservistes sont appelés. Il n'est bruit dans le pays ou ses environs que d'une grève d'ouvriers, ou d'une faillite, ou d'un procès de succession, ou d'un crime dont on recherche l'auteur, etc., etc. Nos petits élèves entendent parler de tout cela chez eux, le plus souvent d'une manière peu exacte. L'école ne peut-elle pas travailler à redresser les préjugés de la famille et préparer ainsi des générations plus éclairées, moins ignorantes, plus capables de s'occuper des intérêts généraux ? Et si elle peut, ne le doit-elle pas ? Je signale aux instituteurs désireux d'augmenter par là leurs titres à la reconnaissance publique, quelques bons livres pour les renseigner et les guider dans cette partie délicate de leur enseignement : le Droit français, par Alfred Jourdan, ouvrage couronné par l'Institut en 1873, à la suite d'un concours dont l'objet était la composition d'un livre « à la fois simple en la forme et élevé par la pensée pour s'adresser en même temps^aux classes les moins éclairées et à celles qui le sont le plus ; qui pût prendre sa place dans le cabinet de l'homme d'étude comme dans la mansarde de l'ouvrier et dans la chaumière du paysan. » Le Dictionnaire de législation usuelle, de M. Ernest Cadet, ouvrage adopté pour les bibliothèques scolaires.— Nos petits procès, par Carré. — Si les Petites Leçons de droit à l'usage de l'enseignement primaire, publiées en 1862 par un ancien membre de l'Université, étaient mises au courant des nouvelles lois, je les recommanderais tout spécialement. L'auteur a parfaitement réussi à n'appeler l'attention des enfants que sur les éléments indispensables, à ne pas dépasser la portée de leur âge, et à rendre sensibles par des images tirées de la vie pratique les notions usuelles de droit.
�— 147 — J'arrive à la morale, à qui personne, bien certainement, ne contestera la place d'honneur dans l'œuvre de Y éducation. Élever un enfant, ce n'est pas seulement pourvoir son intelligence des notions essentielles ; c'est surtout formel' son caractère, éclairer sa conscience, fortifier sa volonté, établir sa moralité sur des bases solides,- lui donner de bonnes habitudes, lui inspirer l'amour du bien et l'horreur du mal, le sentiment de l'honneur et du devoir. Commentl'instituteurs'yprendra-t-il pour atteindre cebut? Qu'il se garde bien de jamais ressembler même de loin au maître d'école si justement ridiculisé par La Fontaine. Oh ! l'inepte pédant qui croit faire œuvre de moraliste en tançant d'un ton grave à contre-temps l'enfant que sa désobéissance a mis en danger de se noyer !
Ah ! le petit babouin ! Voyez, dit-il, où l'a mis sa sottise ! Et puis prenez de tels fripons le soin Que les parents sont malheureux qu'il faille Toujours veiller à semblable canaille ! Qu'ils ont de maux ! Et que je plains leur sort ! (Liv. I, f. 19) (1).
Peut-on plus mal choisir le temps et le lieu ? Et quelle forme ! autant de mots, autant d'injures ! Quelle belle occasion de se taire il a perdue! Le malheureux enfant n'est-il pas assez convaincu et puni de sa faute? Ne subitil pas assez durement les conséquences naturelles de sa mauvaise action pour comprendre la sagesse de la défense
(1) La Fontaine est revenu à la charge, liv. IX, f. 5. — Un enfant a ravagé un arbre fruitier, — le pédant amène tous ses élèves dans le jardin,
Pour faire un châtiment Oui pût servir d'exemple, et dont toute sa suite Se souvînt à jamais comme d'une leçon. Là-dessus il cita Virgile et Cicèron, " Avec force traits de science. Soa discours dura tant que la maudite engeance Eut le temps de gâter en cent lieux le jardin.
�-, 148 — qui lui avait été faite, et avoir désormais, plus de confiance dans l'expérience de ses parents ? Qu'y a-t-il besoin d'une sotte et maladroite intervention pour le détourner précisément de ses réflexions et dë son repentir, par l'irritation légitime qu'exciteront de grossières insultes? La morale ne doit pas non plus, selon moi, s'enseigner à l'école primaire comme une des matières du programme, dans un ordre régulier, tel jour, à telle heure. Dire à des élèves : Mes enfants, je vais vous parler de morale, c'est, ce me semble, les menacer d'un sermon et leur donner le signal de l'inattention ou de la somnolence. Il y a ici plus qu'une plaisanterie facile et banale ; il y a une objection très sérieuse sur laquelle une pédagogie vraiment psychologique doit vivement appeler l'attention des instituteurs. S'imagine-t-on que l'on obtiendra des résultats pratiques au point de vue des mœurs en apprenant aux enfants des mots abstraits, des déductions logiques, des classifications méthodiques de nos devoirs ? La morale doit-elle s'enseigner comme la géométrie? Est-ce une pure affaire d'intelligence et de mémoire? Non, certes. L'éducation du cœur et de la conscience est avant tout une œuvre pratique, l'accomplissement régulier des obligations de chaque jour, l'acquisition de bonnes habitudes, de nobles sentiments, la vue d'honnêtes exemples. A l'école, ce n'est pas par les plus exactes théories sur l'hygiène que nous entretiendrons la santé de l'élève : c'est par la propreté de la salle, par l'abondance et la pureté de l'air. Pour sa moralité, il faut de même autre chose que de belles phrases ; il faut le faire vivre en quelque sorte dans une atmosphère morale qu'il respire presque sans s'en douter, et où tous ses bons sentiments puisent les principes de leur développement et de leur force. 4
�.-,.149-.-, ■ Pestalozzi a merveilleusement compris et pratiqué cette méthode d'enseignement moral : « L'expression verbale des vérités par lesquelles on règle sa vie n'est point aussi généralement utile au genre humain que nous nous le figurons, nous qui sommes habitués depuis des siècles à cette instruction chrétienne par demandes et par réponses, si verbeuse, et d'un effet si superficiel... Je crois surtout que le premier développement de la pensée des enfants est entièrement troublé par un enseignement verbeux qui n'est approprié ni à leurs facultés ni aux circonstances de leur vie. D'après mes expériences, le succès dépend de ce point : que toute chose enseignée aux enfants s'en fasse accepter comme vraie, pour être entièrement liée à une expérience intuitive et sensible qui leur soit propre. Sans cette base, la vérité se présente à eux uniquement comme un jouet qui, n'étant pas à leur mesure, leur paraît à charge. Bien certainement, la vérité et la justice ne sont pas pour l'homme une affaire de .mots, mais bien de sentiments intimes, de vues élevées, de nobles aspirations et de tact sûr, même sans les signes extérieurs par lesquels leur force peut être manifestée. » Aussi déclare-t-ii qu'il n'a donné à ses enfants que très peu d'explications, qu'il ne leur a enseigné ni la morale ni la religion, mais qu'il cherchait à leur élargir le cœur, à éveiller et à fortifier leurs meilleurs sentiments par les impressions et les expériences de leur vie de chaque jour, par les rapports mêmes qu'ils avaient entre eux et lui à chaque moment, à faire naître le sentiment de chaque vertu avant d'en parler ; car il est mauvais de causer avec les enfants sur des sujets qui les obligent à parler sans bien savoir ce qu'ils disent. « L'éducation morale élémentaire, considérée dans son
LETTRES SUR LA PÉDAGOGIE,
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ensemble, dit-il dans un excellent résumé, comprend trois parties distinctes : il faut d'abord donner aux enfants une conscience morale en éveillant en eux des sentiments purs ; il faut ensuite, par l'exercice, les accoutumer à se vaincre eux-mêmes pour s'appliquer à tout ce qui est juste et bon ; il faut enfin les amener à se faire, par la réflexion et la comparaison, une idée juste du droit et des devoirs moraux qui résultent pour eux de leur position et de leur entourage. » Ce point de doctrine est si important et cependant encore si peu connu et si peu respecté dans la pratique, que je ne crains pas d'y revenir par la citation de deux excellentes pensées de Joubert : « Le discernement vaut mieux que le précepte, car il le devine et l'applique à propos. Donnez donc aux enfants la lumière qui sert à distinguer le bien du mal en toutes choses, sans leur vouloir enseigner tout ce qui est mal et tout ce qui est bien, détail immense et impossible; ils e distingueront assez. « Ni en métaphysique, ni en logique, ni en morale, il ne faut placer dans la tête ce qui doit être dans le coeur ou dans la conscience. Faites de l'amour des parents un sentiment et un précepte; mais n'en faites jamais une thèse, une simple démonstration. » J'avoue que la mission de l'instituteur, ainsi comprise, comme précepteur de morale est plus difficile et plus délicate; mais c'est ainsi seulement qu'elle sera efficace. Ce sera assurément un progrès très appréciable de remplacer a récitation si peu intelligente du catéchisme par la lecure de quelque bon livre de morale (1). Mais comme ce
(1) Barrau,£iwe de morale pratique. — Lock et Couly, La Vertu en action. — P. Janet, Petits Éléments de morale. — Franck, La Morale
�— 1M — serait rétrécir la question et se faire une basse idée de son rôle de moraliste que de s'en croire quitte pour avoir lu pendant une heure quelques pages, même du meilleur traité! J'ai assisté à ces lectures, et je sais, combien peu de traces elles laissent le plus souvent, une fois le livre v fermé. " . La seule et vraie manière, soit d'enseigner, soit d'apprendre la morale, c'est de la pratiquer. Que l'instituteur s'applique à toujours donner à ses élèves l'exemple de la plus scrupuleuse exactitude dans l'accomplissement de ses* fonctions, de la justice et de l'impartialité dans lès punitions et ks récompenses, du respect de la vérité, de la loyauté dans les concours et les examens, de la déférence envers ses supérieurs, de l'affection et du dévouement. Voilà la prédication la plus éloquente et la plus efficace. Celle-là ne s'arrête pas à l'intelligence et à la mémoire ; elle pénètre insensiblement jusqu'au plus profond de nous-mêmes ; elle exerce sur notre pensée, notre caractère, notre conscience, notre conduite un effet tout aussi salutaire qu'un air pur habituellement respiré sur nos poumons, sur notre sang, sur nos organes, sur toute notre santé. Qu'à ces bons exemples l'instituteur ajoute une fermeté pleine de douceur pour obtenir des enfants l'assiduité, l'ordre, l'obéissance, la propreté, la bonne tenue, l'attention, l'application, la complaisance pour leurs camarades, l'amour de la vérité et l'horreur du mensonge, de la délation, l'épargne, le sentiment des beautés de la nature et de l'art, le goût de la lecture et des plaisirs de l'esprit; il pourra se rendre le témoignage d'avoir plus sérieusement
pour tous. — Muller, La Morale en action par l'histoire. — Stahl, Morale familière. — Marion, Devoirs et droits de l'homme. — Smiles, Self-Help.
�132 — fondé leur moralité en les aidant à contracter presque à leur insu ces bonnes habitudes qu'en leur imposant des sermons le plus souvent ennuyeux et pour le moins peu utiles. Tous les exercices de la classe, si l'on a soin d'y réfléchir spécialement dans la préparation consciencieuse des leçons, peuvent concourir à cet enseignement moral d'autant plus efficace qu'il affecte moins de prétention dogmatique. Lisez, par exemple, le Cours éducatif de langue maternelle du P. Girard, et vous comprendrez le parti moral qu'on peut et qu'on doit tirer de la grammaire. « Les mots pour les pensées. — Les pensées pour le cœur et la vie. » L'application des règles du langage est un travail bien secondaire, bien peu fécond, quand elle se réduit à écrire telle lettre plutôt que telle autre, quand elle n'exerce pas le jugement et ne profite pas au cœur. En étudiant les propositions et les phrases, en donnant des exemples bien choisis de leurs diverses espèces et de leurs combinaisons variées, le P. Girard ne manque pas de dire à chaque page à ses élèves : « Quelles réflexions avez-vous à faire sur la pensée qu'exprime cette phrase? Notez le bien et le mal, quand il y aura lieu. Après avoir rendu compte de la nature de mes phrases, vous jugerez de la moralité du but ou des moyens que vous y trouverez indiqués. Ayez soin de bien motiver vos jugements, etc. » Un enseignement ainsi dirigé est plus qu'une leçon de grammaire et même de langue, c'est un cours pratique de logique et de morale. N'allez pas toutefois, sous le prétexte honorable de faire servir les études grammaticales à l'éducation du cœur, vous aviser de composer des dictées dans le genre de cellesci. Je les emprunte à un livre dont j'ai déjà cité une page
�— 153 ~ fort ridicule. C'est l'œuvre d'un instituteur public, revue par deux inspecteurs de l'enseignement primaire ; mais elle remonte à une vingtaine d'années. A propos des noms qui, au singulier et au pluriel, finissent par s, x ou z, l'auteur se livre à cette fantastique logomachie. 's Mon fils, tu ne connais pas le prix du temps. Cette ignorance venant au secours de tes désirs, tu te laisses prendre à l'appât du plaisir ; tu as recours à tous les moyens pour rassasier le fonds de distractions qui est en toi. Jusqu'ici je ne vois rien qui exige du sérieux; mais ne laisse pas ces distractions suivre leur cours dans un âge où tu n'es plus sans remords. Si elles te négligent quelquefois, reprend le dessus, et, sortant de cet abus, fais un noble choix. Écoute la voix de la raison, le discours et l'avis du sage. Suis un parcours plus vrai. Relègue les folies du jeune âge dans le puits perdu de l'oubli, et de cette manière tu te prépareras à entreprendre avec succès le grand concours qui doit te donner accès dans le paradis, où tu trouveras la paix et le bonheur. » S'adressant ailleurs, aux petites filles qui viennent d'apprendre la formation du féminin dans les adjectifs terminés en f: « Conservez votre innocence, naïves petites filles;, ayez toujours pour votre mère un cœur expansif; vouez-lui jusqu'à la fin cette vive, si significative et si démonstrative amitié; portez-lui jusque dans la vieillesse, cette date tardive et maladive, la franchise, caractère distinctif de l'enfance. Ne soyez pas vindicatives ; soyez au contraire actives à pardonner, et cette vertu vous sera lucrative. Fuyez les personnes oisives ; faites non seulement un choix approximatif de vos amies, mais encore faites un
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�— 1S4 — choix appréciatif et réfléchi. Soyez expéditives dans vos affaires domestiques et administratives... Ne soyez pas des chrétiennes craintives, bravez le regard désapprobatif du respect humain; portez au superlatif, dans vos actions successives, la foi, l'espérance et la charité.; et de cette, manière vous avancerez d'un pas progressif dans la voie du salut, en excitant les applaudissements admiratifs de vos semblables. » Voilà de la morale absolument manquée, mais du galimatias admirablement réussi. Ni l'intelligence ni le cœur ne peuvent profiter dans de pareilles inepties. Contentezvous de mots isolés, de propositions détachées pour faire comprendre la règle, et n'essayez pas d'exécuter ce tour de force d'enfiler bon gré mal gré des mots sans rapport entre eux. Et dans vos dictées générales, quand vous voudrez donner ces notions de morale qui doivent trouver leur place clans la petite encyclopédie des connaissances prirmaires, prenez quelque bonne page d'un aimable auteur qui sache rendre vivants ses conseils et inspirer le sentiment du bien. Un instituteur devrait, dans ses lectures personnelles,' être pour ainsi dire toujours à l'affût pour trouver, au profit de ses élèves, des sujets de leçons, de devoirs, d'entretiens, de lecture, de rédaction, etc. En peu de temps il arriverait à réunir une abondante collection de textes dont il tirerait le meilleur parti pour l'éducation intellectuellé et morale de ses élèves. Comme c'est une de mes préoccupations et un de mes plaisirs, j'espère être en mesure quelque jour de publier un riche recueil de belles pages, parfaitement à la portée des enfants. Permettez-moi de vous donner de suite deux échantillons que j'emprunte à l'admirable ouvrage d'Emile Souvestre intitulé Confessions d'un ouvrier. Je tiens à mes citations,
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bien qu'un peu longues, parce qu'elles me semblent propres à mettre en pleine lumière la forme et le ton qu'il convient de donner à un enseignement populaire de la morale. L'aventure du marchand de marrons. « Un paysan traversait souvent notre faubourg avec un âne chargé de fruits,, et s'arrêtait chez un pays logé visà-vis de notre maison. Le vin d'Argenteuil prolongeait souvent la visite, et, groupés devant l'âne, nous regardions son fardeau avec des yeux d'envie. Un jour, la tentation fut trop forte. L'âne portait un sac dont les déchirures laissaient voir de beaux marrons lustrés, qui avaient l'air de se mettre à la fenêtre pour provoquer notre gourmandise. Les plus hardis se les montrèrent de l'œil et l'un d'eux proposa d'élargir l'ouverture. On mit la chose en délibération ; je fus le seul à m'y opposer. Comme la majorité faisait la loi, on allait passer à l'exécution, lorsque je me jetai devant le sac en criant que personne n'y loucherait! Je voulais donner des raisons à l'appui; mais un coup de Npoing me ferma la bouche. Je ripostai, et il en résulta une mêlée générale qui fut mon Waterloo. Accablé par le nombre, j'entraînai dans ma chute le sac que je défendais, et le paysan que le bruit du débat avait attiré, me trouva sous les pieds de l'âne, au milieu de ses marrons éparpillés. Voyant mes adversaires s'enfuir, il devina ce qu'ils avaient voulu faire, me prit pour leur complice, et, sans plus d'éclaircissements, se mit à me punir à coups de fouet du vol que j'avais empêché. Je réclamai en vain ; le marchand croyait venger sa marchandise, et avait d'ailleurs trop bu pour entendre. Je m'échappai de ses mains meurtri, saignant et furieux. » Mes compagnons ne manquèrent pas de railler mes
�— 1S6 — .scrupules si mal récompensés ; mais j'avais la volonté têtue; au lieu de me décourager,- je m'acharnai. Après tout, si mes meurtrissures me faisaient mal, elles ne me faisaient pas honte, et tout en se moquant de ma conduite, on en faisait cas. Comme on dit dans le monde, cela me posait1. J'ai souvent pensé depuis qu'en me battant, l'homme aux marrons m'avait rendu, sans le savoir, un service d'ami. Non seulement il m'avait appris qu'il fallait faire le bien pour le bien, non pour la récompense ; mais il m'avait fourni l'occasion de montrer un caractère. Je m'étais commencé, grâce à lui, une réputation que plus tard je voulus continuer: car si la bonne renommée est une récompense, c'est aussi un frein ; le bien qu'on pense sur notre compte nous oblige le plus souvent à le mériter. » Voilà, ce me semble, la matière de deux excellentes dictées; à coup sûr, les enfants s'intéresseront à cette scène si bien dépeinte, qui réveillera sans doute quelques souvenirs personnels et leur laissera une profonde et salutaire impression. Des abstractions et des généralités sur la morale de l'intérêt les auraient trouvés absolument froids et insensibles . De même, ne leur dites pas que l'abus de la boisson abrutit, ruine la santé, occasionne parfois la mort. Mais citez des faits particuliers, racontez des anecdoctes saisissantes, comme celle-ci : La cheminée de Jérôme. Après avoir lu quelques pages où Souvestre retrace les premiers désordres du jeune ouvrier au cabaret, vous pourrez dicter la fin vraiment éloquente de cette leçon de tempérance donnée avec tant d'art : « — Vois-tu dans ce bâtiment, me dit Mauricet, la haute
�— 157 — cheminée qui se dresse près du pignon, et que j'appelle la cheminée de Jérôme? C'est là que ton père s'est tué! » — Je tressaillis jusqu'au fond des entrailles, et je regardai la cheminée fatale avec une espèce d'horreur mêlée de colère. » — Ah! c'est là, répétai-je d'une voix qui tremblait; et comment la chose est-elle arrivée? » — Ni par la faute du bâtiment, ni par la faute du métier. L'échafaudage était bien établi, le travail sans danger ; mais ton père est venu là en descendant de la barrière; la vue était trouble, les jarrets ne se connaissaient plus, il a pris le vide pour une planche, et il s'est tué sans excuse... Le père Jérôme eût été un vaillant ouvrier, si la gourmandise ne l'avait perdu ; à force de s'attabler chez les marchands de vin, il y avait laissé sa force, son adresse et son esprit. Mais bah ! on ne vit qu'une fois, comme dit cet autre ; faut bien s'amuser avant son enterrement. Si les veuves et les orphelins ont faim ou froid plus tard, ils vont au bureau de charité, et ils soufflent dans leurs doigts. C'est-il pas ton opinion, dis? » Et il se mit à chanter un refrain bachique alors à la mode: » J'étais humilié, confus, et je ne savais que répondre ; je sentais bien que Mauricet ne parlait pas sérieusement; mais l'approuver m'eût fait honte ; le contredire, c'était me condamner. Je baissai la tête sans rien dire. Cependant il continuait à regarder ce pignon maudit. » — Pauvre Jérôme, reprit-il en changeant de voix et comme attendri, s'il n'eût pas suivi les mauvais exemples quand il était jeune, nous l'aurions encore avec nous; Madeleine reposerait son vieux corps, et toi tu trouverais quelqu'un qui te montrerait la route. Mais non, il n'y a
�— 1S8 — plus rien de lui, pas même un bon souvenir, car on ne regrette que les bons ouvriers. Quand le malheureux s'est écrasé là sur le pavé, sais^-tu ce qu'a' dit le tâcheron ? » — Un ivrogne de moins, enlevez et balayez !... » Quand tu voudras recommencer ta vie d'hier, regarde d'abord de ce côté, et le vin que tu boiras aura le goût du sang. » La récitation des fables mérite aussi d'être particulièrement signalée et recommandée comme l'un des*.moyens les plus agréables et les plus efficaces de l'enseignement moral. En dépit du jugement passionné et injuste porté par M. de Lamartine, après Rousseau, sur La Fontaine, que l'instituteur ait bien soin de s'adjoindre chaque semaine notre grand poète pour travailler à former de bonne heure le cœur de ses élèves, pour « répandre insensiblement dans leur âme les semences de la vertu et leur apprendre à se connaître, sans qu'ils s'aperçoivent de cette étude, et tandis qu'ils croient faire autre chose ».
Les fables ne sont pas ce qu'elles semblent être; Le plus simple animal nous y tient lieu'de maître. Une morale nûe apporte de l'ennui ; Le conte fuit passer le précepte avec lui. (Liv. VI, f. 1.)
Et quels excellents préceptes peuvent ainsi passer dans l'esprit et le cœur des enfants enchantés par cette « comédie à cent actes divers » ! Ce n'est peut-être pas de la morale bien héroïque; mais faut-il parler d'héroïsme au jeune âge ? L'intérêt personnel est souvent invoqué pour venir au secours de la conscience ; mais cette considération n'est-elle pas plus à la portée de nos petits élèves et même de la majorité des hommes ? La Fontaine recommande toutes les vertus de détail, et pour ainsi dire la
�monnaie de la vertu; mais n'est-ce pas là ce que réclame surtout la vie pratique de tous les jours ? Travail, modération dans les désirs, compassion pour le malheur, prudence, défiance des flatteurs, assistance mutuelle, prévoyance, véracité, confiance en l'expérience de ses parents, reconnaissance envers les bienfaiteurs, amour de sa condition, activité et persévérance, etc., etc. : toutes ces maximes que le poète enseigne d'une façon si dramatique et si persuasive ne sont-elles pas les règles de notre conduite journalière ? Et peut-on nous rendre un service plus signalé que de les graver en nous dès nos jeunes années avec des traits si aimables et si vivaces ? Le Fablier des écoles, de M. Porchat, par son choix judicieux, par ses notes et commentaires, permet aux instituteurs de donner à cet enseignement si fécond toute sa portée et tout son développement. Lisez les explications qui accompagnent chaque fable, pénétrez-vous-en, joignez-y vos réflexions personnelles1, et alors, bien maîtres de votre sujet, vous devez savoir trouver dans votre cœur, dans votre amour de l'enfant, l'accent qui animera l'entretien, captivera l'attention, et fera germer les bons sentiments. Le Journal des instituteurs, dans une série d'articles intitulés La morale par l'histoire et la biographie, montre avec beaucoup de sens pratique une autre et non moins intéressante manière de parler du devoir aux élèves de nos écoles. Rien ne frappe plus vivement que le beau spectacle de la vie de ces hommes qui, souvent partis de très bas, se sont élevés par le travail, l'épargne, le courage,Ta bonne conduite, quelquefois jusqu'aux premiers rangs de la société. Le livre de M. Smiles, intitulé SelfHelp (Aidez-vous vous-même), vous en fournira mille exemples. La vie de Franklin par Mignet, de Stephenson par
�-, 160 — Frédéric Passy, de trois enfants pauvres par M. Ed. Charton, etc., etc., offrent encore de précieuses ressources. Et le chant, que l'on encourage avec tant de raison pour mettre la gaieté dans l'école, ne peut-il être aussi un auxiliaire de l'enseignement moral ? Les beaux sentiments, exprimés en vers, parés des charmes de la mélodie et de l'harmonie, acquièrent une puissance nouvelle, ils s'emparent avec plus de force de la mémoire, de l'imagination, du cœur des enfants ; ils créent des souvenirs pour toute la vie. Plus tard, l'ouvrier dans son atelier, le laboureur à sa charrue, se surprendront à répéter les chants de leur enfance. Ce sera une utile concurrence aux chansons ineptes ou grossières de la rue. Les recueils de Gautier, Delcasso, Batmann, Linden, et Danhauser contiennent une foule de charmants morceaux, d'où se dégage une excellente moralité. Mais qu'on ne se borne pas à chanter des notes, que l'on comprenne le sens des paroles. La recommandation n'est pas du tout inutile. Dans toutes les écoles que j'ai visitées, et où je n'ai jamais manqué de demander quelque chant moral et patriotique, j'ai trop souvent constaté que, pour la masse des élèves, il s'agissait beaucoup plus de pousser des sons plus ou moins justes que de comprendre et de sentir.
Et qu'importe le trépas? Un Français ne tremble pas. "~
;< Que ceux qui ne savent pas la signification du mot t,répas veuillent bien lever la main, » leur disais-je, et aussitôt dit, quinze, vingt mains se levaient pour constater leur ignorance de ce mot. Je ne suis même pas bien sûr que quelques-uns n'aient chanté : qu'importe le crêpas? Ni la mesure du vers, ni le chant n'en auraient été altérés. Personne ne s'en serait aperçu. Mais quel effet moral peut être pro-
�— 161 — duit par des exercices aussi mal compris ? On ne se rend pas généralement assez compte de la difficulté qu'éprouvent les enfants à comprendre la langue française, surtout quand le mot appartient à la langue littéraire, mais très souvent aussi quand il s'agit simplement d'un mot usuel et ordinaire. Je me rappelle que dans une ville du Midi, après avoir entendu un chant où l'on glorifiait le travail, je demandais à un jeune enfant qui faisait fort bien sa partie : « Que veut dire le mot artisan ? » Pas de réponse ; puis, après un moment : « Monsieur, c'est un képi ! » (Son maître, par un geste mal interprété, lui avait fait signe d'ôter sa coiffure pour me répondre.) Évidemment, il ne comprenait pas grand'chose au morceau : son oreille seule était enjeu, il n'y avait rien pour son intelligence et son cœur. En résumé, les moyens de travailler à la moralisation de nos jeunes gens sont en abondance sous la main d'un instituteur éclairé et consciencieux. C'est dans leur sage emploi que j'ai confiance pour atteindre le vrai but de l'éducation bien plus que dans les leçons directes et ex pro~ fesso. Pour reprendre une judicieuse distinction (1), partisan passionné de l'enseignement moral, je me défie beaucoup de l'enseignement de la morale. Un cours suivi, une analyse méthodique des devoirs exigent des élèves une trop grande portée d'esprit, et des maîtres eux-mêmes des études qu'ils n'ont pu approfondir et des qualités oratoires qui ne sont pas communes. Mais tous les détails de la vie scolaire se prêtent admirablement, pour qui veut bien s'y appliquer, à la formation du caractère, à l'éducation des sentiments, à l'acquisition de bonnes habitudes. Cet ensei(1) Pédagogie, par Paul Rousselot, p» 178.
LETTRES SUR LA PÉDAGOGIE»
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�— 162 — gnement-là est simple, indirect, incessant, sans prétention, sans grandes phrases ; il est, en vérité, le seul sérieux et le seul efficace à l'école primaire. « Tout homme qui sait maintenir l'ordre et la discipline indispensables à un bon enseignement intellectuel, est sûr de laisser dans les esprits de ses élèves des impressions de vraie morale, sans même avoir cherché à le faire. Si, en outre, le maître possède assez de tact pour faire aimer le travail à ses élèves, et leur faire accepter librement et avec joie la contrainte qu'impose l'étude, de sorte qu'ils n'aient en somme que de bons sentiments pour leurs camarades et pour lui-même, il peut être appelé un excellent maître de morale, qu'il ait voulu ou non mériter ce titre. » (Bain, La Science de l'éducation, p. 292.)
�LETTRE HUITIÈME
A M. Henri Martin, membre de l'Institut, Sénateur.
Monsieur le Sénateur, Permettez à un lecteur passionné de vos travaux si distingués sur l'histoire de notre pays, de vous adresser cette lettre tout inspirée de l'esprit libéral et patriotique qui anime vos récits, et que nous avons à cœur de faire pénétrer clans l'école primaire. L'enseignement civique, inscrit enfin dans le programme des connaissances élémentaires reconnues indispensables à tout Français, ne peut se puiser à une source plus féconde que celle de l'histoire nationale, à la condition de bien comprendre l'enchaînement des faits, la marche des idées, le changement des institutions. Il faut, s'élevant au-dessus des détails, sentir le progrès de la civilisation, saluer la réforme des abus, la chute des privilèges et assister au consolant spectacle du triomphe lent, mais sûr et irrévocable, de la justice, de la liberté, de l'égalité, du droit. C'est le but que vous avez si brillamment atteint dans votre belle Histoire populaire de la France, dont on ne saurait trop recommander la lecture et la méditation aux instituteurs pour élever et vivifier leurs leçons, pour les rendre vraiment profitables à l'éducation patriotique des enfants et des adultes. Mais vous allez introduire la politique dans l'école primaire, me dira aussitôt un partisan arriéré de la vieille routine ! — Eh ! sans aucun doute, n'est-ce pas là une nécessité pressante ?
�— 164 — Les jeunes garçons en ont absolument besoin. Dans quelques années ne seront-ils pas électeurs ? N'auront-ils pas à nommer des conseillers municipaux, des conseillers d'arrondissement, des conseillers généraux, des députés ? Pour que ce droit de vote ne soit pas un instrument illusoire et souvent dangereux, il faut qu'ils sachent ce qu'ils font, et que, sans prétendre au titre de profonds politiques, ils se rendent du moins un compte exact des choses, du mécanisme des institutions, de leurs droits et de leurs devoirs ; qu'ils aient quelques principes et que, dans une réunion électorale ou dans leurs entretiens avec leurs concitoyens, ils soient en état de choisir entre les candidats et de raisonner leurs choix. Les jeunes filles, qui n'auront pas à voter, bien qu'en ce moment même on s'agite sérieusement en Angleterre pour conquérir le droit de suffrage aux femmes» les jeunes filles elles-mêmes, qui ne sont ni électeurs, ni éligibles, ne peuvent rester étrangères à la politique. Eh quoi !. ne sont-elles pas Françaises ? Ne seront-elles pas femmes de citoyens français ? N'auront-elles pas pour fils des citoyens français ? A tous ces titres, elles ne peuvent rester indifférentes aux intérêts, à la prospérité, au salut, à la gloire de la patrie. 11 ne peut leur être égal qu'on fasse de la politique bonne ou mauvaise, qu'on administre avec intelligence ou en dépit du sens commun, avec économie ou sans souci de la fortune publique. N'auront-eiles pas à payer comme nous les fautes commises ? On leur prendra leurs écus, on leur prendra leurs fils. De quel droit leur interdirait-on de s'inquiéter de l'usage qu'on en fait? M. Paul Bert, s'adressant il y a quelques mois à une députation d'institutrices, leur disait avec l'autorité qu'il s'est acquise dans les questions d'éducation : « Tout vous
�— 165 — est commun dans les charges nouvelles qui devront s'imposer aux fonctionnaires de l'enseignement, tout jusqu'à l'enseignement civique, — excepté le maniement du fusil. — Car si vos collègues sont chargés de faire des citoyens, vous êtes chargées, vous, de faire des citoyennes ; non pas, à coup sûr, des femmes, désireuses de l'agitation des places publiques et qui recherchent avec amour les émotions bruyantes des assemblées politiques ; non ! Je lisais il y a quelques jours un proverbe des vieux Mexicains d'avant Cortès, et ils disaient d'une manière charmante : « La femme doit rester dans la maison comme le cœur dans la poitrine. » Oui, c'est dans la maison qu'elle sera citoyenne : citoyenne avec son mari qu'elle encouragera, qu'elle aidera, qu'elle calmera, qu'elle consolera; elle accomplira et continuera l'œuvre de l'instituteur. » La femme a beau ne pas voter ; elle dispose d'une influence légitime et considérable sur son mari et sur ses fils. Il importe que cette influence soit éclairée et salutaire, conforme à la raison, à l'intérêt général. Tant que la femme restera étrangère à ces connaissances et à ces vertus civiques, il ne faut pas compter que nous aurons des citoyens. Le vaillant auteur des Nouveaux chants du soldat, M. Déroulède, a puisé dans cette conviction profonde l'inspiration de ses poésies patriotiques. Son premier chant est un remerciement chaleureux à sa mère pour lui avoir si bien appris à connaître et à aimer son devoir envers le sol natal. Citons ces beaux vers, en souhaitant que, confiés à la mémoire des jeunes filles de nos écoles, ils servent à leur mettre au cœur ces généreux sentiments, seule source de la grandeur nationale :
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Oui, cette femme au cœur français, à l'âme Hère, Qui mena vaillamment ses deux fils aux combats, Oui ! cette femme-là, cette femme est ma nière, Et c'est mon frère et moi qu'elle a créés soldats... Je viens jeter ton nom, ma mère, à mes soldats. Je veux leur révéler ton cœur et ton courage. Ils disent que tes fils ont fait tout leur devoir: Le devoir qu'ils ont fait, mère, c'est ton ouvrage ; L'honneur qu'ils en ont eu, c'est toi qui dois l'avoir. Ils ne sont pas partis furtifs pour les batailles. S'arrachant sans adieux à des bras révoltés, Ils ne t'ont pas volé le sang de tes entrailles ; C'est toi, mère, c'est toi qui leur as dit t œ Partez ! Partez, ils sont vaincus, les soldats de la France! Mon cœur pour conquérir ne vous eût point prêtés ; Ce n'est plus la conquête, enfants, c'est la défense. Le sol est envahi, je vous donne ; partez l > Hélas ! si tous les fils étaient partis de même, S'ils étaient tous partis, les fils, même autrement ! Mais à combien, sans voir l'horreur dèleur blasphème,Les mères ont soufflé : Ne te bats pas, crois-m'en ! Et combien les croyaient qui n'étaient pas crédules!,.. Certe, il en est venu que leurs mères en larmes Avaient éperdument bercés dans leurs frayeurs ; S'ils furent bons Français malgré ces cris d'alarmes, Ah! comme un cri d'espoir les eût rendus meilleurs! Quel souffle ardent aurait transfiguré leur être ! Quand les cœurs sont vaillants, les corps sont aguerris. Comme ils auraient marché, lutté ! vaincu peut-être !... Ah ! que de vrais soldats les mères nous ont pris !
Les dernières strophes du recueil, moins personnelles, plus élevées, résument cette leçon morale avec une éloquence saisissante :
Femme, si l'être en qui tu mets ton espérance, Ne met son espérance et son bonheur qu'en toi; Si, Français, il peut vivre étranger à la France, Ne connaissant partout que son amour pour toi ; Si, sans te croire indigne et sans se croire infâme, Quand tout son pays s'arme, il n'accourt pas s'armer, 0 femme, ta tendresse a déformé cette âme ; S'il ne sait pas mourir, tu ne sais pas aimer ! ■
Mère, si ton enfant grandit sans être un homme, S'il marche efféminé vers son devoir viril ;
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Si, d'un instinct pratique et d'un sang économe, Sa chair épouvantée a l'horreur du péril ; Si, quand viendra le jour que notre honneur réclame, Il n'est pas là soldat, marchant sans maugréer, 0 mère, ta tendresse a mal formé cette âme; S'il ne sait pas mourir, tu n'as pas su créer !
Biais qu'on ne se méprenne pas sur noire pensée, qu'on ne la travestisse pas pour se rendre plus facile la discussion. Nous n'avons nullement l'intention et le désir de recruter pour les clubs des bavards et de les former, dès les bancs de, l'école, à ces vaines et dangereuses déclamations. L'enseignement civique, s'il est sérieusement donné, aura précisément pour résultat dè diminuer le nombre des fauteurs de désordre, ou du moins de faire le vide dans leur auditoire. Les braillards et les sophistes ne sont dangereux qu'au milieu d'une foule ignorante et passionnée, dupe des mots sonores. Tartufe n'est plus dangereux quand Orgon est déniaisé. Les énergumènes sont impuissants au milieu de citoyens éclairés. Le danger n'est donc pas de faire de la politique à l'école, c'est au contraire de craindre d'en faire, et d'abandonner ainsi au hasard l'éducation du suffrage universel. N'est-ce pas précisément le rôle de l'école primaire, dans une société démocratique, de former des hommes connaissant leurs droits et leurs devoirs, aussi prêts à exercer les uns qu'à remplir les autres ? « Les institutions politiques, disait très justement M. Barthélémy SaintHilaire en 1849, quelque généreuses, quelque équitables qu'elles soient, sont à peu près vaines, si ceux qui les possèdent ne sont pas capables d'en bien user. Les législateurs doivent se l'avouer : ils n'ont fait que la moindre partie de l'œuvre, tant qu'ils n'ont pas su en confier le maintien, avec l'avenir de la société même, à des esprits
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éclairés qui la comprennent et à des cœurs dévoués qui l'aiment et la respecteut. » (Rapport sur le, projet de loi de M. Carnot.) Ne nous arrêtons pas davantage à prouver que l'école primaire doit être, pour tous et pour toutes, une école de patriotisme, et cherchons surtout dans le récit des faits historiques les moyens de donner cet enseignement avec le moins de prétention et le plus d'efficacité, en restant toujours à la portée des jeunes élèves. Si le poète a dit vrai, lorsqu'il laisse échapper cette parole de découragement,
Et l'histoire, écho de la tombe, N'est que le bruit de ce qui tombe, .Sur la route du genre humain,
quel triste et stérile travail ce serait que de parcourir cet amas de ruines et de dresser la liste des batailles, des pillages, des massacres, des émeutes, des renversements de trônes, des sanglantes représailles qui ont jonché le sol de notre planète ! Mais si le passé est en quelque sorte le chantier où se sont préparés les matériaux des constructions du présent; si l'histoire n'est pas seulement le bruit de ce qui tombe, l'agonie de ce qui meurt, mais le tressaillement de la vie qui se renouvelle et se transforme, l'effort de ce qui s'élève et grandit: si, au prix de dures épreuves et de crises violentes, c'est le progrès de l'humanité vers la justice, la liberté, l'ordre, le respect de la dignité humaine, oh ! alors, c'est un des spectacles les plus sublimes, les plus réconfortants, les plus utiles pour l'enseignement moral et civique.
Est-ce un écroulement? non c'est une genèse. (V.
HUGO.)
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Nos élèves de- l'école primaire ne pourront en voir qu'une partie, celui qu'a donné la France, mais il est assez glorieux pour suffire à leur éducation : caria France, plus que tout autre peuple, s'est passionnée pour les grandes réformes. Ses illustres écrivains en ont proclamé les principes, et ses généreux soldats ont versé leur sangsur tous les champs de bataille pour les propager et les défendre. « On dit que c'est nous qui remuons le monde depuis cinquante années, s'écriaitSJ. Thiers en 1848... depuis plus de trois cents années ! Oui, nous sommes ces grands criminels qui ont proclamé avec Descartes la liberté de penser, avec Bossuet l'indépendance de l'Église; qui, avec Montesquieu et Voltaire, ont, comme on l'a dit, restitué ses droits au genre humain. Nous sommes ces grands citoyens, j'en conviens avec orgueil pour mon pays. » Depuis les révoltes des Bagaudes, les premières insurrections des paysans de Normandie à la fin du xe siècle, le soulèvement des communes de Cambrai et du Mans au xie siècle, jusqu'à la prise de la Bastille, jusqu'à la nuit du 4 août, jusqu'à cette séance mémorable du 23 octobre 1789 où un vieillard de 120 ans, serf d'église, vint remercier l'Assemblée constituante d'avoir délivré tous les Français de la servitude, jusqu'à la fête de la Fédération, quelle tradition non interrompue d'héroïques efforts, de courageuse persévérance! quel concours merveilleux de passions bonnes ou mauvaises! quelle marche irrésistible du progrès ! Tout y sert, tout y travaille, avec conscience ou en aveugle, les amis et les ennemis, et souvent les adversaires bien plus et bien mieux que les partisans. Comme vous le remarquez justement, monsieur le sénateur, « les grands changements en ce monde sont parfois
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accomplis par des mains indignes ». C'est ainsi que la cupidité, le despotisme, l'intolérance ont, en somme, fait les affaires de la liberté, et que la monarchie absolue, en fin de compte, s'est trouvée une des ouvrières les plus active de notre démocratie. C'est à ce point de vue élevé, et cependant parfaitement accessible à tous, que nous voudrions voir se placer les éducateurs de la jeunesse dans leur enseignement historique, quelque élémentaire qu'il doive rester. Une faudrait perdre aucune occasion, dans le cours d'histoire, d'appeler l'attention des élèves sur l'origine ou le développement d'un de ces progrès dont nous jouissons aujourd'hui, sans éprou ver un sentiment de reconnaissance pour ceux à qui nous en sommes redevables : quelle matière pour une belle et intéressante leçon de clôture aux élèves du cours supérieur! quelle salutaire impression, quel souvenir ineffaçable pourrait-on laisser à des enfants qui vont quitter l'école, qui oublieront rapidement les détails, mais qui devraient emporter profondément gravées les conclusions générales de leur étude ! « L'élévation continue du tiers état, dit Augustin Thierry, est le fait dominant et comme la loi de notre histoire. » (Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du Tiers État, p. 180). C'est à bien comprendre ce grand fait et les obligations qu'il nous impose à tous, que consiste essentiellement, à mon avis, l'éducation civique. Cette élévation constante de la masse de la nation est un progrès tellement conforme à la nature humaine, aux données delà raison et de la conscience, à l'intérêt général, qu'elle s'est accomplie, en dépit de tous les obstacles, par lé concours des ouvriers les plus divers et souvent le plus inattendus.
�— 171 — N'est-il pas merveilleux de voir en 1302 un roi aussi despote que Philippe IV le Bel donner le premier l'exemple de convoquer la nation et la faire juge en quelque sorte entre lui et le pape? Peut-on sans sourire, mais sans se réjouir à la fois, entendre Louis X Je Hùtin, à bout de ressources et persuadé que les serfs ont de l'argent caché, proclamer assez hypocritement, dans l'ordonnance de 1315, que, selon le droit de nature, chacun doit naître franc, c'est-à-dire libre, que son royaume s'appelant le royaume des Francs, la chose doit s'accorder avec le nom, que dès lors il convient d'accorder la franchise à tous les serfs... moyennant finance? Et comme son artifice a mal réussi, une- seconde ordonnance contraint les serfs qui seraient en état de payer d'acheter leur liberté ! La spéculation a pris le masque de la justice et de la philanthropie. Qu'importe ? La royauté vient de reprendre le cri de révolte des paysans normands en 997 : « Nous sommes hommes comme eux. » L'avenir se chargera de réaliser le programme.. Quels plus terribles niveleurs de l'aristocratie féodale que Louis XI et Richelieu, François Ier et Louis XIV, les uns par la main du bourreau, les autres par les séductions de leur cour! « Le règne de Louis XI, écrit Augustin Thierry, fut un combat de chaque jour pour la cause de l'unité du pouvoir et la cause du nivellement social, combat soutenu à la manière des sauvages, par l'astuce et la cruauté, sans courtoisie et sans merci... Le despote Louis XI n'est pas de la race des tyrans égoïstes, mais de celle des novateurs impitoyables ; avant nos révolutions, il était impossible de le bien comprendre. » (Histoire du Tiers Élat, p. 92.) Ce n'est pas sans raison que le Moniteur de 1789 débute
�— 172 — par revendiquer, au nom de la démocratie, la mémoire du grand cardinal de Richelieu, « cet homme de révolution par qui ont été préparées les voies de la société nouvelle » (Aug. THIERRY, p. 228). Ouvrier du pouvoir absolu, dont il arme Louis XIV pour la perte de la monarchie, il a plus énergiquement que personne, avec une volonté inflexible, porté de rudes coups à la caste nobiliaire. C'est lui qui, en 1626, aux cris de joie de toute la France, a levé le marteau des démolisseurs contre les mille bastilles féodales. C'est lui qui n'a pas supporté qu'aucune tête fût au-dessus de la loi, et qui, sans souci des formes judiciaires, a fait impitoyablement décapiter, malgré les supplications de la cour, du parlement, les Bputteville, les Montmorency. François Ier et Louis XIV, en croyant ne travailler que dans l'intérêt de leur propre autorité, ont continué l'œuvre révolutionnaire par des moyens différents par la forme, identiques par les résultats. Les séductions de leur cour où les arts, les lettres, les grâces jettent le plus brillant éclat, attirent et retiennent tous les nobles. Il n'y a plus désormais de grands seigneurs inspirant de l'ombrage à la royauté, conservant quelque indépendance, mais des courtisans absolument dépendants du maître, se ruinant pour lui plaire et mendiant ses faveurs. « Qui considérera, écrit La Bruyère, que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit toute la vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu fait loute la gloire et toute la félicité des saints. » Sont-ce bien là les descendants de ces tiers barons du moyen âge, qui ont tenu si longtemps nos rois eu échec? Ruinés par Je faste, ils attendent tout de la munificence du monarque, qui, malgré le délabrement croissant des finances, et le/progrès de la misère publique, trouve
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toujours de quoi satisfaire leur avidité. Le jour viendra où la royauté et la noblesse auront un terrible compte à rendre à la nation, sur laquelle sont prises toutes ces prodigalités. « Tôt ou tard, dit le parlement de Dijon en 1764, le peuple apprendra que les débris de nos finances continuent d'être prodigués en dons si souvent peu mérités, en pensions excessives et multipliées sur les mêmes têtes, en dots et assurances de douaires, en places et appointements inutiles. Tôt ou tard ilrepoussera ces mains avides qui toujours s'ouvrent et ne se croient jamais pleines, ces gens insatiables qui ne semblent nés que pour tout prendre, ét ne rien avoir, gens sans pitié comme sans pudeur. » Et pendant que la noblesse tombe ainsi au rang de parasite, systématiquement éloignée des emplois pour lesquels Mazarin conseille de préférence des gens de condition moyenne (Saint-Simon qualifie de règne de vile bourgeoisie le règne de Louis XIV), le Tiers État travaille, s'enrichit par le commerce et l'industrie que dédaignent souverainement les gentilshommes ; la bourgeoisie s'instruit, occupe les offices de Fadministration civile, de la justice, des finances. La Bruyère a bien saisi cette révolution sociale : • « Pendant que les grands négligent de rien connaître je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires ; qu'ils ignorent l'économie et la science d'un père de famille, et qu'ils se louent eux-mêmes de cette ignorance; qu'ils se laissent appauvrir et maîtriser par des intendants ; qu'ils se contentent d'être gourmets ou coteaux.... de parler de la meute—, des citoyens s'instruisent du dedans et du dehors du royaume, étudient le gouvernement,
�deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à se placer, se placent, s'élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d'une partie des soins publics. Les grands, qui les dédaignent, les révèrent, heureux s'ils deviennent leurs gendres. » (Caractères, ch. ix.) Comprend-on maintenant comment le Tiers État pouvait, et bien à juste titre, s'irriter chaque jour davantage de l'inégalité injuste et blessante qui le séparait de l'ordre de la noblesse, dont rien, ni la supériorité intellectuelle, ni les services publics, ne justifiait plus les vieux privilèges? On sait cependant que, jusqu'au dernier moment de l'ancien régime, la royauté et l'aristocratie s'opiniâtrèrent mesquinement à défendre ce qui leur paraissait la constitution de la France. En 4789, au moment ou le Tiers État allait saisir le pouvoir, prendre le nom d'Assemblée nationale, et déclarer par la voix de Bailly et de Mirabeau que « la nation assemblée n'avait .pas d'ordre à recevoir », on s'ingénia à l'humilier par les puérilités du cérémonial, en lui imposant un costume sombre et modeste, en le faisant entrer par une porte de derrière, après une longue attente à la pluie, tandis que le roi, le clergé et la noblesse entraient avec pompe par la grande porte ! On n'osa pas lui interdire de se couvrir devant le roi, ni l'obliger à parler à genoux, comme dans le bon temps ! Il était enfin venu, ce jour, dont Voltaire avait salué l'aurore, lorsqu'il écrivait en 1764, l'année même où le parlement de Dijon faisait entendre ses remontrances si pleines de prophétiques menaces : « Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement, et dont jen'aurai pas le plaisir d'être témoin....
�Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses. » (Lettre du 2 avril.) Quoi de plus beau, en effet, que l'avènement de là loi, le triomphe de la justice, la résurrection du droit! Or, c'est bien là l'exacte définition de notre grande Révolution. Le déchaînement des passions, les excès des représailles, les crimes de quelques scélérats, l'échafaud, là Terreur ne peuvent pas plus en masquer la gloire et les bienfaits, que la cruellê intolérance des chrétiens, la férocité des inquisiteurs, les flammes des bûchers, la Saint-Barthélémy' n'ont réussi à ternir la beauté morale dé la prédication de Jésus. Michelet raconte qu'interrogeant le vénérable Lasteyrie sur cette époque, qui ouvre une nouvelle ère pour l'humanité, il en tira ce mot seul: « Monsieur, c'était très beau ! — Mais vous pouviez périr : vous cachiez-vous? — Moi, point, j'allais, j'errais en France. J'admirais... Oui, c'était très beau. » La nation, mûre enfin pour la vie politique, maîtresse d'elle-même, se mettait résolûment à l'œuvre pour réaliser ce qu'elle avait demandé depuis des siècles dans les Cahiers des États, et elle proclamait sa souveraineté inaliénable, les droits de l'homme et du citoyen, la liberté individuelle sous toutes ses formes, l'égalité de tous devant la loi et devant l'impôt, l'admissibilité de tous aux emplois, etc. ces Principes de 1789 qui sont bien, comme vous le dites, monsieur le sénateur, '« l'évangile politique et social du monde nouveau ». Si on peut adresser à la France quelques reproches dans le long enfantement de sa constitution, ce n'est certes pas d'avoir manqué de patience, de résignation, de confiance envers ses maîtres. Jamais nation plus monarchique n'a plus longtemps espéré, souvent contre tout
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espoir, en la royauté, ne lui a moins marchandé ses trésors et son obéissance, sans faire de réserves, sans se ménager de garanties. Avec quelle fatale imprévoyance, par exemple, aux états de 1439, dans un élan vraiment national contre l'invasion anglaise, n'accorde-t-elle pas à Charles VII l'établissement de la taille permanente, sacrifiant ainsi le principe tutélaire du vote périodique de l'impôt, qui eût mis obstacle au pouvoir arbitraire! Même quand l'autorité royale, ainsi maîtresse sans condition de la bourse de ses sujets, eut pris dans ses actes et dans ses formules tous les caractères de l'absolutisme; même après avoir pu, pendant les misères et les hontes des longs règnes de Lous XIV et de Louis XV, « contempler à loisir et toucher du doigt la vanité de ces fétiches et l'argile dont ces idoles étaient faites » (DUPONT-WHITE, le Progrès politique en France, p. 94) ; même après avoir senti que la royauté, sous l'honnête et incapable Louis XVI, ne pouvait plus être qu'un obstacle et un embarras ; même après la publication du Livre rouge, même après l'arrestation de Varennes et la déclaration de Pilnitz, le cri de Vive le roi! s'échappe encore des poitrines, et l'Assemblée nationale, par la bouche de son président Thouret, assuré le roi que « c'est l'attachement et la confiance des Français qui lui défèrent la plus belle couronne de l'univers, et qu'elle lui est garantie par le besoin que la France aura toujours de la monarchie héréditaire », et l'accompagne à pied jusqu'aux Tuileries. Siéyès lui-même venait d'écrire qu'il y a plus de liberté sous la monarchie que sous la République, et quand Pétion et Brissot parlaient de préparer les esprits à un changement dans la forme du gouvernement, Robespierre demandait, en hochant la tête: Qu'est-ce que la République?
�— 177 — Est-ce à dire que, lorsque le 21 septembre 1792, sur la proposition de l'évêque de Blois, Grégoire, la Convention décréta par acclamation que la royauté était abolie en France et que les actes publics seraient désormais datés de l'an Ier de la République Française, ce fut un accident inattendu dans notre histoire, une surprise, un coup de main heureux d'un parti violent? Non, certes. C'était la conclusion logique, inévitable, de toute notre histoire, et il est bien à regretter que Condorcet, Brissot, Roland, Desmoulins n'aient pas réussi à la faire accepter un an plus tôt. Le berceau de la France nouvelle n'eût pas été agité par d'aussi terribles commotions. Le principe de la souveraineté inaliénable du peuple, avant de devenir la base solennellement reconnue de nos institutions politiques, n'a pas cessé, à des intervalles plus ou moins éloignés, d'être affirmé avec une clarté toujours croissante, avec une énergie de conviction inébranlable, jusqu'au jour où l'opinion nationale a été définitivement faite. C'est, pour employer l'expression pittoresque et juste de M. Augustin Thierry, « comme une marée montante que l'œil voit avancer et reculer sans cesse, mais qui gagne et s'élève toujours. » (Tiers État,]). 68.) Ecoutez tout d'abord ce cri des paysans normands du e siècle, dont Wace s'est fait l'écho, dans des vers. célèx bres, d'un français et d'une orthographe qui prouvent assez leur respectable antiquité :
Nus sûmes homes cum il sunt, Tex membres avum cum il unt, Et altresi grans cors avum, Et altretant sofrir poùm ; Ne nusfaut fors cuer seulement. (Roman deRouou de Rollon.)
Puis c'est, aux xne et xme siècles, l'héroïque conjuration
�. — 178 — des communes, s'essayant, dans l'étroite enceinte d'une ville, à l'œuvre de régénération que la France accomplira au xvine siècle sur toute l'étendue du territoire. « Ce nom de commune (nouveau et très méchant mot, dit un historien ecclésiastique) signifiait que la fraternité et l'égalité des hommes établies par J.-C. dans la religion demandaient à s'établir dans la politique, et qu'un nouveau principe apparaissait, à savoir la volonté générale, l'unité dans l'égalité. Les petites communes municipales du moyen âge étaient l'annonce de la grande communion nationale qui devait un jour remplacer le régime des privilèges et la féodalité. » (H. MARTIN, I, p. 184.) Ce sont, aux xive et xve, les efforts si dignes d'admiration, quoique en apparence si peu récompensés par le succès, des états généraux pour prendre en main les intérêts du royaume, remettre aux délégués de la représentation nationale le contrôle de l'administration et des finances. C'est Etienne Marcel attestant la souveraineté populaire devant le dépositaire du pouvoir légal. C'est aux états de 1484 Philippe Pot, noble de Bourgogne, sire de la Roche, qui a mérité d'être appelé « l'aïeul de Mirabeau et de Lafayette » pour cette profession de foi démocratique : « C'est le peuple souverain qui dans l'origine, créa les rois. L'État est la chose du peuple; la souveraineté n'appartient pas aux princes qui n'existent que par le peuple... Ceux qui tiennent le pouvoir par forée ou de toute autre manière sans le consentement du peuple sont usurpateurs du bien d'autrui. Le peuple c'est l'universalité des habitants du royaume; les états généraux sont les dépositaires de la volonté commune. » C'est au xvie siècle La Boétie, qui, en face des échafauds dressés par Henri II à Bordeaux, se demande, dans un
�— 179 — éloquent pamphlet, Discours sur la servitude volontaire, ou le Contre Un, comment tant de milliers d'hommes endurent la tyrannie d'un seul, lorsque, pour renverser le colosse, il suffirait non pas de le pousser, ou de le fermier; mais simplement de ne plus le soutenir. C'est le protestantisme qui, poussé à bout parla persécution, invoque les doctrines républicaines de l'antiquité, et dans les livres renommés alors dé Hotmàn et dé Languet, établit que la royauté n'est pas une propriété, mais une fonction, qUë la nation qui à créé les rois peut les déposer, qu'il n'y a pas de prescription ctfntre la souveraineté du peuple. Ce sont les prédicateurs de la Ligue, lés fougueux curés de Paris qui, par défiance des Valois avilis, par crainte des Bourbons hérétiques, pour sauvegarder la foi catholique, revendiquent, eux aussi, la souveraineté inaliénable de la nation, et professent que les rois sont établis par les peuples, que personne ne naît roi, qu'un peuple peut se passer de roi, et, langage étrange dans la chaire chrétienne, que la puissance publique, même la main d'Un particulier, peuvent tuer le tyran, comme une bête féroce ! C'est en 1689, au lendemain de la révolution d'Angleterre de 1688, qui fondait le régime parlementaire et là liberté politique et allait si durement humilier l'orgueil de Louis XIV, que Jurieu lance ce pamphlet révolutionnaire : les Soupirs de la France esclave qui soupire après la liberté. C'est, au siècle suivant, Massillon, qui devant la cour du jeune Louis XV, fait entendre dans la chaire chrétienne, à la place du principe du droit divin professé par Bossuet, l'idée opposée de l'origine populaire du pouvoir : « Ce sont les peuples qui ont fait les rois tout ce qu'ils sont ; c'est
�— 180 — le choix de la nation, le libre consentement des sujets qui leur met le sceptre en main ; la première source de leur autorité vient de tous : ce n'est pas le souverain, c'est la loi qui doit régner. » C'est le bon Rollin lui-même, qui, « par son enthousiasme naïf pour les vertus républicaines, par ces longs et charmants récits des grandes actions de la Grèce et de Rome, par le traité si parfait et si pratique d'une excellente éducation nationale, était à son insu l'un des ennemis les plus redoutables du gouvernement corrompu qui pesait à la France, et travaillait sans le vouloir, dans le même sens que Mably et Rousseau ». (DEMOGEOT, Hist. de la litt. française, p. 491.) C'est, en 1748, l'apparition de l'Esprit des lois, ce chefd'œuvre de Montesquieu, dont on a dit avec admiration qu'il avait restitué au genre humain ses droits. Jamais le despotisme n'avait été flétri avec plus d'énergie et d'insistance. En vain le prudent penseur, qui frappe sur Richelieu et ne dit pas un mot de Louis XIV, s'applique-t-il à distinguer le despotisme et la monarchie. Voltaire, qui sait lire entre les lignes, saura commenter avec malice la véritable pensée du publiciste : « Ce sont deux frères, ditil, qui ont tant de ressemblance qu'on les prend souvent l'un pour l'autre. Avouons que ce furent de tout temps deux gros chats à qui les rats essayèrent dépendre une sonnette au cou. » Malgré toutes ses précautions, Montesquieu ne peut cacher son amour de la liberté, sa préférence pour la démocratie, cette forme de gouvernement «fondée sur la vertu, c'est-à-dire l'amour de la patrie, l'amour de l'égalité, où le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier une partie de son autorité ». Cet ouvrage de génie, qui, en dix-huit mois eut vingt-deux
�— 181 — éditions françaises, atteignit le but que le grand écrivain s'était proposé: « Il s'agit de faire penser ». C'est, en 17S8, l'abbé de Mably qui dans son livre célèbre des Droits et des Devoirs du citoyen, rendant compte de ses entretiens avec milord Stanhope, sape par la base le despotisme, oppose au régime du bon plaisir le règne des lois, réclame, au nom des attributs de la nature humaine et des vrais principes de la société, le droit pour la France d'être libre, de faire ses lois, de se donner un gouvernement, d'exercer, en un mot, la souveraineté nationale, et démontre que la République est la seule forme politique fondée sur le droit naturel. C'est Voltaire qui, dans ses Idées républicaines (176S), pose nettement la question : « Si une communauté d'hommes est maîtrisée par un seul ou par quelques-uns, c'est visiblement parce qu'elle n'a ni le courage ni l'habileté de se gouverner elle-même ». C'est surtout l'éloquence passionnée de Rousseau qui, dans le Contrat social (1764) conquiert définitivement l'opinion, à cette grande vérité « que chaque peuple est une personne qui s'appartient à soi-même, qui a le gouvernement de ses destinées, et qui transmet à qui il lui plaît, et dans la forme qui lui plaît, le soin de le diriger. » (P. JANET, Hist. de laphil. mor. et pol.,11, p. S03.) Encore un quart de siècle, et le serment du Jeu de Paume, où la nation reprend possession de sa souveraineté, traduira en actes la théorie triomphante de Rousseau. Les événements de l'histoire contemporaine, surtout dans ces dernières années, me paraissent avoir mis en pleine lumière la proposition sur laquelle j'insiste en raison de son importance capitale. La République est si bien la conclusion naturelle et logique de notre histoire, du
�développement de notre civilisation, que nous y sommes forcément revenus. Après avoir succombé sous le coup des tempêtes qui l'ont assaillie à son début, sous le poids du despotisme impérial, elle avait relevé violemment la tête sous le gouvernement de. Juillet et réussi enfin à le renverser. Proclamée pour la deuxième fois en 1848, elle avait de nouyeau succombé, du coup d'État du 2 décembre à la catastrophe de Sedan. Rétablie de fait par l'effondrement du second empire,elle a été reconnue officiellement en 187S, à une voix de majorité, grâce à l'impuissance où on se trouvait alors et depuis de fonder autre chose : fait frappant, qui lui a valu l'adhésion de nombreux serviteurs des anciennes dynasties et de tous les bons citoyens qui placent la France au-dessus de leurs regrets et de leurs convenances perr sonnelles; merveilleuse situation qui dure encore, bien instructive, au point de vue de la philosophie de l'histoire, bien rassurante pour l'avenir, sans nous dispenser de veiller, sans nous permettre de rien négliger et dp faire des fautes. Et ainsi se trouve confirmée, par une double expérience plusieurs fois séculaire, par une lente formation de l'opinion nationale, et par l'élévation constante de la masse de là nation, cette donnée de la science politique que la forme démocratique du gouvernement^ la république, est la forme la plus digne d'une société d'hommes, la plus conforme à leur nature d'êtres raisonnables et libres, la plus ouverte aux évolutions légitimes et nécessaires d'un organisme vivant, la moins exposée aux révolutions violentes, puisque la durée limitée des fonctions politiques, la périodicité des élections permettent de changer sans secousses les personnes qui ne rePrésen-
�— 183 — feraient plus l'opinion générale, puisqu'un morceau de papier, et non plus le fusil, finit par avoir raison des obstacles. Quelle vitalité plus puissante et plus régulière dans ces assemblées perpétuellement jeunes, parce qu'elles se retrempent souvent dans le suffrage universel, que dans une monarchie rivée à l'existence d'un homme, quel qu'il soit ou quel qu'il devienne, trente ans à la folie de Charles VI, soixante-douze aux misères réelles que cache la gloire apparente de Louis XIV, cinquanteneuf ans aux hontes du règne de Louis XV! Mais par cela même que la République est la forme supérieure de gouvernement, elle est, sachons-le bien, la plus difficile et la plus exigeante. Si elle est la plus digne des hommes, c'est elle qui demande le plus des hommes. Ce n'est pas un vêtement de confection que l'on puisse faire endosser indifféremment à tout peuple ; non, c'est l'armure des forts ; il faut, pour la porter, l'âge, la taille, la vigueur et la vaillance. Elle réclame de toute nécessité un développement général de l'intelligence et delà moralité. Elle n'est possible, elle n'est durable, elle n'est prospère que là où elle trouve des citoyens, éclairés, soumis aux lois, jaloux de leurs droits, non moins respectueux des droits d'autrui, souffrant comme d'un mal personnel de toute injustice faite à des compatriotes, dévoués au bien public et prêts aux sacrifices, défendant l'indépendance du sol natal et ne portant pas atteinte à la liberté des autres peuples, passionnés pour le bonheur et la gloire de la patrie, et ne se bornant pas à de stériles vœux, mais y travaillant avec conscience par leur propre amélioration. Voilà avec quelles- vues générales, appuyées sur l'examen des faits et l'autorité de nos meilleurs historiens,
�— 184 — nos instituteurs devraient aborder l'étude de notre histoire pour en tirer l'éducation nationale des jeunes générations Sans mépriser le passé, sans être injustes envers les siècles écoulés qui ont-été ce Qu'ils ont pu, qui nous ont permis d'être ce que nous sommes, sans méconnaître les services que des institutions condamnées depuis ont pu rendre à leur heure, signalons les maux dont ont souffert nos devanciers, bien moins pour nous livrer à de faciles récriminations que pour nous mieux faire aimer le présent, mieux sentir le prix des biens dont nous jouissons et modérer de trop vives impatiences contre les lenteurs nécessaires du progrès. Saluons surtout les réformes, à mesure qu'elles avancent d'un pas la société française vers lajustice. Nos élèves retireront de leurs études historiques, ainsi conduites, ainsi éclairées, cette conclusion morale, sans laquelle l'enseignement civique ne serait qu'un vain mot : ces droits, ces institutions, ces libertés, ces progrès, dont la conquête a tant coûté à nos pères, avec quelle reconnaissance, avec quel respect, avec quel attachement ne devons-nous pas les défendre, les exercer, ne pas les compromettre, les développer, afin de transmettre agrandi, et pas seulement intact, le précieux héritage ! C'est là le rôle par excellence de l'école primaire dans une société qui a besoin d'organiser sur des bases inébranlables la démocratie; Le suffrage universel entraîne comme conséquence l'enseignement universel. L'alternative est inexorable: ou instruire, ou retirer les droits. Il ne faut pas songer au second parti. Victor Hugo l'a dit vertement aux rêveurs de monarchie :
... N'attentez pas au droit du peuple entier. Le droit au fond du cœur, libre, indomptable, altier,
�— 185 —
Vit, guette tous vos pas, vous juge, vous défie. Et vous attend. J'affirme et je yous certifie Que vous seriez hardis d'y toucher seulement Rien que pour essayer et pour voir un moment!... Nous votons aujourd'hui, nous voterons demain. Le souverain, c'est nous; nous voulons, tous ensemble, Régner comme il nous plaît, choisir qui bon nous semble, Nommer qui nous convient dans notre bulletin. Gare, à qui met la griffe aux boites du scrutin!
11 ne nous reste donc que le premier parti : instruire
/ Car la science en l'homme vient la première. Puis vient la liberté; " (V. HUGO, l'Année terrible.)
LETTRES SUR LA PEDAGOGIE.
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�LETTRE NEUVIÈME
A M. E. Legouvé, de l'Académie française.
Monsieur et cher maître, Le vieux maître d'école a définitivement fait place au moderne instituteur. Nos pères, moins exigeants que nous, étaient satisfaits du premier, quand il apprenait aux enfants à lire, à écrire, à compter, et... quand il savait, chanter au lutrin. Nous demandons au second d'être un éducateur, de développer les facultés de l'esprit et du cœur, de mettre en valeur le premier de tous les capitaux de la nation, la nature humaine, en deux mots, de pré' parer l'homme dans l'enfant. Ces prémisses me suffisent pour établir solidement la conclusion que je me propose de développer, d'éclaircir, de rendre pratique surtout, à savoir que ces études qui portent le beau nom d'humanités ne peuvent rester absolument étrangères à l'école même primaire, être le patri^ moine exclusif des privilégiés de la naissance et de la fortune. Tout homme, quelqué obscure que soit sa condition, à quelque dur travail qu'il soit condamné, a des yeux capables de contempler les beautés de la nature, la majesté des montagnes, l'immensité de la mer. Tout homme a de même, au moins en germe, toutes les facultés nécessaires pour saisir les grandes beautés de l'art, éprouver les plus nobles sentiments du cœur humain, admirer le dévoue^ment, l'héroïsme. C'est la gloire de notre civilisation moderne de donner une place de plus en plus large au banquel
�— 187 — des jouissances intellectuelles à ceux-là mêmes qui, au banquet de la vie matérielle, sont encore réduits à une trop maigre portion. Et, en effet, quel importait développement a pris depuis quelques années, grâce à l'énergique impulsion du ministère de l'instruction publique, grâce au concours de toutes les bonnes volontés, l'excellente institution des bibliothèques scolaires et populaires! Depuis l'arrêté du 1er juin 1862, par lequel M. Rouland les a organisées, avec quelle rapidité le nombre s'en est accru et les bienfaits multipliés ! Près de 5,0005bibliothèques existaient en 1865. Deux ans après, M. Duruy, dont l'ambition était de voir la France dotée comme l'Allemagne et l'Angleterre d'une littérature populaire, se félicitait de voir ce nombre doublé, grâce à l'élan qu'il avait su imprimer aux instituteurs et aux populations. En 1873, l'exemple de Paris, dont l'organisation pédagogique a servi de modèle à la France, donna une nouvelle activité à ce mouvement par la création d'une bibliothèque dans toutes ses écoles publiques. Aujourd'hui on compte 20,000 bibliothèques scolaires, et on travaille activement à en fonder de nouvelles. Un riche catalogue dressé par les* soins du ministère eu 1881 ne comprend pas moins de 2000 volumes, et la littérature proprement dite y est largement représentée. A côté des contes, des aventures, des romans qui plairont aux illettrés et aux enfants, l'administration n'a pas hési té à placer les chefs-d'œuvre classiques. Comme dit fort bien l'avis préliminaire du catalogue, « il faut commencer par ce qui amuse, poursuivre par ce qui instruit, achever par ce qui élève. Le résultat même des lectures inférieures que l'on admet et que l'on encourage, est de préparer à l'intelligence des œuvres les plus parfaites et d'en rendre
�— 188 — la lecture accessible à quelques esprits mieux doués... Il faut que les chefs-d'œuvre de nos principaux auteurs soient le fond permanent de toute bibliothèque, parce qu'il y a des noms qu'il n'est permis à personne d'ignorer en France, et qu'il y a certaines pages de prose ou de vers qui font partie de notre gloire nationale, quand elles sont signées de Corneille ou de Molière ». C'est dans cet esprit large et avec ce vif amour des classes populaires que la commission, aux travaux de laquelle j'ai eu l'honneur d'être associé, a proposé au choix des instituteurs, entre autres ouvrages de littérature française ou étrangère : Daniel de Foë, Robinson Crusoé, et J. Verne, les Anglais au pôle nord ; Berquin, l'Ami des enfants, et miss Edgeworth, Contes ; E. Muller, les Scènes villageoises, et Souvestre, Confessions d'un ouvrier; l'abrégé de Don Quichotte et des Voyages de Gulliver; Mme Beecher Stowe, l'Oncle Tom, et Toppfer, Nouvelles génevoises;Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, et George Sand, la Mare au diable ; H. Malot, Sans famille, et Mme Guizot, l'Écolier; J. Girardin, les Braves Gens, et Mme Colomb, le Violoneux de la Sapinière; Déroulède, les Chants dû soldat, et Manuel, les Ouvriers ; About, le Roman d'un brave homme, et Sandeau, la Roche aux mouettes;R. Conscience, le Conscrit, etSaintine, Picciola; Erckrnann-Chatrian,l?me Thérèse, le Fou Yégof, Histoire d'un paysan; C. Délavigne, Louis XI, et de Laprade, Pernette; V. Hugo, les Enfants; des romans de Cooper et W. Scott; Bossuet, Oraisons funèbres, et- les Lettres choisies de Mme de Sévigné, les beautés de l'Iliade et de l'Odyssée ; les chefs-d'œuvre de Corneille, de Racine et de Molière, etc. Jamais assurément on n'avait ouvert de plus vastes horizons aux enfants de nos écoles primaires, jusque-là
�— 189 — trop confinés dans un cercle restreint et quelque peu aride de connaissances élémentaires, purement pratiques et professionnelles. On aurait souri de pitié naguère à la pensée de cultiver l'imagination, le goût, le sens du beau dans un futur ouvrier de l'industrie ou de l'agriculture. En 1687, la Bruyère avait raison de ne réclamer que du pain pour ces « animaux farouches, répandus parmi les campagnes, noirs, livides, tout brûlés du soleil, qui ont comme une voix articulée et quand ils se lèvent sur leurs pieds, montrent une face humaine». Des lectures littéraires eussent été pour eux, comme la perle pour le coq de la fable, qui cherchait un grain de mil. — Mais, en 1762, comment Rousseau, commentla Chalotais osent-ils interdire au peuple l'accès de cette éducation plus relevée ? Nous avons davantage aujourd'hui, et notre siècle peut être fier de cette supériorité, le sentiment de l'égalité, le respect delà dignité humaine ; nous comprenons mieux à quelles conditions l'ordre, la paix, le bonheur et la prospérité de la' société sont attachés. Personne ne soutiendrait plus cette odieuse prétention de maintenir dans l'ignorance et l'abrutissement la grande majorité des hommes pour les faire travailler à la satisfaction des besoins du petit nombre ; personne ne partagerait le fanatisme déclamatoire de Rousseau, s'autorisant de l'histoire de Sparte pour affirmer que le citoyen est parfaitement libre là seulement où l'esclave est extrêmement esclave : « Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence, j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité.» Une seconde observation à noter pour se rendre bien compte du progrès des études littéraires dans la sphère la
12.
�plus modeste de l'enseignement, c'est l'importance que, grâce à votre impulsion toute particulière, Monsieur, la lecture expressive a prise de nos jours dans l'éducation nationale. On a commencé par les lycées et les collèges, on est arrivé aux écoles primaires. Jusqu'à quel point cette partie capitale, où réside l'âme de tout l'enseignement, était-elle négligée ! J'en puis juger par mes souvenirs très vivants d'écolier, bien qu'ils remontent déjà fort loin, en 1847. J'ai fait toutes mes études dans un bon lycée de Paris ; eh bien, ce n'est qu'à notre entrée en rhétorique qu'un de nos professeurs nous a rendu le service de nous faire rompre avec cette détestable habitude de réciter sans intelligence et sans goût. — Dès le premier jour de classe, quand il entendit un de nos malheureux camarades ânonner bravement : ,
Oui, je viens dans son temple adorer l'Éternel,
sans souci de la cadence du vers, de l'idée, du sentiment, sans autre préoccupation que celle de la mémoire des mots, avec des arrêts, des répétitions, et une prodigalité de lieu destinés à presser l'arrivée de souvenirs, comme il lui imposa silence ! comme il nous fit rougir de traiter avec une barbarie aussi inintelligente les beaux vers du grand poète! « Messieurs,dit-il sévèrement, vous rapprendrez la même leçon pour demain, et voici comment vous la réciterez... » Nous l'écoutâmes assez décontenancés, mais pleins d'attention et de bonne volonté, et il fallut dès lors nous étudier à mettre le ton naturel, à traduire par les inflexions de la voix les nuances de la pensée et du sentiment. M. Demogeot ne pouvait nous rendre un plus grand service, et nous lui en avons gardé une vive reconnaissance. Sans lui, nous aurions terminé nos études classiques sans
�— 191 — avoir entendu parler, nous élèves d'un grand lycée de Paris, de ce que l'on a déjà commencé à enseigner aux jeunes enfants des écoles primaires ! C'est à M. Bardoux, ministre de l'instruction publique, que revient le mérite d'avoir pris l'initiative de ce progrès. Dans sa circulaire aux recteurs, le 30 septembre 1878, déplorant l'oubli ou la négligence d'un exercice si utile dans les lycées et les collèges, il établit avec autorité que « la lecture à haute voix doit être un des éléments importants de l'instruction publique, qu'il n'est pas besoin de dire combien c'est un art utile dans une société démocratique, chez un peuple qui fait lui-même ses affaires, qui discute et qui délibère, qui a des réunions, des comités, des assemblées de toute sorte » . Aussi décida-t-il la création de cours de lecture dans les établissements d'instruction secondaire et dans les écoles normales d'instituteurs. Dès ce moment, Monsieur, l'administration eut recours à votre talent et à votre expérience consommée dans l'art de lire, pour la rédaction d'un manuel et d'un traité de lecture et de récitation. Le département de la Seine,alors administré par M. Herold, entra dans les vues du ministre et appliqua la réforme sur une large échelle, avec tous les moyens de succès que présentent et la générosité du conseil général et la facilité de trouver des professeurs d'élite. — Une commission fut instituée par arrêté préfectoral, le 20 novembre 1879, sous votre présidence, et chargée de préparer un programme pour la lecture à haute voix dans les écoles de la Seine, d'instituer des conférences pour les maîtres et un concours entre les élèves. Le règlement du 4 février 1880 fonda des prix spéciaux dans chaque école, et en outre dix prix d'excellence consistant en livrets de la caisse
I I
�— 192 — d'épargne d'une valeur de 100 francs chacun. Le 10 mars suivant, six cours normaux étaient créés à Paris à l'usage du personnel enseignant. Il n'était pas possible de mieux prouver le haut intérêt que l'administration attache à la culture littéraire des enfants du peuple, dans les limites assignées à l'enseignement primaire, telles que vous les avez si nettement tracées : « habituer les élèves à lire, à réciter avec clarté et correction, les aider à apprendre plus vite, à comprendre plus à fond, à retenir plus longtemps; aider le maître à expliquer plus clairement et à intéresser plus vivement ». C'est l'éducation de l'intelligence, du sentiment et du goût. Ici, avant d'entrer plus avant dans le sujet de cette lettre, quelle part peut-on faire à la littérature dans l'école primaire ? Je dois me séparer nettement de l'éminent philosophe dont le livre si remarquable sur l'éducation m'a fourni le plan général de mon cours de pédagogie. M. Herbert Spencer professe cette opinion très arrêtée que les sciences doivent primer les lettres. La vie ne suffisant pas pour tout apprendre, il faut étudier d'abord ce qui est le plus utile : or les sciences sont Futilité et non le luxe de la vie. Et puis elles font appel à la raison individuelle, au lieu de tendre à augmenter le respect exagéré de l'autorité ; d'ailleurs, la poésie de la nature ne le cède en rien à celle des hommes. — Il défend cè paradoxe avec habileté, quand il représente une jeune mère désolée de la perte de son enfant, dont elle a compromis la santé par ignorance de l'hygiène et que ne consolera pas une lecture du Dante dans le texte original. Le plaidoyer est spécieux, car on ne voit pas la nécessité de cette alterna-
�— 193 — tive: ou l'italien ou l'hygiène. L'un n'exclut pas nécessairement l'autre. Que la science ouvre au savant des mondes de poésie là où l'ignorant ne voit rien, qu'il soit triste de voir les hommes s'occuper de trivialités et être indifférents aux plus magnifiques phénomènes, « passer sans y songer devant ce grand poème épique que le doigt de Dieu a écrit sur les couches de la terre », rien n'est plus juste. La géologie, l'astronomie, toutes les sciences physiques et naturelles ouvrent de merveilleux horizons à .la pensée, à l'imagination, au sentiment ; elles élèvent l'âme en même temps qu'elles éclairent l'esprit, et le cœur ne saurait rester froid devant le spectacle des bienfaits sans nombre dont l'humanité leur est redevable. Mais, malgré-tout, il y a dans l'étude et la peinture de la nature humaine, qui est l'objet plus spécial de la littérature, une mine encore plus riche de poésie et d'attrait. Le roseau pensant, a dit Pascal, est plus grand que l'univers. Certes, le spectacle de l'immensité de la mer et de ses tempêtes est sublime. Et cependant, comme l'intérêt va croître et l'émotion nous saisir plus vivement, si nous plaçons sur ses vagues furieuses, dans une frêle embarcation, même la dernière et la moins estimable des créatures humaines ! C'est qu'avant il n'y avait, en somme, qu'une masse effrayante de matière livrée en quelque sorte au chaos. Maintenant l'homme est apparu : il y a un élément moral, la vie, le drame. Quant au reproche adressé aux études littéraires de tendre à développer le respect de l'autorité au détriment de la libre activité de l'esprit, parce que dans les langues c'est le dictionnaire et le maître qui disent : Voici le sens de ce mot, c'est un argument plus spécieux que solide,
�à la réfutation duquel je ne crois pas nécessaire m'arrêter.
de
La meilleure formule, selon moi, pour trancher ce débat sur la prééminence des études littéraires ou des études scientifiques dans nos programmes d'enseignement est celle-ci: beaucoup de sciences, encore un peu plus de lettres. A ne considérer la littérature que comme un auxiliaire des divers cours de l'école primaire, la réflexion la plus superficielle fait immédiatement apercevoir qu'elle peut rendre les services les plus signalés à l'histoire, à l'enseignement moral et civique, à la composition. Notre littérature nationale, *— car il ne saurait, sauf de bien rares exceptions, être question des autres pour nos enfants,— met tout d'abord à la disposition de l'instituteur une riche collection de belles pages consacrées aux grands faits, aux personnages célèbres de notre pays. Combien le cours d'histoire ne gagnerait-il pas en intérêt et en utilité, si maîtres et élèves ne se contentaient pas de maigres manuels, forcément arides et secs, sommaires et froids ! Comme les faits se graveraient mieux dans la mémoire et dans le cœur, aux accents du grand écrivain, du poète, de l'orateur, de l'historien, qui les ont chantés, loués ou racontés ! Comme dans ces brillantes peintures, ces scènes dramatiques, ces chants inspirés, ces éloquents récits, les époques et les personnages retrouveraient la vie et la couleur! Comme on les connaîtrait plus intimement, comme on les jugerait mieux, et avec plus de sûreté ! Comme les études, ainsi éclairées, ainsi animées, deviendraient charmantes et fructueuses ! Sans prétendre donner une liste complète des morceaux
�— 195 — de prose ou de poésie que l'instituteur et le professeur d'école normale peuvent utiliser dans l'enseignement historique, je ne craindrai pas de multiplier les indications que je crois utiles pour aider les maîtres à suivre la voie que je leur ouvre. Avant de faire paraître les héros de notre grand drame national, l'instituteur décrit la scène, théâtre de leurs exploits : la configuration générale du sol, le relief des montagnes et la direction des plaines, qui tracent d'avance le passage des troupes, des marchandises et des idées, les cours d'eau qui fertilisent les contrées et facilitent les communications. La description géographique perdra un peu de son aridité, si l'hymne d'André Chénier sert de résumé :
France ! ô belle contrée, ô terre généreuse ! > . . . . . .0 France trop heureuse Si tu voyais tes biens, si tu profitais mieux Des dons que tu reçus de la bonté des cieux ! :
Qu'il Use sur les combats des Romains et des Francs ces pages des Martyrs de Chateaubriand qui ont éveillé la vocation historique d'Augustin Thierry enfant, par cette brillante peinture des terribles Francs parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, agitant leurs framées et poussant leurs cris de guerre ! Les Récits mérovingiensd'Augustin Thierry, permettront de jeter quelque intérêt sur l'histoire un peu ingrate de la première race de nos rois. La mort de Sigebert, les remords de Frédégonde, le meurtre de Prétextât, forment une série de tableaux qui donnent la vive peinture de l'époque; La mort de Roland à Roncevaux a été' chantée par Alfred de Vigny ;
�— 196 —
Amis des chevaliers revenez-vous encore ? Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor ? Roncevaux ! Roncevaux ! dans ta sombre vallée L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée !... Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois !
Quelques-unes des Lettres d'Augustin Thierry sur l'histoire de France nous rendront contemporains du réveil de la liberté au xne siècle. L'insurrection de la commune de Laon, l'intervention intéressée de Louis VI, le meurtre de l'évêque Gaudri caché dans un tonneau, sont des récits vivants, animés, et vous pouvez compter sur l'attention de votre petit auditoire. Walter Scott, dans le roman Robert, comte de Paris, vous introduira à la cour d'Alexis Comnène et vous rendra témoins de l'accueil perfide fait aux croisés. Grâce à la charmante étude de Sainte-Beuve sur loinville, nous pourrons raconter les plus touchantes anecdotes sur Louis IX et son loyal confident. L'hommage rendu par Casimir Delavigne à Jeanne d'Arc, bien qu'on y sente un peu trop le procédé de l'amplification, a du mouvement, de l'éclat. Il frappera l'imagination des enfants. Louis XI, à Plessis, à Péroune, revit dans de belles pages de W. Scott (Quentin Durward), et dans deux scènes très remarquables de Casimir Delavigne. Le poète dramatique a bien réussi à peindre les ménagements intéressés du roi pour son médecin Coitier, et son hypocrite soumission, ses vaines menaces, son désespoir devant la sereine figure de François de Paule. Le génie de Christophe Colomb aux prises avec les révoltes' de ses compagnons épouvantés apparaît avec une certaine grandeur dans cette pièce de Casimir Delavigne :
�— 197 —
<t En Europe ! en Europe ! — Espérez ! — Plus d'espoir ! — Trois jours, leur dit Colomb, et je vous donne un monde ! » Et son doigt le montrait,, et son œil, pour le voir, Perçait de l'horizon l'immensité profonde...
Le dialogue de Bayard et du connétable de Bourbon, dans Fénelon, est une leçon en action d'enseignement civique. Le langage que lui prête l'écrivain est digne du héros : « Je sors de la vie sans tache ; j'ai sacrifié la mienne à mon devoir : je meurs pour mon pays, pour mon roi, estimé des ennemis de la France et regretté de tous les bons Français. Mon état est digne d'envie. » N'oublions pas, dans l'histoire des guerres d'Italie, de lire ce chef-d'œuvre des Commentaires de Montluc, le siège de Sienne et son héroïque défense pendant dix mois. Nous avons sur le cœur l'amer souvenir de tant de honteuses capitulations, et nous avons vu si peu de garnisons de nos places fortes sortir avec les honneurs de la guerre, que notre éducation militaire a besoin de ces spectacles réconfortants d'une bravoure à toute épreuve, d'une fidélité inébranlable à l'honneur et au devoir. De la Henriade de Voltaire nous pourrons tirer les morceaux connus : la mort de Coligny, le siège de Paris. Le roman historique d'Alfred de Vigny, Cinq-Mars, nous introduit dans le cabinet de Louis XIII. Le roi essaye de gouverner seul ; mais bientôt perdu daus tous les détails de l'administration et de la politique, vaincu dans sa résistance au cardinal, il rappelle Bichelieu et subit ses conditions. La môme scène traitée par Émile Augier est plus grande et plus belle par le charme de la poésie : un pinceau plus puissant a tracé les deux caractères. C'est dans le roi même faiblesse et même impuissance avec une haine plus vigoureuse contre Richelieu. Mais le poète relève dignement la noblesse du sacrifice que Louis XIII fait de sa
LETTRES SUR LA PÉDAGOGIE.
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�— 198 — haine à l'intérêt de la France, et le ministre victorieux, le ministre qui vient de triompher du roi est forcé de lui rendre justice :
Dans son abaissement il est plus grand que moi. — Le royaume est sauvé ! Dieu protège le roi !
Une lettre de Mme de Maintenon sur l'emploi de ses journées^est une peinture achevée de la cour de Louis XIV. Demandons à Mmo de Sévigné de nous raconter en termes émus la mort de Turenne ; à Bossuet, h bataille de Rocroi, etc. C'est surtout dans l'histoire du xvne siècle que les lectures littéraires devront être multipliées pour rendre le cours sérieux et intéressant. Est-ce que l'on peut se borner, même à l'école primaire, à résumer dans un insipide et inutile catalogue de noms d'auteurs et de titres d'ouvrages le grand siècle littéraire de notre pays ? N'est-ce pas avoir appris jiês mots à peu près vides de sens et sans portée que de savoir, sans autre détail, sans lecture de passages à l'appui, des phrases vagues, comme celles-ci : Bossuet, Bourdaloue, Fénelon, Fléchier, Massillon portèrent l'éloquence à un degré inouï de perfection ; les tragédies de Corneille-sont pleines de la plus austère poésie; celles de Racine témoignent de la connaissance la plus profonde du cœur humain; dans les inimitables comédies de Molière, les ridicules du temps sont admirablement saisis, etc., etc. ? Laissons ces banalités vagues, et par un choix de belles pages dans nos historiens et nos orateurs, de grandes scènes dans nos auteurs dramatiques, mettons nos enfants en commerce avec nos gloires nationales les plus pures et donnons la vie à nos leçons. Us n'auront que faire de nos phrases sur le génie comique de Molière, quand ils au-
�— 199 — ront entendu lire quelques scènes des Précieuses ridicules et des Femmes savantes, du Bourgeois gentilhomme, de l'Avare, et du Misanthrope. Ils n 'auront que l'aire de nos phrases sur la sublimité de Corneille, quand l'héroïsme de Rodrigue, d'Horace, de Cinna, de Polyeucte aura frappé leurs jeunes cœurs. Ce sont là de fortes et saines lectures (1), qu'on ne saurait trop recommander avec M. Déroulède :
France, écoute bien celui-là, c'est Corneille!... Et si tu veux reprendre et retrouver ta force, Si tu veux te guérir du coup qui t'ébranla, Aspire cette sève au cœur de ton éeorce ; Sinon, vieil arbre mort, les bûcherons sont là !... Quel discours peut valoir ces trois mots triomphants : « Meurs ou tue ! » Un soufllet t'a renversé, don Diègue ? Ne pleure pas ta honte, appelle tes enfants ! Et toi, Corneille, toi, père du grand courage, Redis-nous ces leçons dont tu formais des cœurs, Le calme dans l'effort, la haine après l'outrage, Redis-nous la 'patrie, et refais-nous vainqueurs 1 (2)
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(Chants du soldat.)
L'époque de la Révolution française, si pleine d'intérêt pour nous, comme conclusion et non comme accident de notre histoire, a fourni matière à bien des écrits en prose et en vers dont il importe de faire profiter notre enseignement historique à l'école primaire. Les romans nationaux d'Erckmann-Chatrian sont trop connus de la majorité de nos lecteurs pour insister : l'Histoire d'un paysan, Waterloo, le Conscrit de 1813, le fou Yégof, par leur caractère populaire, sont éminemment
(1) « La France doit peut-être à Corneille une partie de ses belles actions. » (NAPOLÉON.)
a A Dieu ne plaise que Corneille cesse d'être populaire sur notre théâtre ! Ce jour-là nous aurions cessé d'être une grande nation. »
(D. NISAHD.) (2 Chants Patriotiques, par Paul Déroulède, Ch. Delagrave; 1
vol, in-18. Librairie
�— 200 — appropriés à notre jeune auditoire. Quelques pages bien choisies donneront une idée très vivante des abus de l'ancien régime et des souffrances du peuple, de la haine qu'inspiraient des privilèges surannés, du gaspillage des finances en pensions aux favoris, de l'enthousiasme pour défendre le sol de la patrie, des malheurs de la guerre. Ponsard, dans sa belle tragédie de Charlotte Corday, a réussi à mettre en scène les personnages les plus influents. La scène où le girondin Barbaroux apprécie Danton, Robespierre et Marat est fort remarquable :
Certes, je hais Danton ; septembre est entre nous. Tout lui semble innocent, par la victoire absous : L'audace et le succès, voilà sa loi suprême... Il sert la liberté comme on sert un tyran. Mais enfin ce n'est pas un homme .qu'on méprise. C'est .un homme d'Etat caché sous un tribun... La passion l'excuse : on sent en lui du cœur. Mais Marat ! Ce bandit qui dans le sang se vautre, Sans l'audace de l'un et sans la foi de tautre... Présent pour le massacre, absent pour le danger... Lorsque Danton agit, Robespierre déclame Ses lieux communs sans ordre et ses phrases sans âme, Il fatigue sa plume à polir jour et nuit Ses creux discours enflés de mots qui font du bruit.
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Il faut lire dans Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, le curieux dialogue de Pie VII et de Napoléon à Fontainebleau. Le pape ne peut placer que deux mots, mais terribles, qui assurent sa victoire sur son terrible adversaire. L'empereur lui prodigue les plus séduisantes promesses : il sera pour la papauté un nouveau Constantin, un nouveau Charlemagne. — Comediante,. se borne à murmurer le pape, en levant doucement les yeux. — Na-poléon change de ton : il s'emporte, il le menace de le ; Sj^Vj- '"Ijèd^'re au rôle de simple curé. — Tragediante, répond à g^W$ki&yom Pie VII.
�Casimir Delavigne me semble avoir poétiquement tiré la morale de l'histoire, sur cette époque de l'empire, dans l'une de ses Messéniennes. Napoléon est seul sous sa tente. Trois guerrières, personnifiant Arcole, les Pyramides, Waterloo, lui apparaissent, et lui prononcent son arrêt ;
Tu régnerais encore si tu l'avais voulu. Fils de la Liberté, tu détrônas ta mère... La force est sans appui du jour qu'elle est sans frein. Adieu, ton règne expire, et ta gloire est passée !
Que de belles et intéressantes lectures on pourrait ainsi faire pour associer la littérature et l'histoire nationales ! Les auteurs de cours d'histoire rendraient un bien utile service à nos instituteurs en fournissant pour chaque leçon, outre l'indication des auteurs et des passages où on trouvera des développements historiques, quelques renseignements sur ces lectures plus littéraires qui offrent tant de ressources à l'instituteur pour rendre l'étude aimable. Dans nos écoles normales, le professeur d'histoire et le professeur de littérature ne devraien t-ils pas se concerter pour mettre le plus souvent possible quelque concordance entre leurs enseignements? La connaissance des faits ne serait pas inutile à la critique littéraire, qui servirait à son tour à mieux faire saisir la grandeur des événements, le caractère des personnages. L'enseignement moral et civique, une de nos récentes conquêtes, est aussi difficile, il ne faut pas se le dissimuler, qu'il est important. Il exige de l'instituteur de rares qualités, du tact, de la simplicité, en même temps que de l'élévation et surtout cet accent de conviction, cette chaleur de sentiment, qui sait trouver le chemin di^eO^W On ne doit jamais, sous peine de compromettre/^Ça
�qu'on sert, parler froidement du bien, du devoir, de la vertu, de la conscience, de la destinée de l'homme, de la famille, de la société, de la patrie,- de l'humanité. Ce ne sont pas des théorèmes à démontrer. « Il est trop matin, » écrit avec grâce Mmo de Sévigné, pour parler de tout cela ex professe- avec des enfants. Ce sont surtout des sentiments généreux qu'il faut exciter et fortifier ; afin qu'ils deviennent peu à peu les mobiles de leurs actions. On l'a dit avec un grand bonheur d'expression : il ne faut pas mettre dans la tête ce qui doit être dans le cœur. Plus la mission de l'instituteur est délicate, plus il doit se trouver heureux d'avoir sous la main des auxiliaires puissants: je ne parle pas des moralistes, des philosophes, dont les élèves ne sauraient comprendre et goûter les leçons, mais des poètes principalement, qui ne sont jamais mieux inspirés que par le devoir et la vertu. Quelle aimable et persuasive exhortation à l'amour de l'étude que ces vers gracieux de Mme Desbordes-Valmore :
Un tout petit enfant s'en allait à l'école, etc.
L'abeille ne veut ni rire, ni lui apprendre à voler : elle est pressée de se rendre à la ruche pour faire le miel. — Le dogue n'est pas plus disposé à jouer et il rappelle avec douceur l'enfant à son devoir :
Allez donc à l'école, allez, mon petit ange. Les chiens ne lisent pas; mais la chaîne est pour eux, L'ignorance toujours mène à la servitude. Enfant, vous serez homme et vous serez heureux... L'espoir d'être homme un jour lui ramène un sourire, A l'école un peu tard il arrive gaiment, Et dans le mois des fruits il lisait couramment.
Avez-vous à parler de la conscience, du remords ? ne manquez pas, après vos explications simples et courtes,
�— 203 — après un appel à l'expérience même de l'enfant, de saisir vivement son imagination et de lui laisser une impression profonde et durable, par la lecture de cette admirable peinture du supplice de Gain. Victor Hugo représente le meurtrier en fuite après son crime, essayant de se livrer au repos après une longue et pénible marche.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres, Et qui le regardait dans l'ombre fixement.
Il reprend sa course désespérée pendant trente jours et trente nuits.
Et comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes L'œil à la même place au fond de l'horizon.
Tous ses efforts pour échapper à ce regard vengeur sont vains : il se fait enfermer dans un sépulcre.
L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Vous avez à faire aimer la vie des champs dans un pays agricole, qui se plaint souvent de la désertion des campagnes. C'est l'un des sujets favoris des poètes. Vous n'aurez que l'embarras du choix entre ces nombreuses pièces de vers, qui me paraissent propres à relever dans leur propre estime les enfants de nos écoles rurales et à leur montrer que le bonheur qu'ils rêvent souvent bien loin est là près d'eux. Quelques vers d'Andrieux se présentent sous ma plume :
Heureux qui loin du bruit, sans projets, sans affaires, Cultive de ses mains ses champs héréditaires ; Qui, libre de désirs, de soins ambitieux, Garde les simples mœurs de ses sages aïeux !... Oh ! qu'un simple foyer, des pénates tranquilles Valent mieux que le luxe et le fracas des villes !
Voulez-vous glorifier le travail, celui de la main comme celui de l'esprit, en faire comprendre non seulement
�— 204 — l'utilité sociale, mais la beauté et la grandeur? Inspirezvous des chaleureux accents de Brizeux :
Au travail ! au travail ! qu'on entende partout Le bruit saint du travail, et d'un peuple debout. Que partout on entende et la scie et la lime, La voix du travailleur qui chante et qui s'anime ! Que la fournaise flambe, et que les lourds marteaux Nuit et jour, et sans fin, tourmentent les métaux ! Rien n'est harmonieux comme l'acier qui vibre, Et le cri de l'outil aux mains d'un homme libre ! Au fond d'un atelier, rien n'est plus noble à voir Qu'un front tout en sueur, un visage tout noir, Un sein large et bronzé que-la poussière souille, Et deux robustes bras tout recouverts de houille ! Au travail! au travail ! à l'œuvre! aux ateliers ! Et vous, de la pensée habiles ouvriers, A l'œuvre ! travaillez tous dans votre domaine La matière divine et la matière humaine ! Inventez, maniez, changez, embellissez, La Liberté jamais ne dira : C'est assez !
Les beaux vers de M. de Laprade animeront, échaufferont votre parole toutes les fois que vous aurez à éveiller dans les coeurs de vos élèves l'amour de la patrie :
Plus la sainte Patrie aura subi d'injures, Plus le deuil sera grand, plus grand sera l'amour ! Je t'aimais glorieuse, et t'adore insultée. Je me sens mieux ton fils en pleurant tes revers. Enfants! si voire père, en butte à quelque outrage, Vieux, proscrit, mutilé, portait son propre deuil, C'est alors que debout, pleins d'amour, pleins de rage, Vous vous diriez ses fils avec le plus d'orgueil. Soyons ainsi, nous tous, les fils de la patrie, Humbles devant son Dieu, fiers devant l'étranger ! Tenons-nous le cœur haut et la main aguerrie ; Faisons-nous des vertus dignes de la venger.
Et quand nous aurons obtenu cette satisfaction, quand la famille française ne pleurera plus sur la séparation violente qu'elle a dû subir, alors nous songerons de nouveau à élever nos jeunes enfants à l'idée de la grande
�— 205 — famille, de l'humanité, avec la muse populaire de Béranger :
J'ai vu la Paix descendre sur la terre Semant de l'or, des fleurs et des épis. L'air était calme, et du Dieu de la guerre Elle étouffait les foudres assoupis. Peuples, formez une sainte alliance, Et donnez-vous la main.
Jusque-là comprimons au fond de nos cœurs les généreux sentiments qui sont une tradition bien française, mais dont nous avons été trop mal récompensés . H y aurait de la faiblesse et de la lâcheté à les réveiller. Ne laissons pas énerver par des rêves humanitaires le sentiment national, le culte de la patrie. Ce sont des vertus mâles et guerrières que le présent et l'avenir réclament des jeunes Français. J'ai cité, dans une lettre précédente, le chaleureux appel de M. Déroulède aux mères pour l'éducation patriotique de leurs enfants. Avec M. de Laprade, que les pères, renonçant aux molles tendresses, apprennent à tenir à leurs fils un langage viril :
Toi qui, de si leste façon, Mets ton fusil de bois en joue, Un jour tu feras tout de bon Ce dur métier que l'enfant joue. Il faudra courir sac au dos, Porter plus lourd que ces gros livres, Faire étape avec des fardeaux, Cent cartouches, trois jours de vivres... Tu seras Tu sais, Mais ton C'est lui soldat, cher petit ! mon enfant, si je t'aime! père t'en avertit, qui t'armera lui-même !
Quand le tambour battra demain, ' Que ton âme soit aguerrie ; Car j'irai t'offrir de ma main A notre mère, la Patrie !... ... Souviens-toi bien qu'avant tout, Mon fils, il faut aimer la- France. 19'
�— 206 — Nous demandons encore à l'instituteur de ne pas laisser partir de l'école les enfants sans les avoir mis à même d'exprimer leurs idées avec ordre, clarté et correction, d'écrire convenablement une lettre, de raconter un fait de la vie commune, de rendre compte d'une lecture, d'une promenade, d'une visite à un musée ou à une usine. Eh bien ! c'est encore la lecture, l'analyse des morceaux choisis de nos bons écrivains qui seront le plus efficace exercice de composition. Car c'est là seulement que l'on comprendra bien, dans leur application, les deux règles essentielles de l'art d'écrire: l'enchaînement des pensées, la propriété et la beauté de l'expression. De savants préceptes de rhétorique ne seraient pas plus à leur place dans l'école primaire que des dissertations philosophiques sur la morale. L'étude des bons modèles, voilà le véritable maître de composition. L'instituteur choisit quelque beau passage d'un auteur, à la portée des enfants, assez court pour être facilement saisi dans son ensemble, assez intéressant pour que l'attention n'ait pas trop de peine à se maintenir sur un même sujet. Par une lecture intelligente, il en fait d'abord comprendre le sens général, il en fait sentir la beauté et l'intérêt. Puis il revient sur son texte, l'analyse à grands traits pour mettre en lumière l'idée principale, pour classer les idées secondaires et montrer le lien qui rattache entre elles toutes ces idées. Enfin, descendant dans le menu détail, il attire l'attention des élèves sur le choix des expressions, sur la place des mots, sur la construction et le mouvement de la phrase. Par de fréquentes questions il s'assure que toutes ses explications ont été comprises et retenues. Alors, le livre étant fermé, il exerce les meilleurs élèves à reproduire de vive voix la suite des idées de l'au-
�— 207 — teur, le développement d'un paragraphe, ou même l'ensemble du morceau. Il rectifie à mesure les impropriétés et les faiblesses d'expression, mais surtout le défaut de liaison des pensées. Toute la classe est alors bien préparée pour se recueillir la plume à la main et pour s'essayer à traiter de son mieux le sujet qui a été ainsi consciencieusement étudié. Une nouvelle lecture du passage sera le corrigé naturel, et l'on peut être sûr qu'il sera fait de main de maître. Cette pratique est simple, facile d'après une solide préparation, certainement efficace. Elle aurait, de plus, l'inestimable avantage de mettre entre les mains des jeunes gens, à leur sortie de l'école, un puissant instrument de travail, s'ils désiraient pousser plus loin leurs études et perfectionner leur style. Quand l'instituteur ne sera plus là, ils ne sauront pas trouver de sujets à traiter, et ils n'auront personne pour juger leurs essais, corriger leurs fautes et leur donner une direction. Apprenons-leur donc à se mettre à l'école des bons écrivains. Franklin n'a pas eu d'autre professeur de rhétorique. Très jeune encore, vers l'âge de quinze ans, passionné pour la discussion, il avait échangé quelques lettres avec un ami sur la question de l'éducation des femmes. Son père trouva par hasard cette correspondance, loua l'or thographe et la ponctuation de l'apprenti imprimeur, mais lui prouva qu'il était loin d'avoir la même élégance d'expression, la même méthode et la même clarté que .son ami. « Dès lors, écrit Franklin dans ses Mémoires, je fis plus d'attention à ma façon d'écrire, et je pris la résolution de perfectionner mon style. Vers cette époque, je trouvai un volume dépareillé du Spectateur d'Addison. Jamais jen'avais vu cet ouvrage. Je l'achetai, le lus, le relus, et fus en-
�— 208 — chanté. Le style m'en parut excellent, je conçus le désir de l'imiter, s'il m'était possible. Dans cette vue, j'en choisis quelques articles, et après avoir pris des notes abrégées sur les idées contenues dans chaque phrase, je les laissai de côté durant quelques jours. Et alors, sans regarder le livre, j'essayais de reproduire l'original en restituant chaque phrase dans son entier à l'aide des expressions qui me semblaient les plus convenables. Je comparais alors mon Spectateur avec celui d'Addison; j'aperçus quelquesunes de mes fautes, et je les corrigeai... Quelquefois je brouillais toutes mes notes, et après quelques semaines, je tâchais de les remettre en ordre avant de rétablir les phrases dans leur entier, et de traiter de nouveau le sujet. C'était pour m'apprendre à arranger les idées. Eu comparant mon œuvre avec l'original, je découvrais bien des choses et je les corrigeais... Le temps que je consacrais à cet exercice de style et à la lecture, c'était le soir, ou le matin avant l'heure de l'ouvrage, ou le dimanche quand je réussissais à passer ce jour à l'imprimerie. » (Chap. I.) Que les instituteurs, en pratiquant avec leurs élèves, à l'exemple de Franklin, cet excellent exercice, ne leur promettent pas d'hériter de la plume si fine, si sensée, si aimable, de l'illustre Américain. Le style, c'est l'homme : ne nous faisons pas d'illusion. Mais ils peuvent en toute assurance leur garantir qu'ils apprendront à mieux tourner une lettre, à rédiger plus correctement et plus clairement une note ou un rapport, à trouver avec moins de peine, pour l'expression de leurs idées, les mots justes et convenables, et à mettre plus d'ordre dans leurs pensées. Ils n'auront pas perdu leur temps et leur peine. Je prévois une objection et je vais au-devant. Mais
�— 209 — c'est toute une bibliothèque qu'il faudrait avoir à notre disposition ! penseront peut-être quelques instituteurs. Or, nous habitons la plupart de petites communes rurales, loin d'un centre important de population: nous manquons de ressources. La bibliothèque de la ville est trop loin ; notre modeste budget ne nous permet guère d'acheter des livres. Le temps nous ferait défaut d'ailleurs pour ces recherches. — Ma réponse sera courte et péremptoire : il m'a suffi de quelques heures pour trouver dans cinq ou six recueils de morceaux choisis faits pour les classes tous les passages que j'ai indiqués. Un iustituteur désireux de se donner à lui-même cette haute éducation intellectuelle, sans laquelle il restera fort au-dessous de sa mission d'éducateur, ne peut donc se plaindre d'être arrêté par un sacrifice d'argent et de temps au-dessus de sa bonne volonté. Pourquoi, d'ailleurs, les professeurs et les directeurs d'école normale, s'ils se pénétraient bien de l'immense portée des études littéraires, ne prendraient-ils pas le soin tout particulier de recueillir tous ces beaux morceaux, de les faire copier, ou mieux encore autographier, et de ne laisser partir aucun élève-maître sans le munir de ce précieux bagage, comme j'en ai vu qui s'occupent de leur faire composer un herbier ou former une collection d'insectes ? Il y a des bibliothèques dans nos écoles normales : elles ne servent pas assez ; on lit peu, on n'apprend pas à travailler, à se livrer à des recherches personnelles, à connaître les sources où l'on peut puiser une instruction plus approfondie et les matériaux de leçons solides, variées, intéressantes. Mieux vaudrait savoir moins au sortir de l'école normale, et avoir la curiosité plus éveillée, et une certaine connaissance des livres.
�jour à prodiguer les actes du dévouement le plus désintéressé. Je ne puis mieux terminer cette lettre, Monsieur, qu'en la résumant dans l'excellente conclusion de votre Art de la lecture : « Quel puissant et nouveau moyen d'action du maître sur les classes populaires et rustiques, s'il peut les. initier peu à peu, grâce à la lecture, à une intelligence même imparfaite de quelques-uns de nos chefs-d'œuvre ! N'est-ce donc pas aussi une leçon d'histoire de France qu'une leçon sur le génie de la France? N'est-ce pas notre devoir de multiplier, de resserrer sous toutes les formes les liens qui attachent le peuple aux gloires intellectuelles delà patrie? N'a-t-il pas, lui aussi, une imagination, une pensée, un cœur ? » Sachons-le bien ! Il n'y a de progrès réel, en éducation, que celui qui commence par l'enfance et par le peuple; et, dans un Etat démocratique, tout étant fait par tous, tout doit être fait pour tous. »
�LETTRE DIXIÈME
A M. Guillaume, membre de rinstitut, inspecteur général de l'enseignement du dessin.
Monsieur F Inspecteur général, En passant en revue, pour mettre dans tout leur jour les principes et les applications de la pédagogie moderne, les matières diverses qui ont successivement conquis leur place dans les programmes do l'instruction primaire, j'ai de bonne heure rencontré le dessin. Pénétré de l'idée si magistralement développée par Herbert Spencer, que l'école doit préparer le jeune enfant au rôle qui l'attend dans la vie, et m'efforçant de l'inculquer profondément dans l'esprit de nos instituteurs, je ne pouvais oublier le dessin dans la préparation aux professions industrielles qui occuperont un si grand nombre de nos élèves. Des voix, autorisées, comme la vôtre, comme celles de M. Yiollet-le-Duc, de M. Charles Blanc, ont combattu avec succès ce préjugé ridicule et' funeste que le dessin est « un art d'agrément, c'est-à-dire une distraction pour les oisifs. Aujourd'hui, les bons esprits reconnaissent que l'étude du dessin doit entrer dans l'éducation de tout le monde, qu'elle est nécessaire, non seulement à la plupart de ceux qui embrassent les carrières libérales, mais surtout à l'industriel, au manufacturier, à l'artisan, à l'agriculteur, c'est-à-dire à tons les citoyens qui contribuent le plus au développement des richesses nationales. » (Disc, de distribution de prix, i87S.)
�— 214 — Le dessin est, en effet, l'instrument indispensable pour relever la dignité du travailleur, pour perfectionner son ouvrage, et pour assurer le succès de nos diverses industries au milieu de l'active et intelligente concurrence que se livrent les nations civilisées . C'est, bien mieux que les lettres de l'alphabet, la lecture et l'écriture de tout travail manuel. Le patron n'expliquera jamais et l'ouvrier ne comprendra jamais, avecles mots de la langue, quelque précis et bien ordonnés qu'on les suppose, comme avec le simple tracé de quelques lignes, avec deux ou trois coups de crayon, l'ouvrage à exécuter ; et l'exécution ne peutque gagner en beauté et en valeur si l'artisan a reçu une éducation professionnelle plus complète et plus élevée. La poterie la plus commune sera tournée avec plus de grâce, le meuble le plus ordinaire aura de plus élégantes proportions et sera orné avec plus de goût. « L'avenir des industries de Paris, disiez-vous dans un discours de 1874, est étroitement lié à la prospérité des écoles de dessin et à leur développement. » Cela est vrai de toutes les industries de France. Je n'ai pas à revenir sur ce point si bien établi. Mon intention est de considérer de plus haut les beaux-arts dans leur rapport avec l'éducation générale, et dè chercher jusqu'où, dans quelle mesure et par quels moyens, ils peuvent concourir au développement de l'intelligence et du cœur des enfants de nos écoles. La boutade misanthropique de Rousseau ne mérite pas une réfutation: « A quoi bon les beaux-arts ? Ils ne sont qu'une flatterie publique des passions régnantes... En l'ait d'arts, il n'y a de tolérables que ceux qui fournissent à nos premiers besoins, nous donnent du pain pour nous nourrir, un toit pour nous abriter, un vêtement pour nous couvrir, des armes
�pour nous défendre. » Cette préoccupation exclusive de l'utilité matérielle est la conception la plus étroite, la plus mesquine, la plus fausse en éducation, la plus démoralisante pour l'individu et la société ; car elle est éminemment propre à favoriser « cette espèce de passion du bienêtre qui est comme la mère de la servitude, passion molle et pourtant tenace et inaltérable, qui se mêle volontiers et, pour ainsi dire, s'entrelace à plusieurs vertus privées, à l'amour de la famille, à la régularité des mœurs, au respect des croyances religieuses, et même à la pratique tiède et assidue du culte établi, qui permet l'honnêteté et défend l'héroïsme, et excelle à faire des hommes rangés et de lâches citoyens. » (Do Tocqueville, L'ancien régime et la Révolution.) Herbert Spencer, malgré tous les liens qui le rattachent à Rousseau, bien qu'il ait pour principe de ramener toute chose à la valeur pratique, déclare hautement attacher, autant que qui que ce soit, du prix à la culture esthétique et aux plaisirs qu'elle donne : « Sans la peinture, la sculpture, la musique, la poésie et les émotions produites par les beautés naturelles de toute espèce, la vie perdrait la [moitié de son charme. Ainsi, loin de regarder l'éducation I du goût et les jouissances qu'elle procure comme dépourIvues d'importance, nous croyons que ces jouissances I occuperont dans l'avenir beaucoup plus de place qu'elles I n'en occupent à présent dans la vie de l'homme. Quand les forces de la nature nous seront mieux asservies ; quand les moyens de production seront perfectionnés; quand le travail humain pourra être au dernier point ménagé ; quand l'éducation aura été si bien organisée, que la préparation aux fonctions les plus essentielles de l'activité humaine pourra être obtenue d'une façon relativement prompte;
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et quand, par conséquent, l'homme aura plus de temps libre à sa disposition, alors le beau dans l'art et dans la nature viendra occuper, à bon droit, une large place dans tous les esprits. » (L'Éducation.) Sans attendre que la suite des années et peut-être des siècles permette de réaliser dans sa plénitude ce beau programme, l'école primaire peut et doit être mise en demeure d'ébaucher l'éducation esthétique des masses par ce double enseignement dont Pestalozzi a révélé l'importance : Le chant et le dessin. Personne ne songe à former des artistes. « S'il en sort de nos écoles, disait M. Viollet-le-Duc, c'est que la nature les prédestinait aux arts; avec ou sans nous, les artistes surgiront là où ils doivent surgir. » (1875, Discours). Personne ne redoute non plus d'exciter la jeunesse, par une provocation dangereuse, à embrasser la carrière artistique, et d'augmenter ainsi le nombre des déclassés. Le but que l'on poursuit, c'est plus et mieux que l'habileté professionnelle de l'ouvrier; c'est la culture intellectuelle et morale de l'homme, c'est l'élévation du niveau de l'éducation générale ; c'est, en un mot, une œuvre éminemment sociale et patriotique. Dessiner, en effet, c'est exercer l'intelligence bien plus encore que la main; c'est apprendre à regarder avec méthode et à voir avec précision ; c'est se rendre compte des lignes, de leur nature, de leur longueur, de leur direction, de leurs rapports ; c'est évaluer le plus ou moins d'ouverture des angles; c'est saisir cette géométrie élémentaire qui ramène tout à des formes simples, et ces grandes lois de la perspective qui, suivant la distance et la position des objets, en altèrent les contours et en dégradent les teintes.
�— 217 — Or, rien de tout cela n'est ni impossible ni même difficile à l'école primaire. Un tableau noir, des tracés qua-, drillés sur l'ardoise ou le papier pour les commençants, quelques figures planes, quelques solides géométriques, quelques objets usuels, suffiront entre les mains d'un instituteur intelligent, pour établir méthodiquement sur des bases fermes ce que Pestalozzi appelle si heureusement l'A B C de l'intuition. L'enfant est si apte à ce genre de travail, il est si naturellement poussé parl'insti net à construire, à inventer, à faire œuvre de ses mains, soit en charbonnant sur. un mur quelque tracé informe, soit en pétrissant le sable ou la .terre, que Frœbel, fidèle et respectueux interprète de la nature, s'empressa de mettre entre les mains des plus jeunes enfants de petits bâtons, des lattes, des carrés et des cubes, des cercles et des balles, des bandes de papier, des crayons et des fils de diverses couleurs. Les résultats merveilleux qu'il obtint confirmèrent les succès réalisés par Pestalozzi. Ce n'était donc pas un rêve de penser que l'art, dans ses données fondamentales, doit faire partie du patrimoine commun de l'humanité, et que le dessin, comme la lecture et l'écriture, forme une partie essentielle de l'éducation de tout homme. Ainsi préparés par ces exercices élémentaires de l'école maternelle et de l'école primaire, possédant ce qu'on appelle l'alphabet de la forme et des couleurs, nos élèves seront en mesure de s'essayer dans le grand livre de la nature. La promenade, qui devrait prendre un rang très important dans l'emploi du temps à de si nombreux points de vue, par exemple, pour former à la marche nos jeunes gymnastes, pour constituer les musées scolaires, pour acquérir des notions pratiques de géographie, de topographie, pour se
�— "218 — rendre compte des mesures itinéraires, pourrait devenir un excellent moyen d'éducation artistique. Que de modèles la moindre excursion n'offrirait-elle pas au crayon de nos jeunes dessinateurs, depuis les détails les plus simples, une chaumière, un pont, une charrette, un moulin, un clocher, une charrue, un groupe de rochers, une fleur, des feuilles, un insecte, jusqu'à l'ensemble plus compliqué que présentent une usine, un château, des ruines, un chêne,unmassif d'arbres, un paysage accidenté! Une avenue plantée d'arbres, une voie de chemin de fer, avec ses rails et ses fils télégraphiques, une rue avec ses maisons alignées et ses rangées de becs de gaz, voilà des applications sensibles et frappantes des lois fondamentales de la perspective. Avec l'émulation que ne peut manquer d'exciter un exercice collectif si plein d'attrait, on est en droit de compter sur les résultats les plus satisfaisants. Les progrès seront sûrs et rapides, le sentiment des beautés de la nature deviendra plus vif et plus délicat, une source de plaisirs purs sera mise à la portée de tous : grave sujet auquel les moralistes n'ont peut-être pas accordé assez d'attention. « Tu me demandes, écrit Tôpfi'er, si je vois avec plaisir que tu t'adonnes à imiter sur le papier les choses qui te frappent aux champs ou ailleurs. Cette question seule m'a causé de la joie, en me prouvant que tes goûts inclinent Vers la culture des beaux^-arts. Je sais mieux que toi, mon fils, ce qu'est la vie: c'est une suite de travaux, de devoirs, qu'il faut remplir au milieu d'agitations et de vicissitudes de toutes sortes. Ces travaux, souvent pénibles, ont besoin d'être coupés par de longs loisirs, et c'est l'emploi de ces loisirs qui est le grand écueil des hommes... De toutes les choses qui portent le nom de plaisir et qui
�- 219 servent aux récréations des hommes, il n'en est aucune que j'estime meilleure, plus douce et plus préservatrice, plus utile et plus noble de sa nature, plus propre, tout en occupant l'intelligence et les doigts, à conduire l'âme vers ce qui est beau et pur... Là, satisfait et paisible, allant d'essais en essais, de progrès en progrès, à chacun, tu découvriras dans l'art par lequel tu imites, et dans la nature qui te sert de modèle, des choses curieuses pour l'esprit, utiles pour l'intelligence, ou intéressantes pour le cœur... Au plus humble croquis que tu traceras en face d'une campagne ou d'un bois, l'adresse, l'intelligence, l'observation, le jugement, l'imagination, trouveront tour à tour leur rôle et leur emploi; sans compter ce charme attrayant qu'éprouvent en face de la nature ceux qu'ont émus ses beautés. >} Cet excellent passage des Réflexions et menus propos d'un peintre génevois m'est surtout revenu à l'esprit, un jour que je vis, dans une de mes tournées, les élèves d'un lycée du centre- manifester le plus complet ennui en s'acquittant, comme d'une corvée imposée, de la promenade du jeudi. Aucun entrain, aucune gaîté; quelquesuns se promenaient de long en large, la plupart étaient appuyés sur le parapet d'un pont, le dos tourné à la verdoyante vallée qui se déroulait entre des hauteurs assez pittoresques. On attendait avec résignation l'heure de rentrer au lycée, comme ce petit enfant qui, interrogé sur ce qu'il faisait à l'école, répondit ingénument : j'attends qu'on sorte ! Et cependant la nature était là qui posait complaisamment devant eux, étalant ses magnificences, ses prés verts, des rochers dénudés, des massifs d'arbres, un cours d'eau serpentant dans le fond, un petit village coquettement adossé à la colline. J'aurais voulu voir chacun de ces lycéens, muni d'un album et d'un crayon,
�— 220 — s'essayer à tracer quelque croquis du beau spectacle qui s'étalait vainement à leurs yeux. Quel autre profit ils eussent tiré de leur insipide promenade, ces jeunes gens, qui, par leur première éducation, par leurs études, leurs lectures, sont, bien mieux que nos élèves des écoles primaires, préparés à recevoir cette éducation esthétique, si admirablement réclamée pour tous par Channing ! « En considérant notre nature, nous découvrons parmi nos admirables facultés le sens ou la perception du beau. Nous en trouvons le germe chez tous les hommes, et il n'y a pas de faculté qui soit plus susceptible de culture; pourquoi donc cette culture ne serait-elle pas favorisée chez tous ? Il est à remarquer que les ressources que ce sentiment trouve dans l'univers sont infinies. Il n'y a qu'une faible partie de la création que nous puissions changer en nourriture, en vêtements, en satisfactions du corps; mais la création entière peut servir au sens du beau. La beauté est partout. Elle s'épanouit dans les fleurs du printemps. Elle ondule dans les branches des arbres et les herbes du gazon. Elle habite les abîmes de la terre et de la mer, et brille dans les couleurs du coquillage et de la pierre précieuse. Et non seulement ces faibles objets, mais l'océan, les montagnes, les nuages, les cieux, les étoiles, le soleil levant et couchant, tout est inondé de beauté. L'univers est son temple ; les hommes qui la sentent vivement ne peuvent lever les yeux sans qu'elle ne les environne de tous côtés. Or, la beauté est si précieuse, les jouissances qu'elle procure sont si délicates et si pures, tellement en rapport avec nos sentiments les plus nobles et les plus tendres, si près de l'adoration de Dieu, qu'il est pénible de songer à la multitude d'hommes qui vivent ici-bas. en aveugles, comme
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si, au lieu de posséder cette belle terre et ce glorieux firmament, ils habitaient un cachot. Une joie infinie est perdue pour le monde, faute de cultiver le sentiment du beau. » (De l'éducation personnelle). ' A côté du livre de la nature, il y a le livre non moins précieux de l'art. Nos élèves doivent aussi apprendre et aimer à le feuilleter. Car les musées, les tableaux, les statues, les gravures, les albums, les monuments, les expositions, offrent de puissants moyens d'instruction et d'éducation. Ils ont été trop* longtemps négligés; mais radininistration qui réunit dans ses mains le service de l'instruction publique et des beaux-arts s'est emparée de la question avec un vif sentiment de son importance. « L'on peut se demander, dit M. Buisson dans le rapport très motivé qu'il adressait le 12 mai 1880 à M. le ministre, si, à côté des petites collections destinées à l'enseignement proprement dit, il n'y aurait pas lieu d'y envoyer de votre part, à titre d'encouragement, un choix d'objets pouvant servir a inaugurer une sorte de premier enseignement artistique tout à fait populaire et purement intuitif, par exemple des albums contenant la reproduction des principaux chefs-d'œuvre de la peinture, de la sculpture, de l'architecture, ou encore des séries de sujets choisis pour les projections photographiques,,. » Ne conviendrait-il pas de réformer l'imagerie scolaire et enfantine et d'en tirer tous les services qu'elle peut rendre indirectement à l'instruction primaire ? » Serait-il impossible dé substituer aux grossières enluminures, aux images niaises, aux bons points et aux accessits en papier gaufré, une ou plusieurs séries de récompenses consistant en bonnes gravures de grandeur
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�— 222 — différente, depuis celle qui servirait de récompense hebdomadaire ou mensuelle jusqu'à la grande feuille reproduisant, par exemple, un des chefs-d'œuvre de lachaleographie du Louvre, qui serait donnée en prix, et qui, soigneusement conservée par la famille, introduirait dans la plus humble demeure comme un reflet des musées ? Notre histoire, en particulier, ne pourrait-elle pas être presque toute entière illustrée de la sorte ? Cette diffusion par l'imagerie populaire des plus grands souvenirs de notre vie publique ne tentera-t-elle pas des artistes distingués? Les ressources inappréciables dont dispose l'administration des beaux-arts ne vous perrnettraient-elles pas de donner une impulsion puissante à cette forme nouvelle de l'instruction et de l'éducation nationales ? » Une commission, nommée le 27 juillet 1880, fut donc chargée d'étudier les questions relatives à la décoration des écoles au moyen de tableaux, peintures, cartes et dessins; à la constitution de petites collections artistiques destinées aux musées scolaires ; au choix de gravures destinées à être données en récompenses aux enfants des écoles. Un récent arrêté du 18 juillet 1882, divisant le travail pour atteindre plus vite et plus sûrement le but, institue trois comités spéciaux. Il y a lieu d'espérer que cet appel fait par l'administration à d'éminents artistes, à des critiques autorisés, ne tardera pas à nous armer de nouveaux moyens pour l'éducation de nos jeunes élèves. Depuis quelques années les illustrations de nos livres primaires ont fait de notables progrès. Les' éditeurs cherchent à leur donner une certaine valeur artistique ; on reproduit de préférence les tableaux, les statues des maîtres. Cette représentation des personnages, des cos-
�— 223 — tûmes, des armes, des monuments, des grands faits de la vie nationale, est une heureuse application de la méthode intuitive ; on ne saurait trop applaudir à son développement et à ses progrès. Rien ne peut mieux servir à faire revivre les époques et à leur donner leur vraie physionomie. C'est une très riche mine dont on a commencé habilement l'exploitation de diverses manières également dignes d'éloge, dans les livres, sur les couvertures des cahiers, sous la forme de bons points ou de grandes images murales, servant de sujets aux entretiens du maître ou aux descriptions de l'élève. Il est à noter malheureusement que, dans ces reproductions des œuvres d'art, le nom de l'artiste n'est, pour ainsi dire, jamais donné. Pourquoi ne pas associer la bataille de Tolbiac, ou celle de Ravenne, et Ary Scheffer; Bouvines, Fontenoy, La Smalah, Constantine, et Horace Vernet; François Ier, Charles Quint, Philippe II, et Titien; Richelieu et Philippe de Champagne; Louis XIV, Bossuet, et Rigaud; le passage du Rhin et Van der Meulen ; Mazarin et Coyzevox; Voltaire et Houdon; le serinent du Jeu de Paume, Pie VII, Napoléon, et David d'Angers, etc. ? C'est perdre une occasion bien naturelle d'initier les enfants à l'histoire des beauxarts, de leur donner une idée des différentes écoles et de leur rendre plus profitable la visite des musées. Dans une des dernières expositions, un tableau spiri' tuel et mordant représentait, autour du chevalet d'un paysagiste momentanément absent, quelques oies occupées à regarder la toile sans y comprendre grand'chose. A combien de spectateurs aurait-on pu dire avec Horace : Ne riez pas si fort: c'est votre histoire qu'on raconte? Dans le salon carré du Louvre, j'ai entendu, à quelques mois d'intervalle, deux bons bourgeois expliquer à leur famille
�— 224 — le même tableau : Voilà Judith qui va couper la tête à Holopherne! Et l'autre: Tenez, Charlotte Corday etMarat ! ! Or, il s'agissait du tableau de Guérin représentant le meurtre d'Agarnemnon par Clytemnestre ! Si l'administration des beaux-arts prenait en considération le vœu souvent exprimé de trouver sur chaque cadre l'indication claire et précise du sujet traité par le peintre, la foule qui visite nos musées en retirerait une instruction générale et y prendrait un plaisir plus vif. J'ai mentionné en passant l'emploi des images dans les exercices de composition française. Ce point mérite d'être recommandé à l'attention particulière des maîtres intelligents. L'éducation intellectuelle et l'éducation morale n'ont pas moins à y gagner que l'éducation artistique. La lecture de quelques pages de Diderot sur les beauxarts serait la meilleure initiation à ce travail, qui demande de la méthode, de la délicatesse et du goût. Les appréciations de l'éminent critique sur les tableaux et les esquisses de Greuze, Yaccordée de village, la mère bien aimée, le fils ingrat, le mauvais fils puni, sont des modèles de clarté dans l'exposition et de sentiment daus la critique. Qu'on en juge par cet échantillon: Le mauvais fils puni. « Il a fait la campagne, il revient, et dans quel moment? au moment où son père vient d'expirer. Tout a bien changé dans la maison. C'était la demeure de l'indigence: c'est celle de la douleur et de la misère. Le lit est mauvais et sans matelas; le vieillard mort est étendu sur ce lit. Une lumière qui tombe d'une fenêtre n'éclaire que son visage; le reste est daus l'ombre. On voit à ses pieds, sur une escabelle de bois, le cierge bénit qui brûle, et le
�— 225 — bénitier. La fille aînée, assise dans le confessionnal de cuir, a le corps renversé en arrière, dans l'attitude du désespoir, une main portée à sa tempe, et l'autre élevée, et tenant encore le crucifix qu'elle a fait baiser à son père. Un de ses petits enfants, effrayé, s'est caché le visage dans son sein. L'autre, les bras en l'air et les doigts écartés, semble concevoir les premières idées de la mort. La cadette, placée entre la fenêtre et le lit, ne saurait se persuader qu'elle n'a plus de père: elle est penchée vers lui; elle semble chercher ses derniers regards ; elle soulève un de ses bras, et sa bouche entr'ouverte crie: mon père, mon père ! est-ce que vous ne m'entendez plus? La pauvre mère est debout, vers la porte, le dos contre le mur, désolée, et ses genoux se dérobant sous elle. » Voilà le spectacle qui attend le fils ingrat. Il s'avance; le voilà sur le pas de la porte. Il a perdu la jambe dont il a repoussé sa mère, et il est perclus du bras dont il a menacé son père. » Il entre. C'est sa mère qui le reçoit. Elle se tait ; mais ses bras tendus vers le cadavre lui disent: tiens, vois, regarde; voilà l'état où tu l'as mis. » Le fils ingrat paraît consterné; la tête lui tombe en avant, et il se frappe le front avec le poing. » Quelle leçon pour les pères et pour les enfants!... » Je ne sais quel effet cette courte et simple description d'une esquisse de tableau fera sur les autres; pour moi, j'avoue que je ne l'ai point faite sans émotion (Salon de 1765). » Ces lectures sur les beaux-arts, sur la vie et les oeuvres des grands maîtres, me paraissent le complément indispensable des leçons de dessin. En 1868, je les fis introduire dans les cours de la Société industrielle de Reims,
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�— 226 — . et j'inaugurai cette féconde innovation, le jour de la distribution des prix, en lisant devant une magnifique gravure de la Transfiguration, de Raphaël, exposée aux regards des élèves, quelques pages exquises d'Athanase Coquerel fils (Des beaux-arts en Italie). A quatorze ans de distance, je me rappelle avec une bien vive satisfaction l'effet de cette lecture. Au seul nom de Raphaël, les élèves étaient naturellement tout disposés à l'admiration ; ils se sentaient en présence d'une oeuvre de maître. Mais ils le sentaient vaguement, et ils eussent été embarrassés de rendre compte de leur admiration. C'est que ces physionomies, ces gestes, ces attitudes, ces groupements de personnages, sont autant de signes qu'il faut savoir traduire et interpréter pour comprendre, et sentir l'œuvre de l'artiste. Pour la plupart de mes auditeurs, pour tous peut-être, un voile épais couvrait ce chef-d'œuvre; à chaque ligne, un coin du voile se souleva, et l'admirable composition de Raphaël leur apparut enfin dans toute sa magnificence. Ce n'est pas seulement l'intelligence qui se développe, le goût qui se forme dans de pareilles études, c'est avec le sentiment du beau l'amour du bien. L'art n'a pas pour mission de prêcher la morale, mais il peut être mis largement à contribution pour inspirer la pratique du devoir. « Telle scène de l'inquisition, dit très bien M. Charles Blanc dans sa belle Grammaire des arts du dessin, où Granet n'aura vu que la sombre poésie d'une lumière comprimée, nous enseignera la tolérance. Tel épisode de l'histoire nous apprendra mieux que ne ferait un livre ce qu'il faut admirer, ce qu'il faut haïr. Telle peinture où l'on voit de jeunes nègres garrottés, insultés, frappés, descendus à fond de cale, amènera l'abolition de l'esclavage aussi sûrement et
�— 227 — plus vite que les plus sévères formules du droit des gens. La famille malheureuse de Prudhon remuerait toutes les fibres de la charité aussi bien que les homélies des prédicateurs... Un Greuze, un Chardin, conseillent sans pédantisme la paix intérieure et l'honnêteté. » Toutes les raisons se réunissent donc pour donner, à l'école primaire, dans la mesure que comporte l'âge des enfants, le plus large développement de l'élément artistique. Puisque nous sommes en train de reprendre, en l'agrandissant, l'idée de Montaigne qui voulait faire « pourtraire en l'eschole la Joie, i'Alaigresse, et Flora, et les Grâces », proposons-nous pour modèle la judicieuse installation de la palestre grecque que décrit Yitruve. Dans une salle qu'il appelle l'éphébôe, les murs étaient décorés d'une série dè bas-reliefs, représentant par ordre les principaux événements de l'âge héroïque de la Grèce. L'enseignement du maître, les leçons de l'élève, tout cela était rendu vivant par les chefs-d'œuvre de l'art. Ornons de même les murs de nos classes de toutes les belles productions du génie humain, qui rendront si facile, si agréable, si féconde, la tâche du maître et celle des élèves. Ce ne sera pas seulement cette décoration à inspirer la gaieté, que Montaigne voulait introduire dans les « vrais géantes de jeunesse captive » de son temps, ce sera un instrument puissant de cette haute éducation intellectuelle et morale que la France républicaine a pris à cœur de donner à tous ses enfants. Vous le'disiez avec conviction, monsieur l'inspecteur général, à la distribution des prix aux élèves des cours de dessin, en 1874: «En travaillant à ouvrir plus largement à la jeunesse le monde des formes, ie inonde plastique, qui, comme le monde des lettres, a sa langue, son écriture, sa grammaire et sa philosophie, nous croyons faire quelque
�— 228 — chose de plus qu'une œuvre répondant à l'agrément et à l'intérêt matériel. Nous avons conscience, et j'en atteste notre présence dans cet amphithéâtre de la Sorbonne, nous avons conscience do faire une œuvre qui touche aux humanités, une œuvre d'instruction publique. » Le personnel enseignant est-il, sous ce rapport, à la hauteur de sa tâche? Evidemment non. La très grande majorité, pourvue seulement du brevet élémentaire, dont le niveau a si fort baissé clans les dernières années, est encore étrangère à toute notion de dessin. Beaucoup d'écoles de villes ont des professeurs spéciaux. Je crois que l'idéal à poursuivre, c'est que la leçon de dessin soit donnée par l'instituteur lui-même. Comme le dit avec un sens profond M. Walter Smith, l'intelligent organisateur de l'enseignement du dessin dans le Massachussets, « l'élève se délie de ce que son maître n'a pu apprendre. » Le vrai rôle des professeurs spéciaux serait de former les instituteurs euxmêmes, de leur enseigner les principes, de leur donner une direction. On le fait à l'école normale. Il faut organiser des cours pour le grand nombre de maîtres qui n'ont point passé par cet excellent noviciat. Je citerai en exemple ce qui se pratique à limoges. Un cours normal professé à l'École nationale d'art décoratif réunit tous les jeudis plus de cent vingt instituteurs ou institutrices de la HauteVienne. Les résultats obtenus sont des plus satisfaisants. La sollicitude éclairée des conseils généraux peut, avec de bien faibles sacrifices, doter tous les départements d'une institution aussi utile et aussi nécessaire. On a peut-être compris plus vite pour la musique que pour le dessin l'important service que les beaux-arts pourraient rendre à l'éducation. Dès 1819, M. de Gérando
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proposait à la Société d'enseignement élémentaire l'introduction du chant dans les écoles. A quelques jours de là, rencontrant Béranger : « Connaissez-vous, lui dit-il, un musicien qui puisse doter nos écoles des bienfaits du chant? » — J'ai votre homme, répondit le poète. C'était Wilhem, qui fonda l'enseignement populaire du chant en France et créa l'orphéon. Dans une strophe bien connue, Béranger a célébré la portée morale de cette grande œuvre :
La musique, source féconde, Epandant ses flots jusqu'en bas, Nous verrons ivres de son onde Artisans, laboureurs, soldats. Ce concert, puisses-tu l'étendre A tout un monde divisé ! Les cœurs sont bien près de s'entendre, Quand les voix ont fraternisé.
A l'école primaire, pas plus pour la musique que pour le dessin, nous ne pensons à former des artistes, nous n'avons pas la prétention de créer des compositeurs et des virtuoses. « Nous voulons seulement, dit M. Laurent de Rillé dans sa charmante et solide conférence aux instituteurs venus à Paris pour l'exposition universelle de 1867, former des lecteurs capables de lire et d'exécuter des œuvres simplement et clairement écrites. » Nous voulons former des auditeurs en état de goûter les chefs-d'œuvre des maîtres, des ouvriers sensibles aux plaisirs élevés et délicats. Nous voulons nous emparer de ces premières années de l'enfant qui laissent des traces indestructibles dans toute la vie, et y graver profondément ces sublimes ou gracieuses mélodies qui chantent Dieu, la nature, la patrie, la gloire, la famille, le devoir, Ja vertu.
D'une éducation mélodieuse et sainte Toujours dans les esprits se conserve l'empreinte;
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Comme un vase imbibé d'une exquise liqueur, De riants souvenirs se pariume le cœur.
LACHAMBBAUDIE.
Bien maladroit et bien ennemi de lui-même serait l'instituteur qui, chargé spécialement de la culture morale do ses enfants, négligerait d'appeler à son aide, dans cette difficile mission, l'influence éducative de la musique. « Enseignez à vos élèves le chant en même temps que le français, et vous doublerez l'étendue de leurs facultés, parce que vous leur enseignerez deux langues : la langue littéraire, qui est une langue d'idées, et la musique, qui est une langue de sentiments. De même que la gymnastique double la vigueur du corps, de même que la lecture des historiens et des poètes étend la portée de l'esprit, ainsi l'usage d'une langue de sentiments donne plus de force aux meilleurs mouvements de l'âme. Ne perdez pas l'occasion de développer chez vos élèves les nobles sentiments, les penchants affectueux, les généreux instincts ; ne faites pas seulement la guerre à l'ignorance, qui est la misère de l'esprit, combattez aussi l'égoïsme, qui est la misère du cœur. » (Laurent de Rillô, Conférence.) Aux conférences pédagogiques de 1878, M. Dupaigne a plaidé avec talent la même cause devant un auditoire d'instituteurs : la musique est un moyen précieux d'élever le niveau des âmes. Ces idées ont fait leur chemin. L'organisation adoptée dans le département de la Seine mérite d'être proposée en exemple. L'arrêté de M. le préfet, du 27 décembre 1879, prescrit les plus sages dispositions. ARTICLE PREMIER. — L'enseignement du chant, jusque là réservé, dans les écoles primaires communales de Paris, aux élèves du cours supérieur et à ceux de la première divi-
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sioa du cours moyen, sera désormais compris au nombre des matières enseignées dans toutes les classes du cours moyen et du cours élémentaire.
ART. 2. — Les professeurs spéciaux du chant continueront à être chargés de l'enseignement de la musique pour les élèves du cours supérieur et la première division du cours moyen. Dans les autres classes du cours moyen et dans celles du cours élémentaire, la leçon de chant sera donnée aux élèves par les instituteurs ou les institutrices primaires.... ART. 3. — Les leçons de chant, données par les instituteurs et les institutrices primaires, auront pour principal objet de développer la voix et de former le goût des élèves en leur faisant exécuter de mémoire des chants moraux, patriotiques et instructifs, que le. maître chargé du cours répétera devant eux et qu'il s'attachera à leur faire retenir.... ART. 5. — Les instituteurs et les institutrices primaires, pour être appelés à diriger le cours d'enseignement élémentaire du chant dans les écoles communales, devront être pourvus d'un certilicat d'aptitude à cet enseignement. ART. 8.— Pour permettre aux instituteurs et aux institutrices de se préparer à l'examen, il sera institué un cours normal dans lequel seroDt développées toutes les matières du programme.
Je m'appuierai de l'autorité de M. Laurent de Rillé et de M. Dupaigne pour adresser à notre personnel enseignant quelques importantes recommandations pédagogiques: Peu de théorie ; beaucoup de pratique. Le chant, dans tous les mouvementsde l'école, àl'entrée, à la sortie. La discipline en deviendra plus facile. Paire en sorte que les petits enfants entendent chanter les grands, pour utiliser, au profit des leçons ultérieures^
�Cette faculté d'imitation que l'enfant possède à un si haut degré. Exercer tout d'abord les élèves à bien prendre l'unisson, c'est-à-dire à répéter le même son qu'ils entendent. Quand ce point est obtenu, on a fait la moitié du chemin. Les habituer de bonne heure à faire avec la main des mouvements égaux, pour exécuter en mesure les chants appris. Faute de cette précaution, il est impossible de réunir les élèves de deux classes ou de deux écoles pour chanter, dans une fête scolaire, un même morceau. La moindre inobservance des temps détruit tout ensemble. Ne pas oublier que la voix du maître est d'un octave plus bas que celle de l'élève. Il faut profiter des dispositions naturelles d'un enfant bien doué, et le faire chanter le premier pour conduire ses camarades. ■ Expliquer avec soin les paroles qu'on chante, pour mettre dans l'exécution, plus que la justesse de l'intonation et la régularité de la mesure, à savoir l'expression et le sentiment. . • En ce qui concerne l'enseignement proprement dit de la musique, se proposer pour but que l'élève reconnaisse l'intervalle de deux sons qu'il entend, et sache en donner les noms. « Tout enseignement n'aboutissant pas promptement à cette éducation de l'oreille qui permet l'écriture de la musique sous la dictée, ne mérite pas le nom d'enseignement musical. » Exercer par conséquent les enfants les plus jeunes à chanter avec assurance, d'après les indications de la baguette sur le tableau noir, la gamme et ses différents intervalles, avant même de leur faire aborder la lecture des notes sur la portée avec la clef de sol. C'est ici le cas de répéter la recommandation de Pestalozzi : retenir long-
�— 233 — temps les élèves à l'étude des premiers éléments jusqu'à ce qu'ils en aient une connaissance parfaite. C'est en vain qu'on travaille si l'on ne bâtit sur des fondations solidement assises. Dès les premières leçons faire chanter les sons qui composent les accords parfaits de la gamme de Do, en divisant les voix en trois parties, un peu plus tard les accords dissonants.- Cette pratique de l'harmonie élémentaire est très propre à rendre l'intonation plus facile et plus sûre, à développer le goût de la musique. Il faut lire en détail dans la conférence de M. Laurent de Rillé les deux pages où il s'est ingénié à montrer aux instituteurs tout le parti qu'on pouvait tirer du tafjleau noir pour varier les exercices d'intonation, tenir en éveil l'attention des élèves, les exercer à lire, à déchiffrer et trouver dans les notes de la gamme des chants improvisés à deux, trois ou quatre parties. Très partisan de l'introduction de la musique dans l'école, je n'encouragerai pas cependant l'application du chant aux diverses parties de l'enseignement. A mon avis, ce n'est ni chanter ni apprendre à lire que de répéter, sur un air plus ou moins monotoue : je vois un A, je vois imB; ou encore: B avec un A fait BA; ou B, A, BA; B, E, BE : BA, BE; B, I, BI : BA, BE, BI; B, 0, BO : BA, BE, BI, BO; B, U, BU : BA, BE, Bl, BO, BU! Ce n'est ni chanter, ni apprendre le calcul que de psalmodier une table d'addition ou de multiplication. L'enseignement doit être plus sérieux et le chant plus intéressant. « Cette pauvre musique! dit M. Wekerliu, dans une page bien amusante de son Musiciana, à quoi n'a-t-elle pas servi"? Elle anime le courage des soldats dans la bataille... Elle aide à prier Dieu et à pardonner à ses enneLETTRES SUR LA PÉDAGOGIE i.*>
�— 234 — mis... Elle inspire l'amour terrestre et trouve ces phrases mystérieuses que les poètes n'ont jamais trouvées dans les vers... Elle sert au pauvre aveugle, aux pauvres en général, pour inspirer la pitié. Elle sert à calmer les fous furieux. Elle sert... mais à quoi ne sert-elle pas? Lisez plutôt une brochure qui a pour litre : Essai en plain-chant musical sur l'utilité de l'agriculture, suivi d'une méthode par le môme procédé pour apprendre la carte géographique de France, par M. F..., instituteur communal à A. (HauteGaronne, Toulouse 184o.) Chapitre des fumiers. Larghetto ! « Vous remarquerez qu'une charrette à fumier, qui d'un mètre cube doit être chargée, mais de fumier bien fermenté et en -partie décomposé. Ce fumier doit aussi peser de 7 à 800 kilos à peu près. Il faut aussi remarquer que le bœuf ne produit pas un si bon fumier que le baudet, le cheval et le mulet ; mais la chèvre et le mouton sont estimés pour faire de meilleur fumier que les trois derniers mentionnés. » La musique n'a rien à voir dans ces détails techniques, ces questions positives. Sa mission est de développer dans l'âme de nos jeunes enfants le sentiment du beau et, avec le dessin, d'initier la nation à cette éducation artistique, à ces jouissances élevées qui sont le charme de la vie et le plus brillant fleuron de la civilisation.
�LETTRE ONZIÈME
A M. Grcard, vice-recteur de l'Académie de Paris, membre de l'Institut.
Monsieur le vice-recteur, Il y a quelques années, à l'occasion du premier janvier, en qualité de Directeur de l'enseignement delà Seine, vous présentiez à M. le Préfet les inspecteurs primaires du département. Dans sa réponse, M. Ferdinand Duval s'applaudit du développement des écoles, du progrès des études, des améliorations matérielles et morales réalisées ou en cours d'exécution, de la bonne organisation pédagogique, et vous adressa, en termes exquis, les félicitations les plus méritées : On dirait que, comme une fée, M. le Directeur, armé d'une baguette magique, crée de toutes pièces et appelle à la vie les conceptions de sa pensée. — Voici mes baguettes, répondîtes-vous avec une bonne grâce charmante,je n'en ai point d'autres, en désignant du geste mes collègues et moi. — Et vous aviez raison, nous étions fiers d'être, entre vos mains, sous votre direction sûre et ferme, les instruments actifs et dévoués de la grande œuvre que vous avez entreprise et menée à bonne fin, la réorganisation des écoles de Paris. Nous vous étions étroitement attachés par le sentiment de votre intelligence supérieure, par l'exemple de votre infatigable activité. Pour moi, c'est assurément, avec les dix années consacrées, à Reims, au développement de l'instruction secondaire des
�— -236 — jeuues filles, à la propagation de l'économie politique,à la création de cours de gymnastique et de conférences populaires, le meilleur souvenir de ma vie universitaire, que celui des dix autres années où il m'a été donné d'être votre modeste collaborateur, et d'appliquer à l'éducation des enfants du peuple ces principes féconds de la science pédagogique dont votre parole pénétrante et votre plume délicate ont été si souvent et d'une façon magistrale les interprètes autorisés. Il est bien à regretter que le recueil de vos travaux scolaires manque à notre bibliothèque pédagogique. C'est une lacune que je vous demanderai la permission de combler prochainement, avec l'agrément de M. le Ministre. En attendant, Monsieur le » vice-recteur, veuillez agréer l'hommage de cette lettre, qui vous rendra compte d'une de mes plus importantes leçons de l'Hôtel de Ville. Après avoir passé en revue les diverses connaissances dont l'instituteur devait armer ses élèves pour les luttes de la vie, j'attirai l'attention de mon auditoire sur la manière dont il convenait d'exécuter le programme général qui nous avait paru nécessaire, et je m'efforçai de mettre dans une vive lumière ce principe supérieur, dont je m'étais si profondément pénétré à votre école : L'Éducation doit exciter l'individualité de l'élève. J'attaquai cet enseignement dogmatique, ces leçons froidement méthodiques débitées du haut de la chaire, cés phrases de manuels lues ou récitées par le maître et textuellement reproduites par les enfants de vive voix ou par écrit ; ce! incessant appel fait exclusivement à la mémoire, au détriment de l'intelligence et du cœur, comme s'il s'agissait de dresser des animaux savants ; cette « science livresque »
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que Montaigne a tuée, mais qui n'est pas morte du coup; cet enseignement mécanique par demandes et par réponses, où maîtres et élèves se paient de mots vides de sens. Il s'agit d'éducation plus encore que d'instruction. Quelque prix qu'on doive attacher aux connaissances elles-mêmes, il y a un but plus élevé à atteindre : c'est l'éducation des sens, l'éducation de l'esprit, l'éducation du sentiment, l'éducation de la volonté, le développement de la personnalité; en un mot, instruire est un moyen, élever est le vrai but et doit être notre mot d'ordre. « L'enfant, a dit excellemment Plutarque, n'est pas un vase à remplir; c'est une âme à former. » Pour démontrer cette belle thèse, je n'ai eu en quelque sorte qu'à commenter cette page si substantielle de l'un de vos rapports où vous avez précisé en traits si nets et si frappants la méthode qui convient à l'enseignement primaire : « Écarter tous les devoirs qui faussent la direction de l'enseignement sous prétexte d'en élever le caractère : modèles d'écriture compliqués et bizarres, textes-de leçons démesurés, séries d'analyses et de conjugaisons écrites, définitions indigestes ; ménager les préceptes et multiplier les exercices; ne jamais oublier que le meilleur livre pour l'enfant, c'est la parole du maître; n'User de sa mémoire, si souple, si sûre, que comme d'un point d'appui, et faire en sorte que renseignement pénètre jusqu'à son intelligence, qui seule peut en conserver l'empreinte féconde; le conduire du simple au composé, du facile au difficile, de l'application au principe; l'amener, par des questions bien enchaînées, à découvrir ce qu'on veut lui montrer; l'habituer à raisonner, faire qu'il trouve, qu'il, voie; en un mot, tenir incessamment son raisonnement en mouvement,
�— 238 — son intelligence en éveil ; pour cela, ne rien laisser d'obscur qui mérite explication, pousser les démonstrations jusqu'à la figuration matérielle des choses, toutes les fois qu'il est possible; dans chaque matière, dégager des détails confus, qui encombrent l'intelligence, les faits caractéristiques, les règles simples qui l'éclairent; aboutir, en toute chose, à des applications judicieuses, utiles, morales;—. en lecture, par exemple, tirer du morceau lu toutes les explications instructives, tous les conseils de conduite qu'il comporte; en grammaire, partir de l'exemple pour arriver à la règle dépouillée des subtilités de la scolastique grammaticale; choisir les textes de dictée écrite parmi les morceaux les plus simples et les plus purs des œuvres classiques ; tirer les sujets d'exercices oraux, non des recueils fabriqués à plaisir pour compliquer les difficultés de la langue, mais des choses courantes, d'un incident de classe, des leçons du jour, des passages d'histoire de France, de géographie, récemment appris; inventer des exemples sous les yeux de l'élève, ce qui pique son attention, les lui laisser surtout inventer à lui-même, et toujours les écrire au tableau noir; ramener toutes les opérations du calcul à des exercices pratiques empruntés aux usages de la vie; n'enseigner la géographie que par la carte, en étendant progressivement l'horizon de l'enfant de la rue au quartier, du quartier à la commune, au canton, au département, à la France, au monde; animer la description topographique des lieux par la peinture des particularités de configuration qu'ils présentent; par l'explication des productions naturelles ou industrielles qui leur sont propres, par le souvenir' des événements qu'ils rappellent; en histoire, donner aux diverses époques une attention en rapport avec leur importance relative, et traverser plus rapidement les premiers
�— 239 — siècles pour s'arrêter sur ceux dont nous procédons directement; sacrifier sans scrupule les détails de pure érulition pour mettre en relief les grandes lignes du déveoppement de la nationalité française; chercher la suite de ce développement moins dans la succession des faits de guerre que dans l'enseignement raisonné des institutions, dans le progrès des idées sociales, dans les conquêtes de l'esprit, qui sont les vraies conquêtes de la civilisation chrétienne ; placer sous les yeux de l'enfant les hommes et les choses par des peintures qui agrandissent son imagination et qui élèvent son âme ; faire de la France ce que Pascal a dit de l'humanité, un grand être qui subsiste perpétuellement, et donner par là même à l'enfant une idée de la patrie, des devoirs qu'elle impose, des sacri-^ lices qu'elle exige : tel doit être l'esprit des leçons de l'école. » (L'Instruction primaire à Paris et dans le département de la Seine, 1871-1872.) Voilà bien les glorieuses traditions de la pédagogie française depuis le jour où Montaigne, entraîné par sa fantaisie à indifféremment parler de tout, rencontra la question de l'institution des enfants, et pour « faire un présent à ce petit homme (il écrit à Madame Diane de Foix) qui vous menace de faire tantost une belle sortie de chez vous » écrivit cet admirable chapitre XXV du livre I des Essais dont on ne se lasse pas de goûter le bon sens, l'origina-^ lité et la verve:
<t On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verserait dans. un entonnoir ; et notre charge, ce n'est que redire ce qu'on nous a dict. Je vouldrois que le gouverneur corrigeast cette partie; et que de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commenceast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses,
�— 240 — les choisir et discerner d'elle-mesme ; quelquefois luy ouvrant chemin, quelquefois le luy laissant ouvrir. Je ne veulx pas qu'il invente et parle seul; je veulx qu'il escoute son disciple parler à son tour... 11 est bon qu'il le face trotter devant luy pour juger de son train et juger jusques à quel poinct il se doibt ravaller pour s'accommoder à sa force..., qu'il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance; et qu'il juge duproufit qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie, que ce qu'il viendra d'apprendre, il le luy face mettre en cent visages, et accomoder à autant de divers subjects, pour veoir s'il l'a encores bien prins et bien faict sien... Il n'y a tel que d'alleicher l'appétit et l'affection; aultrement on ne faict que des asnes chargez de livres; on leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science; laquelle, pour bien faire, il ne fault pas seulement loger chez soi, il la fault espouser. » Ces idées ont lentement battu en brèche la vieille routine, et, théoriquement au moins, elles sont devenues l'axiome fondamental de la pédagogie moderne. Il a inspiré à Rousseau des pages pleines d'une éloquence passionnée. Pestalozzi et Froebel ont consacré tout leur cœur et dépensé toute leur vie à le faire triompher. M. Herbert Spencer, dans ce petit volume De l'éducation qui, à quelques paradoxes près, me paraît une des œuvres les plus remarquables de notre temps, le rappelle avec insistance à l'attention du lecteur : « Le principe vital de l'enseignement, c'est d'apprendre à l'élève à s'instruire lui-même comme il faut. » (P. 105.) « Il faut encourager ' de toutes ses forces le développement spontané. Il faudrait que l'élève fût conduit à
�faire lui-même les recherches, à tirer lui-même les conséquences de ses découvertes. Il faudrait lui dire le moins possible et lui faire trouver le plus possible. » (P. 123.) « Dire les choses à un enfant et les lui montrer, ce n'est pas là lui apprendre à observer (1). C'est faire de lui un simple récipient des observations des autres ; c'est affaiblir plutôt que fortifier sa disposition naturelle à s'instruire spontanément ; c'est le priver du plaisir que procure l'activité couronnée de succès ; c'est lui présenter l'attrayante acquisition des connaissances sous la forme d'un enseignement dogmatique et produire par là l'indifférence, le dégoût... Au contraire.... c'est amener une intensité d'attention qui procure des perceptions fortes ; c'est enfin habituer l'esprit, dès le commencement, à s'aider luimême, habitude qu'il conservera toute la vie. » (P. 136.) En théorie, la cause est donc complètement gagnée. Par malheur, il s'en faut encore de beaucoup que la pratique se soit mise tout à fait d'accord avec la théorie. Là, comme ailleurs, la critique est aisée et l'art difficile. Ce n'est rien moins qu'une révolution complète dans l'éducation, et les révolutions ne s'improvisent pas, même quand elles sont reconnues nécessaires et adoptées en principe. « L'enseignement public, disait Pestalozzi dans un langage très expressif, est un char qui n'a pas besoin seulement d'un meilleur attelage, mais qu'il faut
(1 ) M"'" Necker de Saussure avait déjà fait cette judicieuse remarque : <c La faculté d'investigation n'est pas exercée quand l'élève, ne fait autre chose que comprendre ce qu'on lui explique. Les efforts d'attention peuvent être grands chez lui, excessifs même, sans que tout son esprit soit exercé ; pour lui donner une véritable activité, il faut avoir à lui proposer une rechevche. »
' [De l'Éducation progressive, 2* vol., p. 92.) 15.
�— 242 — tourner en sens inverse et transporter sur une route nouvelle. » (Comment Gertrude instruit ses enfants, trad. Eug. Darin, p. 192.) Y a-t-il lieu de s'étonner, en prérsence des difficultés d'une pareille opération, de la lenteur du progrès? Ce n'est pas une petite affaire que de se procurer un meilleur attelage, quand il s'agit de transformer en éducateurs un personnel de plus de cent mille maîtres ou maîtresses d'école. Nous y travaillons avec ardeur tous les jours par la construction d'écoles normales, par la réforme des programmes, par les congrès, par les conférences, par les épreuves que nous imposons aux candidats à renseignement, à la direction, à l'inspection, par les conseils que nous donnons en vue de la préparation de ces examens, par les publications pédagogiquès, par la fondation d'écoles supérieures où l'élite de notre jeune personnel vient achever de se former aux leçons des professeurs les plus distingués. Jamais la direction de l'enseignement primaire n'a tant travaillé et tant fait travailler, parce qu'elle se rend bien compte de la situation et qu'elle sait mesurer sans découragement toute la distance qui nous sépare encore du but à atteindre. Cette route toute nouvelle, où nous sommes heureusement engagés, mais où plus d'un maître marche à pas incertains, comme égaré dans une région inconnue, ne sera fréquentée avec sécurité et confiance que lorsqu'elle sera dans toute son étendue pourvue de poteaux indicateurs, dissipant toute incertitude, prévenant toute méprise, et lorsque des guides autorisés et vigilants se mettront sans réserve à la disposition des nouveaux venus pour leur montrer le chemin et le parcourir avec eux. Ces guides, c'est nous tous qui, à divers degrés, avons action sur l'enseignement primaire, inspecteurs généraux, recteurs,
�— 243 — inspecteurs d'académie, inspecteurs primaires, directeurs ei professeurs d'écoles normales, directeurs d'écoles communales. Ces poteaux indicateurs, ce sont ces explications précises, pratiques, des procédés et des méthodes à suivre pour chaque partie du programme ; ce sont surtout les leçons modèles faites par des maîtres expérimentés en présence de leurs collègues, qui apprendront bien plus vite et bien plus sûrement par l'exemple que par les plus habiles dissertations. Là est la partie vraiment sérieuse, l'utilité professionelle des conférences pédagogiques, qui, autrement, réduites à un échange de généralités et de phrases plus ou moins ambitieuses, auront bien peu d'influence sur le progrès des études. Une pratique malheureuse et contraire à toute raison confie à des maîtres novices, pour leurs débuts, malgré leur jeunesse et leur inexpérience, les classes élémentaires, précisément les plus difficiles à bien diriger, celles qui réclament le plus de tact, d'habileté et de valeur personnelle. C'est surtout à ces jeunes maîtres qu'il importe de faciliter la connaissance et la pratique des bonnes méthodes, si nous voulons que toutes nos réformes aboutissent, que les sacrifices considérables de l'État, des départements et des communes ne soient pas faits en pure perte, et que le niveau intellectuel et moral du pays s'élève d'un degré notable. C'est à leur adresse que j'écris ces lignes que la réflexion, la lecture des traités de pédagogie, la visite des écoles et l'expérience de l'enseignement me suggèrent. Tout d'abord, je croirais leur avoir rendu le plus signalé service, si je parvenais à déraciner de leur esprit cette, idée fausse, ce fatal préjugé, que l'enfant confié à leurs soins pour apprendre les élémentsde la lecture, de l'écriture,
�du calcul, etc., ne sait rien. C'est l'expression convenue; il n'y a pas de maîtres qui, soit pour excuser le peu de résultats obtenus, soit pour faire valoir au contraire les bons effets deleurzèle, ne s'accordent à répéter la formule: quand ces enfants sont entrés dans ma classe, ils ne savaient rien. , Cette appréciation est aussi erronée en psychologie que dangereuse en pédagogie. La vérité, c'est que ce bambin de six à sept ans, parfaitement étranger, il est vrai, aux diverses études scolaires, a déjà un bagage considérable de connaissances: il a exercé ses sens, il a vu, il a touché, il a entendu. Son attention distraite a été attirée de tous côtés par mille objets qui ont sollicité sa curiosité. Dans la famille, dans l'atelier, à la ferme, dans les rues ou dans les champs, il a appris sans étude et sans peine une foule de notions; qu'il parle patois ou français, il a déjà à sa disposition une quantité de termes, de tournures, et il n'est pas embarrassé pour causer avec ses camarades. Essayez de dresser la liste des mots de son vocabulaire ; vous serez confondu de sa variété et de sa richesse. En l'écoutant parler, notez, si vous le pouvez, toutes les règles de grammaire que l'usage lui a enseignées, bien qu'il n'en ait pas la moindre idée théorique ; vous serez émerveillé de l'entendre employer le verbe au temps convenable, le faire accorder avec son sujet, l'adjectif avec le nom, remplacer le nom par le pronom, joindre les mots par des prépositions, les phrases par des conjonclions, etc. Est-celà un enfant qui ne sait rien ? Ah ! si nous pouvions réussir aussi vite et aussi sûrement, quand nous étudions une .angue étrangère ! Les conséquences pédagogiques de cette rectification sautent aux yeux, et elles sont capitales : si l'on considère
�l'enfant comme un vase vide, on pensera uniquement à le remplir, et voilà tous les procédés mécaniques de la vieille routine qui reparaissent au jour ; si l'on voit en lui au contraire, et alors seulement on voit juste, une personnalité qui s'éveille, des facultés qui spontanément ont déjà reçu un développement considérable et auxquelles l'instinct de curiosité, le besoin de mouvement, ouvrent un champ sans limites assignables, on a une tout autre idée de la mission d'un éducateur ; on se sent en présence d'un organisme vivant, dont il faut respecter les lois, suivre la marche naturelle, faciliter le progrès et l'accroissement. Comment dès lors n'aurait-on pas le plus profond dédain pour tous ces moyens artificiels qui ne tiennent aucun compte de la nature, qui prétendent imposer du dehors l'instruction et l'éducation, au lieu de les faire sortir du dedans même de l'être où elles sont en germe ? On comprend la devise de Montaigne : une tête bien faite plutôt qu'une tête bien pleine; et, dans ce but, on se préoccnpe avant tout de mettre en jeu les facultés de l'élève. Chaque connaissance acquise par un travail que l'on s'efforce de rendre le plus personnel possible, devient le point de départ de nouvelles acquisitions ; c'est un progrès continu, dont l'enfant profite doublement, car il y coopère activement, il exerce son intelligence, sa faculté d'observation, il prend confiance en lui-même et s'intéresse à l'étude , Voilà la seule véritable éducation. Quelques applications de ces principes aux diverses matières du programme ne seront pas, cerne semble, inutiles à la préparation professionnelle de nos jeunes maîtres. Je prends la lecture tout d'abord, et la lecture à ses débuts, c'est-à-dire l'exercice qui paraît le plus matériel,
�le plus ingrat, le plus fatigant et pour le maître et pour l'élève. Quelle large part cependant, même là, il est facile de faire à l'intelligente initiative de l'enfant! Une méthode fort ingénieuse et fort rationnelle, qui me paraît assez répandue dans les écoles belges, c'est la Lecture mentale. L'expression surprend d'abord; mais, avant d'apprendre à l'élève les caractères de l'alphabet, n'est-il pas logique de lui faire reconnaître, d'après les mois dont il se sert déjà, les sons et les articulations qu'ils représentent? Ce travail préparatoire simplifie beaucoup la besogne, et il fournit matière à de nombreux exercices, pleins d'intérêt et de vie. J'emprunte quelques détails à l'excellent livre que M. Lonay, instituteur, a composé en 1867 pour les écoles de la ville de Liège. « On nous répète chaque jour, dit-il avec beaucoup de sens, qu'il faut, dans l'enseignement élémentaire surtout, procéder du connu à l'inconnu, de manière que l'élève se serve toujours de ce qu'il sait pour étudier ce qu'il ignore; or, c'est une bien triste application de ce principe, que d'enseigner la lecture aux enfants en leur présentant immédiatement les caractères a, e, i, t, f, etc., qui ne sont pour eux que des signes tout à fait vagues, abstraits. » L'instituteur primaire doit reprendre l'enfant, pour ainsi dire, à la maison paternelle, c'est-à-dire partir des faibles connaissances qu'il possède (il sait au moins parler) pour l'amener à réfléchir sur ce qu'il dit. » M. Lonay consacre donc huit, dix, quinze jours, suivant l'intelligence des élèves, à des exercices préliminaires sur la décomposition de mots connus et faciles en syllabes, puis des syllabes en voyelles et en consonnes. Il fait, par exemple, nommer les parties du corps, de l'habillement, de la maison, de l'école, et remarquer combien de fois on
�— 247 — ouvre la bouche pour prononcer ces mots : une fois pour main, deux pour chevaux, trois pour fenêtre. Ces! la plus simple notion de la syllabe. Les enfants sont invités à trouver une suite de mots d'un nombre désigné de syllabes. L'émulation excite leur attention; ils regardent tout autour d'eux, et s'empressent de faire part de leurs découvertes. On aborde ensuite l'étude des voyelles. La première syllabe des mots image, orage, âne, etc., donne les sons i, o, a, etc.,"que l'on retrouve facilement dans d'autres termes commençant de même. Puis l'attention est appelée sur les consonnes soutenues s, m, n, r, l, etc., sur les consonnes non soutenues p, c, t, b, d, g, etc., et chaque fois la combinaison des consonnes avec les voyelles placées, tantôt avant, tantôt après, donne lieu à une leçon de pure intelligence, où l'oreille seule est en jeu. Chaque combinaison est immédiatement reconnue dans une série de mots usuels, dont la recherche est toujours un vrai plaisir, et un bon exercice de la langue. Après chaque leçon de lecture mentale, pour occuper es enfants d'une manière utile et agréable, M. Lonay eur fait faire des exercices de dessin sur les lignes droites horizontales, verticales, obliques, afin de les préparer à 'écriture, qui doit servir à l'enseignement de la lecture. Les sons étant connus, les élèves sont bien préparés à ■tudier les signes qui les représentent, et dont l'habile roupement se retient facilement ; i répété donne w, qui enversé donne n, avec un autre jambage m, et agrandi ournit t. Les rapports de o avec a, d, etc., sont très senibles. On utilise les lettres connues pour former des mots t de petites propositions. L'étude ainsi rendue moins bstraite est plus intéressante. | Les enfants savent lire l'écriture, et peuvent suivre l'en-
�— 248 — seignement du maître au tableau noir. Pour les mettre à même de lire dans un livre, il suffit de constater que la plupart des lettres imprimées ressemblent à celles de l'écriture ordinaire, sauf la direction verticale, l'absence de liaisons et de boucles. Je ne saurais trop recommander cette marche comme parfaitement naturelle, chaque exercice concourant au développement de l'intelligence de l'élève. Une fois en possession de la lecture courante, il s'agit d'en faire un instrument d'acquisition pour de nouvelles connaissances et surtout de gymnastique intellectuelle. L'explication du sens des mots, des phrases» du morceau tout entier, offre une mine inépuisable au maître qui s'est mis, par le développement général de son intelligence et par une préparation sérieuse, en état d'en tirer parti. Il y trouvera matière à mille questions intéressantes, très propres à éclairer l'esprit, à ennoblir les sentiments, à diriger la conduite. Là est la vraie étude de la langue bien plus que dans les leçons trop abstraites de la grammaire. Qu'importe qu'un enfant récite imperturbablement par cœur les définitions du nom, de l'adjectif, du verbe, s'il ne sait trouver dans sa lecture ni les verbes, ni les adjectifs, ni les noms? Le morceau bien lu, bien expliqué, se prête, grâce au changement des temps, des genres, des nombres, des personnes, à de nombreux exercices oraux, préférables de beaucoup aux exercices indiqués dans les grammaires. Le travail collectif est autrement vivant et animé que le travail individuel. Voici un exercice sur lequel j'appelle tout particulièrement l'attention des instituteurs. Je ne l'ai jamais essayé sans le plus complet succès, et quelquefois avec de petits
�— 249 — enfants qui n'avaient pas encore fait de dictée. Nous choisissons dans la lecture une phrase simple et facile de deux, trois ou quatre lignes. Supposons qu'on vient de lire, dans les Récits enfantins de Dupont, ce passage : « Le pâtissier d'un village portait sur sa tête une corbeille de petits gâteaux. Comme il était pressé, il en laissa tomber quelques-uns sans s'en apercevoir...» Il faut d'abord, parune série de questions, faire analyser tous les détails de ce passage. De qui parle-t-on? — d'un pâtissier. — Où demeuraitt-il? — dans un village. — Que faisait-il?— il portait de petits gâteaux. — Comment ? — sur sa tête. — Et dans quoi? — dans une corbeille. — Que lui est-il arrivé? — il les a laissés tomber. — Tous?— non, quelques-uns.— Et pourquoi? ■■— parce qu'il était pressé. — Les a—t—il ramassés? — non, il ne s'en est pas aperçu. Quand les idées ont été ainsi reconnues, beaucoup d'enfants sont bientôt capables de réciter par cœur le passage; et c'est là une bien bonne leçon pour l'éducation de la mémoire, qui apprend à ne travailler qu'avec le concours de l'intelligence. Ce n'est pas une moins efficace préparation au travail de la rédaction, puisque l'élève se rend ainsi compte de. la liaison des idées. Quant à l'orthographe, dont on s'occupe trop exclusivement, mais qu'il ne faut pourtant pas dédaigner, on pourrait obtenir de merveilleux résultats, en excitant plus vivement l'attention et l'intérêt de l'élève. Je reprends avec mes jeunes lecteurs le passage en question. Chaque mot est considéré en particulier et exactement syllabé, pour remarquer, car c'est là presque laseule difficulté de l'orthographe, les lettres qui ne se prononcentpas. Cesontles enfants eux-mêmes qui constateront
�— 2S0 — que l'on n'entend pas r à la fin de pâtissier, t final dans portait, était, ts dans petits, x dans gâteaux, s dans sans, deux l dans village, deux m dans comme, etc., que le son an s'écrit an dans sans, et en dans s'en. Si tous les mots se comportaient comme a-per-ce-voir, où l'écriture et la prononciation sont parfaitement d'accord, on se de mande comment on pourrait commettre des fautes. Alors je prie deux, trois ou quatre élèves de me réciter de nouveau ces quelques lignes, et je les envoie au tableau noir les écrire de mémoire. L'attention de leurs camarades est excitée au plus haut point; tous les visages expriment le plaisir d'une étude rendue ainsi vivante. Les yeux se portent du tableau au livre pour rechercher les fautes, et le froncement de sourcil de ces bambins témoigne d'une façon parfois très plaisante de la force d'attention qu'ils déploient. Je permets aux plus faibles de s'aider du livre; j'engage les plus avancés à consulter de préférence leurs souvenirs de mes explications. La classe continue ainsi pendant dix minutes, un quart d'heure, au milieu du plus profond silence, delà plus sérieuse application. Instituteurs et inspecteurs primaires étaient frappés de ce spectacle. Les concurrents ont enfin terminé leur œuvre laborieuse, tant au point de vue de l'orthographe que de l'écriture ; car c'est une double composition faite sous les yeux do la classe, qui sera appelée à donner les places. On signale à l'envi les fautes. Quand la correction est terminée, il y a encore moyen de reprendre cette leçon sous une nouvelle forme, pour en bien assurer les résultats. D'autres élèves viennent barrer d'une ligne transversale les lettres qui ont été indicpiées comme ne se prononçant pas. Je ne connais pas d'exercice plus efficace pour habituer les enfants à l'orthographe d'usage, pour rectifier leur pro-
�— 251 — nonciation, pour discipliner leur mémoire, pour développer leur force travail. d'attention et leur faire aimer le
A propos de la dictée, consignons encore, toujours comme moyen d'exciter l'initiative de l'élève et d'exercer son jugement, un conseil pratique, d'une exécution si facile et cependant d'une si grande portée que je m'étonne de le voir accepter, partout où je le donne, comme une heureuse innovation; c'est de laisser aux enfants le soin de trouver le titre convenable pour la dictée. Au lieu de se borner à écrire correctement des mots, ils ont à en pénétrer le sens, à dégager des phrases l'idée générale du morceau. Il y a là une pierre de touche infaillible pour vérifier s'ils ont compris le texte, pour mettre en jeu leur intelligence, pour trouver d'utiles sujets d'entretiens. Je'ne sais si je me fais illusion, mais il me semble que l'habitude de ce travail d'analyse serait d'un réel secours pour la composition française, qui a tant besoin d'être fortifiée dans nos écoles. L'enfant qui sera capable de ramener à une proposition générale les diverses propositions particulières qui en sont le développement, sera moins embarrassé à son tour quand on lui donnera à développer un sujet. Ce sera en quelque sorte le travail inverse de celui qu'on lui aura appris à faire, comme la dilatation correspond à la condensation, si l'on me permet cet emprunt au langage de la physique pour rendre ma pensée avec précision. En résumant la dictée, il s'est exercé à distinguer l'idée maîtresse dés idées secondaires ; il a remarqué leur enchaînement. N'est-ce pas la vraie méthode pour s'initier à l'art d'écrire? Il n'y a pas une seule des matières de l'enseignement
�— 252 — primaire, qui, entre les mains d'un maître intelligent et dévoué, ne puisse ainsi, outre la valeur des connaissances qu'elle procure, devenir une méthode éducative. J'ai cité dans une lettre précédente, d'après le rapport de M. Buisson sur l'exposition de Philadelphie, cette charmante leçon sur l'aimant, où le professeur, par ses expériences, fournit aux élèves l'occasion d'observer, de constater euxmêmes les faits et de trouver les lois des phénomènes. Ce sont des modèles que l'on ne saurait trop proposer à l'imitation de notre personnel enseignant. Le système métrique sera riche en applications pédagogiques, le jour où nos instituteurs, à. la place de définitions obscures, de listes de multiples et de sous-multiples, feront manier aux élèves les principales mesures. Mais que d'écoles encore où on est affligé de ne pas trouver même un mètre! Que d'autres où l'on ne sait pas s'en servir! Les enfants apprennent par cœur qu'il y a cent centimètres, dix décimètres dans le mètre ; mais personne ne peut me montrer, soit un centimètre, soit un décimètre; c'est-à-dire qu'en somme on a appris qu'il y avait dans le mètre cent choses, dix choses que l'on ne connaissait pas. Est-ce là savoir vraiment et utilement? Si l'élève qui commence à compter avait, sur le mètre lui-même, de l'œil et du doigt, compté un, deux, trois centimètres, un, deux, trois décimètres, etc.. il aurait appris sérieusement avec bien moins de peine et d'ennui, et il saurait, non pour l'avoir entendu dire à son maître, mais pour l'avoir constaté lui-même, qu'il y a dix décimètres, cent centimètres. Si on lui donnait pour devoir, comme je l'ai vu faire quelquefois, d'apporter une baguette ayant exactement un mètre de long, puis le jour suivant exactement divisée en dix parties égales, qu'il devra subdiviser une autre fois
�en centimètres, il aurait plus profité dans cette semaine que dans six mois employés à répéter des mots et des formules vides de sens. Ce serait un jeu d'apprendre, et fort bien, les mesures de capacité avec un peu d'eau, ou mieux avec du sable fin. Voici, mes enfants, une toute petite mesure. Pierre, qui a été bien attentif à la leçon, va venir la remplir de sable, et il la versera dans celle-ci, qui est plus grande. La petite que je lui mets entre les mains s'appelle un centilitre. J'écris ce mot au tableau et le fais copier sur les ardoises. Puis Pierre compte, au milieu de l'attention générale.-mi centilitre, deux centilitres, etc., et à cinq,je l'arrête pour faire constater par la classe, en parcourant les tables, que le vase est rempli déjà à moitié. Puis il achève l'opération, et tout le monde a vu qu'il contient dix centilitres. — Maurice succède à Pierre pour se.servir de la même façon du décilitre et remplir le litre. Le maniement de ces mesures les fait si bien reconnaître que l'enfant, les yeux fermés, les trouve sans peine sur la table; il les reconnaît au simple toucher. Or, le plus souvent, l'élève de la classe supérieure est obligé de lire le nom inscrit sur la mesure pour ne pas se tromper. Ce même sable nous fournira une autre leçon non moins pratique et non moins intéressante sur les poids. Nous nous amuserons à payer diverses sommes, à rendre de la monnaie, pour nous familiariser avec les pièces françaises. Nous nous garderons bien d'étudier en classe les mesures itinéraires : nous n'apprendrions que des mots. Partis en promenade avec la chaîne d'arpenteur, nous mesurerons sur une route les diverses unités de longueur dont nous voulons acquérir une notion exacte. Ce sera une partie de plaisir qu'une leçon ainsi donnée.
�— 254 — Si j'insiste sur les applications variées du grand principe pédagogique qui fait l'objet de cette lettre, c'est que, j'en suis persuadé, les conseils ne valent que par les détails circonstanciés, les indications précises. Un esprit routinier ou paresseux ne tirera qu'un maigre profit des considérations générales les plus éloquentes; il les approuvera peut-être en théorie, mais n'en modifiera que fort peu sa pratique habituelle. Si on prend la peine de faire sa besogne et de lui montrer par le menu comment il doit s'y prendre pour améliorer son enseignement, il y a quelque chance qu'avec un peu de bonne volonté il essaye d'appliquer ce qu'on lui a appris, et qu'ainsi pénètre de plus en plus dans les moindres'écoles du pays la seule méthode rationnelle d'éducation, celle qui. développant l'intelligence, l'attention, l'initiative, le goût et l'habitude du travail, ne meuble pas seulement la tête, mais la forge. Ce que nous réclamons pour l'éducation intellectuelle est encore plus indispensable pour l'éducation morale. Et ici l'œuvre est tout particulièrement délicate et difficile : elle réclame un tact infini, des qualités supérieures d'esprit et de cœur, des vues larges, de généreux sentiments, de l'affection et de la fermeté, un grand empire sur soi-même, un profond respect de la dignité humaine, une haute idée de la mission d'éducateur. Le problème à résoudre, qu'on y songe bien, est, au premier abord, en quelque sorte contradictoire : c'est une œuvre où l'autorité et la liberté sont aux prises ; il faut habituer l'enfant à l'obéissance, et lui apprendre à vouloir ; le plier à la discipline, et donner l'essor à son caractère, à sa personnalité ; tenir la bride, et laisser
�— 255 — courir; commander, et laisser l'aire ; punir, sans humilier et avilir par la crainte ; récompenser, sans enorgueillir et corrompre par le calcul de l'intérêt. Ils ne se doutent guère de ces difficultés, ou ils s'en affranchissent d'une façon trop commode, ces maîtres qui se contentent d'établir dans leurs écoles une discipline de fer. S'ils ont en vue leur satisfaction personnelle, leur tranquillité, ils atteignent assurément leur but; mais quel service ont-ils rendu à leurs élèves? quelle culture sérieuse et prolitable ont-ils donnée à ce sentiment du bien et du mal, que l'éducation devait éclairer, fortifier? A chaque instant ils dictent le devoir, ils ne l'inspirent jamais. Us exigent une obéissance passive, qui affaiblit la volonté et énerve le caractère. Les enfants deviennent entre leurs mains comme des marionnettes, dont les mouvements peuvent être réguliers et corrects, mais n'apprendront jamais à un être vivant l'exercice de sa liberté et de sa responsabilité. Ils laissent dans l'inaction les facultés les plus personnelles de l'individu, celles qui seront le meilleur garant de sa sûreté au milieu des hommes; à la place delà conscience, ils mettent la docilité ; à la place de la raison, la mémoire. Tout est réglé : ils commandent, ils défendent, ils ne laissent aucune initiative. « L'éducation, dit très bien Mmo de Rémusat, doit-elle dicter elle-même à l'enfant le formulaire de tous les devoirs, ou mettre son âme en état de les discerner, de les connaître et de les vouloir dans l'occasion ?» A quoi serviront les principes de la morale, ainsi enseignés? Ce sont de vaines et froides formules, qui resteront peuttre dans la tête, mais qui n'iront jamais jusqu'au cœur. Gomme le véritable objet de l'instruction est de former
�— 256 — l'intelligence, le véritable objet de l'éducation morale est de former la volonté. « Il s'agit moins de faire faire le bien que d'apprendre à le vouloir et à le faire. En commandant toujours, nous vaquons seulement au présent. » Nous ne travaillons pas pour l'avenir ; nous ne donnons pas à l'enfant « une moralité active pour le guider dans les difficultés do la vie , » Voici les principaux conseils que j'adresse à nos maîtres pour les aider dans l'accomplissement de leur mission si difficile : Établissez solidement votre autorité sur le respect, l'affection, la conscience, la gratitude de vos élèves, sur leur conviction de votre absolu dévouement à leur bonheur. Soyez toujours l'exemple de l'obéissance à la règle, l'homme du devoir. Que l'exercice de votre autorité 'ne ressemble jamais à un acte de caprice, d'arbitraire, de mauvaise humeur, d'intérêt personnel. « N'en usez qu'avec une juste sobriété dans les circonstances où elle est nécessaire. N'en usez qu'avec prudence : évitez de la compromettre hors de propos ; faites en sorte qu'en se déployant elle se justifie par le motif qui la détermine, par le but qu'elle se propose. Sachez attendre, s'il le faut, le moment où vos élèves seront en état de la comprendre. » (De Gérando, Cours normal des instituteurs.) Commandez rarement pour être mieux obéi. N'interdisez que ce que vous pouvez empêcher, mais ne manquez pas d'empêcher ce que vous avez interdit. Appliquez-vous à mettre dans tous vos rapports avec les enfants l'esprit de suite. Le désaccord avec soi-même,
�Ja contradiction entre vos paroles et vos actions mineraient infailliblement votre ascendant. Que la raison inspire et paraisse inspirer tous vos ordres, afin que l'obéissance soit ordonnée par la conscience elle-même et non pas obtenue par la crainte. Evitez la dureté des formes, les mots blessants : la fermeté n'exclut ni la douceur des manières, ni même la gaieté. « Oui, mes chers auditeurs, disait avec raison M. de Gérando, je vous fais un vrai précepte de la gaieté dans l'art de conduire vos élèves. » Que votre discipline n'ait rien de minutieux, de mécanique. Laissez aux enfants toute la liberté de parole et d'action qui est compatible avec le bon ordre. « Il vaut cent fois mieux s'exposer à ce qu'ils commettent quelques-unes de ces fautes de légèreté qui sont naturelles à leur âge que de les conduire à la dissimulation par la contrainte. » (M. de Gérando.) N'exigez pas d'eux trop do perfection, et, sans vous décourager, comptez aussi sur l'œuvre du temps. Sachez fermer les yeux sur les manquements légers â la règle. Montrez-vous indulgents pour tout ce qui n'a réellement pas de gravité; mais soyez sévères, inexorables pour les fautes réfléchies qui deviendraient vite des vices, le manque de franchise, la ruse, l'hypocrisie, l'improbilé, le mépris de la pudeur. Travaillez à éveiller la conscience, à faire naître des sentiments d'honnêteté, à créer de bonnes habitudes, pour donner une base solide à votre enseignement moral, qui, faute de ce soin, se réduirait à un verbiage vide, sans action sur le cœur, sans profit pour la conduite. Présentez plus souvent des modèles de vertu pour
LETTRES SUR LA PÉDAGOGIE.
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�— 2S8 — exciter au bien que des exemples de vice pour détourner du mal. Ne perdez aucune occasion d'exercer le sens moral des élèves en leur donnant à apprécier les actions d'autrui, puis un peu plus tard, en choisissant bien le moment favorable, les leurs propres, dont vous les constituerez juges. Rendez la morale aimable sans puérilité et sans fadeur. « C'est le défaut de la plupart des livres d'historiettes à l'usage de reniant : le petit garçon qui apprend bien sa leçon est toujours assuré d'avoir des confitures ; la petite fille qui fait l'aumône à un pauvre ne peut manquer d'ob-. tenir une belle robe. » (Mme de Rémusat.) Que l'école soit une grande famille et une petite société, où les affections naturelles et les sentiments de sociabilité, la justice, l'assistance mutuelle, trouvent à s'exercer, en récréation comme en classe. Veillez avec soin à ce que l'émulation ne dégénère pas en un sentiment de jalousie et de malignité. Ne tolérez jamais qu'un élève, pour gagner vos bonnes grâces, se fasse le dénonciateur de ses camarades. Entretenez avec les parents des rapports aussi suivis que possible, pour mettre l'accord entre l'action de la famille et celle de l'école, pour rendre sensible à tous l'intérêt que vous portez à votre œuvre. Employez avec circonspection les punitions et les récompenses. Développez chez l'enfant cette satisfaction intérieure qui suit uue bonne action, et le regret qui accompagne une mauvaise. Rendez-le sensible au plaisir ou à la peine que ses notes peuvent causer à ses parents, à la crainte de vous mécontenter plus qu'à la pensée d'une punition. Encouragez les moindres efforts de bonne volonté, en tenant compte de l'applicat ou bien plus que du succès.
�— 259 — Accordez des éloges surtout à l'intention, à la difficulté vaincue, Ne louez pas trop ce qui n'est que le strict accomplissement du devoir, et ne laites pas mettre dans les journaux qu'un élève de votre école, ayant trouvé une pièce de menue monnaie, l'a portée au commissaire de police. N'y a-t-il pas du danger à lui laisser croire qu'il a accompli là un acte d'héroïsme? Donnez à vos récompenses un caractère moral plutôt qu'une valeur pécuniaire. Les bons points centimes me sont fort suspects, et je les condamne absolument là où ils constituent à eux seuls tout le système de récompenses. « 11 faut craindre d'intéresser la vertu, dit spirituellement Mme de Rémusat ; car on risque, sans donner la vertu, d'ôter le désintéressement. On peut obtenir pour un certain prix l'accomplissement d'un devoir; mais c'est corrompre un enfant que de l'améliorer ainsi, c'est déjà le rendre vénal. » Ne recourez aux punitions qu'après avoir usé des observations, puis des réprimandes. Ménagez l'amourpropre et ne familiarisez pas avec le sentiment de la honte. Appelez un enfant d'abord en particulier pour lui reprocher sa conduite : il vous saura gré de lui éviter le chagrin d'une réprimande publique, et sa reconnaissance sera, une garantie pour vous, parce qu'elle sera pour lui une force. Soyez heureux de pardonner une faute, dès qu'elle aura été rachetée par la conduite et l'application. Maîtrisez votre impatience, quelque légitime qu'elle puisse être, pour punir froidement, avec calme, sans mauvaise humeur, sans exagération, sans irriter le coupable et provoquer une aggravation de sa faute. Appliquez-vous à bien proportionner la punition à la
�— 260 — l'auto, selon sa nature et sa gravité, et, autant que le permettront les exigences de l'éducation publique, n'intervenez pas par un châtiment artificiel là où l'enfant peut subir les conséquences naturelles de sa mauvaise action. Quel rapport y a-t-il, par exemple, entre un mensonge et un pensum ou une retenue? La seule punition contre laquelle le coupable ne puisse protester, la seule qui le punisse efficacement par où il a péché, c'est de se voir retirer par son maître, jusqu'à nouvel ordre, toute conliance. Un enfant est habituellement malpropre: eh bien, placez-le le plus loin possible de ses camarades, ne l'emmenez pasavec eux à la promenade. Un enfant est brutal: ne lui demandez plus aucun service dans l'école, pour la distribution des livres, des cahiers, pour quelque surveillance ou quelque leçon à ses plus jeunes camarades. Une leçon n'a pas été sue : il faudra la copier et la rapprendre ; un devoir n'a pas été fait, ou évidemment fait sans aucun soin : il faudra le refaire. Pendant la récréation ? Non pas. L'enfant a trop besoin de mouvement pour qu'après trois heures de classe j'aie la maladresse et l'inhumanité de le tenir encore immobile pendant l'heure du jeu, avant les trois autres heures de l'après-midi. C'est dans la famille que ces travaux supplémentaires devront être faits. Dans une école deSeineet-Oise, un de nos bons instituteurs a établi pour chaque élève un cahier à couverture rouge qui doit être emporté à la maison pour exécuter les punitions. Les enfants ne craignent rien tant que ce terrible cahier, qui les dénonce immédiatement à leurs parents. Pour tout résumer dans une formule féconde, qu'un instituteur doit tenir sans cesse présente à son esprit, je ne puis mieux faire que d'emprunter ces paroles fortes et sensées que M. Herbert Spencer adresse aux parents
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« Souvenez-vous que le but de l'éducation que vous faites est de former un être apte à se gouverner lui-môme, non un être apte à être gouverné par les autres. Si votre enfant était destiné à vivre esclave, vous ne pourriez trop l'habituer à l'esclavage dans son enfance; mais puisqu'il sera tout à l'heure un homme libre, puisqu'il n'aura plus personne auprès de lui pour contrôler sa conduite journalière, vous ne pouvez trop l'accoutumer à se contrôler lui-même, pendant qu'il est encore sous vos yeux.»
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�LETTRE DOUZIÈME
A Monsieur Marion, professeur de philosophie au lycée Henri IV et à l'école normale supérieure de Fontenay-aux-Roses.
Monsieur et cher confrère, Plus on réfléchit à la haute et délicate mission de l'instituteur, aux difficultés de l'art de l'éducation, à la nécessité de donner aux méthodes d'enseignement et à la direction morale une base solide et des règles sûres, mieux on comprend cette phrase courte, mais substantielle, dans laquelle Pestalozzi a précisé sa réforme pédagogique: « Je veux psychologiser l'éducation »; mieux on reconnaît la justesse de cette plainte exprimée par Channing: « Ce qui manque, c'est une race de maîtres auxquels la philosophie de l'esprit soit familière, des hommes et des femmes de talent qui respectent dans l'enfant la nature humaine. » (Œuvres
sociales.)
Le vif sentiment de ce besoin a provoqué, depuis quelques années, une refonte générale des programmes de cours, des conditions d'examen aux diverses fonctions scolaires, et la fondation d'établissements pour la haute éducation du personnel. Deux écoles normales supérieures ont été créées, l'une pour les institutrices à Fontenay-aux-Roses, l'autre pour les instituteurs àSaint-Cloud, et en tête de leur programme on a eu soin d'inscrire: Cours de psychologie et
de morale appliquées à l'éducation, cours d'histoire critique
(Décret du 13 juillet 1880, arrêtés du 24 Décembre 1880. du 9 mars 1881.) Un certificat
des doctrines pédagogiques.
�- 263 — d'aptitude aux fonctions d'inspecteur de l'enseignement primaire, de directeur et de directrice d'école normale, a été institué, et les candidats ont d'abord à prouver qu'ils savent tirer de la psychologie et de la morale les principes généraux de l'éducation. (Décret et arrêté du S juin 1880.) Lors de la réorganisation des écoles normales, les notions de psychologie ont été inscrites dans le programme de première année, les notions de morale dans celui de seconde année, pour préparer le couronnement de l'apprentissage professionnel, l'étude de la pédagogie et l'histoire de ses doctrines. (Décret du 29 juillet 1881, arrêté du 3 août 1881.) Nous assistons aux débuts de cette réforme, qui ne peut manquer de produire les plus heureux fruits, dès qu'elle sera bien assise et bien dirigée. Vos Leçons de psychologie, vos Leçons de morale, contribueront efficacement à ce progrès; car elles donnent un guide sûr à notre personnel, pris au dépourvu par les nouvelles exigences des règlements,, et réduit à recourir à des manuels de philosophie faits en vue d'une préparation hâtive aux examens, et qui ne peuvent remplacer des cours. Vous leur signalez le danger et leur fournissez le moyen d'y échapper: c'est un double service dont on vous est redevable. « L'intention du ministre et du conseil supérieur, ditesvous avec raison, en leur demandant ce surcroît de travail, n'a pas été de condamner des hommes mûrs, dont le temps est précieux, à l'ingrate besogne par laquelle certains candidats au baccalauréat suppléent au défaut d'études sérieuses. Apprendre par cœur des formules, répéter, à propos ou hors de propos, des termes abstraits dont ils comprendraient imparfaitement le sens, ce ne
�— 264 — serait pas seulement pour eux la pire manière de perdre leur temps et leur peine; le dommage serait d'autant plus grand, que tout leur enseignement ne pourrait que souffrir de l'habitude qu'ils auraient prise ainsi de se payer de mots, et de présenter des pensées mal digérées sous une forme qui en impose. Rien au monde ne serait plus contraire à ce qu'on attend de cette réforme. » Dans l'esprit de ceux qui l'ont faite, elle a un double objet : avant tout, compléter par des études philosophiques élémentaires, mais de bon aloi, la culture générale des instituteurs ; en second lieu, les faire remonter aux sources vives de la pédagogie, et leur apprendre à trouver, dans des connaissances théoriques solides et élevées, la raison des règles pratiques. » (Préface.) On ne peut mieux définir le but à poursuivre, le caractère de ces études, qui doivent rester simples, sans ambition, sans prétention à la science, sans appareil pédantesque, sans recherche affectée des mots techniques et des termes d'école. La vanité succombe si aisément à la tentation défaire parade de demi-connaissances fraîchement acquises que l'on ne saurait trop signaler l'écueil. Le moyen de l'éviter, c'est d'abord de sérieusement étudier les questions ; c'est surtout de n'oublier jamais qu'on les étudie en vue de l'éducation. « Dans le choix des questions à traiter, comme dans la manière d'envisager les questions, on aura donc toujours en vue les applications possibles ; on s'attachera de préférence à ce qui peut donner des lumières pour la direction des enfants.» Je dirai volontiers que l'instituteur doit étudier la philosophie comme l'horticulteur la botanique: ils n'ont pas plus l'un que l'autre à s'égarer dans les profondes et difficiles recherches de la science. Leurs études doivent seulement être assez
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sérieuses pour éclairer leur pratique, pour valoir à l'un, par la connaissance de la marche de la sève, des produits plus beaux, plus nombreux, plus hâtifs; à l'autre, par la connaissance du développement de l'esprit humain, des têtes mieux faites et des cœurs plus généreux. C'est le point de vue tout particulier de l'application des études psychologiques à l'éducation que je voudrais examiner de près dans cette lettre. Vous pensez, peutêtre trop complaisamment, que tout ce travail si intéressant de vérification et do redressement de la pratique à la lumière de connaissances théoriques « se fera de lui-môme, au fur et à mesure, dans l'esprit des lecteurs. » 11 est bon, je crois, d'y aider le plus que nous pourrons, et si l'on était assez heureux pour donner quelques démonstrations frappantes de l'utilité immédiate de ces études, on ajouterait beaucoup à l'intérêt qu'elles excitent par ellesmêmes. En lisant votre livre, qui me rappelait avec plaisir mes vingt années d'enseignement, j'ai noté quelques questions principales sur lesquelles je désire spécialement attirer l'attention et provoquer les méditations des instituteurs. Les considérations très justes qui terminent votre douzième leçon, sur les limites delaliberté morale, sur la possibilité de l'accroître en continuant nous-mêmes d'éclairer par l'instruction notre, intelligence et de fortifier notre volonté par l'usage raisonnable de notre liberté, ont inspiré à MraeNecker de Saussure une définition del'éducation, qui me paraît un des principes supérieurs de la pédagogie. J'eii ai fait l'objet propre de la lettre qui précède,, mais je ne veux pas perdre, une occasion d'y revenir : « On dirait qu'il s'agit d'amener l'adolescent à un certain état,
�— 266 — plutôt que de lui imprimer le mouvement qui lui fera un jour dépasser infiniment cet état. Et pourtant, comme le plus grand développement moral et intellectuel à la fin de l'enfance n'est rien à côté de ce que l'on peut espérer dans l'âge mûr, le plus essentiel de beaucoup, c'est de donner l'impulsion. Les progrès déjà faits ont moins d'importance que la disposition . à des progrès ultérieurs, en sorte qu'il faut moins s'informer du degré d'avancement de l'enfant dans la carrière, que de l'élan avec lequel il paraît appelé à la parcourir. Plus un élève approcherait du niveau général de la société, plus il pourrait aisément se persuader qu'il n'a plus rien à acquérir, en sorte qu'il y a une raison de stagnation, et par conséquent de médiocrité, dans l'avancement môme, s'il n'est pas cause de nouveaux efforts. « Voilà pourquoi tant d'éducations, en apparence soignées, n'ont que des résultats insignifiants. Voilà pourquoi tant d'esprits, tant d'âmes se détériorent; quand il n'y a pas du mouvement intérieur, de la vie, tout se dessèche et dépérit bientôt... « D'après Kant, le but de l'éducation serait celui-ci: développer dans l'individu toute la perfection dont il est susceptible. Mais comme une telle œuvre ne peut s'achever dans l'enfance, et qu'elle demande, pour être accomplie, l'existence entière, j'oserais proposer un léger changement à cette belle déiinition : donner à l'élève la volonté et les moyens de pai'venir à la perfection dont il sera un jour susceptible. » (De l'Éducation progressive, vol. I, p. 46.) L'admirable maxime du poète latin : on doit le plus grand respect à l'enfance, risque fort de rester à l'état de brillante banalité, avec peu ou point d'influence sur la
�— 267 — pratique, tant qu'elle ne sera pas la conséquence raisonnée de l'étude de l'âme. Elle passera des lèvres dans la tête et dans le cœur, dans la conduite journalière de l'école, le jour où, la théorie de l'activité volontaire étant bien saisie, on comprendra les déductions pratiques que vous en tirez si nettement : « Former la personnalité est le but de la vie humaine, donc le but de l'éducation. Le respect des personnes, voilà le commencement de la sagesse sociale. Il faut respecter d'autant plus la personne de l'enfant qu'elle s'ignore elle-même ; il faut lui apprendre ce qu'elle vaut. Le moyen infaillible de montrer à l'enfant le cas qu'on fait de sa personnalité, c'est de respecter toujours sa dignité. Par conséquent, on ne doit lui commander qu'avec douceur, qu'en faisant appel à son intelligence, à sa raison, qu'en tâchant de l'amener à vouloir de lui-même ce qu'il doit faire. Il faut craindre par-dessus tout de briser sa volonté ; ce serait détruire le germe même de sa moralité future. L'enfant déjà, comme plus tard l'homme, ne vaut réellement que par le vouloir libre, et quand il accomplirait les meilleures actions, elles seront sans prix, si elles ne sont pas l'œuvre de sa bonne volonté. » Toutes ces sages prescriptions peuvent être traitées de généreuses utopies, imaginées par des personnes plus ou moins étrangères à l'enseignement, quand on les détache des analyses psychologiques sur lesquelles elles reposent. Une fois placées sur leur base solide, elles apparaissent comme des vérités incontestables, comme les principes les plus importants de l'art de l'éducation. L'instituteur doit, comme dit Fénelon, a remuer tous les ressorts de l'âme » ; il faut donc évidemment qu'il les connaisse, et qu'il les connaisse bien, pour les remuer à
�— 268 — propos, avec mesure, et, par suite, avec succès; Parmi ces ressorts, il en est qui, faute de données psychologiques, sont beaucoup trop négligés par la généralité des maîtres : je veux parler de l'instinct de curiosité, que l'on n'excite pas assez, et de Y imagination, que l'on ne sait pas frapper. Un traite trop l'enfant comme « un vase vide » qu'il faut remplir, et, que le travail l'intéresse ou non, on prétend le pourvoir de notions abstraites, obscures, qu'il ne comprend pas, qu'il répète machinalement, mais qui doivent plus tard lui servir. Cette avide curiosité d'une jeune intelligence reste ainsi une force sans emploi, perdue pour l'instituteur, perdue pour l'enfant, quand tous deux étaient assurés d'y trouver le plus actif auxiliaire. L'élève a besoin de savoir, il est sensible au plaisir de chercher, à la joie de découvrir, Il nous assaille de questions. L'art n'est-il pas d'y répondre, de les faire naître, et de régler habilement cette activité un peu désordonnée?Le moyen, ce serait de préparer ses leçons de manière à vivement intéresser en les appropriant avec sollicitude à la portée de l'auditoire, à exciter, sans recourir toutefois à l'appareil trop théâtral que préconise Rousseau, cet étonnement, le père de la science, suivant le mot de Platon, à mettre en jeu l'imagination. M. Legouvé, dans un ingénieux chapitre de son livre, Les pères et les enfants au X1X° siècle, a écrit quelques pages charmantes où se trouvent admirablement tracés le cadre des leçons de choses et le tour particulier qu'elles réclament. Je les lisais tout récemment à une maîtresse d'école enfantine, qui m'avait apporté de petits devoirs faits par ses élèves. L'un avait pour sujet le Verre, et j'y trouvais quelques détails techniques, méthodiquement alignés, mais trahissant la sécheresse et la froideur de
�— 269 — la leçon. Je le transcris tel quel : il y a quelque chose de touchant dans l'application consciencieuse et la rédaction naïve du bambin : « Le verre se fait avec du sable, du sable qu'on fait fondre au feu avec de la chaux et de la soude ou de la potasse.
a La potasse ou soude est une sorte de sel qu'on retire des cendres de bois. » Le sable sont des cailloux en poudre. _ » La chaux provient d'une pierre blanche qu'on nomme pierre à chaux.
» On met du sable avec de la potasse dans des creusets qui sont des pots en terre qui vont au feu. » On place les creusets qui sont des pots en terre sur des grands fournaux faits exprès où on entretient le feu avec des soufflets comme les soufflets de forge. » Le pauvre enfant avait -travaillé de son mieux : il ne " méritait que des compliments. La maîtresse, qui est remplie de bonne volonté et se tient à l'affût de tous les progrès, eut de plus les conseils qu'elle vient souvent chercher, et ce fut M. Legouvé qui les lui donna avec autorité. Je regrette que la longueur du passage me force à n'en donner que le canevas, l'indication des idées, du tour et du mouvement : Un des plus grands bienfaits de Dieu, c'est la lumière. Eh bien ! la conquête du verre, c'est la conquête de la lumière. Suppose la maison sans fenêtres : nuit au milieu du jour, travail impossible. Suppose la maison sans vitres: pluie, froid, vent, neige. — Spectacle admirable : l'orage gronde au dehors ; abrité par une fragile feuille de verre, l'enfant travaille tranquille. Avec le progrès de l'âge, la vue s'affaiblit. « Retourne ta toile, grand peintre, tu ne
LETTRES SUR LA PÉDAGOGIE. i"
�— 210 — peux plus diriger ni suivre tes pinceaux ! Prends garde à toi, vieillard, qui t'aventures dans la rue, cette voiture va t'écraser ! Pleurez, vous tous, la cécité s'avance; la nuit Vous envahit ! » Le verre, comme un talisman, don d'une fée bienfaisante, répare le mal. Et les télescopes, les microscopes, les thermomètres, les baromètres, les glaces, les verres qui défendent nos pendules sur les cheminées, nos montres dans nos habits, nos gravures sur nos murailles ! Mais je dois citer textuellement la fin de la leçon et la conclusion pédagogiqu equi en ressort d'une manière si frappante : « — Eh ! qu'est-ce que le verre ? s'écrie l'enfant émerveillé. — Un peu de sable mêlé à un peu de cendre. » Cette réponse le frappa de surprise. Tant de contraste entre les merveilleux emplois de cette substance, et cette substance même, le laissa muet et un peu déconcerté; il reprit pourtant : — Mais, père, comment se fait le verre?... — Je te le dirai... demain, lui répondis-je et je m'éloignai. Pourquoi? à dessein. Pour ne pas affaiblir son impression d'enthousiasme par une trop prompte explication technique ; pour le laisser toute une nuit sous l'empire de cette émotion poétique qui anime son intelligence. On sait deux fois une chose, quand on la sait et qu'on l'admire; et, en effet, lorsque le lendemain je lui racontai l'origine, la fabrication, l'histoire du verre, chacun de ces faits entra dans sa pensée et s'y imprima, comme un cachet dans un métal en fusion; je n'ai pas peur qu'il en oublie désormais un seul détail, j'ai mis sa mémoire sous, la garde de son imagination. »
�— 271 — Si l'on se rend bien compte de l'influence que l'imagination exerce d'un autre côté sur la sympathie, origine des diverses affections sociales, on saura en tirer le plus utile parti pour le développement de la moralité, pour l'éducation des sentiments généreux. L'enseignement de nos devoirs restera bien froid et bien peu efficace, tant qu'on s'adressera uniquement à la raison et qu'on les démontrera comme un théorème de géométrie. La sensibilité est le ressort de l'activité. C'est du cœur que vient l'ardeur à la volonté, comme la lumière à l'intelligence. La pitié, la charité, la philanthropie ne s'éveillent jamais mieux que devant le tableau de la misère, perçu directement par nos sens, ou retracé vivement par l'imagination. L'égoïsme, la froideur, l'insensibilité ne sont bien souvent que de l'ignorance, ou un défaut d'imagination, On parle à un jeune prince de pauvres petits enfants qui manquent de pain. — Eh bien, qu'ils mangent des gâteaux! répond-il. Ce n'est pas par dureté de cœur, mais il ne sait pas ce que c'est que la privation et le besoin; on lui a épargné le spectacle et jusqu'à la pensée de là misère. Si son gouverneur se fût efforcé de lui représenter cette scène de désolation, des enfants déguenillés, souffrant du froid, mourant de faim, pleurant de douleur et demandant en vain du soulagement à leurs parents impuissants et désespérés, il eût obtenu de son élève, ët par un élan spontané, le sacrifice de son goûter et même de sa bourse (1):
(1) a C'est au moyen de l'imagination que nous nous transpof tons en pensée dans nos semblables pour éprouver leurs besoins et leurs maux, pour partager leurs bonnes qualités et leurs plaisirs, et pour tondre ainsi notre vie dans la leur. En cela l'imagination rend à la morale un éminent service; car elle vient au devant des deux grands
�— 272 — C'est par là qu'on trouve plus facilement accès dans le cœur de l'enfant, nous pouvons même dire de l'homme ; car c'est là un des plus importants secrets de l'éloquence : « Peindre, dit Fénelon, c'est non seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d'une manière si vive et si sensible, que l'auditeur s'imagine presque les voir... Sans ces peintures, on ne peut échauffer l'imagination de l'auditeur, ni exciter ses passions. Un récit simple ne peut émouvoir : il faut non seulement instruire les auditeurs des faits, mais les leur rendre sensibles, et frapper leurs sens par une représentation parfaite de la manière touchante dont ils sont arrivés... Si on n'a ce génie de peindre jamais on n'imprime les choses dans l'âme de l'auditeur; tout est sec, languissant et ennuyeux... L'homme est tout enfoncé dans les choses sensibles ; il no peut être longtemps attentif à ce qui est abstrait. Il faut donner du corps à toutes les instructions qu'on veut insinuer dans son esprit; il faut des images qui l'arrêtent... La poésie, c'est-à-dire la vive peinture des choses, est comme l'âme de l'éloquence. » (Dialogues sur, l'éloquence.) Toutes proportions gardées entre une modeste classe de petits enfants et une grande assemblée d'hommes et de citoyens, les moyens d'agir sur l'intelligence et sur le cœur restent les mêmes, parce qu'ils sont conformes aux lois de la nature humaine, qu'il faut connaître et respecter, qu'on soit à la tribune ou dans une école. Un passage de votre livre, sur les dangers de l'attention
commandements de ta charité, et l'éducation a le plus grand intérêt à utiliser son secours. (Le P. Girard, De l'enseignement régulier de la langue maternelle, p. 88.)
�— 273 — exclusive, m'a rappelé un souvenir qui donne lieu à une recommandation pratique, donton appréciera l'importance: « Le but de l'éducation, dites-vous, doit être de rendre l'enfant habituellement et volontiers attentif, non à une chose, mais à toutes sortes de choses, selon les besoins. L'attention exclusive, c'est-à-dire toujours portée vers le même objet, vers la même étude à l'exclusion des autres, fait les esprits étroits et bornés. » (P. 303.) Il y a là. un danger grave, et quelquefois de terribles conséquences. Nous venions de fonder à Reims, mes amis et moi, la Ligue de l'enseignement, et d'organiser une bibliothèque populaire, lorsque, quelques mois après, on vint nous apprendre que l'un de nos lecteurs les plus assidus, le propre fils d'un bon instituteur, avait disparu de la ville depuis plusieurs jours, et que toutes les recherches étaient restées infructueuses. On craignait un accident; le canal, la rivière avaient été l'objet d'une sérieuse perquisition. Les parents étaient désespérés, quand une lettre du Havre vint les rassurer. L'enfant était parti de Reims et avait gagné un port pour s'embarquer. Le capitaine auquel il s'adressa eut soin de le faire reconduire à sa famille. D'où venait cette folle équipée ? de la lecture exclusive, passionnée, des récits de voyage, des aventures sur terre et sur mer. Avis aux directeurs de nos bibliothèques populaires : ils ont le devoir de diriger, avec tact et sans trop faire sentir leur direction, les lectures des jeunes élèves, de façon que leurs diverses facultés trouvent toutes l'aliment nécessaire à leur développement harmonique. Il ne faut pas plus rompre l'équilibre de l'âme que celui du corps. L'éducateur qui laisse l'intelligence de l'élève s'absorber dans une occupation unique est aussi mal avisé et aussi coupable qu'un professeur de gymnastique qui ne ferait
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— 274 — jamais travailler que le même bras ou la même jambe. Ils arrivent tous les deux à produire des difformités. L'étude de la perception extérieure, l'analyse exacte des données spéciales de chacun de nos sens, notamment du toucher, de l'ouïe et de la vue, amèneront des progrès immédiats dans la marche de l'enseignement et dans l'emploi des procédés. Quand on sait que la vue, par exemple, est chargée seulement de nous faire connaître la lumière, les couleurs, l'étendue plane, mais non le relief, le volume, on ne se contentera pas de placer les élèves devant un tableau mural des poids et mesures ; on croira n'avoir rien fait d'utile et de sérieux, tant que les enfants n'auront pas associé la vue et le toucher dans cette étude, manié les objets eux-mêmes pour en prendre une connaissance personnelle et complète. Reconnaissant avec Platon que l'ouïe et la vue sont par excellence les sens de l'âme, on ne fera pas la faute de toujours enseigner oralement sans s'aider du tableau noir, comme si l'on avait trop de moyens pour fixer l'attention de l'élève, développer son intelligence, assurer sa mémoire et accroître ses connaissances. Il n'y aura pas moins de profit pour un maître à bien démêler les causes de ses erreurs et à en connaître les remèdes. Au lieu do s'irriter, de s'impatienter contre les enfants qui répondront souvent mal à ses questions, il sera à même de travailler utilement avec eux à leur éducation intellectuelle. Loin d'avoir la moindre idée de lancer un mot blessant de reproche à l'auteur de la réponse inexacte, comme j'ai eu quelquefois le regret d'en entendre, il s'ingéniera à faire trouver à l'élève sa faute et
�— 275 — la raison de sa faute, il saura tenir compte de l'effort malheureux, il dissipera la confusion des idées, remettra l'ordre dans l'esprit, et aura la satisfaction non seulement d'avoir rectifié une pensée fausse, mais d'avoir fortifié la logique naturelle de ses petits auditeurs, qui auront pu tous profiter de la méprise d'un de leurs camarades. Parmi les opérations de l'esprit, il en est une qui mé-* rite une attention toute particulière : c'est l'association des idées. Son importance est telle qu'elle a paru à quelques philosophes constituer en quelque sorte l'intelligence elle-même, et tenir dans le monde des esprits le même rang que l'attraction dans le monde des corps. Qu'est-ce que penser, sinon associer des idées? Qu'est-ce encore que composer, sinon associer des idées ? Et enseigner, n'est-ce pas montrer l'enchaînement des idées? Et le meilleur maître n'est-il pas celui qui est le plus habile h rendre bien sensible et bien clair cet enchaînement, de manière à ce que chaque acquisition devienne le point de départ d'un nouveau progrès? C'est, ce me semble, l'oeuvre essentielle de l'éducation, tant intellectuelle que morale, que d'habituer les enfants à bien faire cette opération si importante, que de travailler à détruire dans leur esprit et dans leur conscience toutes ces associations fautives, sources des préjugés, de la superstition, du fanatisme, des folles entreprises, des passions malsaines, des rêves insensés, des utopies sociales, pour établir sur leurs ruines ces principes vrais, base des convictions solides, des légitimes espérances, garantie du bonheur des individus et de l'ordre social. Ainsi, pour me borner à quelques exemples, combien ne serait-il pas regrettable que nos instituteurs, trop étroi-
�— 276 — tement occupés de lecture, d'écriture, d'orthographe, de calcul, et des matières exigées pour le certificat d'études primaires, songeant à meubler la tête de leurs élèves plutôt qu'à la forger, les laissassent partir de l'école imbus d'idées fausses et dangereuses, associant déjà, ou prêts à le faire, la moralité et le succès, l'honneur et l'argent, le bonheur et la richesse, le travail manuel et la servitude, le capital et la tyrannie, le patron et l'ennemi, le salaire et l'oppression, la propriété et le vol, la société et l'exploitation du faible par le fort, le progrès et l'emploi de la violence, etc. ! L'enseignement moral,civique, économique, a heureusement pénétré dans nos écoles; mais il n'est encore qu'à ses débuts, et je ne crois pas inutile de signaler à nos instituteurs les erreurs, les préjugés, lessophismes contre lesquels il importe de prémunir les jeunes générations. Le procédé fondamental de l'intelligence, c'est la constatation des différences et des ressemblances, qui servent à former les genres et les espèces, à classer nos idées, à grouper nos connaissances, à mettre de l'ordre dans la multitude de nos perceptions, à saisir l'ensemble de la nature. La netteté de l'esprit et la puissance de la pensée s'accroissent à mesure que l'on devient capable de bien faire ce travail. J'ai, à ce propos, un très utile et très charmant exercice à indiquer aux instituteurs. Il peut, à titre de récréation, occuper agréablement quelques minutes dont on ne saurait que faire, et réveiller l'attention à la fin d'une classe. Toutes les matières du programme, toutes les leçons et tous les devoirs, toutes les lectures et les explications peuvent se prêter à ce jeu, que j'appelle : le jeu de la pensée.
�Il s'agit, en effet, de deviner la pensée d'autrui, que la difficulté soit proposée par l'instituteur à toute la classe, ou par les élèves à un de leurs camarades. Supposons qu'il s'agisse d'une personne. Au premier abord, la difficulté paraît insurmontable. Comment la trouver au milieu de ces milliards d'individus qui, depuis la création du monde, sont arrivés à l'existence sur toute la surface de la terre? Imaginez un facteur réduit à parcourir les diverses contrées du globe et à demander à chaque personne qu'il rencontrerait: Est-ce vous M. un tel? La lettre n'arriverait jamais, ou ce serait le plus surprenant des hasards. Eh bien ! mettez sur l'adresse trois ou quatre mots : France, Seine-et-Oise, Viroflay, et jetez-la dans le premier bureau venu des deux continents ; elle me sera remise sans hésitation et sans délai. Nous aussi, nous cherchons une personne. Nous la trouverons, et assez rapidement, si nous savons, par nos questions, rétrécir de plus en plus le champ des recherches, comme les mots France, Seine-et-Oise, Viroflay, ont successivement simplifié la besogne du l'acteur. Est-ce une personne vivante? si oui, voilà toute l'histoire du passé écartée. — Est-elle en France? si oui, nous n'avons plus à parcourir le monde. — Est-elle à Paris ? si oui, est-ce un personnage politique? si oui, est-ce un député, un sénateur, un ministre? Est-ce le chef de l'État? Et ce sera en effet le nom vénéré de M. Jules Grévy, président de la République, que l'instituteur aura fait connaître dans une leçon d'instruction civique. Il y a là, sous forme d'amusement, un exercice si pratique de réflexion, de sagacité, d'invention, de méthode, que je n'aurai pas besoin de vous demander d'excuse pour cet épisode d'une lettre consacrée aux graves questions de la psychologie.
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�— 278 — Nos maîtres ont encore besoin d'apprendre de la psychologie quels services la parole rend à la pensée, comment elle ne se borne pas à la transmettre, mais sert à la former, à la rendre claire et précise, par la nécessité où nous sommes d'analyser nos pensées pour choisir les mots convenables. Il y a là un merveilleux instrument d'éducation intellectuelle, sans parler de l'étude de la langue et de l'exercice de composition. Que de classes où l'on ne s'en doute pas encore ! Et la preuve, c'est que le maître permet à l'élève de répondre par quelques mots isolés, sans exiger une proposition bien complète et bien ordonnée. Heureux encore, quand il ne commence pas lui-même les mots pour faciliter le travail de l'enfant: détestable routine, toujours vivace, que j'ai prise en flagrant délit jusque dans les leçons d'écoles normales et les interrogations de plus d'un inspecteur primaire. —> Que représente ce nombre (il s'agissait d'un problème sur les monnaies)? Allons donc! c'est le prix de fabrica...1?—tion. Qu'est-ce que le mot sage? Eh bien, vous ne reconnaissez pas un adjectif qualifi..'? et la classe en choeur criait: catif! Dans une conférence pédagogique, un instituteur interrogeait les élèves sur la fable : Le lion et le rat, qu'il venait d'expliquer. Les rugissements du lion ne pouvaient le déliT vrer des rets dans lesquels il était pris, et d'ailleurs c'était le moyen d'attirer les chas... — Prenez garde, observai-je en riant : vous allez faire sauver le ratj! — mais les enfants achevèrent le mot si comiquement coupé : seurs I. Un pareil procédé est tout bonnement ridicule. Il aide tellement l'élève et le dispense si bien de réfléchir que le premier venu, entrant en classe, pourrait répondre à une question qu'il n'a pas entendue. Il faut exiger dans les réponses, non des lambeaux de phrases, mais des phrases
�correctes, claires et régulièrement construites. Il n'y a pas de meilleur moyen d'apprendre à penser avec netteté et méthode que cet exercice si simple de la parole. Ces applications de la psychologie à l'éducation sont une mine inépuisable où l'instituteur ne fouillera jamais sans rapporter quelque réforme et quelque progrès. La théorie de la mémoire lui apprendra à se méfier des illusions que lui cause cette faculté si merveilleuse chez l'enfant. Il croit avoir été compris; on n'a retenu que des mots, on les répète imperturbablement, et cependant on ne sait rien réellement. Changez quelques termes de l'interrogation, présentez la question d'un autre côté, le prétendu savant de tout à l'heure reste muet : il sait à peine de quoi on lui parle. Là a été longtemps le vice capital de notre enseignement, pure affaire de mémoire, et de mémoire de mots. Ne faisons pas la faute contraire de négliger cette précieuse faculté, à l'âge surtout où elle est si active et si puissante : la mémoire est la condition indispensable de tout progrès; mais donnons-lui à garder de véritables acquisitions, des idées nettes, des connaissances précises. « Les instituteurs, dit le P. Girard, ont raison d'insister sur la culture de la mémoire ; mais nous leur demandons, au nom de l'enfance, de cultiver comme but la mémoire des choses, et de ne faire qu'un moyen de la mémoire des mots. Cela seul est dans l'ordre. » La théorie de l'habitude ne mérite pas moins les sérieuses méditations de l'instituteur: il n'y en a peut-être pas de plus fondamentale dans l'art de l'éducation. Comme il importe de connaître son double effet, résultat contradictoire l'un d'activer, d'affiner, de perfectionner ; l'autre de ralentir, d'engourdir, de paralyser ; en sorte que l'habitude est
�— 280 — à la fois, tantôt le plus utile auxiliaire, tantôt l'ennemi le plus dangereux ! Si l'enfant a été habitué à travailler passivement, à se payer de mots, à répéter une leçon mal comprise, à copier des devoirs où son intelligence n'est pas en jeu, quel tort, irréparable peut-être, n'a-t-on pas fait à sa pensée ! On en a faussé ou brisé le ressort. Que d'hommes médiocres ou nuls l'école livre ainsi à la société! Serait-ce la peine de dépenser tant d'argent pour un si piètre résultat? Comment diriger autrement que par caprice ou par routine l'éducation morale des enfants, si l'on n'a pas réfléchi aux mobiles divers qui influent sur la volonté, sur les instincts naturels qui nous poussent à agir, sur le secours qu'ils peuvent offrir et sur les dangers qu'ils présentent, sur les moyens de les employer en les contenant dans de justes limites, sur les inclinations, les affections et sur le besoin qu'elles ont du contrôle de la raison ; si l'on ne sait pas tenir compte des bornes de la liberté pour mesurer avec indulgence la responsabilité, faire la part légitime du plaisir, de l'intérêt et du devoir dans la vie, distinguer les impérieuses prescriptions de la conscience des mille exigences de l'usage et de la société? C'est évidemment faute de cette préparation philosophique que nombre de parents et de maîtres exercent d'une façon si incohérente leur autorité morale et ne réussissent qu'à former des caractères irrésolus et flottants. Richter a fort plaisamment arrangé, à leur adresse, un plan d'études : « A la première heure : la morale pure doit être enseignée à l'enfant ; à la deuxième : la morale mixte, ou la morale ds l'utilité pour soi-même; à la troisième : ne voyez-vous pas que votre père fait ainsi ? à la quatrième : vous êtes petit,
�— 281 — et cela ne convient qu'aux grandes personnes ; à la cinquième : la grande affaire est que vous réussissiez dans le monde et deveniez quelque chose dans l'État; à la sixième: ce sont les choses éternelles et non les temporelles qui déterminent le mérite de l'homme; à la septième: donc supportez l'injustice et ayez patience; à la huitième: mais défendez-vous bravement si l'on vous attaque ; à la neuvième: cher enfant, ne faites pas de bruit; à la dixième: un petit garçon ne doit pas rester immobile comme cela; à la onzième: il faut obéir à vos parents; à la douzième : et faire votre éducation vous-même! » (Herbert Spencer, De l'éducation.) Dans quel esprit, avec quelle mesure et par quelle méthode convient-il d'initier les instituteurs à ces études délicates, pour que ces nouvelles connaissances ne soient pas un savoir superficiel, formaliste, mal digéré, prétentieux et plus ou moins stérile? Un excellent article de M. Janet, inséré dans la Revue pédagogique, numéro 7, juillet 1881, ne saurait être trop recommandé aux maîtres chargés de cet enseignement dans les écoles normales: ils y trouveront les conseils les plus autorisés, la direction la plus sûre et en même temps de parfaits modèles de leçons préparatoires. Les théories méthodiques, l'appareil didactique de la science, ne doivent pas précéder l'étude des faits. C'est l'observation personnelle, la réflexion, qu'il s'agit de provoquer et de résumer dans une suite régulière de propositions, non de supprimer. Il y a des questions de spéculation pure plus que de pratique où il ne faudra pas s'attarder et souvent se perdre, par exemple : la nature de l'âme, la théorie des facultés, l'origine des idées. Les questions plus curieuses qu'utiles, les controverses épineuses, les
�— 282 — difficultés abstraites, tout cela doit être écarté avec soin. D faut se borner à la description expérimentale des faits essentiels et des lois principales de la nature humaine, à une psychologie réduite, en un mot, mais vivante, et non desséchée en arides formules, qu'on apprend et qu'on récite, mais qui ne rendent ni plus savant, ni plus capable d'instruire et d'élever, pure « suffisance livresque », à laquelle il ne faut cesser de disputer le terrain, au lieu de songer à étendre son domaine, encore beaucoup trop vaste. Nous poursuivrions la proie pour l'ombre, si, en élargissant sans cesse le cadre des études professionnelles de l'instituteur, nous n'obtenions pas pour résultat dernier un accroissement sérieux de son aptitude pédagogique, une marche de l'enseignement plus conforme à l'évolution naturelle des facultés chez l'enfant, plus propre, à aider le développement spontané de son activité, à l'intéresser à son travail et à le rendre heureux. La spontanéité et le plaisir de l'étude, observe avec raison M. Herbert Spencer, sont des pierres de touche pour juger si, dans une leçon, la loi psychologique a été suivie.
�LETTRE TREIZIÈME
A M. F. Pécaut, inspecteur général de l'instruction publique, chargé de la direction des études de PÊcole normale supérieure d'institutrices et de l'École Pape-Carpantier.
Mon cher collègue,' Me voici arrivé à la fin de l'examen des grandes idées générales que M. Herbert Spencer a si magistralement exposées dans son livre De l'éducation, et qui ont servi de cadre à mon cours de pédagogie: principes élevés, dont je me suis particulièrement appliqué à mettre en lumière les applications pratiques. J'ai réservé pour sujet de mon dernier entretien avec mes fidèles et studieuses auditrices cette importante conclusion que l'éminent philosophe adresse aux parents, et qui n'intéresse pas moins les instituteurs : « Souvenez-vous que bien élever un enfant n'est pas une chose facile et simple, mais au contraire extrêmement difficile et complexe ; c'est la plus rude tâche de la vie adulte. » Et, après avoir passé dans une rapide ^evue toutes les conditions de succès qu'elle réclame, un vigoureux travail d'attention, des études, une connaissance sérieuse de la nature humaine et du caractère des enfants, l'analyse des mobiles de leur conduite, l'examen de soi-même pour reconnaître les mauvaises impulsions, le courage de les combattre et de les réformer, il conclut :
�— 284 — « Bref, vous devrez faire votre propre éducation, en même temps que vous fereiz celle de votre enfant (1).» Cette haute conception de la mission de l'éducateur, du devoir supérieur qu'elle lui impose de travailler à son perfectionnement, mérite la place d'honneur dans nos traités de pédagogie. N'est-elle pas, en effet, le résumé de tout ce qu'il y a de meilleur, de plus substantiel, de plus fécond dans la science pédagogique? Que vaudraient toutes nos réformes, nos créations de cours, d'écoles, de bibliothèques, d'examens de tout genre, si - ce mouvement n'aboutissait à ce résultat d'amener notre personnel enseignant à faire un retour sur soi-même, et à comprendre que tout le succès dépend de lui, de ses propres efforts pour relever son niveau intellectuel et moral ? Dans un article profondément pensé, mais écrit avec une sérénité philosophique qui émousse peut-être trop la pointe de votre critique, vous exprimez justement la crainte qu'on ne perde de vue cette idée maîtresse, «au milieu de ce branle-bas général, dans cette sorte de course haletante devenue l'allure habituelle de notre enseignement. » Vous le rappelez aux maîtres avec autorité : « Psychologie, morale, physiologie, c'est en vue de l'éducation qu'ils ont à étudier ces sciences, et d'abord de leur propre éducation. Cela seul sera pour eux de bonne pédagogie intellectuelle ou morale, qui se trouve confirmé par leur expérience personnelle, qui sert à rectifier leur propre jugement, à amender leur caractère, à ennoblir leurs sentiments : tout ce qu'ils ne peuvent pas ainsi tourner à leur
(1] «■ Quand on s'occupe de l'éducation, on croit n'avoir affaire qu'aux enfants, mais on s'aperçoit bientôt qu'il faudrait reprendre celle des parents.» (Mm" de Rémusat, Essai sur l'éducation des femmes, ch. xir.)
�— 285 — profit et convertir en leur substance, si bien qu'ils l'aient appris et le récitent, ils ne le savent pas : c'est un élément étranger à leur organisme; tel ils Fout reçu, inerte et lourd, tel ils le transmetlront..., interprètes assermentés ou répétiteurs mécaniques d'un nouveau catéchisme... dévots crédules et non disciples clairvoyants de la pédagogie... Peut-être, ainsi prémuni, notre enseignement primaire, sur qui reposent de si grands intérêts, sur qui pèse une si lourde responsabilité, échapperait-il à la médiocrité, à l'étroitesse des vues, au formalisme pédantesque et stérile dont il est menacé. » (Revue pédagogique, n° 2, août 1882). Vous savez combien je partage vos idées et avec quelle constante préoccupation je m'appliquais à les faire prévaloir dans mon enseignement à Fontenay-aux-Roses. Permettez-moi de reprendre avec vous, et de continuer, la plume à la main, l'entretien que nous avons eu ensemble plus d'une fois sur cet important sujet. La vie de l'homme est en réalité une longue éducation, dont le perfectionnement est le but. Après l'éducation de la famille et de l'école, il y a l'éducation personnelle, la culture que l'on se doit à soi-même, non pas seulement pour les besoins de sa profession, mais en vertu de sa nature d'être intelligent et libre, comme l'a si éloquemment démontré Channing dans sa belle conférence aux ouvriers de Boston. Et ce travail de perfectionnement doit être incessant et sans relâche ; car c'est le propre de la médiocrité de se croire arrivé à la perfection, de se complaire dans l'admiration de soi-même, de n'imaginer pas qu'il y ait un nouveau progrès à réaliser, de cesser par suite tout effort pour s'améliorer, en vertu du plaisant raisonnement que fait, à.son insu, le vaniteux : s'il y avait quelque chose à faire encore,
�— 286 — je ne serais pas un habile homme ; or, je suis un habile homme ; donc, etc. Décidément, la modestie, pour ne pas dire l'humilité, est bien la première vertu ; car elle seule nous permet de ne pas nous faire illusion sur notre valeur réelle, de toujours mesurer la grande distance qui nous sépare de l'idéal entrevu par la raison, et de ne jamais nous ralentir dans l'œuvre jamais achevée de notre perfectionnement. Si cela est vrai de tout individu, chargé uniquement de sa destinée, à combien plus forte raison faut-il le dire de l'instituteur, sur qui pèse la responsabilité de plusieurs générations !En entrant dans la carrière de l'enseignement, il accepte la mission de faire des hommes, c'est-à-dire non des savants, encore moins des demi-savants, mais des esprits justes, des consciences éclairées, des coeurs droits et généreux. Toutes ces qualités, il les faut posséder soimême, ou travailler sans cesse à les acquérir et à les développer, pour entreprendre, avec espoir de succès, de les communiquer. Les préceptes y feront bien moins que les exemples. Tant vaut le maître, tant vaut l'école. L'axiome est vrai pour l'instruction et pour l'éducation, pour la justesse de l'esprit et pour la droiture du caractère. Comment espérer voir sortir des élèves sensés et réfléchis d'une école où le maître, esclave de méthodes et de procédés dont il. n'a pas saisi l'esprit, encombre son enseignement de formules abstraites, surcharge la mémoire des enfants de notions mal digérées, parce qu'il ne domine pas son programme; parce que, superficiellement instruit, il se trouve réduit à n'être que l'écho d'un livre, dont il ne peut s'écarter pour donner le véritable enseignement, celui de la parole vivante ? Comment espérer voir sortir des élèves ayant un fonds sérieux de moralité d'une école où le maître lui-
�— 287 — même manquerait de cette délicatesse de conscience, de cette fleur d'honnêteté, de cette application constante au devoir, sans lesquelles toutes ses leçons de morale ne seraient que des mots vides et sonores ? L'autorité morale de l'instituteur, condition indispensable de son influence, repose tout entière sur la conviction profonde qu'il sait inspirer à ses élèves, par tous les actes de sa vie et privée et publique, de la solidité de ses connaissances, de son amour désintéressé pour la vérité, de son ardeur au travail, de son esprit de justice et de loyauté, de son respect de la morale, de son dévouement à ses fonctions. C'est assez dire quels efforts lui sont impérieusement imposés par la nature même des choses pour atteindre à cette hauteur intellectuelle et morale, et pour s'y maintenir sans déchoir. Qui n'avance pas recale. Qui n'entretient pas ses connaissances les voit chaque jour s'effacer et disparaître dans l'oubli. Qui n'augmente pas son savoir tombe dans la routine. Qui se relâche dans la surveillance de soi-même se laisse bientôt aller à des négligences, à des faiblesses, qui portent atteinte à la considération et diminuent d'autant l'autorité et l'influence. En ce qui concerne son éducation intellectuelle, l'instituteur doit bien se garder de croire qu'il n'a plus qu'à enseigner, eût-il tous les brevets du monde. S'il veut, non pas savoir beaucoup, mais, ce qui importe davantage, bien savoir, pour se mouvoir à l'aise dans cette modeste science et la mettre à la portéede ses élèves, sans la fausser ou l'abaisser, il devra, dans la préparation de ses leçons, soumettre à une l'évision sévère et à une sérieuse réflexion ses études précédentes, faites peut-être à la hâte et trop de mémoire, en vue des examens. Que possède-t-on bien
�— 288 — à fond, quand on a obtenu le brevet élémentaire de capacité, surtout depuis que le niveau en a été abaissé pour des raisons de circonstance? Je pense à cette plaisante comparaison d'un personnage de Labiche : « La science, voyez-vous, c'est comme la peinture à l'huile : pour que cela tienne, pour que cela soit solide, il faut trois couches ! c'est long à sécher, mais cela dure. » Eh bien! avec le brevet élémentaire, on n'a qu'une couche : « la science s'écaille sous l'ongle, ce n'est pas de la peinture, c'est du vernis. » Breveté de la veille, chargé d'une classe le lendemain, le jeune instituteur a-t-il besoin qu'on lui fasse sentir combien il est nécessairement au-dessous de sa tâche, et qu'on stimule sa bonne volonté? n'a-t-il pas tout le premier conscience de son insuffisance, quelque soin qu'il mette à préparer avec soin ses leçons? Suivons-le dans les divers exercices de la classe, non pour nous donner le malin plaisir de le prendre en faute, mais pour ne pas lui ménager nos bienveillants conseils. Dès la première heure de la journée, le voilà aux prises avec les difficultés. Il ne s'agit plus défaire réciter la lettre d'un catéchisme, sans explication ni commentaire, besogne fort humble dont le premier venu pouvait aisément s'acquitter; il faut donner aux enfants l'enseignement moral et civique, enseignement qu'on a peu ou point reçu soi-même, auquel on n'a pas été préparé, et qui est particulièrement délicat. Il comporte moins que tout autre la médiocrité. Ce n'est pas tout d'expliquer le devoir, il faut savoir le faire aimer : il faut convaincre l'esprit de l'élève par la solidité et la clarté des idées, et persuader son cœur par un langage chaleureux, exempt de toute déclamation. On a sans doute le secours des livres qui ont été composés en
�— 289 — vue de faciliter au maître l'application des nouveaux programmes, et quelques-uns de ces livres sont excellents. Mais ne nous imaginons pas, dans ces matières surtout, qu'il suffise d'avoir un quart d'heure d'avance sur ses élèves pour être en état de leur donner un enseignement réellement fructueux. Cette préparation particulière n'est profitable qu'à la condition d'une instruction générale bien assise. Ce ne sont pas quelques mots appris par cœur, quelques phrases lues ou récitées, qui suffiront à constituer une leçon vivante, destinée à laisser des traces profondes et durables dans l'âme des jeunes auditeurs. Ce n'est pas en quelques minutes qu'on a le temps d'approfondir un sujet, de bien posséder la solution d'un problème, d'être en mesure de répondre aux questions des enfants, de varier les explications pour être sûr d'être compris de tous, et surtout de mettre dans sa leçon cet accent convaincu que donne la pleine connaissance de la matière, et qui est l'âme même de cet enseignement moral et civique. En grande majorité, nos instituteurs, nos inspecteurs, nos directeurs d'écoles normales, c'est un hommage que je suis heureux de leur rendre, sentent vivement la difficulté de ces leçons et la nécessité de se mettre à l'école des philosophes et des moralistes. Puis vient la lecture, exercice capital dont on ne comprend pas généralement assez l'importance et les difficultés, bien que de très réels progrès soient réalisés ; ce n'est pas une petite affaire que d'expliquer nettement, avec exactitude, un mot, une locution, une phrase, que de donner des définitions sûres et précises. Celui qui sait bien définir, disait Platon, est un homme divin. On ne peut y réussir sans un développement général de l'intelligence, une certaine culture littéraire, des connaissances
�— 290 — étendues et variées, des études sérieuses sur la formation de la langue, sur la composition et la dérivation des mots, des notions d'étymologie. Le ton naturel, l'expression, qui font le charme et l'utilité de la lecture, exigent beaucoup de sagacité, de goût, beaucoup d'exercice et de réflexion. Aussi n'y a-t-il rien de plus rare qu'une lecture bien faite, si ce n'est peut-être une bonne explication d'une lecture. La page lue devient presque toujours le texte de remarques grammaticales, de commentaires historiques et géographiques, de leçons de choses. On y trouve tout, excepté ce qui devrait être le fonds de la' leçon, l'étude de la langue elle-même, l'analyse des pensées : travail bien plus difficile, mais bien autrement utile à l'éducation des facultés de l'enfant. Cet enseignement de la langue nationale, qui est au premier rang des devoirs de l'instituteur, les leçons de grammaire, qu'on le sache bien dans nos écoles, sont insuffisantes à le donner. Les règles grammaticales, il faut les connaître sans doute ; mais enfin, elles ne constituent que la partie matérielle de la langue ; les mots, leur orthographe, leur accord, leur construction, sont l'objet d'une science, secondaire après tout, dans laquelle il ne faut pas s'enfermer, en négligeant l'essentiel^ les idées, les sentiments, le cœur et la vie. L'appel que le P, Girard adressait, il y a quarante ans, à tous les instituteurs de l'enfance, n'a pas été entendu partout. « En apprenant à parler à son enfant, là mère la plus ordinaire ne se sert de la langue que comme d'un simple moyen d'arriver à l'esprit pour le former, et voilà que l'instituteur qui lui succède, et qui ne manque pas de se placer beaucoup au-dessus d'elle dans sa pensée, descend dans la réalité incomparablement au-dessous. Ne semble-t-il pas qu'il ignore les
�— 291 — nobles intelligënces qu'il a si près de lui, pour ne voir que l'enveloppe qui les cache à sa vue? On dirait qu'il n'a devant lui que des machines à paroles, des machines à écriture et des machines à réciter, qu'il est chargé de monter, comme Vaucanson montait ses automates. En vérité, un instituteur des générations naissantes ne saurait s'avilir davantage, ni dégrader ses fonctions plus complètement. » (De l'enseignement régulier de la langue maternelle, p. 49.) C'est peut-être ici que nous trouverons la plus grande lacune de l'éducation intellectuelle de nos maîtres. La culture littéraire leur fait généralement défaut. Ils se sont trop confinés dans l'étude terre â terre de la grammaire traditionnelle, sans rajeunir assez leur enseignement en profitant des savants travaux dont la langue française a été l'objet. Dieu me garde de demander pour eux des cours de linguistique, de philologie. Ce sont des étiquettes hors de proportion avec nos modestes études primaires. Cependant, quand des résultats certains sont bien acquis^ quand l'histoire de la langue permet de substituer aux explications artificielles^ fantaisistes, bizarres, fausses, des solutions simples et vraies, il me paraît très regrettable et très fâcheux de s'en tenir aux errements du passé. Sans faire de science proprement dite, on pourrait au moins, c'est une excellente observation de Mi Chassang^ « ne dire rien qui doive être contredit par une étude plus approfondie de la langue et de la grammaire.» Je sais que les premiers essais de. renouvellement des études grammaticales par l'histoire ont été assez malheureux M. Brachet s'est agréablement moqué de cet auteur qui « voulant prouver aux Allemands que nous avons la tête plus philologique qu'ils ne le croient, et pour regagner le temps perdu, mettait les enfants au sanscrit dès la salle
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d'asile. Mieux vaudrait, concluait-il, retourner à l'enseignement purement machinal des règles. » Mais ce qu'on ne saurait trop recommander aux instituteurs, c'est de se rendre familiers par un commerce régulier et suivi les chefs-d'œuvre de notre littérature. Ils ont à enseigner la langue française, à commenter des textes français, à guider leurs élèves dans leurs exercices de composition française. Est-ce que tout cela peut se faire sérieusement, en connaissance de cause, avec autorité, avec profit, s'ils sont réduits à une instruction purement grammaticale et à quelques procédés ou recettes de style? Ils sont avant toutdes éducateurs. N'est-ce pas une nouvelle et non moins pressante raison pour eux de ne pas rester étrangers, dans la partie qui leur est accessible, à ces humanités, dont le beau nom indique qu'elles sont la culture propre de la nature humaine, des facultés qui nous permettent de nous élever au vrai, au beau, au bien ?A qui mienx qu'à l'éducateur convient cette haute éducation? Les études scientifiques ne suffisent pas à la donner; c'est le fruit de la culture littéraire. Passant à l'enseignement de l'histoire, je n'aurai pas plus de peine à faire comprendre à nos bons instituteurs la nécessité d'étudier, d'approfondir, d'élever leurs connaissances historiques. Est-ce qu'ils peuvent se contenter du petit livre classique qui est entre les mains de leurs élèves? Je le suppose bien fait; mais ce n'est qu'un résumé. Bien des explications, bien des détails y manquent nécessairement pour la parfaite intelligence des faits, de leurs causes et de leurs conséquences. Il y en a assez pour les enfants d'une école primaire. Mais le maître, qui doit dominer son programme, qui ne peut réduire sa leçon à faire réciter un livre page par page, de tel numéro à tel numéro, doit,
�— 293 — par ses lectures et ses études personnelles, acquérir une connaissance moins superficielle, plus intime, des événements passés, et tirer, soit des ouvrages généraux, soit des biographies particulières, ces détails frappants et pittoresques, qui jettent l'intérêt et la vie dans l'enseignement, commandent l'attention, se gravent dans la mémoire, font mieux comprendre et plus aimer la patrie. Les brillants travaux de nos historiens modernes, Augustin Thierry, Guizot, Michelet, Henri Martin, etc., ne peuvent rester étrangers à ceux qui ont la charge d'élever la masse de la nation, de lui donner l'instruction civique, de préparer à la démocratie française les électeurs aux suffrages de qui seront remises en définitive les destinées du pays. C'est par ces larges et fortes études qu'ils se rendront bien comptede la marche des faits, des réformes, desprogrès accomplis. Ne parlons pas de philosophie de l'histoire, puisque nous sommes bien décidés à décourager toute prétention ambitieuse, propre à jeter l'enseignement primaire hors de ses voies simples et modestes ; mais favori son s de tous nos encouragements ces lectures fécondes, qui développeront dans nos maîtres le sens historique et leur apprendront à porter des jugements plus sûrs sur les hommes et sur les choses, à être justes à l'égard de toutes les époques, à ne pas se livrer à de faciles et banales récriminations contre le passé, à ne rien dédaigner de ce qui, à son heure, a servi à fonder l'unité et la grandeur de la France. Si la géographie, pour être attrayante et vraiment utile, doit être autre chose qu'une nomenclature aride et passablement ennuyeuse de noms plus ou moins bizarres, si elle doit retracer à l'esprit de l'enfant l'aspect des pays, leur végétation, leurs animaux, les caractères et les mœurs des
LEÏTRES SUR LA PEDAGOGIE.
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�— 294 — habitants, voilà une nouvelle mine, et des plus riches, à exploiter, qui appelle les recherches de l'instituteur. Les récits des voyageurs, l'histoire des découvertes, lui fourniront de quoi animer et faire vivre la géographie. Quel tout autre intérêt présentera la leçon, si le maître, au lieu de se borner, par exemple, à l'énumération des cinq parties du monde, est en état, grâce à ses connaissances historiques et à ses lectures, de faire assister les élèves aux conquêtes successives qui nous ont donné la connaissance du globe; si, partant du monde connu des anciens, il découvre l'Amérique avec Christophe Colomb, Cabrai, Pizarre, Cortez, Cartier, double le cap de Bonne-Espérance avec Vasco de Gama, fait le tour du monde avec Magellan, prend possession del'Océanie avec Cook etBougainville,parcourt l'Afrique australe avec Livingstone, trouve les sources du Nil avec Grant, Speke, etc., et s'avance vers le pôle sud avec Dumontd'Urville etBoss et vers le pôle nord avec Mac Clure et Nofdenskiold ! Les documents sont vraiment à la portée de tous : la Bibliothèque des écoles et des familles, publiée par la maison Hachette, pour n'en citer qu'une preuve, renferme une nombreuse et très intéressante col-1 lection de relations de voyages, où nos maîtres doivent puiser à pleines mains pour leur propre instruction et le profit de leurs élèves; Et la leçon de choies ! Commô elle fait sôntif à l'instituteur, mieux que toute autre partie du programme, le besoin de l'étude! Quel vaste domaine que celui des sciences physiques et naturelles avec leurs applications! Même quand on est pourvu du brevet supérieur, que de choses on ne sait encore que superficiellement ! Comme on est encore peu capable de donner sur les sujets quelquefois
�— 29S — les plus usuels et les plus simples des renseignements sûrs, précis et bien clairs, d'expliquer, d'une manière intéressante et utile, la composition, les propriétés et la fabrication des objets, de ne pas rester court devant la question curieuse d'un enfant, de faire avec fruit la visite d'une ferme, d'une usine, une promenade dans les champs, et d'inspirer aux élèves, par une direction intelligente, le goût des choses de la nature ! C'est là surtout qu'il ne suffit pas d'avoir un quart d'heure d'avance pour consulter à la hâte un livre, y recueillir tant bien que mal quelques notions techniques, pour rendre ensuite crue et indigeste, en classe, la nourri ture peu substantielle que l'on vient d'ingérer rapidement. Il faut savoir beaucoup et bien, même pour dire fort peu aux enfants, et pour choisir avec tact ce peu qui leur convient. On n'improvise pas un pareil enseignement. 11 faut s'y préparer de loin et sérieusement. J'ai, pour mon compte, entendu tant de prétendues leçons de choses, si peu solides pour le fond, si peu intéressantes dans la forme, si peu utiles à l'instruction des enfants, qu'il m'est arrivé parfois d'aller jusqu'à me demander si l'on ne ferait pas mieux de les supprimer et de les interdire. Je ne connais rien de plus illusoire et de plus dangereux que de farcir la mémoire des élèves de notions vagues, incomplètes, ou même fausses. Ce n'est pas seulement du temps perdu ; ce sont des espri ts que l'on dévoie, en leur étant, non l'ignorance, mais le sentiment de leur ignorance; ce sont des amours-propres que l'on excite par une vaine apparence de savoir. L'école n'est pas faite pour former des bavards présomptueux, parlant à tort et à travers des choses qu'ils ignorent, pour ' grossir le nombre des déclassés. Indépendamment des connaissances proprement dites
�qu'il faut acquérir pour bien donner un enseignement même primaire, il y a une étude de première importance pour un instituteur : c'est l'art d'e7iseigner et d'élever. La pédagogie est certes aujourd'hui en grande faveur, presque à la mode, et, comme vous le dites avec esprit, « un étranger qui visiterait notre pays pour reporter à ses compatriotes ce qu'il a vu de plus saillant, ne risquerait guère de se tromper en écrivant sur son carnet de notes : la France pédagogise. » Par une négligence vraiment incroyable, on avait trop laissé de côté jusqu'à ces dernières années la science et l'art de l'éducation : il n'en était pas même question dans cet examen professionnel du brevet de capacité qui donne le droit d'enseigner ; on les avait même, à une certaine époque, pour ainsi dire mis en interdit dans les écoles normales, tenues d'ailleurs en suspicion et quelque peu menacées dans leur existence. Depuis, avec une furie toute française, on s'est précipité dans une voie nouvelle. Pour se préparer aux nombreux examens institués en vue de relever le niveau des études et la valeur des maîtres, et imposés comme condition d'avancement, on a dû à bref délai amasser un savoir nécessairement hâtif et superficiel, confier à sa mémoire des formules à moitié comprises, des définitions où il y a plus de mots que d'idées, des classifications qui font l'effet de compartiments bien vides, des noms d'auteurs et d'ouvrages, dont on a entendu parler plutôt qu'on ne les a maniés, lus et médités,' des théories mal assises et qui se confondent l'une l'autre. Il est déplorable de voir bon nombre de candidats se payer de mots et parler à tort et à travers de méthode intuitive, inductive, déductive, catéchétique, socratique, à peu près comme tel personnage de La Fontaine parlait du Pirée. C'est le fruit naturel de cette vaine et stérile culture forcée
�— 297 — en serre chaude, dont le résultat le plus grave serait d'épuiser, d'énerver les esprits, de briser leur ressort, de les détourner de leur véritable voie, celle du travail lentement mûri, de la réflexion personnelle, de la recherche désintéressée du vrai. Vous avez eu mille fois raison, mon cher collègue, de dénoncer le mal ; les vrais pédagogues ont applaudi à votre salutaire avertissement. On ne saurait trop le direet le redire aux instituteurs : méfiez-vous, comme de la peste, de ce semblant d'érudition qui permet de jeter de la poudre aux yeux des ignorants et des simples, mais qui fait hausser les épaules aux esprits sensés et clairvoyants. Ne clouez pas de grands mots à tout propos. Ne nous ramenez pas une nouvelle scolastique, aussi creuse, aussi ergoteuse, aussi ridicule, dont vous seriez les premières victimes, et qui pourrait compromettre le bon sens des jeunes générations confiées à vos soins ; qui vous fausserait l'esprit, vous bouffirait de prétention, et vous exposerait aux justes risées de vos adversaires, sans que vos amis puissent prendre votre défense. Ils appelleraient plutôt de leurs vœux un autre Molière pour livrer aux railleries de la scène et corriger par le ridicule une nouvelle race de pédants. Ne donnez pas raison à ce mot,qui ne doit pas faire fortune, que « la véritable pédagogie se moque de la pédagogie. » Ne trompe pas la confiance que l'on a eue dans la rectitude de votr intelligence en ne craignant pas de vous convier à de fortes études, qui étaient jusque-là regardées comme au-dessus de vos moyens et de vos besoins. Ah ! quand je vous demandais de vous donner à vous-mêmes une solide culture littéraire, je pensais en particulier au service que vous rendrait la lecture de notre grand poète comique, dont la verve intarissable apoursuivi les Marphurius, les Pancraces,
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�298 — les Vadius, les Tïissotins, les bourgeois gentilshommes, les beaux-esprits, les Précieuses ridicules, les médecins charlatans, les pédants de toute sorte, « Aimer Molière, a dit admirablement M. Sainte-Beuve, c'est aimer la santé et le droit sens de l'esprit chez les autres, comme pour soi. » La santé de l'esprit, telle était précisément la conclusion très nette de votre remarquable travail, mon cher collègue; voilà le but supérieur que doit se proposer l'éducation, celle du maître comme celle de l'élève. Il s'agit donc beaucoup moins d'accumuler des connaissances, que de fortifier en soi le jugement, la réflexion, le raisonnement. Il s'agit moins de dévorer une grande quantité de livres, que d'en choisir un petit nombre d'excellents qui, écrits par de véritables penseurs, puissent éveiller la pensée. « L'homme qui n'aura jamais été mis en contact avec des esprits supérieurs au sien, — c'est Channing qui parle, — parcourra probablement le même cercle mono^ tone de pensée et d'action jusqu'à la fin de sa vie, C'est surtout par les livres que nous jouissons du commerce des esprits supérieurs. Dans les plus beaux livres, les grands hommes nous parlent, nous donnent leurs plus précieuses pensées et versent leur âme dans la nôtre, Les livres sont la voix de ceux qui sont loin et de ceux qui sont morts ; ils nous font les héritiers intellectuels des siècles écoulés. Ils sont le souffle des grandes âmes du temps passé. « Mais nous n'avons pas besoin de beaucoup de livres pour atteindre le grand objet de la lecture. Peu vaut mieux que beaucoup. Quelques heures consacrées à étudier sincèrement ce peu de livres suffiront pour animer la pensée et enrichir l'esprit. La science recueillie dans les livres a moins de valeur que les vérités dont nous
�— 299 — sommes redevables à l'expérience et à la réflexion. Et vraiment les connaissances qu'on tire aujourd'hui de la lecture, étant acquises sans effort de l'esprit, sans réflexion, sans lutte, sont plutôt l'apparence du savoir que le savoir lui-même. Une grande partie de nos lectures est inutile, je dirai presque pernicieuse. L'esprit se dissipe dans des lectures superficielles... La grande utilité des livres, c'est d'exciter en nous la pensée ; c'est de nous porter vers les questions qui ont occupé les grands hommes pendant des siècles; c'est d'exercer le jugement, l'imagination et le sentiment; c'est de nous inspirer une vie morale, puisée dans le commerce des esprits plus élevés que nous.» (De l'éducation personnelle, de l'élévation des classes ouvrières.) Pour trouver de suite une application de ces principes puisés dans la reconnaissance et le respect de notre nature intelligente, je dirai aux instituteurs qui ont à traiter une question dans les conférences pédagogiques, qui préparent une leçon pour leur classe, ou un devoir pour le comité de correction : le sujet étant donné, faites d'abord œuvre de travail personnel, constatez ce que vous savez et ce que vous ne savez pas, consultez ce que votre expérience professionnelle a dû vous apprendre ; alors seulement demandez aux livres de vous aider à corriger, à compléter vos propres aperçus. Vous donnerez ainsi à votre intelligence un sérieux exercice, dont l'habitude accroîtra rapidement la puissance et les bons résultats. Est-ce ainsi que l'on procède d'ordinaire ? Eh non ! il est si commode de se jeter aussitôt sur un manuel, un traité, de le copier tout au long, en oubliant même parfois les guillemets, et d'emprunter à divers auteurs une série de citations, dont on compose péniblement une marqueterie sans aucune originalité et d'un médiocre profit. Ou ne sort pas, en
�— 300 — effet, d'un travail aussi secondaire, avec un esprit plus alerte, plus sûr de ses jugements, plus vigoureux dans la liaison de ses idées, plus habitué à remonter aux principes ou à descendre aux conséquences, moins disposé à adopter servilement les opinions d'autrui. Montaigne s'attaque avec raison aux pédants qui « vont pillottants la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent. » Lui-même s'accuse de sottise « escornifflant par cy par là des livres les sentences qui lui plaisent », et il prononce sur lui et les autres un blâme qui est une excellente -leçon d'éducation : « Nous sçavons dire : Cicero dict ainsi ; voylà les mœurs de Platon; ce sont les mots mesmes d'Aristote. Mais nous, que disons-nous nous-mesmes? que jugeons-nous ? que faisons-nous ? Autant en diroit bien un perroquet. » Avis aux hommes de bonne volonté qui travaillent dans les conférences pédagogiques. Il importe de ne pas laisser égarer leurs efforts ; c'est leur initiative, leur personnalité, leur esprit d'observation que nous cherchons à développer, et non leur mémoire ou un simple talent de compilation. L'œuvre de sa propre éducation morale ne mérite pas moins que celle de son éducation intellectuelle d'être proposée à l'instituteur comme l'objet de ses plus graves préoccupations. Ici, il n'y a pas lieu d'entrer dans beaucoup de détails. Il suffit de faire appel à la conscience desmaîtres, de leur rappeler la grandeur et la difficulté de leur mission, la'"lourde responsabilité qu'ils ont acceptée, et toutes les igs^rances, que la patrie fonde sur eux. Ils doivent être, ^'ôTO^^.^ftjfants et les familles, des exemples vivants de la pràp|Éi<^du devoir. Ils savent combien l'œil de l'élève
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�— 301 — est perspicace à saisir leurs travers, leurs défauts et leurs faiblesses. D'ailleurs, au moment où le personnel laïque est appelé à remplacer partout les congréganistes, n'est-ce pas un devoir d'honneur de veiller sur soi plus attentivement que jamais, de se surpasser soi-même pour ne pas compromettre la cause de l'esprit moderne et de la société civile, pour non seulement ne pas donner prise aux accusations d'ennemis passionnés, mais pour forcer à la longue leur estime et les réconcilier avec nos institutions. La faveur publique qui s'attache depuis quelques années aux instituteurs n'est-elle pas elle-même un sérieux danger, contre lequel il est bon de les prémunir? On leur répète sur tous les tons, et c'est la vérité, que l'avenir du pays, que les destinées de la France sont en grande partie dans leurs mains, que « l'éducation sera désormais chose sacrée (1) », que « nulle fonction, sous le rapport de l'importance et de la dignité, n'est comparable à l'éducation de l'enfance, que c'est le premier de tous les arts et la première de toutes les sciences, que le plus saint devoir de la société est d'encourager les bons maîtres (2). » Ce sera certainement, dans l'histoire, l'honneur de notre siècle d'avoir proclamé ces principes élevés et de ne reculer devant aucun sacrifice pour Jes faire passer de la théorie dans la pratique. Mais voilà le pauvre petit maître d'école d'autrefois qui passe de l'obscurité en pleine lumière, qui prend une importance toute nouvelle, qui devient véritablement l'homme nécessaire de la situation. On a'.dit du xixe siècle qu'il était le siècle des ouvriers : c'est une 5 conséquence qu'il soit le siècle des instituteurs. La^ê|ij^ g^** '
(1) Discours de M. J. Ferry au Congrès pédagogique^ (2) Channing.
�ne peut-elle tourner dans l'enivrement d'une pareille forLune? Dieu merci, la République de 1870 a été plus sage que celle de 1848, et elle n'a pas inspiré d'ambition malsaine au personnel de l'enseignement primaire. Elle n'a pas commis la faute impardonnable de les lancer dans la carrière politique, comme l'auteur de la circulaire trop fameuse du 6 mars 1848 : « Qu'ils oublient l'obscurité da leur condition : elle était des plus humbles sous la monarchie ; elle devient, sous la République, des plus honorables et des plus respectées. La libéralité des lois républicaines ouvre à ceux qui auront su agir assez puissamment sur l'esprit de leurs cantons la plus belle carrière à laquelle puissent aspirer les grands cœurs. Qu'ils viennent parmi nous, au nom de ces populations rurales dans le sein desquelles ils sont nés, dont ils savent les souffrances, dont ils ne partagent que trop la misère. Qu'ils expriment, au sein de la législature, les besoins, les vœux, les espérances de cet élément de la nation si capital et si longtemps délaissé. Plus ils seront partis de bas, plus ils auront de grandeur, puisque leur valeur morale sera la même que celle de la masse qu'ils résument. » ! Ils ont payé trop cher ce moment d'exaltation et de folie, pour que le souvenir de leurs souffrances passées puisse jamais sortir de leur mémoire. Le danger n'est pins là ; ils sont habitués à entendre un tout autre langage : « Ditesleur, c'est M. Jules Ferry qui parle aux inspecteurs priniaires, qu'ils ne doivent être ni les serviteurs ni les chefs d'un parti ; dites-leur que leur ambition doit viser plus haut qu'aux petites luttes des petits milieux dans lesquels ils sont jetés. Ils ne doivent pas faire de politique. Non ! Ils doivent être en dehors des ^partis politiques ; pourquoi?
�— 303 — Parte qu'ils sont au-dessus ! parce qu'ils doivent être, parce que nous voulons qu'ils soient des éducateurs. » Voici où est le danger, et de l'avis des esprits les plus pénétrants et les mieux placés pour juger sainement les choses, ce danger est des plus grands. — En attendant le jour où, l'instituteur, soustrait àl'autorité trop politique du préfet, ne relèvera plus que de son chef universitaire, le recteur, on l'a affranchi de la dépendance de l'autorité ecclésiastique. Le prêtre n'a plus droit de surveillance sur l'école ; la porte lui en est même l'ermée ; l'école et l'église sont deux domaines distincts. On ne saurait trop se réjouir de celte victoire. Mais l'instituteur fera sagement de triompher avec modestie, et de tirer parti de l'accroissement de sa dignité et de sa liberté, non pour une mesquine satisfaction de son amour-propre et une stérile revanche d'une trop longue sujétion, mais pour un plus entier accomplissement de sa mission. Une attitude arrogante, provocatrice, serait déplacée et ridicule ; elle amènerait de misérables conflits. Délivré de toute participation à l'enseignement religieux, qu'il se garde scrupuleusement de prendre une couleur anti-religieuse. L'école est un terrain neutre, où les diverses sectes n'ont plus accès. Le respect le plus absolu et le plus . loyal de la liberté de conscience y doit être enseigné et pratiqué. 11 y a encore de grands ménagements à observer pour introduire dans les mœurs et faire accepter sans difficulté par les familles cette réforme capitale. Bien des détails ne pourront être définitivement réglés qu'avec le temps et grâce à un sage esprit de conciliation. L'instituteur est plus intéressé que personne à ne pas se créer lui-même d'embarras, à ne pas s'aliéner les sympathies par des prétentions exagérées, par une complaisance vaniteuse en la
�— 304 — grandeur de son rôle. Certes, jamais il ne se fera une trop haute idée de sa mission; mais jamais il ne s'appréciera avec trop de modestie, car jamais il n'aura trop d'intelligence, trop de vertu, trop de dévouement, pour la bien remplir. C'est le dernier conseil d'un ami, qui ne croit pouvoir mieux prouver la sincérité de son attachement que par cette austère parole : Éducateurs de l'enfance, travaillez sans relâche à votre propre éducation!
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�TABLE DES MATIÈRES
Pages.
LETTRE PREMIÈRE. — A M. H. COCHERIS
(Décembre 1879.).
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Création du cours de pédagogie à l'hôtel de ville, 1879. — Nécessité des études pédagogiques pour les institutrices et les nièresde famille (Herbert Spencer). Leur importance sociale (De Gérando, Michelet, J. Simon, Lord Brougham, Channing, Horace Mann). — Diverses définitions du but de l'éducation. Adoption de la définition de M. Herbert Spencer: préparer à la vie complète, page 12. — Classement des connaissances dans l'ordre de leur utilité.
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LETTRE DEUXIÈME. — A M.
LE
D
RIANT
(Janvier 1880.).
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14
L'hygiène doit être placée au premier rang des connaissances indispensables. — Règlement proposé par Orfila poulies écoles de Paris en 1836. — L'élevage des animaux est plus en honneur que l'hygiène de l'enfant (H. Spencer), page 18. — L'ignorance des lois delà vie est impitoyablement punie par la nature: l'homme ne meurt pas, il se tue.— L'air pur et l'air vicié. — Données de problèmes de calcul. — Hygiène du vêtement. — Hygiène de la première enfance. — Hygiène des professions. — C'est à l'école primaire qu'il appartient de vulgariser ces notions indispensables, au moyen des divers exercices de la classe. Exemples de dictées.
LETTRE TROISIÈME. — A M. COHBON
(Février 1880.)....
38
Le savoir le plus utile après celui de la conservation de la santé est celui qui fournit à l'homme les moyens de gagner sa subsistance. — L'enseignement professionnel est unenécessité publique (Michel Chevalier).—Création d'ateliers dans les écoles de Paris, 1879. Rapport de M. Gréard. — Importance de l'arithmétique (Em. Souvestre). — Importante, question de l'apprentissage. Distinction des travaux de précision et des travaux de fantaisie. Mauvaise organisation de
LETTRES SUR LA PÉDAGOGIE.
19
�i_ 800 Pages.
l'apprentissage. ==- Nécessité de l'introduction du travail manuel à l'école. Détails d'organisation : M. Corbon, M. Gréard. Cinq types généraux d'outils. (Mais 1880.) . . 33,
LETTRE QUATRIÈME. - A M. PAUL BERT
Les notions des sciences physiques et naturelles doivent l'aire partie de l'éducation élémentaire.— Haute culture religieuse donnée parla science (H. Spencer). — Importance économique de l'instruction des ouvriers (Channing, Michelet). — Conditions de cet enseignement à l'école primaire : méthode familière, faits frappants, absence de prétention scientifique. Quelques exemples pris dans l'astronomie, la géologie. Les fossiles (Fabre). Zoologie, botanique, physique, chimie. Expériences faciles et simples. — Excellente organisation de cet enseignement dans les écoles primaires du Wurtemberg ; M. Bopp à Stuttgard, page 75. — Une leçon sur l'aimant, M. Hotze à Cleveland, page 78. (Avril 1880.). . . 81
LETTRE CINQUIÈME. - A M. PAUL JANET
Après avoir pourvu à la conservation de l'individu, l'éducation doit s'occuper des devoirs de famille. — Importance sociale, économique, de la question (J. Simon). — Lacune regrettabledans l'éducation. — M1"de Maintenon à Saint-Cyr. Le mariage. —Nécessité de défendre la société civile contre l'empiétement des idées cléricales. — Mot de Napoléon à M^'Campan.—L'école doit et peut aborder avec tact et mesure, avec élévation, ces sujets : gravité des devoirs de famille, la naissance de l'enfant. Belle page du P. Girard sur l'origine des animaux. Fiatvoluntas (Y. Hugo). —École de ménage. (M. le docteur Doyen, de Reims). (Mai 1880.). . 102
LETTRE SIXIÈME. — A M. FRÉDÉRIC PASSY
Après nous avoir préparés à la vie de famille, l'école doit nous préparera la me sociale. — Admirable organisation delà société ( Bastiat).—Dangers de l'erreur, de l'ignorance, des préjugés sur les questions de travail, de capital, de machines, de liberté, de salaire. — Notions économiques qu'il est nécessaire et possible de vulgariser par l'enseignement primaire. — DéOnitiondu travail. —Ses conquêtes. La cour d'Agamemnon (Michel Chevalier). —Rôle bienfaisant du capital. Robins on (Frédéric Passy). — Utilité des machines. — Liberté du travail et de l'échange (Turgot, Edit de 1776). — Le salaire. Scène entre un patron et un ouvrier (E. Souvestre).
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Pages
LETTRE SEPTIÈME. — A M. JEAN MACÉ (Novembre 1881.).
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13S
'
L'école doit préparer des hommes et des citoyens : elle doit donc enseigner les notions essentielles de la morale et de la loi. — Distinction de la loi morale et du code.— L'histoire inspire le respect de nos lois, en montrant qu'elles sont le résultat de siècles d'efforts et de progrès pour réaliser l'idéal delajustice. — Comment se font les lois. —L'instituteur doit profiter de toutes les occasions pour donner des notions précises sur les plus fréquentes applications des prescriptions du code. — L'enseignement de la morale à l'école doit être moins théorique que pratique. Méthode de Pestalozzi. Ne pas placer dans la tète ce qui doit être dans le cœur ou la conscience (Joubert). — Prédication de l'exemple.— Profiter de tous les exercices de la classe pour la culture morale. Le, P. Girard. Dictées sur des sujets moraux : L'aventure du marchand de marrons, La cheminée de Jérôme (Em. Souvestre). Emploi de la fable. La morale par l'histoire et la biographie, léchant.— L'important est de donner à l'enfant de bonnes habitudes morales (Bain).
. . 463
LETTRE HUITIÈME. - A M. HENRI MARTIN (fa 1882.)
L'enseignement civique, indispensable à tout Français, ne peut se puiser à une source plus féconde que celle de l'histoire nationale. — Ildoitêtre donné aux filles, comme aux garçons. Importance de l'éducation civique delà femme et de !amère(P. Deroulède). — Beau spectacle que présente l'histoire bien comprise, du progrès de l'humanité vers la justice, la liberté, l'ordre, lerespectde la dignitéhumaine. — L'élévation continue du Tiers État est le fait dominant de notre histoire (Aug. Thierry). La monarchie absolue a travaillé sans le vouloir au triomphe de la démocratie : Philippe le Bel, Louis XI, François I", Richelieu, Louis XIV. Formation de l'idée de la souveraineté nationale. Communes. Etats de l/i84. LaBoétie. Le bon Rollin. Le Contrat social.— La République est la forme supérieure de gouvernement : elle demande des hommes éclairés et des citoyens dévoués. Le suffrage universel exige l'enseignement universel.
LETTRE NEUVIÈME. A M. LEGOUVÉ (Avril 1882.)
180
La culture littéraire est indispensable au développement de la nature humaine : elle ne peut donc rester en dehors de l'école primaire.—Développement des bibliothèques scolaires. —* Exercices de lecture expressive introduits dans le
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Pages. programme des études élémentaires. — Réfutation du paradoxe de M. Spencer sur la prééminence des sciences. — La littérature peut être un auxiliaire des divers cours de l'école: l'histoire, l'enseignement moral et civique, la composition.— Indication de passages à lire sur les principaux événements et les grands personnages de notre histoire, — sur les devoirs envers soi-même, envers la patrie. — La lecture et l'étude des bons modèles est le véritable maître de composition. Pra tique de Franklin. — La littérature est une source de plaisirs intellectuels d'une haute valeur morale pour compléter l'œuvre de l'égalité civile et politique.
LETTRE DIXIÈME. - A M. GUILLAUME
(Septembre 1S82.).
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213
Le dessin et le chant doivent concourir au développement de l'intelligence et du cœur des enfants de nos écoles, et relever le niveau de l'éducation générale (Pestalozzi). — Indépendamment de l'habileté professionnelle, le dessin initie aux beautés de la nature et de l'art. Plaisirs purs dont il est la source (Tôpffer, Channing). — Développement de l'imagerie scolaire (M. Buisson). — Puissants moyens d'instruction et d'éducation que peuvent offrir les musées, les collections de gravures et de photographies. Emploi des images dans les exercices de composition française. Le Mauvais Fils puni, par Diderot. — Lecture sur les beaux-arts au cours de dessin de Reims. —Décoration artistique des écoles (vœu de Montaigne) . — Enseignement populaire du chant(Wilhem). — Importance de graver profondément dans le souvenir de l'enfant ces mélodies sublimes ou gracieuses consacrées à la famille, à la patrie, au devoir. — Conseils pédagogiques sur l'enseignement musical (M. Laurent de Rillé, M. Dupaigne), (Octobre 1881)
LETTRE
ONZIÈME. - A M. GRÉARD
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Ij éducation doit exciter l'individualité de l'élève. L'enfant n'est pas un vase à remplir, c'est une âme à former (Plutarque). Méthode qui convient à l'enseignement primaire (Rapport de M. Gréard). Témoignages de Montaigne, de M. Herbert Spencer, de Mol0Necker de Saussure. — L'enfant ne sait-il rien quand il arrive à l'école ? Conséquences pédagogiques de cette erreur psychologique, — Quelle part on peut faire à l'initiative de l'élève dans les divers exercices de la classe : lecture, lecture mentale, explication des mots, dictée de mémoire. Syllabation substituée à l'épellation pour constater les différences de l'écriture et de la prononciation. Applications du système métrique, maniementdes mesures. —
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Pages
Difficultés de l'éducation morale. Son but est de former ta volonté. Il s'agit moins de faire faire le bien que d'apprendre à le vouloir et à le faire.— Conseils pratiques aux maîtres sur la manière d'exercer leur autorité, de développer le sens moral des élèves, sur l'emploi des punitions, des récompenses, —Conclusion de M. Herbert Spencer : le but de l'édueation est de former un être apte à se gouverner lui-même, non un être apte à être gouverné par les autres.
LETTRE DOUZIÈME. - A M. MARION
(Octobre 1882.)
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La pédagogie a sa base et ses règles dans la psychologie et dans la morale. Direction à donner à ces études pour en faire profiter l'art de l'éducation. — Exemples d'applications pratiques. Définition de l'éducation par Mme Necker de Saussure. Respect de la personnalité de l'enfant. De l'instinct de curiosité. De l'imagination dans ses rapports avec la mémoire : une leçon de choses par M. Legouvé. Influence de l'imagination sur la sensibilité. Dangers de l'attention exclusive. Direction dans le choix des lectures. Données des sens. Causes des erreurs. Importance de l'association des idées. Des classifications : jeu de la pensée. Rapports de la parole et de la pensée. De la mémoire. De l'habitude. Des divers mobiles de l'activité. — Spirituelle boutade deRichter contre l'incohérence delà plupart des éducations morales. — Excellents conseils de M. P. Janet aux maîtres pour l'enseîgnement de la morale.
LETTRE TREIZIÈME - A M. F. PÉOAUT
(Novembre 1882.)
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La conclusion la plus féconde de la pédagogie, c'est que l'instituteur doit perfectionner son éducation intellectuelle et morale pour bien remplir sa mission. Tant vaut le maître, tant vaut l'école. Insuffisancedubrevet de capacité. — Nécessité d'approfondir et d'étendre ses études pour donner avec autorité l'enseignement moral et civique, pour lire avec goût et expliquer le texte de la lecture, pour enseigner la langue française sans se réduire à d'arides règles de grammaire, pour bien connaître l'histoire nationale et rendre vivante la description de la terre, pour faire des leçons de choses instructives et intéressantes. — Nécessité de se livrer à de sérieuses études pédagogiques, simples et pratiques, sans vain étalage de formules prétentieuses.— La lecture ne doitpas dissiper l'esprit, encombrer la mémoire, mais fournir un aliment et un soutien à la réflexion. — Conseils sur la manière d'étudier une question dans les conférences pédagogiques.
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L'instituteur ne doit pas s'occuper avec moins de vigilance de son éducation morale. Les circonstances actuelles lui en font plus que jamais un devoir. C'est l'honneur de lasoeiété laïque qui esten jeu. —La faveur publique dont il jouitmaintenant ne doit pas lui inspirer un ridicule et funeste orgueil. — Circulaire du 6 mars 1848.— Paroles de M. Jules Ferry au Congrès de 1880.— Affranchi de l'aurité ecclésiastique, il ne lui sied pas de prendre une attitude hostile, irréligieuse. II doit respecter la neutralité de l'école et la liberté de conscience. — Qu'il ait une idée très haute de sa mission, très modeste de lui-même.
^IMPRIMERIE CEKTRjylE DES CHEMINS DE FER, ^^RDï'BEROBRE, 20, PARIS.
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IMPRIMERIE CHAIX.
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10876-2.
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1|Lettre première: A M. H. COCHERIS (Décembre 1879)|3
1|Lettre deuxième: A M. LE Dr RIANT (Janvier 1880)|14
1|Lettre troisième: A M. COHBON (Février 1880)|35
1|Lettre quatrième: A M. PAUL BERT (Mars 1880)|53
1|Lettre cinquième: A M. PAUL JANET (Avril 1880)|81
1|Lettre sixième: A M. FRÉDÉRIC PASSY (Mai 1880)|102
1|Lettre septième: A M. JEAN MACÉ (Novembre 1881)|135
1|Lettre huitième: A M. HENRI MARTIN (1882)|163
1|Lettre neuvième: A M. LEGOUVÉ (Avril 1882)|186
1|Lettre dixième: A M. GUILLAUME (Septembre 1882)|211
1|Lettre onzième: A M. GRÉARD (Octobre 1881)|233
1|Lettre douzième:A M. MARION (Octobre 1882) |260
1|Lettre treizième: A M. F. PÉCAUT (Novembre 1882)|281